De la pierre à l'humain - Bulletin du Fonds polaire Jean Malaurie #1, 2018

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Dossier : « De la pierre à l’homme » Actualités du Fonds polaire Carnets de recherche : Altaï, Islande, Groenland, Spitsberg, Nunavik Témoignages : Per Rosing-Petersen, Maximilien Sorre Hommage : Régis Boyer


De la pierre à l’humain - Bulletin du Fonds polaire Jean Malaurie

EDITORIAL L’objectif premier de De la pierre à l’humain - Bulletin du Fonds polaire Jean Malaurie est de mettre en valeur le fonds documentaire hérité du Centre d’études arctiques et hébergé à la bibliothèque centrale du Muséum National d’Histoire Naturelle depuis 1992. Le monde arctique se situe à une nouvelle charnière de son histoire, le changement climatique global bouleversant de façon accélérée l’environnement naturel et les sociétés qui s’y épanouissent depuis des millénaires. Ce Bulletin se veut également une vitrine de la recherche menée actuellement en Arctique, en particulier dans le domaine des sciences humaines et sociales, à travers des présentations de programmes de recherche ou des témoignages de type « retour de mission ». Le fonds Jean Malaurie comporte actuellement plus de 30 000 documents (monographies, tirés à part, périodiques, cartes, etc.) qui traduisent autant la fascination ancienne des sociétés occidentales pour le Septentrion, que les préjugés historiques sur un monde perçu à tort comme « inhospitalier ou hostile  ». Comprendre les changements passés et présents permet de se projeter dans le futur et d’en mesurer plus objectivement les enjeux. A travers des témoignages et des entretiens, la parole sera ici donnée directement aux peuples de l’Arctique. Puisse ce Bulletin rappeler l'irremplaçable richesse de ces espaces et l'urgence à contribuer à leur préservation.

DE LA PIERRE A L’HUMAIN - BULLETIN DU FONDS POLAIRE JEAN MALAURIE - NUMERO 1 Dominique SEWANE, SciencesPo, Paris.

SOMMAIRE Actualités du Fonds Polaire Présentation du Fonds polaire Jean Malaurie par Céline Cornuault Compte rendu de lecture et parutions Anita Conti, Racleurs d’océans par Muriel Brot Jean Malaurie, Terra Madre. In omaggio all’immaginario della Nazione Inuit, traduzione e prefazione di Giulia Bogliolo Bruna, Milano, EDUCatt, 2017. Dossier thématique : de la pierre à l’humain Muriel Brot, Des pierres et des hommes Giulia Bogliolo Bruna, Jean Malaurie. Géologue inspiré et revêur de pierres Giulia Bogliolo Bruna, Mémoire lithique : le merveilleux univers des minéraux Carnets de recherche Marie Chenet, Melody Biette, Vincent Jomelli, Casser des cailloux pour faire parler les glaciers. Denis Mercier, Les littoraux de la rive sud du Kongsfjorden (Spitsberg) face aux changements climatiques. Armelle Decaulne, Etude des dynamiques de pente au Nunavik. Clément Jacquemoud, Le bourkhanisme chez les autochtones de la République de l’Altaï. Ronan Autret, Dynamiques géomorphologiques de côtes rocheuses en Islande : suivi interannuel du déplacement des blocs de sommet de falaise. Entretien avec une personnalité autochtone Per Rosing-Petersen par Jean-Michel Huctin Témoignages Maximilien Sorre, par Jean Malaurie Hommages Régis Boyer (1932-2017), par Jean Malaurie

Illustration de couverture : Falaise d'Aannartoq, Baie de Rensselaer, Groenland. Cliché de Jean Malaurie, avril 1951. 2


Actualités du Fonds polaire

Numéro 1 - Printemps 2018

Présentation du Fonds polaire Jean Malaurie Céline CORNUAULT, Bibliothèques du Muséum

Quand, en 1992, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) recherchèrent une Institution capable d’accueillir et de faire vivre la Bibliothèque du Centre d’études arctiques rassemblée pendant plus de quarante ans par le Professeur Jean Malaurie, ils se tournèrent vers le Muséum national d’Histoire naturelle et sa Bibliothèque centrale, troisième au monde dans le domaine des sciences naturelles, et dont les collections de recherche et patrimoniales reflétaient déjà l’histoire des expéditions polaires françaises. Consacrée aux régions arctiques et antarctiques, la Bibliothèque du Centre d’études arctiques – aujourd’hui Fonds Polaire Jean Malaurie – est une source de documentation unique en France, déposée en 1992 à la Bibliothèque centrale du Muséum suite à la signature d’une convention tripartite entre l’EHESS, le CNRS et le Muséum national d’histoire naturelle. En 2001, ce dépôt a été transformé en don, et n’a cessé depuis de s’enrichir de nombreux achats, mais aussi d’importants dons provenant de l’Institut PaulEmile Victor (IPEV) de Brest, des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), de l’Amicale des missions australes et polaires françaises (AMAPOF), ou encore

de différents spécialistes des pôles, et en particulier du Professeur Jean Malaurie. Largement pluridisciplinaire, dans l’esprit des recherches menées au Centre d’études arctiques pendant quarante ans, ce fonds documentaire majoritairement en langue anglaise, française et russe, couvre l’ensemble des domaines et des espaces concernés. Géographiquement : l’Alaska, le nord Canada, le Groenland, le Svalbard et les pays scandinaves, l’Islande, le nord de la Sibérie, et l’Antarctique. Thématiquement : les sciences de la terre et de l’océan, les sciences de la vie, la technologie, et, pour l’Arctique circumpolaire, les sciences humaines (archéologie, préhistoire, ethnologie, ethnohistoire, linguistique et problèmes contemporains politiques, juridiques, éducatifs, économiques). Les enjeux géopolitiques ou scientifiques actuels, et les conflits d’intérêts au cœur desquels se trouvent aujourd’hui les régions polaires face aux grandes questions de société que sont le réchauffement climatique, l’énergie ou la biodiversité, s’y trouvent également largement documentés. Au carrefour de la recherche nationale et internationale, le Fonds polaire Jean Malaurie abrite plus de 30 000 documents : monographies, périodiques, revues élec-

troniques, et cartes géographiques, sont intégrés au catalogue en ligne des Bibliothèques du Muséum consultable à l’adresse http://bibliotheques.mnhn.fr/medias Cette année, le Fonds polaire est particulièrement mis à l’honneur avec la présence en résidence dans les Bibliothèques du Muséum de l’écrivain Berengère Cournut. Des rencontres régulières se tiendront avec des lycéens de Dammarie-les-Lys (77) dans le cadre du travail mené par l’écrivain sur la réalisation d’une expédition polaire virtuelle. Partenaire privilégié de ce projet pour sa collection très complète d’ouvrages rares et anciens sur l’exploration polaire et les relations de voyages, le Fonds polaire pourra tout aussi bien leur offrir une documentation d’actualité grâce à l’achat depuis 2014 de près de 300 nouveaux titres de monographies. A noter également la participation des Bibliothèques du Muséum à des publications sur l’exploration des pôles, et en particulier l’ouvrage Charcot, aventurier des pôles et visionnaire (par Nicolas Mingasson, Agnès Voltz et Vincent Gaullier) sorti cet automne chez Larousse. Accessible à tous, le Fonds polaire Jean Malaurie l’est davantage encore grâce à une politique de numérisation qui fait la part belle aux pôles. Les collections 3


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numérisées des Bibliothèques du Muséum exposent déjà une cinquantaine de cartes anciennes des régions polaires et circumpolaires, un avant-goût des 150 feuilles de cartes polaires encore candidates à la dématérialisation ces prochaines années. Cette collection géogra-

phique complétera peu à peu les milliers de pages et images déjà numérisés sur les régions polaires, contribuant ainsi au rayonnement toujours plus large de ce fonds auprès d’un vaste public dont l’intérêt pour ces espaces riches et fragiles ne fait que croître.

Source : Le Fonds polaire Jean Malaurie à la Bibliothèque centrale du Muséum national d’histoire naturelle/ [Michelle Lenoir [et al.], [2007]

évocation. Initialement publié en 1953, aussitôt salué par le milieu maritime et le monde littéraire, Racleurs d’océans qui vient d’être réédité dans la « Petite Bibliothèque Payot » mérite d’être lu.

conscience philosophique et politique, émaillé de réflexions d’une grande humanité semblables à celle-ci : « La misère collective n’est plus de la misère, c’est la seule forme émouvante de l’égalité ».

Témoignage, document, Racleurs d’océans décrit le travail en série réalisé sur une usine en marche, présente la chaîne de spécialistes, ébreilleurs, décolleurs, trancheurs, affaleurs, gogotiers et saleurs qui transforment le poisson en filets. Le récit est passionnant, instructif et intelligent, vivant. Anita Conti y dévoile les sentiments des hommes liés dans une tâche physiquement éprouvante et techniquement complexe, soudés dans une entreprise morale particulière où « vivre c’est tuer ». Elle dit le froid, le danger et la peur, la terrible obsession du rendement, l’angoisse « d’assurer le chiffre » car perdre des morues n’est pas un risque «  mais une horrible faute ». Elle décrit une vie où le « bien » n’existe pas car « ce qui compte, c’est mieux ». Elle dit aussi la douceur et la pudeur des relations dans un milieu où « l’interdépendance est complète » car « un navire est analogue à un corps ». Décrivant la navigation au jour le jour, le récit n’a rien de la sécheresse habituelle des journaux de voyage tant il est habité d’une

Politique, Racleurs d’océans l’est encore par sa réflexion sur l’état du monde. Sensible au « réchauffement arctique général » qui déplace les bancs de morue, devinant que « ce monde glacé » sera « la zone d’action de l’homme futur  », Anita Conti imagine l’aspirateur sous-marin qui avalera le poisson entre deux eaux en préservant la beauté et le silence des fonds qui « ne seront plus chavirés par le formidable raclage des systèmes actuels [et] garderont leurs ramures animales  ». Elle envisage encore de transformer les déchets de la pêche, les débris de poisson, en un produit susceptible de nourrir les pays pauvres.

Céline CORNUAULT

Lectures polaires

Anita Conti, Racleurs d’océans, Paris, Payot, 2016, 329 p. Juillet 1952, le chalutier Bois-Rosé quitte Fécamp pour une campagne de pêche sur les bancs de morue de Terre-Neuve et du Groenland. Chose rare, une femme est à son bord. Née en 1899, océanographe et photographe, Anita Conti partage le quotidien difficile et le dur labeur des pêcheurs industriels et s’attache à les décrire au plus juste, rapportant de sa navigation une magnifique série de photographies et de films, ainsi qu’un journal de voyage aussi précieux par la richesse de sa documentation que par la puissance de son

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Mêlant technique et poésie, Racleurs d’océans est une véritable œuvre littéraire, aussi savoureuse par son souci de la langue, tel son intérêt pour les expressions du métier, que par ses marines fixant l’eau, le ciel, les brumes et les lumières d’un paysage fugace qui ne cesse de se dérober. Muriel BROT CNRS/Université Paris-Sorbonne


Actualités du Fonds polaire

Jean Malaurie, Terra Madre. In omaggio all’immaginario della Nazione Inuit, traduzione e prefazione di Giulia Bogliolo Bruna, Milano, EDUCatt, 2017. Manifeste engagé en faveur d’une « écologie intégrale » dans

l’acception du Pape François et cri d’alarme en défense de la diversité biologique et culturelle, Terre Mère de Jean Malaurie (CNRS Éditions, 2008) vient de paraître en version italienne, dans l’élégante et fidèle traduction de Giulia Bogliolo Bruna, sous le titre Terra Madre. In omaggio all’immaginario della Nazione Inuit chez EDUCatt, les prestigieuses Presses de l’Université Catholique du SacréCœur de Milan. Ethno-historienne membre du Centre d’Études Arctiques et spécialiste de la culture inuit et de l’œuvre malaurienne, Giulia Bogliolo Bruna signe une préface empathique et argumentée où elle rend hommage à l’humanisme écologique et à la pensée visionnaire du Prof. Malaurie, « fils de Mère Nature ». A l’écoute de la sagesse millénaire du peuple Inuit et de sa préscience inspirée, l’illustre anthropogéographe dénonce les

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politiques écocidaires qui, au nom du profit, détruisent les équilibres écosystémiques. Il condamne avec véhémence l’anthropocentrisme despotique d’une postmodernité matérialiste, individualiste et technocratique qui, comme le rappelle le Saint Père dans son encyclique Laudato si’, a fini pour placer la raison technique au– dessus du réel. Ago quod agis : il faut respecter notre Terre Mère « nourricière non seulement biologique de notre vie, mais, encore, spirituelle, de notre civilisation, de nos imaginaires, de nos rêves, de nos cultures, et en fait de notre humaine condition »1. Parole engagée au service de l’humain et de la planète, Terra Madre. In omaggio all’immaginario della Nazione Inuit de Jean Malaurie est d’ores et déjà un texte de référence dans les Athénées de la Péninsule. 1 Jean Malaurie, Terre Mère, Paris, CNRS Ed., 2008, pp.53-54.

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De la pierre à l’humain - Bulletin du Fonds polaire Jean Malaurie

Des pierres et des hommes Muriel BROT, CNRS/Université Paris-Sorbonne Le mythe de Pyrrha et Deucalion jetant des pierres par-dessus leurs épaules pour sauver l’espèce humaine du Déluge témoigne du lien immémorial, puissant et profond qui unit les hommes et les pierres. À en croire Ovide, hommes et femmes, enfants des pierres, auraient hérité de leur dureté et de leur force. Aussitôt […] ces pierres s’amollissent, semblent devenir flexibles, et revêtir une forme nouvelle : on les voit croître et s’allonger ; et, prenant une plus douce substance, elles offrent de l’homme une image encore informe et grossière, semblable au marbre sur lequel le ciseau n’a ébauché que les premiers traits d’une figure humaine. Les éléments humides et terrestres de ces pierres deviennent des chairs ; les parties plus solides et qui ne peuvent fléchir se convertissent en os ; ce qui était veine conserve et sa forme et son nom. Ainsi rapidement la puissance des dieux change en hommes les pierres lancées par Deucalion, et en femmes celles que jetait la main de Pyrrha. De là vient cette dureté qui caractérise notre race ; de là sa force pour soutenir les plus rudes travaux ; et l’homme atteste assez quelle fut son origine.1

L’étude scientifique de la Terre, des pierres et des sols, remonte aussi à l’Antiquité où naturalistes et philosophes s’interrogent sur la formation et les mouvements des terrains, sur l’érosion des côtes et des montagnes, sur les tremblements de terre et les éruptions volcaniques. Au quatrième siècle avant Jésus-Christ, premier ouvrage systématique consacré aux sciences de la Terre, Les Météorologiques d’Aristote étudient en détail les phénomènes climatiques et 1

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Ovide, Les Métamorphoses, I, 400.

géologiques. Au siècle suivant, le Traité sur les pierres de Théophraste présente les différentes variétés de roches, communes, fines ou précieuses, établit leur formation et leurs propriétés. Reprenant le sujet au premier siècle après Jésus-Christ, dans les livres XXXVI et XXXVII de son Histoire naturelle, Pline l’Ancien donne à son tour l’une des plus riches nomenclatures de pierres. Lues jusqu’au début du XIXe siècle, comme en témoignent les nombreuses rééditions commentées, les sommes d’Aristote, de Théophraste et de Pline l’Ancien ouvrirent la voie aux sciences de la Terre. Intendant du Jardin du Roi qui deviendra en 1793 le Muséum National d’Histoire Naturelle, membre de l’Académie des sciences et de l’Académie française, c’est sur le modèle de Pline l’Ancien que Georges-Louis Leclerc de Buffon élabora son Histoire naturelle, générale et particulière, avec la description du Cabinet du Roy, en trente-six volumes publiés de 1749 à 1789. Avant que la géologie, la minéralogie et la lithologie ne se constituent en sciences organisées dotées d’un programme ambitieux et d’une méthode rigoureuse, bien avant la publication en 1669 du De solido intra solidum naturaliter contento dissertationis prodromus du Danois Nicolas Sténon qui posa les bases fondamentales de la géologie en accordant à la question des strates sédimentaires une importance qu’elles n’avaient jamais eue, plusieurs savants du Moyen-Âge et de

Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon (1707-1788). Portrait dessiné par Lion et gravé par Amédée Geille. Collection des portraits de la bibliothèque centrale. © Muséum national d'histoire naturelle

Bernard de Fontenelle (1657-1757). Portrait dessiné par Nicolas Maurin et lithographié par Delpech. Collection des portraits de la bibliothèque centrale. © Muséum national d'histoire naturelle


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Carl von Linné (1707-1778). Portrait gravé par Pierre François Bertonnier en 1833 d’après une gravure de Charles Bervic datée de 1779, ellemême inspirée du tableau de Roslin de l’Académie royale de Stockholm. Collection des portraits de la bibliothèque centrale. © Muséum national d'histoire naturelle

la Renaissance se penchèrent sur l’apparition des pierres et l’origine des fossiles2. Considérant que les pierres se forment « à partir d’une boue visqueuse, par la chaleur du soleil, ou bien à partir de l’eau que coagule une vertu sèche et terrestre », Avicenne, philosophe perse du Xe siècle, décrit un processus de coagulation3. Reprise au cours des siècles par plusieurs savants et philosophes rationalistes, cette explication est également défendue aux XVIIe et XVIIIe siècles dans les travaux de l’Académie royale des sciences de Paris. Membre du Jardin du Roi, le chimiste Étienne-François Geoffroy démontre dans un mémoire d’août 1716 « que toutes les pierres ont été fluides, ou du moins dans la consistance d’une pâte fort molle » qui a ensuite durci4. Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, auteur d’une Histoire des oracles publiée en 1686 qui excluait des études d’histoire naturelle toutes les formes de pensée irrationnelle et se situait délibérément hors des théologies et métaphysiques traditionnelles, Bernard de Fontenelle admet le principe de la constitution des pierres par coagulation et conclut que « la surface de la Terre a été dans tous ces lieux, du moins jusqu’à une certaine profondeur, une vase, et une bourbe »5. Également au cœur des débats qui se déroulent de l’Antiquité au XVIIIe siècle, l’origine des fossiles suscitait de nombreuses questions, engendrait des thèses divergentes sources de controverses où s’opPour de plus amples développements, voir François Ellenberger, Histoire de la géologie, 2 vol., t. 1 : Des Anciens à la première moitié du XVIIe siècle, t. 2 : La grande éclosion et ses prémices, 1660-1810, Paris, Technique et Documentation Lavoisier, 1988 et 1994. 3 Cité par F. Ellenberger, Ibid., t. 1, p. 82. 4 Voir Arthur Birembaut, « Fontenelle et la géologie », Revue d’histoire des sciences, 1957, vol. 10, n° 4, p. 36. 5 Ibid. 2

Charles Marie de la Condamine (1701-1774). Portrait dessiné par Charles Nicolas Cochin en 1759 et gravé par Pierre Philippe Choffard en 1768. Collection des portraits de la bibliothèque centrale. © Muséum national d'histoire naturelle

posaient des savants aussi prestigieux que Léonard de Vinci et Bernard de Palissy, jusqu’à ce que Nicolas Sténon avance l’idée, révolutionnaire pour l’époque, que les fossiles étaient constitués des restes d’organismes vivants disparus. Pendant que les naturalistes traitent de la pétrification dans leurs ouvrages savants, dictionnaires et compilations entretiennent cette curiosité nouvelle en diffusant les résultats des recherches érudites. Publiant plusieurs articles et quelques planches de géologie, de lithologie et de minéralogie, conçus dans l’esprit rationaliste de Fontenelle et matérialiste du baron d’Holbach, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert contribue activement à la vulgarisation et au progrès des sciences de la Terre. Au XVIIe siècle, et plus encore au XVIIIe, l’intérêt des savants gagne les salons. Le public cultivé s’engoue pour les sciences de la Terre. Voyageurs, artistes et savants, rapportent des échantillons de pierres de leurs promenades et de leurs périples. Les pierres entrent dans les cabinets de curiosité des aristocrates. Femme de lettres passionnée par la lithologie et la conchyliologie, la comtesse de Verteillac (1689-1751) réunit une magnifique collection de pétrifications qui fait l’admiration des dilettantes et des experts. Le goût pour les pierres s’intensifie dans la seconde moitié du XVIIIe siècle lorsque de célèbres chimistes ouvrent des cours de minéralogie où se presse la meilleure société parisienne. Les amateurs de pierres, de glèbe et de concrétions qui suivent ces cours se rendent aussi sur le terrain, guidés par de prestigieux savants qui organisent des promenades géologiques et lithologiques dans 7


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Antoine-Laurent de Jussieu (17481836). Portrait dessiné par Marguerite Cassan, dite Sylvany. Collection des portraits de la bibliothèque centrale. © Muséum national d'histoire naturelle

Paul Gaimard (1793-1858). Portrait lithographié d’après nature par Emile Lassalle en 1839 et imprimé par Coulon. Collection des portraits de la bibliothèque centrale. © Muséum national d'histoire naturelle

la campagne parisienne ou dans d’autres régions de France. La plupart de ces personnalités essentielles dans le développement de la géologie française sont d’éminents professeurs du Jardin du Roi. C’est le cas d’Étienne-François Geoffroy et de Buffon, mais aussi du botaniste Antoine de Jussieu, spécialiste des fossiles, et du chimiste Guillaume-François Rouelle qui dispensa l’un des premiers cours de géologie consacré à la structure de la Terre6. Les grandes explorations géodésiques du XVIIIe siècle accordent elles aussi de plus en plus d’importance au règne minéral. Chargées d’établir la forme de la planète, de déterminer si elle est ronde comme une sphère parfaite, oblongue comme un citron ou aplatie aux pôles comme une mandarine, les expéditions de Charles-Marie de La Condamine en Équateur et de Pierre-Louis Moreau de Maupertuis en Laponie s’attachent aux roches et aux reliefs. D’une manière générale, les pierres et les sols deviennent, avec la neige et la glace, l’un des principaux centres d’intérêt des études arctiques. Fascinés par les secrets et les vertus des pierres, soucieux d’en tirer des informations capitales pour la connaissance du Nord et de la Terre, les explorateurs les observent sur le terrain ou les emportent pour les analyser, pleins d’espoir et de curiosité, parfois de convoitise. Dirigeant de 1576 à 1578 trois expéditions dans l’extrême Nord canadien à la recherche du passage du NordOuest, l’Anglais Martin Frobisher rapporta des tonnes de pierres noires qu’il croyait aurifères et 6 Voir Jean Gaudant, Guillaume-François Rouelle (1703-1770), précurseur d’un enseignement géologique en France, Paris, Académie des sciences, 2004, 98 p.

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qui n’étaient que des pyrites sans valeur. Dans des notes prises lors d’un voyage en Scandinavie, réalisé en 1732 et dévolu à l’étude des trois règnes, le botaniste suédois Carl von Linné dessine et décrit les pierres et les sols, quelquefois à la lumière des théories de la Terre : la présence d’une certaine argile violette le conforte par exemple dans l’idée que la mer a jadis envahi le territoire7. C’est dans le même esprit de découverte et d’inventaire que l’astronome français Jean Chappe d’Auteroche inclut des « Observations minéralogiques » dans son Voyage en Sibérie, fait par ordre du Roi en 1761, publié en 1768. Conçu dans l’esprit scientifique, commercial et politique de la cartographie géologique initiée dans les années 1740 par Jean-Étienne Guettard8, ce chapitre indique la composition des sols sibériens et s’attache particulièrement à leurs richesses afin de localiser d’éventuelles mines exploitables. Les explorations scientifiques et les expéditions lancées aux XVIIIe et XIXe siècles à la recherche des passages du Nord-Est et du Nord-Ouest contribuèrent également aux études géologiques9. En 1824-1825, William Edward Parry rapporte au professeur Jameson d’Edimbourg une série d’échantillons de roches fondamentale pour l’analyse des terres arctiques10. Mandaté en 1773 par la Royal SoCarl von Linné, Voyage en Laponie, édité par Paul-Armand Gette et Turid Wadstein-Gette, Paris, La Différence, 2002, p. 63. 8 Jean Chappe d’Auteroche le mentionne dans la préface de son ouvrage, Paris, Debure, 1768, t. 1, p. V. Voir Jean-Etienne Guettard, « Mémoire et carte minéralogique sur la nature des terrains qui traversent la France et l’Angleterre », Mémoires de l’Académie royale des sciences, 1746, p. 363-392, pl. 3132. 9 Sur la recherche des routes maritimes du Nord et l’exploration de la région du Spitzberg, voir Muriel Brot, Destination Arctique. Sur la représentation des glaces polaires du XVIe au XIXe siècle, Préface de Jean Malaurie, Paris, Hermann, 2015. 7


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ciety de Londres pour diriger l’une des premières navigations arctiques purement scientifiques, le capitaine Constantine John Phipps décrit la forme des rochers et des pierres du Spitzberg, recourt à la chimie pour déterminer leur composition. Il évoque notamment la présence d’une « espèce de marbre qui se dissolvait aisément par l’acide marin », ancien nom de l’acide chlorhydrique11. Commanditées par le roi Louis-Philippe, dirigées par le naturaliste et médecin naval Paul Gaimard, accomplies de 1838 à 1840 par les membres de la Commission scientifique du Nord à bord de la corvette La Recherche, trois expéditions françaises furent chargées d’une investigation encyclopédique de l’Arctique. Physique générale, géologie et minéralogie, zoologie, botanique et agriculture, ethnologie et médecine, leur ambitieux programme fut confié à une équipe de spécialistes capables de rendre compte de leurs observations. Chargé de la géologie et de la minéralogie, le médecin Charles Frédéric Martins publie à son retour une étude sur la forme et la position des blocs de pierre dispersés sur les pentes des glaciers du Spitzberg12. Chose exceptionnelle en 1839, le capitaine de La Recherche accepta la présence d’une femme à son bord. Romancière et essayiste, amie de Victor Hugo, fiancée à François-Auguste Biard, peintre officiel de l’expédition, Léonie Thévenot d’Aunet (1820-1879) fut la première femme française qui Archives des découvertes et des inventions nouvelles faites dans les sciences, les arts et les manufactures, tant en France que dans les pays étrangers, Paris, Treuttel et Würtz, 1828, p. 12. 11 Constantine John Phipps, Voyage au pôle boréal, fait en 1773, par ordre du roi d’Angleterre, Paris, Saillant et Nyons, 1775, p. 27, 68. 12 Charles Frédéric Martins, Observations sur les glaciers du Spitzberg comparés à ceux de la Suisse et de la 10

franchit le cercle polaire et foula le sol arctique. Publié en 1855, son Voyage d’une femme au Spitzberg témoigne d’un double regard, savant et poétique, sur les pierres. Femme de lettres, Léonie d’Aunet suivait de près les recherches scientifiques de ses compagnons. Elle les mentionne souvent et il arrive qu’elle s’en inspire. Circulant sur une route si « mal dallée » qu’elle n’est en fait qu’un sol « couvert de larges pierres grises, plates et s’enlevant par lames comme l’ardoise », elle commente la stratification en scientifique. Quand on rencontrait une inclinaison du terrain, les larges pierres s’appuyaient les unes aux autres par couches horizontales, imitant un vaste escalier : ce devait être le lit de quelque torrent disparu.13

Le ton change, l’imagination chasse la science, lorsque Léonie d’Aunet s’enfonce dans le nord de la Norvège, « espèce d’enfer glacé » source d’un « indicible effroi »14, et voit pour la première fois « ces énormes montagnes des grandes chaînes du globe ». Peignant d’un même trait le paysage et ses émotions, sa terreur et son mysticisme, son évocation dit la brièveté et la fragilité de la vie humaine confrontée à la désertique immensité du temps et de l’espace. C’est quelque chose d’effrayant, de regarder d’aussi près une de ces énormes montagnes des grandes chaînes du globe ; […] partout des pierres aiguës et noires, détachées des cimes, gisent pêle-mêle sur la pente, comme tenues en équilibre et prêtes à recommencer leur course au moindre ébranlement ; en haut la neige inaccessible, au milieu les rochers infranchissables, en bas l’abîme insondable ! Pas un brin Norvège, Bibliothèque universelle de Genève, juillet 1840, p. 17-21. 13 Léonie d’Aunet, Voyage d’une femme au Spitzberg, Paris, Hachette, 1855, p. 230-231. 14 Ibid., p. 81, 79. 15 Ibid., p. 85-86.

Léonie Biard, née Thévenot d’Aunet (1820-1879). Huile sur toile de François-Auguste Biard. Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

d’herbe, pas une fleur, pas un oiseau ; rien qu’un lichen pierreux, sorte de gale qui ronge lentement le granit ; rien que le bruit du vent qui pleure et les grondements des torrents. On se figure ainsi les lieux bouleversés par le souffle de la malédiction divine, où l’ange de la Vengeance poursuit l’ombre criminelle de Caïn.15

Signe de la chute de l’homme et de la punition divine, l’aridité des pierres symbolise la solitude du pécheur. Comme ses contemporains, Léonie d’Aunet explore deux types de rapports à la nature, opposés mais conciliables : une observation conduite dans un esprit laïque et rationnel dégagé de toute immanence, une immersion romantique débouchant sur une rêverie lyrique empreinte de spiritualité. Deux types de relations parmi d’autres qui illustrent la longue et riche histoire des pierres et des hommes.

Muriel BROT 9


De la pierre à l’humain - Bulletin du Fonds polaire Jean Malaurie

Jean Malaurie. Géologue inspiré et revêur de pierres Quelques citations de l’œuvre malaurienne introduites et choisies par Giulia Bogliolo Bruna

Dans le sillon de Geoffroy Saint-Hilaire, Jean Malaurie s’interroge sur le “projet caché” qui ordonne la Nature. Il ressent l’urgence intellectuelle d’élargir son spectre d’analyse par l’étude des minéraux :

c’est par la pierre qu’il fallait commencer mes recherches, et qu’il y a dans la pierre un élément actif de la cosmogénèse et qui sait ? de l’homogenèse […] Et c’est en astrologue renversé que j’ai entrepris un itinéraire anthropogéographique singulier, commençant par les éboulis »1.

« Avant de rencontrer Sakaeunnguaq, au cours de mes premières études de géographie physique, j’avais été, moi aussi, fasciné par l’univers minéral, cristallin, par ces corps de matière inorganique amorphe, constitutifs de l’écorce terrestre ; c’est la raison pour laquelle j’ai commencé mes classes de géomorphologue en 1945, par des études de pétrographie, avec mon bon vieux maître, Jacques Bourcart, à la faculté des sciences de l’université de Paris, au laboratoire de géologie dynamique et géographie physique. […] Je pressentais que

Ainsi, au laboratoire de pétrographie de la Faculté des Sciences, Malaurie s’attache à explorer, au microscope, la structure interne des minéraux pour dévoiler, selon ses propres termes, l’“essence de la roche” : « [...] Je me voulais naturaliste. […] L’analyse des processus s’avérait la voie décisive ; celle de l’ouverture à de nouvelles problématiques. La pierre ne ment pas »2.

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Jean Malaurie, L’Allée des Baleines, Paris, Arthème Fayard, Éditions Mille et Une Nuits, 2003, p.21. 2 Jean Malaurie, Hummocks 1*. De la pierre à l’homme avec les Inuit de Thulé, Paris, Pocket-Plon, 2003, p.34. 1


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mes cheminements pas à pas avec mes bottes dont la semelle en peau de phoque épousant le moindre plissement du dos vivant de cette Nuna glacée mais sensible m’ont intégré à des rythmes, des souffles, des odeurs, des touchers inconnus, en un mot [...] ouvert à une autre manière de penser »5. Seul « l’œil du géologue inspiré ou du poète présocratique »6 peut saisir l’ordre complexe et précaire du minéral, le mystère de la matière - mysterium fascinans - là où, dans un jeu de correspondances secrètes, le micro et le macrocosme dialoguent dans la plénitude de l’être... Philosophes de la Nature, les Inuit traditionnels épousent une écosophie inspirée qui célère les équilibres de la matière : « je découvrais peu à peu que la pierre, ses canicules, ses labyrinthes, son eau “géologique”, vieille de plusieurs millions d’années [...] étaient à la base même de la religion chamanique »7. « Rêveur de pierre, je me suis plié à cette discipline géomorphologique qui, par le levé de la carte, l’observation détaillée, les mesures précises avec des palmers, des thermomètres, des baromètres anéroïdes, m’a permis de percevoir l’écosystème de la matière ; puis de réfléchir aux lois de l’évolution »3. Ravi par la beauté mystérieuse et mystique du Grand Nord, univers de pierre et de glace, qui l’aimante, Jean Malaurie s’adonne aux béances éphémères d’une contemplation émerveillée de la Nature, dont il cherche à saisir l’ordre caché. Le regard autoptique du scientifique mesure, ordonne et enregistre les données matérielles de ce milieu en perpétuelle transformation. Le géographe s’enivre d’espace, l’historien de la Nature brasse des millions d’années4. Ainsi interroge-t-il les équilibres arctiques, et, suivant l’approche bachelardienne, rêve-t-il la matière : « Avant de songer, il faut aussi [...] beaucoup étudier. Et la rêverie intérieure, rappelle-t-il, se poursuit, ressourcée, impulsée par les intuitions de pensées parentes. Mes itinéraires dans les canicules et les labyrinthes des pierres [...] mes transcriptions à plat des nervures de la terre,

« Ainsi a commencé le monde, après que la mer [...] se fut retirée. Il y a une énergie, une force, qui de cette poignée de sable, narre Sakaeunnguak à Malaurie, a fait une pierre ». « Ujaraq : la pierre. Qaaqanguak : les roches. Tuapait : les galets, le gravier. Marraq : l’argile. Issuq : la tourbe. Sioraq : le sable [...] Nuna : la terre. […] Ces pierres arrachées à la masse […] vont jouer un rôle si décisif dans mes réflexions qu’elles vont les construire. Ma dialectique ultérieure d’anthropogéographe homme/nature, nature naturante, homme naturé, reposera sur ces quinze premières années de familiarité avec les études pétrographiques et géodynamiques précises. Quand elle se détache de la rochemère et commence son histoire nomade, la pierre est à la recherche d’identités précaires qu’elle atteint à des seuils d’équilibre, fonction du climat ambiant et naturellement de sa résistance mécanique particulière […] J’anthropologise la pierre et ce sera le fil directeur de ma pensée, à la recherche de la psychologie cognitive inuit de l’environnement »8.

Jean Malaurie, 2 **. Tchoukotka, Sibérie. Aux origines mythiques des Inuit, édition, revue et augmentée, Terre Humaine Poche, Paris, Pocket Plon, 2003, p. 527. 6 Michel Onfray, Esthétique du Pôle Nord, Paris, Grasset, 2002, p.20. 7 Jean Malaurie, Terre Mère, Paris, CNRS Ed., 2008, pp.33-34. 8 Jean Malaurie, Hummocks 1*, De la pierre à l’homme avec les Inuit de Thulé, Paris, Pocket-Plon, 2003, p.54-55. 5

Jean Malaurie, « Discours au Sénat : Clôture de la IVe Année polaire internationale », in Rayonnement du C.N.R.S., Bulletin de l’Association des Anciens et des Amis du CNRS, n°53, février 2010, p. 32. 4 D’après Giulia Bogliolo Bruna, Jean Malaurie : une énergie créatrice, Paris, Armand Colin, 2012. Traduction italienne: Giulia Bogliolo Bruna, Equilibri artici. L’umanesimo ecologico di Jean Malaurie, Roma, CiSU, 2016. 3

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De la pierre à l’humain - Bulletin du Fonds polaire Jean Malaurie

Mémoire lithique : le merveilleux univers des minéraux Muséum d’Histoire Naturelle, Galerie de Minéralogie et de Géologie du Muséum, Trésors de la Terre. La Galerie de Minéralogie et de Géologie du Muséum accueille sur un espace entièrement rénové de 250 m2, l’éblouissante exposition « Trésors de la Terre », à la fois esthétique et pédagogique, qui explore les secrets du règne des minéraux dont elle éclaire la genèse, la structure et les propriétés. La vitrine « Caillois » introduit le visiteur dans l’univers lyrique des « pierres curieuses » aux anomalies formelles, aux bizarreries de dessin ou de couleur que le grand écrivain et académicien collectionna à partir des années 1950. Le regard du poète investit l’imaginaire de la pierre dont il interroge et s’efforce de décrypter l’écriture : les Agates paradoxales « L’œil bleu », « Oiseau naissant », « Calligraphie », la plaque de Grès et Bélemnites « Entrée dans la vie » ou encore le Septaria « Monstre décharné »… Le parcours muséographique serpente autour de huit aires thématiques qui per mettent une appréhension multidisciplinaire du merveilleux royaume des minéraux, « alcôves » ouvertes sur la « caravane » des magnifiques cristaux géants qui émergent, ivres de lumière, d’un espace central. L’exposition présente une sélection de 600 spécimens d’une rare beauté, dont 18 cristaux géants de la collection d’Ilia Deleff, « ces amas d’étoiles », selon la poétique image de Gaston Bachelard, qui furent acquis par le Muséum en 1982. Ce qui per met au visiteur, tour à tour, de découvrir les processus physico-chimiques de for mation des minéraux et leurs dynamiques métamorphiques et de contempler leur euphorique variété chromatique et leur époustouflant polymorphisme. La scénographie à la fois sobre et immersive met en valeur ces merveilles de la Nature. L’approche rigoureusement scientifique se place au service d’un dessein pédagogique qui s’appuie sur tout un riche apparat multimédia et des dispositifs didactiques interactifs. Le regard émerveillé du visiteur est aimanté par la surprenante variété des naturalia tels un béryl bleu des mers du sud venant de Madagascar ou un buisson d’or natif.

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Buisson d’or (Or natif et quartz). Mécénat du groupe Total ©MNHN, Bernard Faye.

Orpiment. Mécénat du Groupe Total ©MNHN, Bernard Faye.


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Parmi les bijoux historiques de la collection muséale qui sont exposés figurent des chefs-d’œuvre ayant appartenu à la reine Marie-Antoinette ou encore à l’impératrice Marie-Louise. Un théâtre optique évoque l’aventure rocambolesque du grand diamant bleu de Louis XIV, dit le Bleu de France qui fut volé à la Révolution. Les minéralogistes du Muséum ont prouvé qu’il avait été retaillé pour devenir le célèbre Hope, du nom de la famille, qui en fut propriétaire, et actuellement conservé à la Smithsonian Institution de Washington. Acheté par Mazarin en 1668, le plateau de table en marbre noir des Flandres (anciennes collections Médicis, Barberini, Louis XIV) est un objet d’un exquis raffinement. Ce fleuron de la marqueterie florentine a été réalisé avec des pierres ornementales semi-précieuses (jaspe, agate, calcédoine quartz, lapis-lazuli…) dont les sujets végétaux sont chargés de savantes valences allégoriques. En son centre, la grenade symbolise la fertilité et la persévérance de la famille des Médicis. Entre terre et ciel, une trentaine de météorites qui ont parcouru les espaces sidéraux, sont exposées dans la dernière « alcôve » et notamment Orgueil, qui a servi pour l’étude de la composition chimique du Système solaire ou Canyon Diablo qui s’est écrasé sur la surface terrestre il y 49 000 ans formant le premier cratère d’impact identifié sur notre Planète et dont les fragments étaient utilisés par les Amérindiens comme source de fer météoritique. Archive mémorielle des Origines, ces « éclats d’étoiles », que la main de l’homme n’a pas encore profanés1, narrent l’odyssée lithique de notre univers et offrent à la vue le miroitement d’une éternité incarnée…

Météorite Orgueil. ©MNHN, Bernard Faye.

Agate Onyx dite Calligraphie, Collection Caillois. ©MNHN, Bernard Faye.

Giulia BOGLIOLO BRUNA

1 « En levant ton ciseau sur la pierre, tu la rendrais profane», Exode, 20, 25 (Deutéronome, 27, 5 ; 1 Rois, 6, 7).

Quartz agate dite Oiseau naissant, Collection Caillois. ©MNHN, Bernard Faye. 13


De la pierre à l’humain - Bulletin du Fonds polaire Jean Malaurie

Casser des cailloux pour faire parler les glaciers Marie CHENET, Melody BIETTE, Vincent JOMELLI, CNRS LGP Meudon.

Les glaciers sont des indicateurs climatiques majeurs des milieux froids. L’enjeu de nombreuses recherches en milieu froid est donc de reconstituer les fluctuations glaciaires passées afin de mieux renseigner et comprendre les variations climatiques locales passées. Au Groenland, les données des carottages glaciaires effectuées au centre de l’inlandsis (notamment NGRIP) indiquent une période de réchauffement des températures entre 950 et 1250 ap. JC appelée Optimum Climatique Médiéval (OCM). Pourtant, des recherches récentes menées sur l’île de Disko, sur la marge occidentale du Groenland, ont révélé une extension im-

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portante des glaciers au cours de l’OCM (Young et al., 2015 ; Jomelli et al., 2016), liée à des températures plus basses d’environ -1,5°C par rapport aux températures actuelles (Biette et al., 2018). La reconstitution des conditions climatiques pour la période de l’OCM est un enjeu scientifique majeur au Groenland puisqu’elle pose la question des conditions environnementales de la colonisation viking vers l’an mille dans le sud du Groenland. Les résultats contradictoires fournis par les carottages de glace et les extensions glaciaires passées à l’ouest du Groenland suggèrent donc que le Groenland a pu connaître de fortes disparités climatiques régionales lors de

l’Optimum Climatique Médiéval. Pour mettre en évidence cette disparité, une équipe de chercheurs tente de reconstituer les variations glaciaires et les changements climatiques associés en plusieurs points du Groenland (Fig. 1). La reconstitution des variations glaciaires passe par la cartographie et la datation des moraines, ces amas de pierres accumulés par les glaciers. Une moraine se construit pendant les périodes d’extension des glaciers, pendant les périodes les plus froides et humides, et se stabilise au moment de la rétractation des glaciers, quand le climat se réchauffe. Dater la stabilisation d’une moraine, c’est donc dater


Carnets de recherche

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Figure 1 .Carte de localisation des secteurs d'étude.

une période de transition climatique, le passage d’une période d’extension à une période de rétraction glaciaire. Pour ce faire, le travail du chercheur sur le terrain consiste d’abord à cartographier à l’aide d’un GPS les moraines afin de spatialiser les positions passées et les altitudes des fronts glaciaires lors des périodes les plus froides. La tâche est parfois ardue car si le glacier forme de beaux cordons morainiques circulaires au moment de son extension maximale, avec le temps, ces cordons morainiques vont se démanteler sous l’effet combiné des écoulements issus de la fonte du glacier, du ruissellement des précipitations atmosphériques, voir

des dynamiques de versant (chute de blocs, avalanches, laves torrentielles). Une fois les moraines cartographiées, les chercheurs sélectionnent des blocs rocheux susceptibles d’avoir été exposés au rayonnement solaire depuis la stabilisation de la moraine, en vue de datations cosmogéniques (voir encadré). Le chercheur privilégiera donc les blocs de grosse taille situés au sommet de la moraine. Il prélève alors un échantillon rocheux d’1 kg environ à l’aide d’un marteau et d’un burin. Parallèlement, il note des informations connexes : altitudes et coordonnées géographique du bloc à l’aide d’un GPS, taille du bloc et de l’échantillon, écrantage du bloc (mesure de la position de l’horizon

en plusieurs points cardinaux pour estimer l’effet d’ombrage du relief sur le bloc). Pour une datation fiable d’une moraine, il faut échantillonner au minimum 5 blocs afin de limiter les effets d’héritage qui pourraient fausser les résultats de la datation. Les échantillons rocheux sont ensuite analysés en laboratoire (voir encadré). Les conditions de températures et de précipitations associées à la stabilisation des moraines seront ensuite reconstituées à partir d’un modèle glaciologique (forcé par des paramètres climatiques actuels locaux et régionaux) couplé à une routine simulant l’écoulement passé de la glace (fondée sur la reconstitution en 3D du paléo-glacier selon la position des moraines associées). Ce

Photographie 1 (page précédente) : Echantillonnage de blocs morainiques dans la vallée de Tasîlaq (Sud-Est du Groenland) en vue de datations cosmogéniques. Travaux menés par une équipe du Laboratoire de Géographie Physique de Meudon (Mélody Biette, Vincent Jomelli et Marie Chenet) sur les fluctuations glaciaires du dernier millénaire au Groenland (Cliché : Marie Chenet, août 2017). 15


De la pierre à l’humain - Bulletin du Fonds polaire Jean Malaurie

Comment date-t-on la stabilisation d’une moraine ? En mesurant depuis combien de temps un bloc de pierre est exposé de façon stable au rayonnement solaire. Ceci se mesure par la concentration d’isotope cosmogénique dans un échantillon rocheux. Un isotope cosmogénique se développe dans un élément cible (ici le quartz) qui a subi une transformation chimique par accumulation du rayonnement solaire. Le quartz va ainsi produire une certaine quantité de Be10 quand il est exposé au rayonnement solaire. Il est possible, en laboratoire de chimie, d’extraire le Be10 d’un échantillon rocheux en séparant et dissolvant les autres matériaux. La quantité de Be10 est ensuite mesurée grâce à un accélérateur de masse, sa concentration permettra d’évaluer le temps depuis lequel un échantillon rocheux est stable et exposé de façon durable au rayonnement solaire.

type de modèle permet de proposer des couples de précipitations et de températures correspondant à l’extension passée des glaciers mesurée sur le terrain.

prendre la stratégie de colonisation des Vikings sur la côte sud et ouest du Groenland et les conditions climatiques dans lesquelles elle s’est déroulée.

Le travail d’échantillonnage est mené depuis plusieurs années par des membres de l’équipe Cryosphère du Laboratoire de Géographie Physique de Meudon (UMR 8591). La dernière mission d’échantillonnage a eu lieu l’été dernier (août 2017) sur les sites de Zackenberg et de Kulusuk (photo 1). L’analyse des échantillons en laboratoire est en cours. Bientôt, les échantillons rocheux délivreront leurs secrets de mise en place et permettront de mieux com-

Bibliograhie Biette M., Jomelli V., Favier V., Chenet M., Agosta C., Fettweis X., Ho Tong Minh D., Ose K., 2018. Estimation des températures au début du dernier millénaire dans l’ouest du Groenland : résultats préliminaires issus de l’application d’un modèle glaciologique de type degré-jour sur le glacier du Lyngmarksbræen. Géomorphologie : relief, processus, environnement, vol. 24, 1. doi: 10.4000/geomorphologie.11977

Jomelli V., Lane T., Favier V., Masson-Delmotte V., Swingedouw D., Rinterknecht V., Schimmelpfennig I., Brunstein D., Verfaillie D., Adamson K., Leanni L., Mokadem F., ASTER Team, 2016. Paradoxical cold conditions during the medieval climate anomaly in the Western Arctic. Scientific Reports 6, 32984. doi:10.1038/srep32984 Young N.E., Schweinsberg A.D., Briner J.P., Schaefer J. M., 2015. Glacier maxima in Baffin Bay during the Medieval Warm Period coeval with Norse settlement. Science Advances 1. doi:10.1126/ sciadv.1500806

page suivante : Photographie 1 : Vue aérienne oblique de la rive nord de la presqu’île de Brøgger (Spitsberg) montrant la succession des deltas progradants connectés au réseau hydrographique alimenté par le retrait des glaciers, et leurs panaches sédimentaires arrivant dans les eaux du Kongsfjorden (Cliché : D. Mercier, 18 août 2016). 16


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Les littoraux de la rive sud du Kongsfjorden (Spitsberg) face aux changements climatiques Denis MERCIER, Professeur à Sorbonne Université, laboratoire ENeC (CNRS – UMR 8185). Un nouveau programme de recherche intitulé « Coasts under Climate Change in Kongsfjorden (C3) » est soutenu par l’Institut polaire f r a n ç a i s   P a u l - E m i l e   V i c t o r (IPEV) depuis 2016 (Pr. 1172). Il réunit Agnès Baltzer et Marine Bourriquen de l’université de Nantes, Stéphane Costa de l’université de Caen, tous les trois membres du laboratoire LETG (CNRS - UMR 6554), Jérôme Fournier, chercheur au Muséum

National d’Histoire Naturelle (CNRS - UMR 7208 BOREA) et Denis Mercier de l’université Paris-Sorbonne (CNRS - UMR 8185 ENeC). Cette équipe de recherche souhaite comprendre le rôle des changements climatiques contemporains dans l’évolution actuelle des littoraux des milieux polaires. Le réchauffement climatique enregistré dans l’Arctique a-t-il une influence sur

les dynamiques des littoraux ? La réponse des littoraux estelle la même selon les types d’environnements côtiers ? Pour répondre à ces questions, trois sites ont été sélectionnés sur la presqu’île de Brøgger, baignée par les eaux du Kongsfjorden, au Spitsberg nord-occidental sur l’archipel du Svalbard (78°55’N – 12°10’E). De 1969 à 2016, la station de Ny Ålesund a enregistrée une augmentation de

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De la pierre à l’humain - Bulletin du Fonds polaire Jean Malaurie

4°C de sa température moyenne annuelle, accompagnée d’une augmentation du volume annuel des précipitations de 190 mm. Le premier site retenu correspond à un littoral meuble deltaïque connecté à des petits bassins-versants partiellement englacés (Photo 1). Le deuxième correspond à une ancienne moraine latérale du glacier Kongsvegen, abandonnée depuis son retrait dans les années 1950. Le dernier type d’environnement côtier correspond à des falaises vives ou mortes sur les sites de Stuphallet, Botnbreen, Gåsebu, ou proches de la base française Jean Corbel. Les méthodes utilisées divergent selon les environnements et donnent des résultats contrastés. Grâce à l’étude des photographies aériennes verticales, et des levées de terrain au DGPS le long du trait de côte (photo 2), le

Photographie 2 : Mesures de la position du trait de côte instantané et de la granulométrie des dépôts meubles sur la rive nord de la presqu'île de Brøgger (Cliché : D. Mercier, 15 août 2016). 18

littoral meuble deltaïque montre une tendance globale à la progradation (avancée) des deltas de 1 à 4 m par an sur la période 19662016, notamment pour les deltas connectés aux rivières alimentées par le retrait des glaciers Lovenbreen, qui ont vu leur front reculer de 1 à 1,2 km depuis le début du XXe siècle. Au droit de ces zones littorales progradantes, des deltas sous-marins se forment, dont la progression de 2011 à 2017 a pu être cartographiée par l’utilisation d’un sonar acoustique. L’évolution des falaises meubles taillées dans la moraine du Kongsvegen est étudiée en utilisant la photogrammétrie et une caméra thermique, et montre un rôle majeur joué par la fonte de la glace morte à l’intérieur du dépôt meuble, générant du ravinement et des glissements.

Le recul des falaises, vives et mortes, taillées dans les roches carbonatées et/ou gréseuses a été analysé par photo-interprétation, photogrammétrie (reconstruction en 3D), par l’usage de la caméra thermique et d’un marteau Schmidt. L’analyse du rôle respectif des données structurales, des héritages et des processus actuels, continentaux et marins, donne des résultats contrastés. Cette étude permet de montrer l’importance des changements climatiques dans la métamorphose des paysages polaires, qui passent en quelques décennies d’une évolution guidée par les dynamiques glaciaires, à des évolutions sous le joug des dynamiques paraglaciaires.

Denis MERCIER


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Etude des dynamiques de pente au Nunavik Armelle DECAULNE, Chercheur CNRS, LETG (CNRS – UMR 6554), Nantes, France Depuis l’été 2015, l’équipe de recherche composée de partenaires français (laboratoire CNRS LETG-Nantes – Armelle Decaulne) et canadiens (Centre d’études nordiques, Université Laval – Najat Bhiry et collaborateurs) étudie les versants du Nunavik (Figure 1) afin de caractériser les dépôts de pente et les dynamiques à l’origine de la mise en place de ces dépôts et de leur remobilisation depuis la déglaciation, il y a 6000 à 5000 BP. En effet, très peu d’études se sont intéressées aux processus gravitaires au Nunavik, où les recherches portent le plus souvent sur la dégradation du pergélisol, la reconnaissance

des étapes de la déglaciation, les dynamiques écologiques ou celle des glaces marines. Or ces territoires présentent des dénivelés suffisants pour le développement de dépôts de versant dans une ambiance périglaciaire prononcée. Trois missions de terrain ont permis de mettre en valeur le rôle des chutes de pierre dans l’édification des éboulis sur la face externe des îles centrales du basin occidental du lac à l’Eau-Claire, dorénavant baptisé du nom cri Wiyâshâkimî. Les observations du couvert végétal sur les dépôts de pente démontrent leur caractère hérité, en particulier dans les zones basses ; si le rôle de la cryoclastie est attes-

té dans le recul actuel des parois sommitales sous l’effet des chutes de pierre, d’autres dynamiques de pente sont à l’origine de la remobilisation des débris et de leur transfert vers les basses pentes. Les avalanches de neige sont en particulier susceptibles de telles remobilisations, et attestées par la tendance distale à la concavité des profils de pente, tandis que les parties hautes demeurent légèrement convexes, soulignant un apport supérieur à la redistribution des débris, et les parties intermédiaires rectilignes. Deux missions de terrain ont investi la vallée Tasiapik, qui relie la communauté d’Umiujak au lac Tasiujak (anciennement

Figure 1 : Quelques vues des différents sites du Nunavik où les dépôts de versants et dynamiques associées sont étudiés (Clichés : Armelle Decaulne). 19


Carnets de recherche lac Guillaume-Delisle) : la vallée est marquée par une intense activité de pente, à la fois héritée et actuelle. Les versants, présentant des dénivelées de 20 à 250 mètres, sont composés de talus et cônes polygéniques développés à la base de parois plus ou moins hautes. Ici, les processus de pente représentent une menace directe pour la circulation sur la route qui longe la partie occidentale de la vallée. Les chutes de pierre isolées et éboulement, ainsi que les avalanches, ont été identifiées comme processus majoritaires actuellement actifs. Enfin, les versants de la vallée de Kangiqsualujjuaq (George River), abritant la communauté du même nom, ont été observés afin de dé-

terminer la nature des processus menaçants pour la communauté qui a été touchée en 1999 par une avalanche mortelle. Il apparaît très clairement que les avalanches de neige sont favorisées par une zone-source très étendue en face ouest, malgré des altitudes et des dénivelés particulièrement modestes ; les chutes de blocs sont également fréquentes. Les travaux en cours visent à mettre en lumière non seulement les processus et les relais de processus à différentes échelles spatiales et temporelles, mais également à déterminer leurs longueurs de parcours, leur fréquence et leurs modes de déclenchement.

Ces recherches bénéficient du soutien des communautés dans lesquelles elles ont lieu, des autorités du parc national Tursujuq dans lequel se trouve le lac Wiyâshâkimî, de l’Observatoire Hommes-Milieux Nunavik-Tukisik (au sein du LabEx DRIIHM), de l’Institut Polaire Français Paul-Emile Victor (IPEV) et participe à la formation des étudiants au baccalauréat et à la maîtrise de Géographie au Québec (3ème et 4ème années), et en Master de Géographie en France (4ème et 5ème années). Armelle DECAULNE

Le bourkhanisme chez les autochtones de la République de l’Altaï Clément JACQUEMOUD, docteur de l’École Pratique des Hautes Études, Laboratoire Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL, EPHE-CNRS UMR 8582). La République de l’Altaï est un petit territoire montagneux situé en Fédération de Russie, aux confins de la Sibérie méridionale, à la frontière du Kazakhstan, de la Chine et de la Mongolie. Son relief surprend par sa diversité : en allant vers le sud, les collines boisées laissent place à des vallées encaissées, puis à des pics vertigineux recouverts de neiges éternelles, qui s’ouvrent enfin sur de vastes zones de steppe d’altitude, prémices du relief dénudé mongol. Des nombreux glaciers jaillissent les rivières qui formeront l’Ob, l’un des grands fleuves sibériens, qui remontera vers le nord et se jettera dans l’océan Glacial arctique. Le climat y est varié, et sa rudesse hivernale fait que certaines zones sont considérées comme relevant des territoires du

Grand Nord de la Fédération de Russie1. Les autochtones altaïens2 constituent environ le tiers des 217 000 habitants de la république où les Russes, arrivés massivement à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, sont aujourd’hui majoritaires. On rencontre également quelques Kazakhs vivant non loin de la frontière mongole. Peu avant la période soviétique, les autochtones altaïens ont développé un mouvement religieux millénariste et messianique de grande ampleur. Nommé bourkhanisme dans l’ethnographie russe (du nom de la divinité suprême nouvellement vénérée Bourkhan3), il porte le nom vernaculaire d’Ak Tiang («  manière de faire blanche  »). Cette dénomination entend opposer clairement les pratiques exécu-

tées au sein du mouvement à celles alors en vigueur dans la région : en effet, les chamanes (en altaïen kam) sont accusés de ne pouvoir contrer l’évangélisation des missionnaires orthodoxes et la mainmise sur la terre par les nouveaux arrivants de Russie. L’analyse des rituels bourkhanistes met en évidence le dialogue qui s’est instauré entre les divers courants religieux présents dans la région à cette époque (chamanisme, christianisme orthodoxe et bouddhisme) : une tendance au monothéisme se fait jour, un clergé est mis en place avec à sa tête des « prêtres » (en altaïen tiarlyktchy) chargés du bon déroulement du culte, des artefacts issus du bouddhisme prennent un sens nouveau et des pratiques rituelles sont réinterprétées. L’Altaï est lui-même


Numéro 1 - Printemps 2018 Les participants au rituel du «Rameau vert» font des offrandes dans les bûchers du site cultuel (Elo, République de l'Altaï). Cliché : Clément Jacquemoud, mai 2014.

perçu comme un paradis au sein duquel Bourkhan va apparaître, et ce dernier sauvera les adeptes bourkhanistes de l’emprise russe. Réprimé, au même titre que tout mouvement religieux, durant la période soviétique, le bourkhanisme renaît de nos jours et vient s’opposer au renouveau du chamanisme, au retour de l’orthodoxie et du bouddhisme, mais également aux courants évangéliques. Dans les territoires historiques du bourkhanisme, une partie de la population autochtone s’est fédérée sous la bannière de l’organisation religieuse Ak Tiang, et mène deux fois l’an des rituels saisonniers collectifs. Depuis 2010, mon travail porte en partie sur ces rituels, nommés « Rameau vert » (au printemps) et « Rameau jaune » (en automne), et qui marquent le début des saisons chaude et froide. Ils se déroulent en bordure des villages autochtones dans lesquels l’organisation est active. Sur un site cultuel constitué de plusieurs bûchers, les participants sont invités à faire divers types d’offrandes aux entités invoquées par le tiarlyktchy : attache de rubans de couleurs vives, crémation de produits issus de la

ferme (produits laitiers et farineux essentiellement) et libations de lait. Plante sacrée, le genévrier sera fumigé pour la purification des personnes et des lieux. Un barde, inspiré des esprits, accompagne ces pratiques cultuelles de la récitation d’épopées en chant de gorge. L’analyse que je mène dévoile que tout côté messianique a aujourd’hui disparu du bourkhanisme, mais que des attentes millénaristes subsistent. Le réseau créé par la tenue des rituels au même moment en plusieurs lieux, donne en effet à voir l’Altaï sous un jour nouveau, un territoire singulier écologiquement préservé lors de la période soviétique, appelé à protéger ses habitants des cataclysmes qui frapperont l’humanité. De par son appréhension particulière de la région et de l’autochtonie, le mouvement religieux devient un acteur incontournable du paysage politique altaïen contemporain. Mes recherches visent également à mettre en évidence les enjeux que comporte l’adhésion au bourkhanisme, acte lourd de sens dans la Russie actuelle. Clément JACQUEMOUD

Bibliographie Jacquemoud, Clément, « Altaj-Buučaj, héros épique de l’entre-deux siècles », Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines, 45, 2014, [En ligne] : http://emscat.revues.org/2292. Jacquemoud, Clément, Les Altaïens, peuple turc des montagnes de Sibérie, Genève-Paris, Fondation Culturelle – Musée Barbier-Mueller, Somogy, 2015, 200 p. Jacquemoud, Clément, « Èšua, Učarkaj, Ak-Byrkan et les autres. Le renouveau épique en République de l’Altaï (Sibérie méridionale) », in F. Goyet, Le Recueil Ouvert. Projet Épopée, Livraison 2017. [En ligne] : http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/ revues/projet-epopee/269-esua-ucarkaj-ak-byrkan-et-les-autres-le-renouveau-epique-en-republique-de-l-altai-siberie-meridionale. 1 À ce titre, des avantages sociaux particuliers sont accordés aux habitants (retraite anticipée, primes sur les salaires…). 2 Altaïen (en russe Altaets) est un terme désignant les habitants autochtones de la République de l’Altaï dans leur globalité, et qui ne tient pas compte des disparités ethniques et culturelles qui existent entre eux. Les Altaïens peuvent donc être divisés en plusieurs sous-groupes ethniques : les « hommes de l’Altaï » (en altaïen Altaï-kiji), les Télenguites, les Toubalars, les Tchelkanes et les Koumandines. 3 Bourkhan signifie Bouddha en mongol, mais le terme désigne également toute divinité ou sa représentation. Le bouddhisme Guélougpa a été la religion nationale de l’empire dzoungar (début XVIIe siècle-1756). L’Altaï, situé dans ses marges, n’a cependant pas ressenti l’influence de cette religion au point que des temples soient édifiés. Mais, encore au début du XXe siècle, il n’était pas rare que des Altaïens partent étudier dans des monastères bouddhiques en Mongolie ou au Tibet.

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Carnets de recherche

Dynamiques géomorphologiques de côtes rocheuses en Islande : suivi interannuel du déplacement des blocs de sommet de falaise. Ronan AUTRET, docteur en géographie, Université de Bretagne Occidentale, LETG (CNRS – UMR 6554), Institut Universitaire Européen de la Mer, Plouzané, France

La littérature géomorphologique sur les côtes rocheuses des régions polaires et subpolaires est peu fournie. Elle repose surtout sur des observations de terrain, les travaux de mesure des dynamiques des processus géomorphologiques in situ restant rares et seulement limités à quelques expérimentations menées principalement en laboratoire. Sur les côtes rocheuses, les dépôts de blocs mis en place par les vagues extrêmes présentent un fort potentiel pour évaluer la fréquence et l’intensité avec laquelle les tempêtes impactent les littoraux. Le transport des blocs de sommet de falaises par les vagues de tempêtes constitue l’un des volets de cette recherche en dynamique sédimentaire côtière. Dénommés cliff-top storm deposits dans la littérature anglophone, ces blocs correspondent à des sédiments d’origine marine dont la

taille, la masse et la disposition les classent parmi les dépôts de très forte énergie. Depuis le début des années 2000, le nombre de travaux ayant rapporté l’activation de ces dépôts par des vagues de tempêtes sur la façade ouest-européenne a considérablement augmenté. Ces derniers ont principalement concerné les îles Orcades et Shetland au nord de l’Écosse, les îles d’Aran et les environs de Belmullet à l’ouest de l’Irlande, l’île de Banneg à l’ouest de la France, et la presqu’île de Reykjanes au sudouest de l’Islande. S’ils ont encore récemment fait l’objet d’un vif débat sur l’origine de leur mise en place (tempête ou tsunami ?), la recherche sur le transport des blocs de sommet de falaises par les vagues de tempêtes porte désormais sur leur rôle au sein du système morphogénique des côtes rocheuses à blocs. Quels

facteurs déclenchent leur activation ? À quelle fréquence sont-ils remaniés ? L’amplitude de leurs déplacements signe-t-elle l’intensité des tempêtes ? Quelles relations ont-ils avec les autres composantes de ce morphosystème ? Pour tenter de répondre à ces questions, un travail de recherche doctoral a été entrepris en mai 2014 sur la côte sud-ouest de l’Islande. Entre mai 2015 et août 2017, 4 missions de terrain ont permis de collecter les données nécessaires à l’analyse du transport de ces blocs sous diverses conditions d’agitation météo-marines sur 10 sites. Les données utilisées sont principalement des photographies aériennes de basse altitude prises à l’aide d’un cerf-volant ou d’un drone. Après acquisition, ces photographies sont assemblées, orthorectifiées et précisément géolocalisées pour disposer d’une vue

Ce cliché illustre les blocs de sommet de falaise qui sont étudiés sur la côte sud-ouest de l’Islande. Nous pouvons clairement distinguer un cordon de blocs qui repose sur une plate-forme supratidale en retrait d’une falaise. Pendant les évènements tempétueux les plus intenses, les vagues franchissent le sommet de la falaise et remanient ces blocs. Ce cliché a été pris à marée haute par temps calme (cliché : Ronan Autret).


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d’ensemble à très haute résolution de chacun des sites. L’utilisation de la photogrammétrie permet également de construire des surfaces numériques en trois dimensions à partir de ces photographies. Les données sont ensuite utilisées à des fins de quantification et de spatialisation des changements de position des blocs. Ce suivi a permis de quantifier le volume de blocs déplacés au cours des hivers 2015-2016 et 2016-2017. Le volume relatif de blocs déplacés pour chacun des sites a été de l’ordre de 0,5 à 1,5 % au cours de l’hiver 2015-2016, et de 2 à 4 % au cours de l’hiver 20162017. Cette différence s’explique par un plus grand nombre de tempêtes au cours de l’hiver 20162017 (11 épisodes tempétueux potentiellement morphogènes contre 7 pendant l’hiver 2015-2016), d’autant plus que ces tempêtes ont plus souvent eu lieu pendant des marées de vive-eau. La combinaison d’une tempête et d’une marée de vive-eau est connue pour générer des niveaux d’eau extrêmes qui conduisent aux épisodes tempétueux les plus morphogènes.

Toutefois, si les volumes et la masse des blocs déplacés ont été plus grands au cours de l’hiver 2016-2017, les modalités de transport des blocs ont pratiquement été les mêmes pendant les deux hivers. Sur les sites orientés nord-sud, le transport de blocs s’est majoritairement effectué vers l’intérieur des terres, puis le long de la côte. Sur les sites orientés ouest-est, le transport des blocs dominant a également été vers l’intérieur des terres, puis vers la mer. Le fait que le mode de transport dominant soit vers l’intérieur des terres montre que ces accumulations de blocs de sommet de falaise sont en cours de construction. Les deux modes de transport secondaires (le long de la côte ou vers la mer) reflètent des dynamiques sédimentaires opposées, et donc des modes de fonctionnement différents. Dans les deux cas, ces modes de transport secondaires favorisent la multiplication des impacts des blocs sur les plateformes de sommet de falaise. Par conséquent, pendant les épisodes de transport des blocs, l’érosion de ces surfaces par des processus

d’attrition vient se surimposer à l’action des vagues. Ce mécanisme d’érosion des falaises par le haut est encore très peu étudié. Si ce mécanisme doit maintenant être quantifié, il souligne une nouvelle fois le paradigme des accumulations de blocs sur les littoraux rocheux de forte énergie. Si plus de 99,5% du temps ces barrages constituent une barrière protectrice naturelle contre les vagues océaniques, ils peuvent avoir des interactions destructrices avec leurs environnements de dépôts dès lors qu’ils sont mis en activité. Dans le cadre du changement climatique et de la possible intensification des échanges atmosphère-océans, l’étude du transport des blocs de sommet de falaises par les vagues de tempêtes apparaît être un indicateur pertinent pour interpréter la nature des interactions océans-côtes rocheuses. Ronan AUTRET

La cartographie dynamique des cordons littoraux islandais est réalisée à partir d’une base d’images aériennes à très haute résolution acquises chaque année à l’aide d’un cerf-volant équipé d’un appareil photo et / ou d’un drone. (cliché : Samuel Etienne, août 2017) 23


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Entretien avec une personnalité autochtone

Immersion dans la réalité actuelle des peuples arctiques au travers de témoignages éclairés et sensibles Entretien avec Per Rosing-Petersen, député au parlement du Groenland et membre de la Commission pour la rédaction d’une Constitution

par Jean-Michel HUCTIN, laboratoire CEARC, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

Député à Inatsisartut, le parlement national du Groenland à Nuuk la capitale, Per Rosing-Petersen possède une longue expérience du système politique de son pays. Avant de rejoindre en janvier 2014 le nouveau Parti Naleraq (« point de repère ») qui défend la création d’une nation groenlandaise indépendante, il fut pendant dix ans député de Siumut (« en avant »), le parti social-démocrate au pouvoir depuis l’autonomie politique acquise en 1979. Il y a trois ans, il participa aussi brièvement à la fondation d’un autre petit parti indépendantiste, le Parti Inuit. Aujourd’hui, avec son travail parlementaire au sein de la Commission pour la rédaction d’une constitution groenlandaise, il cherche à garder le cap de ce qu’il estime être une défense

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intransigeante des intérêts de son peuple. Mettant sa carrière politique en pause à partir de 2009, Per RosingPetersen fut pendant plusieurs années directeur d’une agence régionale de développement économique à Ilulissat, sa ville de naissance. C’est la troisième ville la plus peuplée de l’île et la capitale du tourisme polaire grâce à son « fjord des glaces » appartenant au patrimoine mondial de l’UNESCO. Pilu (surnom par lequel il aime être appelé) se décrit luimême comme un « être humain philosophe  », préoccupé par le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et particulièrement attaché aux cultures autochtones. A commencer par celle de son peuple au sens le plus large, les

Inuit dont une partie importante vit aussi en Alaska et au Canada. Ainsi, il se revendique de l’héritage inuit, comme lorsqu’il affirme haut et fort croire dans les valeurs humaines défendues par l’ancien chamane Eqariusaq : « Dans la partie dite civilisée du monde, vous apprenez ce que l’être humain peut devenir. Dans le monde noncivilisé, nous savons ce qu’est l’être humain. » Pilu a quatre enfants, dont deux sont venus poursuivre des études en France, et il est récemment devenu grand-père d’une petitefille. JMH : Quelles sont les questions les plus urgentes auxquelles est confronté aujourd’hui le Groenland et comment vois-tu ton rôle en tant que membre élu du parlement pour y répondre ? PRP : En tant que majorité minoritaire dans notre propre pays, nous sommes clairement confrontés au fait que la minorité danoise dispose d’un pouvoir manifeste dans les affaires, l’administration et les médias. Notre langue est encore sousutilisée et le pire, c’est que notre apathie nous fait accepter une telle erreur. Nous devons simplement nous réveiller et réaliser que nous sommes une majorité pour l’arrêt du néo-colonialisme. En d’autres termes, nous devons éviter de devenir un Angola arctique. Un pays riche en ressources naturelles avec l’une des populations les plus pauvres du monde ! Je pense que


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nous pouvons seulement le faire en créant notre propre nation indépendante. C’est pour cela que j’ai présenté il y a quelques années un projet de loi au Parlement pour créer notre propre constitution et maintenant je suis membre de cette commission pour la rédiger, entièrement selon la Charte des Nations Unies pour les anciennes colonies. JMH : Est-ce que cette constitution aura une originalité par rapport à celles des autres États du monde ? Est-ce qu’elle s’inspire par exemple de l’expérience du Groenland en matière de démocratie et de gouvernance, puisque sa population est la première de l’Arctique, en 1979, à avoir gagné l’autonomie politique ? PRP : Cette constitution sera rédigée selon les règles de l’art et notre nation sera acceptée par les Nations-Unis. Elle sera bien sûr influencée par notre philosophie et notre héritage culturel en tant qu’Inuit. Je vais me battre personnellement d’abord pour cela. Nous avons appris de notre passé, en bien et en mal, et ces leçons auront un impact sur notre constitution. En tant que peuple, nous devons être conscients de l’énorme intérêt que suscite notre pays dans le monde et nous protéger si d’énormes quantités de ressources naturelles sont découvertes, pour ne pas nous retrouver en minorité en cas de grande immigration1. Tout cela doit être inclus dans notre constitution. La participation de la population entière est cruciale, c’est l’un des enjeux les plus importants. Il faut que le peuple sente que cette constitution est la sienne avant de voter pour. JMH : On dit souvent que le Groenland 1 NDLR : Per Rosing-Petersen évoque ici un risque maintes fois débattu au Groenland : le déséquilibre que représenterait l’arrivée massive de travailleurs étrangers, en surnombre par rapport aux petites communautés de l’île, pour satisfaire aux besoins importants de main d’œuvre de grands projets industriels portés par des multinationales.

n’a pas encore l’économie pour soutenir son indépendance politique. C’est pourquoi il y a un fort désir de développer l’industrie des matières premières pour augmenter le revenu national. Est-ce que le Groenland peut s’assurer d’obtenir des entreprises multinationales de ce secteur des garanties pour l’emploi, l’éducation et le bien-être de sa population tout en protégeant son environnement fragile ? PRP : En plus de sa position géopolitique favorable, le Groenland couvre plus de 2 millions de kilomètres carrés avec une quantité non chiffrée de ressources naturelles qui peuvent représenter une part importante de nos exportations. Nous devons

« Notre objectif est de devenir une nation indépendante dans un avenir proche »

simplement en être conscients en suivant notre objectif qui est de devenir une nation indépendante dans un avenir proche. Dans cet esprit, nous devons trouver des partenaires dans le monde et voir comment le développement de tels partenariats peut nous offrir un bénéfice mutuel. Des pays comme le Danemark ne peuvent pas le faire mais je vois que des pays comme la France le pourraient. Nous devons garder une part importante de nos exportations de ressources naturelles. Ce n’est pas seulement l’exploitation d’un pays dont il s’agit car cela ne pourrait pas durer. Toute relation commerciale entre les pays, qui crée la richesse des nations, doit simplement être basée sur une situation avantageuse pour tout le monde afin d’être saine et de progresser. A titre d’exemple, un rapport de l’ONU prédit qu’en 2025 au moins 1,8 milliard d’humains souffriront d’un manque d’accès à l’eau potable alors que le Groenland est

recouvert de glace qui représente le deuxième plus grand réservoir d’eau potable au monde. Voyant le statu quo sur ces questions qui règne dans mon pays en tant que partie du soi-disant royaume danois, l’indépendance est notre seul salut. JMH : Tu sais que Jean Malaurie considère les Inuit comme des « sentinelles de l’Arctique» parce qu’ils sont les héritiers d’un savoir socio-écologique ancien qui permettait aux humains de vivre de la nature en la respectant. Quel rôle pourraient-ils jouer pour sensibiliser le monde au changement climatique et à la préservation de l’environnement ? PRP : Je vis sur l’Inuit Nunaat, la «  terre des humains  ». Il y a cinq mille ans déjà, nous nous sommes adaptés à ce que d’autres considèrent comme un environnement hostile mais nous savons qu’en vivant dans la nature et grâce à elle, celle-ci peut nous donner beaucoup en retour. Notre nature est assez fragile mais heureusement nous ne sommes pas si nombreux. Aujourd’hui au Groenland, notre contribution à la pollution par le dioxyde de carbone est assez limitée. Plus de 70% de toute notre énergie provient de sources renouvelables non polluantes comme l’eau. Nous vivions en harmonie avec la nature, avant que le monde civilisé impacte notre façon de vivre. Depuis quelques années, ce monde civilisé se réveille mais estce que, par exemple, la signature de l’accord de Paris de la COP21 va changer quelque chose en mieux ? Je l’espère car jusqu’à maintenant ce monde a été occupé à creuser sa propre tombe. Jean Malaurie le sait et j’ai toujours vu un lien invisible mais fort entre lui et nous, inuit du Groenland. Avec lui, nous devons faire prendre conscience à ce monde civilisé que son comportement est suicidaire et destructeur pour nous tous. 25


De la pierre à l’humain - Bulletin du Fonds polaire Jean Malaurie

JMH : En tant que fils d’un prêtre luthérien groenlandais, comment considères-tu l’ancienne spiritualité chamanique des Inuit ? Penses-tu qu’elle pourrait être utile dans notre monde aujourd’hui ? PRP : Même si mon défunt père était le doyen d’une paroisse rurale, nous avions une forte croyance en nos racines culturelles qui traversait toute la famille. Je suis moi-même luthérien, mais je ne vois aucun conflit avec notre culture parce que nous avons eu des angakkut ou chamanes. J’ai toujours considéré la foi comme fondée sur la culture et le monde spirituel a toujours été là, dans le passé comme dans le présent. Voyant comment le soi-disant monde civilisé détruit la planète, j’ai une forte tendance à penser comme Noam Chomsky lorsqu’il affirme que le monde doit écouter les peuples autochtones s’il veut se sauver. Par conséquent, nous devons trouver et écouter le bon chamane parmi ces peuples. JMH : Ce Bulletin du Fonds Polaire Jean Malaurie est édité par des chercheurs des sciences naturelles et des sciences humaines. Ses lecteurs seront principalement des collègues et

Per Rosing-Petersen avec une délégation bolivienne au Forum Permanent des Peuples autochtones aux Nations-Unis (collection privée). 26

des personnes intéressées par le monde arctique. Quelles sont les suggestions ou les recommandations que tu aimerais partager avec nous pour améliorer la recherche dans les régions polaires ? PRP : Écouter les Inuit et prendre en compte leurs connaissances orales. Ceux-ci ont survécu dans cet environnement que vous, en Occident, avez qualifié d’inhospitalier pendant de nombreux siècles. JMH : Je sais que tu apprécies particulièrement la France depuis de nombreuses années. Quel lien fort peuvent développer nos deux pays entre eux? PRP : Je vais simplement me référer à ce que Jean Malaurie a suggéré il y a quelques années, à savoir que la France devrait utiliser le Groenland comme la clé pour entrer dans l’Arctique et que le Groenland devrait utiliser la France comme la clé pour entrer dans l’Union Européenne. La France et le Groenland auraient tout à gagner à construire un grand partenariat basé sur un bénéfice mutuel, je sais que la France peut le comprendre. C’est un point de vue que le Danemark, par exemple, ne partage pas.

JMH : Le premier et le deuxième roman groenlandais (Mathias Storch en 1914 et Augo Lynge en 1931) viennent d’être traduits en français. Ces deux auteurs ont imaginé, chacun en leur temps, le Groenland du futur. Comment vois-tu ton pays dans une génération et quel conseil donneras-tu à ta petite-fille quand elle sera en âge d’agir ? PRP : En utilisant dans l’avenir les bons outils et les partenariats décrits ci-dessus, j’espère vivre dans une grande et fière nation contribuant au reste du monde. Je dirai à ma petite-fille : construis ton avenir en connaissant ton passé, sois fier de lui, et apprends au monde que nous devons le rendre meilleur car nous ne pouvons pas vivre en dehors de lui. Propos recueillis, mis en forme et présentés par Jean-Michel HUCTIN, anthropologue.


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Parutions

Arctica. Œuvres II. Tchoukotka (1640-1990). De l’autonomisation léninistestalinienne à la Pérestroïka du président Mikhaïl Gorbatchev. Septembre 2018 (Paris, CNRS Éditions, env. 1000 pages).

Table des matières PREFACE De Jean Sauvage aux Expéditions polaires françaises – Missions Paul-Émile Victor. Succès et manquements de la recherche arctique française , Jean Malaurie Introduction historique, Jean Malaurie PREMIERE PARTIE PREAMBULE : POLITIQUES FRANÇAISES DE COOPERATION AVEC LES INSTITUTS ARCTIQUES RUSSES ET SOVIETIQUES Trois siècles de coopération fraternelle franco-russe, Jean Malaurie Le Centre d’études arctiques (1947-2018). Première chaire polaire de l’histoire de l’Université française (1957), Jean Malaurie Jean-Baptiste Charcot et le laboratoire maritime des Hautes Études, Samuel Étienne Fernand Braudel, président de l’EHESS. Liberté intellectuelle et volonté d’un internationalisme de la recherche, Jean Malaurie Éditorial. Cahiers du monde russe et soviétique, Fernand Braudel DEUXIEME PARTIE LA TCHOUKOTKA DU XVIIE AU XXE SIECLE : REPERES HISTORIQUES ET CULTURELS Voyages en Tchoukotka. Représentations des Tchouktches de Simon Dejnev à John Muir, 1646-1881, Muriel Brot Raids et esclavage dans les sociétés autochtones du détroit de Béring, Jean Malaurie Les Tchouktches, N. I. Jan’Šinova La société tchouktche. À propos d’une exposition, Vladimir G. Bogoraz-Tan Le jeu, facteur de réduction du stress dans la société esquimaude, Thomas F. Johnston Esthétique et fonction de l’art chez les anciens Esquimaux de la Tchoukotka sibérienne, Sergueï Aroutiounov Chronologie des rapports russo-tchouktches. Période pré-soviétique, soviétique et post-soviétique, Charles Weinstein Études archéologiques et ethnographiques de la Tchoukotka (19472007), Sergueï Aroutiounov Le chasseur traditionnel dans les écosystèmes du subarctique, Igor I. Krupnik

TROISIEME PARTIE LES LIGNES DIRECTRICES DU PARTI ET DE L’ACADEMIE DES SCIENCES DE L’URSS L’implantation du droit soviétique et les peuples autochtones. La pensée de Lénine et les directives de Staline, Pierre Buch La politique de Moscou à l’égard des minorités sibériennes de 1641 à 1963, à partir de T. E. Armstrong, Cécile Sales Politique législative, économique, sociale et culturelle de l’URSS en faveur du développement des Esquimaux et des Tchouktches, Innokentii S. Vdovin QUATRIEME PARTIE TCHOUKOTKA, L’EXPEDITION FRANCOSOVIETIQUE (AOUT-SEPTEMBRE 1990). FONDEMENTS D’UNE ACTION FUTURE INTERNATIONALE EN SIBERIE Un avenir pour l’Arctique, Jean Malaurie A. PRINCIPES DE L’EXPEDITION La première expédition franco-soviétique en Tchoukotka (aoûtseptembre 1990), Jean Malaurie B. RAPPORTS SUR LA SANTE La santé en Tchoukotka. Rapport de l’équipe médicale de la première expédition franco-soviétique en Tchoukotka, Salavat Ch. Suleimanov Étude de la situation socio-sanitaire des populations autochtones de la Tchoukotka, Vincent Brown Rapport final de l’équipe médicale de la première expédition francosoviétique en Tchoukotka, Evgueni B. Kouznetsov À la recherche d’anomalies radioactives en Tchoukotka orientale, Nicolas K. Tcherezov Les maladies cardiovasculaires chez les peuples arctiques. Chronique d’une catastrophe annoncée, Sophie Gonbert C. RAPPORT ECONOMIQUE De l’espoir pour l’avenir, German V. Stankevitch D. RECHERCHES EN PSYCHOLOGIE Test des fables de L. Düss dans une population tchouktche et inuit de Sibérie, Tobie Nathan, Marie-Rose Moro, Claude Mesmin Apport du test de Rorschach dans une étude des populations autochtones lors de la première expédition franco-soviétique en 27


De la pierre à l’humain - Bulletin du Fonds polaire Jean Malaurie Tchoukotka, Hélène Salaün de Kertanguy Douze tests de Rorschach d’Esquimaux polaires, Inuit du nord du Groenland (1950-1951), Cécile Beizmann, Jean Malaurie, Nina Rausch de Traubenberg, Hélène Trouche-Simon E. RECHERCHES SUR L’IMAGINAIRE INUIT : CONTES ET RECITS Aux sources d’un imaginaire inuit, Jean Malaurie La vie, Katerina S. Sergeeva L’imaginaire des Yuit de Sibérie, Elisabeth Cardin La tradition orale des Lygoravetlat (Tchouktches), Charles Weinstein F. RAPPORTS SUR L’EDUCATION Plaidoyer pour un avenir multiculturaliste. Discours à l’institut Herzen, Jean Malaurie Carnets d’un instituteur animiste, Jean Malaurie Pour une éducation alternative. Extraits de l’École contre la vie, d’Edmond Gilliard, Jean Malaurie Message d’une institutrice des territoires du nord-ouest du Canada, Terre de Baffin, Beverly Illaud De la pierre à l’homme. Un entretien exclusif avec Jean Malaurie, Jean Malaurie, Jean Mourot De l’école d’aujourd’hui à l’école de demain. Un entretien exclusif avec Jean Malaurie, Jean Malaurie, Jean Mourot Instit chez les Esquimaux. Le carnet de voyage de Jean Malaurie en Terre de Baffin, Jean Malaurie G. RAPPORTS SUR LA CULTURE Langues nationales et intercommunication scientifique, Jean Malaurie La situation socioculturelle des autochtones de la Tchoukotka et les principales mesures pour sa normalisation, Azourguet T. Chaoukenbaeva H. L’ALLEE DES BALEINES : LE STONEHENGE DE LA SIBERIE Une autre lecture de l’espace arctique pour une géographie sacrée des lieux, Jean Malaurie Les peuples du Nord et le sacré, Jean Malaurie Science des nombres et orientations cosmiques. Chamanisme et rites baleiniers dès le XIIIe siècle : Tchoukotka, 1990, Jean Malaurie Note sur l’homosexualité et le chamanisme chez les Tchouktches et les Esquimaux d’Asie, Jean Malaurie

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CINQUIEME PARTIE L’ACADEMIE POLAIRE D’ÉTAT DE SAINTPETERSBOURG (DE NOVEMBRE 1990 A NOS JOURS) A. CREATION ET EVOLUTION La formation des cadres chez les petits peuples du Nord, Chuner M. Taksami Pour la création d’une école des cadres sibériens. Discours à l’École du Parti, Jean Malaurie L’Académie polaire d’État à Saint-Pétersbourg. Création, évolution (1994-2003), Azourguet T. Chaoukenbaeva Rapport général sur les enseignements de l’Académie polaire d’État. Depuis sa création jusqu’à nos jours (1990-2016), Valeriy L. Mikheev Académie polaire d’État de Saint-Pétersbourg : nouvelles perspectives, Nina Fasciaux B. RELATIONS AVEC L’EHESS ET L’IIAP (SECTION DE L’ENA) À propos de l’enseignement dispensé par l’IIAP aux fonctionnaires stagiaires de l’Académie polaire d’État, Jean Malaurie Cours de littérature française à l’ENA (IIAP), Dominique Sewane De Farkovo à Paris. Itinéraire d’une Selkoupe issue d’un petit village au nord de la Russie, Natalia Daniel Kayanovitch Pour une anthropologie visuelle d’urgence, Anne-Marie Bidaud Réveiller la force. Cinq leçons pour « réanimiser » les peuples du Nord, Edith Planche C. QUEL AVENIR POUR LES PEUPLES PREMIERS ? REGARD SUR D’AUTRES POLITIQUES AUTOCHTONES Autochtonie et ethnocide chez les Amérindiens, Pascal Dibie CONCLUSION GENERALE SUR LA TCHOUKOTKA (1990-2018) Conclusion des conclusions, Jean Malaurie ANNEXE Les huit pôles du Centre d’études arctiques


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Témoignages

Maximilien Sorre par Jean Malaurie, CNRS, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales Maximilien Sorre était un professeur d’enseignement supérieur à la Faculté des lettres de l’Université de Paris, à l’Institut de géographie de cette université. Il était chargé du cours magistral de biogéographie en licence et en agrégation. C’était un homme bon et créatif. Il venait d’écrire son tome 1 de biogéographie : Les fondements de la géographie humaine. Tome 1 : Les fondements biologiques. Essai d’une écologie de l’homme, Paris, Armand Colin (3 tomes publiés de 1943 à 1952). Je l’ai connu alors même que j’étais président de l’Union des étudiants de géographie de la Faculté des lettres de l’Université de Paris (UGFL) : un organisme reconnu par l’administration, soutenu par elle financièrement pour établir un lien entre le corps des professeurs et les étudiants de licence et d’agrégation. Nous disposions d’un bureau, d’une secrétaire et de crédits à des fins de missions pédagogiques en France. J’ai été élu président en 1946, à égalité avec mon camarade Xavier de Planhol, qui renonça presque aussitôt à ses fonctions ; puis réélu en 1947, après des débats passionnés dans des amphithéâtres surpeuplés. Ils étaient très politisés et ma ligne directrice était corporatrice, c’est-à-dire apolitique. J’avais pris comme un des deux vice-présidents une des personnalités communistes, André Prenant, fils du célèbre biologiste Marcel Prenant, professeur de biologie à la Faculté des sciences ; après sa visite au Politburo à Moscou, ce dernier avait fait savoir qu’il n’agréait pas

aux thèses du protégé de Staline, Trofim Lyssenko ; il fut immédiatement rayé du comité central du parti communiste français à son retour en France en 1950. Le corps électoral était composé de tous les étudiants de géographie à la Faculté des lettres ; il comportait principalement des géographes mais aussi des historiens. Le monde universitaire était très politisé dans les mois et les trois années ayant suivi la Libération, particulièrement après la démission du général de Gaulle en tant que chef du gouvernement. C’étaient les débuts confus de la IVe République et, en géographie, les jeunes communistes étaient extrêmement actifs, d’autant que parmi les professeurs, généralement centristes et modérés, il y avait deux nouveaux professeurs actifs et tous deux inscrits au parti communiste. L’un est Jean Dresch  : il sera le futur directeur de l’Institut géographique, figure marquante de la géomorphologie, notamment par sa brillante thèse au Maroc ; l’autre est Pierre George, professeur de géographie humaine et de démographie. En 1944, dans le cadre du plan Langevin-Wallon, le ministre de l’Éducation nationale, René Capitant (1944-1945), selon les prescriptions du Conseil national de la Résistance, a nommé une commission chargée de procéder à une réforme profonde de notre système d’éducation. À ce titre, il a été fait appel en 1946, pour ce qui relève de l’enseignement supé-

rieur, au doyen de la Faculté des lettres de l’Université de Paris : André Cholley, qui a été mon directeur de thèse, après Emmanuel de Martonne, et s’est révélé pour moi plus qu’un maître, mais aussi un ami. C’est ainsi que nous avons formé à l’UGFL des équipes d’étudiants (généralement agrégatifs) pour recueillir les avis des divers groupes de pensée parmi les étudiants. Dans l’enseignement supérieur, il était reproché principalement un fossé entre, d’une part, la géographie physique et la géologie dynamique enseignées au laboratoire de sciences naturelles de la Faculté des sciences – chaire tenue par Léon Lutaud puis par celui qui a aussi été mon maître, le professeur Jacques Bourcart (dont j’ai été pendant une année le seul élève, commentant avec le maître un ouvrage allemand de Siegfried Passarge)12 – et, d’autre part, la chaire de géographie physique de la Faculté des lettres, brillamment tenue par Emmanuel de Martonne. À cette époque, j’ai pu observer comment l’enseignement de biogéographie, qui paraissait essentiel pour comprendre ce qui allait devenir l’écologie, était boycotté par les élèves et peu soutenu par le corps enseignant. Le professeur Maximilien Sorre était chahuté dans ce grand amphithéâtre surpeuplé de l’Institut de géographie et, manifestement, il ne maîtrisait pas ce cours. C’est à ce titre que je suis Siegfried Passarge, Die Kalahari. Versuch einer physisch-geographischen Darstellung der Sandfelder des südafrikanischen Beckens, Berlin, Dietrich Reimer, 1904.

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allé le voir. J’ai fait remarquer au professeur Sorre qu’en tant que président du syndicat des étudiants géographes, il me paraissait nécessaire que l’enseignement fasse mieux comprendre que la biogéographie faisait partie du concept même de l’analyse de l’environnement, l’écologie devant être au cœur de la géographie humaine. En quelque sorte, il y avait comme un autisme de la part de l’être humain dans sa relation à l’environnement, dont il ne savait pas entendre la parole. Maximilien Sorre était un homme bon et ouvert ; il m’a fait saisir qu’il n’avait guère d’appui de la part de ses collègues. Il était peu compris, et l’était d’autant moins que, bien qu’agrégé, il avait toujours soutenu l’enseignement primaire qui devait être réformé dans l’urgence. On ne dira jamais assez combien l’histoire est dominée par les mentalités. Il y a, dans l’enseignement, des hiérarchies : tout en haut, les mathématiques et la physique – les sciences dures qui sont souvent dictatoriales – et en bas les sciences naturelles ; mais il y a aussi les hiérarchies académiques : l’enseignement dit primaire est en bas ; celui dit secondaire est au milieu ; le supérieur, enfin, indiquant la route. Maximilien Sorre était un pédagogue ; il était convaincu que pour comprendre la spécificité de la géographie humaine dans les sciences sociales, il était nécessaire de comprendre les bases mêmes de la biologie humaine, nées dans un environnement physique complexe et dynamique. Cet enseignement instruit par une géographie physique précise, c’est la biogéographie. Or, celle-ci paraissait en quelque sorte une rareté ajoutée au programme ; ce que les étudiants avaient parfaitement compris, la biogéographie n’étant pas une discipline maîtresse. Au cours de notre entretien, il m’a fait remar30

quer qu’en fait, l’Enseignement supérieur français était à réformer. Le vice était d’avoir introduit dans la Sorbonne l’enseignement de la licence et de l’agrégation. Pour lui, c’était un enseignement destiné à former des professeurs de lycée, de collège : un « Enseignement supérieur pour le secondaire » ; si l’on voulait assurer un Enseignement supérieur d’études avancées, il fallait alors se tourner vers une autre structure. Et c’est ainsi que le professeur Maximilien Sorre m’a fait découvrir, ce qui était totalement inconnu des étudiants et de moi-même, l’École pratique des hautes études (EPHE) et ses cinq sections. Fondée en 1863 par Victor Duruy, excellent ministre de l’Instruction publique sous Napoléon III, l’École pratique a pour fonction, à l’intérieur même de la Sorbonne, d’être un institut d’études avancées. Elle comporte une première section : mathématiques ; une seconde section : physique et chimie ; une troisième section : sciences de la Terre ; une quatrième section : sciences historiques et philologiques ; et une cinquième section : sciences religieuses. Il m’a fait comprendre que cet enseignement était d’avenir3. Il regrettait que, dans le domaine des sciences de la Terre, la chaire ne soit plus pourvue depuis la disparition de son titulaire, le commandant Jean-Baptiste Charcot. Le commandant Charcot, à la fin de sa vie, était très solitaire, critiqué par la Marine nationale qui ne le soutenait plus, et sans réel appui de l’Enseignement supérieur, dont il n’avait pas les titres ; il avait toutefois obtenu la direction d’études du « Laboratoire maritime de l’École pratique

des hautes études »4. Ce titre honoraire lui assurait donc une direction d’études en sciences de la Terre à Saint-Servan, dans un laboratoire relevant de l’École pratique des hautes études – troisième section. Mais cet enseignement, tel qu’il était défini, avait disparu après la catastrophe du Pourquoi-Pas ? où le commandant Charcot avait péri avec tout l’équipage, sauf un matelot, Eugène Gonidec. Ce qui faisait que les sciences de la Terre, me faisait remarquer Maximilien Sorre, n’étaient plus enseignées à l’École pratique des hautes études. Maximilien Sorre n’a pas eu la place qu’il méritait de façon publique dans l’Enseignement supérieur de la géographie. Je tiens à lui rendre hommage, particulièrement par cette vision d’une réforme complète de l’Enseignement supérieur donnant, pour les études avancées, toute sa place à l’École pratique des hautes études, laquelle a même disposé d’une sixième section (sciences économiques et sociales, créée en 1947) à laquelle j’ai appartenu à partir de 1957 en tant que directeur d’études de géographie arctique, redonnant vie, ainsi, à l’enseignement polaire de la troisième section vacante5. Hélas, en 1975, cette section a jugé qu’elle était incomprise des cinq autres sections et est devenue autonome, c’est-à-dire partie prenante de l’Enseignement supérieur, avec une Faculté et tous les privilèges et obligations qui en découlent : l’enseignement de licence et d’agrégation. Je rappellerai l’histoire de la création de l’EPHE – sixième section telle que je l’ai vécue, puis de l’EHESS, lors du discours qui m’a été demandé par le président des cinq sections de l’EPHE, Hu-

Hélas, « le mal français, qui est le besoin de pérorer, la tendance à tout faire dégénérer en déclamation, une partie de l’Université l’entretient par son obstination à mépriser le fond des connaissances et à n’estimer que le style et le talent ». Ernest Renan, Questions contemporaines, Paris, Michel Lévy Frères, 1868, p. V.

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Jean Malaurie, « Prestige et solitude du commandant Charcot », Commentaire, 1988/3 (n°43), p. 750-759. 5 Voir Samuel Etienne, « Jean-Baptiste Charcot et le laboratoire maritime des Hautes Études », in Jean Malaurie (dir.), Arctica II. Tchoukotka, Paris, CNRS Éditions, à paraître en 2018.


Numéro 1 - Printemps 2018

bert Bost, à l’occasion du cent-cinquantenaire de la fondation de cet établissement, en mai 2018 ; ce discours, que l’on m’a demandé d’être libre et critique, portera sur mes fonctions de directeur d’études à l’EPHE et à l’EHESS telles que je les ai vécues concurremment à mes fonctions de directeur de recherche titulaire au CNRS à partir de 1979. Ces pensées de Maximilien Sorre sont restées inconnues ; il me les a exprimées et elles ont fait partie de mon rapport au responsable du programme de réforme de l’Enseignement supérieur, le célèbre Henri Wallon, grand psychologue de l’enfant. Je l’ai rencontré, nous avons sympathisé ; il a partagé nombre de mes points de vue

et m’a même montré de la fraternité. C’est lui qui m’a soutenu lors de ma troisième mission solitaire dans l’extrême-nord du Groenland, à Thulé, après ma démission des Expéditions polaires françaises qui s’étaient interdit, après la deuxième expédition au Groenland, de mener toute étude de géographie humaine et de sciences naturelles sur la côte déglacée, dans la volonté que les deux programmes polaires dans l’Antarctique et dans l’Arctique soient homogènes – ce qui me paraissait absurde : comme il n’y avait pas d’hommes ni de côtes déglacées dans l’Antarctique, on n’étudierait ni la géographie physique ni les hommes au Groenland ! Mon maître Emmanuel de Martonne, bien que membre de

l’Académie des sciences, en a été stupéfait, et il m’a demandé de persévérer afin que je tente, de l’intérieur, de changer ce programme. L’histoire montre qu’un corps académique peut parfois être marqué par l’aveuglement : c’est ainsi qu’en 1860, après la découverte archéologique majeure de Jacques Boucher de Perthes dans la Vallée de la Somme, l’Académie des sciences, à l’unanimité, a déclaré que d’un point de vue scientifique, il ne pouvait pas y avoir d’hommes fossiles. Jean MALAURIE, Octobre 2017

Régis BOYER (1932-2017) La Sorbonne et l’Enseignement supérieur français viennent de perdre un éminent spécialiste de la littérature et de l’histoire scandinave, et plus particulièrement de la culture islandaise. Né le 25 juin 1932 à Reims, Régis BOYER nous a quitté le 16 juin 2017 à Saint-Maur-des-Fossés. Nous nous sommes rencontrés et connus à l’occasion d’une visite de l’université de Uppsala ; elle m’avait invitée à prononcer une conférence sur mes travaux ; il y était lecteur. Je l’ai soutenu pour qu’il ait un poste de Maître de conférences à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE), VIe section (devenue l’EHESS Paris), en tant que Maître-assistant de la Direction d’études arctiques qui m’était alors confiée. Hélas, il n’a pas été élu. Nous avons

toujours dû, à l’EPHE, faire face à un manque d’intérêt pour les études scandinaves mais aussi à la « germanitude » (Deuschtum). J’ai toujours protesté contre cette grave lacune. Heureusement, Régis BOYER a été nommé Professeur de littérature de 1970 à 2001 à la Sorbonne, à la Faculté des lettres. Nous avons maintenu notre étroite collaboration dans les premières années du Centre d’études arctiques ; il y a publié deux ouvrages essentiels : L’islandais des sagas d’après les « sagas de contemporains », Paris 1967 (130 p.) ; et Le livre de la colonisation de l’Islande (Landnámabók), Paris 1973 (167 p.). Ces deux livres, traduits de l’islandais, ont paru dans les Contributions du Centre d’études arctiques (N°6

et N°10). Ce sont des ouvrages très rares qui nous permettent de comprendre les vikings devenus islandais. Le « miracle islandais » s’explique notamment par le souci de consigner l’histoire de la colonisation progressive de l’île et d’informer chaque citoyen sur l’œuvre entreprise. Et c’est ainsi que par cette littérature médiévale du XIIe et XIIIe siècles, nous connaissons la vie sociale intellectuelle et économique de la grande île nordique. Hélas, le Groenland, qui s’est construit au XVIIIe et au XIXe siècles dans le métissage, n’a pas bénéficié d’un tel témoignage rédigé par le peuple luimême, au début de l’évangélisation par Hans EGEDE. Régis BOYER parlait parfaitement les différentes variantes de 31


De la pierre à l’humain - Bulletin du Fonds polaire Jean Malaurie

l’islandais et maitrisait incontestablement son histoire. Les deux ouvrages cités nous permettent de prendre connaissance, chez le citoyen islandais christianisé, de la conception de ses pères vikings : destin, orgueil, sens de l’honneur, contradiction entre une volonté innée et du sens collectif, matérialisme et passion de l’argent. Le Landnámabók nous ouvre à une intelligence du paganisme nordique ; de ses dieux et de ses mythes (le culte solaire, les géants et les dieux), mais aussi, le culte public, le culte privé (Landvaettir et le culte des morts).

Le sud-ouest du Groenland a été colonisé par les Vikings (Eric Le Rouge) de 970 jusqu’au XVe siècle. Les patrouilles le long de la côte ouest groenlandaise ont été constantes jusqu’en Terre d’Ellesmere, au XIVe siècle. C’est dire que l’Inuit groenlandais, appelé Esquimau, a été plus ou moins marqué par la pensée et l’éthique vikings. C’est toucher là un problème fondamental dans l’histoire des civilisations : pure et Impure, telle est la première question sur la société Inuit au Moyen-âge. L’historien des mentalités est confronté

à cette difficulté de l’analyse du métissage dans l’histoire des civilisations. L’œuvre de Régis Boyer est considérable ; il a traduit de grands auteurs scandinaves comme Halldór LAXNESS (Islandais) ; Knut HAMSUN et Henrik IBSEN (Norvégiens). Il a assuré plusieurs brillants séminaires au Centre d’études arctiques de l’EHESS. Que, dans l’esprit du Muspilli, poème de la mythologie païenne, la paix de l’esprit lui soit à jamais assurée. Jean MALAURIE

COMITÉ ÉDITORIAL Samuel ETIENNE, directeur d’études EPHE-PSL, LETG Dinard, éditeur-en-chef. Jean MALAURIE, président d’honneur Patrick HENRIET, directeur des Presses de l’EPHE, Paris, directeur de publication. Pierre AUREGAN, écrivain. Giulia BOGLIOLO BRUNA, géo-historienne et écrivaine, CEAr, Paris. Jan BORM, Université de Versailles-Saint-Quentin Muriel BROT, chargée de recherches CNRS, UMR8599 Paris-Sorbonne. Marie CHENET, maître de conférences, Paris I Panthéon-Sorbonne. Armelle DECAULNE, chargée de recherches CNRS, Nantes. Jean-Michel HUCTIN, Centre de recherche Cultures, Environnement, Arctique, Représentations, Climat, Université de Versailles-Saint-Quentin. Gildas ILLIEN, conservateur général des bibliothèques du MNHN, Paris. Eleanor MALAURIE UNGAR, Oxford. Denis MERCIER, Professeur à Sorbonne Université.

Le Bulletin du Fonds polaire Jean Malaurie est édité par l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (PSL Université, Paris) avec la collaboration du Muséum National d’Histoire Naturelle. Dépôt-légal: à parution.

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ISSN : en cours.

Printemps 2018 - numéro 1.


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