ESTAMPES RARES
SARAH SAUVIN
Estampes rares
sarah-sauvin.com
N° 10 - Octobre 2020
1. Jean DUVET (1485 - après 1561) Saint Sébastien, entre Saint Antoine et Saint Roch - c. 1550/1555 Burin, 247 x 161 mm. Bartsch 10, Bersier 48, Eisler 70. Très belle épreuve, imprimée sur papier vergé filigrané (P cœur V). Épreuve rognée sur ou juste à l’intérieur de la cuvette en tête sans perte de gravure, juste à l’intérieur de la cuvette sur le bord droit avec infime perte à la pointe du vêtement de saint Roch, sur la cuvette en pied et sur la cuvette sur le bord gauche avec infime perte de la pointe des traits dans la partie basse. Les épreuves de ce Saint Sébastien sont rares. Colin Eisler a recensé 15 épreuves dans les collections publiques. L’épreuve du British Museum est un peu plus rognée en tête que la nôtre. Une épreuve vendue chez Christie’s en 2009 et 2011 était un peu plus rognée sur le bord gauche. L’épreuve de l’Albertina de Vienne est par contre bien complète de sa cuvette, de même que celle de Chicago. Colin Eisler observe que « toutes les épreuves sont couvertes de très fines lignes semblables à des éraillures. » Ces lignes sont bien visibles sur notre épreuve. De même les très légères touches qui servent à rendre la texture des chairs et des vêtements sont bien imprimées. Petites taches sur le bord droit et lettre H ajoutée à la mine de plomb entre les pieds de Saint Sébastien, sinon excellent état général. Provenance : collection Marcel Lecomte, son cachet au verso (Lugt 5684).
« Jean Duvet est considéré comme le premier buriniste de la Renaissance française et certainement comme une des personnalités les plus énigmatiques du XVIe siècle français. » (Catherine Chédeau, p. 207). Les estampes de Jean Duvet posent encore de nombreuses questions. La datation de Saint Sébastien, entre Saint Antoine et Saint Roch fait l’objet de débats. On considère généralement qu’il s’agit d’une œuvre de la maturité : « cette estampe est typique du dernier style de l’artiste : sa qualité extrêmement riche et singulière naissant de l’étonnante fusion d’une ligne rugueuse, rapide, avec un clair-obscur dense, dramatique, qui apporte son contraste à l’ensemble » (Eisler, p. 312, notre traduction). La planche peut sembler inachevée : des parties sont seulement esquissées, d’autres sont vides, alors que dans la plupart des estampes de Duvet la gravure remplit entièrement l’espace. Cet inachèvement est-il volontaire ? Catherine Chédeau remarque que « l’inachèvement n’a semble-t-il pas dérouté [le public] puisque certaines [de ces estampes inachevées] sont connues en plusieurs exemplaires. ». « Le non-finito est-il un parti esthétique ? » se demande-t-elle. « L’un des paradoxes de l’œuvre gravé de Duvet » serait bien selon elle « son attrait à la fois pour le non-finito et l’horror vacui ». (Langres à la Renaissance, p. 231) Cette horreur du vide est manifeste dans le Saint Sébastien où Duvet a resserré les différentes parties de sa gravure. Les figures de Saint Antoine à gauche, de Saint Sébastien au centre, et du groupe de Saint Roch avec l’ange et le chien à droite, l’ange enfin qui couronne Sébastien et le paysage qui domine la scène, tous ces éléments sont étroitement liés,
de sorte que leur équilibre ne repose pas sur les lois de la perspective mais sur leur emboîtement. Paulette Choné, analysant le style de Jean Duvet remarque combien « il ignore l’horizon et la lente fuite des lointains » : les « entassements verticaux », « les empilements sans interstices forment chez Duvet un ostinato très personnel, son monde à lui, fait de futaies, de fabriques vaguement antiquisantes, d’espaces inquiets, [etc.] » Cette horreur du vide se traduit aussi par un « amour du relief » et le soin apporté à l’imitation des différentes textures, « le pelage, l’herbe, les feuilles, les plumes, les écailles, les nudités musculeuses, les grumeaux serrés des nuages… » (Langres à la Renaissance, p. 265). L’inachèvement, le non-finito, se retrouve dans d’autres burins de Jean Duvet, et particulièrement dans trois burins aux dimensions similaires (en moyenne 248 x 165 mm) : La Mise au tombeau (Eisler 71), Le Désespoir et suicide de Judas (Eisler 72) et Moïse et Saint Pierre (Eisler 73). Nicolas Boffy pense que ces quatre estampes peuvent composer « une suite dont le sens et la logique restent à dévoiler » (Langres à la Renaissance, p. 260). Il suggère que les quatre « illustreraient toutes la même idée : se prémunir des embûches de la « male mort » par la compassion aux souffrances du Rédempteur, la foi dans le Christ et la médiation des saints. ». Colin Eisler rappelle en effet l’hypothèse selon laquelle Saint Sébastien, entre Saint Antoine et Saint Roch, « qui représente trois saints vénérés pour leurs pouvoirs guérisseurs, est l’un des rares exemples français connus de Pestblatt », ces images pieuses censées protéger des épidémies de peste, alors endémiques.
Une autre estampe de Jean Duvet, représentant le Martyre de Saint Sébastien (Eisler 4), pourrait appartenir au même registre. Les influences italiennes de Jean Duvet sont particulièrement sensibles dans cette estampe. Arthur E. Popham a souligné que la figure de Saint Sébastien est très proche de celle d’un des jeunes hommes gravés dans la Bacchanale à la cuve d’Andrea Mantegna. La composition s’inspirerait de celle du Christ ressuscité entre Saint André et Longin du même artiste. Références : E. Jullien de la Boullaye : Étude sur la vie et l’œuvre de Jean Duvet, 1876 ; Colin Eisler : The Master of the Unicorn: The Life and Work of Jean Duvet, 1979 ; Jean Duvet - Le Maître à la licorne 1485-1570 ( ?), catalogue de l’exposition, Langres, 1985 ; Catherine Chédeau : « Nouveaux éclairages sur la vie et l'œuvre de l'orfèvre et graveur Jean Duvet (v. 1485 ? -ap. 1562 ?) » in Mémoires de la Commission des antiquités du département de la Côte-d'Or, t. 38, 1997-1999 ; Langres à la Renaissance, catalogue de l’exposition, Langres, 2018.
2. Luca CAMBIASO (1527 - 1585) La Flagellation du Christ Gravure sur bois, 317 x 247 mm (feuille). Oberhuber 216 Très belle épreuve imprimée sur papier vergé filigrané : ancre dans un cercle surmonté d’une étoile (environ 76 x 45 mm, étoile comprise). Épreuve bien complète de toute la partie gravée (à noter que parmi les très rares épreuves connues de cette estampe certaines sont rognées sur les bords droit et gauche et parfois sur le bord inférieur : il manque alors les extrémités des traits horizontaux ou même la pointe des fouets tenus par les soldats, à gauche et en bas à droite). Très bon état général. Quelques salissures dans les angles et sur le bord gauche de la feuille ; un pli de tirage diagonal dans l’angle supérieur droit ; deux petites épidermures au verso. Un trait fin à l’encre brun très clair tracé le long des bords de la feuille. Un beau gaufrage du papier dû au bois est visible au verso. Neuf estampes seulement, des bois gravés, sont aujourd’hui attribuées à Luca Cambiaso. Les épreuves conservées sont de la plus grande rareté et ont été pour cette raison peu étudiées. La Flagellation du Christ a été décrite pour la première fois par Konrad Oberhuber en 1966, dans le volume consacré aux œuvres de la Renaissance italienne conservées au cabinet des arts graphiques de l’Albertina. Le musée viennois possède un dessin de Luca Cambiaso, à l’encre de chine et au
lavis, Geißelung Christi. Komposition mit vier Figuren (inv. 2751) et une épreuve de la gravure sur bois du même sujet. L’épreuve de Vienne présente dans sa partie inférieure des esquisses que Konrad Oberhuber attribue à Luca Cambiaso, de même que le lavis dont est rehaussée la gravure et le monogramme LC ajouté dans l’angle inférieur droit. Konrad Oberhuber y voit « une preuve d’une collaboration très étroite entre le graveur sur bois et le dessinateur. » (p. 138, notre traduction). C’est aussi l’avis de Nadine Orenstein : « neuf gravures sur bois pleines d’énergie, dit-elle, ont été exécutées par Cambiaso lui-même ou peut-être par un graveur très proche de l’artiste. » (Genoa : drawings and prints, 1530-1800, p. 11, notre traduction). Elle souligne notamment le fait que le trait des gravures est extrêmement fidèle au style de Cambiaso, au prix d’une adaptation de la technique qui n’allait pas de soi : « Le traitement inhabituellement sobre de la gravure sur bois dans ces estampes, dont certaines sont rehaussées de lavis, parvient admirablement à traduire la nature vivante de son style de dessin linéaire si typique. » Les tailles courtes, souples et libres, mêlées à des traits raides et vigoureux plus classiques, rendent en effet parfaitement le style de Cambiaso. En résulte une gravure étonnamment moderne et puissante. Références : Konrad Oberhuber : Die Kunst der Graphik: III : Renaissance in Italien : 16. Jahrhundert : Werke aus dem Besitz der Albertina, Graphische Sammlung Albertina, 1966 ; Henri Zerner : « Sixteenth-Century Italian Engraving in Vienna », in The Burlington Magazine, Apr., 1966, Vol. 108, N° 757 (Avril 1966), p. 218-221 ; Carmen Bambach et Nadine M. Orenstein : Genoa : drawings and prints, 1530-1800, 1996.
3. Jacques CALLOT (1592 - 1635) Le Marché d'esclaves, 1er état - c. 1619/1629 Eau-forte, 115 x 218 mm. Meaume 712 (titrée La Petite vue de Paris), Lieure 369, 1er état/6. Rare épreuve du 1er état (sur 6), avant que les personnages ne soient achevés et avant l’ajout d’une vue de Paris dans le fond. « C’est la seule œuvre de Callot, les états postérieurs ont été complétés par une main étrangère » écrit Lieure, qui signale cette estampe en 1er état comme « Très rare » (RR). Très belle épreuve imprimée sur papier vergé. Très bon état général. Quelques jaunissements marginaux. Une très petite déchirure dans l’angle supérieur droit de la feuille. Exceptionnelles très grandes marges (feuille : 202 x 273 mm). Provenance : Collection H. Grosjean-Maupin (vente 26-27 mars 1958, n°181) ; Collection Marcel Lecomte (19161996), son cachet au verso (Lugt 5684).
Jules Lieure décrit ainsi le premier état du Marché d’esclaves : « Au premier plan, l’artiste a gravé trois groupes de personnages. Le plus important au pied d’une tour à droite, représente des marchands d’esclaves ; on voit un acheteur poser sur une table l’argent qui représente, sans doute, un esclave qui l’attend, derrière lui, le bonnet à la main et les fers aux pieds. Plus loin on distingue un acquéreur d’importance, la main droite appuyée sur un bâton, le visage à peine esquissé d’un trait léger. Le groupe du milieu montre des personnages qui viennent d’acheter des esclaves qui les suivent, les pieds encore enchaînés. Le groupe de gauche paraît se diriger vers le marché d’esclaves, conduit par un oriental dont le costume ressemble à ceux des personnages de Soliman (Cat. 363-368). »
Jules Lieure conteste l’opinion de Mariette selon laquelle le fond ajouté dans le second état, la Petite vue de Paris, serait de la main de Callot : il estime en effet que sa gravure est bien plus malhabile que celle du premier état. Il note d’autre part qu’il n’est pas possible qu’en 1629, date qui figure sur les épreuves du second état, Callot ait représenté la tour et la porte de Nesle de manière aussi fautive (il relève plusieurs erreurs dans la perspective ou le détail) alors qu’il dessinait à la même époque avec une grande précision ses deux grandes vues de Paris (Lieure 667 et 668). Il remarque également que le toit d’une maison à gauche au premier plan présente une terrasse couverte comme on en voit en Italie, qui s’accorde mal avec la vue de Paris. Enfin, il signale que le dessin original préparatoire au Marché d’esclaves (conservé dans le recueil Mariette au Louvre sous le titre « Marchands et foule sur les quais d'un port »), montre un port de mer avec des bateaux, qu’il pense être Livourne, et non une vue de Paris. Lieure suppose donc que Callot n’a pas achevé son cuivre et que l’éditeur Israël Henriet a gravé ou fait graver l’arrière-plan après sa mort en ajoutant la date de 1629, censée concorder avec le séjour de Callot à Paris. Il conclut ainsi qu’ « il faut donc rechercher le 1er Etat, qui est seul l’œuvre du maître. »
4. Jacques CALLOT (1592 - 1635) La Foire de l’Impruneta, 2e planche - 1622 Eau-forte, 418 x 670 mm. Meaume 625, Lieure 478, 1er état/2. Impression du 1er état (sur 2) avant l’ajout de l’adresse d’Israël Silvestre dans l’angle inférieur gauche de la tablette. Belle épreuve, les montagnes les plus lointaines commencent à s’user mais sont encore visibles. Le sujet est imprimé sur deux feuilles raboutées de papier vergé filigrané (lion étoilé, proche de Lieure 38, filigrane caractéristique selon Jules Lieure des épreuves du premier état, avec une contremarque (illisible) dans un cartouche). Épreuve rognée sur ou à 1 mm à l’extérieur de la cuvette. Très bon état général. Très léger jaunissement de la feuille, petites amincissures dans les angles au verso, une petite épidermure circulaire (4 mm de diamètre) dans le bas du sujet. En octobre 1619, Jacques Callot assista à la foire et aux cérémonies de la fête de Saint Luc qui attiraient chaque année de très nombreux Toscans dans le village d’Impruneta, près de Florence. Il prit sur le vif de nombreux croquis (conservés aujourd’hui au Musée des Offices de Florence) : « Avec ces croquis, écrit Jules Lieure, Callot composa un chef-d’œuvre : c’est un assemblage de détails prodigieux constituant un ensemble prodigieux lui-même. ». Cette planche parut en 1620 à Florence. Elle rencontra un tel succès que Callot la grava une seconde fois en 1622, après son retour à Nancy.
La Foire de l’Impruneta est à la fois un chefd’œuvre de la gravure et une source importante pour la connaissance de la société toscane au XVIIe siècle. Gottfried Kinkel, cité par Jules Lieure, a tenté de la décrire ainsi : « Au premier plan on voit des tentes de marchands forains et des hôtelleries en plein air, des étalages où l’on vend de la vaisselle, des gobelets et toutes sortes d’ustensiles en terre, un marchand liquoriste et un charlatan qui débite son boniment à un public nombreux. Plus loin vers le fond, il y a des spectateurs formant cercle autour d’une danse, un arracheur de dents, un crieur public à cheval avec une trompette, un ânier conduisant son troupeau d’ânes, un marché aux bestiaux et toutes sortes d’hommes et de bêtes… Enfin, tout à fait à l’arrière-plan, on voit l’église de l’Impruneta devant laquelle se déroule une procession avec la croix et le dais. Tout se passe paisiblement, tout est empreint de la libre gaîté italienne ; seuls les filous s’en tirent mal. En voilà un qui a employé des poids faux ; sa balance lui a été attachée sur le dos, aux jambes et aux mains et avec une corde on le hisse en l’air par les bras. Voilà un autre fripon qui est mis au pilori, raillé par les assistants. Personne, sans doute, ne s’est donné la peine de compter les hommes et les bêtes figurant sur cette estampe ; il y en aurait bien un millier ! »
5. Claude GELLÉE, dit LE LORRAIN (c. 1600 - 1682) Le Bouvier - 1636 Eau-forte et pointe sèche, 130 x 200 mm. Mannocci 18, état III A (sur B, sur VI). Très rare épreuve de l’état III A, avec le numéro 4 ajouté dans la marge de gauche, mais avant l’accident dans l’angle supérieur droit sur les épreuves de l’état III B (petites éraillures courbes dans le ciel) et avant les travaux ultérieurs, notamment les tailles horizontales sur le petit oiseau à droite du bouquet d’arbres central. Les épreuves de cet état III A sont imprimées du vivant de Claude Gellée. Lino Mannocci précise que sur les premières épreuves de l’état III A, la tête de la vache la plus à gauche est encore assez noire, comme sur l’épreuve conservée à la National Gallery of Art de Washington, qu’il cite en exemple. C’est aussi le cas de notre épreuve. Superbe épreuve imprimée sur papier vergé. Un très petit pli dans l’angle supérieur droit de la feuille et d’infimes rousseurs. Excellent état de conservation. Petites marges (feuille : 140 x 210 mm). Provenance : ancienne collection Arkady Nicolayevitch Alferoff (1811-1872) avec son cachet au verso (Lugt 1727). Épreuve décrite sous le numéro 251 du Catalogue de la collection magnifique et d'un choix exquis d'estampes, d'eaux-fortes et de bois, vente du 10 au 13 mai 1869 :
« 251. Le bouvier. (R. Dum. 8) Superbe épreuve du deuxième état, avant que l’oiseau, vers le milieu de l’estampe, ait été couvert de travaux ; elle a de la marge. Très rare. (Coll. Simon) » ; la collection mentionnée dans la notice de ce catalogue est celle d’Auguste Simon, né en 1776 ; ancienne collection Marcel Lecomte (1916-1996), son cachet au verso (Lugt 5684). « Tous ceux qui ont étudié l’œuvre gravé de Claude, sans exception, ont regardé cette estampe comme l’expression majeure de son génie de graveur. ». Lino Mannocci fait suivre ce constat d’un ensemble de citations parmi lesquelles celle de Francis Seymour Haden nous semble particulièrement intéressante, non seulement parce qu’il a lui-même gravé sans relâche des paysages à l’eau-forte mais parce qu’il collectionnait aussi les estampes anciennes.
Cette citation est tirée du texte qui présente le catalogue de sa collection : About etching : Notes by Mr. Seymour Haden on a collection of etchings by the great masters lent by him to the Fine Art Society’s Galleries to illustrate the subject of etching. Seymour Haden écrit : « La plus importante des estampes de Claude me semble être Le Bouvier. Sa qualité est surprenante et sa touche est magique - on ne se lasse jamais de l’admirer. Bien qu’extrêmement raffinée, elle a bien l’aspect d’une eau-forte, et quant à sa texture, c’est ce que les imprimeurs des gravures sur acier appelleraient une ‘planche pourrie’. Est-il nécessaire de dire que cette texture « pourrie » est sa meilleure référence. » (About etching, 1878-79, p. 32-33). Seymour Haden faisait allusion ici au travail très particulier de Claude Gellée sur sa plaque et notamment à son usage peu conventionnel des outils et de l’eau-forte pour attaquer le cuivre, le rendre rugueux par endroits, créer des textures qui feraient frémir les amateurs de traits nets et de surfaces impeccables que procure l’acier. Claude Gellée aurait utilisé la pierre ponce pour gratter le cuivre ou des outils tels que des roulettes. Il aurait également fait usage entre deux étapes de son travail d’un vernis qui ne protégeait réellement que les tailles les plus fines, augmentant ainsi l’effet de l’acide sur les tailles plus larges et accentuant nettement le contraste entre la pleine lumière et l’ombre où le bouvier se repose. Or, les tailles les plus fines résistant peu à l’impression, seules les premières épreuves, très rares comme la nôtre, rendent parfaitement ce contraste. Références : Lino Mannocci : The Etchings of Claude Lorrain, 1988 (notre traduction).
6. Jean-Baptiste Marie PIERRE (1714 - 1789) Mascarade Chinoise faite à Rome le Carnaval de l’année M.D.CCXXXV. Par Mrs les Pensionaires du Roy de France en son Académie des arts - 1735 Eau-forte, 305 x 425 mm. Le Blanc 25, Baudicour 27, Lesur et Aaron G.1. Superbe épreuve, très richement contrastée. Le tirage est antérieur à la suppression de certaines éraillures en particulier celles qui traversent le bâtiment du fond, notamment au niveau du pilastre de gauche ou dans la fenêtre de droite. La suppression de ces éraillures laissera des traces blanches, qu’on peut voir par exemple sur l’épreuve de la National Gallery of Art. Impression sur papier vergé filigrané (probable fleur de lys dans un double cercle). Un pli vertical central peu marqué ; très légère salissure dans la marge de droite, sinon très bon état général. Annotation à la mine de plomb sous le trait carré en bas à droite : Rome – 1735 et en pied un petit numéro 10. Bonnes marges (feuille : 360 x 480 mm). Rare épreuve, en superbe tirage. Provenance : Marque de collection imprimée au verso : Col. L. BONGARD dans un ovale (Lugt non décrit). La Mascarade chinoise est le chef-d’œuvre gravé de JeanBaptiste Marie Pierre. Âgé de 20 ans en 1734, il obtient le grand prix de peinture de l’Académie (le Prix de Rome) et
le droit de séjourner à l’Académie de France à Rome comme pensionnaire du roi entre 1735 et 1740. Sa gravure reflète l’exubérance des jeunes artistes français qui s’exprime sous les regards des Romains, eux-mêmes déguisés en ce jour de carnaval. « Le char où ont pris place les pensionnaires passe ici devant la colonne Antonine, Piazza Colona, presque en face du Palazzo Mancini, siège de l’Académie de France à Rome. » (Lesur et Aaron, p. 478). La gravure est dédiée au duc de Saint-Aignan, ambassadeur de France à Rome. Références : Carlson, Victor I. : Regency to Empire: French printmaking, 1715-1814, 1984, n°21. Nicolas Lesur et Olivier Aaron : Jean-Baptiste Marie Pierre, 1714-1789 : premier peintre du roi, 2009.
7. Jacques Fabien GAUTIER d’AGOTY (1716 - 1785) Compotier garni de prunes - 1741 Manière noire imprimée en couleurs à partir de quatre plaques apportant respectivement le rouge, le bleu, le jaune et le noir, 222 x 285 mm. Inventaire du Fonds Français 14, Singer 249, De Laborde p. 384. Inscription gravée dans la planche en bas à gauche : « I gaultier P. S. E. » pour « Jacques Gautier pinxit, sculpsit et excudit ». Très belle épreuve imprimée sur papier vergé, rognée sur la cuvette. Bon état de conservation général. Très petite déchirure de 4 mm en tête et petites amincissures sur les bords au verso. Le volume du Mercure de France de décembre 1741 annonce p. 2926 la mise en vente par le « Sr Gautier, de Marseille » de « vingt & un Morceaux de Gravûre ou Estampes coloriées » dont « Un Tableau, représentant des Prunes dans un Bassin, même grandeur [grandeur de toile de 4] Prix 1. liv. », ainsi qu’un « Autre, représentant des Pêches, tous les deux par l’Auteur, même grandeur, Pendant au précédent. Prix 1. liv. ». L’emploi des termes « tableau » et « grandeur de toile » pourrait sembler inapproprié dans une annonce censée décrire des « estampes coloriées », si Jacques Fabien Gautier d’Agoty n’avait pas employé précisément à cette époque la technique de la manière noire imprimée en couleurs pour reproduire des tableaux, les siens comme ces deux natures mortes de fruits figurant dans l’annonce, ou ceux d’autres
artistes, tels Salvator Rosa, le Carache, Coypel, de Troye, le Correge, Albert Durer, de la Joüe, Rigault, Lebourdon, Girardow (cités ainsi dans le volume du Mercure de France). Le fait même de proposer des estampes par paires, comme c’est le cas des deux compositions de fruits, est une façon pour Gautier d’Agoty de s’adresser à une clientèle amatrice de peintures, comme le remarque Kristel Smentek : « Il était d’usage dans les demeures du dix-huitième siècle d’accrocher des tableaux de tailles similaires, souvent de la même main, comme paires. Les tableaux imprimés pouvaient jouer le même rôle. »
L’inventeur du procédé de la manière noire imprimée en couleurs à partir de plusieurs plaques, Jacob Christophe Le Blon, a employé lui-même cette technique quelques années plus tôt pour « multiplier par l’impression les peintures et les dessins en coloris naturel », ainsi que le mentionne le privilège exclusif qui lui a été accordé en février 1718 par le roi d’Angleterre George Ier. Le procédé de Le Blon s’appuie sur la roue chromatique de Newton et les recherches sur la décomposition de la lumière. La combinaison des trois couleurs primaires : bleu, jaune et rouge, permettant d’obtenir toutes les nuances visibles dans la nature, l’invention de Le Blon consiste à appliquer ce procédé à la gravure, en imprimant une image en trichromie à l’aide de trois plaques gravées chacune en manière noire : chaque petit point imprimé en bleu, jaune ou rouge sur le papier apporte sa touche à la restitution nuancée du « coloris naturel » du sujet choisi. Louis XV accorde à son tour en 1737 à Jacob Christophe Le Blon le privilège d’exercer seul, avec ses adjoints, l’art « d’imprimer les tableaux avec trois planches » (Arrêt du Conseil d’État, daté du 12 novembre 1737, cité par Florian Rodari dans Anatomie de la couleur, p. 62). Quand Le Blon décède en 1741, Jacques Fabien Gautier d’Agoty, qui a suivi un court temps son enseignement, obtient du roi un nouveau privilège de trente ans, dont il s’applique aussitôt à tirer parti en imprimant l’année-même le Compotier garni de prunes.
Comme l’ont souligné notamment Florian Rodari et Corinne Le Bitouzé, Gautier d’Agoty délaisse vite la technique de la trichromie mise au point par Le Blon, le procédé étant difficile à appliquer et peu rentable. La réussite de chaque épreuve exige en effet la maîtrise parfaite de plusieurs opérations délicates et coûteuses : décomposition chromatique du sujet ; dessin de chaque plaque gravée à la manière noire à l’aide du berceau et du brunissoir ; choix de couleurs opaques ou transparentes, qui doivent être adaptées à la fois à l’effet recherché et à l’impression en taille-douce ; impression enfin des différentes plaques, soigneusement effectuée au repérage grâce aux trous percés aux angles des cuivres, sur une presse bien calée. Le Compotier garni de prunes, imprimée par Gautier d’Agoty juste après l’obtention de son privilège, témoigne d’un travail encore très soigné. La technique de la manière noire imprimée en couleurs rend parfaitement l’aspect tantôt mat, tantôt brillant des prunes de Damas (ou quetsches) et de leur teinte caractéristique, mélange de bleu et de rouge avec parfois des accents dorés. La superposition des points de bleu, de rouge et de jaune et la profondeur inégale des creux permet d’obtenir toutes les nuances. Gautier d’Agoty introduit une quatrième plaque imprimée dans un noir très discret qui lui permet de rendre l’intensité des couleurs tout en limitant les coûts de production. Il défendra d’ailleurs à plusieurs reprises dans le Mercure de France le procédé de la tétrachromie (ou quadrichromie) dont il se prétendait l’inventeur, contre la stricte trichromie théorisée par Le Blon.
Le sujet du Compotier garni de prunes se rapproche notamment de deux paniers de fruits peints par Chardin vers 1728 : Bol de prunes (Phillips Collection de Washington) et la Perdrix morte suspendue par une patte, compotier de prunes et panier de poires (Staatliche Kunsthalle de Karlsruhe). Gautier d’Agoty s’est peut-être inspiré de ces deux natures mortes, ayant lui-même reproduit en manière noire imprimée en couleurs des tableaux de Chardin, comme Le Jeune élève dessinant et L’Ouvrière en tapisserie, peints vers 1738, à propos desquels le Mercure de France de Mai 1745 précisait : « Ces deux tableaux furent remis du vivant de M. de la Roque à l'Auteur des tableaux imprimés pour être gravés en couleurs. ». Le Compotier garni de prunes de Gautier d’Agoty présente cependant une finesse et une sensibilité différente des natures de mortes que Chardin avait peintes en 1728 et qui évoque plutôt celle du Panier de prunes avec noix, groseilles et cerises (The Chrysler Museum, Norfolk, ci-dessous) qu’il peindra en 1765, soit vingt-quatre ans après l’estampe de Gautier d’Agoty.
Les épreuves des premières estampes en couleurs de Gautier d’Agoty sont rares. La complexité de leur création en est certainement la raison. Les épreuves conservées du Compotier garni de prunes présentent de légères variations dans les coloris, telle l’épreuve conservée au British Museum, deux épreuves à la Bibliothèque nationale de France (IFN-10025383 et IFN-10025384), ou celle conservée à la Bibliothèque municipale de Dijon. Après le Compotier garni de prunes, Gautier d’Agoty ne grave plus qu’une dizaine d’autres planches reproduisant des tableaux. À partir de 1746, il se consacre à l’élaboration des planches anatomiques, de zoologie et de botanique, qui eurent un grand succès et font encore aujourd’hui sa renommée. Références : Mercure de France, dédié au Roy, décembre 1741, second volume ; Léon de Laborde : Histoire de la gravure en manière noire, 1839 ; Hans Wolfgang Singer : Der Vierfarbendruck in der Gefolgschaft Jacob Christoffel Le Blons : mit Oeuvre-Verzeichnissen der familie Gautier-Dagoty, J. Roberts, J. Ladmirals und C. Lasinios, 1917 ; Inventaire du Fonds Français, Graveurs du XVIIIe siècle, tome 10, 1968 ; Florian Rodari (dir.) : Anatomie de la couleur : l’invention de l’estampe en couleurs, 1996 ; Caroline Joubert (dir.) : Ars nigra : La gravure en manière noire aux XVIIe et XVIIIe siècles, 2002 ; Margaret Morgan Grasselli (dir.) : Colorful Impressions : the Printmaking Revolution in Eighteenth-Century France, 2003.
8. Louis-Marin BONNET (1736 - 1793) Première tête, aux trois crayons, d’après Boucher - 1765/1767 Gravure en manière de trois crayons, imprimée en noir, rouge et blanc sur papier bleu, 311 x 230 mm. Hérold 9, 1er état/4. Très rare épreuve du premier état (sur 4), avant modification de la lettre, ajout de plusieurs traits carrés et de deux planches supplémentaires pour imprimer du bleu et du jaune. Superbe épreuve, aux coloris très frais, imprimée sur papier vergé bleu (la couleur du papier légèrement passée). Très bel état de conservation. Marges étroites tout autour de la cuvette (feuille : environ 325 x 245 mm). La feuille est collée par les bords sur une feuille de support de papier vélin mince et un passe-partout est collé par quelques points sur cette feuille de support. La lettre importante et détaillée gravée sous le sujet n’apparaît que sur les épreuves du premier état. Elle précise que cette œuvre est la première gravée par Bonnet aux trois crayons, c’est-à-dire en rouge, noir et blanc : « Premiere Estampe aux trois Crayons d'après le dessein de Mr. Boucher / premier Peintre du Roy. Gravé par Louis Bonnet le seul qui possede le / secret d'Imprimer les blancs tire du Cabinet de Mr. de la Garégade, / Thresaurier Général de la Marine. / a Paris chés la Veuve Chereau rue St. Jacques aux 2. Pilliers d'Or. / et chés Bonnet rue Gallante la porte Cochere entre un Chandellier et un Lectier vis-a-vis la rue du Fouar. »
Ces mentions se retrouvent dans l’annonce parue dans le numéro du 18 mai 1767 de L’Avant-Coureur (l’un des périodiques qui présentaient les dernières nouveautés) de la publication par Bonnet d’une « Tête gravée aux trois crayons ». Louis-Marin Bonnet vient alors de rentrer d’un séjour de deux ans en Russie, ce qui peut laisser supposer, selon Jacques Hérold, que cette estampe aurait été gravée avant 1765. L’annonce de L’Avant-Coureur nous renseigne sur les circonstances de cette publication : « Le Sieur Bonnet, Graveur dans la manière du crayon, vient de publier une Tête gravée aux trois crayons d'après un dessein de M. Boucher. L'exécution de ce genre de gravure présentait des difficultés dont les plus essentielles étaient l'accord des planches, & l'emploi d'un blanc dont la couleur fût inaltérable. Différens morceaux que cet Artiste a mis au jour depuis plusieurs années ont prouvé aux Amateurs du Dessein qu'il avait su vaincre ces obstacles : curieux d'étendre cette heureuse découverte ; il a gravé une Tête aux trois crayons, qu'il ne présente au public qu'après avoir reçu le suffrage de plusieurs célèbres Artistes. Ce morceau sera bientôt suivi d'une Tête gravée dans le genre du Pastel. Cette Estampe, ou plutôt ce Dessein, se trouve à Paris, chez la Veuve Chereau, rue S. Jacques ; & chez le sieur Bonnet, rue Galande, vis-à-vis la rue du Fouare. » L’intérêt croissant suscité par le dessin au XVIIIe siècle, notamment le dessin aux deux ou trois crayons et aux pastels, a incité les graveurs à chercher des techniques capables de reproduire la matière du crayon, comme l’explique, en 1767, l’article de l’Encyclopédie consacré à la « Gravure en manière de crayon » :
« le but de cette manière de graver est de faire illusion, au point qu’à la premiere inspection le vrai connoisseur ne sache faire la différence du dessein original d’avec l’estampe gravée qui en est l’imitation » (Recueil de planches, tome IV, planche VIII). Parvenir à imiter parfaitement le dessin était pour les graveurs à la fois un enjeu pédagogique, artistique et commercial : les gravures en manière de crayon permettraient non seulement d’enseigner la technique du dessin aux élèves des Beaux-Arts en copiant les meilleurs artistes du temps, mais elles participeraient également à la connaissance des œuvres par le public et, ce qui n’était leur moindre intérêt, elles ouvriraient un nouveau marché auprès des amateurs de dessins et des collectionneurs d’estampes. Le graveur et imprimeur Jean-Charles François développa, surtout à partir de 1757, la technique de la gravure en manière de crayon, c’est-à-dire imitant le dessin à la simple sanguine, en usant notamment de la molette, qui était seulement employée jusque-là pour ajouter quelques détails à une estampe. Il fut suivi par Gilles Demarteau, Alexis Magny et Thérèse-Éléonore Lingée. Louis-Marin Bonnet voulut perfectionner cette technique. Margaret Morgan Grasselli constate que « Bonnet ne s’est pas satisfait de produire simplement estampe sur estampe avec la manière de crayon ordinaire. Cet innovateur inspiré et résolu a développé au contraire cette technique dans différentes directions. L’une de ses premières innovations fut l’élaboration vers 1763 d’une encre d’impression blanche qui puisse imiter réellement l’apparence de la craie et de la gouache blanches, sans virer au jaune ou au noir
avec le temps. Cette nouvelle encre révolutionna la gravure en manière de crayon et multiplia les genres de dessins pouvant être reproduits en gravure. » (Colorful impressions, p. 54). Bonnet se lança alors dans la gravure aux deux ou trois crayons, c’est-à-dire imitant des dessins à la pierre noire ou à la sanguine rehaussés de craie blanche, ou combinant les trois crayons. La Tête gravée d’après Boucher est sa première gravure aux trois crayons. Dans une page passionnante du chapitre Ink and Inspiration - The Craft of Color Printing, Judith C. Walsh a examiné cette estampe et analysé le travail de Bonnet : « Si les rouges et les noirs ont probablement été imprimés chacun d’après une seule plaque, les blancs en ont exigé deux. Les coulures de blanc qui rehaussent la chair du modèle ont été imprimées en un motif de petits points à partir d’une plaque creusée profondément, qui a déposé un trop plein d’encre blanche sur la feuille. De toute évidence, le blanc encore humide a subi aussitôt un nouveau passage sous la presse, qui l’a écrasé et légèrement étalé, recréant ainsi l’effet d’une touche de craie blanche écrasée. La planche sur laquelle sont gravées les longues et épaisses lignes blanches qui rendent les plis du corsage a été encrée avec la même encre blanche, mais comme c’était la partie de l’estampe imprimée en dernier, l’encre de la ligne de « craie » empâtée a séché en créant un bourrelet sur la feuille. ». (Colorful impressions, p. 27).
Maîtrisant chaque phase de ce travail minutieux, Bonnet parvenait à créer ainsi de subtils effets de trompe-l’œil. Margaret Morgan Grasselli remarque que « Bonnet n’ayant jamais partagé le secret de l’encre blanche avec personne fut le seul graveur en manière de crayon à l’utiliser. Il s’empressa de tirer profit de ce monopole, faisant sa spécialité des estampes multicolores » (Colorful impressions, p. 54). Le numéro suivant de L’Avant-Coureur, daté du 25 mai 1767, annonça la publication d’estampes de Demarteau décrites comme des « Têtes de femmes » gravées « à plusieurs crayons » où « le pâteux et le gras du crayon y sont également sensibles ». Mais Sophie Raux remarque qu’ « à la différence de Bonnet, Demarteau et François qui ne possédèrent jamais le secret de l’encre blanche furent contraints de laisser à la réserve du papier le rôle factice des rehauts à la craie » et qu’ils « n’ont pu égaler les effets de matière saisissants que Bonnet avait atteints avec la surimpression d’une planche de blanc. » (Quand la gravure fait illusion, p. 60). Le 2e état de la Première Tête d’après Boucher fut annoncé moins de cinq mois plus tard, dans L’Avant-Coureur du 12 octobre 1767 sous le titre « Tête au pastel d’après M. Boucher ». Des quatre lignes de la lettre gravée sur les épreuves du 1er état il n’en reste qu’une seule et cinq traits carrés sont ajoutés. Deux nouvelles planches ont été gravées : l’une pour bleuter le sujet et l’encadrement, l’autre pour apporter des nuances de jaune sur le vêtement et le glomis. Louis-Marin Bonnet produit ainsi sa première estampe en manière de pastel. Dans le 3 e état, dont une
épreuve est conservée au Louvre dans la collection Edmond de Rothschild, Bonnet revient à la manière de trois crayons, plus simple à mettre en œuvre. Le 4e état ne présente plus qu’un tirage à deux planches en noir et rouge sur papier blanc. Les épreuves du 1er état sont très rares. L’épreuve analysée par Judith C. Walsh et exposée à Washington dans l’exposition Colorful Impressions: The Printmaking Revolution in Eighteenth-Century France est celle conservée à la National Gallery of Art. Références : Jacques Herold : Louis-Marin Bonnet (1735-1793) : Catalogue de l'œuvre gravé, 1935 ; Colorful Impressions: The Printmaking Revolution in Eighteenth-Century France, 2003 (traduit par nous) ; Quand la gravure fait illusion : Autour de Watteau et de Boucher, le dessin gravé au XVIIIe siècle, 2006.
9. Odilon REDON (1840 - 1916) Lutte de cavaliers - 1865 Eau-forte, 83 x 182 mm (à l’image), 100 x 200 mm (à la cuvette). Mellerio 4, état non décrit ; Harrison 3, 1er état ou état intermédiaire entre le 1er et le 2e état (sur 3). Rarissime épreuve antérieure au 2e état décrit par Harrison : avant la transformation de toute la moitié supérieure de la planche et avant de nouveaux travaux dans la partie inférieure et l’ajout de la signature O. REDON sur un rocher en bas à droite. Le 1er état décrit par Harrison n’est connu que par une seule épreuve « dans la collection de David Tunick, Inc., New York (ex-coll. Richard Bühler, (ex-coll. Richard Bühler, Winterthur), signée au crayon "Odilon Redon" en petites capitales en bas à droite » (Harrison, traduit par nous). Selon Harrison, le 1er état, c’est-à-dire l’épreuve de la collection David Tunick, est « presque achevé, à l’exception du ciel. ‘Od. Redon’ gravé légèrement dans la cuvette en bas à gauche ». La photographie de l’épreuve appartenant à David Tunick dans le catalogue raisonné de Harrison n’est pas d’une qualité suffisante pour pouvoir la comparer avec la nôtre. Il est possible que la nôtre comporte de nouveaux travaux dans le ciel et sur les rochers et que le trait d’encadrement soit mieux défini. Seule la comparaison des deux épreuves permettrait de juger. Nous ne voyons pas sur notre épreuve la signature gravée ‘Od. Redon’ dans la cuvette en bas à gauche, à moins qu’elle n’ait pas été encrée.
On ne connait que deux épreuves du 2e état, l’une conservée au Rijksmuseum d’Amsterdam, l’autre à l’Art Institute of Chicago. Le 3e état, où la plaque est réduite à droite d’un tiers de sa longueur, a été tiré en 1886 à 30 épreuves signées au crayon. Un tirage posthume a été effectué en 1922 à la demande de Madame Redon. Superbe épreuve, aux noirs riches et profonds, imprimée sur papier vélin blanc épais, signée en petites capitales à la mine de plomb en bas à droite dans la marge du cuivre : ODILON REDON. Grandes marges (feuille : 200 x 300 mm). Très bon état de conservation. Quelques rousseurs dans les marges ; le coup de planche, légèrement fracturé sur les côtés en raison d’une forte pression au tirage, a été restauré. Quelques petites épidermures au verso.
Lutte des cavaliers fait partie d’un ensemble d’eaux-fortes gravées par Odilon Redon à l’époque où il apprenait la gravure auprès de Rodolphe Bresdin. On retrouve dans plusieurs le paysage de rochers angoissants, les cavaliers errants ou combattants et les cieux agités. Peter Morse a montré l’influence de La Chanson de Roland dans les premières eaux-fortes d’Odilon Redon. On sait qu’il connaissait bien cette chanson de geste. Il avait parcouru les paysages des Pyrénées françaises et espagnoles, qui le fascinaient et s’était même rendu à Roncevaux, où est située la mort du neveu de Charlemagne, et avait peint Roland à Roncevaux en 1862 (aujourd’hui au musée des Beaux-Arts de Bordeaux). Selon Peter Morse, Lutte des Cavaliers pourrait illustrer un épisode de La Chanson de Roland : « Ces deux cavaliers combattant pourraient bien être l’empereur Charlemagne et l’émir Sarrasin Baligant au paroxysme de leur lutte. Le cavalier de gauche porte une barbe, comme il est dit de Charlemagne. Le cavalier de droite est coiffé d’un heaume de style mauresque. Ils sont absolument seuls ; or, le poème dit que tout combat cessa sur l’ensemble du champ de bataille lorsque les deux chefs entrèrent en lutte, leur laissant le soin de décider du dénouement pour tous. » Peter Morse précise cependant que cette interprétation n’épuise pas l’œuvre : « Redon souhaitait sans aucun doute que son eau-forte soit considérée comme de l’art pur et non comme une illustration. Nous pouvons continuer à la regarder à sa manière, et en même temps l’apprécier davantage grâce à cette exégèse. » (The Etchings Of Odilon Redon, préface, pages XI-XII ; citations traduites par nous).
Références : André Mellerio, Odilon Redon, Peintre, dessinateur et graveur, 1923 ; Sharon R. Harrison : The Etchings Of Odilon Redon, 1986.
10. Jean-Baptiste Camille COROT (1796 - 1875) Vénus coupant les ailes de l’Amour, 1re planche - c. 1869/70 Eau-forte, 240 x 160 mm. Robaut 3132 (sous le titre Vénus coupe les ailes à l’Amour), Delteil 10, Melot 10. Très belle épreuve imprimée sur papier vergé. Superbe état de conservation. Grandes marges (feuille : 325 x 224 mm). Rarissime épreuve, du tout premier tirage, effectué par Alfred Robaut en 1873, dédicacée par lui à monsieur Brame / Alf Robaut et annotée au crayon en bas à gauche : Eauforte originale de COROT (inédit).
Provenance : Hector Brame, fondateur en 1864 de la galerie Brame (aujourd’hui Brame et Lorenceau), puis par descendance. Dans des notes manuscrites citées par Loÿs Delteil, Alfred Robaut, ami intime de Corot et rédacteur de son catalogue raisonné, précise les circonstances dans lesquelles il a reçu de Corot en 1872 trois cuivres inédits gravés quelques années plus tôt et les a fait imprimer en 1873 : la première version de Vénus coupant les ailes de l’Amour, Souvenir des fortifications de Douai et le Dôme florentin.
« Le 6 juin 73 je fais faire chez Salmon l'essai de cette planche et des 2 qui suivent. J'en fais tirer de chaque 2 épreuves sur papier à la forme — de hollande — et 5 épreuves sur chine volant. C'est M. Delaunay Alf. qui a fait mordre les planches ; elles étaient, surtout le paysage qui suit, dans un état affreux. Le vernis s'était écaillé et les raies abondaient, par suite du frottement de ces planches dans un tiroir. C'est l'hiver dernier que le Maître les avait retrouvées, et qu'il me les a offertes, n'en ayant aucun parti à tirer lui-même... le 14 novembre 73 j'en ai fait tirer chez Cadart 2 épreuves de chaque sur japon. » (cité par L. Delteil, catalogue n°10) Ce n’est pas la première fois que Corot abandonne son cuivre avant l’étape de la morsure. Claude Bouret, reconnaissant la place centrale des 14 eaux-fortes de Corot dans l’estampe du XIXe siècle, constate cependant qu’il « est incapable de faire mordre le cuivre ou d’imprimer des essais » de ses eaux-fortes et qu’il doit pour cela s’en remettre aux graveurs professionnels qui heureusement l’entourent et lui « apportent une aide technique décisive » : Félix Bracquemond, Jules Michelin, Alfred Delauney. C’est d’ailleurs Bracquemond qui incite Corot vers 1865 à retravailler son premier cuivre, Souvenir de Toscane, gravé vingt ans plus tôt, et à en imprimer quelques épreuves. L’eau-forte ne sera cependant publiée qu’en 1875 à la mort de Corot. Corot devra également se faire aider par Bracquemond ou Jules Michelin pour fournir à la Société des Aquafortistes (dont il fait partie dès ses débuts) trois gravures, qui seront publiées dans des livraisons de 1863 et 1866.
Aucune des deux versions de VĂŠnus coupant les ailes de
l’Amour n’ayant été publiée, les épreuves connues en sont rarissimes. Alfred Robaut mentionne un tirage à 9 épreuves effectué sous sa direction en 1873 (2 sur vergé de Hollande, 5 sur chine et 2 sur japon). En 1910, Loÿs Delteil cite trois épreuves vendues aux enchères : une épreuve provenant de la collection d’Hector Giacomelli, vendue 70 fr. en 1905 (imprimée sur Japon), et deux épreuves (l’une sur japon) ayant appartenu à Alfred Robaut, vendues respectivement 95 fr. et 90 fr. en 1907. Une épreuve provenant de la collection d’Alfred Robaut a été donnée à la Bibliothèque nationale par Étienne Moreau-Nélaton en 1927. L’épreuve conservée au Museum of Fine Arts de Budapest est dédicacée par Robaut à mon ami Roger Marx. Les cuivres des deux versions de Vénus coupant les ailes de l’Amour ont été achetés par Edmond Sagot à la vente de la collection d’Alfred Robaut en décembre 1907. Un tirage restreint en a été commandé vers 1920 par Maurice le Garrec. Corot a dessiné plusieurs fois Vénus ou une nymphe désarmant l’Amour ou lui coupant les ailes. Le Louvre conserve notamment deux études à la mine de plomb : Vénus coupant les ailes à l’Amour (vers 1855) inclus dans un album de 58 feuillets (Robaut, n° 3049 – Louvre, n° 8707, carnet 12) ; et Nymphe désarmant l’Amour (vers 1856) dessiné dans un autre carnet (Robaut, n° 3095 - Louvre n° 8720, carnet 58). Corot a également exposé au Salon de 1857 une huile intitulée Nymphe désarmant l'Amour (Robaut n° 1100) qui se trouve aujourd’hui au musée d’Orsay.
Vénus coupe les ailes à l'Amour (2ème planche) Eau-forte, 23,3 x 15,6 cm Bibliothèque de l’INHA Outre les deux eaux-fortes, il a traité de nouveau ce sujet vers 1870 dans un dessin préparatoire : Vénus coupe les ailes à l’amour (Robaut, n° 2940 – Louvre, n° 8816) et une huile exposée à l’École des Beaux-Arts en 1875 : Vénus retient l’Amour et lui coupe les ailes (Robaut n°1998). Références : Alfred Robaut, L'œuvre de Corot, catalogue raisonné précédé de l'histoire de Corot et de ses œuvres par E. Moreau-Nelaton, Paris, 1905 ; Loys Delteil, Le Peintre-graveur illustré, volume V, Corot, 1910 ; Estampes et dessins de Corot, Bibliothèque nationale, 1931 ; Michel Melot, L’œuvre gravé de Boudin, Corot, Daubigny, Dupré, Jongkind, Millet, Théodore Rousseau, Paris, 1978 ; Corot, le génie du trait. Estampes et dessins, Paris, 1996.
1. Jean DUVET Saint Sébastien, entre Saint Antoine et Saint Roch c. 1550/1555. 2. Luca CAMBIAS0 La Flagellation du Christ 3. Jacques CALLOT Le Marché d’esclaves - c. 1619/1629 4. Jacques CALLOT La Foire de l’Impruneta, 2e planche - 1622 5. Claude GELLÉE Le Bouvier - 1636 6. Jean-Baptiste Marie PIERRE La Mascarade chinoise - 1735 7. Jacques Fabien GAUTIER d’AGOTY Compotier garni de prunes - 1741 8. Louis-Marin BONNET Première tête, aux trois crayons, d’après Boucher - 1765/1767 9. Odilon REDON Lutte de cavaliers - 1865 10. Jean- Baptiste Camille COROT Vénus coupant les ailes de l’Amour, 1re planche - 1869/1870 2020 © Copyright Sarah Sauvin
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