"Un pays sans chemin" d'Éric Goffin - Extrait

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Si ce roman s’inspire de faits réels, les personnages qui y évoluent et les lieux qui en sont le théâtre, tout comme son dénouement, relèvent de la fiction.

Une liste des principaux personnages figure en fin d’ouvrage.

Graphisme de couverture : Odile Chambaut Illustration de couverture : © Keri Bevan/Millennium Images, UK © Éditions du Rouergue, 2025 www.lerouergue.com

ÉRIC GOFFIN

UN PAYS SANS CHEMIN

roman

À Sabine.

PARTIE I

Le son plein et puissant résonnait dans le couloir. Annette était sur la dernière marche de l’escalier lorsque la pendule sonna pour la neuvième fois. Elle l’écouta s’estomper en bourdonnant puis elle posa le plateau sur l’étroite commode. Elle frappa à la porte du bureau. On entendit un raclement de gorge.

– Entrez !

Elle souleva le plateau et appuya sur la poignée avec son coude. Derrière la fenêtre entrouverte, le ciel du soir brillait d’un orange ardent. Il était assis à son bureau, droit comme un i, et dans le cône lumineux de la lampe de travail, un papier brillait entre ses mains. Elle fit quelques petits pas et posa le plateau sur la table hexagonale Art déco qui se trouvait dans le coin gauche de la pièce, devant deux larges fauteuils en cuir disposés à angle droit. Le lampadaire derrière lui luisait faiblement. Dans un léger tintement, la pince à glace glissa sur le bord cristallin du verre. Elle le regarda, mais il ne montra aucune réaction. – Votre whisky, monsieur.

– Merci, Annette.

– Avez-vous un autre souhait ?

– Non merci, Annette.

– Alors, je peux me retirer ?

– Je vous en prie, Annette.

Elle s’avança un peu pour voir comment ses lèvres bougeaient. Il va bientôt pleuvoir, eut-elle envie de dire. De ses doigts, elle lissa son tablier. La feuille dans ses mains ne bougeait pas. Furtivement, elle regarda de l’autre côté. Dans le cadre en verre d’une des gravures sur bois au mur, ses lunettes et son nez se reflétaient.

– Bonne nuit, monsieur, dit-elle.

– Bonne nuit, Annette.

Elle fit deux pas en arrière, comme si elle attendait encore un signe de vie, fit une révérence et se tourna vers la porte. Dans le couloir, elle resta quelques secondes à sourire, puis descendit silencieusement les escaliers. Dans la cuisine, elle posa son tablier, fredonna un air de Porgy and Bess et sortit d’un tiroir un paquet de cigarettes caché sous une pile de serviettes. D’une étagère au-dessus de la cuisinière, elle prit une boîte d’allumettes et ouvrit la porte coulissante donnant sur le jardin. Des traînées grises s’échappaient des tours de nuages sombres au sud-est et rampaient sur la vallée. Son regard effleura la fenêtre éclairée. Il allait certainement pleuvoir. Un léger vent s’était levé. Elle entendit la queue de Rex battre contre la grille du chenil près du garage. Elle prit le chemin de dalles qui traversait le parterre de roses encadrant la terrasse et fit quelques pas pour monter la pente recouverte de gazon sur le côté de la maison. Un léger bruissement traversa la forêt plus haut.

Les arbres aussi reprirent leur souffle. Elle s’allongea dans l’herbe.

Que se passerait-il s’il la voyait maintenant ? Elle alluma sa cigarette.

Elle ressentit avec plaisir le minuscule vertige et souffla la fumée avec délectation.

Impressionnant comme il pouvait rester droit et immobile. Allait-il s’asseoir à la table de thé une fois qu’elle était sortie ? En tout cas, elle devait toujours y poser le plateau.

Elle sourit.

Peut-être buvait-il encore le premier whisky à son bureau et ne s’asseyait-il dans son fauteuil que pour le deuxième. Parfois, il écoutait aussi de la musique, plus tard. Rachmaninoff, Bach.

Elle se redressa, retroussa légèrement sa robe et plia les jambes. Dans le village en contrebas, les lumières s’étaient allumées. Le clocher illuminé de l’église se détachait en blanc sur les toits de tuiles enchevêtrés du bourg. Elle vit une silhouette se glisser derrière les cyprès, le long du mur du jardin.

– Bonsoir, ma petite Choupette !

Elle gazouilla en imitant un miaulement. En quelques bonds, la chatte vint à sa rencontre.

– Oui, ma chérie, je fume.

Elle la souleva sur ses genoux et eut un rire guttural.

– Mais c’est notre petit secret à toutes les deux.

La chatte se roula entre ses cuisses.

– Et lui, pendant ce temps, il reste là-haut à boire son scotch.

Affectueusement elle lui gratta le cou.

– Et demain, nous ferons la même chose. Exactement de la même manière et pas du tout différemment.

Dans les buissons, un oiseau s’envola et son cri rauque s’éloigna.

– Peut-être y aura-t-il au moins un orage décent ce soir.

Le dos de la chatte se raidit, mais elle la tenait par la nuque.

– Demain, c’est la pleine lune. Et le Dr Ziegler part demain matin pour Lyon.

Choupette se baissa pour échapper à son emprise.

– … et la pleine lune me donne toujours envie de bavarder.

Elle la lâcha.

– Par exemple j’aimerais changer de place avec toi ce soir.

La chatte se faufila vers le buisson.

– Parce que je voudrais voir ce que tu vois ici.

Elle se retourna et observa la forêt derrière la maison.

Le velours argenté de la lumière qui disparaissait s’était posé sur les arbres, les branches sèches craquaient sous le vent. Hier, elle avait regardé la lune s’élevant juste derrière le sommet, mais aujourd’hui, elle arriverait probablement trop tard. Les nuages absorbaient de plus en plus la lumière.

Par contre ce serait bien de sentir la pluie tout à l’heure et de voir plus tard, lorsque les nuages disparaîtraient, le clair de lune sur les brins d’herbe mouillés. Elle tira une dernière bouffée et écrasa sa cigarette dans le parterre. La chatte était maintenant assise, immobile. Annette s’étendit dans l’herbe et ferma les yeux.

– Et rien ne se passe…

Le bruit d’une fenêtre qui se ferme retentit.

– Un chat à l’affût…

Elle cligna des yeux, jouant à l’éveil.

– … ne rien laisser paraître…

En riant, elle se redressa.

– Mais un jour, ma chérie, ça risque d’être ennuyeux d’attendre !

* * *

– Tu fermes déjà ?

Le tintement métallique d’une pile de chaises résonna.

– Tu me sers un petit dernier ?

– Allez, en vitesse !

L’aubergiste fit un mouvement de tête fatigué et tira la pile de chaises contre le mur de la maison. Puis il suivit le client dans la salle.

– Comme d’habitude ?

– Un petit rouge.

– Côtes ?

Le client hocha la tête et glissa ses fesses sur l’un des tabourets du comptoir. Il s’alluma une cigarette.

– Il fait chaud, hein ?

– On peut le dire.

– J’étais à Grenoble aujourd’hui et je dois aller à Nîmes demain.

L’aubergiste posa un verre sur le comptoir.

– Je ne t’envie pas.

– Mais j’ai déjà dit à mon patron que l’année prochaine, soit j’ai une voiture climatisée, soit il pourra en chercher un autre.

Le client plissa les lèvres, pensif. L’aubergiste prit un chiffon et astiqua le comptoir. Il fit tomber le paquet de cigarettes du client.

– Désolé, Francis, dit-il.

– Ce n’est pas grave, Alain, répondit le client en ramassant le paquet par terre. Et toi, comment ça va ?

L’aubergiste hocha la tête en direction de la rue.

– Tu vois bien. Pas encore dix heures et pas un chat dehors.

Un fourgon Renault bleu s’arrêta devant la terrasse à moitié déblayée.

– En plus, il va y avoir un orage.

– Sans blague, sourit Francis.

Alain se pencha par-dessus le comptoir. Deux jeunes hommes sortirent de la voiture.

– Y sont pas d’ici !

Il soupira.

– Ils vont vouloir un café.

Les hommes s’installèrent à l’une des tables restantes de la terrasse.

– Messieurs ! les interpella Alain. Je vais fermer et il n’y a plus rien en terrasse.

Les hommes acquiescèrent et se dirigèrent vers le comptoir.

– Qu’est-ce que je vous sers ?

– Pression, demanda l’un d’eux.

– La même chose, ajouta l’autre.

– Faut comprendre. C’est l’heure de fermer.

– Vous êtes en vacances ? demanda Francis.

– Si on veut, répondit l’un d’eux.

– Mais pas vraiment, répondit l’autre.

– En fait, on cherche du travail.

– Et quel genre de travail ? demanda Francis.

Ils haussèrent les épaules.

– Ce qui vient.

– Récolte des fruits…

– Ou dans un hôtel.

– … ou au camping.

– Mmm, fit Francis.

– Il faut voir.

– Effectivement, acquiesça Francis. Puis une nouvelle voix se fit entendre.

– Bonsoir, Messieurs !

Un homme aux cheveux blancs franchissait le seuil.

– Bonsoir, monsieur le maire, s’exclama Francis.

– Hors service, répondit-il.

– Un maire est toujours en service.

Le maire s’approcha du comptoir.

– Je n’ai plus de cigarettes, Alain.

– On ne les vend ici que pour les consommateurs, croassa Francis du haut de son tabouret.

L’aubergiste plongea la main dans un tiroir et jeta un paquet bleu sur le comptoir.

– Ma tournée ! s’exclama Francis.

– D’accord, acquiesça le maire.

Francis se leva de son tabouret et se plaça à côté de lui. Alain remplit les verres.

– À la jeunesse !

Le maire leva son verre et trinqua vers les deux hommes que Francis avait abandonnés.

Ils trinquèrent en retour en souriant timidement.

– Ils cherchent du travail, monsieur le maire, dit Francis.

– Eh bien, ce n’est pas un crime. Qu’est-ce que vous allez faire ?

– Récolter des fruits, peut-être.

– Ou travailler dans un hôtel.

– Ce qui vient, comme ça.

Le maire acquiesça et se tourna vers Francis.

– Comment ça va la vie d’artiste ?

– Pour l’instant, c’est plutôt la corvée, et en plus, par cette chaleur, c’est un vrai sauna. Trois cent cinquante kilomètres aujourd’hui, et demain ce sera au moins quatre cents.

– On n’a rien sans rien.

– Bien sûr ! Mais c’est quand même une corvée.

Alain retourna à l’extérieur et rangea les chaises et les tables qui restaient. Les deux jeunes hommes vidèrent leurs verres. L’un d’eux sortit un billet froissé de sa poche.

– Encaissez, monsieur l’aubergiste ! s’écria Francis.

– Je vais y aller, moi aussi, dit le maire.

Il rangea le paquet de cigarettes dans la poche de sa veste.

Alain entra, attrapa le billet et jeta quelques pièces sur le comptoir.

– Bonsoir, messieurs !

Les deux hommes lui rendirent son salut et sortirent. Alain les suivit. Le maire et le client trinquèrent et finirent

leur verre. Un moteur se mit en marche en bégayant. La voiture fit demi-tour. Puis le bruit s’éloigna.

– Un numéro parisien, cria Alain à l’intérieur.

– De drôles de types, dit Francis.

Le maire haussa les épaules.

– S’ils pensent que c’est comme ça qu’ils vont trouver du travail ici.

– Si tant est qu’ils en cherchent un ! s’exclama Alain.

Il entra, disparut dans l’arrière-boutique et revint avec la tringle du store.

– Je crois que je viens d’entendre le premier coup de tonnerre.

– Ce serait une bénédiction.

Le maire serra la main de Francis.

– Je te rendrai la pareille la prochaine fois.

Il suivit l’aubergiste dans la rue.

– Bonne fin de soirée !

Francis fouilla dans sa poche arrière et compta quelques pièces de monnaie. Il se regarda dans le miroir derrière le casier à bouteilles.

– Et demain à Nîmes, soupira-t-il.

Dehors, le store se mit en marche en grinçant.

Francis se passa la main dans les cheveux et resta un moment sur le seuil, indécis.

– Bonne nuit, Alain, dit-il.

– Bonne nuit, Francis.

Les grincements s’estompèrent. La cloche de l’église sonna. Les chiens se mirent à aboyer.

* * *

Le Dr Robert Ziegler jeta un coup d’œil à l’horloge radiocommandée sur son bureau et constata que la cloche avait aujourd’hui non pas trois, mais quatre minutes de retard.

Puis il pensa à Rex et au fait qu’une fois de plus, il ne répondait pas aux chiens du village. Il sirota son verre, se leva de son fauteuil en cuir et retourna à son bureau. Là, il prit une perforatrice dans le tiroir et perfora une pile de papier. Il s’approcha ensuite de l’armoire à roulettes marron située sur le mur du fond de la pièce, où plusieurs étagères contenaient des dossiers. Il tira de la deuxième rangée un volume portant l’inscription « Transcriptions » et se dirigea à nouveau vers le bureau. Il prit une feuille cartonnée sur laquelle il écrivit « Transcription n° 5 » et la date du jour et l’agrafa sur les pages. Il avait chaud. Il ouvrit la fenêtre qu’il avait fermée plus tôt à cause des insectes et éteignit la lampe de bureau. Sur la pelouse brillait un faible reflet de l’éclairage de l’appartement d’Annette. De légers sons de trompette se faisaient entendre et une ombre passait. Sur la route qui montait de Cairn au plateau, des phares jaunes erraient, tremblants, dans la forêt. Puis soudain, un éclair de quelques secondes zébra les collines d’en face. Il desserra le nœud de sa cravate, s’assit à nouveau sur sa chaise de bureau, poussa de côté le classeur contenant les transcriptions et saisit son agenda.

Mercredi 23 juin, 14 heures, Lyon. Maître Béranger.

Je ne lui donnerai que des informations de principe, pensa-t-il. Mais je ne lui donnerai pas de détails. Il argumentera contre.

L’ombre d’un papillon de nuit passa.

Nous n’avons pas la même conception du temps. C’est ce qui nous sépare, mais c’est probablement ce qui sépare toujours les clients de leur avocat.

Il entendait maintenant les ailes du papillon battre dans l’abat-jour du lampadaire.

Les avocats demandent du temps parce que ce n’est pas leur temps, et ils ont de la patience parce qu’ils ne payent pas pour ça.

La silhouette de la colline d’en face s’illumina à nouveau et il vit les cimes de la haie de cyprès au bout du jardin se mettre lentement en mouvement.

Il lut les entrées du jour.

Réunion Annette : réduction des protéines au menu, besoins accrus en minéraux, calcium et vitamine C.

Entretien avec le jardinier : nouvelle attaque de parasites sur les roses, nouveau système d’arrosage du gazon.

Rex : Efficacité croissante. Temps de rapport d’une bourse cachée à une distance d’environ un kilomètre : six minutes et cinquante et une secondes.

Un miaulement vint de la terrasse et une porte s’ouvrit. Une bourrasque passa au travers des cyprès et le volet d’une fenêtre battit sourdement contre le mur de la maison.

Enfin, pensa-t-il. Le jardin en profitera.

Il ralluma la lampe de bureau et prit un stylo.

Savoir quelque chose et ne pas agir en conséquence, en réalité, n’est pas un savoir, écrivit-il en bas de page.

Mais mon temps a maintenant un but !

Il souligna cette phrase deux fois, ferma le carnet et, lorsque les premières gouttes de pluie tombèrent, éteignit toutes les lumières et quitta la pièce.

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