"Tous les trésors de la vie à nos pieds" d'Yves Revert - Extrait

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Du même auteur

Carlos et Budd, ovation et silence, Verdier, 2017

Beau drôle, Éditions du Rouergue, 2020

La Fugitive de l’autre côté du pont de fil, Éditions du Rouergue, 2023

Graphisme de couverture : Stéphanie Brepson

Image de couverture : © Ilona Wellmann/Millennium Images, UK

© Éditions du Rouergue, 2025 www.lerouergue.com

tous les trésors de la vie à nos pieds

la brune au rouergue

1. UNE MIETTE DE GÂTEAU AU

COIN DES LÈVRES

Laure presse la télécommande et à la seconde où l’image se forme à l’écran, le visage d’Alexandre apparaît. Je me dis : Comme s’il n’attendait que moi pour se montrer, caché derrière la surface obscure et lisse de la télé. Puis aussitôt l’idée me fait sourire, parce que ces temps-ci, l’apparition d’Alexandre à la télé est tout sauf une surprise, ce serait plutôt son absence qui étonnerait.

Laure se sert un verre et traverse la pièce. Sa silhouette tout en long suit une ligne droite d’un bout à l’autre de mon champ de vision. Sur le point d’en sortir, elle s’immobilise, pointe le menton d’un air interrogateur en désignant son verre du doigt. Je lui fais non de la tête.

Alexandre est filmé à mi-corps, d’assez près pour que se distingue l’expression du visage, mais le plan est suffisamment large pour que le téléspectateur situe ce qui l’entoure. En chemise, sans cravate, il est attablé parmi d’autres convives dont j’aperçois les bras et les épaules. Ce qui se

devine, c’est un coin de ciel bleu et une bande de sable.

Quelque chose bouge en arrière-plan, des fanions, des silhouettes traversent le fond de l’image, on en voit assez pour que ressorte un air de vacances, la blondeur d’Alexandre en rajoute.

Je pourrais détourner le regard, me contenter du son et me plonger dans le courrier du jour que Laure a laissé à mon intention sur la table du salon, mais cet air de bord de mer me retient.

Alexandre sourit. Cela fait un certain temps qu’il s’est mis à sourire de cette façon, comme s’il vous aimait.

Je me surprends à battre des paupières, et ce simple mouvement mécanique va suffire à ce que mon cerveau se relâche, et du même coup les pensées qui l’assaillent, c’est ce que je feins de croire mais je sais bien que non. Il est trop tard. Laure n’aurait pas dû allumer la télévision.

Un jour, nous avions joué à quel mousquetaire nous rêvions d’être. Il avait réfléchi à voix haute. Porthos, trop débonnaire, Athos, trop sévère, j’aurais l’impression d’être mon père, et trop morose aussi.

Je l’ai coupé : D’Artagnan, alors, bien sûr ?

Il a secoué la tête : Non, d’Artagnan, c’est évident, c’est toi. Moi, je ne suis pas fait pour ça. Trop en avant. Dis donc, il faut pouvoir se le permettre, le genre beau gosse. Alors je me suis souvenu d’une des premières phrases de Dumas pour décrire Aramis, je crois que c’est au chapitre II des Mousquetaires : Il riait sans bruit en montrant ses dents qu’il avait belles, et j’ai compris lequel Alexandre s’était choisi en secret. Il se l’était même choisi depuis un bon moment, parce que quand j’ai posé la question à l’improviste, il n’a pas mis deux secondes à trouver la réponse.

Je fais un calcul rapide, comme si des dates pouvaient m’aider à comprendre. Tandis que Laure me reluque du coin de l’œil, je me dis : Nous sommes en 2016, donc cette histoire de mousquetaires, c’était il y a un peu plus de vingt-cinq ans.

Chaque fois que je le vois à la télé, je ne peux m’en empêcher, je me dis que c’est moi qui devrais être à sa place. Le rôle me revenait. Cette pensée me vient sans prévenir, sans faire de bruit, elle n’est pas vraiment douloureuse, la même sensation qu’en cas de faux mouvement. C’est plutôt cela, un mouvement qui ne va pas de soi, quelque chose s’est déréglé. Rien de plus. Rien de grave finalement. Le plus souvent, je lève les yeux, j’observe le visage de Laure et l’impression se dissipe. Mais ce soir, c’est différent. Tout est différent soudain. J’aurai beau faire, l’impression va persister.

À l’écran, un homme fait irruption, la quarantaine, bientôt cinquante peut-être. Il donne l’impression d’avoir joué des coudes au milieu d’un début de bousculade. Je le distingue mal parce qu’il fait face à Alexandre et entre dans le champ de la caméra seulement par intermittence et de trois quarts dos.

– Bonjour, je suis salarié au Village des Trois Soleils.

Une voix hors champ glisse : Un village de vacances tout près d’ici.

Alexandre interroge : Et le secteur se porte bien ? Des problèmes particuliers ? La saison est démarrée, on doit avoir une idée.

Sans doute le reportage touche-t-il à sa fin, on en est à plus d’une minute. Une phrase s’est incrustée quelques secondes dans le bas de l’écran. Je ne l’ai pas vraiment lue, j’étais trop concentré sur la scène elle-même mais ça devait être du genre :

La tournée du ministre sur la côte corse. À l’écran, Alexandre joue sans fausse note, comme il sait si bien le faire. Il rassure son interlocuteur, il fait sérieux, en même temps qu’il ne s’encombre pas de protocole.

L’homme explique qu’il est syndicaliste. Le premier réflexe d’Alexandre est de sourire davantage et rien ne change dans son regard mais moi, je sais bien ce qui se passe. Cela ne se voit pas mais il est sur ses gardes. Il prend sur lui pour trouver les mots, il va les chercher loin. Cette conversation, c’est comme monter un cheval sans rênes ni éperons, à chaque phrase il donne un coup de reins pour maintenir son assiette.

L’homme dit : On fait partie du groupe Altertourisme.

Une seconde, le sourire d’Alexandre retombe et il n’a plus l’air de voir ce qu’il voit. Je sursaute en même temps que lui. Il se ressaisit, continue de parler, opine du chef, se tourne vers ses voisins de table qui prennent la parole et consultent des fiches. Mais je le connais. Il voudrait leur dire à tous de se taire. Qu’ils débarrassent le plancher et le laissent seul avec l’homme.

Jusqu’à maintenant, on aurait pu croire que c’était Alexandre qui invitait, il faisait comme chez lui, assis sous cette paillote comme s’il y avait ses habitudes, pour un peu on l’aurait vu demander qu’on fasse passer les plats et expliquer la petite touche personnelle qui changeait tout à la recette, une épice à saupoudrer à la dernière minute ou les légumes qu’il ne fallait pas oublier de saisir à vif. C’est ce qui me frappe dès que je le vois filmé sur le plateau d’un journal télé ou se confrontant à la foule. La main va chercher la main dans la cohue et elle sait où la trouver sans effort, d’un mouvement du bras à la fois souple et décidé. Rien de

heurté, aucun à-coup. Impossible que les doigts rencontrent le vide ou heurtent un obstacle. Impossible d’imaginer que quelqu’un aille au-devant de lui et demande : Que faites-vous là ? De quel droit y êtes-vous ? Ces derniers mois, le monde entier est devenu un simple décor fabriqué à sa mesure, dans lequel il est libre de déambuler et déclamer à sa guise.

Mais maintenant, le nom Altertourisme a été prononcé.

Et moi aussi, mon cœur se rétracte et se met à cogner. Je voudrais enfoncer une touche sur la télécommande, arrêter les images et intervenir en direct. Je voudrais poser les questions à la place d’Alexandre.

Il esquisse un geste pour dire à l’homme de se rapprocher.

Les coudes sur les cuisses, penché en avant, je sens que nous sommes arrivés à un point de bascule.

Je me dis : Il va se passer quelque chose, Alexandre va prononcer une phrase et tout à coup, je vais comprendre une vérité qui m’est restée cachée depuis toutes ces années.

Laure se dirige vers la télévision.

– Encore Alexandre, qu’est-ce qu’il raconte cette fois ?

Elle s’apprête à saisir la télécommande pour mettre le téléviseur en veille.

Je dis : Non, attends !

Elle sursaute, je reste le regard braqué sur l’écran.

Alexandre revient au syndicaliste : Altertourisme ?

Ils échangent quelques paroles. Au début, l’homme s’est avancé à l’intérieur du cadre mais au bout de plusieurs secondes, il a reculé, ou c’est la caméra qui a zoomé sur Alexandre, parce que bien sûr, c’est lui qui l’intéresse, pas question de perdre une réaction, de rater un mot, et lui joue le jeu, il offre son visage, il offre sa voix, il va chercher l’objectif, tendu en avant.

De son interlocuteur, seules restent la voix et l’ombre. Comme s’il n’était pas vraiment là, à cet instant, sur cette plage corse qui doit sentir l’huile de coco, au milieu d’une camarilla d’officiers de sécurité et de techniciens qui se démènent, pendant que les autres font semblant de manger entre copains et que roulent les vagues. Sa voix semble provenir de très loin. Comme un vieil enregistrement oublié.

Alexandre le coupe : C’était un Corse qui dirigeait ça à une époque.

Le syndicaliste répond : Euh, je n’en ai jamais entendu parler. À quelle époque ? Cela ne me dit rien.

Je devine ce qu’il tait. Il pense qu’Alexandre se trompe, qu’il confond ou bien qu’il a dit cela pour faire son malin, comme tous les politiciens qui font semblant de savoir de quoi vous leur parlez, pire, qui veulent montrer qu’ils en savent plus que vous, parce que c’est leur raison d’être, apprendre aux autres ce que les autres ignorent. Mais une timidité, sans doute inhabituelle chez un syndicaliste habitué à contester la partie adverse, le retient de le contredire frontalement.

– Si.

La voix d’Alexandre s’adoucit. Il dit : si à la manière des enfants quand on ne veut pas les croire. Il semble qu’un opérateur ralentit le rythme des images. Le reportage ne va plus en finir. Alexandre va rester là devant ce salarié debout de l’autre côté de la table, et la caméra ne va pas arrêter de tourner. J’imagine une ville du Sud, des rues perpendiculaires au littoral, à l’extrémité desquelles les façades découpent la mer en autant de rectangles. La ville se réduit à cette mosaïque de rectangles qui réfléchissent le soleil comme des éclats de verre. Il est deux heures de l’après-midi. Cette heure-là dans

les villes du Sud, c’est comme trois heures du matin à Paris, les passants marchent vite, tête baissée, l’œil oblique, ce n’est pas qu’ils aient peur mais ils sentent qu’ils n’ont rien à faire là. La ville à ces instants n’appartient plus aux hommes, elle appartient au soleil ou à la nuit.

Alexandre répète : Si, si, monsieur Spiuma. Il parle comme pour lui-même, sans se soucier d’être compris ou entendu : C’était mon copain qui s’occupait de ça, mon copain Roger. La phrase se perd entre deux répliques des voisins de table, elle s’efface derrière le rugissement des vagues et le vent qui se prend dans le micro mais moi je l’entends distinctement. Mon copain Roger. Mon cœur se dérègle. Une chaleur irradie. En même temps que j’éprouve de la joie, je me surprends à être sur le qui-vive. Un état d’urgence intérieur radicalement nouveau.

Je reste seul au milieu du salon. La fenêtre donne sur la cour intérieure et les grilles de la succursale. Laure a eu du mal à se faire au mobilier à notre arrivée. Le mobilier d’un cadre supérieur des années 1970, moitié verre moitié plastique, inox, canapés en cuir jaune canari. Pas la folie de ces années-là, pas le délire criard des papiers peints, comme si tout à coup on avait laissé des enfants colorier les murs, ni les fauteuils sortis de 2001 : L’Odyssée de l’espace ni les bacs à glace en forme de pomme rouge vif. Non, plutôt l’image qu’on pouvait se faire dans les années 1970 de l’intérieur d’un haut fonctionnaire. L’intérieur de quelqu’un qui n’existe pas. Le problème, c’est que les années 1970, c’était il y a quarante ans.

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