Rapport Moral 2017
Comme mes prédécesseurs ces dernières années, je me vois obligé de relever que l’état de la liberté de la presse au cours de l’année écoulée s’est dégradé de manière inquiétante, ainsi que l’a fait ressortir le dernier rapport annuel de RSF.
Si certains doutaient de la nécessité et de la pertinence d’une organisation comme Reporters sans frontières, il leur aurait suffi d’écouter, le 25 avril dernier, lors de la présentation du Classement mondial de la liberté de la presse de RSF à l’AFP, Andrew Caruana Galizia, l’un des fils de Daphné Caruana Galizia, la journaliste assassinée l’an dernier à Malte.
Dans son intervention, six mois après l’attentat à la voiture piégée qui a tué sa mère au pied de leur appartement, Andrew a souligné que « les leçons de cet assassinat n’ont pas été tirées par les autorités politiques à Malte. Ça peut arriver de nouveau, rien n’a fondamentalement changé ». Et il a lancé cette mise en garde : « L’Europe, a-t-il dit, doit se réveiller face à ce qui se passe à Malte et dans les démocraties les plus faibles d’Europe centrale et orientale, parce que si on ne fait rien, ça se passera aussi en France ».
Trois mois après Daphné Caruana Galizia, le journaliste d’investigation Jan Kuciak et sa compagne ont été assassinés dans un autre pays membre de l’Union européenne, la Slovaquie.
Dans les deux cas, RSF s’est mobilisé très rapidement, sur place et au plan international, pour exprimer sa solidarité aux familles et aux communautés journalistiques endeuillées, demander des comptes à des autorités défaillantes, 1
réclamer la justice. RSF a aussi aidé à faire démarrer il y a quelques mois le projet Forbidden Stories, qui vient de publier ses premiers résultats avec le « projet Daphné », et nous avons pu regretter que cette collaboration initiale n’ait pas pu se poursuivre dans le temps.
Mais si nous avons été choqués par ces meurtres sur notre continent qui se veut le plus respectueux de la liberté de la presse, que dire de l’effroi qui s’est emparé de nous après le double attentat de Kaboul, le 30 avril, minuté pour pouvoir viser les journalistes accourus sur les lieux d’une première explosion. Neuf journalistes ont trouvé la mort, dont Shah Marai, le photographe de l’AFP à Kaboul, et je voudrais ici exprimer toute notre solidarité à la grande famille de l’AFP, à laquelle j’ai appartenu il y a fort longtemps, dans cette terrible épreuve.
Il n’est pas question ici de recenser toutes les atteintes à la liberté de la presse au cours de l’année écoulée, ce serait hélas trop long et le rapport annuel est là pour en témoigner. Je voudrais juste distinguer deux situations : celle de la Turquie, d’abord, où les journalistes sont soumis à un arbitraire révoltant. J’ai moi-même assisté au procès des frères Mehmet et Ahmet Altan à Istanbul, une parodie de justice qui s’est conclue par des peines de prison à vie pour ces deux personnalités bien connues des médias turcs. L’équipe de Cumhuriyet est harcelée de la même manière, et j’ai une pensée pour le représentant de RSF en Turquie, notre ami Erol, qui passe lui-même en procès dans cette série noire.
La deuxième situation à laquelle je voudrais faire référence est celle qui concerne les sociétés dites démocratiques, qu’il s’agisse des Etats-Unis ou de la France, où le journalisme fait l’objet d’une tentative de délégitimation inquiétante. Quand le Président des Etats-Unis traite le New York Times de « Fake news », ou quand un leader d’opposition français écrit que la « haine des médias et de ceux qui les animent est juste et saine », quels que soient les bémols qu’il met après, on a franchi une étape qui doit nous inquiéter et appelle des réponses.
RSF est aujourd’hui contraint d’agir sur plusieurs fronts simultanés et très différents dans la défense de la liberté de la presse. Il y a les menaces classiques des régimes autoritaires et des dictatures qui, de tous temps, commencent par la liberté de la presse avant de s’attaquer aux autres. Il y a la dégradation du climat dans des pays que l’on aurait cru mieux protégés, et RSF doit rester vigilant dans notre propre pays face aux possibles menaces contenues dans des législations en cours d’adoption. Et enfin, il y a toute la 2
problématique dite des Fake News qui constitue une menace, certes pas nouvelle dans son essence, mais que la place des plateformes dans la circulation des informations transforme en armes de manipulation massive.
Sur ce dernier volet, RSF a pris une initiative, et c’est son rôle, en lançant récemment le « Journalism Trust Initiative ». Je voudrais juste souligner que le Conseil d’administration a donné son feu vert à cette initiative qui, malgré les réserves et parfois les oppositions que l’on peut entendre, a le mérite d’expérimenter une autre voie, en amont, afin de valoriser le journalisme de qualité mis à mal. Il faut mener cette expérimentation jusqu’au bout, c’est essentiel dans une période à haut risque.
Enfin, je voudrais rappeler que, au cours de l’année écoulée, l’organisation a adopté, au niveau français et international, un « Mission Statement » rénové et adapté à notre temps ; a lancé la rénovation de ses statuts qui est en cours ; et a poursuivi son développement avec l’ouverture d’un bureau en Asie, bientôt également en Afrique, et la consolidation de son organisation.
Je voudrais remercier les équipes de RSF à tous les niveaux pour leur engagement que j’ai pu constater à de maintes reprises, et le Conseil d’administration pour sa participation active à la vie d’une organisation plus nécessaire que jamais à la défense d’une liberté menacée.
Pierre Haski Président du conseil d’administration 14 mai 2018
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