"Sortie 32.b" d'Antonio da Silva - extrait

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Sortie 32.b

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Ă€ Mira et Marie Pour Gas, Doudou et Lolo, des petits diminutifs pour un grand bonheur.

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Il s’éveille d’un rêve où il tombe. Il s’ébroue l’esprit confus. Il n’aime pas cette sensation. C’est comme si le monde pédalait dans le vide. Comme si la réalité s’était embrouillée. Quand il prend conscience de l’endroit où il se trouve, sa confusion augmente. Il s’attend à être encore sanglé sur le siège du Boeing d’American Airlines qui l’a conduit de Montgomery à l’aéroport de Roissy. Au lieu de ça, il est avachi sur la banquette arrière de la vieille Chevrolet Camaro v6 de Marc. Son nez embrasse le cuir craquelé qui sent la cigarette froide. Une petite fourmi noire escalade son menton et essaie de rentrer dans sa bouche. Ou est-ce le contraire ? Tente-elle plutôt d’en sortir ? Peut-être n’est-elle qu’une réminiscence d’un rêve ancien ? Son premier réflexe est de l’écraser, puis il souffle pour la faire tomber de ses lèvres. Ce vol a été son baptême de l’air. Au moment où le Boeing a atteint les nuages, il a réalisé que plus on se place haut, plus on voit, mais moins on comprend. La vue depuis le ciel modifie les choses, on se tient à l’extérieur de ce qu’on observe, mais surtout au-dessus de ce qu’on regarde.

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Une autre chose l’a frappé. Les routes. Elles rayent toute la surface du globe, des millions de kilomètres d’asphalte qui mènent absolument partout. Puis, Aaron Joyce, âgé de seize ans, habitant Montgomery dans l’État d’Alabama, s’est endormi et a rêvé de fourmis astronautes. — Ça va ? s’enquiert une voix à côté de lui. Aaron se rendormirait bien, ne serait-ce que pour échapper à la tristesse qui lui dévore le cœur. Mais l’angoisse, presque de la peur, qu’il perçoit dans la voix de son jeune frère, le réveille pour de bon. — Ça va Nat, un rêve, c’est tout, répond Aaron. Nathan opine et essaie de sourire. Mais la partie de son visage qui exprime habituellement la joie s’est mise en hibernation depuis des mois. Depuis la maladie de leur mère. Aujourd’hui, ses yeux témoignent encore des heures passées à pleurer. À huit ans, Nathan découvre la mort. Celle qui vous touche de près. Aaron lui tapote gauchement la tête. Il voudrait bien le consoler, mais il est dans le même état. Et puis, c’est Marc l’aîné, l’adulte. C’est son rôle. Compte tenu des circonstances, il s’en sort plutôt bien, d’ailleurs. — Dis donc, t’as une tronche de déterré, lance Pablo depuis le siège avant du véhicule. Aaron lui adresse un doigt d’honneur. — Tu veux jouer avec mon Rubik's Cube ? enchaîne-t-il. — Non merci, Pablo. — Regarde, j’ai déjà fait la face bleue, ça va t’aider, toi qui confonds les couleurs. Le majeur d’Aaron se tend à nouveau. Pablo, son pote depuis toujours, quasiment son troisième frère. Ils sont nés à la même heure dans la même maternité, presque des jumeaux. Pablo, un échalas à la pilosité rousse, flamboyante, tout le contraire de

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ce que son prénom latino suggère. Sans que rien ne le provoque, un souvenir d’une clarté hallucinante remonte. Pablo à cinq ans, en short bleu sur un vélo rouge, pédalant sur le caillebotis d’une plage ensoleillée. Au bout de la jetée en bois, un panneau rouillé par le sel proclame : The sunny beach. L’image est si nette qu’elle semble avoir été peinte juste derrière ses yeux. Bizarrement, il ne se souvient plus sur quel littoral se situe cette plage. Avec leurs parents, ils se sont baignés partout sur la côte Est, de la Floride à la Caroline du Nord. Pablo a souvent fait partie de leurs vacances. Par le rétroviseur intérieur, Marc l’observe d’un air préoccupé. — Je crois que tu as encore eu une de tes absences. Aaron place les écouteurs de son walkman sur ses oreilles, et y déverse de la musique. Il ne veut plus entendre personne. Mais Marc a raison. Ses absences, ou ce qui s’appelle aussi des symptômes dissociatifs, sont de plus en plus fréquentes. Le spécialiste où l’ont conduit ses parents a utilisé des termes comme troubles neurologiques, dépersonnalisation, déréalisation. Plus inquiétant ont été les mots de sa conclusion : antidépresseurs, anxiolytiques, psychiatre. Maladie mentale, a conclu Aaron. Fou ! D’accord, OK. Mais par contre, il ne lui faut pas plus de quinze secondes pour assembler toutes les faces d’un Rubik's Cube. Aaron tente de se rendormir, sans succès. Il est énervé contre lui-même. Une semaine. Son cerveau a effacé sept jours, pas un seul souvenir depuis son départ. Pourquoi sa maladie a-t-elle occulté tous ces jours, pour se focaliser sur douze heures dans un avion ? Qu’est-ce qu’il en a à foutre de ce vol nocturne depuis Montgomery, des étoiles qui lui ont semblé si proches,

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de l’hôtesse canon, ou d’un rêve débile avec des fourmis astronautes, alors qu’ils sont en France pour enterrer leur mère. Il s’arrache au paysage qui défile derrière la vitre sale, et épie du coin de l’œil son petit frère. Qu’est-ce qu’ils vont devenir sans leur mère ? Son calvaire a duré un an durant lequel la maladie a emprisonné son esprit à l’intérieur de son propre corps. La privant de toutes ses fonctions, jusqu'à l’usage même de la parole. La pire des prisons, bâtie avec les cellules de sa propre chair. Une analgésie qui pourtant a fait défaut à sa conscience, qui est demeurée aiguë jusqu'à la fin. Sclérose amyotrophique, avait diagnostiqué le médecin. Une maladie qui vous refuse toute dignité, avait-elle pleuré un jour, quand son mari avait dû changer sa robe de chambre qu’un oubli avait mouillée. Pour pouvoir se concentrer sur cette main qu’il avait refusé de lâcher, leur père s’est débarrassé d’eux en les envoyant en France. Il avait été un époux zélé, un infirmier dévoué, mais un père désorienté. Aaron et Nathan ont dû rejoindre Marc qui étudie l’œnologie dans le domaine viticole de leurs grands-parents maternels. Leur mère était une petite frenchie du Languedoc-Roussillon. Leur père ne voulait être distrait par personne, pas même par le chagrin de ses fils. Mais il a quand même pris la peine de payer un billet d’avion à Pablo pour qu’il parte avec son ami. Ça va être quoi la vie après maman ? se demande Aaron. — Regardez ! s’écrie Pablo en s’agitant sur son siège. Son index tapote la vitre latérale de son côté. À la hauteur de la sortie 19, qui conduit à la barrière de péage d’Auxerre, des policiers s’activent dans l’urgence. Des cônes de sécurité sont installés en travers des voies. Quoi qu’elle interdise, cette

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frontière de pointillés rouges ne doit pas suffire, car elle est immédiatement renforcée par des barrières métalliques. 8 H 01, indique l’horloge du tableau de bord de la Camaro. Malgré son côté inquiétant, le dispositif fascine Aaron. Jamais il n’a vu autant de sirènes, de gyrophares, de cars de police s’activer sur un aussi petit périmètre. Au loin, harnachés dans leurs équipements anti-émeute, les agents grouillent autour du péage comme une armée de scarabées bleus. La zone crépite littéralement de fièvre. C’est presque beau. Leur manège lui fait penser au ballet du Sacre du printemps, que sa mère l’a emmené voir l’année dernière à Atlanta. Leur dernière sortie : peu de temps après, elle ne pouvait plus marcher. Il se tord le cou en scrutant par la lunette arrière, essayant d’apercevoir ce qui a bien pu motiver un tel déploiement de force. Il ne voit rien. Aucun accident, ou voiture en panne, aucun piéton, ou personnel autoroutier. Il lui semble même que les caisses du péage qui nécessitent encore du personnel sont toutes vides. Rien, ni personne, à part une armée de policiers hyperactifs. — On aura peut-être des infos par la C.B, dit Marc. Sa Chevrolet ne possède pas de radio, il n’a jamais pris la peine de l’installer. La musique, ou les infos, ce n’est pas le truc de Marc. Il aime juste la route, piloter au bruit de son moteur. Passion un peu minorée par les autoroutes européennes qui le frustrent par leur absence d’horizon. Il regrette ses longs road trips sur la route 66 qui ne passe qu’à deux États de Montgomery. Ses doigts tripatouillent les boutons, calant la bande passante sur 27 mhz. Grésillements, bruits de fond, parasites, mais aucune voix. — Ça, c’est bizarre, s’inquiète Marc.

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Il essaie tous les canaux disponibles, explorant toutes les gammes de fréquences, osant même empiéter sur celles de l’armée. Il n’accroche aucune communication. Silence sur les ondes. — C’est dingue, c’est comme s’il n’y avait pas un seul cibiste à 100 km à la ronde. Sept minutes plus tard et 12 km plus loin, la même scène se répète au péage 20 qui dessert Auxerre sud. Avec quand même une petite variation, remarque Aaron. La gendarmerie a rajouté devant le barrage des herses à clous et leur attitude semble plus agressive. Aaron le devine à leurs têtes qui scrutent avec suspicion chaque véhicule qui passe, aux mitraillettes qui oscillent ostensiblement à leurs hanches. Aaron ôte les écouteurs de son walkman, et la musique de sweet dreams d’Eurythmics s’échappe en un bruit de fond agaçant. Les pleurs de Nathan attirent son attention. Après une petite hésitation, il passe le bras autour des épaules de son frère et le serre contre lui. — N’aie pas peur Nat, ce n’est pas pour nous qu’ils sont là. — Tu as vu, ils n’ont pas de visage. — Mais non, c’est à cause de la visière teintée de leurs casques. — Il n'y a personne à l’intérieur, insiste Nathan. — Arrête tes bêtises Nat, tu as trop d’imagination. Les sanglots de Nathan redoublent de vigueur. C’est à ce moment précis, se souviendra Aaron, que les choses ont commencé à salement déraper. — OISEAUX ! hurle Pablo. — MERDE ! crie Marc en écho. Tout de suite après, la Chevrolet se met à slalomer sur les deux voies, son compteur affiche 137 km à l’heure. Elle a été fabriquée en 1978 par

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General Motors dans ses usines de Détroit, une année où la législation n’imposait pas encore de ceinture de sécurité à l’arrière. La vitesse et l’inertie convertissent le poids d’Aaron et de Nathan en boules de flipper. Ils sont projetés dans tous les sens. Chaque coup de volant effectué par Marc est un tilt qui résonne jusqu'à la moelle de leurs os. Le corps d’Aaron semble être l’épicentre d’une attraction qui attire tout ce qui n’est pas fixé dans l’habitacle. Les comics que Nathan lit, son walkman, le Rubik's Cube que Pablo a lâché, les cartes routières de Marc semblent vouloir se coller à lui. Il plante ses ongles dans le siège du conducteur et réussit à se stabiliser, son frère s’agrippe à sa taille. Des oiseaux. Immobiles dans les airs. Des oiseaux qui ne volent pas, qui ne planent pas, mais qui ne tombent pas non plus. Ils font du surplace malgré le vent qui souffle en fortes rafales sur l’autoroute A6. Leurs ailes déployées en plein vol sont figées comme si un ornithologue avait activé la touche pause d’un magnétoscope. Ou, hypothèse plus réaliste, suppute Aaron, ce sont des volatiles empaillés et maintenus en suspension par un trucage aberrant et invisible, ou une machinerie complexe. À moins qu’il ne soit encore victime d’une de ses absences. Mais Aaron en doute, comme en témoigne le niveau d’hystérie collective à l’intérieur de la Camaro. Ce qui arrive est réel pour tout le monde. Les oiseaux sont paralysés à une hauteur comprise entre 1m50 et 3m du sol, par petits groupes, espacés de quelques mètres les uns des autres, et disposés de manière aléatoire. La Chevrolet fonce à tombeau ouvert au milieu de ce dédale de plumes. Marc tente de les esquiver tout en évitant de freiner brusquement par peur de perdre le contrôle. Corbeaux, pies et pigeons sont les seules espèces qui composent ce labyrinthe. Le flanc droit de la Camaro percute une famille de pies.

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La violence de l’impact les fait exploser. La vitre côté passager se couvre de viscères, de petits os, et surtout d’un sang frais, très rouge et fluide. Un sang vivant. La théorie d’un taxidermiste fou et bricoleur d’effets spéciaux tombe à l’eau, se dit Aaron. La virtuosité de Marc au volant ne suffit pas à éviter une nouvelle collision avec un amas de pigeons. Si la calandre de la Chevrolet les déchiquette sans coup férir, l’un d’eux perfore l’angle du pare-brise. Une plume encore attachée à un lambeau de peau atterrit sur les genoux de Pablo qui, dégoûté, se recroqueville sur son siège. — Marc, là-bas, prend la bretelle qui va à l’aire de repos, s’écrie Aaron. La Camaro se rabat sur la bande d’arrêt d’urgence, ses pneus dérapent avec un couinement de pure protestation. La carrosserie frotte sur la glissière de sécurité, déposant dans une gerbe d’étincelles une traînée de peinture rouge sur l’acier. Dans une interminable glissade, où le contrôle n’est que dans la volonté de Marc, elle s’engage vers l’aire de repos. Par la lunette arrière Aaron voit les oiseaux se décrocher. Avec une harmonie parfaite, ils tombent, tous exactement au même moment, comme des pierres. Aucun ne s’envole, ou ne tente de le faire. Pourtant, leurs ailes s’agitent, preuve que la vie les habite toujours. Leur survie ne dure que quelques secondes. Deux semi-remorques, qui en essayant de se doubler ont ralenti la circulation, surgissent et les réduisent en purée. Un repas que l’asphalte se chargera de digérer. Les routiers sont sympas : proclame un autocollant sur un des parechocs arrière.

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Aaron incrédule se rend compte que leur slalom à travers le dédale d’oiseaux a duré moins d’une minute. Par miracle, aucune autre voiture n’a été impliquée. Ou n’en a eu conscience. Enveloppée d’une odeur mêlant le brûlé des pneus à celui des plaquettes de freins, la Chevrolet s’arrête enfin.

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Aire de repos de la Grosse Tour. La Camaro vibre de tout son châssis, les six cylindres de son moteur pulsent comme un cœur essoufflé. Marc coupe le contact. Silence. Personne ne sait quoi dire, ou comment le dire. Ni quelles sont les bonnes questions à poser. L’aire de repos est quasi déserte. Un monospace est garé devant les w.c., avec à son bord une mère et ses deux enfants. Le père se trouve probablement dans les toilettes. Plus loin, un camping-car, immatriculé d’une plaque GB ornée d’un drapeau à feuille d’érable, sommeille sur ses béquilles devant les tables de pique-nique. — Ça va ? finit par demander Marc en se tournant vers ses frères. — Dis-moi que ce n’était pas que dans ma tête, gémit Aaron. — Non, on a tous vu la même chose. Aaron acquiesce, soulagé, puis met sa tête entre ses genoux et vomit. Les brusques coups de volant ont eu raison de son estomac. — Beurk ! T’est dégueu mec, lui lance Pablo écœuré. Il abaisse la vitre pour ventiler l’odeur aigre de la bile. Juste en face de son visage, le pigeon a laissé sur le pare-brise un trou aussi gros qu’un impact d’obus. — Ce n’est rien, je nettoierai, dit Marc en fusillant Pablo des yeux. Aaron éprouve une bouffée de gratitude envers ce grand frère qui assure. Marc essaye ensuite de dévisser les doigts de Nathan toujours boulonnés à la taille d’Aaron. — Parle-moi Nat, dis quelque chose.

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— Je veux maman, je veux rentrer chez nous. BAng ! Un objet tombe sur le toit de la Camaro, avec suffisamment de force pour y incruster un creux sur la tôle, et faire vibrer les suspensions. Cris et sursauts à l’unisson dans la voiture. BAng ! Sur le coffre arrière. BAng ! Le rétroviseur droit cassé. BAng ! Sur la portière gauche. Puis il se met à pleuvoir dru. BAng ! BAng ! BAng ! BAng ! BAng ! BAng ! Aaron se penche entre les deux sièges. Les choses qu’il voit transpercer le ciel sont petites, ovoïdes, et d’une teinte sombre. Elles tombent de si haut, que durant leur chute la masse acquise les a rendues aussi dures que le granit. Elles s’abattent en nombre sur le monospace, le martelant, ruinant sa carrosserie. Elles émiettent le pare-brise panoramique, obligeant la mère à se réfugier sur la banquette arrière avec ses enfants. Des oiseaux, à nouveau. Des étourneaux sansonnets, Aaron les identifie à leur plumage chatoyant étalé sur la peinture métallisée. Il pleut des passereaux. Une nuée de corps ailés encore plus minuscules s’abîment sur le capot de la Camaro y incrustant des virgules de sang. — Merde, mais c’est quoi le problème avec la volaille aujourd’hui, s’égosille Pablo en se tassant sur le siège. Il se hâte de remonter la vitre. Tant pis pour l’odeur. — Ce sont des colibris, constate Marc perplexe. La pluie s’intensifie, il se met à pleuvoir des mésanges, des rougesgorges, des perruches, des canaris. Il n’y a aucun chant, remarque Aaron, ils s’écrasent en silence. Puis l’averse se diversifie, et à la douche d’oiseaux vient s’ajouter des poissons. À l’odeur de bile, se mêle celle du varech et de l’iode. Toutes ces bêtes sont mortes avant de toucher le sol réalise Aaron.

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Alerté par les chocs sur les tuiles, et les cris des enfants, le père déboule des w.-c. Il fait deux pas dehors et reçoit sur la tête un toucan qui l’assomme net. Aussitôt Marc déverrouille sa portière, Aaron le retient par le tee-shirt. — Attends ! La porte du camping-car s’ouvre et l’homme le plus grand qu’Aaron ait jamais vu en sort. 2m05 de taille, environ 130 kilos de muscles avec un peu de ventre, des mains larges comme des pelles à pizza, une barbe grise qui descend bas, une peau plus ridée qu’une carte routière, âge minimum : 70 ans. Il porte un jean et une chemise à carreaux écossais. Il évoque plus un bûcheron canadien égaré dans le paysage rétréci de l’Yonne, qu’un campeur de la route. Flegmatique, il lève les yeux au ciel nullement incommodé par le bombardement aviaire et piscicole sur son crâne chauve. Puis il déplie un parapluie qui aurait pu servir de chapiteau au cirque Bouglione, et sans se presser va ramasser le père de famille inconscient. Malgré son âge avancé, il se saisit du corps comme s’il ne pesait rien, et le cale contre sa hanche. Aaron n’a jamais rencontré quelqu’un doté d’une force pareille. Il continue jusqu’au monospace afin de réunir toute la famille sous sa coupole en tissu, et ensemble, ils rejoignent le camping-car. Les oiseaux morts rebondissent sur la toile de son parapluie comme sur un trampoline. Une fois tout le monde en sécurité, il le referme, le secoue pour en faire tomber les passereaux et les poissons empalés sur la pointe en fer. Avant de rentrer il lève le pouce en un geste amical et rassurant en direction de la Camaro. Je viens d’assister au sauvetage d’une famille par un colosse anglocanadien, sous un orage de becs et d’écailles, réalise Aaron incrédule. Et Marc trouve les autoroutes françaises ennuyeuses… 40 secondes plus tard la pluie cesse.

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— Je propose qu’on roule fenêtres ouvertes et qu’on fasse le ménage plus loin, dit Marc d’une voix atone. — Ok ! approuve Pablo en tournant la manivelle de sa vitre. Foutons le camp d’ici avant que quelque chose de plus gros, genre autruche ou baleine ne nous écrase pour de bon. Marc tend un rouleau de sopalin à Aaron. — Ramasse le plus gros, s’il te plaît. On fignolera dans les toilettes d’une aire de service. — Grouille, cet endroit me fout les chocottes le presse Pablo. Aaron s’active. Ramasser du vomi avec un essuie-tout qui se déchire n’a rien d’évident. Nathan s’est blotti à l’autre bout de la banquette, ses pieds sur le cuir. Aaron en profite pour lui nettoyer les chaussures couvertes de bile. Son ménage achevé, il hésite avec ses sopalins sales dans les mains. Les poubelles ne sont pas très loin, mais il devra marcher sur une multitude de petits cadavres. La Chevrolet ne possède que deux portes avant, Pablo sera obligé de descendre et rabattre son siège pour le laisser passer. — N’y pense même pas, grogne Pablo. Je ne mets pas un pied dehors. Aaron contemple le toit des w.-c. tapissé d’oiseaux morts. Les branches des arbres environnants ont servi de piques à brochettes pour les poissons, et pour d’autres choses indéfinissables venant de la mer. L’aire de la Grosse Tour a pris l’allure d’un barbecue gigantesque prêt à être enflammé. L’atmosphère a un goût de fer et de sang. Il jette ses sopalins par la fenêtre. Marc met le contact et enclenche la première. La Camaro commence à rouler avec de sinistres craquements sous ses roues. Aaron frissonne en imaginant les petites cages thoraciques, les minuscules boîtes crâniennes des passereaux éclater comme du pop-corn sous leur poids. C’est une mort massive d’animaux, comprend-il.

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Il se souvient avoir lu la description de ce phénomène dans un article du National Geographic, dans la salle d’attente de l’hôpital de Montgomery. Par contre il ne se rappelle plus les théories scientifiques avancées. Avec ses frères, ils entouraient leur père, en attendant que les médecins achèvent l’opération qui permettrait à leur mère de se nourrir à nouveau. Incapable d’avaler sans assistance médicale, elle avait dû se faire poser une sonde reliée à une poche ventrale. Ce jour-là, sa tête et son cœur n’était qu’un maelström de peine et de peur. Alors il avait juste retenu de sa lecture que les causes les plus probables seraient dues à des conditions climatiques aberrantes. Rien de surnaturel, juste la météo. Pourtant, au-dessus de l’aire de repos, le ciel d’un bleu sans nuage semble promettre une journée radieuse. Marc s’engage sur la bretelle qui accède à l’A6. Aaron se retourne et sent la nausée revenir quand il aperçoit les deux sillages de chair écrasée laissés par les pneus. Volailles et poissons façon sushi. L’étrange averse s’est abattue uniquement au-dessus des w.-c., et des places de parking autour du bâtiment. Comme si l’énorme panneau de l’autoroute placé sur le faîte de la toiture avait joué le rôle de paratonnerre en attirant sur elle les animaux. Il se demande si l’article du National Geographic expliquait aussi comment des oiseaux pouvaient rester suspendus dans les airs. Marc déclenche son clignotant, un minibus Toyota, bleu ciel, se décale pour le laisser entrer. Sa carrosserie arbore un logo humoristique d’un club de basket féminin junior de la région parisienne : Le mimi♥bus des paniers percés.

Une fille dort, la joue posée contre la glace. Aaron la suit des yeux pendant les quelques secondes qu’il faut au véhicule pour les doubler. Blonde, extrêmement pâle. Un visage ovale

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qui hésite encore entre jeune fille et jeune femme. Mais c’est l’expression qu’elle affiche dans son sommeil qui le trouble. Pleinement apaisée, totalement sereine. Comme si dormir était un acte qui la mettrait en sécurité, comme si le sommeil était une maison bien gardée. À ses côtés une grande adolescente noire lit, la tête penchée. Le minibus les emporte à toute allure. Sans doute vers un stade grandiose où les attend un match important. Malgré la puissance qu’il a entre ses mains, Marc se traîne sur la voie de droite. Aaron remarque qu’il scrute fréquemment le ciel.

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