INTERVIEW TÉLÉ
no 2 034
0,48 €
ISSN 1288 - 6939
jeudi 25 mai 2006
p. 8
TF1
Interrogé par des jeunes, Patrick Poivre d’Arvor parle de son métier de présentateur vedette du journal télé et de sa passion pour l’écriture.
NOUVEAU ! Le blog du rédacteur en chef : http://blogdurec.lactu.com
www.playbacpresse.fr
DÈS 14 ANS L’essentiel de l’actualité en 10 minutes par jour
NUMÉRO SPÉCIAL
Notre envoyée spéciale a suivi une mission de l’Unicef en Jamaïque, avec six jeunes Français « ambassadeurs ». • Portrait de cette île des Caraïbes. p. 2-3 • La jeunesse face au sida. p. 4-5 • Plongée dans le ghetto reggae de Bob Marley. p. 6-7
Corbis
JAMAÏQUE
tous les jours sauf dimanche et lundi
ACTU2034_1.indd 1
29/05/08 17:43:58
!
Une île des Antilles qui mêle je
L’OPÉRATION DE L’UNICEF
Visages de l
Aider son prochain en voyageant
Comment devenir jeune ambassadeur ? Deux conditions : être âgé de 15 à 18 ans et être scolarisé dans un établissement partenaire de l’opération. Le jeune ambassadeur s’engage au moins pour une année scolaire. Il est parrainé par un membre du comité départemental. Renseignements : www.unicef.fr.
?
LES MOTS-CLES
Children 8 (C8)
Matriarcat
Sommet des 11-18 ans organisé par l’Unicef, en marge du G8 (réunion des huit pays les plus riches). Lors du C8, des jeunes de pays riches et de pays pauvres rédigent ensemble un manifeste pour alerter le G8 sur la pauvreté, l’éducation, la santé des enfants.
Régime social et familial dans lequel la femme a un rôle décisionnel fort.
Sida Syndrome d’ImmunoDéficience Acquise. Maladie mortelle provoquée par un virus, le VIH, qui s’attaque aux défenses immunitaires.
2 ● l’actu - Jeudi 25 mai 2006 - www.playbacpresse.fr
ACTU2034_2_3.indd 2
S. Laboucarie
S
S. Laboucarie
arah, Aurélie, Laure, Lorenn, Emmanuel et Florian ont été sélectionnés par leurs comités départementaux pour être jeunes ambassadeurs de l’Unicef. Leurs missions ? Informer les jeunes de leur entourage des conditions de vie des enfants dans le monde, mener des campagnes de l’Unicef, participer à des conférences nationales et internationales notamment sur la campagne Enfance et Sida, lancée en 2005… La Jamaïque est leur premier voyage de terrain. De Kingston à Montego Bay, ils ont découvert les actions soutenues par l’Unicef contre le sida, observé le travail d’associations locales et se sont rendus dans une clinique pédiatrique… De retour en France, chacun se prépare à témoigner. Emmanuel va publier son carnet de bord, à Toulouse (Haute-Garonne). Florian a prévu d’organiser une expo photo, à Saint-Raphaël (Var). Lorenn envisage de présenter un exposé dans l’école primaire de son petit frère, à Toulouse. Sarah va monter un club Unicef dans son lycée, à Marseille (Bouches-du-Rhône). Aurélie prévoit de présenter des témoignages et des photos, dans les Ardennes. Quant à Laure, elle a été très inspirée par le Bushy Bus (lire p. 5) et pense utiliser la musique pour faire de la prévention en Alsace. De plus, Sarah, Emmanuel et Florian seront les représentants français pour le Children 8, en Russie, cet été. Au-delà du témoignage, tous reviennent profondément changés. « On se plaint tout le temps alors qu’on a beaucoup de chance », remarque Aurélie. « Ce voyage m’a donné un coup de fouet ! Je crois que je rouillais avant de partir, explique Sarah. Il m’a aussi permis d’avoir une idée plus concrète du travail humanitaire. » Le voyage a même parfois affiné les projets professionnels. Laure n’envisage désormais pas d’autre métier que celui de réconforter les gens : « Je n’ai plus de doutes : on se sent tellement bien en aidant les autres ! »
Gloria Meredith, Montego Bay.
+
LE PORTRAIT
Mère de caractère es femmes dominent la société jamaïcaine. À la maison, elles élèvent les enfants. À l’université, elles sont majoritaires. Ce sont aussi elles qui dirigent les associations. Gloria Meredith illustre ce matriarcat. Coiffeuse de formation, Gloria déploie son énergie au sein de Children of Faith, à Montego Bay, pour secourir les enfants des rues, déscolarisés ou orphelins du sida. Elles les héberge discrètement, « pas plus de trois semaines », le temps de retrouver « une de leurs tantes ou grandsmères » pouvant les prendre en charge. Gloria a ainsi 350 enfants sous son aile. Pour que les familles d’accueil subviennent à leurs besoins, elle a lancé il y a cinq ans le programme Poulet :
L
donner à chaque famille d’accueil un kit, aujourd’hui financé par l’Unicef, pour débuter un élevage de poulets (50 volailles, des sacs de graines, des vitamines…). Les bêtes sont ensuite vendues dans la communauté. 14 foyers profitent du programme. Gloria a débuté son combat en 1994, en recueillant un homme jeté à la rue par l’hôpital, parce qu’il était malade du sida. Depuis, elle a « vu beaucoup d’enfants mourir de cette maladie ». Mais elle continue. Elle dit puiser sa force dans la foi, mais aussi dans son passé. « Le fait d’être issue d’une famille nombreuse m’a donné le sens des responsabilités », explique-t-elle. Combien a-t-elle de frères et sœurs ? « 52 », lâchet-elle dans un éclat de rire. Uniquement par abonnement
29/05/08 17:44:31
e jeunesse, pauvreté et violence
• Population : 2,6 millions habitants. • Superficie : 10 830 km2 (un peu plus grand que la Corse).
e la Jamaïque
ÉTATS-UNIS
Amérique du Sud
Montego Bay
JA M A Ï Q U E Mandeville
Kingston 0
40 km
TOURISME. Les plages jamaïcaines ont attiré 1,34 million de touristes en 2003. Montego Bay est la capitale touristique. Ici, Lime Cay, une petite île en face de Kingston. La jeunesse s’y retrouve le week-end dans une ambiance festive. Cependant, le quotidien des Jamaïcains est bien loin de la carte postale.
S. Laboucarie
S. Laboucarie
Mer des Caraïbes
Spanish Town
Daniel, 58 ans, Trench Town, Kingston.
PAUVRETÉ ET VIOLENCE. Près d’un Jamaïcain sur cinq vit en-deçà du seuil de pauvreté. 15,7 % de la population active est au chômage. La misère se concentre dans les ghettos des villes (lire p. 6-7). L’île, à mi-chemin entre la Colombie et les États-Unis, est gangrenée par le trafic de drogue. Avec 43 meurtres pour 100 000 habitants, elle possède le troisième plus fort taux de criminalité au monde.
S. Laboucarie
AP/Bebeto Matthews
PHILOSOPHIE OU RELIGION. Adeptes d’une religion, pour les uns ou d’une simple philosophie, pour d’autres, les rastas sont minoritaires (5 % des Jamaïcains). Ils ont une lecture de la Bible différente de celles des chrétiens, majoritaires sur l’île.
Jessica, 9 ans, Spanish Town.
JEUNESSE. 37 % des Jamaïcains ont moins de 18 ans. 7,5 % des 14-17 ans travaillent. Contrairement à d’autres pays en développement, la scolarisation des garçons est plus faible que celle des filles.
L’AVIS DES AMBASSADEURS DE L’UNICEF
“”
Emmanuel, 16 ans : « Heureux de vivre ensemble » « La rencontre avec une famille dont s’occupe Gloria (lire p. 2) m’a particulièrement marqué. La grand-mère élève ses petits-enfants parce que leur mère est morte du sida. Malgré leurs conditions de vie difficiles, ils semblaient heureux de vivre ensemble… »
Pour vous abonner : 0825 093 393 (0,15 € TTC/min)
ACTU2034_2_3.indd 3
Laure, 17 ans : « Un déclic en rencontrant Gloria » « J’ai été captivée par l’histoire de Gloria. Quel courage ! Malgré les obstacles, elle continue à aider les autres. J’ai eu comme un déclic ! il faut que j’aie la même énergie. La diversité en Jamaïque m’a frappée : j’ai vu de belles villas en haut d’une colline et des bidonvilles en bas. » www.playbacpresse.fr - Jeudi 25 mai 2006 - l’actu ● 3
29/05/08 17:44:31
22 000 personnes vivent avec le VIH en Jamaïque
Les jeunes filles, plus fragiles face au sida N
Rapport forcé pour une adolescente sur cinq L’histoire de Tanya n’est malheureusement pas un cas isolé en Jamaïque. « Environ 20 % des filles âgées de 15 à 19 ans qui ont déjà eu une relation sexuelle ont subi un rapport forcé », explique Penelope Mia Campbell, chargée du programme Adolescence et Sida, pour l’Unicef, en Jamaïque.
Toutes ne sont heureusement pas contaminées, mais un rapport forcé augmente le risque de contamination par le VIH.
Près de 500 enfants de moins de 14 ans sont infectés par le VIH, en Jamaïque.
Des relations sexuelles contre un tee-shirt
Plus généralement, les jeunes Jamaïcaines sont particulièrement exposées à l’épidémie. « Les filles de 10 à 19 ans sont trois fois plus vulnérables que les garçons du même âge », note Penelope Mia Campbell. La constitution physiologique des jeunes filles explique en premier lieu cette discordance. Mais pas seulement. La pauvreté aussi, car elle est souvent à l’origine d’une exploitation sexuelle qui ne dit pas son nom. « Les filles sortent souvent avec des garçons plus âgés. Les relations sexuelles se négocient contre des baskets, un tour en voiture ou un tee-shirt de marque », ajoute Penelope Mia Campbell.
Mères séropositives sous traitement Avec un taux de prévalence quatre fois plus élevé qu’en France, la Jamaïque est le troisième pays des Caraïbes touché par le sida, après Haïti et la République dominicaine. La plupart des cas se concentrent dans les deux plus grandes villes du pays : Kingston, la capitale, et Montego Bay, la principale ville touristique, au nord de l’île. Les relations sexuelles non protégées sont le
Unicef
ous l’appellerons Tanya. Cette jeune Jamaïcaine de 19 ans fait partie des 35 jeunes patients suivis à l’hôpital universitaire de Kingston. Sa vie a basculé à l’âge de 14 ans. Violée par un chauffeur de taxi, elle a été testée positive au virus du sida, 10 semaines après l’agression. « Après les résultats, sa mère me demandait sans cesse si elle risquait d’attraper le sida en utilisant les mêmes toilettes que sa fille, raconte Celia Christie, professeur en charge du service pédiatrique spécialisé dans les infections du sida, à l’hôpital universitaire des Indes orientales de Kingston. La dernière fois que je l’ai vue, j’étais très déçue. Je pense que les choses ne se sont pas améliorées chez elle. C’est une très jolie jeune femme. Elle passe la plupart de son temps avec ses grands-parents à la campagne. Elle n’a passé aucun examen et n’a plus aucune capacité de trouver un travail. Je doute même qu’elle ait un soutien affectif. »
principal mode de transmission du virus. Le passage du virus de la mère à l’enfant est le deuxième. C’est l’un des principaux combats menés à l’hôpital universitaire de Kingston. Depuis 2002, grâce au financement d’une fondation américaine, près de 400 femmes enceintes séropositives ont été suivies. « Nous commençons désormais une trithérapie à 28 semaines de grossesse, l’accouchement se fait sous césarienne et l’allaitement est décon-
seillé. » Les résultats semblent au rendez-vous. « En quatre ans, le taux de contamination de la mère à l’enfant est passé de plus de 30 % à 6 % », se félicite Celia Christie. Mais toutes les futures mères n’ont pas accès à ce traitement dans le pays. Selon le ministère jamaïcain de la Santé, seules 47 % des femmes enceintes séropositives bénéficient d’un traitement préventif d’ARV contre la transmission du VIH à leur S. La. enfant.
L’AVIS DES AMBASSADEURS DE L’UNICEF
“”
Sarah, 16 ans : « J’ai été éblouie par tant de bonté » « Quand le professeur Celia Christie nous parlait des enfants dont elle s’occupait, on sentait qu’elle les aimait beaucoup. Lorsqu’une petite fille est entrée dans la pièce, elle l’a prise sous son aile. J’ai été éblouie par tant de bonté, qui la mène à aider les gens, à ne pas les juger… »
4 ● l’actu - Jeudi 25 mai 2006 - www.playbacpresse.fr
ACTU2034_4_5.indd 4
Lorenn, 16 ans : « Elle m’a donné de la force » « C’était émouvant, quand Celia Christie nous racontait les histoires de ses patients. Cette femme doit avoir un sacré moral. Elle m’a donné de la force… J’ai été choquée par l’histoire de l’adolescente violée par un chauffeur de taxi. En plus d’avoir été agressée, elle a attrapé le sida. » Uniquement par abonnement
29/05/08 17:44:46
%13
LES CHIFFRES-CLES
1,2 % des 15-49 ans vivent avec
●
le sida en Jamaïque (0,4 % en France, 7 % en Afrique subsaharienne).
+
LES MOTS-CLES
5 000
● ans est l’âge moyen du premier rapport sexuel pour les garçons en Jamaïque (17 ans en France).
?
enfants
sont des « orphelins du sida » en Jamaïque. Ils ont perdu soit leur père, soit leur mère, soit leurs deux parents.
ARV
Séropositif
AntiRétroViral. Substance qui agit sur un virus de la famille des rétrovirus (comme le VIH), en bloquant ou en réduisant leur activité dans le corps.
Porteur du VIH chez lequel la maladie n’est pas déclarée.
Prévalence
Trithérapie
Proportion de cas dans une population donnée.
Association de trois médicaments antirétroviraux.
Sida Lire p. 2.
LE PORTRAIT
S. Laboucarie
Kerril, 21 ans, a un diplôme d’institutrice.
a jeune fille parle de son combat comme d’une évidence. Orpheline du sida à 15 ans, Kerril McKay ne voit pas sa vie autrement qu’en luttant contre cette maladie. « Ma vie y sera consacrée, affirme-t-elle. À 9 ans, ma mère m’a dit que mon père était séropositif . À cette époque, on ne savait pas grandchose du sida. Je ne savais pas quoi faire, mais il fallait que je l’aide. C’était mon papa. » Son père vivait seul. Kerril, elle, habitait avec sa mère.
L
« Quand la maladie a empiré, j’avais 12 ans. J’allais le voir tous les jours, après l’école. Je faisais tout pour lui : le ménage, la cuisine, les courses… Jamais il ne m’a dit qu’il avait le sida. »
Secret La peur de la discrimination était trop forte. « C’était très dur de ne pas en parler avec lui. Il est mort en emportant son secret. » Des précautions vaines. Dans la communauté, la maladie de son
père ne fait aucun doute. « Les gens me disaient que j’allais être contaminée en lavant son linge. Une mère empêchait sa fille de me toucher… » Après la mort de son père, en 2000, Kerril, encouragée par l’Unicef, a créé une association de lutte contre le sida. Aujourd’hui, elle y organise du soutien pour les malades et leurs proches. Mais, pour la jeune fille, la lutte ne s’arrête pas là. Quatre à cinq nuits par semaine, elle écume les discothèques de la capitale… pour prévenir les jeunes des dangers du sida. Ambassadrice de l’Unicef, elle a participé en octobre dernier au lancement de la campagne Enfance et Sida au siège de l’Onu, à New York (États-Unis). Quand elle se prend à rêver, elle espère que son métier lui permettra d’« être en mesure d’aider les enfants affectés par le VIH, et plus largement par la pauvreté ». S. La.
S. Laboucarie
Une vie contre le sida L’équipe du Bushy Bus. Richard, 19 ans, ancien ado à la dérive, travaille aujourd’hui à l’association.
+ Prévention LE REPORTAGE
en musique «
e don’t have sex, we are sure… » W Until
Le refrain est repris en chœur par les animateurs du Bushy Bus, à Spanish Town. Dans le public, on rit, on applaudit… À quelques pas de là, un bus coloré fait office de centre de dépistage itinérant. L’idée est née l’an dernier. « Les jeunes ont souvent des rapports sexuels sur le trajet de l’école, dans les transports », confie Claudette Pious, la directrice de Children First. Depuis, le bus porte ses messages de prévention de village en village, véhiculés par la musique, le
théâtre, la danse… Les 14 animateurs sont d’anciens ados à la dérive secourus par l’association. Les jeunes de plus de 16 ans peuvent effectuer un test de dépistage du sida, à l’intérieur du bus. En 30 minutes, ils connaissent leur sérologie. Ils bénéficient, en outre, d’un soutien psychologique. Ce samedi après-midi, une vingtaine de Jamaïcains ont fait la prise de sang. Aucun n’a été testé positif. « Le conseil est alors crucial, confie Mark, un éducateur. Il faut faire en sorte que la personne reste séronégative. »
L’AVIS DES AMBASSADEURS DE L’UNICEF
“”
Aurélie, 18 ans : « Quelle ambiance ! » « J’ai beaucoup aimé le Bushy Bus. J’ai adoré l’ambiance : ils chantent, ils dansent… Ils arrivent à parler du sida, une maladie grave, avec le sourire, à travers des activités qu’ils aiment bien pratiquer. Du coup, les messages passent plus facilement ! »
Pour vous abonner : 0825 093 393 (0,15 € TTC/min)
ACTU2034_4_5.indd 5
Florian, 16 ans : « Une démo de pose de préservatif ! » « Quand j’ai fait une démonstration de pose de préservatif dans un centre pour jeunes, c’était assez comique ! On ne se rend pas compte qu’en France, on a la possibilité d’avoir des rapports protégés. Les jeunes Jamaïcains n’ont pas toujours accès aux préservatifs. » www.playbacpresse.fr - Jeudi 25 mai 2006 - l’actu ● 5
29/05/08 17:44:47
Visite à Trench Town, ghetto du roi du reggae
Hollywood jamaïcain version ghetto C’est le « Hollywood jamaïcain », selon Bunny Wailers*. Mais sans les paillettes. Un ghetto avant tout. Dans la rue, les enfants jouent pieds nus, les murs verts, jaunes et rouges s’écroulent, gravats et ordures s’amoncellent… « Nous arrivons à First Street. Bob y a débarqué à 14 ans, et y a
+
S. Laboucarie
ne « ligne de front ». La route sépare de grandes étendues désertes, les territoires ennemis. À la tombée de la nuit, les passants se font rares. Un camion de police monte la garde. « Ils sont là jour et nuit. Ce côté est contrôlé par un gang. En face, ce sont leurs ennemis. Ils s’affrontent pour le pouvoir », confie Buffalo Bill, musicien jamaïcain, originaire de Trench Town. Les beaux hôtels à touristes du New Kingston sont seulement à quelques minutes. Pourtant le contraste est saisissant quand on approche de Trench Town, sans doute l’un des plus célèbres ghettos. Et pour cause. Le quartier a vu grandir Bob Marley et bon nombre d’autres stars du reggae.
S. Laboucarie
Sur les traces de Bob U Kutty, le cuistot de First Street. Les murs de Trench Town arborent le portrait de Marley.
souffert… », annonce fièrement Bill. La fierté des habitants se trouve aux n° 6, 8 et 10 : le Trench Town Culture Yard est ouvert depuis six ans. La cour, qui a inspiré à Bob Marley plusieurs de ses succès, dont No Woman no Cry, est désormais un musée. Le jour, des visites touristiques y sont organisées. Le soir, la musique sort à pleins tubes des transistors. Le reggae de Bob Marley
n’est pas au programme. Aux grands regrets de Daniel, l’un des plus vieux rastas du quartier. « Les chanteurs d’aujourd’hui enseignent la vanité au lieu de la culture rasta (lire p. 7). Leur musique devrait élever la jeunesse moralement et spirituellement et la sortir de son ignorance. Mais aujourd’hui, les chansons violentes sont nombreuses. » Dans la rue, des enfants rient.
LE PORTRAIT
Bob Marley est partout : en peinture sur les murs des villes, en sculpture sur les marchés… Héros populaire, il est aussi très présent dans le cœur des Jamaïcains. « Il est parti de rien et a réussi, c’était un homme courageux, rappelle Hélène Lee, journaliste. Il prenait ses chansons dans la rue, les Jamaïcains en ont fait des proverbes. » Le souvenir de sa mort est encore présent. « J’avais 11 ans. Le jour de ses funérailles, je n’avais pas école. J’étais triste. Les gens pleuraient dans la rue, se souvient une Jamaïcaine
de Kingston. Les gens défilaient dans la rue… » Ironie du sort, le rebelle a eu droit à des funérailles nationales. Seaga, le chef du gouvernement alors en place, est pourtant largement soupçonné d’avoir commandité sa tentative d’assassinat, cinq ans plus tôt. Aujourd’hui, on trouve deux statues du roi du reggae dans la capitale et deux musées : l’un dans le nouveau Kingston (photo), l’autre à Trench Town. Un bien maigre hommage officiel. « Il y a eu aussi une série
S. Laboucarie
Le rebelle national
de timbres, s’amuse Bruno Blum, spécialiste du reggae. Mais les autorités ne se rendent pas compte de l’importance de Bob Marley. C’était le minimum ! »
Des habitants dansent. D’autres se retrouvent chez Kutty, le cuistot du quartier. Pour un peu, on oublierait presque que le quartier est toujours aux prises avec des gangs rivaux. Un 4 x 4 militaire effectue sa ronde dans la rue.
Trafic de drogue entre gangs rivaux L’explosion de la violence remonte aux années 1970. À cette époque, les deux partis politiques, le PNP et le JLP, ont instrumentalisé la rivalité entre gangs pour récupérer des voix. La violence n’a pas disparu. En 2005, plus de 1 600 meurtres ont été recensés sur l’île, deux fois plus qu’en 1980. Aujourd’hui, la rivalité est moins directement liée aux partis politiques. Mais les gangs sévissent toujours : pour contrôler un quartier, le trafic de drogue ou d’armes… Trench Town n’est pas épargné. Que faut-il faire, alors, pour sauver les jeunes de Trench Town ? De quoi les habitants ont-ils besoin ? « D’instruments pour que les jeunes puissent jouer de la musique », répondent Daniel et Bill. Le reggae permet de s’évader du ghetto, avec l’espoir d’en sortir. S. La. *Musicien de Bob Marley cité par Hélène Lee, dans Voir Trench Town et mourir.
6 ● l’actu - Jeudi 25 mai 2006 - www.playbacpresse.fr
ACTU2034_6_7.indd 6
Uniquement par abonnement
29/05/08 17:45:06
+
LE PORTRAIT
ALLER + LOIN
Qui sont les rastas ?
• Premiers rastas. « Le mouvement rasta est apparu au début du siècle dernier. Les premiers rastas étaient des marins, des personnes cultivées. Ils connaissaient Marx, Freud, Gandhi… », rappelle Hélène Lee. • Rasta et Afrique. Les rastas revendiquent leur identité africaine. Ils ont une lecture de la Bible différente de celle des chrétiens blancs. L’Éthiopie est considérée comme la Terre promise. Haïlé Sélassié Ier, empereur d’Éthiopie de 1930 à 1974, incarne pour beaucoup le Messie. Marcus Garvey, leader de la cause des Noirs dans les années 1920, est vu comme leur prophète. • Rasta et indépendance. « Les rastas ont toujours été contre les partis politiques. Ce sont les premiers à découvrir et à comprendre la globalisation et ses dangers. Pour eux, il faut
rester indépendant, explique Hélène Lee. La base de leur pensée est : “Réfléchis, apprends, essaie de garder ton esprit libre.” » Le mouvement rasta est une forme de résistance au système colonial (la Jamaïque devient indépendante en 1962). Aujourd’hui, certains rastas dénoncent la main mise du FMI sur le pays. • Rasta et homophobie. « Le mouvement rasta a aussi ses fondamentalistes », note Bruno Blum, journaliste spécialiste du reggae. Les Bobos, emmenés par Sizzla, se présentent comme des défenseurs de la « pureté ». Ils affichent des textes homophobes, machistes… Pour Hélène Lee, les Bobos sont à l’opposé des premiers rastas. « Ils sont incultes. Ils sont manipulés par les politiques qui, en les mettant en avant, veulent déconsidérer le mouvement. » • Rasta et exclusion. Minoritaires (5 % des habitants), les rastas sont souvent victimes de discrimination. • Rasta et reggae. « Le reggae était un moyen d’exprimer la pensée rasta. Le ska (ancêtre du reggae) avait un rythme beaucoup trop rapide pour faire passer des messages. Il fallait une musique plus lente », précise Hélène Lee.
Le Lion, symbole rasta de détermination et de force.
• Des livres : Le Ragga, de Bruno Blum (Hors Collection). AP
• Rasta, Dreadlock, et Ganja. Le fondateur du mouvement rasta, Leonard Percival Howell, attribue une valeur quasi mystique à la ganja. Pour les rastas, la Bible recommande de se laisser pousser les cheveux, d’où les dreadlocks. Mais ganja et dreadlocks ne font pas le rasta. D’ailleurs, « beaucoup ne fument pas et ont les cheveux courts », précise Hélène Lee, auteur du Premier Rasta.
+ L’île où règne L’AMBIANCE
la musique
Plus de 100 000 disques produits en 50 ans. « Un record par habitant », écrit Bruno Blum dans Le Reggae. Toute la culture populaire passe par la musique, en Jamaïque. Même quand on fait de la prévention contre le sida, on le fait en rythme (lire p. 5) ! Pourquoi les Jamaïcains ont-ils un goût si prononcé pour la musique ? « Ils écrivent des chansons sur leur expérience. Ils sont tristes, ils jouent de la musique. Et tout le monde a une expérience à raconter en chanson. C’est de la musique du quotidien. La communauté me donne la vibration. La rue est inondée de paroles de chansons ! », explique Buffalo Bill, musicien jamaïcain originaire de Trench Town (lire p. 6). La vibration jamaïcaine attire bon nombre d’artistes étrangers. À la fin des années 1970, pendant l’âge d’or du reggae, Serge Gainsbourg est venu enregistrer à Kingston Aux armes et caetera, qui a fait scandale en son temps en France, et Lola Rastaquouère, dans lequel les I Three, choristes de Bob Marley, l’accompagnaient. Alpha Blondy, Pierpoljack, Bernard Lavilliers et bien d’autres l’ont depuis imité. « Il y a en Jamaïque des ingénieurs du son et des musiciens magnifiques, qui savent trouver un son reggae, explique Bruno Blum, spécialiste du reggae. Les étrangers viennent aujourd’hui chercher le fantôme de Bob Marley. Cette époque est pourtant finie. C’est comme si un Jamaïcain venait en France pour retrouver l’esprit yéyé ! »
?
Le Premier Rasta, de Hélène Lee (Flammarion collection Étonnants voyageurs). Voir Trench Town et mourir, de Hélène Lee (Flammarion). Le Reggae, de Bruno Blum (Librio) La Jamaïque dans l’étau du FMI, de D. Millet et F. Mauger (L’Esprit frappeur). • Des films : Life and Debt, de Stéphanie Black (documentaire). www. lifeanddebt. org.
The Harder They Come, de Perry Henzell, avec Jimmy Cliff.
LES MOTS-CLES
Dreadlock Natte naturelle, non coiffée.
Skills
FMI
Pour vous abonner : 0825 093 393 (0,15 € TTC/min)
ACTU2034_6_7.indd 7
Fonds Monétaire International. Institution financière internationale. La Jamaïque fait appel au FMI depuis le début des années 1980. En contrepartie de prêts bancaires, le FMI impose
sa politique économique et financière. La dette du pays représente aujourd’hui 64 % du budget (9 % pour l’éducation et 4 % pour la santé).
Ganja Chanvre.
Globalisation Mondialisation.
www.playbacpresse.fr - Jeudi 25 mai 2006 - l’actu ● 7
29/05/08 17:45:07