Saint-Pierre Martinique : 1635-1902. Partie 1

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Saint-Pierre-Martinique ANNALES DES ANTILLES FRANÇAISES — JOURNAL ET ALBUM DE LA MARTINIQUE NAISSANCE, VIE ET MORT DE LA CITÉ CRÉOLE LIVRE D'OR DE LA CHARITÉ

PAR

CŒUR

CREOLE C. L. L.

Sancli Pelri CoUlgite

etiam periere fragmenta.

OUVRAGE ILLUSTRK DE 6 0 GRAVURES

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BERGER-LEVRAULT & G , ÉDITEURS PAHIS

NANCY

5, HUE DES BEAUX-ARTS, 5

l8,

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HUE D E S GI.AICI:

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1635-1902

Saint-Pierre-Martinique




CHRISTOPHE COLOMB.


1635-1902

Saint-Pierre-Martinique ANNALES DES ANTILLES FRANÇAISES — JOURNAL ET ALBUM DE LA MARTINIQUE NAISSANCE, VIE ET MORT DE LA CITÉ CRÉOLE LIVRE D'OR DE LA CHARITÉ

PAR

CŒUR

CRÉOLE C. L. L.

Sancti Pétri etiam periere Coltigite fragmenta.

OUVRAGE II.LUSTBÉ DE 6 0 GRAVURES

BERGER-LEVRAULT PARIS 5 , R U E DES B E A U X - A R T S ,

ie

& G , ÉDITEURS NANCY

5

l8, R U E D E S G L A C I S ,

I905

li

ruinx;



AVERTISSEMENT

Le livre que nous présentons au publie est l'œuvre d'un pionnier de la colonisation française, non celle d'un simple touriste en excursion aux pays d'outre-mer. C'est une histoire qui ne conspire, celle-là, ni contre la vérité, ni contre personne, une histoire qui ne relate rien que d'authentique, d'éminemment glorieux pour nos Antilles et pour leur métropole. C'est un travail documenté, bourré de faits, plein de récits intéressants, d'informations d'un style aisé et d'aperçus capables d'inciter les âmes généreuses, qui n'ont jamais manqué parmi nous, à apprécier à leur valeur la Martinique et sa population tout entière, et, partant, à les intéresser au sort des orphelins, des veuves et des vieillards, des infirmes, des planteurs sinistrés, et à la restauration de cette belle, magnanime, très chrétienne et très patriotique colonie, qu'un dernier malheur, surajouté à la terrible catastrophe de 1902, le cyclone du 8 août 1903, est encore venu frapper cruellement. Quant aux créoles, ils trouveront ici les tombeaux de leur race, leurs catacombes. C'est en ce livre de famille, livre d'immortelle mémoire, d'incomparable martyre et d'honneur martiniquais, qu'ils viendront tous s'entretenir de malheurs inoubliables, pleurer sur des ruines que les siècles futurs ne relèveront jamais et, fiers de leurs traditions, s'encourager à vivre et à travailler sans défection pour Dieu et pour la mère-patrie. Au milieu du désastre, comme anéanti sous le poids des


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AVERTISSEMENT

décombres de Saint-Pierre, l'auteur de cet ouvrage y oublie jusqu'à son nom, écrit-il dans sa préface. Aussi bien, nul ne s'y trompera. Pour les habitants de l'île infortunée, ce sera tout un, de lire le surnom de Cœur Créole ou les lettres connues faisant suite aux initiales : C. L. L., pour former intégralement les prénoms et le nom véritable de leur ami dévoué, chanoine de la Martinique, retraité militaire de la marine, — le dernier aumônier sédentaire en activité de service à l'asile de Bethléem — et, auparavant, secrétaire général de l'évêché de Saint-Pierre, doyen du Lamentin, l'un des fondateurs de la magnifique paroisse de Saint-Joseph, centre agricole des plus importants et des plus populeux de la colonie, qu'il fit ériger en commune indépendante de celles de Fort-de-France, du Lamentin et du Gros-Morne, par l'heureuse intervention, l'esprit de justice et l'influence prépondérante de M. Jules Méline, alors ministre de l'agriculture dans le cabinet Ferry, celui de nos hommes d'Etat qui apprécie le mieux peut-être nos vieilles possessions du golfe du Mexique, nos planteurs sucriers et vivriers, toutes les classes laborieuses de nos Antilles ('). Notons, enfin, que les bénéfices laissés par le placement de ce livre sont réservés aux orphelins que l'implacable volcan a jetés comme des épaves à la Guadeloupe, à la Guyane, à Sainte-Lucie, à la Trinidad, en France, en Tunisie, à Madagascar, en Indo-Chine, ainsi qu'aux vieillards et aux infirmes de l'arrondissement de Saint-Pierre, privés de l'asile du Mouillage et de l'hospice du Fort, qui ne seront pas équivalemment reconstitués avant longtemps, peut-être même jamais,

1. L'auteur n'omettra pourtant pas de signaler au cours do cet ouvrage, entre autres calamités pesant sur la Martinique, d e p u i s le début do s e s malheurs, en 1884, jusqu'à n o s jours, c e l l e des tarifs douaniers c r é é s de toutes p i è c e s par le m ê m e M. Méline, suivant un s y s t è m e général, incontestablement avantageux pour la F r a n c e , mais en l'ait, dans le cas particulier do certaines c o l o n i e s , très onéreux pour elles et e x c e s s i f s .


VII

AVERTISSEMENT

puisque tant d'autres besoins réclament la sollicitude du gouvernement local et l'intervention de l'Etat en faveur de l'agriculture, de l'industrie et du commerce, désorganisés sur presque toute l'étendue de la Martinique, à la suite de la destruction complète ou de l'abandon forcé du cinquième de la superficie totale de l'île. Aux nobles cœurs, peu de mots suffisent. Nous en avons donc assez dit pour notre compte. Laissons la parole à celui qui aime et qui, mieux que nous, fera aimer la malheureuse colonie, si digne de jouir de quelque bonheur, et en droit d'être soutenue, aidée, rendue à la prospérité. LES

EDITEURS.



PRÉFACE

(,)

Un nom, des ruines, un cœur survivant sous la cendre pour transcrire un martyrologe trop fameux, voilà de quoi se composent ces Annales. C'était pour l'auteur un travail captivant, sans mérite, il est vrai, tant il est naturel d'aimer passionnément la Martinique jusque sous les décombres, quand on l'a connue dans sa beauté, dans sa richesse, dans son activité féconde, dans son patriotisme et dans sa foi. Et puis, pour rédiger ce Journal de l'infortunée colonie française, après l'épouvantable catastrophe du 8 mai 1902, en remplacement d'une Histoire illustrée de la Martinique, 1. C'est pour nous un devoir sacré de dire b i e n haut notre v i v e gratitude au journal universel VIllustration, à la Vie illustrée et Univers illustré réunis, aux p e r s o n n a g e s , amis, artistes photographes, c r é o l e s o u métropolitains, M« J u l e s R i o u , a n c i e n vicaire général de la Martinique, M. de Perrinelle-Dumay, MM. D e paz, Fabre, P. Barroué, aspirant de marine, Doignon, frère d'une des victimes du v o l c a n , auteur d'un album envoyé à l'Exposition universelle de 1900 et offert au M u s é e p é d a g o g i q u e , e t c . , e t c . , qui nous ont prêté leur g é n é r e u x concours e n v u e de la c o m p l è t e réalisation du plan que nous nous étions tracé dès le d é b u t . Car, sans cette large charité qui n o u s a été faite à la suite de la catastrophe, a v e c la p l u s obligeante courtoisie, c o m m e nous n e p o s s é d i o n s plus en F r a n c e , dans n o s v i e u x cartons, que q u e l q u e s débris et de rares portraits de la colonie, l'illustration de notre livre eût subi c o m m e nous les c o n s é q u e n c e s de c e t t e déplorable situation, res angusta domi, qui, paralysant tout, stérilisant les p l u s n o b l e s efforts, brisant parfois l e s volontés l e s plus f e r m e s , force l e s audacieux m ê m e à battre en retraite ou à j e t e r sur p l a c e le m a n c h e après la c o g n é e . Grâces soient r e n d u e s à Dieu ! n o u s n'aurons souffert, faute d'une poignée d'or, que d e s l e n t e u r s m a l h e u r e u s e s et un assez long retard. Cette h u m b l e croix funéraire, s c u l p t é e dans n o s larmes et notre sang pétrifiés, que n o u s désirions si a r d e m m e n t poser au m i l i e u d e s ruines de Saint-Pierre, le 8 mai 1903, s'y dresse enfin pour le troisième anniversaire du cataclysme de 1902. r


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PKÉFACE

œuvre de trente ans d'études et d'observations, presque entièrement achevée à l'heure du désastre et anéantie entre les mains des amis dévoués et érudits qui la gardaient, avec le désir d'y ajouter quelques derniers documents précieux, le reporter de ces paginettes n'a fait, en définitive, que ramasser entre les plis des feuilles publiques du monde entier, dans sa correspondance et dans divers manuscrits, les cendres vomies par l'infernal ouragan de la Montagne Pelée. N'ayant pu mourir avec les siens dans les fatales journées de mai, il s'est hâté d'écrire leur émouvante nécrologie. Et, maintenant, dans le deuil pour toujours, sous l'épaisse fumée du sinistre cratère, oubliant volontiers jusqu'à son nom, celui de la cité détruite étant le seul qui lui importe et qui reste à jamais illuminé par les feux du volcan maudit, aussi fidèle amant des ruines qu'il l'était de l'antique magnificence de Saint-Pierre, il appose simplement sur ces pages pleines de scories, pour leur tenir lieu de signature, son

CŒUR

CRÉOLE.


PREMIÈRE PARTIE

ANNALES DBS ANTILLES FRANÇAISES

SAINT-PIERRE-M

iBTINIQUE

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CHAPITRE I" L E S O R I G I N E S DE LA COLONISATION DANS L E GOLFE DU

FRANÇAISE

MEXIQUE

Infructueux essai d'occupation de la Martinique par de l'Olive et du Plessis — L a Compagnie des îtes d'Amérique. — Péripéties et progrès de l'œuvre de d'Enambuc à Saint-Christophe. — Établissement de d'Enambuc à la Martinique. — Les premiers jours de Saint-Pierre. — D u Pont, lieutenant de d'Enambuc. — Gouvernement de du Parquet. — Éloges de d'Enambuc et de du Parquet.

A l a M a r t i n i q u e . I n f r u c t u e u x essai d ' o c c u p a t i o n de l ' î l e tenté par de l ' O l i v e et d u Plessis.

D e l'OKve et d u Plessis, d'entente avec le cardinal de Richelieu, abordaient à la Martinique, le 25 j u i n 1635. C'était leur second voyage a u x Antilles. L ' a n n é e p r é c é d e n t e , a y a n t exploré u n e partie des havres et . des mornes d e l'archipel Caraïbe, ils étaient r e t o u r n é s en F r a n c e et avaient passé, le 14 février suivant, u n contrat avec les seig n e u r s d e la Compagnie des îles d ' A m é r i q u e , p a r lequel ils devaient jouir p e n d a n t d i x ans, conjointement ou s é p a r é m e n t , de l'autorité sur les terres qu'ils habiteraient. J u s q u e - l à , le g o u v e r n e m e n t ne songeait pas encore à porter ses v u e s , dans l'intérêt national, sur l'agrandissement de la puissance commerciale de la F r a n c e . Louis X I I I n'avait g u è r e pensé q u ' à la conversion des infidèles et à l'accroissement de la fortune privée de c e u x de ses sujets qui se sentaient le courage d'affronter les mers, là où l ' E s p a g n e et la H o l l a n d e exerçaient u n e écrasante s u p r é m a t i e . Il ordonna à Richelieu d'accompagner l'entreprise des d e u x gentilshommes de r e l i g i e u x dominicains. Richelieu en désigna q u a t r e . L ' e x p é d i t i o n , après u n e h e u r e u s e traversée de t r e n t e jours, depuis D i e p p e , débarqua à l'embouchure de la rivière du Carbet.


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ANNALES

DES ANTILLES

FRANÇAISES

Les armes du roi furent attachées au pied de la croix dressée par le P. Pélican,

qui entonna un Te Deum, a u bruit des canons de la

flottille. Cependant, les serpents et les mornes innombrables qui, depuis u n siècle et demi, a v a i e n t toujours éloigné les E u r o p é e n s de cette île pittoresque, où les Espagnols se contentaient, en passant, de renouveler l e u r eau et leur bois, furent cause que cette entreprise n ' e u t pas de s u i t e . L e s d e u x chefs e x a m i n è r e n t à la hâte le quartier dont ils venaient de p r e n d r e possession. Ils le trouvèrent trop h a c h é . Il leur sembla qu'il serait peu favorable à la culture du tabac. A b a n d o n n a n t donc la M a r t i n i q u e , ils se portèrent vers la G u a d e l o u p e , où ils étaient r e n d u s le 2 8 , u n e c i n q u a n t a i n e d'heures à peine après leur débarq u e m e n t a u Carbet. Mais cette p r e m i è r e tentative capricieuse fut presque aussitôt suivie d ' u n e autre plus mémorable et plus sage, sous la direction de d ' E n a m b u c , le colonisateur de Saint-Christophe. L a M a r t i n i q u e était destinée à devenir plus

florissante

et plus

fameuse dans l'histoire que la colonie-mère. Résumons en quelques pages les événements qui a m e n è r e n t enfin l'occupation de la Martinique par la F r a n c e . D ' E n a m b u c , cadet de la maison d e V a u d r o c q u e s - D y e l , de Norm a n d i e , depuis longtemps déjà battait les m e r s . U n j o u r qu'il avait attaqué u n galion espagnol de forces supérieures, il fut maltraité et eut l'idée de se r é p a r e r à Saint-Christophe. L a position de cette c h a r m a n t e î l e , son a p p a r e n t e fertilité, les avantages commerciaux qu'on en pouvait tirer lui s u g g é r è r e n t la pensée de s'y établir. Aussi bien, il était fatigué de courir et la fortune ne lui avait pas encore souri. A la m ê m e époque, des Anglais commandés par W a r n e r a v a i e n t pareillement abordé dans l'île, avec des intentions d'établissement. L e s d e u x p e u p l e s , trop m a l h e u r e u x et trop faibles pour s'évincer l'un l'autre et, même en se coalisant, très m e n a c é s par les Caraïbes, plus n o m b r e u x et peu disposés à subir la domination étrang è r e , résolurent de s'unir pour se protéger et pour vivre tranquilles comme de braves soldats et de loyaux amis.


LA COLONISATION FRANÇAISE D A N S LE GOLFE D U MEXIQUE

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L e s Caraïbes de Saint-Christophe avaient j u r é d e n e p e r m e t t r e à personne de les traiter comme les barbares Espagnols a v a i e n t fait d e leurs frères de la Côte F e r m e . E s t i m a n t donc q u e des A n glais ne pouvaient s'allier a u x F r a n ç a i s que pour les e x t e r m i n e r à la première occasion, ils prirent le parti de d e v a n c e r leurs ennemis en les égorgeant tous. Avertis de ce complot par u n e femme caraïbe qui s'était attachée à u n F r a n ç a i s , les coalisés p r é v i n r e n t leurs adversaires, en massacrèrent u n e partie, chassèrent l'autre et se partagèrent l'île. L e s F r a n ç a i s occupèrent l'est et l'ouest, et les Anglais le nord et le sud. C'est ainsi que les d e u x g r a n d e s nations, rivales dans l'ancien m o n d e , se trouvèrent en présence dans le n o u v e a u dès l e u r premier établissement a u x Antilles. D ' E n a m b u c , c r a i g n a n t q u ' u n e pareille entreprise, livrée à ses seules ressources, n e vînt à péricliter et m ê m e à périr bientôt, poussé, du reste, par l'amour-propre national et u n violent désir d'être plus fort que son d a n g e r e u x voisin, remonta sur son brigant i n , après avoir d o n n é sa parole à ses compagnons de r e v e n i r mourir au milieu d ' e u x , et fit voile pour la F r a n c e . Il n ' e u t pas de peine à convaincre le ministre de Louis X I I I , g r a n d maître, chef et s u r i n t e n d a n t de la navigation et d u commerce, de l'utilité des colonies d ' A m é r i q u e pour le développement de la puissance navale et commerciale d u r o y a u m e . On ne pouvait m i e u x entrer dans les vues larges et patriotiques d e Richelieu, q u ' e n lui fournissant l'occasion de s'attaquer a u x Espagnols, considérés alors comme les premiers et les plus redoutables ennemis de la F r a n c e .

La C o m p a g n i e des îles d ' A m é r i q u e .

C'est pourquoi, en octobre 1626, on vit se former, à P a r i s , l'Association des seigneurs de la Compagnie des îles d ' A m é r i q u e , a y a n t à sa tête Armand, cardinal de Richelieu. L e fonds social fut de 4 5 000 livres. D ' E n a m b u c et son a m i du Rossey d e v e n a i e n t les a g e n t s coloniaux de la compagnie. Il est m a l h e u r e u x que Richelieu, prévoyant et

magnanime

comme il l'était, a m b i t i e u x pour la F r a n c e , homme a u x vastes projets, esprit fécond en desseins de longue portée, n'ait pas songé


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ANNALES DES A N T I L L E S

FRANÇAISES

dès les premiers débuts de la colonisation à placer i m m é d i a t e m e n t les Antilles sous la h a u t e direction d e l ' E t a t , comme propriété exclusive de la couronne et partie i n t é g r a n t e du territoire français. E l l e s n ' a u r a i e n t pas connu ces misères atroces ni ces terribles vicissitudes dans lesquelles elles se sont trop longtemps d é battues. A u moyen des ressources d u r o y a u m e , elles a u r a i e n t vite, a u contraire, acquis sous des chefs comme d ' E n a m b u c et du P a r quet u n e telle p r é p o n d é r a n c e que l ' E s p a g n e eût été domptée et l'Angleterre contrainte de se renfermer dans de j u s t e s limites. Qui pourrait dire les avantages q u ' u n e pareille m e s u r e , prise il y a trois siècles, aurait valus à la F r a n c e , à l'Europe et a u monde entier '? Certes, la h a u t e u r de cette conception n e dépassait pas le génie de Richelieu. L'économie à laquelle visaient n a t u r e l l e m e n t les compagnies, la lésinerie h a b i t u e l l e des commis qu'elles employaient, l e u r ignorance des besoins véritables des pionniers de la colonisation et l e u r r a p a c i t é , dès q u e quelque progrès sérieux v e n a i t à s'affirmer, ont fait mourir, selon u n chroniqueur du t e m p s , plus de monde a Saint-Christophe,

dans les commencements,

qu'il n'y en a maintenant

dans les îles. P é r i p é t i e s et p r o g r è s de l ' œ u v r e de d ' E n a m b u c à Saint-Christophe.

Les secours qu'apportaient d ' E n a m b u c et d u Rossey périrent en g r a n d e partie p e n d a n t u n e l o n g u e et affreuse traversée. C e p e n d a n t , le chef des Anglais étant, lui aussi, de retour d ' u n e expédition dans laquelle il était allé se ravitailler, on songea à établir amiablement, après étude des moindres détails, les limites des d e u x nations. Ce travail fut réglé par un traité du 13 mai 1627. La colonie n ' a y a n t éprouvé q u ' u n maigre soulagement des p r e miers subsides v e n u s de F r a n c e , il fut résolu que du Rossey y retournerait et ferait le

tableau des pertes à la

Compagnie.

Celle-ci, après avoir consenti u n e chétive dépense de 3 500 livres, expédia du Rossey avec un renfort de 150 hommes. L'infortune voulut que la traversée, cette fois encore, fût des plus m a l h e u -


D'ENAMBUC A SAINT-CHRISTOPHE

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reuses : u n e partie des hommes mourut en chemin, le reste n'atteignit Saint-Christophe q u ' e n mauvais état, en j u i n 1628. L a colonie française languissait donc, tandis que la colonie anglaise, m i e u x p o u r v u e , prospérait et voulait déjà, abusant d e sa force, empiéter sur le terrain des F r a n ç a i s . D ' E n a m b u c sut la contenir par la fermeté d e son caractère. E n m ê m e temps, il se d é t e r m i n a à s'embarquer d e nouveau pour implorer d ' a u t r e s secours, plus abondants et m i e u x choisis, en faveur d'un établissement dont il se considérait comme le p è r e . Sur les entrefaites, à peine d ' E n a m b u c était-il parti, qu'il se présenta u n navire hollandais chargé de toutes sortes de d e n r é e s . L e capitaine livra sa cargaison, que les habitants p a y è r e n t par acompte avec le tabac de l e u r dernière récolte ; le reste leur fut g é n é r e u s e m e n t donné à crédit, et le capitaine se trouva si content d e son marché qu'il promit à ces malheureux de r e v e n i r bientôt. Ainsi, dès les débuts, nos colons, forcés par la faim, qui n ' a . point d'oreilles, d u r e n t désobéir à la Compagnie, à laquelle ils d e v a i e n t la moitié de leurs produits, et s'adresser à l'étranger pour n e pas mourir. Q u e l q u e s j o u r s a p r è s , arrivait u n flibot expédié avec 150 hommes, à peine en meilleur état que les derniers d é b a r q u é s . E n F r a n c e , d ' E n a m b u c exposa loyalement au cardinal de Richelieu la situation de la colonie et les outrages qu'elle était obligée d ' e n d u r e r de la part de ses voisins plus n o m b r e u x et plus r i c h e s . Ce récit toucha le ministre j a l o u x de la gloire de la nation. Après en avoir conféré avec la Compagnie, il résolut de j o i n d r e les forces de l'État a u x ressources de cette d e r n i è r e , pour châtier les Anglais, les faire r e n t r e r dans les limites du traité de 1627 et sauver la colonie de l'anéantissement que méditait le g o u v e r n e m e n t espagnol. Il avait appris, p a r u n avis secret de ses a g e n t s , q u ' u n e imposante escadre, a y a n t mission d'aller combattre les Hollandais a u Brésil, devait, en passant à Saint-Christophe, en chasser les F r a n ç a i s . Il rit donc équiper six vaisseaux, d e u x pataches et u n navire marc h a n d a r m é en g u e r r e . Cette flotte, dont le c o m m a n d e m e n t fut donné à de Cussac, habile m a r i n , portait 300 hommes levés a u x frais de la Compagnie et destinés à renforcer la faible population


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ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

de Saint-Christophe. E l l e mit à la voile, a u mois de j u i n 1629, et arriva a u t e r m e d e son voyage à la fin du mois d'août. L a flotte française fut reçue par les pauvres colons avec des transports de j o i e . I m m é d i a t e m e n t , l'on d e m a n d a raison a u x Anglais de leurs usurpations. D e Cussac, profitant de l'ardeur des troupes, envoie u n trompette sommer W a r n e r d'avoir à restituer sur-lechamp les terres françaises a r b i t r a i r e m e n t envahies et occupées contrairement a u traité international. L'Anglais exige le temps d ' e x a m i n e r le b i e n - f o n d é de la réclamation. L ' a m i r a l français, persuadé que ce n'est q u ' u n e ruse pour m i e u x se préparer à la résistance, lui fait dire qu'il n é lui accorde pas u n quart d ' h e u r e . N ' a y a n t point obtenu de réponse dans ce court espace, il lève l'ancre, arbore son pavillon de combat et a t t a q u e avec furie les navires anglais mouillés dans la r a d e . A p r è s u n e l u t t e de trois h e u r e s , que les d e u x nations contemplaient, dans l ' a n x i é t é , de leurs rivages respectifs, sans pouvoir distinguer les combattants a u milieu de la fumée des canons et de la mousqueterie, de Cussac resta complètement victorieux. Il s'empara de trois n a v i r e s , trois autres s'échouèr e n t , le reste prit la fuite. L e s Anglais, quoique en plus g r a n d nombre encore que les F r a n ç a i s , virent c e p e n d a n t que ce qu'il y avait de m i e u x à faire, était d'obéir à ce que l'on réclamait d ' e u x si j u s t e m e n t . L e u r chef s'empressa d'envoyer son fils déclarer à l'amiral français qu'il était prêt à donner toutes les satisfactions désirées et à r e n d r e à leurs légitimes propriétaires ce qui l e u r était é c h u en p a r t a g e , promettant de n e plus les i n q u i é t e r j a m a i s . L a restitution fut opérée, en effet, i m m é d i a t e m e n t ; mais l'ennemi n e t a r d a pas à violer encore le traité et à fouler a u x pieds ses promesses. P e n d a n t cette e x p é d i t i o n , de Cussac prit possession de l'île Saint-Eustache, à 3 lieues de Saint-Christophe. C e p e n d a n t , l'amiral, n e voyant pas approcher l'escadre espagnole, crut qu'elle avait suivi une a u t r e route et se mit à p a r c o u r i r le golfe du M e x i q u e . F a t a l e i m p r u d e n c e ! E l l e fut cause de la dispersion de la colonie. Vers la fin d'octobre, a u m o m e n t où les habitants songeaient à se livrer en paix à l e u r c u l t u r e , p a r u t tout à coup la flotte espagnole, forte de 35 gros galions et d e 14 navires marchands armés en g u e r r e , sous le c o m m a n d e m e n t de l'amiral


D'ENAMBUC A SAINT-CHRISTOPHE

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don F r é d é r i c de T o l è d e . Toute cette escadre mouilla, le soir m ê m e , d e v a n t le quartier occupé par du Rossey. Celui-ci dépêcha aussitôt u n exprès à d ' E n a m b u c , qui gardait la Capesterre, et à W a r n e r , pour réclamer des secours, a u x termes de leurs engagements. L e renfort envoyé par d ' E n a m b u c était commandé par du P a r q u e t , son n e v e u , capitaine d ' u n e compagnie. L e l e n d e m a i n , à 8 heures du matin, don F r é d é r i c de Tolède mit à terre d e nombreuses troupes de d é b a r q u e m e n t , qui prirent position non loin d u r e t r a n c h e m e n t où se tenaient les F r a n ç a i s . E n v a i n , le j e u n e et héroïque d u P a r q u e t , se dévouant, se précipita a u milieu des Espagnols, t u a n t de sa main le capitaine italien qui les commandait et immolant tout ce qui se présentait à lui ; il tomba à son tour percé de d i x - h u i t coups et il fallut c é d e r . L a panique s'était emparée des Anglais ; ils avaient fui dans les bois, sans que rien p û t les arrêter et sans que les cris de leurs officiers pussent en r a m e n e r u n seul a u combat. L e s F r a n ç a i s , avec du Rossey, gagnèrent à la hâte la Capest e r r e . L à , d ' E n a m b u c t e n t a de relever leur courage et de leur insp i r e r la résolution de se défendre ; il fut entraîné lui-même et l'abandon de Saint-Christophe d é c i d é . L a colonie, formée d'end'environ 400 hommes, monta sur d e u x navires pour aller à A n t i g u e ou en q u e l q u e a u t r e coin hospitalier d u voisinage. Les Anglais composèrent avec les E s p a g n o l s . Une partie fut e m b a r q u é e et renvoyée en E u r o p e , l'autre promit de quitter l'île à la première occasion. L e s Espagnols, satisfaits, continuèrent leur route vers le Brésil. Les m a l h e u r e u x débris de n o t r e p r e m i è r e colonie, après avoir erré sur la m e r p e n d a n t trois semaines, souffrant la faim et la soif, a b o r d è r e n t à Saint-Martin ou se dispersèrent en d'autres îles. D u Rossey retourna en F r a n c e . A son arrivée, Richelieu le fit arrêter et enfermer à la Bastille, pour le punir de s'être séparé de ses compagnons dans le m a l h e u r et d'oser rentrer dans la métropole, a u t r e m e n t que pour justifier sa conduite et réclamer des secours. A A n t i g u e , d ' E n a m b u c eut le bonheur de rencontrer un des navires-marchands d e la flotte de l'amiral Cussac, commandé par le capitaine Giron, qui avait obtenu l'autorisation de courir les mers.


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D ' E n a m b u c et Giron passèrent à Monserrat, plus habitable qu'Antigue. Giron ne s'en tint pas là. Il voulut savoir ce qui était survenu à Saint-Christophe. Y a y a n t trouvé les Anglais q u i , se moquant de la parole donnée a u x Espagnols, étaient restés et qui refusèrent m ê m e assez arrogamment de le laisser p r e n d r e t e r r e , il a t t a q u a d e u x de leurs n a v i r e s , s'en empara et envoya aussitôt u n e de ses prises chercher les F r a n ç a i s de Montserrat, d e l ' A n g u i l l e , de SaintMartin et de S a i n t - B a r t h é l e m y . Ceux-ci n e se firent pas p r i e r pour revoir Saint-Christophe. E n arrivant, d ' E n a m b u c avertit les Anglais d'avoir à lui laisser libre p r a t i q u e , les m e n a ç a n t , a u cas contraire, de l e u r passer sur le v e n t r e . P l u s n o m b r e u x , mais moins a g u e r r i s , ils se soumirent ; de sorte que la colonie française reprit ses possessions, trois mois après avoir été contrainte de les abandonner. A la suite de ces calamités, d ' E n a m b u c , connaissant la Compag n i e , crut qu'elle ne consentirait plus j a m a i s les lourds sacrifices nécessaires pour m e t t r e les colons en état de vivre, de r e p r e n d r e leurs cultures, de se m a i n t e n i r contre les Anglais et de repousser les attaques toujours à craindre des flottes espagnoles se r e n d a n t dans leurs riches possessions de la Côte F e r m e . Il eut u n e h e u r e de d é c o u r a g e m e n t , d e v a n t son impuissance et celle des siens, et il se laissa aller comme e u x à la funeste résolution de quitter l'île définitivement et de p e r d r e ainsi, sous le coup d e trop d'infortunes imméritées, les fruits de leurs t r a v a u x , de leurs combats et de leurs souffrances. Ils s'abstinrent de p l a n t e r d ' a u t r e s vivres, qui ne serviraient qu'à leurs ennemis, et se c o n t e n t è r e n t d ' e n t r e t e n i r quelques pieds de tabac, qu'ils pussent emporter avec e u x . Ce projet d'abandon, qui ne fut que passager, l e u r coûta cher. N ' a y a n t rien r e ç u d e F r a n c e , comme ils l'avaient p r é v u , et ne possédant plus de provisions, ils e n d u r a i e n t la famine, lorsque ce m ê m e navire h o l l a n d a i s , qui l e u r était venu si providentiellement en aide l'année p r é c é d e n t e , fut u n e seconde fois l e u r libérateur. F i d è l e à sa promesse, le capitaine é t r a n g e r leur r a m e n a i t une pleine cargaison de farine, de v i n , de viandes, d'étoffes, se contentant de p r e n d r e en p a y e m e n t d'une partie de ce qui lui était dû le tabac qui se


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trouvait entre leurs mains et, pour le surplus, l e u r accordant six mois de crédit. Ce tabac de nos premiers colons des Antilles se vendit si bien en Z é l a n d e , que l'exemple de ce navire fut suivi par d'autres de sa nation, qui a c c o u r u r e n t pourvoir les colonies de tout ce dont elles avaient besoin. Les F r a n ç a i s de Saint-Christophe e u r e n t alors quelques années de paix et de prospérité. Pourtant, ils n ' é t a i e n t encore que quelques centaines contre 5 000 à 6 000 Anglais. Aussi, d e v a n t ce petit nombre et malgré les souvenirs des vertes leçons reçues de la flotte d e Cussac, ainsi que d u corsaire Giron et de d ' E n a m b u c , les A n glais se sentaient-ils constamment poussés à v e x e r leurs voisins et à empiéter sur leurs droits. Mais ils furent si r u d e m e n t réprimés à chaque tentative trop criante q u e , suivant u n historien de l'époque, les plus hardis avouaient ingénument qu'ils aimeraient mieux avoir affaire à deux diables qu'à un seul colon français. L a Compagnie continuait à n'envoyer, à d e rares intervalles, que la moitié des choses les plus indispensables a u x habitants, tandis que les Hollandais leur apportaient r é g u l i è r e m e n t , en abondance et à m e i l l e u r m a r c h é , tout ce qui leur manquait. Pour cette raison, a y a n t amélioré et a u g m e n t é leurs plantations de tabac et de coton, ils réservaient leurs récoltes à ces derniers ou les faisaient passer eux-mêmes en Hollande ou en A n g l e t e r r e . Les seigneurs d e la C o m p a g n i e , dans l e u r incapacité à r e m é dier à ce mal dont ils étaient les premiers a u t e u r s et les p r e m i è r e s victimes, ne voulant pas non plus consentir à tout p e r d r e j u s q u ' a u bout, obtinrent du roi, le 25 novembre 1634, u n e déclaration qui défendait à tous navires de traiter avec Saint-Christophe, sans permission de la compagnie. Cette déclaration, bien e n t e n d u , resta lettre morte et papier d'archives, après e n t e r r e m e n t de première classe, comme il y en a tant dans la poussière des colonies et p a r m i les cartons du ministère . E n 1635, cependant, la Compagnie fit u n effort pour se rapprocher des colons. L e 12 février, a u palais du cardinal de Richelieu, elle rédigea u n nouveau contrat sur des bases u n peu plus larges


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que le p r é c é d e n t et dont la p r e m i è r e m i n u t e , nous le savons déjà, fut a u bénéfice de l'Olive et d u Plessis. Q u a t r e directeurs furent chargés de ses intérêts aux Antilles. D e s secours plus considérables, r é u n i s avec plus de discernement, expédiés avec plus de précaution, partirent pour SaintChristophe. L a Compagnie y envoya des religieux capucins et u n j u g e . L e nombre des habitants croissait, des défrichements s'opéraient, les cultures se m u l t i p l i a i e n t . A u x engagés b l a n c s , qui jusqu'alors avaient seuls cultivé la terre, a u p r i x de l e u r vie trop tôt fauchée sous u n climat m e u r trier pour l ' E u r o p é e n , se j o i g n i r e n t de n o u v e a u x travailleurs, plus habitués a u soleil a r d e n t des tropiques. L ' E u r o p é e n , a u x Antilles, n e saurait, en effet, se fier longtemps à son courage ou à sa force pour résister a u x fatigues q u ' e n t r a î n e n t les plantations d e tabac, de coton, de canne à sucre et les soins des caféières et des cacaoyères : u n travail m a n u e l trop considérable le tuerait à brève é c h é a n c e , s'il prétendait s'y appliquer comme le paysan en F r a n c e , que rien n ' a r r ê t e , ni mécomptes, ni intempéries, ni faim, ni soif, ni ingratitude du sol, ni trahison du ciel. Aussi, commençait-on à introduire a u x îles des esclaves africains, pris sur les Espagnols qui, depuis longtemps, avaient été a m e n é s à les employer pour sauver leurs compatriotes dont chaque c a m p a g n e a n n u e l l e , a u milieu des r u d e s t r a v a u x des champs, faisait de nouvelles hécatombes, a u premier âge d e la colonisation. Bientôt, à l'aide du commerce français et hollandais, et au moyen de l'augmentation des bras pour le travail agricole, apportée par les esclaves q u e l'on n e se contentait plus de capturer sur les E s pagnols, mais q u e l'on allait aussi chercher sur les côtes d'Afrique, notre colonie de Saint-Christophe prit tant d'extension qu'il fallut songer à de n o u v e a u x établissements dans les îles voisines.

Établissement de d ' E n a m b u c à la M a r t i n i q u e .

L a colonisation de la Martinique a été plus brillante que celle d e Saint-Christophe et de la G u a d e l o u p e . Elle a été conduite par une


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élite d'hommes a g u e r r i s , faits au climat, instruits par des souffrances de toutes sortes, guidés enfin par un chef qui unissait à l'expér i e n c e , acquise à ses dépens, u n e â m e ferme, u n cœur g é n é r e u x , u n e v a l e u r à toute é p r e u v e . C'est pourquoi, malgré ses serpents redoutés et ses intraitables Caraïbes, la Martinique devint rapidement la plus florissante et la plus célèbre colonie de la F r a n c e a u x Antilles. D ' E n a m b u c , qui s'était vu frustré de la gloire de fonder un premier établissement à la Guadeloupe, — son l i e u t e n a n t de l'Olive,

P L A X

D U

F O R T

ST

P I E R R E

D E

L A

M A R T I N I Q U E .

à qui il s'en était ouvert, a y a n t fait sien le projet de son chef, — ne voulut pas supporter q u ' u n autre le d e v a n ç â t dans la colonisation de la Martinique, où ce m ê m e l i e u t e n a n t venait encore d'opérer u n e descente, immédiatement a b a n d o n n é e , il est v r a i . D ' E n a m b u c partit de Saint-Christophe, dans les premiers j o u r s de j u i l l e t 1635, accompagné de 100 hommes choisis parmi les vétérans de la colonie-mère. Chacun d ' e u x emportait avec soi u n e abondante provision d'armes pour attaquer ou se défendre, d'inst r u m e n t s et d'ustensiles aratoires pour défricher et cultiver le sol, de plants de manioc et de patates, pour m e t t r e en t e r r e , d e graines de pois et de fèves pour ensemencer.


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D ' E n a m b u c descendit a u fond d ' u n croissant s u p e r b e , formé par la pointe L a m a r e et celle du Carbet, à la partie sous le vent, qui est dans toutes ces îles l'endroit où la mer est plus calme et la côte plus abordable. Les p r e m i e r s j o u r s de Saint-Pierre.

A u pied de la Montagne P e l é e , à l'angle m a r q u é par le rivage d e la m e r et la rivière la R o x e l a n e , il éleva u n e forteresse qu'il nomma Fort-Saint-Pierre, parce que l'on était alors d a n s l'octave de la fête des saints apôtres P i e r r e et P a u l . I l munit le fort de canons et de tout ce qui pouvait contribuer à sa défense. Songeant alors à lui fournir des subsistances, il fit défricher u n vaste t e r r a i n alentour, y traça les limites d ' u n e habitation et y planta une g r a n d e quantité de manioc et de patates. Cette première installation lui avait d e m a n d é six mois, a u bout desquels il se sentit pressé de r e n t r e r à Saint-Christophe, où le rappelaient i m p é r i e u s e m e n t les soins de l'administration de cette colonie. Du Pont, l i e u t e n a n t p o u r la M a r t i n i q u e .

E n quittant le F o r t - S a i n t - P i e r r e pour r e t o u r n e r à Saint-Christophe, d ' E n a m b u c commit en qualité de l i e u t e n a n t à la M a r t i n i q u e , du Pont, gentilhomme qui avait toute sa confiance. Il lui laissa des instructions pleines d e sollicitude pour cette colonie naissante. Sa dernière recommandation à son l i e u t e n a n t fut qu'il s'efforçât de garder la p a i x avec les i n d i g è n e s , a u t a n t qu'il serait possible. Or, quelque précaution que prît du P o n t , u n e querelle s'éleva bientôt entre Caraïbes et F r a n ç a i s , non loin du Fort, et le sang coula de part et d ' a u t r e . L e s sauvages, irrités, résolurent de détruire le nouvel établissement et de j e t e r à la m e r le p e u p l e usurpateur. L a g u e r r e se poursuivit chaque j o u r , u n e g u e r r e sourde et implacable. Tout F r a n ç a i s surpris était massacré. Quelquefois, les Caraïbes se m o n t r a i e n t en nombre et armés, sans a t t a q u e r , contents de harceler, de fatiguer, tout en g u e t t a n t une h e u r e pro-


LES PREMIERS JOURS D E S A I N T - P I E R R E

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pice à la v e n g e a n c e . Les pauvres colons, toujours en éveil, ne pouvaient se livrer librement à la c u l t u r e . Ils n e sortaient que plusieurs ensemble. A l e u r tour, ils n'accordaient point de quartier a u x sauvages qui tombaient en leur pouvoir. Comprenant l e u r impuissance à vaincre seuls ces étrangers qui, dans l'origine, l e u r avaient paru tomber du ciel et lancer la foudre, les Caraïbes de M a d a n i n a (') s ' e m b a r q u è r e n t dans leurs pirogues et allèrent chercher du secours à la D o m i n i q u e , à la Guadeloupe et à Saint-Vincent. Ils r e v i n r e n t au nombre d'environ 1 500, disposés à descendre d e v a n t le F o r t et à l'abattre. D u Pont ayant r é u n i ses g e n s dans la place, à l'approche de l ' e n n e m i , et préparé trois canons chargés à mitraille, recommanda a u x siens de n e pas se m o n t r e r , afin q u e , trompés par ce stratag è m e , les Caraïbes crussent les F r a n ç a i s en fuite ou tremblants et vinssent dans un fol enthousiasme à portée des canons. Ce qu'il avait p r é v u arriva. L e s sauvages, a u silence qui régnait dans le Fort, s'imaginant sans doute que les étrangers étaient partis ou qu'ils se cachaient d'épouvante, sautent de leurs pirogues sur le rivage et s'avancent en masse vers la Redoute qu'ils ont entrepris de raser. Mais, soudain, le feu est mis a u x canons et il se fait un tel carnage parmi les assiégeants, qui se précipitaient comme à u n e fête a u - d e v a n t de la mort q u e , saisis d'horreur, ils se sauvent b r u s q u e m e n t sans décocher u n e flèche, se j e t t e n t dans leurs barq u e s , g a g n e n t la h a u t e mer et a b a n d o n n e n t , contre leurs usages, leurs morts et leurs blessés sur le champ d e bataille. Ce désastre, dont les Caraïbes se souvinrent quelque temps, permit a u x colons de respirer, de s'étendre, d'abattre les bois ou de les brûler, de défricher, de planter, d'agrandir enfin l e u r domaine autour du fort, qui restait leur quartier g é n é r a l . L e tabac, qu'ils commençaient à récolter, leur attira plusieurs n a v i r e s , qui p a y è rent en provisions et en a r m e s . L e u r s compatriotes et anciens compagnons de Saint-Christophe, d ' E n a m b u c qui veillait sur e u x , leur envoyaient aussi, à propos, des secours. L a colonie prospéra, prit d e l'accroissement et de la force, et les Caraïbes se soumirent à

1 Madanina, n o m caraïbe de la Martinique.


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vivre en bonne intelligence avec elle. D u P o n t l e u r témoigna tous ses r e g r e t s d u m a l h e u r qu'ils s'étaient si t é m é r a i r e m e n t attiré et leur prouva, en maintes occasions, qu'il avait sincèrement à coeur de sauvegarder leurs intérêts comme les siens propres. « Il peut en être toujours ainsi, leur disait-il avec bonté. Cela d é p e n d de vous. Nous sommes v e n u s de loin en conquérants, comme firent j a d i s vos p è r e s , mais non en b o u r r e a u x . Il y a place a u x îles pour nous tous d u r a n t des siècles. Soyons amis ; vivons h e u r e u x et t r a n q u i l l e s . Entr'aidons-nous : à vous la pêche, q u e vous préférez; à nous les c u l t u r e s , que vous dédaignez ; à tous, les plaisirs de la chasse. E n retour de vos services, vous recevrez chez nous abondamment nos produits, nos étoffes, de la p o u d r e , des l

armes et nos coulloucolis ( ) d ' E u r o p e , aussi p r é c i e u x que les caracolis des Allouages ! » Les Caraïbes p r i r e n t l ' e n g a g e m e n t de cesser la g u e r r e et de n e plus t e n d r e de pièges n u l l e part, n i dans les limites ni m ê m e en dehors des limites actuelles des colons. L a paix se conclut ainsi, à la satisfaction des d e u x peuples, vers la fin de l ' a n n é e 1636. Quoique l'expérience eût appris q u e la parole des sauvages était mobile et légère comme le sable d u r i v a g e , cependant la terrible leçon qu'ils avaient reçue au pied du F o r t avait dû les impressionn e r , pouvait-on croire. D ' a u t r e part, les habitants étaient en état de t e n t e r des e x c u r sions dans divers quartiers de l'île. L a joie de la paix avec l'ennemi du dedans et le sentiment de leurs progrès encourageaient les colons. D u Pont, à la pensée que la nouvelle de cette paix conclue avec les Caraïbes serait agréable à d ' E n a m b u c , et a y a n t , du reste, à conférer avec lui sur l'avenir de la colonie, s'embarqua pour se rendre à Saint-Christophe. Mais à peine avait-il appareillé, q u ' u n coup de v e n t l'entraîna à Hispaniola (Saint-Domingue). L e s Espagnols, auxquels les boucaniers et les flibustiers français étaient redoutables et qui avaient déjà éprouvé la v a l e u r des colons de

1. Coulloucoli ou Garacoli : c'était le bijou le plus estimé d e s Caraïbes, qui l e u r venait, disaient-ils, des Allouages, une tribu de la Côte F e r m e .


L E S PREMIERS JOURS D E S A I N T - P I E R R E

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Saint-Christophe et de du Pont lui-même, le firent prisonnier a v e c tout l'équipage de sa b a r q u e . L'infortuné l i e u t e n a n t , enfermé dans u n e obscure prison, resta trois ans sans qu'on eût de ses nouvelles. L e s habitants d e Saint-Christophe et de la Martinique crurent qu'il avait péri en m e r . Ce triste événement fut cause que ces d e r n i e r s n e r e ç u r e n t pas les vivres dont ils avaient besoin, une fois encore, c e u x qu'ils avaient plantés n ' é t a n t pas tout à fait m û r s à cette é p o q u e . Du Parquet, g o u v e r n e u r de la M a r t i n i q u e .

L'on était vers la fin de 1636 ou au commencement de 1637. D ' E n a m b u c , le père des colonies françaises d ' A m é r i q u e , victime des fatigues qu'il avait éprouvées, des malheurs a u x q u e l s il avait été en b u t t e , était tombé malade et voyait s'approcher la fin de sa vie errante et agitée, lorsqu'il apprit la nouvelle que D u Pont, son lieutenant, avait dû être englouti dans les flots. L ' i l l u s t r e chef n e pouvait plus quitter Saint-Christophe pour se r e n d r e à la M a r t i n i q u e . Il j e t a les y e u x a u t o u r de lui pour chercher le plus capable des siens, le plus apte à continuer son œ u v r e , et n e tarda pas à les a r r ê t e r sur du P a r q u e t , u n de ses n e v e u x , brave comme cet a u t r e héros, son cousin du m ê m e nom, tombé si glorieusement au champ d'honneur dans le combat livré a u x troupes d e don F r é d é r i c d e Tolède. Quoique j e u n e , celui que d ' E n a m b u c choisissait était p o u r t a n t déjà e x p é r i m e n t é . On le sentait p é n é t r é des leçons qu'il avait reçues de son oncle et de tout ce qu'il avait v u , en p e u d'années, à travers tant de vicissitudes, bien faites pour m û r i r avant l'âge u n caractère comme le sien. D u P a r q u e t , accompagné de quinze v i e u x habitants de SaintChristophe et de quelques serviteurs, s'éloigna donc d e cette île pour p r e n d r e la direction d'une a u t r e , à la prospérité de laquelle il était résolu à consacrer son e x i s t e n c e . P a r m i ces quinze habitants se trouvait le brave D u b u c . SAIST-PIERKE-KAKTINIQUE

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ANNALES

DES ANTILLES

FRANÇAISES

Des d e u x obstacles qui avaient t a n t effrayé jusque-là tous les E u r o p é e n s , q u a n d on l e u r parlait de la M a r t i n i q u e , les Caraïbes et les serpents, aussi redoutés les uns que les a u t r e s , le p r e m i e r avait à p e u près disparu et le second n ' é p o u v a n t a i t plus a u t a n t . Ce qui avait grossi la t e r r e u r des premiers colons, c'est qu'ils n e connaissaient a u c u n r e m è d e contre la piqûre du trigonocéphale, laquelle, mal soignée, les emportait en p e u de j o u r s , voire m ê m e en quelques h e u r e s . Mais, depuis, ils avaient appris des Caraïbes que cette piqûre n'est pas mortelle de sa n a t u r e et q u e , si elle n'affecte pas u n e a r t è r e , elle est, dans un corps sain, très promptement guérissable, a u moyen des plantes q u e le bon g é n i e d ' E n H a u t a mises, dans l'île e n t i è r e , à la portée de c e u x qui savent s'en servir. On revint alors des paniques d'antan : d e cet effroi de c e u x qui, é t a n t descendus des premiers à Madanina, n ' a v a i e n t pas eu le cœur d'y rester, et de cette épouvante des autres qui ayant e n t e n d u raconter au loin les effets terrifiants des morsures d e ces reptiles a u x dimensions m o n s t r u e u s e s , y croyaient comme à a u t a n t de vérités acquises à l'histoire et s'imaginaient que les serpents de la Martinique étaient gigantesques, qu'ils y pullulaient, qu'ils envahissaient tout et qu'ils étaient la meilleure g a r d e des Caraïbes contre les E u r o p é e n s . Ces racontars avaient t e l l e m e n t impressionné les n a v i g a t e u r s que pas u n capitaine, ayant à relâcher dans la colonie, ne permettait a u x équipages de descendre à t e r r e . On finit par s'habituer à des notions plus j u s t e s et à s'arrêter à des croyance* plus raisonnables. Bientôt même l'affabilité de du P a r q u e t , ses excellentes façons de gentilhomme ouvert et g é n é r e u x , son langage r a s s u r a n t et ferme, la confiance qu'il sut inspirer a u x habitants, qui r e t r o u v a i e n t dans le n e v e u les éminentes qualités de l'oncle qu'ils v é n é r a i e n t ,

firent

que toutes les idées préconçues, si défavorables jusque-là a u x progrès de la colonisation, s'évanouirent soudain comme par enchantement. D e p u i s l'arrivée du nouveau g o u v e r n e u r , trois mois à peine s'étaient écoulés, qu'il avait consacrés e n t i è r e m e n t à visiter la colonie, q u a n d un navire français mouilla en r a d e . Q u e l q u e s passa-


LES PREMIERS JOURS D E S A I N T - P I E R R E .

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gers des plus hardis p r i r e n t terre et v i n r e n t présenter leurs hommages à du P a r q u e t . Celui-ci les accueillit avec une telle simplicité et u n e telle bonne grâce q u e , r e n d u s à bord, ils firent de l'île et de son chef u n récit qui e n t r a î n a les a u t r e s . L e lendemain, il en débarquait soixante-deux, dans l'intention d e se fixer à la Martinique. Ils se r e n d i r e n t au F o r t , a u p r è s du lieutenant, pour solliciter la permission de d e m e u r e r avec lui. Non seulement cette permission leur fut octroyée, mais du P a r q u e t les embrassa, voulut qu'on leur fît fête de b i e n v e n u e et qu'on leur ouvrît les r a n g s comme à de v i e u x compagnons. Il fallait que les qualités personnelles du g o u v e r n e u r et son e n t r a î n e m e n t c h a l e u r e u x fussent, en quelque sorte, magiques ; car, d'après un contemporain qui « l'ouït dire à M.

du Parquet,

terre, il n'avait

lorsque les vingt premiers

qu'un quart

d'eau-de-vie,

descendirent

qu'il leur offrit

à

de bon

cœur. » Depuis cette époque, les immigrations a u g m e n t è r e n t , personne ne faisant plus difficulté de v e n i r habiter la M a r t i n i q u e . L a Compagnie des îles d ' A m é r i q u e n e pouvait q u ' a p p r o u v e r le choix fait par d ' E n a m b u c de son n e v e u pour l'administration de la nouvelle colonie. E n t r e temps, ce grand F r a n ç a i s venait de mourir et le cardinal de Richelieu, en a p p r e n a n t sa mort avec chagrin, avait dit au roi qu'il perdait en d ' E n a m b u c son plus dévoué serviteur. L a Compagnie voulut par reconnaissance faire éclater sur le neveu le glorieux témoignage des services incomparables qu'elle avait reçus de son oncle, depuis plus de d i x ans, en investissant le jeune du P a r q u e t des pouvoirs de l i e u t e n a n t - g é n é r a l - g o u v e r n e u r de la Martinique. Éloge de d ' E n a m b u c .

. M. de Coussanges, dans l'Univers

du 1

e r

août 1902, a consacré à

la mémoire de d ' E n a m b u c u n article très élogieux et, dans l'ensemble, aussi vrai qu'intéressant, bien que parsemé d e détails inexacts ou incomplets. S u p p r i m a n t ces d e r n i e r s ou les corrigeant, abrégeant le reste, nous reproduisons en substance les lignes sui-


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ANNALES

DES ANTILLES

FRANÇAISES

vantes à titre de document de v a l e u r et de p a n é g y r i q u e éloquent du chef de la colonisation française dans le golfe d u Mexique : Le fondateur

de la Martinique.

— U n seigneur fort p a u v r e ,

dont les terres avaient été c r u e l l e m e n t foulées p a r les gens de g u e r r e , forcé d e chercher fortune en d'autres pays, monta sur un brigantin et courut les m e r s , non sans, plus d ' u n e fois, risquer d'être occis. Enfin il découvrit u n e perle précieuse, l'offrit à son roi e t mourut n e s'étant j a m a i s reposé. L'histoire de ce m a l m e n é de la vie est vraie, si romanesque qu'elle paraisse, et la conquête dont il avait doté la F r a n c e n'est a u t r e que cette m a l h e u r e u s e île de la Martinique qui m e n a c e de s'effondrer dans l'Océan. L e s Belain, Beslin ou B l i n , étaient depuis 1487 seigneurs de Quenouville et d ' E n a m b u c , sixième d e fief d e h a u b e r t , situé a u pays de C a u x . L e s g u e r r e s d e religion les avaient ruinés. E n 1562, les protestants avaient détruit la chapelle d'Allouville. E n 1589, H e n r i I V traversait Yvetot et, en 1592, il enveloppait le duc de Parme à Louvetot. L e d u c de Brissac avait prêté à cette époque a u x d ' E n a m b u c u n e somme de d e u x mille livres, dont les intérêts accumulés grossirent de telle sorte que P i e r r e B e l a i n , n é vers 1 5 9 0 , d u t v e n d r e sa seigneurie. U n d e ses anciens tenanciers lui a v a n ç a les fonds nécessaires pour équiper u n petit b â t i m e n t sur lequel il entreprit de faire la course a u x E s p a g n o l s . Sans d o u t e , avait-il maintes fois e n t e n d u parler du sire de Grrainville la T e i n t u r i è r e q u i , d e u x cents ans a u p a r a v a n t , était d e v e n u roi des Canaries. I l partit donc. Il est aisé d'imaginer combien d'aventures ont d û m a r q u e r ces navigations, dont nous n e savons le d é p a r t et l'arrivée q u e p a r quelques contrats passés entre v e n d e u r s et a c h e t e u r s ou e n t r e les m e m b r e s d ' u n e compagnie ! Q u e d e souffrances et de d a n g e r s , p e n d a n t ces longs voyages, sur des b a t e a u x dont la m a r c h e était soumise à t a n t de hasards ! L a première de ces tentatives que nous connaissions fut loin d e réaliser les espérances de d ' E n a m b u c . Il errait depuis q u i n z e a n s ,


L E S PREMIERS JOURS D E

SAINT-PIERRE

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à la recherche de quelque bonne prise, lorsqu'en 1625, lui et ses compagnons a p e r ç u r e n t , e n t r e la J a m a ï q u e et Cuba, un navire espagnol de 400 t o n n e a u x a r m é d e 35 canons, tandis que l e u r coque de noix portait 35 hommes. Ils t e n t è r e n t la chance, attaq u è r e n t , mais se trouvèrent satisfaits d e sortir vivants du combat, leur vaisseau faisant eau de toutes parts. P o u r t a n t , c'était l'heure où le sort allait c h a n g e r de face. Ces péroutiers

(on nommait ainsi les é c u m e u r s des Antilles, alors

golfe du Pérou) abordèrent à Saint-Christophe. Non sans protester, H e n r i I V avait d u céder a u x Espagnols la suprématie d a n s les I n d e s occidentales ; p u i s , on avait décidé à l'amiable q u ' a u delà de la ligne équinoxiale, on se battrait pour la possession des terres, sans que cette g u e r r e entraînât celle des puissances, et que le plus fort serait le m a î t r e . . . P i e r r e d ' E n a m b u c revint en F r a n c e . L a Compagnie des îles d'Amérique fut créée pour l'exploitation des produits de SaintChristophe et autres îles « placées à l'entrée d u P é r o u , depuis le onzième j u s q u ' a u d i x - h u i t i è m e degré de la ligne équinoxiale qui ne seraient pas habitées p a r des princes chrétiens ». L e marquis d'Effiat, père de Cinq-Mars et i n t e n d a n t g é n é r a l de la m a r i n e , fut un des premiers actionnaires, avec Richelieu qui apporta pour sa part u n vaisseau valant h u i t mille livres. Chacun des associés fournissait d e u x mille livres. Ils d e v a i e n t supporter tous les frais de l'exploitation. E n retour, la moitié des marchandises fournies par les îles r e v e n a i t à la Compagnie. D ' E n a m b u c et du Rossey, nommés ensemble agents g é n é r a u x , recevaient le dixième des profits. Il fallut combattre les Caraïbes. Anglais et F r a n ç a i s s'unirent dans cette l u t t e . L o n g t e m p s néanmoins la situation resta si difficile que

d'E-

n a m b u c se vit à la veille de p e r d r e le fruit de ses labeurs. Mais son énergie soutint les cœurs défaillants des colons. Nous avons idée de son caractère en le v o y a n t t e r m i n e r u n différend e n t r e les Français et les Anglais. L e s limites des possessions des uns et des autres a v a i e n t été marquées à la Pointe-Sable p a r u n figuier, dont les branches en touchant terre p r e n n e n t r a c i n e , comme celles des


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ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

m a n g l i e r s , se r e l è v e n t et vont ainsi s'étendant d'arcade en arcade. L e s A n g l a i s , profitant d e l'accroissement de l'arbre, avaient empiété. D ' E n a m b u c les va trouver et les somme de r e n d r e le territoire envahi. L e g o u v e r n e u r lui r é p o n d évasivement. D ' E n a m b u c le fait venir sous le figuier, lui m o n t r e l'alignement qu'il a tracé, plante sa canne en t e r r e et s'écrie : « Corbleu, Monsieur, j'en

veux

avoir par delà ! » L e s Anglais c é d è r e n t et le figuier s'appela depuis « figuier de l'accommodement ». L e s affaires d e la colonie

finirent

par p r e n d r e si bonne tour-

n u r e q u e d ' E n a m b u c songea à s'étendre dans les îles voisines. I l vint à la Martinique A ce moment, très usé sans doute par son existence d e m a r i n , p a r les soucis d ' u n e organisation qu'il avait e n t i è r e m e n t créée, par les soins d ' u n g o u v e r n e m e n t où il remplissait toutes les fonctions, il sollicita de la Compagnie la permission de faire u n séjour en F r a n c e , lorsque soudain la g r a n d e pacificatrice, la m o r t , lui fit se croiser les bras pour la première fois. D ' E n a m b u c n'avait jamais eu le loisir de se m a r i e r . Ses n e v e u x , les D y e l de Vaudrocques, d e v i n r e n t puissants à la M a r t i n i q u e . L ' u n d ' e u x fut le père de la trisaïeule de l'impératrice J o s é p h i n e . Éloge de Du Parquet.

L a Martinique, par u n privilège sans égal dans l'histoire de nos colonies des Antilles, a eu le b o n h e u r d'être confiée, a u b e r c e a u , à l'un de ces hommes que la Providence se plaît à combler largem e n t des qualités suréminentes propres a u b u t a u q u e l elle les destine, avec le don p r é c i e u x de n'en a b u s e r j a m a i s pour e u x mêmes et le tact parfait d e s'en servir toujours pour le bien p u b l i c . Nous le connaissons déjà, c'est d u P a r q u e t . D ' E n a m b u c , son oncle, lui laisse cent quinze hommes. C'est avec cette compagnie de braves q u e va monter a u faîte de la gloire le plus fameux a d m i n i s t r a t e u r que les colonies françaises a i e n t j a m a i s c o n n u , puisqu'il surpassa m ê m e son modèle, l'organisateur de la colonisation, le héros de Saint-Christophe.


LES PREMIERS JOURS D E

SAINT-PIERRE

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Son champ d'action, c'est u n e île r e d o u t é e , plus hérissée de mornes que la chaîne des h a u t e s Vosges, n'offrant que des difficultés à la c u l t u r e , infestée de serpents qui repoussent les premiers E u r o p é e n s , occupée par u n e race i n d i g è n e g u e r r i è r e , implacable en ses haines et vengeances, opiniâtre, perfide, traîtresse, aussi barbare que les D a h o m é e n s et les Chinois. L e j e u n e d u P a r q u e t est exposé e n s u i t e , d e tous les côtés, a v o i r son île envahie par des nations puissantes, l ' E s p a g n e , l ' A n g l e t e r r e , le Portugal, la H o l l a n d e , jalouses d'établissements r i v a u x . Simple g o u v e r n e u r , a u début, il lui faut obéir à u n e Compagnie dont la suffisance o u t r é e , les plans inhabiles, les v u e s étroites, les appétits cupides, l'ignorance des réalités, la parcimonie honteuse, ne sont propres q u ' à arrêter l'essor d ' u n e colonie. Plus tard, propriétaire et s e i g n e u r , il a sa volonté à imposer à des hommes souvent turbulents et grossiers, prompts à se m u t i n e r . C'est dans ce m i l i e u , désespérant pour tout a u t r e , q u e , colon, soldat, capitaine, administrateur, j u g e , homme de bien, chrétien, il parvient à c o n d u i r e , à a g r a n d i r , à élever l ' u n e des colonies du golfe du Mexique j u s q u ' à faire d'elle, du premier coup, la perle des petites Antilles. P l a n t e u r , il d o n n e l'exemple des d é f r i c h e m e n t s , accorde des faveurs à c e u x qui l'imitent, développe le quartier de Fort-SaintPierre, crée ceux du P r ê c h e u r , du Carbet, de Case-Pilote et i n d i q u e celui du Fort-Royal, dont il défriche les premiers terrains, élève les premières habitations, en m ê m e temps qu'il en dresse les premiers remparts et qu'il ouvre u n port immense pour les vaisseaux de toutes les nations, p e n d a n t les mois redoutables de l'hivernage. Militaire, il construit des forteresses, dompte les Caraïbes, discipline les n è g r e s , combat pour l'autorité d u roi, tient son île sur un pied de g u e r r e qui enlève a u x ennemis de la F r a n c e l'envie de l'attaquer. A d m i n i s t r a t e u r , il établit l'ordre et la subordination dans la colonie et inspire d e sages r è g l e m e n t s de police. Grand sénéchal, il r e n d en d e r n i e r ressort la j u s t i c e a u peuple et préside, tous les mois, le conseil souverain dans l'hôtel qu'il a fait bâtir sur la place du F o r t .


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ANNALES

DES ANTILLES

FRANÇAISES

H o m m e de bien et père des colons, il se prive de ses droits s e i g n e u r i a u x , donne l'exemple des bonnes m œ u r s , favorise les mariages, empêche les duels, r é p r i m e l'ivrognerie. C h r é t i e n , il invoque la religion, appelle ses représentants à l'aider, dans leur sphère respective, en toutes ses œuvres de civilisation et de progrès, et concède des terres aux d e u x ordres passés à la Martinique pour l'évangélisation des noirs et la célébration d u culte d a n s les quartiers occupés par les blancs. Enfin, c o n q u é r a n t , il s'impose a u respect, à la crainte et à la reconnaissance des Caraïbes ; d'autre p a r t , il rattache à la Martin i q u e , fille de Saint-Christophe, plusieurs colonies, dont elle est la mère et la nourrice, la G r e n a d e , les G r e n a d i n e s et S a i n t e - L u c i e . T e l fut messire J a c q u e s D y e l , seigneur du P a r q u e t , n é à Calville-les-Deux-Églises, près D i e p p e , g o u v e r n e u r pour la Compagnie des îles d ' A m é r i q u e , puis propriétaire d e la M a r t i n i q u e et lieutenant général du roi d e F r a n c e . Retraçons, en ses p r i n c i p a u x détails, dans le chapitre s u i v a n t , l ' œ u v r e personnelle de cet a u t r e illustre français, très digne h é r i tier d u g r a n d d ' E n a m b u c et le plus parfait colonisateur des A n tilles. A m e chevaleresque, cœur naturellement enclin à la bienfaisance et tout épris du désir de voir la F r a n c e puissante, a u dehors, du P a r q u e t fut u n vrai génie d'organisation, d'esprit pratique, d'humour entraînant et g r a v e . On l'ignore trop dans la métropole. Mais en lisant sa vie, en s'initiant à ses t r a v a u x , à ses mérites, à ses sentiments, à ses souffrances,

on a p p r e n d r a dans la mère-

patrie à l'estimer a u t a n t q u ' à la Martinique on le v é n è r e .


CHAPITRE II L ' Œ U V R E DE DU P A R Q U E T B A S E S S O L I D E S DE LA COLONISATION DE LA M A R T I N I Q U E S É R I E U X P R O G R E S AU FORT S A I N T - P I E R R E LE B R I L L A N T A V E N I R DE LA C I T É C R É O L E S E D E S S I N E

Habile administration de du Parquet. — Essai d'introduction de la canne à sucre. — Mesures contre les Caraïbes. — Arrivée des jésuites. — Création de l'Intendance. — Progrès de la colonisation. — Du Parquet, sénéchal. — Le commandeur de Poincy. — Rébellion du commandeur de Poincy. — D e Poincy, allié aux Anglais. — Captivité de du Parquet. — Mise en liberté de du Parquet. — Colonisation de la Grenade et de Sainte-Lucie. — Dissolution de la Compagnie des îles d'Amérique. — Acquisition de la Martinique par du Parquet. •— Organisation judiciaire et administrative. — La première sucrerie. — Établissement des dominicains. — Insurrection des Caraïbes. — Révolte des nègres. — Agression anglaise. — D e la Vigne et la Compagnie de Terre Ferme. — Colonisation de Saint-Domingue. — Nouvelle révolte des Caraïoes et des nègres. — Tremblement de terre de 1657. — Mort de du Parquet. — 1658-1898. L'histoire se répète.

Habile a d m i n i s t r a t i o n de d u Parquet.

D u P a r q u e t , à l'exemple de d ' E n a m b u c , commença par affranchir les habitants d e la t a x e qui lui revenait en v e r t u de sa commission. Il s'étudia ensuite à a m e n d e r les cultures et à les étendre, du Prêcheur a u Carbet, à Case-Pilote et j u s q u ' a u Fort-Royal, ce qui faisait écrire à F o u q u e t , chef de la Compagnie des îles, par le commandeur de P o i n c y , p a r l a n t des colons de la Martinique : « Ils commencent fort de s'élargir. » Or, à cette nouvelle, sans en entendre davantage, F o u q u e t , dans son incommensurable orgueil, fit suivre aussitôt u n e note de service pour e n g a g e r le g o u v e r n e u r et les habitants à recevoir un j u g e , à bâtir u n e ville et à fonder un hôpital en appliquant à ses besoins toutes les amendes prononcées. D u P a r q u e t était à Saint-Christophe lorsque ces instructions lui parvinrent.


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ANNALES DES ANTILLES

Sur le p r e m i e r chef, un juge,

FRANÇAISES

il répondit franchement à la Com-

p a g n i e qu'il n e lui donnait pas le conseil d'en envoyer, dans l'état où était encore la colonie, formée d'hommes d e toutes classes, de tous pays, dont beaucoup d e m œ u r s a v e n t u r e u s e s , plusieurs d'allures grossières. « U n j u g e , ajoutait le g o u v e r n e u r , serait mal accueilli p a r le p e u p l e . » C e p e n d a n t , ce j u g e , nommé Chirard, é t a n t arrivé, d u , P a r q u e t alla, avec lui, trouver le l i e u t e n a n t général des îles, c o m m a n d e u r de Poincy, à qui il tint u n langage ferme et loyal, déclarant que « si l'on voulait absolument installer u n j u g e à la Martinique, dont il connaissait m i e u x q u e personne l ' h u m e u r , les intentions et les besoins, il demandait à être autorisé à r e m e t t r e sur-le-champ sa démission et à r e n t r e r en F r a n c e . » L e command e u r de Poincy, qui n'avait pas p r é v u cette extrémité, et qui appréciait le mérite exceptionnel d'un tel chef, chercha à l'apaiser et s'efforça m ê m e , p a r des flatteries, à lui faire e x é c u t e r les ordres de la Compagnie. « J e n e suis pas v e n u ici pour accomplir a u c u n mal ni en tolérer, répondit le g o u v e r n e u r avec émotion. L a colonie n'est pas m û r e pour l'institution qu'on lui impose ; le j u g e , ici présent, s'en ira donc, ou j e pars. » D u P a r q u e t fut inflexible, malgré l'embarras visible et les supplications intéressées du c o m m a n d e u r . L e l i e u t e n a n t g é n é r a l , ne voulant pourtant pas déplaire a u maître des requêtes ni s'attirer les reproches de la Compagnie, ordonna a u j u g e Chirard d'exercer sa charge a u nom du roi et de t e r m i n e r u n procès criminel, commencé contre u n n o m m é M o r i n . L e s colons mécontents voulaient «s'opposer à ce que Chirard remplît ses fonctions ; mais, par respect pour l e u r g o u v e r n e u r , ils souffrirent que ce j u g e se h â t â t d e clore l'affaire. On était en octobre 1639. C h i r a r d , molesté par le p e u p l e , exposé à mille tracasseries, fut, en effet, très expéditif à m e n e r sa mission à bonne fin et à vider les l i e u x . S u r le second chef, bâtir une ville : « Nous n'avons pour toute la colonie q u ' u n seul charpentier, avait r é p o n d u d u P a r q u e t à la Compagnie. J e pense donc q u e , en vue de l'exécution immédiate et ponctuelle de ses ordres, selon son g r a n d désir de voir u n e cité


L'ŒUVRE

D E D U PARQUET

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importante s'élever à côté de nos défrichements considérables de Fort-Royal, la Compagnie va m'envoyer sans délai des équipes de maçons, briquetiers, tailleurs de pierres, menuisiers, charpentiers, serruriers, taillandiers, cloutiers, couvreurs et tous autres ouvriers nécessaires, munis de leurs outils. » Mais F o u q u e t , m ê m e d e v e n u surintendant des

finances,

n e trouva pas assez d'or pour fonder

Fort-Royal et n'en parla plus. Quant a u troisième chef, création d'un hôpital : «

Ce serait

l'œuvre la plus utile, disait du P a r q u e t ; j ' y ai déjà songé, j ' y songe constamment; mais le p e u p l e est trop p a u v r e , j e suis trop pauvre moi-même, a y a n t cru devoir, pour les encourager et les aider à s'acquitter de leurs dettes, exonérer mes compagnons de la taxe annuelle qu'ils me doivent... Les d e u x mille livres de tabac q u e la Compagnie se propose de consacrer a u x frais d'installation et d'entretien de cet hôpital sont tout à fait insuffisantes, et les a m e n d e s qu'elle consentirait à réserver pour le même office n ' e x i s t e n t pas, mon régime consistant à p u n i r le moins possible, à n'infliger j a mais d ' a m e n d e , mais à m e t t r e a u x fers c e u x qui me forcent à sévir ; et, jusqu'ici, ce mode u n i q u e de répression m'a p a r u suffisant et très salutaire. » Sur ce point comme sur le p r é c é d e n t , les plaisirs d e M. F o u q u e t ne lui permirent pas plus de mettre en réserve quelques r o u l e a u x d'écus pour doter Saint-Pierre d ' u n hôpital que pour bâtir la ville de Fort-Royal. A cette époque, c e u x qui passaient a u x îles y v e n a i e n t exclusivement pour cultiver la t e r r e , à titre de propriétaires, si leurs moyens leur p e r m e t t a i e n t de pourvoir a u x dépenses de l e u r voyage et de leur installation, ou à titre d ' e n g a g é s , s'ils n e pouvaient payer leur passage. Les colons t r o u v a i e n t des terrains à discrétion, pourvu qu'ils pussent les m e t t r e e n v a l e u r . D e sorte q u e les artisans m a n q u a i e n t , tandis que les cultivateurs abondaient. C'est ainsi qu'il n ' y avait q u ' u n seul charpentier pour toute la M a r t i n i q u e . L a Compagnie ayant fait part à du P a r q u e t de son dessein de lui expédier bientôt des familles d'ouvriers a v e c l e u r outillage complet, celui-ci lui r e c o m m a n d a de signifier, a u préalable, à ces personnes, défense, en arrivant a u x colonies, d'abandonner leurs


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ANNALES

DES ANTILLES

FRANÇAISES

métiers pour se livrer à la c u l t u r e du tabac, d u coton, du rocou et autres d e n r é e s des îles. « L e bon ordre, le progrès, les droits acquis et c e u x réservés a u x vrais colons, disait le g o u v e r n e u r , e x i g e n t , pour prévenir d'avance toute vexation et répression, que cette m e s u r e honnête soit prise par la Compagnie et connue des intéressés avant l e u r d é p a r t de la métropole. »

Essai d ' i n t r o d u c t i o n de l a c u l t u r e de la canne et de l a f a b r i c a t i o n d u sucre.

Soit qu'ils eussent transporté la c a n n e à sucre des I n d e s orien taies à Madère, a u x Canaries, puis a u Nouveau-Monde,

comme

l'ont p r é t e n d u à tort maints historiens ; soit qu'ils l'eussent trouvée aussi en A m é r i q u e , en y abordant, comme c'est, en effet, l'exacte v é r i t é , les Espagnols et les Portugais fabriquaient du sucre à la Côte F e r m e depuis u n demi-siècle. L e s îles d u golfe du M e x i q u e , habitées s e u l e m e n t par les E u r o péens depuis u n e quinzaine d ' a n n é e s , en étaient encore r é d u i t e s a u x cultures secondaires d u t a b a c , de l'indigo, du rocou et du coton. L a Compagnie française des îles d ' A m é r i q u e , informée desjgros bénéfices réalisés par les p l a n t e u r s de c a n n e à s u c r e , songea à introduire cette industrie dans ses colonies de la M a r t i n i q u e , de SaintChristophe et de la G u a d e l o u p e . Cette a n n é e donc (1639) du P a r q u e t vit d é b a r q u e r u n agent, nommé T r é z e l , que la Compagnie lui envoyait pour concerter ensemble les moyens de cultiver la c a n n e et de fabriquer le sucre a u x Antilles, comme a u Brésil, sous réserve absolue de défendre à tous particuliers de t e n t e r pour l e u r compte u n e semblable i n d u s t r i e . C h a r m é de l'arrivée de cet exprès et h a b i t u é déjà à n e s'étonner de rien de la part de la Compagnie, d u P a r q u e t dit simplement à Trézel, avec u n e souriante bonhomie, « qu'il était a u x îles pour profiter et faire profiter les siens de toutes pratiques et innovations, de tous avantages et bénéfices à réaliser dans les colonies; que, d u reste, sans l e u r n u i r e , la Compagnie, plus riche q u ' e u x , pou-


L'ŒUVRE D E D U PARQUET

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vait b i e n , comme c'était son droit, envoyer des planteurs d e canne et des cuiseurs de s u c r e ; tandis q u ' e u x - m ê m e s , pauvres habitants, ils avaient assez à l'heure présente, et pour u n temps encore, de leur tabac et de l e u r coton ; q u ' a u surplus, ils a t t e n d r a i e n t patiemment l'heure de D i e u et q u e , au m o m e n t opportun, ils sauraient, tout comme les Brésiliens, faire prospérer chez e u x la canne et y fabriquer le s u c r e . » Trézel n'obtint pas a u t r e chose. D e s troubles d'ailleurs surgirent, et puis des g u e r r e s . O p u l e n t e , mais a v a r e , la Compagnie abandonna son projet et nos colons d u r e n t vivre d'espérance, dur a n t u n e seconde période de quinze a n n é e s encore, avant de voir la c u l t u r e de la c a n n e s'implanter à la Martinique. Ce sera, non pas la Compagnie française des îles d ' A m é r i q u e , mais u n J u i f hollandais, chassé d u nord du Brésil par les Portugais, qui établira à Saint-Pierre, en 1654, la p r e m i è r e habitation s u c r i è r e . D u P a r q u e t , pour la prospérité de la M a r t i n i q u e , n e se contentait pas d ' a b a n d o n n e r la taxe du tabac que lui devaient les habitants ; mais il faisait, avec ses propres deniers, toutes les dépenses urgentes q u ' e x i g e a i e n t les intérêts de la Compagnie des îles et le bien public de la colonie. A u mois d'août 1639, il était tellement en avances de son argent et si pressé d'en voir r e n t r e r un p e u , qu'il en écrivit à F o u q u e t : « J e vous p r i e , Monsieur, d'avoir u n soin particulier de cette affaire, j u g e a n t bien qu'il n'est pas raisonnable que j ' e m p l o i e ma vie, mon h o n n e u r et mes biens, sans en être r e m b o u r s é . J e vous prie d'excuser si j e parle avec tant de liberté, mais a y a n t croyance que vous n'aimez q u e la vérité et les choses naïves, j e m ' e x p r i m e de la sorte, ne pouvant flatter c e u x que j e connais être de votre m é r i t e , à qui rien ne doit être celé. » L a F r a n c e se trouvait en g u e r r e avec l ' E s p a g n e , et l'on disait qu'il était i n t e r v e n u entre celle-ci et l'Angleterre u n traité, par lequel la G r a n d e - B r e t a g n e devait fournir 18 vaisseaux chargés d'Irlandais qui se j o i n d r a i e n t à a u t a n t de navires espagnols pour balayer les Hollandais et les F r a n ç a i s de leurs possessions d ' A m é rique. Cette nouvelle n ' é t a i t pas sans fondement. Mais les E s p a gnols furent déçus : en avril de l'année suivante (1640), u n capi-


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ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

taine hollandais, v e n a n t de F e r n a m b o u c , apprit au g o u v e r n e u r de Saint-Christophe qu'il n'avait plus à craindre le r e t o u r d ' u n e armée et d ' u n e flotte qui avaient été e n t i è r e m e n t détruites. Mesures c o n t r e les Caraïbes.

D u P a r q u e t s'efforçait de contenir pacifiquement les Caraïbes, toujours i n q u i e t s , toujours perfides. Il les comblait d e présents et les invitait à r e m e t t r e l e u r s enfants a u x F r a n ç a i s qui les élèveraient suivant les principes d e la civilisation c h r é t i e n n e . J a m a i s ces sauvages n ' y consentirent. Manifestement, ils détestaient les E u r o p é e n s et e n t e n d a i e n t d e m e u r e r réfractaires à l e u r civilisation. Ils n'avaient rien appris et n e voulaient rien oublier. On devait d'autant plus les craindre qu'ils cachaient m i e u x leurs rancunes. S u r ces entrefaites, ils t u è r e n t u n F r a n ç a i s et e n l e v è r e n t d e u x des leurs qui a p p a r t e n a i e n t à u n employé de la Compagnie. E n raison de cette violation du droit et d e ce crime, profitant de ce que K a y e r m a n , le chef de tous les Caraïbes des A n t i l l e s , était à la Martinique, du P a r q u e t le fit a r r ê t e r . C'était u n b e a u vieillard c e n t e naire. « K a y e r m a n , dit respectueusement d u P a r q u e t au v i e u x sauvage, pourquoi les vôtres ont-ils massacré u n F r a n ç a i s inoffensif et pourquoi ont-ils repris d e u x des leurs a u service d e la C o m p a g n i e ? J ' e x i g e réparation du m e u r t r e commis et retour i m m é diat des fugitifs. Y consentez-vous? Voulez-vous faire r e n d r e vos congénères à l e u r m a î t r e et m'éviter d e sévir contre vous et contre votre r a c e ? J e sais que votre volonté fait loi parmi votre p e u p l e . A votre choix donc : ou la p a i x , avec la j u s t i c e ; ou la g u e r r e , à laquelle vous me forcerez par vos haines et vos forfaits. » « Mon sentiment, répliqua avec dignité le vieillard, est qu'il y a des droits aussi bien pour les Caraïbes q u e pour les E u r o p é e n s . J ' e s t i m e que les miens ont eu raison de r e p r e n d r e l e u r liberté et d e passer dans u n e a u t r e île où personne n e saura les a t t e i n d r e . Q u a n t au F r a n ç a i s mort, q u e puis-je faire davantage ? A u c u n des nôtres n e l'avait appelé à la Martinique : q u i y vient semer le v e n t devait s'attendre à la t e m p ê t e ! »


L'ŒUVRE

D E D U PARQUET

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D u P a r q u e t fit m e t t r e K a y e r m a n a u x fers j u s q u ' à ce que justice fût r e n d u e a u x ayants droit. Quatre ou cinq j o u r s après, le vieillard, b r i s a n t ses chaînes, se sauvait dans les bois et y mourait p i q u é par u n serpent. C'était la g u e r r e inévitable. L e gouverneur, en effet, apprit que les sauvages avaient d é g r a d é leurs j a r d i n s , en signe de rébellion et d'appel de la tribu à la g u e r r e sainte. D u P a r q u e t eût voulu les p r é v e n i r aussitôt, tomber sur e u x à l'improviste, les e x t e r m i n e r ou les chasser tous d e l'île ; mais M. d e Poincy eut p e u r que l'expulsion en masse ne fût point effective ni surtout définitive,

parce que les F r a n ç a i s n'étant pas assez nom-

b r e u x pour occuper la région d'où l'ennemi serait délogé, celui-ci ou échapperait en p a r t i e , ou r e v i e n d r a i t bientôt, ou pourrait être remplacé par d'autres, ce qui p r e n d r a i t un caractère très fâcheux et plongerait la Martinique d a n s les m a l h e u r s déplorables qui n'avaient jamais cessé d'affliger la G u a d e l o u p e . D u P a r q u e t alors double la g a r d e d u F o r t , met les cases les plus éloignées en état de défense et se dispose, en cas d ' a t t a q u e , à r e cevoir vigoureusement l ' e n n e m i . Les sauvages eurent connaissance de ces préparatifs et d u d a n g e r qui les menaçait de la part d ' u n homme réfléchi comme le chef des Français : c'est pourquoi ilsdécidèrent, dans u n e a s s e m b l é e g é n é r a l e , de faire leur soumission et d e r e n d r e les d e u x fugitifs à l e u r m a î t r e . L e lieutenant g é n é r a l , satisfait de la conduite p r u d e n t e et ferme du gouverneur vis-à-vis des Caraïbes et d u succès i m m é d i a t obtenu, sans coup férir, par les mesures énergiques qu'il avait p r i ses, l'en récompensa par le b r e v e t de p r e m i e r capitaine des nouvelles compagnies qu'il v e n a i t de créer à Saint-Christophe. 11 en écrivit au président F o u q u e t , le 4 j u i l l e t 1640, en lui disant qu'il n'y avait pas incompatibilité e n t r e cette charge et les fonctions de gouverneur de la Martinique, parce qu'il avait adjoint u n l i e u t e n a n t à du P a r q u e t . Il ajoutait qu'il n e fallait pas empêcher les gouverneurs des autres îles de v e n i r à Saint-Christophe t r a i t e r d'affaires urgentes, pourvu qu'ils eussent à leur disposition pour les r e m p l a cer des hommes expérimentés et dignes de leur confiance.


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ANNALES D E S ANTILLES FRANÇAISES

A r r i v é e des jésuites.

T r o p attaché a u b i e n de la colonie pour ne pas désirer de l'y affermir et de l'y p e r p é t u e r à l'aide de la religion, seule capable de donner a u x œ u v r e s h u m a i n e s une puissance vitale complète et durable, du P a r q u e t pria les seigneurs de la Compagnie de lui envoyer quelques r e l i g i e u x dominicains ou capucins. L e président F o u q u e t , qui portait i n t é r ê t a u x j é s u i t e s , obtint pour e u x la préférence d e la Compagnie, qui en affecta trois à la Martinique. L e g o u v e r n e u r , contrarié que l'on n ' e û t pas déféré à ses désirs, et le peuple, qui partageait sa m a n i è r e de voir, r e ç u r e n t froidement les Révérends P è r e s , à l e u r a r r i v é e , le v e n d r e d i saint de l'année 1640. Mais ces dispositions boudeuses n e d u r è r e n t p a s . L e P . Bouton, homme distingué et très éloquent, étant monté en chaire plusieurs fois, à l'église d u F o r t , les toucha t e l l e m e n t q u e , six semaines a p r è s , g o u v e r n e u r et colons n e pensaient plus a u mécompte qu'ils avaient éprouvé. D u P a r q u e t faisait travailler, en sa p r é s e n c e , a u défrichement d u terrain qu'il avait choisi pour l'établissement des r e l i g i e u x . L e couvent des j é s u i t e s , situé à 500 mètres de l'église du F o r t , devint par la suite l ' u n e des plus belles et des plus considérables habitations de la Martinique. C'était, en d e r n i e r lieu, le vaste et riche domaine de la famille de P e r r i n e l l e . A u mois de septembre, A u b e r t , capitaine à Saint-Christophe, g o u v e r n e u r nommé de la G u a d e l o u p e , d é b a r q u a à la Martinique. D u P a r q u e t lui fit l'accueil le plus cordial et lui donna principalem e n t pour conseil de faire cesser, a u plus tôt, les hostilités qui désolaient la G u a d e l o u p e , depuis que l'Olive les avait témérairem e n t ouvertes et cruellement poursuivies contre les Caraïbes. A u b e r t , goûtant ce langage et n ' a y a n t pas de p e i n e à établir la différence entre la prospérité de la Martinique et l'affliction de la Guadeloupe, pria du P a r q u e t de lui v e n i r en a i d e en usant d e l'influence qu'il avait sur les sauvages, qui l'appelaient Compère.

Du

P a r q u e t convint avec lui de ce qu'il y avait lieu d'entreprendre


L'ŒUVRE D E D U PARQUET

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en faveur de la paix, qui fut, en effet, très h e u r e u s e m e n t conclue quelque temps après. C'était là u n incomparable bienfait pour les colons de la G u a d e l o u p e . L a nouvelle qui s'en r é p a n d i t dans les Antilles et en F r a n c e y a u g m e n t a encore le r e n o m , déjà si fameux, du bon et sage g o u v e r n e u r de la M a r t i n i q u e , p r e m i e r a u t e u r de cette pacification tant désirée et si nécessaire. C r é a t i o n de l ' i n t e n d a n c e . er

L a commission de du P a r q u e t , pour trois a n s , expirait le 1 j a n vier 1642. L a Compagnie était trop satisfaite de ses services pour songer à donner un successeur à cet homme g é n é r e u x , dont elle admirait le caractère et subissait sans trop d e

con-

trainte l ' i n d é p e n d a n c e loyale et franche. L a C o m p a g n i e , profitant m ê m e des leçons q u e ne lui ménageait pas le gouv e r n e u r , fit

un effort pour

améliorer son administration dans les colonies et réformer

H A B I T A T I O N L A

P O R T E

D ' E N T R É E

D E

O U V R A N T

P E R R 1 H E L L K . S U R

L ' A L L É E

D E S

P È R E S .

la conduite détestable de ses fonctionnaires. I l était déjà u n peu tard, q u a n d elle éprouva ainsi le besoin de combattre les a b u s , les dilapidations, pour établir plus d'ordre dans la perception de ses droits. E l l e créa du moins, il faut lui r e n d r e cette j u s t i c e , u n e charge utile, dévolue à u n a g e n t indépendant de tous les a u t r e s services coloniaux, appelé à correspondre avec elle d'une m a n i è r e suivie, à l'informer consciencieusement par des avis i m p a r t i a u x des choses nécessaires à ses possessions lointaines, à vérifier sur les l i e u x la conduite, ainsi que la comptabilité des commis, et à r é p r i m e r surtout les vexations auxquelles ils n ' é t a i e n t que trop portés, au d é t r i m e n t d u crédit de la Compagnie et au g r a n d chagrin des g o u v e r n e u r s et des colons, dont, jusque-là les r e m o n t r a n c e s et les plaintes

emplissaient,

presque chaque m o i s , de v o l u m i n e u x courriers. C'est ainsi q u e S A I N T - P I

E R R E - M A R T I N I Q U E

3


34

ANNALES DES ANTILLES

fut établie l'Intendance

FRANÇAISES

a u x colonies. L'histoire p e r m e t d e dire

que les doléances bien motivées de d u P a r q u e t , exposées clairem e n t , avec poids et m e s u r e , non sans é n e r g i e , mais surtout avec une probité éclatante et u n grand désintéressement personnel, n e furent pas é t r a n g è r e s a u projet que conçut et réalisa F o u q u e t , e n 1642, par cet établissement de l ' I n t e n d a n c e . I l n e saurait arriver m a l h e u r e u s e m e n t que tous les g o u v e r n e u r s fussent d u tempéram e n t , de l'honnêteté et d e la simplicité de d u P a r q u e t . Il s'en est trouvé qui ont été eux-mêmes d'aussi impitoyables Verres que les pires commis de la Compagnie des îles ; il y a eu également de hauts fonctionnaires d e l ' I n t e n d a n c e qui n'ont pas m i e u x v a l u ; mais la malice des hommes n ' e n l è v e rien à l'excellence

d'une

institution bienfaisante de sa n a t u r e . L ' a n n é e 1642 fut signalée a u x Antilles par trois o u r a g a n s , dont le second ravagea Saint-Christophe. P a r m i les navires brisés à la côte, il y avait celui de E u y t e r , plus t a r d amiral, qui, princièrem e n t traité à Fort-Royal, e n 1665, daigna y revenir, en 1674, pour r e n d r e à coups de canon sa visite d e digestion, sous le spécieux prétexte que le couvert y était aussi bon pour les Hollandais que pour les F r a n ç a i s . U n a u t r e g r a n d m a l h e u r pour les colonies m a r q u e d ' u n

trait

des plus sombres l'année 1642, date de la mort du cardinal d e Richelieu, s u r i n t e n d a n t de la navigation. Si les troubles du r o y a u m e et ses vastes desseins sur le continent européen n e p e r m i r e n t pas à ce ministre a m b i t i e u x d'accorder a u x îles toute l'attention qu'elles méritaient et qu'il n ' e û t pas m i e u x d e m a n d é de leur d o n n e r , il se montra néanmoins toujoui-s l e u r protecteur et l'appui de la Compagnie q u i les possédait. L e souvenir d u ministre de Louis X I I I subsista longtemps a u x Antilles, et Colbert, seul, qui n e p a r v i n t pas à le faire oublier, les e m p ê c h a d'être inconsolables.

C o n s o l i d a t i o n des colonies.

Comme signe de la consolidation des colonies, on p e u t citer les fréquents voyages q u ' e n t r e p r e n a i e n t les habitants pour aller en F r a n c e contracter m a r i a g e . C'est q u e , s'il y avait déjà u n certain


L'ŒUVRE D E DU PARQUET

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nombre de familles constituées et possédant de la fortune, beaucoup de colons cependant n ' é t a i e n t accourus a u x îles que parce qu'ils ne se sentaient r e t e n u s dans la métropole par a u c u n lien d ' i n t é r ê t ni a u c u n e position sociale, ce qui n ' e x c l u a i t pourtant pas chez e u x ni l'honnêteté, ni le m é r i t e . Soit qu'ils fussent v e n u s à leurs frais ou comme e n g a g é s , leur temps accompli et des ressources suffisantes amassées, les p r e m i e r s colons, au temps de du P a r q u e t , couraient se marier en F r a n c e , parce que la colonie était moins bien pourvue de femmes que d'hommes. L a Compagnie, désireuse de r e m é d i e r à ces absences qui se multipliaient et qui se prolongeaient souvent, e n l e v a n t a u x îles leurs bras, s'avisa d'y e x p é d i e r des j e u n e s filles. E n 1643, on vit arriver à la G u a d e l o u p e , avec u n e g a l a n t e suite, la fameuse La F a y o l l e , qui mit à profit la faculté qu'elle avait de disposer de la m a i n de ses compagnes et tira de là un si puissant crédit, qu'elle marcha presque l'égale d u g o u v e r n e u r d e l'île. Du Parquet,

sénéchal.

L e 12 mai, la C o m p a g n i e confirma dans son poste le g o u v e r n e u r de la Martinique, lui conférant, en o u t r e , le titre d e sénéchal. Cette charge consistait d a n s la h a u t e m a i n sur l'administration de la justice, afin qu'elle fût librement rendue,

— et MILITAIRE-

MENT, disait en son for i n t é r i e u r M. d u P a r q u e t . Nous savons que le régime militaire était seul p r a t i q u e , à cette époque. Avec son titre de sénéchal, d u P a r q u e t , qui n e s'y trompait pas, recevait tout ensemble u n h o n n e u r et u n e leçon. L ' h o n n e u r , il l'acceptait de bonne g r â c e ; la lsçon, il la déclinait sans h u m e u r . I l n ' a v a i t pas voulu recevoir le j u g e C h i r a r d : la Compagnie le faisait sénéchal, c'est-à-dire j u g e a u civil et a u criminel, et lui adjoignait u n l i e u t e n a n t de j u g e , P i e r r e Millet. Cela n'empêcha point le gouverneur d'en rester, le plus possible, au Code militaire, et longtemps encore après lui, ses successeurs videront les différends qu'ils a p pelleront eux-mêmes à l e u r juridiction s o u v e r a i n e . L a Compagnie n ' a y a n t pu vaincre la résistance de du P a r q u e t , entendait au moins poser un jalon, pour l ' a v e n i r .


3G

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

Le c o m m a n d e u r d e P o i n c y et P a t r o c l e de T h o i s y .

Les hautes et puissantes fonctions

d ' i n t e n d a n t colonial a u x

Antilles, qu'exerçait Clerselier, sieur d e L e u m o n t , conseiller et secrétaire du roi, en résidence à Saint-Christophe, n e t a r d è r e n t pas à lui attirer la jalousie du g o u v e r n e u r , le c o m m a n d e u r de Poincy, lieutenant g é n é r a l des îles. M. de Poincy était u n officier d'élite, mais surtout u n v r a i chevalier de Malte, autoritaire, n ' a c c e p t a n t pas de contrôle, n'offrant r i e n à la discussion et n ' e n souffrant point ; u n de ces hommes qui ont essentiellement besoin de g r a n d air et d'espace pour se mouvoir à l'aise. D é j à donc trop à l'étroit dans u n e moitié de colonie comme S a i n t - C h r i s t o p h e , et voyant s'y

dresser,

à

côté

de la s i e n n e , l'autorité d ' u n intendant,

de Poincy

s'en

trouva m a i . C H A T E A U A N C I E N

D E

F E R R Ï N E I J L H -

C O U V E S T

D E S

D U M A Y .

L a Compagnie, très mécon-

J É S U I T E S .

t e n t e , à son tour, de la mésintelligence qui r é g n a i t entre ces d e u x hommes et qui tournait contre la bonne administration de ses possessions, s'adressa à la r é g e n t e , A n n e d ' A u t r i c h e , pour donner un successeur a u l i e u t e n a n t g é n é r a l , très coupable à ses y e u x . L a reine-mère porta les siens sur le fils d'un ancien serviteur des plus recommandables et des plus

fidèles

qui, à cause d'elle, sous Richelieu, avait eu à souffrir b e a u c o u p : c'était messire Noël de Patrocle, chevalier et s e i g n e u r de Thoisy. E l l e le désigna donc à la Compagnie comme devant être l'objet privilégié de son choix. E n avril 1644, la Compagnie fit des ouvertures à Patrocle d e Thoisy qui, prévoyant les lamentables et honteuses difficultés qui pourraient s'opposer à la prise de possession d e sa c h a r g e , ne voulut rien accepter tant qu'il n ' a u r a i t pas la p r e u v e de la démission volontaire du commandeur de Poincy. Celui-ci a y a n t écrit à la


L'ŒUVRE D E D U PARQUET

37

Compagnie dans un sens assez explicite pour bien p e r m e t t r e de croire qu'il se résignait à être r e m p l a c é , de Thoisy fut nommé lieutenant général des îles françaises, le 20 février 1645. L a Compagnie le revêtit aussi de la qualité de sénéchal de Saint-Christophe. Patrocle prit congé du roi et de la r e i n e r é g e n t e , ainsi que de la er

reine d ' A n g l e t e r r e , femme de Charles I , alors réfugiée en F r a n c e , qui lui remit des lettres pour le général anglais de Saint-Christophe. L e 16 novembre, il mouillait à la M a r t i n i q u e . A y a n t dépêché u n d e ses gentilshommes pour porter ses ordres à du P a r q u e t , il d u t , dès ce moment, concevoir des craintes très vives sur le sort que lui r é servait de P o i n c y , car cet

~~

officier lui rapporta la n o u velle que l'intendant Clerselier et le major général Sabouilly, a y a n t été j e t é s hors de Saint-Christophe, étaient venus à la Martinique pour attendre

son arrivée et

se

concerter avec lui, afin d'agir contre le c o m m a n d e u r , qui

H A B I T A T I O N

P E R R I N E L L E .

L E

J A R D I N

D E

M A U R E ,

ne déguisait plus sa rébellion et se montrait décidé à se défendre j u s q u ' à la dernière e x t r é m i t é . L e lendemain, le l i e u t e n a n t g é n é r a l envoya à terre ses g a r d e s , revêtus de leurs casaques et armés de leurs carabines. Il les suivit de près et fut reçu a u bruit des canons d u fort Saint-Pierre et de la mousqueterie des troupes, par d e L e u m o n t , Sabouilly et d u Parquet, à la tête des compagnies. On le conduisit solennellement à l'hôtel du g o u v e r n e u r où l'on tint aussitôt conseil. On décida que le nouveau l i e u t e n a n t g é n é r a l se r e n d r a i t à Saint-Christophe en passant à la Guadeloupe. I l d é j e u n a et d î n a chez le g o u v e r n e u r , où, d'après u n a u t e u r contemporain, « il fut t r a i t é des viandes du pays, qui sont cochons, volailles d ' I n d e , ramiers, ortolans, tortues, grenouilles et lézards; le dessert était patates, figues, melons, bananes et ananas ». Patrocle de Thoisy partit pour la G u a d e l o u p e , à m i n u i t .


38

ANNALES

DES ANTILLES

FRANÇAISES

Rébellion d u c o m m a n d e u r de Poincy.

L e 25 n o v e m b r e , il arrivait devant S a i n t - C h r i s t o p h e , où de Poincy refusa de lui d o n n e r accès. L'abord d u quartier anglais lui fut aussi interdit, le command e u r a y a n t pris soin de m e t t r e dans ses intérêts le c o m m a n d a n t b r i t a n n i q u e , qui, soit p a r amitié pour de Poincy, soit parce q u ' i l penchait pour les ennemis de la r o y a u t é en A n g l e t e r r e , refusa de recevoir les lettres d e sa souveraine. L e l i e u t e n a n t du g r a n d prévôt dressa u n procès-verbal de r é b e l lion, et Patrocle revint à la G u a d e l o u p e . L e 16 j a n v i e r 1646, le g o u v e r n e u r de la G u a d e l o u p e , Clersel i e r , Sabouilly et P a t r o c l e , après avoir m û r e m e n t d é l i b é r é , se décidèrent à une descente à la Basse-Terre de Saint-Christophe, avec 400 hommes. On pouvait compter sur 200 a u t r e s et sur le peuple qui se r e m u e r a i t à l e u r a p p r o c h e . Ce projet était a r r ê t é , lorsque inopinément d é b a r q u e du P a r q u e t , avec d e u x de ses cousins et u n e escouade d e braves M a r t i n i q u a i s . Voici ce qui s'était passé : L e c o m m a n d e u r de Poincy, irrité contre c e u x qui n e s'engageaient pas o u v e r t e m e n t dans sa révolte, avait insulté les frères Lecomte et de S a i n t - A u b i n , cousins du g o u v e r n e u r d e la Martinique, et, dans son e m p o r t e m e n t , s'était oublié à les traiter de beaux gentilshommes

de neige.

Ces j e u n e s officiers, qui portaient a u t r e chose que d e la neige au cœur, a v a i e n t quitté Saint-Christophe et s'étaient réfugiés à la Martinique, auprès de l e u r parent. D u P a r q u e t qui, de sa vie, pas m ê m e a u plus félon des Caraïbes, n'avait manqué de respect à personne, n e pouvait être d'hum e u r à souffrir les outrages tombés de si h a u t . Résolu donc à demander

raison a u c o m m a n d e u r et à témoigner a u

lieutenant

général de Patrocle sa fidélité à la cause de Sa Majesté, il arrivait à la Guadeloupe pour se mettre à son service et contribuer à faire exécuter les ordres du roi. L e g o u v e r n e u r de la M a r t i n i q u e , que ses cousins avaient mis au


L'ŒUVRE

D E D U PARQUET

39

courant de ce qui troublait Saint-Christophe, n e fut pas d'avis de tenter un d é b a r q u e m e n t à la Basse-Terre. Il proposa, au contraire, d'aller à la Capesterre, du côté de la Pointe-Sable, où il avait des intelligences et où il pourrait tout de suite enlever les deux n e v e u x du commandeur, qui y résidaient. D e là, m a r c h a n t sur la BasseT e r r e , on soulèverait le p e u p l e en proclamant les titres d u lieutenant général Patrocle de Thoisy. L a bravoure et la p r u d e n c e connues de d u P a r q u e t e x c i t è r e n t , après de telles explications, à r e n o n c e r au plan primitif pour adopter le sien comme bien m e i l l e u r . Patrocle lui remit u n e commission et le g o u v e r n e u r de la G u a deloupe les provisions nécessaires à l'expédition. D u P a r q u e t , les frères Lecomte et de S a i n t - A u b i n , quelques officiers de la Martinique et Sabouilly s'embarquèrent sur le vaisseau du lieutenant g é n é r a l . Arrivé à Nevis, près de Saint-Christophe, du P a r q u e t monte u n e chaloupe et va atterrir à la Pointe-Sable, sur le soir. Il marche droit à un corps de garde où commande L a F o n t a i n e , capitaine de ce quartier, d'intelligence avec l u i . Il y donne lecture de la commission du n o u v e a u l i e u t e n a n t général devant le poste. Tous crient : « V i v e le roi ! V i v e de Thoisy ! » Sans perdre de temps, il expédie les lettres destinées a u x personnes notables de l'île, entre a u t r e s a u père L u c , capucin. D u r a n t la n u i t , trois ou quatre cents hommes sont réunis par les soins de L a F o n t a i n e et d e Camo, a u t r e capitaine favorable à la bonne cause. E n t r e temps, du P a r q u e t et ses cousins a t t a q u e n t l'habitation des n e v e u x du c o m m a n d e u r , enfoncent leur porte, les s u r p r e n n e n t au lit, les chargent sur les épaules de leurs propres esclaves et les expédient aussitôt, prisonniers, à bord du vaisseau du l i e u t e n a n t général. D u P a r q u e t r e t o u r n e alors a u corps de g a r d e dont il est m a î t r e , pour attendre ceux que vont lui a m e n e r L a F o n t a i n e et Camo. Mais cette entreprise, si bien c o n d u i t e , allait échouer par suite d'une lâcheté i m p a r d o n n a b l e .


40

A N N A L E S DES A N T I L L E S

FRANÇAISES

De Poincy a l l i é aux A n g l a i s .

A v e r t i par les Anglais, voisins d e la Capesterre française, le c o m m a n d e u r réunit à la h â t e quelques-uns des siens et d e m a n d e odieusement d e u x mille hommes a u commandant de cette nation. A v e c cette a r m é e é t r a n g è r e , il vient a t t a q u e r d u P a r q u e t dans son corps de g a r d e , a v a n t que L a F o n t a i n e et Camo a i e n t eu le temps d'accourir.' P o u r échapper à la captivité ou à la mort, le g o u v e r n e u r de la M a r t i n i q u e est r é d u i t à se j e t e r dans les bois, où il erre trois j o u r s et trois n u i t s sans p a r v e n i r à r e n c o n t r e r ses compagnons, privé d e n o u r r i t u r e , harassé de f a t i g u e ,

traqué par des

soudards étrangers à la solde d'un chevalier de Malte, d ' u n lieutenant g é n é r a l

français,

le c o m m a n d e u r de P o i n c y . P e n s a n t que, a u x j o u r s de révolution, dans u n pays livré H A B I T A T I O N

P K E R I N E L I . E .

—•

B O S Q D E T

D U

J A R D I N .

&

1 a n a r c h i e , la religion est

la g a r a n t i e certaine de la fidélité j u s q u ' a u sacrifice, il va, à la faveur des ténèbres, d e m a n d e r l'hospitalité a u x r e l i g i e u x capucins. Il frappe d o u c e m e n t à la porte d ' u n des p è r e s . L e g a r d i e n , ravi de pouvoir servir la cause de l'infortune, lui donne de la n o u r r i t u r e , dont il a t a n t besoin, et le m e t sans retard a u courant d u d a n g e r qui le m e n a c e , ou q u i , p l u t ô t , l'étreint déjà. « Sûr q u e vous songeriez à nous dans votre détresse, lui dit le père g a r d i e n , le c o m m a n d e u r a fait occuper m i l i t a i r e m e n t notre maison. P e u t - ê t r e , quelque précaution que vous ayez prise, avezvous été filé ; en ce moment, M. de P o i n c y doit savoir que vous êtes chez nous, et sans doute qu'il se réserve le plaisir d e vous a r r ê t e r l u i - m ê m e , pour se v e n g e r de votre exploit contre ses n e v e u x et plus encore de votre fidélité a u roi, si lourde à sa conscience. »


L'ŒUVRE

DE DU

41

PARQUET

Il n e restait q u ' u n parti à p r e n d r e , d u r , c r u e l , mais nécessaire : essayer d'attiser u n e étincelle d ' h o n n e u r chez u n chef é t r a n g e r , qui avait livré ses troupes à u n général français en révolte contre son pays. Captivité de d u Parquet.

Après avoir rempli ses devoirs r e l i g i e u x auprès d u père g a r d i e n , du P a r q u e t se présente chez le g o u v e r n e u r anglais, et, a u nom du malheur et de l'amitié, lui réclame u n refuge. L'Anglais le reçoit avec toutes sortes d e démonstrations de politesse et lui donne de telles assurances d e son respect pour sa personne et de sa sympathie d a n s l ' é p r e u v e q u ' i l t r a v e r s e , que du

Parquet,

dans sa l o y a u t é , se r e p e n t d'avoir soupçonné ce chef. Ce repentir fut de courte durée. Le

commandant

anglais

avertit de Poincy qu'il tenait le gouverneur de la Martini-

B A T I M E N T S D E

L A

D ' E X P L O I T A T I O N S U C R E R I E

E T

M A G A S I N S

P E R R I N E L L E .

que en son pouvoir. P e n d a n t que du P a r q u e t était à table avec son h ô t e , la maison fut cernée par les gens du commandeur. Reconnaissant alors la basse perfidie d e l'Anglais, du P a r q u e t prit un couteau sur la table, non son épée, pour en percer le cœur du traître. L e brave c o m m a n d a n t esquiva le coup et s'enfuit. D u P a r q u e t fut j e t é en prison, e n t r e quatre soldats enfermés avec lui dans sa cellule. Au dehors, d e u x corps de g a r d e , de soixante hommes c h a c u n , veillaient à empêcher toute tentative d'évasion ou d'irruption. A u bout d ' u n e a n n é e de luttes malheureuses et de

souffrances

inouïes, Patrocle de Thoisy, livré à son tour a u c o m m a n d e u r , fut embarqué de force par son implacable e n n e m i et renvoyé

en

F r a n c e à bord d u navire du capitaine Mansel, n ' a y a n t pour la traversée q u ' u n gros m a n t e a u de campagne et d e u x chemises.


42

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

Mise en l i b e r t é de du Parquet.

L e m ê m e j o u r , du P a r q u e t vit s'ouvrir les portes de sa prison. Les défrichements s'étaient ralentis d u r a n t son absence. Il y consacra de n o u v e a u x soins. I l songea à créer plusieurs

autres

quartiers, en é t e n d a n t les cultures et en m u l t i p l i a n t les habitations. P o u r fonder u n quartier, à cette époque, il fallait u n fortin, un corps de g a r d e , des soldats, u n e église, u n poids, c'est-à-dire un commis chargé de peser le tabac et les a u t r e s productions de l'île, avec u n magasin pour recevoir les denrées coloniales ou métropolitaines ; car c'était en

n a t u r e que la Compagnie percevait ses

droits et opérait ses échanges. L e g o u v e r n e u r s'attacha aussi à fournir a b o n d a m m e n t l'île de vivres, en cas d'attaque ou d e g u e r r e . L e s temps paraissaient incertains, et il savait, par e x p é r i e n c e , combien la disette tuait de colons, quand les ports étaient fermés au commerce. Lorsqu'il y avait lieu d e craindre d e la part d ' u n e nation e n n e m i e , il faisait défendre d'aller à la chasse ou de tirer des coups de feu, afin de m é n a g e r la poudre et de pouvoir r é u n i r les habitants a u premier signal. D a n s ces circonstances, il permettait de traiter avec les étrangers pour toutes sortes d e munitions et de les p a y e r avant toutes autres dettes. Il établit sur les p r i n c i p a u x points d u littoral et de l'intérieur u n e garde p e r m a n e n t e , que tous les colons, en âge de porter les armes, devaient monter, en se relevant les uns les a u t r e s . Il imposa c h a c u n d e 50 livres de tabac destinées à défrayer c e u x qui, a u service d e leurs frères, étaient forcés de négliger leurs propres i n t é r ê t s . N ' a y a n t plus les mêmes craintes d u côté des Caraïbes, il ouvrit des chemins, pour faciliter les communications et les transports. Il fit des règlements de police, qui témoignent du zèle et d e la sagesse de son administration. On conçoit facilement ce que devaient être les duels a u x colonies, avec l'esprit chevaleresque des F r a n ç a i s j o i n t à l'ardeur du


L'ŒUVRE D E D U PARQUET

43

climat et à la licence des moeurs des aventuriers et des hommes de g u e r r e qui

passaient

a u x î l e s , dans les premiers

temps

surtout de la colonisation. A i d é d e son patriotisme, en é l e v a n t sans cesse l ' h o n n e u r et les intérêts de la F r a n c e au-dessus de la dignité et des besoins i n d i v i d u e l s , il arriva à empêcher les colons de mettre la m a i n à l'épée sans l'approbation

de

leurs

officiers et à ceux-ci il fit défense, sous peine de châtiments, d'autoriser les duels a v a n t d'avoir épuisé tous les moyens d ' h o n n ê t e conciliation. Il y avait dans l'île d e u x notaires : B a u d o u i n , qui était en m ê m e temps procureur fiscal de la C o m p a g n i e , et Montillet, qui unissait à ses fonctions celles de greffier de la sénéchaussée de F o r t - S a i n t Pierre. E n date du 2 août 1649, d u P a r q u e t prescrivit à ces tabellions de ne passer a u c u n acte de v e n t e avant que leurs livres ne fissent foi du p a y e m e n t des taxes afférentes à chaque opération ; c'est que certains habitants simulaient volontiers des ventes et des achats d'habitations pour faire naître l'occasion de se r é u n i r , festoyer et boire. C o l o n i s a t i o n de l a G r e n a d e et d e S a i n t e - L u c i e .

Les Caraïbes de la G r e n a d e , sachant que les g o u v e r n e u r s de Saint-Christophe et d e la G u a d e l o u p e convoitaient leur î l e , offrirent à celui de la M a r t i n i q u e , le seul qui eût toujours scrupuleusement respecté l e u r r a c e , de v e n i r habiter avec e u x . D u P a r q u e t fit publier qu'il y aurait exemption de droits pour tous les habitants qui s'en iraient à la G r e n a d e . I l s'en présenta u n grand n o m b r e , parmi lesquels il choisit i c e u x q u ' i l savait le plus

expérimentés

dans la culture des terres et la mise en v a l e u r des habitations. 11 n'en voulut pas p r e n d r e plus de d e u x c e n t s . Il fit p r é p a r e r de la cassave et du lard, avec des viandes salées, pour nourrir la nouvelle colonie p e n d a n t trois mois, sans qu'elle eût besoin de recourir à la chasse ou à la p ê c h e . I l eut soin d'apporter avec lui u n e provision de fèves du Brésil et de toutes sortes de g r a i n e s bonnes à être semées i m m é d i a t e m e n t . P o u r l'accompagner, il j e t a les y e u x sur Lecomte, son cousin ; L e Fort, qui avait toujours servi sa


44

ANNALES

DES A N T I L L E S

FRANÇAISES

cause avec d é v o u e m e n t ; L e Marquis et quelques a u t r e s habitants des plus capables de la M a r t i n i q u e . Il l e u r donna des fusils, des pistolets, des barils d e poudre et autres munitions, trois b a r r i q u e s d ' e a u - d e - v i e , d e u x pipes de mad è r e , des ustensiles aratoires, sans oublier les rassades à distribuer a u x sauvages. Ces émigrants levèrent l'ancre, en j u i n 1650, et atterrirent à la G r e n a d e quatre j o u r s a p r è s . K a ï e r o u a n e , chef des Caraïbes, salua du P a r q u e t avec de vifs transports d'allégresse. E n arrivant, le g o u v e r n e u r fit p l a n t e r la croix par son a u m ô n i e r , et, après l'avoir adorée, lui et tous les siens, il pria D i e u d e bénir son entreprise. 11 arbora en suite le pavillon et les armes d e Louis X I V , a u bruit d u canon des navires et de la mousqueterie des colons débarqués. Après h u i t j o u r s d'intelli-^ g e n t et opiniâtre travail, la j e u n e colonie était en état de résister a u x sauvages et a u x HABITATION

DE

étrangers qui seraient v e n u s

PERRINELLE.

ENCLOS DES CABROCÉTIERS E T DES GARDIENS DE

BŒUFS.

l'attaquer. A v a n t de partir, du P a r q u e t eut soin, a u moyen d e rassades, cristaux, c o u t e a u x , m e r c e r i e , quarts d'eau-de-vie, de se faire transporter, par le chef K a ï e r o u a n e , les droits d e celui-ci et des sauvages sur l'île, ces derniers se réservant seulement leurs carbets. S a i n t e - L u c i e était trop rapprochée de la Martinique et trop facile à p r e n d r e , pour que d u P a r q u e t hésitât à l ' a n n e x e r à son gouvernement. L e s Caraïbes, irrités contre les Anglais, avaient massacré, en 1640, tous c e u x de cette nation qui s'étaient établis chez e u x . L'île pouvait donc être occupée et du P a r q u e t voulait en p r e n dre possession avant d'aller en F r a n c e traiter avec la Compagnie de la propriété de la Martinique et de la G r e n a d e .


L ŒUVRE D E D U

45

PARQUET

Il expédia à Sainte-Lucie u n e q u a r a n t a i n e d'hommes, avec tout ce qui pouvait être nécessaire a u succès de l'entreprise, sous la conduite de Rosselan, l'un des plus anciens colons de la Martinique, qui parvint d ' a u t a n t plus facilement à vivre en parfaite h a r monie avec les Caraïbes, qu'il avait épousé u n e femme de cette nation. A la G r e n a d e , le p r e m i e r l i e u t e n a n t de d u P a r q u e t fut L e comte, qui s'était déjà acquis l'amour des habitants et le respect des Caraïbes, lorsqu'il se noya en voulant secourir un de ses amis en danger. De Valmenière succéda à L e c o m t e .

Dissolution de la C o m p a g n i e des Iles d ' A m é r i q u e .

La

Compagnie

des

îles

d'Amérique, dès 1647, avait résolu de v e n d r e les A n t i l l e s . A cette d a t e , p o u r t a n t , elle était libre e n c o r e ; mais, aujourd'hui, elle se voyait forcée de donner suite à ce dessein^ Elle

succombait

sous

double poids d e ses

le

fautes

et des méfaits d e ses agents.

H A B I T A T I O N

P E R R I N E E L E .

Q U A R T I E R

D E S

K È Q R E S .

L a dureté de ses commis, qui vendaient horriblement cher a u x habitants les mauvaises marchandises qu'ils recevaient de F r a n c e , tandis qu'ils p r e n a i e n t à vil prix les meilleures d e n r é e s des colons, l'avait t e l l e m e n t fait détester, que toutes les insurrections et les m u t i n e r i e s qui a g i t è r e n t les Antilles n ' a v a i e n t pas d ' a u t r e motif que d e secouer u n j o u g devenu par trop odieux et trop insupportable. Les gouverneurs m ê m e s , nommés par la Compagnie, n ' a v a i e n t pas pu lui obéir, encore moins la faire respecter. C'était avec une peine inouïe qu'ils arrivaient à obtenir la rentrée des taxes les plus légitimes. Cependant les seigneurs des îles avaient des dépenses considé-


46

ANNALES

DES ANTILLES

ITRANÇAISES

rables à supporter pour les fortifier, les secourir de temps à a u t r e , les empêcher de p é r i r . Les déplorables débuts de L ' O l i v e à la Guadeloupe e n t r a î n è r e n t la Compagnie en de grands d é b o u r s ; la g u e r r e abominable déclarée par de P o i n c y à Patrocle de Thoisy, e n m e t t a n t Saint-Christophe en révolution, suspendit tout p a y e m e n t des droits. E m p r u n t a n t m ê m e de fortes sommes à de gros i n t é r ê t s , les dir e c t e u r s en v i n r e n t à ne pouvoir plus subvenir que superficiellement a u x e x i g e n c e s des colonies. Les dettes s ' a u g m e n t a i e n t , les intérêts couraient, les a d m i n i s trateurs étaient menacés d e poursuites, les seigneurs r u i n é s n e consentaient plus à de n o u v e a u x sacrifices et les colons contin u a i e n t à les m a u d i r e tous sans pitié, parce qu'ils a v a i e n t trop souffert depuis quinze ans : Grande mortalis

œvi

spatium.

C e p e n d a n t , a u lieu d'entasser tant de r u i n e s et de soulever tant de récriminations, la Compagnie aurait p u faire fortune et r e n d r e les colons h e u r e u x . Son système prohibitif fut calamiteux. L e s difficultés des débuts et les g u e r r e s à soutenir contre d e puissants e n n e m i s lui imposaient, a u contraire, le devoir de laisser les habitants libres de v e n d r e à toutes les nations des d e n r é e s qui commençaient à d e v e n i r des besoins pour l ' E u r o p e . Si les colons s'étaient enrichis, la Compagnie n ' a u r a i t rien e u à dépenser pour les soutenir; si les colons avaient été tranquilles, ils a u r a i e n t été contents de payer les droits seigneur i a u x . Mais, a u lieu d'aider à l'organisation d u bien commun, ce fut celle d ' u n mal universel que les directeurs et leurs commis échafaudèrent. L'édifice croulait. B e r r u y e r , l ' u n des p r i n c i p a u x a d m i n i s t r a t e u r s , e n d o n n a avis à du P a r q u e t , ajoutant qu'il avait disposé les choses de telle façon qu'on était p r ê t à lui céder d e préférence à tous autres les îles dont il était g o u v e r n e u r . D u P a r q u e t se r e n d i t à P a r i s .


L'ŒUVRE

DE DU

47

PARQUET

A c q u i s i t i o n de la M a r t i n i q u e par d u Parquet.

Par contrat d u 20 septembre 1650, il achetait pour 6 0 0 0 0 livres la propriété de la M a r t i n i q u e , de S a i n t e - L u c i e , de la G r e n a d e et des G r e n a d i n e s . Dé retour à la Martinique, en 1 6 5 1 , d u P a r q u e t , d e v e n u propriétaire et seigneur, en v e r t u de son acquisition, et lieutenant pour le roi, ne fut plus désigné, désormais, que sous le nom de

général.

De ce moment, cette dénomination se transmit i n d i s t i n c t e m e n t à tous ceux qui g o u v e r n è r e n t la M a r t i n i q u e . D u reste, a u c u n c h a n g e m e n t notable n ' e u t lieu d'être apporté à ce qui existait a u p a r a v a n t . L e t e r r a i n était simplement aplani par la disparition de la Compagnie, et le g é n é r a l , n'étant plus e n t r a v é dans l'accomplissement de ses d e s s e i n s , pouvait se d o n n e r libre carrière pour le b i e n .

Organisation a d m i n i s t r a t i v e et j u d i c i a i r e .

Les propriétaires et seigneurs des îles continuaient à r e n d r e au roi de F r a n c e foi et h o m m a g e . Ils distribuaient les terres, a u x conditions qu'il leur plaisait de prescrire, et recueillaient les redevances et impositions d u e s p a r tous ceux qui n'en étaient pas exemptés d'une m a n i è r e spéciale. Ils administraient, nommaient a u x emplois civils et militaires, la seule lieutenance g é n é r a l e relevant du roi de F r a n c e . Personne n e pouvait venir trafiquer dans leurs domaines sans leur consentement. Les denrées coloniales n e payaient a u c u n droit d'entrée

en

France. Le roi se réservait la connaissance des différends qui s'élèveraient avec les propriétaires, comme il s'était réservé celle des différends de la Compagnie. La justice au p r e m i e r degré était r e n d u e au nom du s e i g n e u r : la justice a u x autres degrés restait l'apanage d u roi. Par le contrat de réforme de la Compagnie des îles d ' A m é r i q u e ,


48

ANNALES

DES A N T I L L E S

FRANÇAISES

en 1635, et l'édit d e mars 1642, le p r i n c e s'était gardé la faculté d'y créer u n e j u s t i c e souveraine, lorsque les besoins le solliciteraient, et de pourvoir de commissions pour la r e n d r e ceux qui lui seraient présentés par la C o m p a g n i e . A sa r e q u ê t e , par déclaration d u 1

e r

août 1645, Sa Majesté avait

établi un conseil souverain. L a déclaration en avait été remise à du Thoisy qui la mit à e x é c u t i o n , pour la première fois, en 1646, à la G u a d e l o u p e . E n vertu de ce r é g i m e , le roi autorisait c h a q u e g o u v e r n e u r à nommer lui-même pour conseillers u n nombre de g r a d u é s conforme a u x ordonnances d u r o y a u m e ; à défaut de g r a d u é s , h u i t officiers ou habitants. Ce conseil souverain était présidé par le g o u v e r n e u r . L e procur e u r du roi et le greffier de la sénéchaussée remplissaient les fonctions de procureur général et d e greffier d u conseil. L e conseil se réunissait u n e fois par mois et j u g e a i t les affaires civiles et criminelles. L a déclaration royale de 1645 n e fut j a m a i s p o n c t u e l l e m e n t exécutée. L e s g r a d u é s , à cette époque, étaient rares a u x Antilles ; le gouv e r n e u r appelait des officiers et des habitants a u conseil. I l n e paraît pas non plus qu'il s'astreignît r é g u l i è r e m e n t a u nombre fixé, ni que les commissions fussent d u r a b l e s . L e conseil souverain sortit bien vite d e ses attributions et étendit les limites d e ses pouvoirs. E n voici u n e x e m p l e : les j é s u i t e s , qui desservaient les paroisses d'alors, au nombre d e q u a t r e , le F o r t - S a i n t - P i e r r e , le P r ê c h e u r , le Carbet et la Case-Pilote, d e v a i e n t recevoir leurs allocations d e la Compagnie. Soit mauvaises affaires de celle-ci, soit toute a u t r e cause, les R R . P è r e s , n ' é t a n t pas p a y é s , s'adressèrent a u conseil pour que les habitants fussent t e n u s , au lieu de la Compagnie des îles, de les m e t t r e à m ê m e de remplir l e u r office dans de meilleures conditions. L e conseil souverain, qui a u r a i t dû les renvoyer en pourvoi a u Conseil d ' E t a t contre la C o m p a g n i e , cita l'agent de celle-ci à sa barre et lui d o n n a l'ordre de solder imméd i a t e m e n t 2 4 0 0 0 livres de tabac a u x j é s u i t e s . L e conseil, p r i m i t i v e m e n t institué pour j u g e r les procès civils


L'HABITATION'

LA

MONTAGNE

OU

OU

PARQUET — DEPUIS

TROIS-PÛNTS

LONGTEMPS

AUX

VÉCUT

HABITATION

PÉCOUL



L'ŒUVRE D E D U PARQUET

49

et criminels, se changea aussi en assemblée g é n é r a l e . Alors, on ne vit plus seulement des officiers et des habitants remplacer des gradués, mais la colonie elle-même tout entière r e p r é s e n t é e par des délégués et des syndics du p e u p l e . C'est à cette assemblée g é n é r a l e que les g o u v e r n e u r s , ne voulant pas se r e n d r e j u s t i c e à e u x - m ê m e s , portaient leurs p l a i n t e s . A u x jours d'insurrection, ces r é u n i o n s , d é c i d a n t de tout, se constituaient en h a u t e cour. La p r e m i è r e s u c r e r i e .

E n 1654, trois cents H o l l a n d a i s , chassés du Brésil p a r les Portugais, d e m a n d è r e n t a u général l'autorisation de s'établir

dans

l'île. Celui-ci leur a b a n d o n n a toute la partie q u i avoisine F o r t de-France et qui s'appelle encore a u j o u r d ' h u i Petit-Brésil ; mais l'insalubrité de ce quartier et les attaques des Caraïbes, qui en surprirent plusieurs, les massacrèrent et b r û l è r e n t leurs cases, les découragèrent tellement q u e , a u bout de d e u x a n s , il ne se trouva plus u n seul Brésilien à F o r t - R o y a l . Ils g a g n è r e n t SaintPierre ; les uns y fondèrent des comptoirs et des magasins, les autres achetèrent des propriétés dans les environs. P a r m i ces colons était le Juif Benjamin d'Acosta, celui qui le p r e m i e r créa, à la Martinique, u n e sucrerie et u n e cacaoyère modèle : nous avons eu déjà l'occasion de le nommer. Établissement des d o m i n i c a i n s .

E n 1654, é g a l e m e n t , les frères prêcheurs se fixèrent à la Martinique. L e P . Boulogne, s u p é r i e u r de la mission, obtint toute la confiance de du P a r q u e t , qui en fit son directeur spirituel. L e s libéralités d u général p e r m i r e n t a u x dominicains d'acheter u n terrain a u Mouillage et d'y bâtir u n e église, qui devint celle du quartier et plus t a r d la c a t h é d r a l e . L e Mouillage forma dès lors la cinquième paroisse de l'île. D a n s la suite, le couvent d u Mouillage servit de presbytère a u x curés de N o t r e - D a m e d e Bon-Port, et, enfin, de 1851 à 1902, de palais épiscopal à N N . S S . Leherpeur, Porchez, F a v a , C a r m é n é , T a n o u x et de Cormont. SAIN-T-PIEttRE-MARTI.NIQUK


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ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

I n s u r r e c t i o n des C a r a ï b e s et r é v o l t e d e s n è g r e s .

Cette même a n n é e 1654 fut, de la part des Caraïbes, marquée par des coups funestes a u x colons. Soit que l'occupation de Sainte-Lucie, d e la G r e n a d e et dé plusieurs a u t r e s îles, par les F r a n ç a i s , eût r a n i m é la haine des sauvages contre la nation conquérante 5 soit qu'il fût v r a i , comme ils le dirent, que les blancs eussent empoisonné les eaux-de-vie qu'ils aimaient avec passion, ils cherchaient l'occasion de se r u e r sur les usurpateurs. E l l e l e u r fut offerte par u n traitement sévère q u e fit éprouver à l'un d ' e u x u n capitaine de bateau, à Saint-Vincent. L e s Caraïbes d e cette île, après y avoir massacré les Français et d e u x missionnaires j é s u i t e s , passèrent à S a i n t e - L u c i e et infligèrent le même sort à L a R i v i è r e , l i e u t e n a n t d u général, ainsi q u ' à u n e partie de ses g e n s . D u P a r q u e t , a p p r e n a n t ces hostilités et ces crimes, expédia des secours à Sainte-Lucie et à la G r e n a d e . Il mit aussi la Martinique à l'abri d'une surprise et, suivant sa m é t h o d e , il résolut d'aller attaquer l ' e n n e m i sans lui donner le temps d'arriver. Il équipa une flottille, sous le commandement de L a P i e r r i è r e , avec cent c i n q u a n t e des plus braves colons, et les envoya à Saint-Vincent. Les Martiniquais abordèrent, malgré la résistance opiniâtre des Caraïbes, qui, a u moyen de leurs p i r o g u e s , a v a i e n t fortifié la plage et s'y croyaient en sûreté ; ils r a v a g è r e n t les carbets et p a s s è r e n t a u fil de l'épée tout ce qui tombait en leur pouvoir. L e reste a y a n t g a g n é les mornes, l'expédition revint à la Martinique. Quoique battus et t r a q u é s , les sauvages n e se soumettaient pas. Avec leurs pirogues, qu'ils m a n i a i e n t comme des j o u e t s , se glissant silencieusement le long des côtes, ils tombaient, la n u i t , sur les quartiers éloignés, et assommaient à coups de boutou les F r a n çais qu'ils pouvaient s u r p r e n d r e . P e u de temps après le r e t o u r de l'expédition de Saint-Vincent quelques sauvages de cette île ou de Sainte-Lucie d é b a r q u è r e n t dans les anses qui s'étendent dans la partie méridionale de la Mar-


L'ŒUVRE

D E DU PARQUET

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tinique et y t u è r e n t cinq ou six colons; mais une dizaine des l e u r s , peut-être les a u t e u r s m ê m e s de ces m e u r t r e s , furent pris par le capitaine d'une b a r q u e du général et livrés a u g o u v e r n e u r . D u Parquet, voulant faire u n e x e m p l e , les m e n a devant son conseil, qui les condamna à la peine du talion : ils avaient fait mourir des Français à coups de boutou, ils périraient à coups de massue ou de h a c h e . L e s jésuites supplièrent q u ' o n leur p e r m î t

d'essayer

d'instruire, pour les baptiser a v a n t le châtiment, ces m a l h e u r e u x infidèles. Ils acceptèrent l e u r sort avec courage. L e plus j e u n e a y a n t demandé la grâce d'être t u é d ' u n coup de pistolet, elle lui fut accordée. I l leva la t ê t e , fièrement, avec u n e calme i n t r é p i d i t é , et tomba sans avoir p a r u r e g r e t t e r la vie. Cette exécution redoubla encore la r a g e des Caraïbes. Suivant leur c o u t u m e , q u a n d ils voulaient frapper u n g r a n d coup, ils commencèrent par d é g r a d e r leurs champs ; puis, ils se réunirent en assemblée générale ; on croit qu'ils y appelèrent même leurs congénères de la Côte F e r m e et que beaucoup répondirent à cette convocation. L e u r concentration près d u L o r r a i n , là m ê m e où v i e n n e n t d'être tant éprouvés la Basse-Pointe, l'Ajoupa-Bouillon

et le Morne-

Rouge, s'opéra dans u n si g r a n d mystère q u e la vigilance du général fut, cette fois, mise en défaut. Traversant les bois qui séparent la Capesterre d u Fort-SaintPierre, e n côtoyant la Montagne P e l é e , ils fondirent tout à coup, au nombre d e d e u x m i l l e , sur l'habitation L a Montagne, à u n e demi-lieue du F o r t , où ils savaient, par les n è g r e s m a r r o n s , que se trouvait le g é n é r a l , alors g o u t t e u x et m a l a d e . Quoique surpris et malgré ses souffrances, du P a r q u e t leur opposa une vigoureuse résistance. D e s fenêtres de l'habitation, lui et les siens m u l t i pliaient les décharges de mousqueterie sur les sauvages, qui lançaient, à leur tour, une grêle de flèches. L a p o u d r e commençait à m a n q u e r . Les coups d e feu se ralentirent. Ce que voyant, les sauvages faisaient e n t e n d r e , p a r des danses et des h u r l e m e n t s , que la victoire leur resterait bientôt.


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ANNALES

D E S ANTILLES

FRANÇAISES

U n p r e m i e r secours, sur lequel il n e pensait pas dans le moment, sauva le général et lui permit d'attendre du renfort. Les énormes chiens qu'il avait dressés contre les Caraïbes se m i r e n t de la partie avec fureur. L e s sauvages, pris de p a n i q u e , r e c u l è r e n t , à l'heure m ê m e où ils se proposaient d'enfoncer les portes. Les vaillantes bêtes, de l e u r côté, comme si elles avaient conscience de la détresse de l e u r m a î t r e , les poursuivirent, c e r n è rent la maison et, plusieurs fois, se j e t a n t à travers les r a n g s des Caraïbes, y causèrent u n désordre indescriptible et des morsures atroces. L e s sauvages h u r l a i e n t d e n o u v e a u , mais d ' u n e a u t r e façon que tout à l ' h e u r e , q u a n d ils se croyaient sûrs d e t r i o m p h e r . Les d a n g e r s que courut le g é n é r a l , ce jour-là, dépassaient presque toute m e s u r e ; mais les secours reçus furent v r a i m e n t providentiels. L a Martinique se trouvait à d e u x doigts de sa p e r t e . U n e h e u r e j sonnait alors, d e si g r a n d e détresse, qu'elle pouvait être la dern i è r e pour la colonie, comme fut de nos j o u r s , a u m ê m e lieu, d a n s la t e r r e u r universelle, l ' h e u r e sinistre du 8 mai 1902. Les nègres africains étaient depuis q u e l q u e temps attirés par les Caraïbes, a u milieu desquels ils vivaient en marronnage ('). Ces nègres, profitant de l'irruption des sauvages, qui avaient fait fuir les habitants vers le F o r t , s'étaient joints à c e u x q u i abandonn è r e n t leurs maîtres à l'instant c r i t i q u e . P a r t a g é s e n b a n d e s , les uns avaient grossi les r a n g s des Caraïbes ; les a u t r e s , p e n d a n t l'attaque de la M o n t a g n e , pillaient, b r û l a i e n t , t u a i e n t , saccag e a i e n t tout a u x alentours. S a i n t - P i e r r e et les environs offraient une désolation e x t r ê m e . L e s officiers ne p a r v e n a i e n t plus à r é u n i r les colons q u i , p e n s a n t d'abord à leurs intérêts particuliers, couraient avec anxiété de côté et d'autre pour défendre leurs femmes, leurs enfants, leurs amis et leurs biens. Dans le m ê m e temps, le g é n é r a l a t t e n d a i t des secours qui n'arrivaient pas. Q u a t r e bâtiments hollandais armés en g u e r r e v i n r e n t mouiller 1. Marronnage, marron, n è g r e s m a r r o n s : ce sont des t e r m e s consacrés dans le langage créole aux n è g r e s fugitifs du v i e u x temps de l'esclavage et, par e x t e n sion, aux n è g r e s vagabonds d'ajjourd'hui.


L'ŒUVRE D E D U PARQUET

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dans la r a d e à ce m o m e n t fatal. A p e r c e v a n t le feu des incendies et r e m a r q u a n t du trouble a u t o u r d u Fort, les capitaines se doutèrent q u ' u n grave péril menaçait les colons de la M a r t i n i q u e . Or, connaissant la belle réputation de du P a r q u e t , dont le caractère et les h a u t s faits étaient admirés même des r i v a u x de la F r a n c e , ils se hâtèrent de d é b a r q u e r trois cents hommes bien équipés, qui mirent en fuite les Caraïbes et les forcèrent à r e g a g n e r en désordre la Capesterre. L e g é n é r a l , qui avait déjà v u cette nation sauver d e u x fois S a i n t - C h r i s t o p h e de la famine et qui lui devait maintenant son salut et celui de la colonie, r e n d i t à ses libérateurs de profondes actions de grâces. P u i s , sans p e r d r e de temps, munissant les siens d e poudre et de plomb que lui v e n d i r e n t les Hollandais, il fit poursuivre les nègres marrons et h a r c e l e r partout les Caraïbes. Dorange, b r a v e h a b i t a n t , se signala dans cette occasion et m a n qua de p e r d r e la vie p a r les blessures qu'il r e ç u t des flèches empoisonnées : ce qui fit dire a u général qu'il « a u r a i t m i e u x a i m é perdre u n bras que le vaillant D o r a n g e ». Les Caraïbes, pourchassés, passèrent à la G r e n a d e . D u P a r q u e t arma contre e u x plusieurs b a t e a u x . Battus, n e pouvant plus respirer, il se r e n d i r e n t à m e r c i , l'année suivante, 1 6 5 5 . M e n a c e s de l a p a r t des A n g l a i s .

Ce fut au commencement de cette a n n é e 1655, q u ' u n navire hollandais v i n t à la Martinique porter la nouvelle q u ' u n e

flotte

anglaise d e 70 voiles, forte d e 18 000 hommes, expédiée par Cromwell et commandée par le major P e n , s'avançait pour chasser les F r a n ç a i s des Antilles. D u P a r q u e t envoya u n e de ses barques p r é v e n i r aussitôt la Guadeloupe, qui transmit semblable avis à Saint-Christophe. Les trois chefs de ces colonies, de Poincy, H o u e l et le g é n é r a l , reconnurent qu'il n ' y avait pas m o y e n d'organiser u n système commun de défense et décidèrent de g a r d e r leurs propres ressources, pour lutter, chacun de son côté, j u s q u ' à la mort.


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ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

L'escadre b r i t a n n i q u e , arrivée en v u e de la G u a d e l o u p e , cherchait à d é b a r q u e r . Houel s'était si bien p r é p a r é que l'ennemi n e voulut pas se risquer là d'abord et préféra g a g n e r Saint-Christophe. A Saint-Christophe, une partie de la colonie anglaise n'avait pas encore r e c o n n u l'autorité d u protecteur. L e major P e n dem a n d a libre passage a u x F r a n ç a i s sur leurs t e r r e s . L e command e u r de P o i n c y n e l'accorda q u ' à la condition expresse d ' u n r e nouvellement immédiat d u traité d'alliance e n t r e les d e u x n a t i o n s . D u reste, ce terrible a r m e m e n t fut bientôt détruit, les compagnies françaises n ' é t a n t pas seules coupables de parcimonie et de maladresse. Cette belle flotte fut contrainte de se disperser d ' e l l e - m ê m e , faute d'approvisionnements suffisants. L a m ê m e a n n é e , Mazarin signait u n traité d e p a i x avec Cromwell. De l a Vigne et l a C o m p a g n i e de T e r r e - F e r m e .

E n t r e p r i s e depuis t r e n t e a n s , la colonisation des Antilles commençait à émerveiller en F r a n c e quelques esprits a v e n t u r e u x et hardis, convaincus q u e , sur tous les points de ces terres promises, il n'y avait q u ' à se baisser pour ramasser des m o n c e a u x d'or, comme en avaient trouvé les Espagnols a u M e x i q u e et au P é r o u . Au c o m m e n c e m e n t de 1656, il circula à Paris et dans les principales villes d u r o y a u m e u n e relation magnifique de ces pays enchanteurs où chaque chose croît en abondance et sans effort, où l'on n e rencontre que des n a t u r e l s d ' u n caractère paisible et doux, où les fruits, les arbres, les oiseaux, les poissons, les a n i m a u x , les sites, les terres, le ciel et la m e r , tout est p r o d i g i e u x , où enfin, suivant l'expression d'un d e nos premiers historiens : « On eût dit qu'il n'y avait plus q u ' à mettre la n a p p e pour faire bonne c h è r e , outre les avantages que l'on pouvait tirer du trafic, capable en p e u de temps d'enrichir u n homme toute sa vie. » U n avocat a u parlement de B o r d e a u x avait r e m p l i son imagination d e ces rêves et voué sa p l u m e à les préconiser.


BASES S O L I D E S D E LA COLONISATION D E LA MARTINIQUE

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Une société se forma pour coloniser la terre ferme de l'Amérique méridionale. D e la V i g n e , ce brillant avocat bordelais, fut mis à la tête de la Compagnie. Il s'embarqua à N a n t e s , avec un n o m b r e u x personnel, le 15 j u i n . T r e n t e - d e u x j o u r s après, il mouillait à la M a r t i n i q u e . Il alla saluer le général et l u i présenta des lettres d u roi et de la Compagnie de T e r r e - F e r m e . Soit qu'il vît avec p i t i é , avec i n q u i é t u d e , et non sans une secrète jalousie p e u t - ê t r e ,

ces nouvelles expéditions vers le

continent, qui d é t o u r n e r a i e n t les habitants des î l e s , soit fût absolument certain d'avance

qu'il

d e l'impossibilité d u succès,

du P a r q u e t fit à de la V i g n e u n tableau n a v r a n t des épreuves, des misères et des r u i n e s qui l'attendaient. Mais l'avocat lui répondit qu'il poursuivrait son plan j u s q u ' a u b o u t , et lui réclama seulement l'autorisation de d é b a r q u e r son m o n d e et d e r é p a r e r sa barque. D u P a r q u e t y acquiesça d'autant plus volontiers qu'il se doutait bien que plusieurs n ' i r a i e n t pas plus loin ; ce qui eut lieu, en effet. Le récit du voyage de de la V i g n e mentionne qu'il ne trouva que quatre charpentiers à S a i n t - P i e r r e . C'est p e u , et pourtant il y avait un progrès déjà sensible, p u i s q u e , en 1639, il n'en existait qu'un seul dans la colonie. L e 23 octobre, de la Vigne reprenait la mer, avec plusieurs hommes du pays dont il avait besoin et que le général lui avait permis d ' e m m e n e r . A la m ê m e époque v i n r e n t aussi à la Martinique le P . du T e r t r e , dominicain, et d e M a u b r a y , gentilhomme d'origine anglaise, envoyés par le comte de Cérillac pour traiter de la G r e n a d e avec du Parquet. Celui-ci la l e u r v e n d i t pour 3 0 0 0 0 écus. A y a n t assis sa colonie sur l'un des points formés par les bouches de l'Orénoque, appelé O u a n a t i g o , de la V i g n e s'en vint à SaintChristophe, d'où il retourna à la M a r t i n i q u e . '

Ce n'est pas ainsi que colonisaient les d ' E n a m b u c n i les du

Parquet : ils fortifiaient leurs colonies, ils y travaillaient mêmes et y souffraient comme les plus humbles pionniers.

eux-


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ANNALES D E S ANTILLES

FRANÇAISES

C e p e n d a n t , de la V i g n e rapporta au général q u e le succès de son entreprise pouvait être t e n u comme c e r t a i n . E n février 1657, c'est-à-dire trois mois plus t a r d , la b a r q u e du g o u v e r n e u r d e la Martinique, r e v e n a n t de la G r e n a d e , apportait la douloureuse nouvelle d e l'anéantissement de la j e u n e colonie d e Terre-Ferme. D e la Vigne n ' e n voulut rien croire. Mais il fallut se r e n d r e à l'évidence, lorsque, en mars suivant, le capitaine de la b a r q u e qu'il avait envoyée à Ouanatigo depuis son retour à S a i n t - P i e r r e lui déclara qu'il n'avait rencontré personne à l'endroit où la colonie s'était formée, mais s e u l e m e n t u n fortin à moitié démoli et des canons a b a n d o n n é s . L e s Espagnols avaient balayé les p a u v r e s colons, après plusieurs combats m a l h e u r e u x soutenus p a r Saint-Michel, l i e u t e n a n t de de la V i g n e . Q u e l q u e s fugitifs a l l è r e n t échouer à la J a m a ï q u e , où les uns s'égarèrent dans les bois, et les a u t r e s eurent le b o n h e u r de trouver u n flibot qui les conduisit a u x C a ï m a n s , d ' o ù ,

sur u n

navire de D i e p p e , ils p u r e n t r e g a g n e r la Martinique. C o l o n i s a t i o n de S a i n t - D o m i n g u e .

E n j u i n s u i v a n t , arriva de N a n t e s le Soleil, de 350 t o n n e a u x , portant des vivres à Ouanatigo et, le 4 septembre, la Pélagie,

qui

j e t a l'ancre devant Case-Pilote, a y a n t à son bord de la G r a n g e , j a d i s officier à Saint-Christophe, d ' A u g e r o n , et le baron de P o n t Cheuron-Imbert, que la Compagnie de T e r r e - F e r m e envoyait pour gouverner et administrer la nouvelle colonie. D ' A u g e r o n prit le parti de s'établir à Fort-Royal. D ' a b o r d , le général l'y avait autorisé, mais M"

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d u P a r q u e t ne le voulut

pas. A t t e n t i v e à maintenir intact le pouvoir d e son mari et a y a n t ombrage du crédit de d ' A u g e r o n , elle suggéra a u général de trouver un p r é t e x t e quelconque pour retirer sa parole. D u P a r q u e t offrit à d'Augeron des concessions dans u n e a u t r e partie d e l'île ; mais celui-ci, m é c o n t e n t d u procédé, refusa et partit pour S a i n t - D o m i n g u e , où il fonda la colonie qui est d e v e n u e , plus t a r d , la reine des Antilles

françaises.


BASES SOLIDES D E LA COLONISATION

D E LA MARTINIQUE

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D e la V i g n e , dégoûté de son p r e m i e r essai, ne songea pas à en tenter u n second. Il se borna à former u n e habitation sucrière à la Martinique. Q u a n t a u x m a l h e u r e u x émigrants qui avaient tout v e n d u en Europe et étaient v e n u s , les uns seuls, les a u t r e s avec des engagés, désappointés, a y a n t tout p e r d u , ils d u r e n t , u n e p a r t i e , demeurer et chercher à la Martinique u n asile moins riche que celui qu'ils avaient e n t r e v u dans leurs b e a u x rêves d e F r a n c e , l'autre partie rapporter dans leurs foyers r u i n é s leurs sombres mécontentements et leurs cruelles déceptions. U n ouragan sévit sur les Antilles à la fin de 1656 et ravagea la Guadeloupe. L e g o u v e r n e u r H o u e l en écrivait : « Il n e nous reste pas de quoi n o u r r i r u n h o m m e . Les v e n t s brûlants ont détruit les pièces de pois tout entières. A moins de l'avoir v u , on ne le saurait croire. » L a Martinique s'empressa de v e n i r en aide à la colonie-sœur. Les habitants portèrent a u x sinistrés des vivres en suffisance pour parer à tous les besoins. Nouvelle sédition des Caraïbes et des nègres.

L e nombre des nègres a u service des colons de la M a r t i n i q u e s'était considérablement accru, le nègre seul étant n é pour le soleil des tropiques et les rudes t r a v a u x des champs sous ce climat. L ' E u r o p é e n , avons-nous dit déjà, n e pouvait s'y adonner, sans être bientôt victime de maladies inconnues à son pays d'origine ou plus violentes. L a paix avait été conclue avec les Caraïbes. Mais ces sauvages, toujours farouches, n e p e r m e t t a i e n t pas a u x colons de travailler tranquillement. L e s Caraïbes appelaient sans cesse dans les bois les n è g r e s marrons et les conduisaient dans leurs carbets p a r u n chemin tracé sur le flanc de la Montagne P e l é e , pour les vendre ensuite, la p l u p a r t d u temps, lorsque s'en présentait l'occasion, aux Espagnols des îles ou d u continent. Cette conduite n ' e m p ê chait point les évasions de se multiplier, et il n ' y eut pas un habitant qui n e se ressentît de ce mal. P o u r l ' e n r a y e r , Chevrolier mit


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ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

quatre de ses esclaves a u x fers ; les a u t r e s habitants firent de m ê m e , ce fut en v a i n . Bientôt, les révoltés n e se c o n t e n t è r e n t plus de fuir isolément ou en famille, ils formèrent u n complot pour s'évader en masse. Les habitations s'étendaient alors depuis le P r ê cheur j u s q u ' à Fort-Royal. C'était sur les mornes dominant le Mouillage que la t r a m e s'était ourdie et q u e la conspiration des n è g r e s , soutenus par les Caraïbes, fut d é n o n c é e . L e général q u i , u n e p r e m i è r e fois, avait envoyé i n u t i l e m e n t Beausoleil j u s q u e dans les carbets à la r e c h e r c h e des noirs, y dépêcha de n o u v e a u L a F o n t a i n e - H é r o n , capitaine de ses g a r d e s , et D o r a n g e , pour essayer de découvrir la retraite des fugitifs. L e s Caraïbes d é c l a r è r e n t a u x n o u v e a u x émissaires, comme au premier, qu'ils n e savaient r i e n . Mais ils attisaient le feu d e la révolte et voulaient contraindre les nègres à m a r c h e r avec e u x . Ceux-ci c r a i g n a n t d'être r e c o n n u s , les Caraïbes les rocouèrent ('), et, tous ensemble, sauvages d ' A m é r i q u e et sauvages d'Afrique, m ê l a n t leurs haines barbares, c o u r u r e n t , à la faveur des ténèbres, la torche ou le boutou en mains, b r û l e r les habitations des blancs et massacrer c e u x qui se sauvaient à l e u r approche. Ils poussèrent l'audace j u s q u ' à s'avancer en plein m i d i , le 29 août 1657, sur le morne Riflet, qui domine S a i n t - P i e r r e , i n c e n d i a n t les cases, abattant à coups de flèche ou de pique les travailleurs et les colons. Ils a u r a i e n t fait irruption en ville, si, au p r e m i e r cri d ' a l a r m e , les officiers n e se fussent mis à la tête des milices et ne les eussent forcés à battre en retraite p r é c i p i t a m m e n t .

T r e m b l e m e n t de t e r r e de 1 6 5 7 .

A u t r e s calamités. L e plus fort t r e m b l e m e n t de t e r r e qui eût j a m a i s secoué l'île, depuis le temps de la colonisation, se fit sentir à la Martinique, cette m ê m e a n n é e 1657. L e s oscillations et les 1. R o c o u e r , teindre au rocou, à la façon d e s Caraïbes, de la tête aux p i e d s . C'était, chez c e s s a u v a g e s , une opération importante que celle du rocouage quotidien : au lieu et place de c h e m i s e s blanches, leurs f e m m e s les recouvraient d'un juste-au-corps écarlate de rocou dissous dans l'huile de lin ou de n o i x . C'était là leur unique v ê t e m e n t , toute leur parure dans les a s s e m b l é e s .


B A S E S S O L I D E S D E LA COLONISATION D E

LA MARTINIQUE

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trépidations se succédèrent p e n d a n t d e u x h e u r e s . Les maisons furent ébranlées et la population crut que la t e r r e , où elle était agenouillée, implorant la clémence d u ciel,allait s'entr'ouvrir sous ses pieds. L e s navires en éprouvèrent également les effets en m e r . L'eau, en bouillonnant, se retirait soudain et ils tombaient avec des craquements épouvantables. A l'heure où la terre commença à t r e m b l e r , le g é n é r a l se trouvait à la Montagne avec sa femme. Il était couché sur u n petit lit, en proie a u x douleurs aigiies que lui occasionnait la goutte. Menacé d'être écrasé d a n s sa maison, qui était en pierres de taille et qu'il sentait r e m u e r sur sa tête, il r é u n i t assez de force pour se le

réfugier d a n s son j a r d i n , suivi de M" d u P a r q u e t et de tous ses serviteurs. Mort de d u Parquet.

Ce fléau qui révélait a u x colons un d a n g e r de plus, p a r m i ceux qui les affligeaient déjà, allait être suivi, hélas ! d ' u n m a l h e u r plus g r a n d encore : la mort du g é n é r a l . L'évasion des n è g r e s soutirés par les Caraïbes donnait du chagrin à du P a r q u e t et, t a n t qu'il le p u t , il n e négligea rien pour la réprimer. Sa b a r q u e tenait sans cesse la m e r , surveillant les côtes. Il n'épargnait pas ses g a r d e s , c o n t i n u e l l e m e n t en excursion, d'un bord et d ' u n a u t r e . Mais ces braves g e n s , e x t é n u é s , n e pouvaient seuls et avec le p e u de moyens a u x q u e l s le général était r é d u i t , arriver à une répression efficace. L e g o u v e r n e u r fit donc appel a u x habitants, leur exposa l'état f â c h e u x des choses, l'insuffisance des procédés mis en œ u v r e j u s q u ' à présent pour y arriver, et finit par leur proposer, comme r e m è d e , de fixer u n léger droit pour e n t r e tenir des hommes d'armes et d'équiper u n e galiote qui n a v i g u e r a i t sans relâche autour de l'île. Déjà mal disposés par les pertes d'esclaves qu'ils subissaient et ne réfléchissant pas q u e le projet du g o u v e r n e u r serait leur salut, les habitants rejetèrent dédaigneusement la proposition de du P a r q u e t . Celui-ci en éprouva u n e peine très a m è r e . C e p e n d a n t sa b a r q u e , qui continuait à g a r d e r les côtes, a y a n t


CO

ANNALES

DES ANTILLES

FRANÇAISES

sombré, l'île se trouva à la merci des incursions des sauvages et des pirates. Alors, de toutes parts, les habitants se p l a i g n i r e n t . D u P a r q u e t l e u r répondit qu'il n e pouvait, sans l e u r concours, subvenir a u x dépenses nécessaires pour la s a u v e g a r d e de leurs intér ê t s , mais qu'il était prêt à subir la moitié des frais g é n é r a u x . Mieux inspirés cette fois et sentant l'énormité de la faute qu'ils a v a i e n t commise, les colons promirent de payer l'impôt. Quelques j o u r s après, cédant à l'invitation q u e lui avait adressée ainsi q u ' à M

m e

du P a r q u e t , à l'occasion d ' u n b a p t ê m e , L e s -

tibaudois de la V a l l é e , capitaine de milice à Case-Pilote,

le

général se promenait sur la place du Bourg, non loin du corps de g a r d e . Un h a b i t a n t , d u nom d e Bourlet, l'aborda d ' u n ton irresp e c t u e u x et, lui montrant d e u x cents hommes armés qui étaient là pour a p p u y e r les paroles insolentes de leur envoyé, lui déclara avec h a u t e u r « qu'ils ne payeraient j a m a i s l'impôt q u e d'autres avaient bénévolement consenti et qu'ils t u e r a i e n t les t é m é r a i r e s assez osés pour avoir pris sur e u x de lui conseiller d'établir cette nouvelle t a x e ». A ce langage outrageant, la colère monta a u visage de du P a r q u e t . Il porta la m a i n à la g a r d e de son épée, pour t r a n s p e r c e r Bourlet, mais il était t e l l e m e n t estropié du bras et l'indignation qu'il éprouvait l'avait j e t é dans u n tel état de fièvre, qu'il n e put, h e u r e u s e m e n t , p a r v e n i r à retirer cette a r m e , dont il s'était t a n t de fois servi avec gloire contre les ennemis de la F r a n c e . Cependant, dans son e x a l t a t i o n , il s'approcha du corps d e g a r d e , et, si la v u e d e sa femme, qui se précipita à ses pieds, ne l'eût a r r ê t é , il allait avec ses gens qui étaient tous accourus se j e t e r sur les m u t i n s . Il se calma, mais l'effort m ê m e qu'il subit pour refouler son trouble fut cause d ' u n e telle commotion nerveuse, qu'elle précipita les effets de la maladie qui le minait. D e u x j o u r s après cette malh e u r e u s e scène, a p p r e n a n t que les rebelles de Case-Pilote avaient dépêché u n émissaire a u P r ê c h e u r pour soulever ce q u a r t i e r , dont les habitants s'étaient déjà fait connaître par leur t u r b u l e n c e , il r é u n i t quelques officiers et monte à cheval. P u i s , laissant ses gardes à Saint-Pierre, il se r e n d presque seul a u P r ê c h e u r , où son ton d'autorité et d'invincible résolution en impose t a n t a u x séditieux,


BASES S O L I D E S D E LA COLONISATION

DE LA MARTINIQUE

61

que pas u n n'ose broncher et que tous a c q u i t t e n t i m m é d i a t e m e n t l'impôt. Il en fut d e m ê m e a u F o r t et a u Carbet. Mais c'en était trop. D u P a r q u e t se sentit mourir. Ce grand h o m m e , ce t y p e des administrateurs coloniaux, ce modèle des habitants, ce protecteur des Caraïbes et des n è g r e s , ce père des travailleurs, qui ne lui surent pas gré de sa sollicitude, ni les u n s n i les a u t r e s , fut ainsi tué par l'ingratitude de c e u x qu'il avait t a n t aimés et a u service desquels il s'était constamment dépensé. A la nouvelle q u e le g é n é r a l avait été foudroyé par le chagrin et par les émotions violentes qui lui noyèrent le c œ u r , en y faisant refluer le flot t u m u l t u e u x de son implacable m a l a d i e , la colonie se sentit prise d ' u n e i m m e n s e douleur, grossie par le remords. C'était trop t a r d . Néanmoins, l'affliction m u e t t e des u n s , les larmes des a u t r e s , furent u n p r e m i e r témoignage significatif de r e p e n t i r sincère et de reconnaissance donné à la mémoire d e celui qui avait si bien gouverné et si j u s t e m e n t c o m m a n d é . Mais ce qui v a u t m i e u x , ce qui est unique peut-être dans l'histoire universelle, comme la figure de du P a r q u e t est u n i q u e dans l'histoire coloniale de la F r a n c e , c'est que le souvenir de cet homme incomparable

a survécu à la Martinique jusqu'aujourd'hui.

Vives,

mais fugaces sont la p l u p a r t des impressions sous le ciel brûlant des A n t i l l e s ; très profondes e n apparence et très vite oubliées, beaucoup des émotions poignantes des meilleures familles ! Il y a des exceptions, sans doute : telles, par e x e m p l e , la fidélité créole à l'amitié et la fidélité à la m è r e - p a t r i e ! Q u a n t à celle que j e v e u x surtout r e l e v e r ici, elle est m e r v e i l l e u s e m e n t belle. I l est vrai de dire que du P a r q u e t a fait la

Martinique.

Ce qu'on y a v u de meilleur depuis n ' a été q u e la continuation de son œ u v r e . L'histoire d e la colonie tient dans ces quelques mots. L e reste peut être effacé, si l'on v e u t . Certainement, si parva

licet componere magnis, on a moins parlé

de Napoléon sous le chaume, qu'on n'a parlé là-bas, avec orgueil et avec b o n h e u r , sous les palmistes

des Antilles, de du P a r q u e t , dont


62

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

le tombeau, a u P r ê c h e u r aujourd'hui désert, est recouvert par les cendres chaudes du volcan. O u i , la mémoire de du P a r q u e t , propriétaire, s e i g n e u r et g é n é ral de la Martinique, a r e ç u , sans interruption, sans éclipse, d e la manière l a / p l u s éclatante et la plus sincère, de génération en g é nération, l'immortel témoignage du respect et de la vénération des habitants. A d ' a u t r e s , on dresse des statues. L e s cœurs créoles ont servi de m o n u m e n t j u s q u ' i c i , depuis d e u x cent q u a r a n t e - q u a t r e ans qu'il est mort, a u g r a n d colonisateur de la Martinique. 1 6 5 8 - 1 8 9 8 . — L'histoire se répète.

Il n'est pas r a r e de constater que l'histoire se refait.

Il en est

ainsi, en effet, assez souvent, sauf parmi les dégénérés q u i , n'étant pas de force à rien porter un peu plus haut, à la place du cœur, vivent dans la crainte p e r p é t u e l l e de se briser les r e i n s . se refait,

Uhistoire

disons-nous. P l u s i e u r s m ê m e d e ses casiers, comme

a u t a n t d'infrangibles matrices de granit ou de diamant, l'attestent avec u n e souveraine p u i s s a n c e ; jetez-y alors la matière en fusion, des larmes brûlantes et surtout le sang d e l'âme,

dévouements

méconnus, services méprisés, bienfaits i m p u t é s à c r i m e , confiance et amitié trahies, l'homme qui va paraître à vos y e u x , sous un nom nouveau, sous d'autres couleurs, avec u n e a u t r e coupe de v ê t e m e n t , est identique au fond à l'homme d'il y a des siècles. Cela s'est vu n a g u è r e à la M a r t i n i q u e . Cette fois, c'est le meilleur des évêques, u n a u t r e s e r v i t e u r illustre de la F r a n c e d'outre-mer, u n saint et l ' u n des plus g r a n d s bienfaiteurs de la colonie, fondateur ou r e s t a u r a t e u r de toutes les églises de l'île, semeur d'œuvres admirables, d u r a n t plus de vingt ans d'épiscopat, qui a s u b i , a u bout de la m ê m e carrière d e trav a u x immenses, de nobles fatigues et d'immolations sans r é s e r v e , le sort de du P a r q u e t . L ' i n g r a t i t u d e et la révolte des siens, les tracasseries d e s chefs de b u r e a u x de la métropole, les persécutions, l'abandon et les injustices des ministres, l ' a b u s misérable


BASES SOLIDES D E LA COLONISATION D E LA MARTINIQUE

63

que font les diplomates de l'esprit de p a i x d e la nonciature et de la condescendance d u Saint-Siège, ont fini par j e t e r en exil, loin de son diocèse, Monseigneur J u l i e n - F r a n ç o i s - P i e r r e

Carméné,

évêque de Saint-Pierre et F o r t - d e - F r a n c e , préconisé depuis a r c h e vêque d'Hiérapolis, u n m a r t y r que la colonie appelait le nerre de la Martinique,

paraton-

et que tous c e u x de ses proches qu'il avait

comblés de plus de grâces ont a b r e u v é de plus d ' a m e r t u m e s , lui enlevant surtout, b r u t a l e m e n t , l ' u n i q u e bien qu'il se fût réservé au début de sa mission et qu'il r e v e n d i q u a toujours, e n public, dans chaque occasion solennelle, celui d'être en droit, comme le désirait J e a n n e d'Arc pour e l l e - m ê m e , de mourir, au champ

d'honneur.

en plein

labeur,


CHAPITRE III P R É C I S DE L ' H I S T O I R E DE LA M A R T I N I Q U E

D E S A N N A L E S DE LA COLONIE D U X V « AU X V I I SIÈCLE. A l'orient par l ' o C C i d e n t . — 1 1 novembre 1493 : Découverte et baptême de la Martinique par Christophe Colomb. — x v n SIÈCLE. — Occupation de la Martinique par les Français. — Les esclaves. — Culture du tabac, du coton, de la canne à sucre et du café. — Guerres contre Iei Anglais et les Hollandais. — x v m SIÈCLE. — Ère de prospérité, de c a m p a g n e s sur m e r et de batailles. — La lîévolution. — Guerre civile. — Invasion anglaise. — x i x SIÈCLE. — Restitution de l'île à la France. — Conspirations et émancipation. — Valeur stratégique de Fort-deFrance. — Coup d'œil général. — La cité créole. e

TABLEAU

e

e

e

0

1. — TABLEAU DES ANNALES DE LA COLONIE DU XV AU XVII" SIÈCLE A l ' o r i e n t par l ' o c c i d e n t .

C'est avec cette idée f i x e : « A l'orient par l'occident », que Christophe Colomb v é c u t de longues années, c h e r c h a n t dans son esprit a v e n t u r e u x et dans son cœur plein de foi le moyen d'ouvrir, à l'ouest de l ' E u r o p e , une route vers les I n d e s . P o u r p r i x de sa future découverte, Colomb n e demandait à D i e u et a u x princes de la t e r r e que la liberté du saint sépulcre a u profit d e la c h r é t i e n t é . Mais son projet ne fut favorablement accueilli ni par G ê n e s , sa p a t r i e , ni par le roi de P o r t u g a l , J e a n I I . C e p e n d a n t , après huit ans de sollicitations, il obtint d'Isabelle et de F e r d i n a n d , souverains d ' E s p a g n e , trois caravelles équipées, à la tête desquelles il partit de Palos le 3 août 1492. I l aborda, le 12 octobre, à l'île de G u a n a h a n i , qu'il appela San-Salvador, en souvenir des périls de son expédition et de l'effroi de son é q u i p a g e . Il ajouta à cette découverte celle de Cuba et celle d ' H a ï t i , qu'il nomma

Hispaniola

Il reprit ensuite la route de l ' E u r o p e et rentra en A n d a l o u s i e , en 1 4 9 3 . Il fut magnifiquement reçu à B a r c e l o n e , où étaient alors le roi et la r e i n e .


I.A MARTINIQUE AU XVIII- SIÈCLE



65

PRÉCIS DE L'HISTOIRE D E LA MARTINIQUE

Découverte et b a p t ê m e de la M a r t i n i q u e .

D a n s sa seconde expédition, il découvrait la p l u p a r t des îles Caraïbes, n o t a m m e n t , le 11 novembre 1 4 9 3 , celle de

Madanina,

qu'il baptisa sous le vocable d u glorieux t h a u m a t u r g e des G a u l e s , dont l'Eglise célèbre la fête ce jour-là : c'est notre M a r t i n i q u e . Mais ce fut seulement le 15 j u i n 1502, en son q u a t r i è m e voyage au n o u v e a u m o n d e , que Colomb y descendit, à l ' e m b o u c h u r e de la rivière du Carbet, et y p l a n t a la croix. Il n e fit d'ailleurs a u c u n établissement dans cette île, et la F r a n c e , comme nous l'avons r a p porté plus h a u t ('), n'en entreprit la colonisation q u ' u n siècle et demi plus t a r d . D e p u i s lors j u s q u ' à nos j o u r s , l'histoire de ce joyau caraïbe, de cette perle des Petites-Antilles, l'histoire de la Martinique en u n mot se r é s u m e ainsi : patriotisme, labeurs, sacrifices, gloires et m a r t y r e ! J a d i s , elle j e t a u n vif éclat, cette histoire héroïque, à travers les plis d'azur d ' u n pavillon fameux, le pavillon bleu, coupé en quatre parties égales par une croix blanche, avec, 2

sur le milieu de chaque carré, un serpent ( ). T e l fut longtemps le drapeau d e la M a r t i n i q u e .

6

XVII SIÈCLE

Occupation de la M a r t i n i q u e par les Français.

Les Caraïbes, maîtres d u pays depuis des siècles, n'avaient pas songé d'abord à s'opposer à l'établissement des étrangers, mais, n e tardant pas à s'en r e p e n t i r , ils l e u r firent bientôt u n e g u e r r e a c h a r n é e , soit o u v e r t e m e n t , soit par perfidie, a b u s a n t d e tous les er

1. (Voir chapitre I . ) D é b a r q u é s , le 25 juin 1635, au Carbet, de l'Olive et du Plessis abandonnent aussitôt la Martinique pour se rendre à la G u a d e l o u p e , où ils étaient déjà rendus le 28. — L e mois suivant, d'Enambuc prenait p o s s e s s i o n définitive de la Martinique, au n o m du roi de France et de la Compagnie des iles, a v e c loO h o m m e s choisis parmi les habitants les plus e x p é r i m e n t é s et les plus intrépides de Saint-Christophe. Ces colons b i e n acclimatés abordèrent au pied de la Montagne P e l é e et y bâtirent le fort Saint-Pierre. 2. Sainte-Lucie avait l e m ê m e pavillon. L e s e r p e n t y représentait le triste privilège qu'ont ces d e u x îles d'être infestées de t r i g o n o c é p h a l e s . SAINT-PIERRE-MARTINIQUE

^

5


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ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

moyens qu'ils avaient à leur disposition ou qu'ils pouvaient i n v e n ter pour décourager les blancs, les r u i n e r et les massacrer. Ce n e fut q u ' e n 1 6 5 8 , sous Louis X I V , que les colons p u r e n t jouir de quelque t r a n q u i l l i t é , après avoir t u é ou j e t é à la m e r la plus g r a n d e partie de ces terribles I n d i e n s . E n 1 6 6 3 , il restait à peine quelques Caraïbes dans l'île ; les autres s'étaient réfugiés à la G r e n a d e . A la suite de spéculations maladroites, des plus malheureuses pour elle, la Compagnie des îles d ' A m é r i q u e d u t v e n d r e à des seig n e u r s ses propriétés des Antilles. C o m p a g n i e des Indes occidentales.

P a r u n édit de 1664, Colbert forma u n e nouvelle compagnie dite des Indes occidentales, à laquelle il fit donner la propriété des îles v e n d u e s par l'Association de 1626, sous condition de r e m boursement a u x propriétaires d u p r i x de leurs acquisitions et augmentations. Réunion de la M a r t i n i q u e à la c o u r o n n e .

Bientôt la nouvelle société, affaiblie par ses efforts pour faire valoir ces possessions lointaines, devint à son tour impuissante à en exploiter le commerce. E l l e fut révoquée par u n édit de décembre 1674. L a propriété, la seigneurie et le domaine utile des colonies furent réunis à la couronne. Les colons de la Martinique formaient alors d e u x classes. L a première comprenait des immigrants v e n u s d ' E u r o p e à leurs frais : on les appelait habitants.

L e g o u v e r n e m e n t local leur distribuait

des t e r r e s , moyennant u n e r e d e v a n c e a n n u e l l e en tabac ou en coton, qui fut plus tard payable en s u c r e . L ' a u t r e classe se composait d'engagés, recrutés en F r a n c e , principalement à D i e p p e , a u H a v r e et à Saint-Malo, q u i louaient pour trois ans leurs services, afin d'obtenir le transport gratuit et u n salaire a n n u e l . L e u r condition était assez semblable à celle des immigrants indiens employés r é c e m m e n t dans nos campagnes. A l'expiration des trois années, les engagés r e c e v a i e n t des con-


PRÉCIS D E L'HISTOIRE

D E LA MARTINIQUE

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cessions gratuites de t e r r e s , dont l ' é t e n d u e , r é d u i t e plus t a r d à moitié, était dans le principe de 1 0 0 0 pas de longueur s u r 2 0 0 de largeur, environ 25 h e c t a r e s . Les esclaves.

L'introduction de noirs d'Afrique, à la M a r t i n i q u e , par le moyen de la t r a i t e , avait suivi d e près l'occupation de l'île. L o n g t e m p s , l'engagé français et le n è g r e travaillèrent côte à côte a u x mêmes cultures, furent soumis a u x mêmes fatigues, arrosèrent les mêmes champs de leurs sueurs. E n 17.38, on cessa de faire venir des engagés d ' E u r o p e . L a population esclave de la colonie s'élevait alors à 58 0 0 0 noirs de tout â g e . C u l t u r e d u tabac, d u coton, de la canne à s u c r e et du café.

Les colons s'étaient d'abord occupés u n i q u e m e n t de la c u l t u r e du tabac et d u coton. Bientôt, ils y a v a i e n t joint celle du rocou et de l'indigo. L'exploitation de la canne à sucre, importée à la Martinique par des Hollandais chassés du Brésil, n e commença que vers l'an 1654. L a c u l t u r e du cacaoyer, entreprise vers 1660, ne prit quelque développement q u ' à partir de 1684 ; mais le t r e m b l e m e n t de terre de 1727, qui d é t r u i s i t presque toutes les plantations, la fit abandonner. Celle du caféier la remplaça. On ne p e u t oublier le nom de Desclieux

a u d é v o u e m e n t d u q u e l on doit l'introduction,

en 1723, du p r e m i e r plant de cette d e n r é e précieuse. Guerres c o n t r e les A n g l a i s et les H o l l a n d a i s .

Les colons e u r e n t plus d ' u n e fois à défendre contre les ennemis de la F r a n c e ces c u l t u r e s naissantes. L a g u e r r e de 1665 fut pour I. U n arrêté des capitaine g é n é r a l et préfet colonial, en date d u 30 pluviôse an XI, décida qu'un m o n u m e n t serait élevé à Saint-Pierre, près de la salle de spectacle, à la mémoire de D e s c l i e u x « qui, le premier, porta des plants de café à la Martinique, et fit à la conservation de ce dépôt p r é c i e u x le sacrifice de sa ration d'eau, dont il l e s arrosa chaque jour pendant la traversée ». (Annuaire de la Martinique.)


68

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

les A n g l a i s , qui convoitaient nos possessions de la m e r des A n t i l les, u n e occasion d'attaquer la M a r t i n i q u e . Us t e n t è r e n t m ê m e plusieurs d é b a r q u e m e n t s , mais toujours sans succès. Q u o i q u e livrés par l'incurie de la Compagnie à leurs propres forces, les habitants, par l e u r courage, p u r e n t tenir tête au d a n g e r . U n e p r e m i è r e fois, en 1666, lord W i l l o u g h b y , g o u v e r n e u r de la B a r b a d e , essaya de d é b a r q u e r à la g r a n d e anse d u Carbet : il fut repoussé. L ' a n n é e s u i v a n t e , u n e flotte anglaise composée de neuf frégates, sous le c o m m a n d e m e n t de l'amiral J o h n H a r m a n t , échoua encore dans u n e tentative contre la ville de S a i n t - P i e r r e . P e n d a n t la g u e r r e de H o l l a n d e , R u y t e r , qui avait passé à la Martinique en 1665, r e ç u t l'ordre d e s'emparer de cette colonie. Il arriva d e v a n t la r a d e de F o r t - R o y a l , le 30 j u i l l e t 1674, avec le comte d e S t i r u m , que les E t a t s - G é n é r a u x des Pays-Bas a v a i e n t nommé g o u v e r n e u r de la M a r t i n i q u e . Mais il n e fut pas plus h e u r e u x que les A n g l a i s . Après avoir d é b a r q u é 6 000 hommes à la pointe Simon et tenté d e s'emparer d u fort S a i n t - L o u i s , il fut contraint de s'éloigner p r é c i p i t a m m e n t avec sa flotte, en abandonn a n t les blessés, une partie de son matériel et l'étendard du prince d ' O r a n g e . L a ville de Fort-Royal n ' é t a i t alors, sauf l ' e m p l a c e m e n t des magasins actuels de la m a r i n e , q u ' u n vaste m a r é c a g e . E n 1693, les Anglais firent u n e nouvelle expédition contre la M a r t i n i q u e . Ils o p é r è r e n t u n e descente e n t r e S a i n t - P i e r r e et le P r ê c h e u r , a u Fonds-Canonville, avec 3 0 0 0 hommes de troupes. Les milices d e Saint-Pierre et d u P r ê c h e u r , et u n e compagnie d e noirs africains que l'on avait armés pour la circonstance, l e u r opposèrent u n e telle résistance qu'ils r e g a g n è r e n t leurs navires en laissant leurs b a g a g e s , leurs munitions, 300 prisonniers et 500 à 600 morts. P e n d a n t q u e se discutaient les préliminaires du traité de Ryswick, et a v a n t qu'on eût connaissance à la Martinique d e la conclusion de la p a i x , u n corsaire anglais fit, en octobre 1697, d e u x descentes successives de n u i t a u Marigot et à Sainte-Marie. Il fut repoussé, a u Marigot par les habitants, et, à Sainte-Marie, par l'atelier de l'habitation S a i n t - J a c q u e s , commandé par le P è r e Labat.


P R É C I S D E L'HISTOIRE D E LA MARTINIQUE

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Sous le titre : « L e s Gloires de la M a r t i n i q u e , » nous décrirons plus tard l'histoire détaillée des luttes mémorables de nos Antilles contre les ennemis de la F r a n c e . L e récit de ces exploits a sa place marquée parmi les pages les plus magnifiques ou les plus poignantes de nos Chroniques nationales.

e

XVIII SIÈCLE

Ère de p r o s p é r i t é , de c a m p a g n e s s u r m e r et de batailles. "

L a colonie n e demandait q u ' à progresser d e plus en plus, vers la fin du x v n

e

siècle. Aussi, après le traité d ' U t r e c h t , la sollicitude

du gouvernement se porta-t-elle sur les possessions qui lui restaient. L e s Antilles d e v i n r e n t surtout l'objet de la protection, du régent, p e n d a n t la minorité de Louis X V . Affranchie, en 1717, des droits excessifs qui a v a i e n t d'abord pesé sur ses produits, la Martinique vit son a g r i c u l t u r e et son commerce p r e n d r e de g r a n d s développements. Grâce à la s û r e t é de ses ports et à son h e u r e u s e situation, la plus a v a n c é e , après la B a r b a d e , a u v e n t de toutes les îles, ce qui en fait l ' u n e des p r e m i è r e s escales pour les navigateurs arrivant de la p l e i n e mer, elle d e v i n t le chef-lieu et l'entrepôt général des Antilles françaises. C'était à la Martinique que les îles voisines v e n d a i e n t leurs productions et a c h e t a i e n t les marchandises de la métropole. L ' E u r o p e ne connaissait que la M a r t i n i q u e , et, d u r a n t plus d ' u n siècle, les autres îles françaises de l'archipel des Antilles d e m e u r è r e n t dans la d é p e n d a n c e de cette colonie. « A j u g e r , dit J u l e s D u v a l , de la Martinique par le b r u i t qui s'est fait a u t o u r de son nom, l'on n e soupçonnerait pas que cette île n ' a g u è r e que l ' é t e n d u e d ' u n simple arrondissement de F r a n c e , — 16 lieues d e long sur 7 d e large et 1

46 de circonférence ( ). » L a g u e r r e de la succession d ' A u t r i c h e arrêta le cours de ces prospérités. 1. J U L E S D U V A L . Les Colonies

et la politique

coloniale

de la

France.


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ANNALES D E S ANTILLES

FRANÇAISES

E n c o u r a g é s par le marquis de C a y l u s , alors g o u v e r n e u r g é n é r a l , les colons employèrent presque tous leurs c a p i t a u x à l ' a r m e m e n t des corsaires ; mais la culture des terres fut n é g l i g é e , et les brillants succès qu'ils r e m p o r t è r e n t sur m e r , les riches captures qu'ils firent sur l ' e n n e m i , n e p u r e n t compenser les dommages que causa à la colonie l'abandon m o m e n t a n é de son commerce et de son agriculture. Les huit a n n é e s de paix qui suivirent le traité d'Aix-la-Chapelle n e suffirent point à la Martinique pour r é p a r e r ses p e r t e s . L a précipitation qu'on mit à signer ce contrat fut si g r a n d e , qu'on n e régla m ê m e pas les frontières entre les colonies françaises et anglaises du continent américain. Aussi la g u e r r e se continuat-elle presque sans interruption, dans ces contrées, et d ' u n e manière plus désastreuse pour nous que la p r é c é d e n t e . L e 13 février 1762, les Anglais s'emparèrent de l'île, qu'ils g a r d è r e n t dix-sept mois. L e traité de Paris (10 février 1763), qui nous fit p e r d r e le Canada, stipula, il est vrai, la restitution d e la M a r t i n i q u e à la F r a n c e , mais il réserva a u x Anglais l'île de la D o m i n i q u e , et cette cession eut pour le commerce de la Martinique les conséquences les plus fâcheuses. L a fréquence des attaques dont la M a r t i n i q u e avait été l'objet d é t e r m i n a le g o u v e r n e m e n t à y élever des fortifications qui donnassent le temps de recevoir des secours de la métropole. C'est dans ce b u t que fut commencée, vers ] 7 6 3 , la construction d u fort Bourbon, a u j o u r d ' h u i fort D e s a i x . L e fort Royal ou Saint-Louis était absolument insuffisant pour défendre la ville de F o r t - d e F r a n c e , à laquelle il avait p r i m i t i v e m e n t donné son nom, et où le comte de B l é n a c avait transporté, en 1692, le siège d u g o u v e r n e m e n t . L e fort Bourbon, situé sur le morne C a r n i e r , à 1 200 mètres de F o r t - d e - F r a n c e , coûta près de dix millions. A la suite d u traité de P a r i s , la colonie j o u i t d ' u n long calme qui permit a u x cultures et a u commerce de refleurir sous le r è g n e de Louis X V I . La g u e r r e de l'indépendance américaine elle-même, loin de lui apporter les m a u x que lui avaient causés les g u e r r e s précédentes, lui r e n d i t a u contraire u n e partie d u lustre et de l'importance qu'elle avait p e r d u s . L a baie de F o r t - d e - F r a n c e de-


PRÉCIS DE L'HISTOIRE

D E LA MARTINIQUE

71

vint, en 1778, le centre des opérations m a r i t i m e s des flottes françaises, et la Martinique participa ainsi à la gloire des armes de la métropole sans avoir à souffrir des calamités d e la g u e r r e . L a paix glorieuse de 1783 donna u n nouvel essor à sa prospérité. La Révolution. Stériles p r o c l a m a t i o n s de l i b e r t é et g u e r r e civile acharnée.

Telle était la situation d e la colonie q u a n d éclata la Révolution de 1789. Ce m o u v e m e n t social, qui changea toutes les institutions de la F r a n c e , apporta é g a l e m e n t de profondes modifications dans la constitution coloniale. E n 1792, l'Assemblée législative décréta que les h o m m e s de couleur et les nègres libres j o u i r a i e n t de tous les droits politiques, et l'assemblée coloniale d é c l a r a s'approprier ce principe comme base d e la constitution locale. P u i s , e n 1794, la Convention nationale vota par acclamation l'abolition d e l'esclavage dans toutes les colonies françaises. Mais la Martinique n e p u t profiter de ces institutions nouvelles. E n 1790, la rivalité des habitants et des commerçants forma deux partis ennemis : celui d e la campagne et celui des villes, qui se d i s p u t è r e n t la prépondérance a u sein de l'assemblée coloniale et allumèrent la g u e r r e civile dans le p a y s . Les habitants se c o n c e n t r è r e n t au Gros-Morne, qui devint l e u r quartier g é n é r a l . L e g o u v e r n e u r y transporta l u i - m ê m e sa résidence, après avoir abandonné F o r t - d e - F r a n c e et soutenu u n combat au L a m e n t i n . Les gens des villes, les commerçants et les militaires, qui s'appelèrent patriotes, traitaient l'autre parti « d'aristocrates ». Ce fut u n e des périodes les plus m a l h e u r e u s e s de nos a n n a l e s . Après u n e t r ê v e de courte d u r é e , dans les premiers j o u r s de septembre 1 7 9 2 , le g o u v e r n e u r g é n é r a l , d e B é h a g u e , qui avait été rappelé le 3 j u i l l e t par u n d é c r e t de l'Assemblée législative, d o n n a , d'accord avec le c o m m a n d a n t de la station n a v a l e , M. de R i v i è r e , le signal de la contre-révolution, sur u n faux bruit de l'entrée des Autrichiens et des Prussiens à P a r i s , b r u i t p a r t i des colonies anglaises.


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ANNALES DES

ANTILLES

FRANÇAISES

On arbora le d r a p e a u blanc. L e général R o c h a m b e a u , nommé à la place de B é h a g u e , ne fut pas r e c o n n u en qualité de g o u v e r n e u r , mais combattu

et chassé. L e 13 d é c e m b r e , de B é h a g u e et l'as-

semblée coloniale déclaraient la g u e r r e à la R é p u b l i q u e et ouv r a i e n t l'île a u x émigrés et a u x Bourbons. Bientôt, u n e réaction se fit a u sein d ' u n e assemblée des habitants au Lamentin. D e B é h a g u e s'embarqua le 12 j a n v i e r 1 7 9 3 , avec u n certain nombre d'ardents royalistes, sur les navires de la station, que le commandant de R i v i è r e et lui allèrent r e m e t t r e a u g o u v e r n e u r de la T r i n i d a d , comme r e p r é s e n t a n t du roi d ' E s p a g n e , cousin d e Louis X V I . L e g o u v e r n e u r général R o c h a m b e a u , choisi par la Révolution, fut rappelé à la M a r t i n i q u e , et l'assemblée coloniale vota

une

adresse à la Convention. Rochambeau n'en prononça pas moins la dissolution du conseil de l ' î l e ; m a i s , quelques mois après, il en convoqua u n n o u v e a u , qui p r i t l e nom d'Assemblée r e p r é s e n t a t i v e . P u i s , la ville de Fort-Royal

fut appelée Fort-République;

le fort

Bourbon devint le fort Convention; le Gros-Morne s'appela Rochambeau. L e 29 mars, quatre-vingt-onze membres des clubs des d e u x villes, r é u n i s a u chef-lieu, au lieu de se r e n f e r m e r dans la dignité et le silence, s'encouragèrent frénétiquement, les uns les a u t r e s , à entrer sans retour possible dans les voies nouvelles. Alors, d é p a s sant toute m e s u r e , pour frapper u n g r a n d coup q u e rien n e r é clamait d ' e u x et que tout h o n n e u r l e u r interdisait, puisque la royauté avait toujours été bienfaisante a u x colons, ils votèrent follement u n e adresse d'adhésion a u j u g e m e n t par lequel la Convention avait condamné Louis X V I à la peine de mort, pour crime de conspiration et de h a u t e trahison. Cet acte, q u ' a v a i e n t imposé d e u x tribuns violents, chefs farouches a u t a n t qu'éloquents des fanatiques m a m e l u k s , a u x q u e l s ils i n t i m a i e n t leurs ordres

toujours

obéis, était r é d i g é dans le style le plus cruel d e l ' é p o q u e . Voulant r é p o n d r e à cet irritant défi, le parti royaliste p r i t les armes à Case-Navire, a u Gros-Morne, à la T r i n i t é , a u Robert, a u L a m e n t i n , a u F r a n ç o i s , au Marin. V a i n q u e u r a u C a m p - D é c i d é et


I_A MARTINIQUE AU DÉBUT DU XIX- SIÈCLE



PRÉCIS D E L'HISTOIRE D E LA MARTINIQUE

73

au Poste-Colon, à quelques kilomètres de F o r t - d e - F r a n c e , il fut vaincu a u m o r n e V e r t - P r é . U n g r a n d nombre d'habitants émigrèrent. Invasion anglaise.

A u x dissensions intestines se j o i g n i r e n t bientôt les horreurs d e la g u e r r e é t r a n g è r e . Contents d e profiter des colères et des r e p r é sailles des royalistes contre le fanatisme des patriotes, les Anglais attaquèrent la Martinique et s'en emparèrent, malgré la résistance magnanime que l e u r opposa R o c h a m b e a u , secondé s e u l e m e n t par une poignée de soldats, de citoyens et d'esclaves enrôlés sous le drapeau de la R é p u b l i q u e (22 mars 1794). La domination anglaise à la Martinique d u r a h u i t ans.

e

XIX SIÈCLE Restitution de l ' î l e à l a France et r e t o u r à l ' a n c i e n r é g i m e

L a paix d ' A m i e n s a m e n a , en 1802, la restitution de la Martinique à la F r a n c e ; mais la loi consulaire d u 20 mai y m a i n t i n t le même régime q u ' a u p a r a v a n t , vis-à-vis des hommes de couleur, de l'esclavage et de la traite des noirs. La g u e r r e a y a n t éclaté de nouveau entre la F r a n c e et la G r a n d e Bretagne, les Anglais se présentèrent d e v a n t la M a r t i n i q u e , sous le règne de Napoléon P , avec 15 000 hommes et u n e artillerie formidable, a u x ordres du g é n é r a l B e c k w i t h et de l'amiral Cochrane. Le fort D e s a i x , après u n siège de vingt-sept j o u r s , d u t capituler, et, le 24 février 1809, la colonie retomba a u pouvoir d e l ' e n n e m i . r

E n exécution d u traité de P a r i s (30 mai 1814), les A n g l a i s évacuèrent la Martinique, du 2 a u 9 d é c e m b r e de la m ê m e a n n é e , et la remirent a u x commissaires du roi Louis X V I I I . Us y r e p a r u r e n t à titre d'auxiliaires p e n d a n t les C e n t - J o u r s et occupèrent m ê m e les forts j u s q u ' a u mois d'avril 1816 ; p o u r t a n t , le traité d u 20 novembre 1815 faisait rentrer définitivement la colonie sous la domination française.


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ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

C o n s p i r a t i o n s et é m a n c i p a t i o n .

Les plantations, négligées p e n d a n t les temps d e révolutions et de g u e r r e s , a v a i e n t recommencé à attirer tous les soins des colons et l'attention des commerçants et des capitalistes de la métropole. Malheureusement, l'esclavage m a i n t e n u , les noirs, qui é t a i e n t plus de 8 0 0 0 0 à la M a r t i n i q u e , en face de 10^000 blancs et de 1 1 0 0 0 m u lâtres, voulant essayer l e u r supériorité n u m é r i q u e , t e n t è r e n t à plusieurs reprises de conquérir leur liberté par la force. D a n s la n u i t d u 13 a u 14 octobre 1822, éclata u n complot qui devait être le signal d ' u n e révolte g é n é r a l e et qui. était dirigé par quatre noirs : Narcisse, Baugio, J e a n et J e a n - L o u i s . D e s colons furent assassinés, leurs habitations pillées, les récoltes i n c e n d i é e s . U n e rigoureuse répression arrêta le soulèvement dès le d é b u t : soixante nègres furent déférés à la j u s t i c e , sept e u r e n t la tête t r a n c h é e , quatorze furent p e n d u s , dix e n d u r è r e n t le supplice ignom i n i e u x du fouet. D e u x ans après, Bissette, un m u l â t r e , organisa u n nouveau mouvement ayant pour but l'expulsion d e tous les blancs. L a conspiration ayant été découverte, Bissette fut arrêté avec ses complices et condamné ainsi que trois d ' e n t r e e u x a u x t r a v a u x forcés, tandis que trente-sept autres étaient b a n n i s . L e 27 avril 1848 est la date de l'émancipation q u i , v a i n e m e n t inscrite depuis plus d'un demi-siècle,

mais j a m a i s p r é p a r é e , j a m a i s

organisée avec sagesse n i poursuivie avec méthode, n ' a pas encore produit dans toute là classe noire, plus d'un autre demi-siècle sa proclamation,

après

les très h e u r e u x effets de vraie liberté et de pleine

civilisation qu'il faut en attendre pour l'organisation de la famille, du travail et du progrès social dans la colonie. Valeur s t r a t é g i q u e de Fort-de-France et bilan des t r e n t e d e r n i è r e s années.

E n 1870, comme p r é c é d e m m e n t en 1862-1867, p e n d a n t l ' e x p é dition du M e x i q u e , et j a d i s , lors de la g u e r r e pour l ' i n d é p e n d a n c e de l ' A m é r i q u e , l'utilité exceptionnelle du port de F o r t - d e - F r a n c e


PRÉCIS D E L ' H I S T O I R E

D E LA MARTINIQUE

75

fut démontrée. Les bâtiments de la station locale firent de nombreuses prises qu'ils p u r e n t y m e t t r e en s û r e t é . M a l h e u r e u s e m e n t , pendant cette période d'inoubliables défaites, des désordres e u r e n t encore lieu à la M a r t i n i q u e . L e s n è g r e s du S u d se soulevèrent et des crimes atroces furent commis contre les personnes et les propriétés. On les réprima avec l'aide des milices levées pour la circonstance. L e port de F o r t - d e - F r a n c e a encore été utilisé par les canonnières espagnoles comme c e n t r e d e ralliement, à la suite de la guerre de C u b a . D e r n i è r e m e n t , enfin, il a été classé comme point

d'appui de la flotte, ce qui a a m e n é la construction de n o u v e a u x forts et l'augmentation de l'effectif de la garnison. D u r a n t les trente dernières années qui v i e n n e n t de finir si lamentablement, la Martinique a connu des j o u r s très tristes : c'est l'ouragan de 1 8 8 3 , qui, en r a d e d e S a i n t - P i e r r e , a j e t é dix-huit navires à la c ô t e ; c'est l'abaissement subit du prix des s u c r e s , e n 1884, qui détermina une crise financière retentissante; c'est la mévente persistante des tafias et des r h u m s ; c'est l'incendie de P o r t - d e - F r a n c e , le 2 2 j u i n 1890, et celui d ' u n e partie du bourg du Saint-Esprit, l ' a n n é e suivante ; c'est le cyclone du 18 août


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ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

1 8 9 1 ; c'est l'étranglement de la colonie, en 1892, par l'application du n o u v e a u tarif douanier de la métropole ; c'est, enfin, la catastrophe d e 1902 et le cyclone d u 8 a u 9 août 1903. Coup d ' œ i l g é n é r a l .

U n dernier mot, pour clore ce sommaire de nos annales, dont

U N E RÉUNION INTIME AU CAMP D E li AL ATA

quelques-uns des plus brillants détails compléteront ce v o l u m e , dans le chapitre s u i v a n t . A toutes les époques, depuis 1635 j u s q u ' e n 1902, il y a eu la plus g r a n d e affinité e n t r e l'histoire de la Martinique et celle de la F r a n c e . L e s plus belles ou les plus fameuses figures de la métropole projettent leur éclat j u s q u e d a n s la lointaine et bien m é r i t a n t e colonie : le cardinal de Richelieu, le premier protecteur des entreprises d'expansion transatlantique ; Louis X I I I , qui eût voulu sauver les Caraïbes et ne point consentir à l'introduction de l'esclavage a u x Antilles ; Colbert, le créateur de la puissance navale de la F r a n c e ;


P R É C I S D E L'HISTOIRE

D E LA MARTINIQUE

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Fouquet, le fastueux surintendant, q u i eut l'idée d e faire d e la Martinique le siège de cette vice-royauté qu'il rêvait dans le délire de son ambition ; Louis X I V , qui s'entretint, avec du P a r q u e t , du superbe avenir de la r e i n e des Petites-Antilles et qui u n i t , par u n mariage m o r g a n a t i q u e , ses dernières années à l'orpheline de CasePilote ; et puis d'Estrées, Cassard, d ' E s t a i n g , de G u i c h e n , d e Grasse, de V a u d r e u i l , L a Mothe-Piquet,

Bougainville, L a p e y -

rouse, qui ont foulé, ensemble ou tour à tour, le sol martiniquais

BEHANZIX AU FORT T A R T A N S ON ( F O R T - D E - F R A N C E )

et rougi de leur sang la m e r caraïbe et la partie de l'Atlantique qui baignent ses côtes. Dans les principales g u e r r e s que soutint j a d i s la mère-patrie, le théâtre des luttes maritimes entre les puissances belligérantes fut, le plus souvent, le golfe d u M e x i q u e . L a F r a n c e , e n t r e autres traités qu'elle signa d u r a n t u n e période d ' u n siècle et demi, en eut deux plus p a r t i c u l i è r e m e n t g l o r i e u x pour ses armes : celui de Bréda et celui de Versailles. L e p r e m i e r , en 1667, qui lui donna l'Acadie, fut dû en g r a n d e partie a u x exploits d ' u n g o u v e r n e u r de la Martinique, de Clodoré, qui fit la conquête de la p l u p a r t des îles '


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ANNALES

DES ANTILLES

FRANÇAISES

anglaises, la politique de Louis X I V , on s'en souvient, a y a n t consisté à laisser la H o l l a n d e et l ' A n g l e t e r r e se d é c h i r e r et s'affaiblir dans les terribles combats que leurs flottes se livrèrent, et la Martinique a y a n t su comprendre et m e n e r à b o n n e fin le rôle m a g n i fique qui s'offrait

à elle de porter h a u t le d r a p e a u b l a n c de la

F r a n c e u n i a u x quatre serpents de l'étendard colonial. Le

second traité, conclu en 1783, lequel fit oublier ce que

Louis X V avait consenti d'ignominieux vingt ans plus tôt, acquit T a b a g o à la F r a n c e et fut a m e n é , tant par le succès qui couronna la g u e r r e de l ' I n d é p e n d a n c e , que par les brillantes expéditions du marquis de Bouille q u i , aidé de la j e u n e s s e créole et des a m i r a u x français, s'empara de la D o m i n i q u e , de S a i n t - E u s t a c h e , de SaintChristophe, d e la G r e n a d e , de S a i n t - V i n c e n t , de Montserrat, de Nevis, de Saint-Barthélemy, de Saba, menaça plusieurs fois la B a r b a d e et la J a m a ï q u e et mit la puissance coloniale de

la

G r a n d e - B r e t a g n e à d e u x doigts d e sa p e r t e . Ressentant j u s q u e dans ses plus profondes assises les secousses violentes occasionnées p a r la Révolution et livrée comme la métropole à la g u e r r e civile la plus m a l h e u r e u s e , la Martinique vit combattre dans ses mornes et céder à la bouillante v a l e u r de P e r c i n , D u g o m m i e r , D u g o m m i e r moins illustre peut-être pour ses victoires subséquentes à la tête des troupes de la R é p u b l i q u e , q u e parce qu'il sut d e v i n e r le chef de bataillon d'artillerie dressant devant Toulon les batteries qui c o n t r i b u è r e n t à en chasser les A n g l a i s . L a Martinique fut le berceau de cette femme q u i , tombée a u x mains des pirates d ' A l g e r , devint l'une des plus illustres sultanes que posséda Constantinople, — la sultane française, comme on l'appelait, — et la p r e m i è r e initiatrice des plus importantes réformes que voulut b i e n accepter la barbarie m u s u l m a n e a u commencement du XIK" siècle. Enfin, la Martinique donna à la F r a n c e l'impératrice J o s é p h i n e et à l'Église u n saint, M. D u p o n t , que la voix du p e u p l e , en attend a n t celle du P a p e , appelle « le saint homme de T o u r s . »


CARTE ROUTIÈRE DE LA. MARTINIQUE



PRÉCIS D E L'HISTOIRE D E LA MARTINIQUE

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2. — LA CITÉ CRÉOLE Éclat de l a cité c r é o l e d u r a n t l e XIX* siècle et a u d é b u t d u X X siècle. e

Saint-Pierre de la Martinique, l'inoubliable cité créole, possédait, la veille de la catastrophe dont la seconde partie de ce volume racontera les horreurs épouvantables, u n e population

de

28 000 âmes : 3 0 0 0 à 3 500 de la classe b l a n c h e , 9 à 10 000 de la classe de couleur et 15 000 noirs environ. Cette ville occupait la portion la plus ravissante de l'île, à 10 kilomètres d u cratère de la Montagne Pelée, à 20 kilomètres de Fort-de-France

en ligne d i r e c t e ,

à 25 par le littoral et à 37 par la route coloniale de la Trace.

Un

service de b a t e a u x fonctionnait d e u x fois par j o u r e n t r e SaintPierre et le chef-lieu. U n e h e u r e suffisait pour la traversée. Cité opulente, bâtie en a m p h i t h é â t r e , elle faisait la s p l e n d e u r de la côte occidentale de la colonie, au pied du volcan. D e son artère principale, g r a c i e u s e m e n t infléchie comme la baie autour de laquelle elle s'étendait, partaient des rues nombreuses, celles-ci dans la direction des mornes, celles-là vers la g r è v e . Il y avait en tout, dans la cité créole, 103 r u e s , cales et ruelles, dont le développement total se chiffrait par une vingtaine de kilomètres. Saint-Pierre s'était r a p i d e m e n t a g r a n d i . C'est là qu'on avait vu se concentrer toute l'activité de la M a r t i n i q u e , et ce mouvement n'avait fait que progresser c h a q u e j o u r , depuis des siècles. L a fortune de l'île e n t i è r e , peut-on dire, s'y trouvait entassée. On aurait peine à concevoir, e n t r e a u t r e s n o m b r e u x détails, quelle prodigieuse q u a n t i t é s'y était a c c u m u l é e de matières d'or et d'argent, de pierres précieuses, de meubles a n c i e n s , d e vaisselle plate et de bijoux !

E t ce n'étaient là, bien e n t e n d u , que les moindres élé-

ments de la richesse de S a i n t - P i e r r e , dont l'importance réelle provenait de son commerce m a r i t i m e . La rivière la Roxelane divisait cette cité en d e u x parties à peu près égales, celle du Mouillage et celle du F o r t . Au point d e v u e r e l i g i e u x , S a i n t - P i e r r e , siège de l'évêché de la


80

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

Martinique, comprenait trois paroisses de p r e m i e r ordre : NotreDame de Bon-Port

(cathédrale),

Fort-Saint-Pierre

et

Saint-Etienne

du Centre, avec trois a u t r e s , beaucoup moins considérables : La Consolation,

Sainte-Philomene

et les Trois-Ponts

('). L a ville ren-

fermait, en outre, une dizaine de chapelles. H u i t à d i x prêtres du clergé séculier s'y p a r t a g e a i e n t les labeurs quotidiens du ministère, et v i n g t r e l i g i e u x du Saint-Esprit dirigeaient le séminairecollège diocésain. P r e s q u e toutes les maisons étaient bâties en très solide maçonnerie, un certain nombre m ê m e d'entre elles offraient d e superbes façades en pierre de t a i l l e . D ' u n aspect e x t é r i e u r g é n é r a l e m e n t simple, la plupart de ces habitations rivalisaient, a u contraire, de b e a u t é à l'intérieur et le confortable y r é g n a i t partout, voire u n g r a n d l u x e . L a cité créole, on p e u t l'affirmer, était u n e des villes les plus propres et les plus agréables d u monde entier. L e s fontaines publiques et celles des particuliers, bien a l i m e n t é e s , y coulaient toujours, remplies par les e a u x de la source Morestin, qu'on avait captées à 7 kilomètres dans la Montagne, ainsi que par celles de la Eoxelane et' d'un de ses affluents. Trois c a n a u x avec u n débit, par seconde, de 300 litres a u Fort, 4 0 0 litres a u Mouillage,

et 100 litres fournis par

la conduite Morestin, distribuaient ce p r é c i e u x élément à la population. Ces 800 litres d ' e a u x vives à la seconde t e m p é r a i e n t considérablement la c h a l e u r , à S a i n t - P i e r r e , et e n purifiaient l'atmosphère. C h a c u n d e ses habitants pouvait profiter, pour son usage journalier, d e 160011 1 800 litres d ' e a u , suivant les données mathématiques énoncées plus h a u t . Il existait dans la cité u n e cour d'assises, un tribunal de p r e mière instance j u g e a n t commercialement, d e u x justices de paix, la B a n q u e de la Martinique, le Crédit foncier colonial, le Trésor, plusieurs établissements d'instruction p u b l i q u e : le séminaire-collège, le l y c é e , le pensionnat de N o t r e - D a m e de la Consolation, celui des dames D u p o u y et R a m e a u et le pensionnat colonial, etc. L e séminaire-collège, g r a n d œ u v r e des évêques de la Martini-

er

I. Cette banlieue de Saint-Pierre venait d'être érigée en paroisse p a r M C a r m é n é , p e u de t e m p s avant son départ de la colonie, il y a moins de sept ans.


PRÉCIS D E L'HISTOIRE

D E LA MARTINIQUE

81

que, qui lui consacraient presque toutes leurs ressources personnelles, ainsi que celles du diocèse, et pépinière d e s a v a n t s , d'hommes distingués dans toutes les branches de la vie intellectuelle et sociale aux Antilles, dominait majestueusement la ville et la r a d e , comme u n e citadelle de science et de p i é t é . L e lycée, d e création plus r é c e n t e , était installé a u Mouillage

LA C I T É

CRÉOLE

depuis 1883, dans l'ancien domaine des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny. L e pensionnat colonial occupait le C e n t r e . Le célèbre couvent des religieuses de Saint-Joseph,

transféré

à la Consolation, lors de la rétrocession à la colonie de l'immeuble que ces dames possédaient a u Mouillage depuis un demi-siècle, y poursuivait, avec les m ê m e s succès et le m ê m e bonheur que j a d i s , l'éducation complète des j e u n e s filles a p p a r t e n a n t a u x meilleures familles de la M a r t i n i q u e . Cette maison très florissante était d'ailleurs sans conteste d i g n e des plus grandes écoles de F r a n c e . SAII.T-P1ERRK-MARTINIQUE

6

»


82

ANNALES

L'institution des D "

DES ANTILLES es

FRANÇAISES

D u p o u y et R a m e a u , très distinguée aussi

et plus exclusive que les a u t r e s établissements d'instruction d e la colonie, ne reçut j a m a i s dans ses classes que des j e u n e s filles blanches.

N

On r e m a r q u a i t à S a i n t - P i e r r e , pour son style p u r , l'église du Fort et, pour l e u r riche ornementation, celles d u Mouillage et du Centre, très p e u appréciables a u point de v u e architectural. L'église cathédrale (Mouillage), sous le vocable de Notre-Dame de Bon-Port, avait subi de notables transformations, de 1853 à 1885, époque de la construction des tours qui en couronnaient la façade, sans lui d o n n e r a u c u n caractère m o n u m e n t a l . Celle d u F o r t venait à peine d'être rebâtie et classée parmi les édifices les plus dignes d'admiration dans nos colonies, q u a n d le volcan déchaîné la réduisit en poussière. Citons encore l'hôtel de l ' i n t e n d a n c e , la mairie, le palais de j u s t i c e , l'hospice civil, qui comptait 200 lits, la maison coloniale de santé, qui pouvait recevoir 150 aliénés, t a n t de la Martinique que des îles voisines, l'hôpital militaire, fondé en 1685 par les F r è r e s de S a i n t - J e a n de D i e u et pourvu d ' u n e centaine d e lits. L'asile de B e t h l é e m , pour la retraite des vieillards et des infirmes, — Hôtel des Invalides

de la colonie, — r e p r é s e n t a i t l ' œ u v r e

de charité la plus excellente peut-être q u i ait j a m a i s p a r u j u s q u ' i c i dans notre petite Méditerranée caraïbe. Mentionnons aussi le t h é â t r e , de fondation plus que séculaire, mais dont l'édifice nouveau n e datait que de 1 8 3 1 , le superbe marché couvert, l'orphelinat de S a i n t e - A n n e , le palais épiscopal (ancien couvent des dominicains) où l'on voyait u n e r a m p e d'escalier en fer forgé d ' u n e b e a u t é rare et d ' u n p r i x exceptionnel, le château de P e r r i n e l l e (ancien couvent des jésuites), la caserne de gendarmerie

(ancien

monastère

des ursulines),

l'hôtel

de la

chambre de commerce, l'entrepôt des d o u a n e s , le p r e s b y t è r e du Fort, la somptueuse maison L a s s e r r e , avec sa s p l e n d i d e terrasse. D a n s cette perle des Petites-Antilles

qu'on a appelée « le r o y a u m e l

de la végétation inépuisable et variée à l'infini » ( ) , si variée que 1. M . V i c t o r M E I G N A N . AUX

Antilles.


P R É C I S D E L'HISTOIRE

DE LA MARTINIQUE

83

la volonté i n t r é p i d e des hommes les plus hardis et les plus experts n'a j a m a i s pu y contenir la puissance féconde de la n a t u r e , le des Plantes

de S a i n t - P i e r r e , créé en 1803 par Castelnau

jardin d'Auros,

constituait « u n e des merveilles d u monde », mais u n e merveille 1

inconnue ( ). Les pittoresques replis du t e r r a i n de ce lieu féerique, où la flore tropicale si l u x u r i a n t e étalait toutes ses grâces, la multitude des plantes exotiques qu'on y cultivait aussi, les productions géantes des m o r n e s d'alentour, les palmistes reliés les uns a u x autres dans u n capricieux réseau d e lianes, les e a u x jaillissant des blocs de lave, enfin, l'imposante cascade d e cet E d e n , laissaient u n e impression et des souvenirs ineffaçables dans l'esprit de tous ceux qui le visitaient. L a cité créole possédait plusieurs places p u b l i q u e s , m a i s u n e seule d ' e n t r e elles était r é p u t é e dans le monde e n t i e r , parmi les a r m a t e u r s , les m a r i n s et les commerçants : c'était la place

Bertin.

D e hauts tamariniers et des m a r r o n n i e r s l'ombrageaient. U n phare s'y élevait, non loin d ' u n e r e m a r q u a b l e fontaine à j e t continu, la fontaine

Agnes.

D e u x magnifiques savanes, celle d u F o r t surtout, étaient notre petit L u x e m b o u r g , nos m i n u s c u l e s T u i l e r i e s , où les enfants venaient, matin et soir, p r e n d r e leurs j o y e u x ébats sous les y e u x vigilants d e ces c r é a t u r e s dévouées et créoles a p p e l l e n t des das,

fidèles,

que les familles

c'est-à-dire, d a n s l'idiome local, les

bonnes les plus dignes de la confiance des maîtres et maîtresses de maison, les gouvernantes aimées des enfants, a u x q u e l s elles se d é v o u e n t corps et â m e . D e u x marchés,

,

dont u n très vaste et tout en fer, que nous avons

déjà signalé, quatre ponts

ainsi que de nombreux

appontements

complétaient cette v u e d ' e n s e m b l e . C e n t r e de la fabrication des r h u m s et tafias dans l'île, SaintPierre comptait 15 ou 16 r h u m m e r i e s importantes. I l avait aussi une tonnellerie m é c a n i q u e , u n e fonderie, de vastes magasins et entrepôts, d e u x câbles transatlantiques, etc., etc. L a position topographique d u Mouillage et d u F o r t exerçait, u n e 1. M . G A R A . U D . Trois ans à la

Martinique.


84

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

influence des plus appréciables sur leurs degrés respectifs de salub r i t é . A u Mouillage, p a r e x e m p l e , les vents alizés se trouvant interceptés par les massifs à pic du voisinage, il en résultait u n e vive chaleur, encore accrue par les rayons solaires, que les escarpements des mornes Abel et Dorange réfléchissaient sur cette partie de la ville, très populeuse et où se tenait le plus gros du mouvement commercial. A u F o r t , au contraire, ces v e n t s , n ' é t a n t gênés par a u c u n obstacle, soufflaient en toute liberté et t e n d a i e n t sans cesse à rafraîchir la t e m p é r a t u r e . L a rivière des Pères,

coulant a u bas de la sucrerie P e r r i n e l l e ,

séparait la cité de son c h a r m a n t faubourg, le Fonds-Coré,

parsemé

d'élégantes villas et de g r a c i e u x cottages. C'était le rendez-vous préféré des baigneurs ; mais il y avait aussi, comme a u t r e lieu de natation, la Grosse-Roche,

a u fond du Mouillage, où la plage était

même plus t r a n q u i l l e . U n t r a m w a y faisait le service, tout le j o u r , entre le F o n d s - C o r é et l'extrémité sud de la v i l l e . L e s Trois-Ponts,

sur la R o x e l a n e , a u delà d u j a r d i n Botanique,

renfermaient également de superbes chalets. L a situation de la cité créole n e lui p e r m e t t a i t g u è r e

d'être

u n e ville fortifiée. On y comptait c e p e n d a n t les trois batteries Sainte-Marthe,

Saint-Louis

et

Villaret.

Encore

venaient-elles

d'être désarmées. Sa superficie s'évaluait à 75 h e c t a r e s . L e s principales altitudes des environs de la ville sont le

Trico-

lore, 195 mètres, q u ' o n r e c o m m a n d a i t spécialement a u x convalescents ; le plateau

Trou- Vaillant,

140 mètres ; le morne Dorange,

154 mètres ; le morne

Abel,

124 mètres, où s'étageaient de

jolies maisons d e plaisance. L e parapet d e la batterie

Sainte-Marthe

avait 4 3 mètres et le fond de l'allée Pécoul, auprès de l'église de la Consolation, 45 mètres d'altitude. L a r a d e de S a i n t - P i e r r e , r a d e foraine, e n t i è r e m e n t ouverte, s'étendait de la pointe L a m a r e , a u nord, à celle d u Carbet, a u sud, entre lesquelles la côte présente u n e courbure à p e u près circulaire et des plages sablonneuses. Cette r a d e i m m e n s e devenait m a l h e u r e u s e m e n t redoutable en temps d ' h i v e r n a g e , à cause des vents d'ouest qui la balayaient violemment et des raz de m a r é e


SAINT-PIERRE : LA BOURSE, LE HASGAR DE LA COMPAGNIE G I R A R D . LE PHARE, LA PLACE IÏERTIN, LE PORT



PRÉCIS D E L'HISTOIRE

D E LA MARTINIQUE

87

fréquents à cette époque. P e n d a n t le reste de l ' a n n é e , ces p e r t u r bations d a n s la mer des Caraïbes

sont plus r a r e s et surtout moins

d a n g e r e u s e s ; l e u r plus grand inconvénient pouvait être alors de r e n d r e difficiles les communications des navires avec la ville. Aussi le m e i l l e u r mouillage pour les gros b â t i m e n t s se trouvait-il un p e u plus a u sud de la pointe méridionale d e Yanse

Thurin.

Le b a n c dans cet endroit de la baie se nomme plateau

Carbet.

du

Mais u n e fois la mauvaise saison écoulée, n o t a m m e n t à partir de j a n v i e r , o u v e r t u r e de la campagne sucrière, j u s q u ' e n j u i l l e t , la rade se garnissait de b a t e a u x d e tous les types connus dans la marine m a r c h a n d e , qui s'embossaient les uns contre les autres, de la Galère à l'extrémité d u Mouillage. D e u x postes sémaphoriques, situés l'un

sur le morne

Folie,

l'autre sur la place Bertin, signalaient tous les bâtiments passant au l a r g e . L a n u i t , la baie était éclairée p a r le feu rouge du p h a r e , d'une portée de 9 milles, et par les feux, b l a n c et vert, de la batterie Sainte-Marthe, d ' u n e portée de 4 milles, à l'extrémité de la colline qui domine le q u a r t i e r sud de la ville. L e mouillage des navires de commerce s'étendait

depuis la

pointe Sainte-Marthe j u s q u ' à la rivière des P è r e s , les bâtiments français occupant dans cet espace la partie située a u sud de la place Bertin et les b â t i m e n t s étrangers celle qui court a u nord. E n ces endroits, le fond a y a n t u n e pente très r a p i d e vers le l a r g e , on était contraint de mouiller à moins d'une encablure et demie de la plage et, par l'arrière, d'envoyer u n e ou d e u x ancres à j e t . Au p l a t e a u , a u c o n t r a i r e , l'ancre mordait par 38 ou 40 mètres d'eau, à d e u x encablures de la côte. Il ne fallait pas mouiller plus au l a r g e , p a r t i c u l i è r e m e n t dans l'ouest d'une petite ravine où les escarpements de l'anse T h u r i n sont interrompus et où l'on

ren-

contre des fonds très i n é g a u x sur des rochers. Le port de S a i n t - P i e r r e accaparait à lui s e u l , comme tonnage, plus des d e u x tiers du mouvement de la navigation dans la colonie. La majeure partie des marchandises de l'île y passait. Les chiffres du commerce e x t é r i e u r n'ont g u è r e varié depuis 1 8 8 8 . L ' a n n é e la plus m a u v a i s e , 1895, a donné 4 0 millions. A la suite du cyclone


88

ANNALES

DES ANTILLES

FRANÇAISES

de 1 8 9 1 , après lequel il y e u t tant à refaire, l'exercice accusa 56 millions. L e s importations, a u j o u r d ' h u i , sont de 25 millions et

(Cliché UN

COIN D U J A R D I N

DBS

de la V i e i l l u s t r é e . )

PLANTES

les exportations de 23 millions. L e s p r i n c i p a u x pays avec lesquels la place Bertin e n t r e t e n a i t des relations sont la F r a n c e et ses colonies, les E t a t s - U n i s et quelques républiques du sud de l'Ame-


r

PRÉCIS D E L'HISTOIRE D E LA MARTINIQUE

89

rique, l'Angleterre et ses possessions, Porto-Rico, Cuba, D o m i n g u e , Haïti.

(Cliché PETITE

CASCADE D U J A R D I N D E S

Saint-

d e la V i e i l l u s t r é e . )

PLANTES

L a F r a n c e envoyait surtout à Saint-Pierre des c h e v a u x , mules et mulets, des conserves, de la charcuterie, du beurre et des fromages, des pommes de terre et des pâtes alimentaires, des légu-


90

ANNALES

DES ANTILLES

FRANÇAISES

mes, des fruits tapés et confits, des h u i l e s , des m é t a u x divers, des produits chimiques, couleurs et v e r n i s , parfumerie, savons, bougies, des vins et liqueurs, des verreries et des poteries, des fils et tissus, des vêtements confectionnés, des articles de Paris, de la maroquinerie, des p a p i e r s , des cordages, de l'orfèvrerie, de l'horlogerie, des machines, des chaudières à sucre, des meubles, etc., etc. Saint-Pierre-Miquelon lui fournissait la morue. D e la G u y a n e lui v e n a i e n t les bois durs ; de Saint-Martin, la poterie et le m e n u bétail ; de Porto-Rico, la p l u p a r t des bœufs de travail. Cuba, le Venezuela, Colon l'approvisionnaient de tabac et de cigares, encore que le petun créole (') cultivé dans le pays permette d'y fabriquer 2

quantité de bouts ( ). Haïti était depuis longtemps déjà le principal importateur de café à la Martinique, la colonie n ' e n produisant plus assez pour sa propre consommation. L a cité créole vendait, en F r a n c e , sucre, r h u m s et tafias, vins d'orange, liqueurs des îles, cacao, indigo, bois de campêche, p e a u x brutes, écailles de caret, farine de manioc, a n a n a s ,

confitures,

vannerie caraïbe, bimbeloterie d u pays. A la G u y a n e elle livrait du sucre blanc, d u son de sa minoterie et du tafia, ainsi que la plupart des a u t r e s denrées dont le marché de C a y e n n e avait besoin. I l se produisait aussi des échanges assez importants entre la place Bertin et la Guadeloupe, qui payait en mélasses, vanilles et café. On n e rappellera jamais assez dans l'histoire de la M a r t i n i q u e combien c'était plaisir de vivre dans cette vaillante, laborieuse et très noble'cité. L a société de Saint-Pierre brillait, de temps immémorial, par la distinction, la haute intelligence, les goûts artistiques. A m i e des lettres, des sciences, des beaux-arts, d u progrès, elle était

en

même temps d'une hospitalité légendaire, avec une bonne g r â c e , u n charme exquis, u n e générosité vraiment royale. Tous c e u x qui 1. P e t u n , c'est le nom primitif du tabac, aux A n t i l l e s . N o s premiers colons furent planteurs de p e t u n . 2. Bouts : les cigares martiniquais s'appellent bouts. On dit : fumer le bout. L e bout est plus mince que les cigares ordinaires, mais b e a u c o u p plus long.


PRÉCIS D E L'HISTOIRE

D E LA MARTINIQUE

ont p u se mêler a u m o u v e m e n t , à la vitalité, à l'effervescence

91

de

Saint-Pierre, disaient d'une voix unanime qu'ils aimaient ce foyer séduisant avec la m ê m e a r d e u r et la m ê m e passion qu'ils chérissaient leur clocher, l e u r b e r c e a u . Adorée de tous c e u x qui la connaissaient bien, r e g r e t t é e de tous c e u x qui la quittaient, telle fut toujours la bonne cité créole, la terre nostalgique,

à laquelle on

songeait si a m o u r e u s e m e n t que cette fidélité reconnaissante

du

souvenir lui avait v a l u le nom m y s t é r i e u x et doux de pays

des

Revenants. A u risque de r é p é t e r p e u t - ê t r e quelques notes, et non sans y crayonner nous-même une ou d e u x lignes, retraçons r a p i d e m e n t une page écrite par u n e â m e plus poétique q u e la nôtre et à laquelle, sans la connaître a u t r e m e n t , nous offrons l'hommage de notre considération la plus sincère. « L a ville de S a i n t - P i e r r e , y lisons-nous, bâtie sur la rive, semblait avoir glissé d e la montagne vers la m e r , ses rues dégringolant en u n e cascade de maisons d'où jaillissaient les p a n a c h e s verts de palmiers géants aussi h a u t s que les blanches tours j u m e l l e s d e la cathédi'ale. « C'était la plus jolie et la plus originale cité des Antilles. D ' u n e architecture a n c i e n n e dont les lignes r a p p e l a i e n t les constructions du

XVII

e

siècle, ailleurs si graves, tout y était a u contraire g r a c i e u x ,

les rues dallées, toutes en côtes, les maisons claires t r a n c h a n t sur le bleu intense d u ciel. » E l l e ne rappelait pas s e u l e m e n t les édifices du

XVII

e

siècle, la cité créole, mais plusieurs de ses maisons

remontaient sans retouche à cette époque et, comme les pierres parlent, saxa loquuntur,

il n ' y avait q u ' à interroger ces témoins

d'un passé déjà si vieillot pour a p p r e n d r e des choses curieuses sur chacun des chapitres les plus émouvants de l'histoire coloniale. « De tous côtés, coulaient des ruisseaux d ' u n e limpidité de cristal, qui m ê l a i e n t a u x bruits de la place celui de l e u r m u r m u r e tant aimé. On comptait plusieurs fontaines décorées de colonnes ou de bas-reliefs de b r o n z e , tritons ou lions, d'un art c h a r m a n t , les tritons de la place Bertin surtout, modelés d'après ces robustes torses de bronze v i v a n t » qu'on voyait à côté, roulant au soleil les houcauts de sucre et les fûts de tafia.


92

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

< L e s lignes et les couleurs étaient à S a i n t - P i e r r e , pour u n œil d'artiste, u n e récréation p e r p é t u e l l e . R i e n n'offrait u n caractère aussi pittoresque que ces descentes vers le port p a r de v i e u x escaliers de pierre moussue. » D e la r u e Victor-Hugo s'éparpillaient de chaque côté les autres a r t è r e s , garnies d'une folle végétation courant p a r dessus les rochers a b r u p t s et p é n é t r a n t à travers les failles de la lave. « P a r instant, des toits de maisons gisaient à vos pieds et, à chaque pas, c'étaient des échappées sur la baie, où le bleu de la m e r et le b l e u du ciel se confondaient à l'horizon. L e s vaisseaux qu'on y découvrait paraissaient ainsi flotter en plein azur. » P a r t o u t , se dégageait u n e odeur p é n é t r a n t e de sucre, d e sirop et de r h u m , c h a u d e haleine particulière d e la cité, parfum de toutes les usines de la colonie. « D a n s ce c a d r e , j e t e z une population des Mille et une toute la gamme des blancs et des noirs diaires,

», les cent étapes

Nuits, intermé-

de l ' E u r o p é e n a u x multiples tonalités que présentent les

nègres d'Afrique, les Caraïbes, les I n d i e n s et les Chinois, suite le plus rare mélange de races métisses,

par

— les mulâtresses, les

capresses, les griffes, les quarteronnes, les octavonnes, les chabines, etc., e t c . , à côté d e cet a u t r e t y p e , p u r , merveilleusement beau et fin, des créoles blanches, vraies filles d e F r a n c e , femmes

intransigeantes,

gardiennes

jalouses

l'ancienne

d u sang, des

m œ u r s , des traditions, de la foi et de l'honneur d e leurs ancêtres ! L a classe d e couleur elle aussi a son aristocratie, intelligente et fière, riche, belle, savante, a u x goûts raffinés Mais il n ' é t a i t pas, à S a i n t - P i e r r e , j u s q u ' a u x femmes du peuple qui n e recherchassent, outre l'exquise propreté, le l u x e que leurs moyens pouvaient l e u r p e r m e t t r e . E l l e s n e s'habillaient pourtant pas, comme les dames opulentes de l ' u n e ou l'autre aristocratie, à la dernière mode parisienne q u i , d'ailleurs, n e rehausse point les attraits des filles de couleur en droit de s'estimer jolies. C'est pourquoi, le comprenant, la mulâtresse, en g é n é r a l , préfère porter avec grâce sa toilette traditionnelle a u x n u a n c e s chatoyantes, rose, vert p â l e , bleu clair, lilas, rouge, sans r i e n de criard, gentille a u contraire et seyante. Sa coiffure, — la tête, selon le mot en usage, —


{Cliché UNE

PARTiB

DE

LA

RUE

VICïOR-HCGO

de la V i e

illustrée.)



PRÉCIS D E L'HISTOIRE

D E LA MARTINIQUE

95

consiste dans le madras, d ' u n j a u n e éclatant ou multicolore, enroulé avec u n soin i n g é n i e u x , couvert de broches et d'épingles d'or, r e haussé par u n e pointe élégante en forme d ' a i g r e t t e . P o u r user des termes mêmes qu'elles consacrent à leur habillem e n t , disons des négresses qu'elles sont en jupe ou en robe, comme les mulâtresses, absolument. Négresse en jupe:

u n e j u p e couleur, à queue, piquée,

c'est-à-dire

relevée, avec intention de faire montre de ses dessous brillants, brodés et repassés a v e c u n art qui ne laisse r i e n à r e p r e n d r e . La jupe des négresses n'est point une reproduction

des modèles créés par

les couturiers ! C'est plutôt un j u p o n très a m p l e , q u ' u n e coulisse ajuste à la taille. L a négresse en j u p e porte d e riches chemises décolletées,

fine-

ment brodées, d'une coupe assez originale, dont le haut forme corsage, à manches s'arrêtant a u x coudes et, là, ornées de d e u x gros boutons d'or. A u x oreilles, elle a de grands cercles d'or ; sur le cou, u n fichu de soie à la mode bretonne et des colliers d'or à r a n g s n o m b r e u x , des colliers-choux,

comme elle les appelle ; a u x pieds, des bas de

couleur et des pantoufles en drap avec broderies a u x

nuances

vives et v a r i é e s . Négresse

en robe: cette robe rappelle un p e u l'uniforme de cer-

taines pensions, mais l'étoffe est à gros ramages ; le reste de la toilette est la m ê m e que chez la négresse en j u p e . L ' u n e et l'autre sont coiffées du madras rutilant d'or, de m ê m e tissu et d e m ê m e a g e n c e m e n t que celui des mulâtresses. Nous n e risquons pas de nous tromper en disant que ce qui m e t le sceau à la toilette des négresses et donne u n s u p r ê m e cachet à la beauté des mulâtresses, c'est le soleil étincelant des Antilles.

Sous

d'autres c i e u x , elles paraissent ternes et déchues de l e u r r a n g , telles les plantes merveilleuses des tropiques, qui ont l'air de se sentir humiliées et honteuses dans nos serres d ' E u r o p e , quoi que nous fassions pour elles. L e p e u p l e , à S a i n t - P i e r r e , vivait dehors, p e n s a n t tout h a u t , emplissant l'air sonore d e cris j o y e u x et de r i r e s , sans souci du lendemain.


96

ANNALES

D E S ANTILLES

FRANÇAISES

L e p e u p l e , en effet, n ' a pas à la Martinique de vie i n t é r i e u r e , ni secrète, ni i n q u i è t e . L e n è g r e étale son existence tout e n t i è r e . Il n'éprouve pas s e u l e m e n t le besoin de se c o m m u n i q u e r , mais encore de déborder. Il aime le b r u i t , le b r u i t l ' a t t i r e , le captive, l'emporte et il faut qu'il y ajoute d e son e x u b é r a n c e . 11 raconte ses affaires, ses projets, ses actes, ses idées, ses r a n c u n e s , ses affections a u x parents, a u x voisins, a u x amis, à tout venant, a u x passants qu'il rencontre sur son chemin pour la p r e m i è r e fois et qui ont la patience de l'écouter. E t cela n e l'empêche pas de travailler et de fournir sa t â c h e ou ses barbes ('), a u j o u r le j o u r . L a négresse, m i e u x encore, a conservé entière sa primitive liberté d'allure. On e n t e n d dans les maisons, dans les cases, h l'église même, a u pied des statues et j u s q u ' à la table sainte, dans les rues et sur les grands c h e m i n s , son monologue i n i n t e r r o m p u . E l l e est chez elle partout. E l l e va, vient, agit, p a r l e , discute, riposte en coudoyant le public, comme si elle était seule le m o n d e entier, dit quelque p a r t M. G a r a u d . E l l e n e s'inquiète de personne, tout en n e p e r d a n t rien de ce qui s'agite autour d'elle et en continuant à semer a u x q u a t r e v e n t s ses discours, avec ses gestes, avec son esprit, avec son imagination, avec son c œ u r , avec ses haines et ses a m o u r s , avec ses imprécations et ses p r i è r e s . . . si heureuse du bonheur^) ! L a Montagne P e l é e , elle, ou simplement la Montagne,

comme

on l'appelait en famille a u sein de la population, la Montagne se liait à la vie de tous les habitants de S a i n t - P i e r r e . La Montagne, à leurs y e u x , n'était-elle point l'aïeule, l'auguste matrone, la confidente, l'amie, toujours j e u n e , toujours belle, toujours reine ? C'est elle q u e , avec délices, on contemplait et qu'avec allégresse on saluait de la ville et de la c a m p a g n e ! C'est d'elle q u e s'épanchaient des cours d'eau fécondants qui semaient la richesse sur u n e m u l t i t u d e d'habitations ! 1. Barbes : b e s o g n e s d'occasion, venant deçà, delà, et r e c h e r c h é e s de certains n è g r e s qui n'aimeraient pas de s'astreindre à" un m ê m e travail régulier. 2. H e u r e u s e du b o n h e u r : expression c h è r e aux n é g r e s s e s , qui la répètent sans c e s s e ; t e r m e à la fois vulgaire et typique sur leurs l è v r e s , ne signifiant rien ou signifiant toute satisfaction.


PRÉCIS D E L'HISTOIRE

D E LA MARTINIQUE

97

C'est elle, en ses cimes n u a g e u s e s , qui reflétait à c h a q u e h e u r e du j o u r les couleurs changeantes du ciel, de la m e r et celles de l'existence m o u v e m e n t é e de la cité créole ! C'est elle, enfin, qui coiffait le plus somptueux madras,

pourpre,

rose ou m a u v e , auquel le soleil couchant mêlait des teintes d'or et les feux des plus purs diamants ! . . . E n c o r e quelques mots. E t ils seront bien de circonstance, hélas ! Nous les consacrons a u x trois cimetières

que renfermait la

ville. N u l l e part ailleurs le culte des morts n ' é t a i t plus vivant q u ' à S a i n t - P i e r r e . Ses champs de repos y formaient a u t a n t de j a r dins fleuris, de parterres e m b a u m é s , soignés avec piété et e n t r e tenus avec u n e persévérance que rien n e lassait. O u b l i e r les cimetières après avoir t a n t parlé de la vie active et du

perpétuel

mouvement de la cité créole, ce serait n'en avoir pas compris le génie c h r é t i e n . « Nos cimetières sont a d m i r a b l e m e n t placés, écrivait naguère un enfant d e S a i n t - P i e r r e . Celui d u Mouillage occupe la partie haute de la savane de l ' é v ê c h é , a u p i e d des falaises d u morne D o r a n g e . D è s l'entrée, vous heurtez nos origines : u n e foule d e tombes a n c i e n n e s , de marbres brisés, portant les chiffres des siècles écoulés, a t t i r e n t vos r e g a r d s et vous laissent r ê v e u r . Montez u n peu : c'est u n e g r a n d e chapelle, a u x d e u x côtés de laquelle des avenues s'étendent, bordées de riches c a v e a u x . » « Non loin de celui du Mouillage et a t t e n a n t a u x boulevards, on voit le cimetière de l'hôpital militaire, où reposent tant de vaillants officiers, t a n t de braves m a r i n s , tant d e soldats de l'infanterie et de l'artillerie coloniales, t a n t d e g e n d a r m e s , tant d'employés d e l'administration, victimes de la fièvre j a u n e et des autres maladies tropicales ou de leur d é v o u e m e n t qui n e compte j a m a i s avec les fatigues n i avec les sacrifices. « P l u s g r a n d est le cimetière du F o r t . C'est d'abord le témoin d'un plus v i e u x t e m p s . L à , ont été i n h u m é s les premiers colons. Les c a v e a u x portent, avec des dates plus a n t i q u e s , des noms en général plus aristocratiques. « L e site est ravissant. T r è s élevé, dominant la G a l è r e , il vous pose devant l'immensité de SAINT-PIEKRE-MARTINIQUE

l'Océan.


98

ANNALES

DES ANTILLES

FRANÇAISES

« D e r r i è r e vous, c'est le splendide a m p h i t h é â t r e de v e r d u r e qui enveloppe les Trois-Ponts, Pécoul, P e r r i n e l l e et se p e r d du côté du P r ê c h e u r ; ensuite, e n t r e la m e r et les collines, ce sont des champs d e cannes, à perte de v u e , étages en pentes douces et formant un des plus b e a u x panoramas des Antilles. « On se trouve ainsi comme entre d e u x infinis, sans parler de cet a u t r e univers, sans bornes également, q u ' o u v r e n t ces souvenirs, ces débris de l'histoire ! « Profonde y est la méditation, a u x h e u r e s fraîches du matin, q u a n d la brise secoue par bouffées les b r a n c h e s des v i e u x poiriers de l'allée des P è r e s , et douce, a u crépuscule, q u a n d le soleil s'est immergé et que les zéphyrs soufflent à peine comme le m u r m u r e de la p r i è r e . » Retrouverons-nous, parmi les survivants de l'horrible d r a m e que nous allons narrer bientôt, celui qui écrivait ces lignes ? S'il a reçu de D i e u , pour son d e r n i e r sommeil, un cimetière plus vaste et plus imposant que c e u x du F o r t , de l'hôpital militaire et du Mouillage, que sa mémoire y soit bénie avec celle de tous les morts de la vieille cité créole, depuis 1635 j u s q u ' e n 1902 !


CHAPITRE IV Q U E L Q U E S C É L É B R I T É S DE LA COLONIE

SIADAMK D E MAINTENON. — L'orpheline do Case-Pilote. — Fondation de Saint-Cyr. — Madame de Maintenon et la femme créole. J O S É P H I N E T A S C H E B D U L A P A G E R I E ( 1 7 6 3 - 1 8 1 4 ) , la célèbre créole. — L e s incertitudes de l'his-

toire. — Recherches historiques concernant l'impératrice Joséphine. — L'Impératrice-Mère aux Trois-Ilets. A I M É E D U B U C D E R I V E R Y , sultane validé. — L a mère de Mahmoud I I . AUTRES CÉLÉBRITÉS D E L A COLONIE. — Pierre Dubuc. — Dubuc l'Étang. — La famille de la Chardon nié re-Le vas sor. — Levassor, capitaine au Marigot. — François Levassor de Latouche de la Chardonnière. — L a famille de Laguarrigue. — Jean de Laguarrigae. — Laguarrigue de la Tournerie. — Laguarrigue de Savigny. — Laguarrigue de Survilliers. — Laguarrigue (Rochefort). — Philippe de Laguarrigue. U N E LÉGION D E B R A V E S . — Percin Canon. — Dugué. — D e Catalogne. — Desrivaux. — Dubuc d e Mareusay. — Courville. — Melse. — Bellevue Blanchetière. — Guignod. — Pothuau Desgatières. — L e Pelletier, etc., e t c . Léon Papin-Dupont, le saint homme de Tours. Nécropole de la vieille France coloniale.

MADAME DE MAINTENON L'orpheline

de C a s e - P i l o t e .

P e u d'années après la prise d e possession de la M a r t i n i q u e p a r les F r a n ç a i s , vivait, a u quartier d e la Case-Pilote, dans un état d'extrême m i s è r e , Françoise d ' A u b i g n é . Son g r a n d - p è r e , A g r i p p a d ' A u b i g n é , n é en Saintonge, en 1550, avait t r a d u i t , à l'âge d e d i x a n s , le Criton d e P l a t o n . P l u s t a r d , il combattit v a i l l a m m e n t d a n s les r a n g s des calvinistes. H e n r i d e Navarre l'avait fait maréchal

d e camp et vice-amiral. Mais la

causticité d e son esprit fut toujours telle q u e son maître, d e v e n u roi d e F r a n c e , n e voulut pas le supporter d a v a n t a g e . D a n s la r e traite où il se renferma après sa disgrâce, d ' A u b i g n é employa ses loisirs à écrire u n e Histoire de 1550 a 1601. C e t ouvrage fut con. damné au feu p a r le p a r l e m e n t d e P a r i s . D ' A u b i g n é se retira à


100

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

G e n è v e , où il m o u r u t en 1630. On a d e lui u n roman satirique : Les Aventures du baron de Fœneste. Ses mémoires ont été publiés en 1854, et ses satires, intitulées les Tragiques, L e père de M

lla

l'ont été en 1857.

d'Aubigné était c a l v i n i s t e , lui a u s s i , et sa

m è r e , catholique. F r a n ç o i s e , n é e , en 1 6 3 5 , dans u n e prison, à Niort, v i n t , en son bas â g e , avec ses parents, à la M a r t i n i q u e , son p è r e , comme t a n t d'autres g e n t i l s h o m m e s , ayant voulu tenter la fortune a u x îles. Il avait réussi en quelques a n n é e s à y fonder u n e habitation. U n j o u r qu'elle se promenait sur le r i v a g e , Françoise faillit être piquée p a r u n énorme s e r p e n t . Sa m è r e , appelée en F r a n c e pour affaires, l ' e m m e n a avec elle. Retournée ensuite dans la colonie, ainsi que sa fille, alors â g é e de me

onze ans, M

d ' A u b i g n é trouva son m a r i ruiné p a r le j e u . Il

obtint c e p e n d a n t u n e petite situation militaire et se voyait à la veille d'occuper u n e place lucrative, q u a n d il m o u r u t . Mais il était criblé de dettes. P a r suite de circonstances incompréhensibles et iniques, M

m e

v e u v e d ' A u b i g n é , modèle de piété et d ' h o n n e u r ,

fut livrée comme u n e proie a u x créanciers d u défunt, qui firent p r e u v e d ' u n e telle e x i g e n c e , q u ' a y a n t à se r e n d r e de n o u v e a u en F r a n c e pour des réclamations a u x q u e l l e s elle avait droit, il lui fallut, en garantie de sa parole, laisser sa fille en otage a u x mains de c e u x q u i avaient contribué à l'infortune et à la mort du p è r e de cette enfant. Mais la m è r e n ' a y a n t p u r e v e n i r , ils furent c e p e n dant bien forcés d e p e r m e t t r e à l'orpheline de partir aussi. C'était en 1648. D e retour dans sa famille, elle fut placée chez les ursulines, à Niort, puis à P a r i s . E l l e abandonna le calvinisme, qu'on lui avait inoculé, a u g r a n d désespoir de sa m è r e , et devint u n e catholique fervente comme celle-ci. N e possédant point d e fortune, elle épousa, trois ans après sa r e n t r é e en F r a n c e , le poète Scarron. U n e société choisie, où raient T u r e n n e et M

m e

figu-

de Sévigné, se réunissait chez elle.

V e u v e à vingt-cinq ans, elle m e n a u n e vie t r è s retirée et fut chargée de l'éducation des enfants d e M

m e

de Montespan.


MADAME D E

101

MAINTENON

P a r sa beauté chaste, par sa piété sincère et la supériorité aimable d e son esprit, elle exerça, sur Louis X I V , un ascendant dont elle ne se servit que pour le r a m e n e r à la p r a t i q u e de la vertu. L a t e r r e de Maintenon, acquise avec ce q u ' e l l e avait reçu pour prix de l'éducation des enfants de M

m e

d e Montespan, fut érigée

en m a r q u i s a t . U n mariage secret, contracté vraisemblablement en 1685, l'unit au roi de F r a n c e . Modeste et insensible a u x h o n n e u r s , elle n ' a j a m a i s d o n n é a u grand monarque, qui l'appelait Votre Solidité,

que les conseils les

plus louables et les plus sages. Fondation de Saint-Cyr.

E l l e se souvint d e son enfance, des chagrins d e sa mère à la Martinique et des larmes qu'elle y avait elle-même souvent r é pandues. C'est à la mémoire de ce chapitre d o u l o u r e u x de sa p r e mière existence, dont son cœur était plein et qui, a u sein m ê m e de l'opulence et d e la gloire, lui fit encore plus d'une fois verser des p l e u r s , q u e la F r a n c e fut redevable d e la fondation, à SaintCyr, d ' u n e maison d'éducation, destinée à recevoir 250 demoiselles nobles et p a u v r e s . Après la mort de Louis X I V , la marquise de Maintenon a c h e v a sa vie a u milieu de ses chères p r o t é g é e s , dans la c o m m u n a u t é d e Saint-Cyr, où elle m o u r u t en 1719. M a d a m e de Maintenon et la f e m m e créole.

Le chevalier de Méré, Bussy, ses adversaires j a l o u x , e u x - m ê m e s , nous la montrent, quelque d i x ans après son retour de la Martinique, tenant déjà les courtisans à distance, sous le charme de son regard spirituel,

vif, mais

froid.

Nous la connaissons bien, la raison d e cette froideur v o u l u e , dont elle n e se départit presque j a m a i s et qui ne fut, dans le principe, qu'une excessive timidité, mêlée d ' u n e crainte invincible et d'un


102

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

profond mépris : c'est que F r a n ç o i s e d ' A u b i g n é avait contracté dès l'enfance l'habitude de voir dans tout homme ardent, fort,

puis-

sant, u n cruel e n n e m i de sa m è r e , u n t y r a n de sa prime j e u n e s s e , un j o u e u r sans entrailles, u n é c u m e u r de dots, u n boucanier l'honneur des familles,

de

comme d'autres l'étaient sur les v i a n d e s des

bêtes abattues. Q u e l q u e chose de ces premières impressions angoissantes d u r a chez elle, qui lui tenaillait souvent les fibres les plus sensibles de l'âme. Or, tout se lie dans le caractère et dans l'existence. Aussi travailla-t-elle sans cesse à se commander, à se contraindre, à se retenir : ce fut là l'effort le plus i m p é r i e u x d e sa v i e . C'est pourquoi, sans en avoir d e v i n é la cause p r i n c i p a l e , u n observateur délicat, dans u n e fine portraiture ('), a pu écrire de M

m e

de Maintenon : « C'est à u n e certaine distance d e son c œ u r

que nous laisse sa correspondance m ê m e . On ne résiste point a u prestige d e cette raison o r n é e , de ce bon sens enjoué, p é n é t r a n t , aussi longtemps qu'on a le livre en main ; le livre fermé, le prestige s'efface, et, de cette n o u r r i t u r e si solide et si agréable, il reste comme u n arrière-goût un peu â p r e . »

:•

E l l e avait, d'ailleurs, le s e n t i m e n t net d e ce qu'elle réservait. « J e vous a i m e , écrivait-elle à l'un des siens, plus que ma sécheresse n e me p e r m e t de vous le d i r e . » E l l e n'ignorait pas non plus ce que, parfois, la franchise de son premier mouvement lui donnait d'apparente b r u s q u e r i e . Mais à quoi bon insister sur les attraits

qu'elle n'a pas voulu se

donner? « P e u de gens, disait-elle, sont assez solides pour n e regarder que le fond des choses. » C'est le fond des choses, s e u l , qui l'intéressait. Ses lettres valent infiniment m i e u x à la méditation qu'à la lect u r e . Il n ' y faut pas chercher « ce qui pétillait, Choisy, de brillant

suivant le mot de

et de fin sur son visage, quand elle parlait

d'ac-

tion ». E l l e s donnent « le dessin plutôt que le coloris de son esprit », dit Sainte-Beuve. Mais, dans cette gravité de ton, quelle souplesse! Quelle force 1. M . Octave GRÉARD, Trois portraits

de

Femmes.


MADAME D E MAINTENON

103

et quelle t e n u e , dans cette pensée j u s t e , sobre, également éloignée du paradoxe et d e la déclamation ! E t quel modèle que ce style qu'elle recommandait a u x demoiselles, « simple, n a t u r e l , sans tour, succinct » ! Sa 'langue est savoureuse, subtile, exquise. Saint-Simon l'admire sans r é s e r v e . Q u e l q u e effort qu'elle eût fait pour s'imposer à elle et à Saint-Cyr les formes d'austérité, elle n e s'écarte point d e celles que son siècle avait produites de plus nobles et de plus achevées. L e p r e m i e r j o u r de la représentation àJAthalie, elle sentit, avant tout le monde, q u e c'était le chef-d'œuvre de E a c i n e et, quelques années après la réforme de 1692, elle fit elle-même r e n t r e r Esther à Saint-Cyr, « les demoiselles n e pouvant a p p r e n d r e rien de plus beau ». Cette perfection de sens littéraire, j o i n t e à la sûreté et à la profondeur du sens pédagogique, imprime, à ce qu'elle a écrit sur la 1

direction des j e u n e s filles, u n caractère particulier d'efficacité ( ). M

m e

d e Maintenon, pour tout d i r e , est d e cette race royale des

Sévigné, des F é n e l o n , des Molière, des Boileau, dont on conviendra toujours qu' « en mal parler porte m a l h e u r ». P a r m i c e u x qui ont connu à fond la société a u x Antilles et qui ont pu en apprécier la dignité et les mérites, il n e se trouve p e r sonne qui n'ait admiré combien les larmes de l'innocente et douce orpheline, otage des faux amis d e son père et des p e r s é c u t e u r s de sa m è r e , ainsi que les souffrances

éprouvées par tant

d'autres

femmes qui ont suivi avec le m ê m e héroïsme d e semblables voies douloureuses, ont fait g e r m e r d e vertus sur cette terre féconde. C'est à ce point, p o u r r a i t - o n d i r e , que l'esprit et le c œ u r , la 18

piété, la sagesse et le fier courage de M" de Maintenon et d e ses émules à travers les âges, semblent y fleurir toujours, avec u n e l u x u r i a n t e magnificence et la grâce la plus e x q u i s e , p a r m i les j e u n e s filles et les femmes créoles. 1. Annales

politiques

et littéraires.

N° 1089.


104

ANNALES D E S ANTILLES

FRANÇAISES

J O S É P H I N E T A S C H E R DE LA P A G E R I E ( 1 7 6 3 - 1 8 1 4 ) « LA C É L È B R E CRÉOLE »

Sous ce titre, le 15 m a i 1902, le Petit Journal publiait les lignes suivantes, qui n e sont pas toutes d ' u n e e x a c t i t u d e n i d ' u n e courtoisie parfaites : « Cet épouvantable désastre d e la M a r t i n i q u e , si j u s t e m e n t d é nommée la perle des Petites-Antilles, a frappé de stupeur l ' u n i v e r s . E l l e a été profondément douloureuse pour la F r a n c e , a t t e i n t e dans ses affections, dans son bien, dans ses i n t é r ê t s . Il n'est pas j u s q u ' a u x amants du passé, a u x discrets travailleurs, épris d'histoire ou de l é g e n d e , qui n ' a i e n t songé avec q u e l q u e mélancolie q u e cette terre m a l h e u r e u s e était la patrie d'une femme d i v e r s e m e n t appréciée, mais dont l'influence fut indéniable dans tous les é v é n e m e n t des premières a n n é e s d u siècle dernier. C'est, en effet, à la Martinique q u e n a q u i t , en 1763, disent les uns, en 1766,

préten-

dent les autres,

presque

Joséphine Tascher de la P a g e r i e . Il est

prouvé aujourd'hui,

et ceux qui soutiennent cette thèse s'appuient

une allusion de Napoléon, quaise s'attribua,

pendant

à Sainte-Hélène,

que la célèbre

son veuvage,

les papiers

d'une sœur plus jeune qu'elle et morte prématurément.

de

sur

Martininaissance

»

Ce d e r n i e r détail, sous cette forme, est i n e x a c t . Nous éluciderons plus loin la question relative aux d e u x dates 1763 et 1766. « Quoi qu'il en soit, ajoute le Petit

Journal,

née une a n n é e ou

l'autre, Joséphine est le type de la créole

U n e e r r e u r très

c o m m u n e , encore plus à P a r i s q u ' a i l l e u r s , v e u t que créole synonyme de mulâtre ou d e quarteron;

soit

en tout cas, a u x y e u x de

beaucoup , le créole a dans les veines un peu de sang de

cou-

leur. Rien n'est plus faux. L e créole est le fils du blanc, n é a u x colonies, sans a u c u n e mésalliance. » Ces notes sont j u s t e s . L ' a u t e u r , en ce qui a trait à J o s é p h i n e , i n d i q u e que la première femme de Napoléon n ' é t a i t point de sang mêlé, mais blanche, c'est-à-dire créole, dans l'acception ce mot,

qui signifiait

exclusivement,

à l'origine,

A N T I L L E S D ' E N F A N T D E RACE BLANCHE E U R O P É E N N E .

y

stricte

de

NAISSANCE AUX


L'IMPÉRATRICE J O S É P H I N E

105

Toutefois, plus tard, par le mot créole, on a désigné et on continue à désigner tout ce qui naît sous le ciel des Antilles,

lement les

GENS,

même les animaux,

non seu-

qu'ils soient b l a n c s , noirs ou m u l â t r e s , mais les plantes et les fruits.

On dit, en effet, cou-


106

ANNALES

DES ANTILLES

FRANÇAISES

r a m m e n t , a u j o u r d ' h u i , et d ' e n t e n t e commune : noir créole,

mu-

lâtre créole, aussi bien que blanc créole ; on dit également : cultures et bêtes créoles. Ces r e m a r q u e s permettront à c h a c u n de donner a u mot créole les diverses acceptions qu'il comporte : Son sens originel, très précis, applicable aux seuls enfants blancs nés de parents

européens,

ou d'origine

européenne,

sous le ciel des

Antilles ; Son sens plus l a r g e , d é s i g n a n t les enfants des trois classes sociales des îles du golfe du

Mexique;

Son sens très large, comprenant m ê m e les animaux productions

et toutes les

spéciales à ces régions.

Ajoutons enfin, sans q u e cela ait g r a n d e importance, q u e la classe de couleur n e prononce g u è r e a u x Antilles et prononce moins encore en E u r o p e le nom de mulâtre ; elle se qualifie p u r e m e n t et simplement de créole.

C'est son droit. L e s blancs et les

noirs, e u x , disent d ' u n e manière assez indifférente : gens de couleur et mulâtres. S u r leurs lèvres, ces mots sont parfaitement synon y m e s , et il n ' e n t r e r a j a m a i s dans l e u r pensée d ' a t t r i b u e r en principe u n sens moins r e s p e c t u e u x à l'une q u ' à l'autre d e ces d e u x appellations. P o u r nous personnellement, disons-le très haut, u n e fois pour toutes, nous parlerons toujours ainsi, librement, et nous penserons toujours a i n s i , d ' u n e m a n i è r e absolue, q u a n d les mêmes expressions se rencontreront sous notre p l u m e a u cours de ces Annales. L e Petit Journal dit e n s u i t e , avec u n e naïveté qui fait sourire : « T o u t ce que le blanc créole p e u t p r e n d r e a u climat sous lequel il est venu à la v i e , sous lequel il a été élevé, ce sont quelques manières d ' ê t r e , la nonchalance, et u n e certaine indifférence.

la coquetterie,

la légèreté

d'esprit

Ces défauts, qui p e u v e n t se c h a n g e r

en qualités, quand les circonstances s'y prêtent, et qui d e v i e n n e n t facilement g r â c e , amabilité et i n d u l g e n c e , J o s é p h i n e les avait tous. » Avec u n très petit fond d e v é r i t é , cette critique rapide du temp é r a m e n t créole fourmille d ' e r r e u r s . Nous le démontrerons. « E l l e fut élevée, en pleine liberté, sous le soleil des tropiques.


L'IMPÉRATRICE

JOSÉPHINE

107

Dans la petite propriété des Trois-Ilets, bien r é d u i t e par un ouragan terrible, où son père apparaissait r a r e m e n t , où sa m è r e passait sa vie dans l'indolence, l'enfant pousse, confiée à u n e vieille n é gresse, sans c u l t u r e intellectuelle, a d m i r a n t la n a t u r e , se m i r a n t dans l'eau des r u i s s e a u x , é t e n d u e u n e partie du j o u r dans la contemplation du ciel toujours bleu, de la m e r bienfaisante, des arbres magnifiques et des oiseaux b r i l l a n t s . — P l u s t a r d , elle fut placée à F o r t - d e - F r a n c e , cette ville d'où nous p a r v i e n n e n t t a n t d e tristes nouvelles a u j o u r d ' h u i . E l l e y apprit à lire et à é c r i r e , tout j u s t e ; l'orthographe n e fut j a m a i s son fort; on lui enseigna aussi la danse, où elle n e montra j a m a i s g r a n d e habileté. M u s i c i e n n e , d'instinct, elle sut chanter a g r é a b l e m e n t , en s'accompagnant sur la g u i t a r e . Mais la j e u n e fille était d'allure si c h a r m a n t e , possédait tant de grâces sans être réellement jolie, a y a n t u n teint d o u t e u x et des dents médiocres, que son m a n q u e d'instruction, d'ailleurs très commun chez les femmes de son époque, ne lui porta a u c u n p r é judice. « E l l e épousa, sans l'avoir jamais v u a v a n t que le m a r i a g e fût décidé, le j e u n e A l e x a n d r e de Beauharnais, fils de l'ancien gouv e r n e u r de la Martinique, soldat sans g r a n d e capacité, de p e u de sens moral, avec lequel elle fit u n m é n a g e d'enfer. L a guillotine, qui atteignit le gentilhomme rallié, le général-vicomte républicain, la laissa v e u v e avec d e u x enfants, E u g è n e et Hortense. Ce fut alors pour elle la période de détresse. Prisonnière, elle évita heur e u s e m e n t l'échafaud;

l i b r e , elle trouva dans son

indifférence

même la force de passer en r i a n t à travers les difficultés, presque la misère ; aimable, elle sut se concilier l'amitié des femmes puissantes de l ' é p o q u e ; de vertu d o u t e u s e , ou tout a u moins inconsciente, elle acquit l'appui de B a r r a s ; puis elle épousa le g é n é r a l Bonaparte, croyant elle-même à u n e folie, tout a u moins à une mésalliance. « Son mari devait cependant lui donner des trônes, la célébrité et la fortune. Il devait aussi, il est vrai, l ' a b a n d o n n e r u n j o u r , sacrifiant à son immense ambition les souvenirs et les réalités d ' u n amour très profond. « D a n s cette existence incroyable, prestigieuse, de Napoléon et


108

ANNALES D E S ANTILLES FRANÇAISES

de J o s é p h i n e , les îles ont eu une influence b i z a r r e . C'est dans u n e île que naît l ' E m p e r e u r ; c'est dans u n e île que naît sa f e m m e ; c'est encore dans u n e île, l'île d ' E l b e , qu'il va, tombé de son piédestal, rêver à sa r e v a n c h e prochaine et p r é p a r e r son r e t o u r ; c'est enfin dans une île, Sainte-Hélène, qu'il m e u r t , d é c h u de sa puissance matérielle, mais emplissant le m o n d e de sa gloire. L ' e n n e m i qui l'a combattu sans trêve ni merci, c'est u n peuple vivant dans une île, c'est l'Anglais. « L'histoire d u couple impérial est pleine d e ces étrangetés : prédictions des négresses d e la Martinique se réalisant pour Josép h i n e , inquiétudes de M '

ne

Mère justifiées par la suite des temps,

destinées de l'héritage de Napoléon. Alors que l ' E m p e r e u r r ê v e de fonder une dynastie et r é p u d i e la créole pour u n e a r c h i d u chesse, la P r o v i d e n c e déjoue ses calculs. Napoléon I I m e u r t sans avoir r é g n é . C'est Napoléon I I I , le n e v e u , qui monte u n j o u r sur le trône : Napoléon I I I , le fils d'Hortense de B e a u h a r n a i s , le petitfils de J o s é p h i n e , vicomtesse de l'ancien r é g i m e , impératrice et reine des temps n o u v e a u x . » Nous allons, dans quelques notes détachées de nos Annales la Martinique,

de

r é p o n d r e en peu de mots à l'article qui p r é c è d e et

à une a u t r e information erronée, dont voici la t e n e u r : Les i n c e r t i t u d e s de l ' h i s t o i r e .

« L e facétieux humoriste qui a fait toute u n e thèse pour soutenir que Napoléon Bonaparte n e fut q u ' u n m y t h e et n'exista j a m a i s q u e dans l'imagination des foules n e pensait pas que l'on mettrait un j o u r sérieusement en doute la personnalité de

l'impératrice

Joséphine. (La Croix, du 8 août 1891.) « C'est cependant ce qui a r r i v e . « L e docteur Pichevin, dit l'Éclair,

a fait relever à la M a r t i n i -

que les extraits de baptême des enfants de Joseph T a s c h e r de la P a g e r i e et de Rose-Claire des Vergers de Sannois : « L e u r première fille est nommée M A R I E - J O S È P H E - R O S E , b a p tisée le 27 j u i l l e t 1763 (cinq semaines après sa naissance) ; « La seconde, Catherine-Désirée, n é e le 11 d é c e m b r e 1 7 6 4 ;


L'IMPÉRATRICE

« L a troisième, Marie-Françoise,

JOSÉPHINE

109

née le 3 septembre 1766.

« Il s'agit de savoir laquelle de ces trois demoiselles d e la P a g e r i e a épousé B o n a p a r t e et devint l'impératrice J o s é p h i n e , après avoir été M"" d e B e a u h a r n a i s . « P a r u n e é r u d i t e discussion sur les dates et les faits,

on

cherche à établir que l'épouse de Bonaparte n e fut pas, comme on le croit, l'aînée, Marie-Josèphe-Rose, mais bien la troisième, Marie-Françoise. « Cela n ' a pas b e a u c o u p d ' i m p o r t a n c e ; mais les humbles p e u v e n t se consoler de l'obscurité où ils restent, e n voyant combien est incertaine l'identification des personnages que la gloire i n o n d a de ses rayons. » E t , m a i n t e n a n t , faisons réponse a u Petit Journal ; publions ensuite, in extenso,

certains documents j u s q u ' à ce j o u r inédits et, la

plupart, absolument i n c o n n u s . C'est vite fait d'accuser la femme créole de n o n c h a l a n c e , d e coquetterie, d e légèreté d'esprit, d'indolence ou d'indifférence. P a r certains côtés, souvent plus a p p a r e n t s que réels, quelquesuns de ces défauts existent chez les créoles, sans n u l doute ; mais ne se trouvent-ils pas plus ou moins chez les autres filles d ' E v e qui p e u v e n t se flatter comme les créoles de d é t e n i r toutes les grâces d u ciel et de la t e r r e ? L a v é r i t é , trois fois séculaire, est que la femme créole a toujours déployé a u t a n t d ' é n e r g i e que d e d é v o u e m e n t et manifesté a u t a n t de b e a u t é morale qu'elle possède d e charmes p h y s i q u e s . N u l l e femme, n u l l e m è r e , n u l l e c h r é t i e n n e n e sait m i e u x que la créole s'immoler d e c œ u r et d'âme a u x soins délicats que réclament d'elle son m a r i , ses enfants, sa maison et les p a u v r e s . Mais la créole a, par dessus tout, u n e qualité merveilleuse que personne n e saurait m é c o n n a î t r e , pour p e u qu'on soit initié à l'histoire des colonies : c'est la femme créole qui a su, d ' u n e m a n i è r e s u r é m i n e n t e , g a r d e r intact l ' h o n n e u r , a u x Antilles, son h o n n e u r , celui de son foyer, celui de la société, et l ' h o n n e u r m ê m e de la F r a n c e , qui ne va pas sans l ' h o n n e u r des familles et de la religion. Aussi, la fierté de la créole est indomptable. E l l e ne cède à r i e n , elle n e cède à personne, cette m a g n a n i m e fierté de la femme créole.


110

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

C'est chez elle u n principe quasi divin, une loi i m m u a b l e , qui r è g n e et qui commande. Ce principe est e x c e l l e n t ; son g o u v e r n e m e n t est bon, il le fallait a u x Antilles. L à où se rencontre ce noble sentiment, là également on trouve, dans nos colonies de la M a r t i n i q u e et de la G u a d e l o u p e , des familles dignes de tout respect, souvent m ê m e d'admiration, dans chacune des trois classes de la société. Si j e citais des noms, on serait é m e r v e i l l é ; m a i s , alors, j ' a u r a i s u n volume à écrire en l'honneur de presque toutes les vieilles familles blanches, de b e a u coup de maisons de couleur, avec u n appoint des plus

flatteurs

pour plusieurs négresses, nées s e u l e m e n t à la liberté depuis 1848 et d e v e n u e s si vite des imitatrices de leur p r e m i è r e maîtresse, la femme b l a n c h e . Ces traits rapides, qu'on veuille bien le croire, sont l'expression même de la v a l e u r intellectuelle, morale et sociale d e la femme a u x Antilles, p e n d a n t le xix° siècle. Tous les autres t a b l e a u x qui ont été publiés sont trop a n c i e n s ; ils sont d e v e n u s pour nous, en q u e l q u e sorte, des éléments n é g l i geables, des non-valeurs absolues par rapport à la physionomie de e

la femme créole du x i x siècle, d'après ce que nous venons de résumer avec impartialité et i n d é p e n d a n c e , à la suite d e nos observations quotidiennes des t r e n t e dernières a n n é e s à la M a r t i n i q u e et de notre connaissance des femmes d'élite des trois quarts de siècle précédents. Recherches h i s t o r i q u e s c o n c e r n a n t l ' i m p é r a t r i c e Joséphine. Lundi, 18 j u i n 1877.

D'après la tradition locale, et a u x termes des actes de baptême et de décès de la paroisse des Trois-Ilets, l'impératrice J o s é p h i n e serait née le 3 septembre 17Ô6, dans la sucrerie de l'habitation L a P a g e r i e , la maison de maître a y a n t été r e n v e r s é e , v i n g t - d e u x j o u r s a u p a r a v a n t , par u n terrible cyclone qui exerça d'impitoyables ravages dans toute la colonie. Ces r e n s e i g n e m e n t s , qu'il croit très a u t h e n t i q u e s dans l e u r intégralité et que j e r é s u m e en p e u de mots, me sont fournis sur place


L'IMPÉRATRICE

111

JOSÉPHINE

par u n vieillard des Trois-Ilets, très versé d ' u n e façon générale dans l'histoire des familles martiniquaises, ce qui n ' e x c l u t pas toute erreur, comme nous verrons.

A mes diverses questions, voici, en détail, ses réponses, exprimées avec une parfaite assurance : D . — L'impératrice

Joséphine

est née aux Trois-Ilets,

il n'y a

pas de doute à cet égard ; mais quelle est la vraie date de sa sance ? quels étaient ses prénoms de la Pagerie,

était-elle

? Des trois demoiselles

Vaînée, comme le veut l'histoire,

nais-

Tascher

ou la plus

jeune, comme vous prétendez ici ? R. — L ' I m p é r a t r i c e est née p e u de j o u r s après le cyclone de 1

1766, dans la p u r g e r i e ( ) m ê m e de l'habitation L a P a g e r i e , t r a n s formée h â t i v e m e n t en logis, la maison principale n ' e x i s t a n t plus depuis la catastrophe d u 13 a o û t . Ces souvenirs, l'ouragan de 1766 et la naissance, dans la p u r gerie, d e l'enfant qui devint impératrice des F r a n ç a i s , sont très 2

précis dans la mémoire des plus v i e u x I l o t i n s ( ) , dont quelques-uns ont connu la vénérée m a d a m e de la P a g e r i e , et dont les parents ont v u ou m ê m e servi la p l u p a r t des m e m b r e s d e cette famille, non moins distinguée par sa bienfaisance que par sa noblesse. Selon ces croyances locales, et dans les annales martiniquaises, l'impératrice Pagerie,

Joséphine est Marie-Françoise

de Tascher

de la

la plus jeune des trois filles de Joseph de la Pagerie et de

Rose des Vergers de

Sannois. * * *

D'après les actes officiels, mon v i e u x chroniqueur a mille fois raison, et, pourtant, l'histoire lui donne tort et donne tort aussi a u x documents conservés dans la paroisse des Trois-Ilets. 1. Purgerie : c'était le n o m c o m m u n é m e n t donné par les habitants au bâtitiment qui servait à la fabrication du sucre, avant l'installation des u s i n e s cen' traies, qui l e s dispensent à p e u près tous aujourd'hui d e s soucis de cette coûteuse fabrication. ï. N o m des habitants des Trois-Ilets.


112

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

Citons ces documents. J ' a i r e p r o d u i t ligne pour ligne, avec u n e s c r u p u l e u s e exactit u d e , le t e x t e qui fait foi p a r m i les Ilotins et autour d u q u e l se g r o u p e n t chez e u x les a u t r e s actes de leurs archives relatifs à la famille Tascher de la P a g e r i e . E n voici la copie exactement forme,

con-

avec ses irrégularités, vices de ponctuation, e t c , y compris

le soulignement des d e u x prénoms : N° 6 1 5 . B . de Marie françoise T a s e h e r de l a p a g e r i e A u j o u r d ' h u i six a v r i l 1 7 6 7 - a é t é B a p t i s é e p a r moi s o u s s i g n é c u r é de cette paroisse u n e fille n é e e n s e p t e m b r e , L e t r o i s , en

légitime

mariage de Messire

G a s p a r d D e la p a g e r i e h a b i t

-

de c e t t e p a r o i s -

se e t d e D a m e c l a i r e D u v e r g e r D e son

épouse

françoise ger

elle

été

nommée

Sanois Marie

p a r messire j e a n françois

Sanois

lapagerie Signés

a

et p a r Dugué

avec

fr. L a u r e n t

moi

dame habit'

1766

Joseph

Marie du

Duverger

Duver

paule

De

Port-Royal et

Dugué

curé.

T e l serait l'acte de b a p t ê m e de la future I m p é r a t r i c e , et le seul document à r e t e n i r ici, comme on va voir, a p r è s lecture des pièces suivantes relatives a u x d e u x autres filles de M. de T a s c h e r de la Pagerie. Acte

de baptême

de Marie-Joseph-Rose,

A u j o u r d ' h u i , 27 juillet 1 7 6 3 , j ' a i baptisé une nes,

née du légitime mariage

chevalier, M

m e

seigneur

de messire

de la P a g e r i e ,

1763. fille,

âgée de cinq semai-

Joseph-Gaspard

lieutenant

d'artillerie

de

Tascher,

réformé,

et de

M a r i e - B o s e des V e r g e r s d e S a n n o i s , ses p è r e et m è r e ; elle a été n o m -

mée Marie-Joseph-Rose p a r messire J o s e p h des Vergers, chevalier, seigneur de Sannois, et p a r M

m B

Marie-Françoise de L a

Chevalerie d e la P a g e r i e ,

ses p a r r a i n et m a r r a i n e soussignés : S i g n é : D e s V e r g e r s d e S a n n o i s , L a C h e v a l e r i e de de la P a g e r i e , et frère E m m a n u e l , capuein, curé.

la P a g e r i e ,

Tascher


SAINT-PIERRE-MARTINIQUE

STATUE DE i/lMPERATRICE J0SÉPU1HE A FORT-DE-FRANCE



L'IMPÉRATRICE

115

JOSÉPHINE

Acte de décès de Marie-Joseph-Rose,

1191.

L e 5 novembre 1 7 9 1 , nous soussigné, curé de la paroisse des Trois-Ilets, a v o n s i n h u m é , d a n s le c i m e t i è r e d e c e t t e p a r o i s s e , l e c o r p s d e d e m o i s e l l e M a r i e - J o s e p h - R o s e , fille l é g i t i m e d e f e u M . J o s e p h - G a s p a r d d e l a P a g e r i e et de d a m e M a r i e - E o s e d e s V e r g e r s d e S a n n o i s , v e u v e T a s c h e r de la

Pa-

g e r i e , d é c é d é e h i e r , a p r è s a v o i r r e ç u l e s s a c r e m e n t s d e l ' E g l i s e , e t souffert u n e l o n g u e et cruelle maladie avec édification.

Ont assisté à son e n t e r r e -

m e n t M M . les soussignés et p l u s i e u r s a u t r e s qui ne Signé : Pocquet

figurent,

de ce e n q u i s .

de P u i l h e r y , d'Audrifltet, C l e u e t , D u r a n d c a d e t , J e a n

Goujon, T a s c h e r , frère M a r c , c a p u c i n , curé des Trois-Ilets.

Acte de baptême de Catherine-Désirêe,

1165.

A u j o u r d ' h u i , 2 1 j a n v i e r 1 7 6 5 , a é t é b a p t i s é e C a t h e r i n e - D é s i r é e , fille l é gitime de messire J o s e p h - G a s p a r d d e T a s c h e r , é c u y e r , s e i g n e u r de la

Pa-

g e r i e , et de d a m e Rose-Claire de S a n n o i s , son é p o u s e , n é e le 1 1 d é c e m b r e d e r n i e r ; elle a e u p o u r p a r r a i n m e s s i r e J o s e p h - G a s p a r d T a s c h e r d e l a P a gerie, et p o u r m a r r a i n e M a r i e - C a t h e r i n e - F r a n ç o i s e B r o w n de S a n n o i s . Signé : Tascher

d e la P a g e r i e , B r o w n d e S a n n o i s , T a s c h e r d e l a P a -

gerie, J. Mergaux, missionnaire apostolique, curé desservant.

Acte de décès de Catherine-Désirée,

1111.

L e 1 6 o c t o b r e 1 7 7 7 . j ' a i i n h u m é d a n s le c i m e t i è r e d e c e t t e p a r o i s s e le corps de demoiselle C a t h e r i n e - D é s i r é e de la P a g e r i e , âgée de treize Signé : Toraille, d'Homblière, P a y a n

ans.

et frère T h é o d o s e de Colmar, c a -

pucin, curé.

L e s affirmations d u vieillard avec qui j e m ' e n t r e t e n a i s , le 18 j u i n 1877, et les actes originaux de la paroisse concordent donc parfait e m e n t . J e devrais en conclure q u e la troisième fille de M. T a s c h e r , Marie-Françoise,

l'enfant de l'ouragan, seule survivante de la

postérité L a P a g e r i e des Trois-Ilets, est bien celle q u e Napoléon associa à sa gloire et à ses revers. E t cependant telle n'est pas la vérité historique incontestable. Certaines réminiscences de lectures très a n c i e n n e s me le disaient, mais mes souvenirs, alors imprécis, flottaient dans m a mémoire, apparaissant et s'évanouissant comme dans u n songe. Où donc avais-je lu j a d i s q u e , d'après u n e déclaration de la famille m ê m e de l'impératrice J o s é p h i n e , celle-ci était de quelques années plus


116

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

âgée qu'on n e croyait communément ? — J e n e retrouvais plus mon point d'appui, et, sur ces données trop v a g u e s , j e souriais de ma hardiesse à opposer en quelque sorte des fins de non-recevoir a u x assertions d u vieillard des Trois-Ilets. C e p e n d a n t , les attestations formelles de mon c h r o n i q u e u r , son irréductible association d'idées à propos de l'impératrice Joséphine et d e l ' o u r a g a n , ainsi que la v u e des registres de la paroisse, avaient renversé mes objections et éclairci mes doutes. «

Allons, dis-je, en finissant, au v i e u x témoin de la tradition

locale, vous avez raison, et ceux-là ont raison comme vous qui accusent l'histoire d'être u n e éternelle conspiration contre la vérité. » (Notes du 18 juin 1877, aux Trois-Ilets.) * 28 a o û t 1884.

R e n t r é en F r a n c e , en congé, j e retrouve p a r m i les livres de ma mère celui a u q u e l mes v a g u e s souvenirs faisaient allusion plus haut et dont j e n'avais e n t e n d u l i r e , vingt-cinq ans a u p a r a v a n t , dans les veillées d ' h i v e r , que des morceaux choisis. J e cherche aussitôt les pages qui m'intéressaient et qui m e t t e n t les choses a u point, en r e n v e r s a n t la tradition locale des Trois-Ilets et en corrig e a n t u n acte des archives de la M a r t i n i q u e . U n e inconcevable e r r e u r a été positivement commise par le p è r e M a r c , capucin, c u r é des Trois-Ilets, r é d a c t e u r de l'acte de décès du 5 novembre 1 7 9 1 . L a j e u n e fille de la maison T a s c h e r de la P a g e r i e qu'il i n h u m a i t , ce j o u r - l à , ne s'appelait point Joseph-Rose,

Marie-

comme sa p l u m e l'écrivit par i n a d v e r t a n c e , mais

Marie-Françoise ('). 1. Par l'énorme faute de ce r é v é r e n d capucin, le père Marc, n o u s voilà donc réduits à n o u s métier de certains actes soi-disant a u t h e n t i q u e s . On p e u t invoquer, sans d o u t e , le bénéfice de l'excuse universelle : errare humanwn est, puisque, aussi b i e n , au x x s i è c l e c o m m e au xvin«, à l'état civil et ailleurs, on s e trompe souvent, qu'il s'agisse de vieux secrétaires congréganistes ou m ê m e de laïques très v e r s é s dans le m é t i e r ; pourtant, dans des cas, si gros de c o n s é q u e n c e s , devrions-nous jamais être contraints de nous débattre entre des archiv e s absolument indéniables et d'autres que la force d e s c h o s e s oblige à r é c u s e r e


L'IMPÉRATRICE

117

JOSÉPHINE

Il s'en suit que l'impératrice J o s é p h i n e n'est pas, comme on croit v u l g a i r e m e n t a u x Trois-Ilets, l'enfant de l'ouragan, et qu'elle n'avait pas été nommée a u baptême

Marie-Françoise.

L ' i m p é r a t r i c e J o s é p h i n e était : Marie-Joseph-Rose

de Tascher de la P a g e r i e ,

fille

aînée

de

Joseph de Tascher, v e n u e a u monde trois ans avant le cyclone de 1766, non d a n s la sucrerie, a u bord d u ruisseau qui traverse la propriété L a Pagerie-Sannois, mais dans la maison principale

de

l'habitation, alors très opulente et très vaste, sise sur u n magnifique plateau, à droite du chemin d'exploitation qui mène a u x champs de cannes à sucre, à travers les mornes, dans u n site pittoresque, fertile et r i c h e . Citons, en l ' a b r é g e a n t , l'historien de l'impératrice Joséphine : 1762. L e s Anglais étaient maîtres de la M a r t i n i q u e . M. de la P a g e r i e ,

q u o i q u e s u r v e i l l é d e p r è s e n q u a l i t é d'officier

ayant

c o m b a t t u j u s q u ' a u b o u t , f u t t r a i t é a v e c l e s é g a r d s d u s à s a b r a v o u r e p a r le g é n é r a l M o n k t o n , c o m m a n d a n t d e l ' î l e p o u r le r o i d ' A n g l e t e r r e . O n lui p e r m i t de r e t o u r n e r

aux Trois-Ilets

C'est là. après u n e p r e m i è r e c o u c h e m a l h e u r e u s e , que M" P a g e r i e m i t a u m o n d e , le 23 juin

1763,

. 18

de la

c e t t e fille d e s t i n é e à r é g n e r . . .

'

Cette date est celle q u ' a s s i g n e n t à la naissance de J o s é p h i n e son acte de m a r i a g e a v e c le v i c o m t e d e B e a u h a r n a i s et son a c t e de d é c è s , c o n s e r v é à Rueil. D e s r e c h e r c h e s r é c e n t e s ont fait croire qu'il fallait voir l'impératrice J o séphine,

non

dans la première

fille

de M. T a s c h e r de L a P a g e r i e , mais

dans son troisième et dernier enfant, n é trois a n s a p r è s . N o u s - m ê m e , e n p a r c o u r a n t et e n é t u d i a n t a v e c soin, sur les lieux, les actes

o r i g i n a u x c o n c e r n a n t la famille de la P a g e r i e , n o u s avons p e n s é

et

dû croire q u ' o n avait, lors de son premier m a r i a g e et de son d é c è s , vieilli J o s é p h i n e de trois a n n é e s .

après l e s avoir l o n g t e m p s i m p o s é e s à tous et à c h a c u n c o m m e très r e c e v a b l e s ? Infortunée J o s é p h i n e ! Un acte de b a p t ê m e trop récent, qu'on l'accuse de s'être appliqué, est répudié par l'histoire! U n acte de d é c è s prématuré, que son curé lui impose, est répudié également ! Napoléon, enfin, la répudie elle-même, après l'avoir p a s s i o n n é m e n t aimée ! 1. M. Sidney Daney, dans son Histoire de la Martinique, inscrit à la date du 24 juin 1764 la naissance de J o s é p h i n e . C'est une autre erreur.


118

ANNALES

DES ANTILLES

FRANÇAISES

Mais, en présence des documents très a u t h e n t i q u e s

qui nous ont été

communiqués depuis, en présence des lettres a u t o g r a p h e s écrites

par

les

plus proches parents de l'Impératrice et l'Impératrice elle-même, nous d e vons confesser notre erreur qui, au r e s t e , n'est p a s de notre fait, et revenir, sans hésiter, à la date d é c l a r é e p a r M. T a s c h e r de la P a g e r i e , d a n s l'acte officiel d u p r e m i e r m a r i a g e d e s a fille La

fille

aînée de M . d e la P a g e r i e r e ç u t les p r é n o m s d e

Marie-Joseph1

Rose:

le p r e m i e r l u i é t a i t d o n n é p a r s o n a ï e u l e e t m a r r a i n e , M" " M a r i e d e

L a Chevalerie

d e T a s c h e r ; le s e c o n d , p a r s o n p a r r a i n e t a ï e u l m a t e r n e l ,

M, J o s e p h d e S a n n o i s ; le t r o i s i è m e é t a i t c e l u i d e s a m è r e . . . D e p u i s p l u s i e u r s g é n é r a t i o n s , le p r é n o m d e J o s e p h s e m b l a i t p r i v i l é g i é d a n s l a f a m i l l e d e T a s c h e r . . . I l fut d é s i g n é c o m m e a p p e l l a t i o n p a r t i c u l i è r e à l e u r fille a î n é e , à défaut d'un

fils,

e t c e l l e - c i r é p o n d i t à ce n o m d e Joséphine,

q u ' e l l e fit si

g r a c i e u x e t q u ' e l l e a s u r e n d r e si p o p u l a i r e . J e g a g n e les b a t a i l l e s , disait N a p o l é o n , et J o s é p h i n e m e g a g n e les c œ u r s . M

m l !

d e l a P a g e r i e e û t s o u h a i t é u n fils, q u e s o n m a r i , a î n é d e s a m a i s o n ,

et les d e u x familles d é s i r a i e n t é g a l e m e n t . E n a n n o n ç a n t à M

m e

de Kenau-

din la n a i s s a n c e de ce p r e m i e r enfant, sa b e l l e - s œ u r lui écrivait : « C o n t r e t o u s n o s s o u h a i t s , D i e u a v o u l u m e d o n n e r u n e fille. M a j o i e n ' e n a p a s été moins g r a n d e , puisque j e la r e g a r d e comme un sujet qui r e d o u b l e m o n amitié p o u r v o t r e frère et p o u r v o u s . P o u r q u o i aussi n e p a s p o r t e r u n e idée, p l u s a v a n t a g e u s e

de n o t r e sexe ? J ' e n

c o n n a i s q u i r é u n i s s e n t d e si

b o n n e s qualités qu'il serait impossible de les r e n c o n t r e r t o u t e s d a n s l ' a u t r e . L ' a f f e c t i o n m a t e r n e l l e m ' a v e u g l e d é j à , e t m e f a i t e s p é r e r q u e m a fille r e s semblera à celles-là : q u a n d m ê m e j e n e jouirais point de cette satisfaction, e l l e m ' a d é j à r e n d u e s e n s i b l e a u x p l u s vifs s e n t i m e n t s q u e l ' â m e

puisse

ressentir. m e

(Lettre de M de La Pagerie à sa b e l l e - s œ u r M d e R e n a u d i n , 29 j u i n 1763.) m c

Voilà, dit son h i s t o r i e n , c o m m e n t J o s é p h i n e fut r e ç u e d a n s la v i e . E l l e fut p r e s q u e , p o u r s a f a m i l l e , u n d é s a p p o i n t e m e n t a u q u e l s a p i e u s e m è r e c h e r c h e d ' i n g é n i e u s e s c o n s o l a t i o n s ; l a P r o v i d e n c e se c h a r g e r a d ' e n t i r e r de magnifiques r é a l i t é s , q u i v a u d r o n t à c e t t e m a i s o n u n e b i e n a u t r e i l l u s t r a t i o n q u e n ' e û t p u le f a i r e c e fils t a n t d é s i r é . {Histoire

de l'Impératrice Joséphine, p a r J . A U B E N A S , t. I, c h . I, p p . 31-36.)


L'IMPÉRATRICE

(Journal

JOSÉPHINE

119

e

des Bruyères, 6 1 courrier France-Martinique. S o i r é e de Noël, 1899.)

J o s é p h i n e , la créole des Trois-Ilets, l'Impératrice des F r a n çais, est g é n é r a l e m e n t estimée. E l l e n ' a p o u r t a n t pas r e ç u des historiens tous les hommages qu'elle m é r i t e . U n des plus g r a n d s malheurs de Napoléon et son plus g r a n d tort furent d ' a b a n d o n n e r cette femme, en la r é p u d i a n t . P o u r ma part, j ' a i m e l'impératrice J o s é p h i n e , sans doute parce que ma m è r e l'aimait et que j e suis d e v e n u Martiniquais et habitant des Trois-Ilets ; j e l'aime, p a r c e que J o s é p h i n e m'a toujours p a r u gracieuse et digne de s y m p a t h i e ; j e l'aime encore par esprit de j u s t i c e , certaines critiques formulées à son sujet me paraissant par trop exagérées, sinon absolument fausses et m é c h a n t e s . C'est, en définitive, u n e g r a n d e figure d e l'histoire que celle de Josép h i n e , n o m m é e à tort dans son propre pays Y enfant de

l'ouragan,

mais qu'il est bien permis d ' a p p e l e r femme,

Reine et

Impératrice,

victime de l ' o u r a g a n . L ' I m p é r a t r i c e - M è r e aux T r o i s - I l e t s .

D a n s u n coin de l'église des Trois-Ilets, un bloc de grossière maçonnerie r e c o u v r a i t provisoirement, depuis trois quarts de siècle, la bière de M"

,e

D u v e r g e r de Sannois, femme de messire J o s e p h

Tascher de L a P a g e r i e et m è r e de S. M. l ' I m p é r a t r i c e des F r a n çais, R e i n e d'Italie. P e r s o n n e , depuis 1807, pas m ê m e Napoléon I I I , qui assurément ignorait ce fait, n'avait songé à r e n d r e à M

m e

d e la P a g e r i e le der-

nier h o m m a g e qui lui était d û . E n 1 8 7 8 , j e voulus, à mes frais, avec des moyens très modestes et sans soulever a u c u n e susceptibilité politique, essayer de r é p a r e r cette r e g r e t t a b l e omission. J e fis donc m é n a g e r , à la m ê m e place, dans la petite église, u n e sépulture u n peu m i e u x en rapport avec la considération d u e à la m è r e v é n é r é e d e J o s é p h i n e , dont la mémoire est encore bénie du p e u p l e des Trois-Ilets. J e fis enlever le bloc de maçonnerie l é g è r e , depuis longtemps déjà séparé des murailles de l'église par des secousses de t r e m b l e -


120

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

m e n t de t e r r e et maculé par des légions de ravets et a u t r e s i n sectes. Sous la d a l l e , j e fouillai u n emplacement c o n v e n a b l e , a u pied d u m u r de l'unique chapelle qui existât j u s q u e - l à a u x Trois-Ilets, et j ' y déposai le cercueil en plomb r e n f e r m a n t la dépouille mortelle de M

m e

de L a P a g e r i e , l'Impératrice-Mère. Enfin, u n petit

m o n u m e n t en m a r b r e b l a n c , très simple, qui fut encastré dans la muraille, rappela les titres de la défunte a u p i e u x souvenir d e ses compatriotes. L'amiral Grasset, alors g o u v e r n e u r de la Martinique, a y a n t eu connaissance de cet hommage r e n d u , en temps de R é p u b l i q u e , à la mère de l'impératrice Joséphine, m'adressa ses félicitations et ses remerciements, avec cette h a u t e délicatesse dont il était coutumier et cette vive joie qui le faisait s'associer a u plus petit acte patriotique ou r e l i g i e u x digne de son a t t e n t i o n . J e reçus aussi les c h a l e u r e u x témoignages de g r a t i t u d e des sure

vivants créoles de la famille : M" Clémence T a s c h e r et M. J u l e s Tascher de L a P a g e r i e (lettre du 11 avril 1878). A u fond, j ' a v a i s simplement fait acte de décence, stupéfié que j ' é t a i s d'avoir trouvé, d a n s l'église paroissiale des Trois-Ilets, ce bloc inconvenant de maçonnerie sur les restes d ' u n e femme très c h r é t i e n n e qui avait donné u n e I m p é r a t r i c e a u x F r a n ç a i s . Si un ancien a pu dire : « Rien d ' h u m a i n ne m'est é t r a n g e r » il m'est bien permis d'ajouter : « R i e n de français, d e martiniquais, de chrétien, ne saurait m ' ê t r e indifférent. » D e p u i s le 4 j u i n 1807, j o u r de ses funérailles solennelles, on avait ainsi m é c o n n u celle que son acte de décès nomme si j u s tement : « L'auguste M

,ne

Rose Claire D u v e r g e r de Sanois, fille de feu

messire Joseph François D u v e r g e r de Sanois

et d e feu d a m e

C a t h e r i n e Françoise B r o w n e , v e u v e de feu messire Joseph Gasp a r d Tascher d e La P a g e r i e , é c u y e r , ancien capitaine des dragons, chevalier, ... mère de S. M. l'Impératrice des F r a n ç a i s et R e i n e d'Italie

».

U n g r a n d m o u v e m e n t officiel avait eu l i e u , ce j o u r - l à . J e relève les noms, p a r m i les assistants a u x obsèques, de :


AIMÉE DUBUC D E

121

RIVERY

Messieurs Villaret, g o u v e r n e u r ; Laussat, préfet colonial; B e n c e , grand-juge ; Poquet de J a n v i l l e , conseiller a u Conseil souverain, e t c . , e t c . , etc. Louis de L e y r i t z , propriétaire a u x T r o i s - I l e t s ; Audiffredi, habitant des Trois - Ilets ; Marlet ; Audiffret, propriétaire de la Poterie, e t c . , e t c . , etc. Chollet, ancien préfet apostolique, curé d e F o r t - R o y a l ; frères Alphonse, H e n r y , V i n c e n t , T h é o d o r e , Zacharie de V é r a n i , curé des Trois-Ilets. A u c u n de ces personnages politiques, civils ou religieux, a u c u n d e leurs successeurs, p e n d a n t trois quarts de s i è c l e , ne s'occupa plus de « l'auguste M

m e

de la P a g e r i e ».

Ce m'est un b i e n doux souvenir d'avoir réparé cet oubli.

AIMÉE DUBUC DE R I V E R Y ,

SULTANE-VALIDÉ

La m è r e de M a h m o u d II.

A i m é e D u b u c de R i v e r y v i n t a u monde en 1766, a u Robert, sur l'habitation de la pointe Royale. E l l e était cousine de Joséphine Tascher de L a P a g e r i e , cousine également de celle qu'épousa L u c i e n B o n a p a r t e , M

Ile

de Bles-

champs. Ses parents l'envoyèrent en F r a n c e , pour achever son éducation, a u c o u v e n t des dames de la Visitation, à N a n t e s . E l l e avait d i x - h u i t a n s , lorsque sa famille la pressa de r e g a g n e r la Martinique. A u cours d u voyage, le bâtiment qui la portait, atteint d'une voie d'eau et près de couler bas, fut rencontré par u n n a v i r e espagnol faisant voile pour Majorque, qui sauva l'équipage et les passagers. Mais, a u m o m e n t d'arriver à destination, l'Espagnol, attaqué par un corsaire b a r b a r e s q u e , d u t se r e n d r e . A i m é e D u b u c , accompagnée de sa g o u v e r n a n t e , fut conduite à Alger. F r a p p é de sa beauté et de sa distinction, le d e y , h e u r e u x de faire sa cour a u G r a n d T u r c , lui offrit comme u n riche p r é s e n t la j e u n e créole, sa captive.


122

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

Sélim I I I s'attacha à son esclave martiniquaise et la p a u v r e j e u n e fille, subissant son étrange destinée, se résigna à d e v e n i r la sultane favorite du c o m m a n d e u r des croyants, a u q u e l , u n an après son entrée a u sérail, en 1785, elle donnait u n fils. « Sélim I I I , dit le baron Pruvost, dans son Histoire de la Turquie, avait u n e figure gracieuse et recueillie, des y e u x habituellement baissés sous de longues p a u p i è r e s ; u n e barbe noire et des m i e u x p e i g n é e s ; des joues colorées des teintes d ' u n sang riche, mais calme ; u n e stature un p e u courbée, plus appropriée à la prière q u ' a u cheval. » Son fils, Mahmoud I I , n é de la sultane française, comme on d i sait à Constantinople, prit les r ê n e s de l'empire, en 1 8 0 8 , et sa mère se trouva sultane-validé. C'était a u m o m e n t m ê m e de l'apogée et à la veille d u déclin de l'autre Martiniquaise, plus illustre encore et non moins infortunée, l'impératrice J o s é p h i n e . Permissions et desseins m y s t é r i e u x de la P r o v i d e n c e ! A quelques a n n é e s et à quelques lieues d e d i s t a n c e , dans la m ê m e famille et dans une petite colonie française, étaient nées d e u x enfants, d e u x cousines, qui devaient être les souveraines de d e u x vastes empires, a u x d e u x extrémités de l ' E u r o p e . Napoléon I " et Mahmoud I I , J o s é p h i n e T a s c h e r de L a P a g e r i e et Aimée D u b u c de Rivery sont des figures, c e r t e s , fort distinctes, diamétralement opposées chez les d e u x souverains, mais non sans de frappantes analogies chez les d e u x femmes, et très ressemblantes les unes et les autres par les épreuves et les calamités, sans nombre et sans m e s u r e , dont furent remplies ces quatre existences mémorables. Mahmoud I I soutint d'abord contre la Russie une g u e r r e désastreuse, que termina, en 1812, la paix de Bucharest, par l a q u e l l e il abandonna la Bessarabie. A l i , pacha de J a n i n a , se révolta ensuite contre son a u t o r i t é , de 1819 à 1 8 2 2 . L a G r è c e , insurgée en 1821 et soutenue par la F r a n c e , l ' A n g l e terre et la Russie, qui détruisirent la m a r i n e t u r q u e à N a v a r i n en 1827, fut déclarée i n d é p e n d a n t e en 1 8 3 0 . Après avoir fait u n e nouvelle concession a u x prétentions de la Russie par le traité d ' A k e r m a n , en 1826, Mahmoud, réalisant u n


A O I É E DUBUC

D E EIVEEY

123

projet qu'il méditait depuis longtemps, extermina les janissaires dans cette m ê m e année et puis e n t r a d é c i d é m e n t dans la voie des

réformes dont l'avait e n t r e t e n u sa m è r e . Il commença par introd u i r e dans son a r m é e l'organisation européenne. Il i n a u g u r a

le


124

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

régime administratif, par lequel il espérait faire vivre l'empire moribond des s u l t a n s . M a l h e u r e u s e m e n t pour lui, a t t a q u é une troisième fois par la Russie, en 1828, et l'armée e n n e m i e a y a n t franchi les Balkans et menacé Constantinople, il se vit forcé d e signer, en 1829, la p a i x d ' A n d r i n o p l e , qui plaça la Moldavie et la Valachiesous la protection russe. Méhémet-Ali, pacha d ' E g y p t e , soulevé contre lui en 1 8 3 1 , fit envahir la Syrie par son fils I b r a h i m q u i , après avoir défait les T u r c s à K o n i e h e n 1832, marchait sur Constantinople, lorsque l'intervention e u r o p é e n n e l'arrêta. L a Russie profita de cette circonstance pour imposer, en 1 8 3 3 , le traité d'Unkiar-Skéléssi, qui mettait la T u r q u i e à sa disposition. Mahmoud I I v e n a i t de r e c o m m e n c e r la g u e r r e avec Méhémet-Ali, et Ibrahim avait b a t t u son a r m é e à Nézib, en j u i n 1839, lorsqu'il e r

mourut le 1 j u i l l e t s u i v a n t . E n dépit des vicissitudes, t a n t q u e vécut la sultane-validé, elle employa constamment son pouvoir à rapprocher la T u r q u i e de la F r a n c e et à servir les intérêts de sa patrie d'origine non moins que c e u x de la Sublime-Porte. L e g é n é r a l D o y b e t , le maréchal M a r m o n t , envoyés en mission à Constantinople, y t r o u v è r e n t , grâce à elle, u n accueil e x c e p t i o n n e l l e m e n t c h a l e u r e u x , et le g é n é r a l Sébastiani, ambassadeur de F r a n c e , lui d u t de réussir dans des négociations souvent inextricables. A u lit de mort de sa m è r e , qu'il adorait, Mahmoud l u i - m ê m e introduisit un prêtre de sa religion et d e son pays. Si, en effet, M

lle

de R i v e r y se souvint toute sa vie d e la F r a n c e ,

à l'heure s u p r ê m e , elle supplia son fils de ne point lui refuser la faveur de mourir dans sa foi c h r é t i e n n e , que le sérail n'avait j a m a i s pu arracher de son c œ u r . C'était p e n d a n t u n e nuit d'hiver. L e s janissaires n'avaient pas encore été anéantis. L e P . Chrysostome, supérieur du couvent de Saint-Antoine, à Constantinople, priait dans sa cellule. D e s rafales m e n a ç a n t e s , ébranlant les maisons, faisaient e n t e n d r e des grincements et des plaintes l u g u b r e s . L e s v e n t s de la m e r N o i r e , glissant sur le Bosphore, avaient apporté avec e u x l'orage et la t e m p ê t e . L e P . Chrysostome ent e n d frapper à coups redoublés à la porte du couvent. E t bientôt


AIMÉE D U B U C D E

RIVEEY

125

le frère portier v i e n t à l u i , pâle et tremblant, suivi de d e u x j a n i s saires dont l'un, s'approchant du s u p é r i e u r , lui présente un

firman.

L e r é v é r e n d père se r e n d à l'église et, quelques instants après, part pour Galata a u milieu d e son escorte. Il p r e n d place dans un caïque à douze paires de rames. L a barque s'éloigne et bientôt se p e r d dans la nuit. Cependant, d a n s u n e pièce somptueuse, a u x riches tentures et a u x tapis l u x u e u x , u n e femme est en proie à de vives souffrances. U n m é d e c i n est près de son lit. D e r r i è r e une balustrade placée à côté d e la porte, d e u x esclaves noires sont debout. A quelques pas plus loin, u n personnage, plongé dans un profond c h a g r i n , n e p e u t r e t e n i r ses gémissements et ses sanglots. Il est plus de minuit. Soudain, u n n è g r e s'avance, s'incline et dit : « Il est là, faut-il qu'il entre ? » L e prince fait signe de laisser p é n é t r e r . On introduit auprès de la m a l a d e le moine que les j a n i s saires venaient d ' a m e n e r . L ' h o m m e à qui tout le monde obéit en ces l i e u x , d ' u n geste, fait sortir les assistants, et, s'approchant de l'auguste m a l a d e : « Ma m è r e , dit-il, vous avez voulu mourir dans la religion de vos p è r e s , que votre v œ u soit accompli ! » E t il se r e t i r e . — S u r les pas du G r a n d T u r c , et a u x mains de l'apôtre de la réconciliation divine, J é s u s - E u c h a r i s t i e , q u ' A i m é e D u b u c n'avait plus r e ç u depuis son d é p a r t du couvent d e la Visitation, d a i g n a s'humilier pour elle j u s q u ' a u sérail, d'où, par son infinie miséricorde, u n e â m e pécheresse p u t r e p r e n d r e son essor vers le ciel. L e fanatisme turc se fût soulevé contre Mahmoud, que sa tendresse et son obéissance filiales r e n d a i e n t complice d e ce sacrilège à la foi d e l'islam, s'il avait p u , avant longtemps, en p é n é t r e r le secret. L e l e n d e m a i n , le P . Chrysostome resta, des h e u r e s e n t i è r e s , prosterné d e v a n t les a u t e l s , e n prière pour le repos de l'âme d e la « sultane française, Aimée D u b u c de R i v e r y , mère d e M a h m o u d I I , le souverain de Yldiz-Kiosk ».


126

A N N A L E S D E S A N T I L L E S FRANÇAISES

A U T R E S C É L É B R I T É S DE LA COLONIE

Pierre Dubuc ( 1 7

e

siècle).

P i e r r e D u b u c , le premier colon français et le premier habitant sucrier de la T r i n i t é , était originaire de N o r m a n d i e . D è s l'âge de quatorze ans, il servit a u r é g i m e n t du grand maître de Malte. R e v e n u dans son pays après quelques campagnes, il se prit d e querelle avec le chevalier de P i a n c o u r t . D u e l s'ensuivit, dans lequel le chevalier trouva la mort. D u b u c fut contraint de se sauver en toute h â t e . Il n'avait pas encore d i x - h u i t a n s . D a n s sa fuite précipitée, il apprit q u ' u n navire de D i e p p e mettait à la voile pour les îles d ' A m é r i q u e , il s'y jeta et fut porté à Saint-Christophe. Sa bravoure, son cœur g é n é r e u x et serviable l'y firent bientôt connaître. Aussi fut-il choisi par d ' E n a m b u c pour accompagner du P a r q u e t à la Martinique. V a i n q u e u r des Caraïbes a u r u d e combat de la aujourd'hui Sainte-Marie,

Case-du-Borgne,

il résolut d e se fixer dans cette r é g i o n ,

pour tenir tête a u x sauvages, s'il leur prenait envie de quitter les mornes les plus reculés de la Capesterre où on les avait refoulés, avec défense d'en sortir. Voilà d a n s quelles conditions il planta sa tente au-dessus d u b o u r g actuel de la T r i n i t é , la dernière horde caraïbe d e

Madanina

occupant le havre du Robert. C'est donc à P i e r r e D u b u c q u ' u n des quartiers, m a i n t e n a n t si considérables e t s i prospères d e l à colonie, doit son premier établissement de c u l t u r e de t a b a c , puis de cacao, enfin d e c a n n e à s u c r e . Ce vaillant soldat, ce planteur actif et i n d u s t r i e u x , fit part à ses compatriotes de ses observations, de son e x p é r i e n c e et de ses découvertes, afin qu'ils les missent comme lui à profit, dans les soins à donner à leurs plantations. A u r e s t e , le souci d e ses intérêts matériels n e l'a jamais empêché de se porter, le p r e m i e r , partout où il y avait des lauriers à cueillir, une moisson de gloire à récolter a u bénéfice de la Martinique et à


CÉLÉBRITÉS

D E LA

127

COLONIE

l ' h o n n e u r d e la F r a n c e : on l'a b i e n v u a u x combats de SaintChristophe, à la prise d'Antigoa et à la conquête de N e v i s , de Montserrat, de T a b a g o , de S a i n t - E u s t a c h e , de Corossal. L a poitrine depuis longtemps déjà constellée de b l e s s u r e s , P i e r r e D u b u c aida encore à chasser les Anglais de la G u a d e l o u p e , en 1 6 9 1 , et à les repousser, devant le F o r t - S a i n t - P i e r r e , en 1692. Électrisés par cet homme i n t r é p i d e , nos premiers colons d u nord de l'île, compagnons de D u b u c dans c h a c u n e de ses expéditions, furent à son exemple a u t a n t de héros. C'est pourquoi on faisait en F r a n c e u n tel cas de sa p r u d e n c e et de sa m a g n a n i m i t é , que le roi l u i - m ê m e le désigna comme conseil au chevalier de S a i n t - L a u r e n t et à l ' i n t e n d a n t B e g o n , q u a n d il arrêta son choix sur e u x pour les envoyer d a n s la nouvelle colonie française de S a i n t - D o m i n g u e . e

D u b u c l'Étang ( 1 7 - 1 8

J e a n D u b u c , s u r n o m m é l'Étang, b u c , le

e

siècle).

était le fils aîné de P i e r r e D u -

Brave.

Il marcha fidèlement sur les traces d e son p è r e . Après u n service de quelques années sur les vaisseaux du roi, s'étant retiré à la Martinique, il s'y maria et s'y distingua dans les charges de major, de capitaine des g r e n a d i e r s et de l i e u t e n a n t colonel des milices de la Capesterre. Tout j e u n e , il prit part a u x campagnes qui illustrèrent le chef d e sa famille et a u x entreprises dirigées dans la m e r des Caraïbes contre les ennemis de la F r a n c e . Il fut blessé à la descente q u e les A n g l a i s firent à la M a r t i n i q u e . Il lutta avec a v a n t a g e à la G u a d e l o u p e , e n 1 7 0 3 , à la tête d ' u n e compagnie de cent habitants de son quartier et n e contribua pas peu à contraindre les forces b r i t a n n i q u e s à se r e t i r e r . Il acquit beaucoup de gloire à l'attaque de Saint-Christophe, sous le comte de C h a v a g n a c , et, sous l'héroïque Cassard, à la prise de Montserrat, où il se r e n d i t maître du Réduit de cette île avec la troupe qu'il commandait. Il battit u n vaisseau de g u e r r e anglais de

cinquante-quatre

canons, alors que le sien n'en avait que v i n g t - h u i t . Ce fut u n e belle


128

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

j o u r n é e pour D u b u c et u n e v e r t e réponse à u n e provocation d e l ' e n n e m i : il se disposait, en effet, à p r e n d r e congé d u marquis d e P h é l y p e a u x , lieutenant g é n é r a l , conseiller d ' É t a t et g o u v e r n e u r d e la Martinique, qui l'avait choisi pour courir sus a u x A n g l a i s dans leurs possessions des Antilles, q u a n d un messager b r i t a n n i que, avec plusieurs autres officiers, se présenta. Se tournant du côté de D u b u c , l'Anglais lui dit : « Nous savons, Monsieur, que vous allez attaquer nos îles, mais vous n'êtes pas en forces. Vous n'aurez pas plus tôt pris la m e r que vous trouverez la Julie, vaisseau de la r e i n e , de 5 4 canons et de 350 hommes d'équipage. » L u i faisant aussitôt g r a n d e r é v é r e n c e , D u b u c r é p o n d i t à l'officier : « Si j e rencontre la Julie,

soyez s û r , Monsieur, que j e lui

r e n d r a i mes respects. » E t , s u r - l e - c h a m p , il s'embarque. P a r le travers du P r ê c h e u r , en v u e de la maison d e l'intendant où le gouverneur avait r e c u l e s Anglais, on voit soudain paraître la Julie.

U n des officiers e n n e m i s dit au g é n é r a l : « Monsieur, voilà

un bâtiment qui pourrait bien p r e n d r e soin d e p a y e r a u command a n t D u b u c un voyage à la Nouvelle-Angleterre ! » « C'est faisable, reprit en r i a n t M. de P h é l y p e a u x , mais, en att e n d a n t , qu'on apporte des sièges a u j a r d i n , et puis voyons ce qui va se passer. » Ils n ' é t a i e n t pas assis, que D u b u c avait allongé sa c y m a d i è r e , pour tomber sur l'Anglais. Celui-ci évite l'abordage, trois ou quatre fois. On se bat v i v e m e n t de part et d ' a u t r e , p e n d a n t d e u x h e u r e s , et, à la fin, l'Anglais, qui filait m i e u x , évente ses voiles et se sauve honteusement. L e général français se levant dit alors a u x officiers britanniques : « I l y a a p p a r e n c e , Messieurs, q u e le tabac de D u b u c est trop fort. M'est avis q u e les vôtres courent en chercher u n plus d o u x ! » On est redevable à J e a n D u b u c non s e u l e m e n t de la conservation de quantité d e vaisseaux français, mais encore, — en partie a u moins, — d e la conservation m ê m e à la F r a n c e de la colonie de la M a r t i n i q u e , toujours a r d e m m e n t convoitée par ses r i v a u x L'habitation de D u b u c l ' E t a n g occupait u n des sites les p l u s


CÉLÉBRITÉS

DE LA

129

COLONIE

pittoresques et les plus i n d é p e n d a n t s qu'on puisse r ê v e r . C'était sur le morne qui sépare la T r i n i t é de la baie d u Galion, dont u n e vaste découpure s'appelait j a d i s baie D u b u c , à l'entrée m ê m e de la presqu'île

de la

Caravelle.

L a Caravelle a des charmes ravissants. E l l e devrait être pour le pays la terre d e délices par excellence, la presqu'île des cottages, l ' E d e n des villégiateurs et des b a i g n e u r s . Ce domaine e n c h a n t é appartient, de nos j o u r s , a u x enfants d e M. Bougenot, héritiers de M. E u s t a c h e par l e u r m è r e . M. E u s t a c h e , très riche colon, industriel intelligent, par ailleurs banquier de n o m b r e u x h a b i t a n t s , et son g e n d r e , constructeur émin e n t , i n g é n i e u r h a b i l e , a d m i n i s t r a t e u r hors pair, ont e u pour e u x la bonne part

des jours

les plus heureux de la colonie, a u x i x " siè-

cle : aussi y ont-ils réalisé de grosses fortunes, fruits de leurs l a b e u r s persévérants et de leurs succès sans pareils dans l'exploitation des sucreries et des usines. La f a m i l l e de la C h a r d o n n i è r e Levassor ( 1 7

e

et 1 8

e

siècles).

L a famille de la Chardonnière est une des plus a n c i e n n e s de la Martinique. L ' a î n é des la C h a r d o n n i è r e Levassor, m e m b r e du Conseil souverain et capitaine de milice du F o r t - S a i n t - P i e r r e , était venu tout j e u n e a u x Antilles. Il se distingua dans la g u e r r e contre les Caraïbes et dans toutes les entreprises des F r a n ç a i s contre les Espagnols et les A n g l a i s . Il épousa u n e v e u v e très r i c h e . L e bonheur l'accompagna tellement q u e , en peu d ' a n n é e s , il se vit e n état d'installer sur ses terres la plus belle de toutes les sucreries coloniales. Sa femme, en m o u r a n t , le laissa héritier de ses biens et sans enfants. Levassor, capitaine au Marigot.

L a Chardonnière, cadet, était capitaine a u Marigot. D é b a r q u é a u x colonies quelque temps après son frère a î n é , qui lui confia d'abord l'administration d'une de ses habitations, le fonds Charpentier, il s'unit à M

m e

ve

V J o l l y , laquelle, étant morte p e u de temps

6 A I N T - P I E R R E - M A R T I N I Q U E

9


130

ANNALES D E S ANTILLES

FRANÇAISES

après l u i , abandonna la moitié de sa fortune, l'autre revenant à u n fils qu'elle avait eu d ' u n premier lit. L a Chardonnière traita avec le cohéritier et resta seul maître d ' u n domaine considérable. C'était u n gentilhomme très b r a v e , courtois, bon chrétien et parfait a m i . Sa maison passait pour u n e des m i e u x t e n u e s de toute la Martinique. Il montra a u t a n t d'initiative que d e courage et de p r u d e n c e dans, u n e m u l t i t u d e d'entreprises contre l'ennemi. I l m o u r u t l i e u t e n a n t colonel d u r é g i m e n t de milice de la Capesterre. F r a n ç o i s L e v a s s o r de L a t o u c h e de l a C h a r d o n n i è r e .

L e plus j e u n e des la Chardonnière vint rejoindre ses frères a u x îles, mais son inclination le porta plutôt à chercher les occasions de se signaler à la g u e r r e qu'à devenir un bon

habitant.

II fut u n temps considérable avant de songer à se créer un intérieur. I l partit plusieurs fois en course et s'y acquit de la r é p u t a t i o n . Il participa à toutes les expéditions contre les Caraïbes. S'étant enfin marié, il r e ç u t comme ses frères u n e commission de capitaine de milice. Ce fut très p e u de j o u r s après qu'il eut été promu à cette c h a r g e , q u e 900 habitants révoltés contre le règlem e n t n o u v e a u de la Compagnie des I n d e s occidentales prirent les a r m e s , dans le dessein de soulever la colonie entière. Latouche rassembla c i n q u a n t e braves, aussi résolus que lui, et, s'attaquant a u x séditieux, les força à r e n t r e r d a n s le devoir. Cet exploit, qui marquait sa fidélité et sa b r a v o u r e , lui attira l'estime des gouvern e u r s g é n é r a u x . Aussi, l'île de Saint-Christophe é t a n t menacée par les Anglais, qui avaient concentré leurs forces contre nos colons, M. de Clodoré, g o u v e r n e u r d e la M a r t i n i q u e , pensa qu'il n e pouvait trouver personne plus d i g n e d'être mis à la tête des secours qu'il y envoyait, que F r a n ç o i s Levassor de L a t o u c h e de la Chardonnière. Il lui d o n n a donc 150 hommes d'élite qui contribuèrent puissamment a u x avantages remportés sur l ' e n n e m i .


C É L É B R I T É S DE LA

131

COLONIE

Latouche fut aussi à la prise d'Antigoa, à celle de Saint-Eustache, de Curaçao et de T a b a g o . D e Baas le chargea d e voir comment il serait possible de s'emparer de Sainte-Foy, sur la Côte F e r m e , place riche et importante. Il s'acquitta si bien d e son rôle que cette acquisition semblait c e r t a i n e , d'après les sages mesures qu'il avait concertées, q u a n d le gouvernement crut devoir n e plus songer à poursuivre cette e n t r e p r i s e . L e comte de B l é n a c lui confia 200 hommes pour t e n t e r la conquête de la T r i n i d a d . Il y d é b a r q u a a v e c succès, poussa vivement les Espagnols et occupa les postes les plus a v a n t a g e u x . I l allait se r e n d r e maître de la forteresse, q u a n d u n coup de mousquet lui fracassa le genou. Ses gens p e r d i r e n t alors courage et préférèrent se r e m b a r q u e r . François Levassor s'illustra de n o u v e a u contre les A n g l a i s , en 1693. Quoiqu'il fût âgé de soixante-dix ans, il voulait concourir à la défense de la G u a d e l o u p e a t t a q u é e , en 1703, et il fallut que le gouv e r n e u r général et l'intendant employassent l e u r autorité pour le retenir à la Martinique, aussi bien q u ' e n 1706, lorsque MM. de Chavagnac et d'Iberville allèrent p r e n d r e Nevis et r a n ç o n n e r S a i n t Christophe. Il p u t d u moins se glorifier d e compter, dans ces dernières expéditions, d e u x de ses fils et t r e n t e - d e u x autres m e m b r e s de sa famille. Cette a n n é e m ê m e , a u mois de d é c e m b r e , le roi lui octroya des lettres d e noblesse qui furent enregistrées a u parlement, le 25 j a n v i e r s u i v a n t , et, plus t a r d , le 15 octobre 1716, confirmées par d'autres lettres royales. I l eut plusieurs enfants de son mariage avec Madeleine

Dorange,

fille du héros dont la mémoire sera toujours p r é c i e u s e m e n t g a r d é e dans les Antilles françaises, tombé face à l ' e n n e m i , en 1 6 7 4 , lorsque les Hollandais a t t a q u è r e n t Fort-Royal. L ' a î n é , Charles-Lambert

Levassor de Latouche,

écuyer, fut lieu-

tenant g é n é r a l garde-côte et lieutenant-colonel du r é g i m e n t d e milice de son p è r e . L e second, Charles-François

Levassor de Beauregard,

après avoir

été g a r d e de la m a r i n e et l i e u t e n a n t d ' u n e compagnie d u m ê m e corps, s'établit à la Martinique en qualité de capitaine de cavalerie.


132

ANNALES

L e troisième, Alexandre

DES ANTILLES

FRANÇAISES

Levassor de Longpré, d e v i n t aide g a r d e -

côte du Croisic. Sauf celui des Levassor, — le plus élevé en g r a d e et le plus brillant p e u t - ê t r e , — qui fut g o u v e r n e u r d e la Martinique et q u i , par sa témérité et son e n t ê t e m e n t , déplut à ses compatriotes et se laissa battre par les Anglais en 1762, tous les colons et les officiers d e cette illustre famille se sont trouvés en bonne place partout où il allait de l ' h o n n e u r d e la F r a n c e et de la défense des colonies, toujours des premiers où il y avait d e la gloire à a c q u é r i r et des bienfaits à semer a u x Antilles. La f a m i l l e de L a g u a r r i g u e ( 1 7

e

et 18" siècle).

M. de L a g u a r r i g u e appartenait a u n e famille parisienne, recommandable par son a n c i e n n e t é , ses alliances et sa noblesse. Ses p a r e n t s lui firent p r e n d r e le parti des armes. T o u t j e u n e , il servit dans le r é g i m e n t des g a r d e s , qui formait, en ce temps-là, l'école de la noblesse. Il y fut p e n d a n t six ou sept a n s , se trouva a u x batailles livrées sous le maréchal de T u r e n n e et à quelques sièges en F l a n d r e et en A l l e m a g n e , e n t r e les a n n é e s 1642 et 1648. 11 retourna dans ses foyers, pour se reposer de six campagnes consécutives, dans lesquelles il eut le m a l h e u r d'être blessé trois fois dangereusement. Son oncle, le c o m m a n d e u r de Raucourt, l'équipa et l'envoya à son ami, le c o m m a n d e u r de P o i n c y , à Saint-Christophe, en le lui présentant comme un gentilhomme de g r a n d e espérance. L e mérite personnel du j e u n e officier, plutôt que cette h a u t e référence m ê m e , lui mérita bientôt l'estime du l i e u t e n a n t g é n é r a l g o u v e r n e u r . M. de Poincy lui confia u n e compagnie de milice et l'employa dans toutes les expéditions dirigées t a n t à la Côte F e r m e que contre les ennemis de nos colonies. Il voulut aussi l'établir et lui fit épouser une des filles d e M. de Rossignol, officier des plus riches de Saint-Christophe, dont u n e a u t r e fille fut donnée en mariage a u ' n e v e u du c o m m a n d e u r . L a g u a r r i g u e eut sous ses ordres la compagnie colonelle, quelle compta j u s q u ' à 900 hommes.

la-


C É L É B R I T É S D E LA

COLONIE

133

L e c o m m a n d e u r de P o i n c y étant mort vers la fin de 1660, le chevalier de Sales qui lui succéda témoigna les mêmes égards à M. de L a g u a r r i g u e . L e sachant homme p r u d e n t et b r a v e , p r e m i e r officier d e son g o u v e r n e m e n t , il n ' é p r o u v a pas de peine à lui accorder sa confiance. Il n ' e n t r e p r e n a i t r i e n sans le consulter. On convient q u e ce fut L a g u a r r i g u e seul q u i , dans u n e circonstance p a r t i c u l i è r e m e n t mémorable, empêcha les Anglais de surp r e n d r e les F r a n ç a i s . Connaissant à fond l'âme b r i t a n n i q u e , faite de sans-gêne, pétrie de traîtrise, gonflée d'orgueil, il avertit le g o u v e r n e u r de n e point trop se fier a u x belles paroles de ses voisins j a l o u x , toujours avides de s'enrichir à nos dépens et de nous déposséder de nos droits les mieux acquis. « Gardons-nous des Anglais, le j o u r ; gardons-nous des A n g l a i s , la n u i t , n e cessait-il de r é p é t e r . E n t r e e u x et n o u s , il n'y a point, il n'y a jamais

eu jusqu'ici

tente cordiale

sincère,

et il n' existera probablement jamais

d'en-

n i de p a i x d u r a b l e , à moins qu'ils n ' a i e n t

conscience que nous sommes prêts à toute h e u r e à l e u r tomber dessus et à les étouffer ! » 11 disait v r a i ; on ne fut pas longtemps sans l ' e x p é r i m e n t e r , u n e fois d e p l u s . Tout à coup, en effet, u n d i m a n c h e , le 20 avril 1666, nombre de barques et de chaloupes chargées de troupes, a r r i v a n t d e Nevis, débarquaient à la g r a n d e r a d e , pour attaquer les F r a n ç a i s , et l'on a p p r e n a i t en m ê m e temps que le colonel Morgan, g o u v e r n e u r de Saint-Eustache, a m e n a i t à son collègue W a a s t , g o u v e r n e u r de la partie anglaise de Saint-Christophe, toutes les forces disponibles de sa colonie et 360 boucaniers. L e l e n d e m a i n , les Anglais s'avancèrent vers la rivière la P e n t e côte, limite des d e u x peuples. L e chevalier d e Sales, en a y a n t avis, s'y porta avec les quatre compagnies de la B a s s e - T e r r e . L a n u i t v e n u e , il marcha vers C a y o n n e , n e laissant q u ' u n détachement à la frontière, avec les tambours, et ordonnant de faire beaucoup de bruit et d'allumer beaucoup de feux, dans toutes les directions, afin de tromper l ' e n n e m i j u s q u ' à l'heure décisive.


134

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

I l entrait à Cayonne à m i n u i t et s'y réunissait a u x d e u x compagnies de ce quartier. L e m a r d i , 22, à la pointe du j o u r , il a t t a q u e , à g a u c h e de la ravine de C a y o n n e , pour se m e t t r e i m m é d i a t e m e n t en contact avec la droite des Anglais, où il sait que le chef e n n e m i se tient auprès de ses volontaires. Après une longue et vigoureuse résistance, les Anglais plient sur plusieurs points à la fois, sous les coups terribles d u chevalier de Sales et sous u n e irrésistible charge à l ' a r m e b l a n c h e , commandée par L a g u a r r i g u e , qui les c u l b u t e et achève d e les écraser. Les fuyards, v i v e m e n t pourchassés, c h e r c h e n t l e u r salut a u p r è s de la ravine de Nicleton, éloignée d ' u n peu moins d ' u n e lieue de la rivière C a y o n n e . L e chevalier de Sales ordonne, non sans p e i n e , de cesser la poursuite, se doutant.bien que les v a i n c u s t r o u v e r a i e n t d u renfort et r e v i e n d r a i e n t à l ' a t t a q u e . Effectivement, on n ' e u t q u e le temps d e s'arrêter à l'endroit même où se tenaient des pelotons e n n e m i s dissimulés dans les h a l liers, avec d e la cavalerie en observation tout près de là. Mais, sur ces entrefaites, u n de nos officiers, Saint-Amour, s'étant m a l h e u r e u s e m e n t détaché pour faire le coup de feu sur cette troupe a u repos, fut par elle enveloppé. D e Sales, qui s'en aperçoit, se porte de ce côté pour essayer d e le dégager, suivi de quelques-uns des siens. U n e d é c h a r g e étend roide mort l'héroïque chevalier. L e plus g é n é r e u x sang de F r a n c e coule à flots. B e a u c o u p d'officiers, de volontaires, d'habitants, tués ou g r i è v e m e n t blessés, j o n c h e n t le c h a m p d e bataille. L a g u a r r i g u e est frappé dans les reins d ' u n coup de fusil chargé de trois balles qui n e font q u ' u n e seule ouverture. Malgré cette horrible blessure, il accourt a u p r è s d e son chef, qu'il n e croyait qu'évanoui. A y a n t constaté sa mort, il le couvre d'un manteau pour dérober la v u e de cette perte irréparable a u x combattants qui, u n e fois l'affaire e n g a g é e , s'acharnent contre les Anglais et obligent c e u x qui en trouvent le m o y e n , de d é g u e r p i r successivement de ce passage,

puis des Cinq-Combles et de la Capes-


CÉLÉBRITÉS

D E LA

COLONIE

135

terre, pour se j e t e r à la d é b a n d a d e , a u milieu des bois, à t r a v e r s les mornes ou à la mer. Belles victoires, remportées coup sur coup, mais trop c h è r e m e n t payées, encore q u e , du côté des A n g l a i s , le colonel W a a s t ait péri avec 500 de ses meilleurs soldats et q u e , des 360 boucaniers a m e nés par le colonel Morgan, blessé à mort, 17 s e u l e m e n t survécussent ! L a blessure de M. de L a g u a r r i g u e offrait u n e e x t r ê m e g r a v i t é , et les mouvements qu'il s'était donnés depuis l ' a c c r u r e n t de telle sorte qu'on désespéra longtemps de sa vie. On n e p u t e x t r a i r e que d e u x balles : la troisième déjoua toute r e c h e r c h e . E l l e coula dans les chairs jusqu'au-dessous du j a r r e t , où on la touchait, trente-six ans plus tard. Mais, quoiqu'elle lui causât souvent de vives souffrances, il n e cessa point pour cela d'être partout à son devoir, a u service du roi et à la défense des colonies. E n 1699, la fortune des armes avait changé. Notre possession d e S a i n t - C h r i s t o p h e , autrefois si considérable, si florissante, si peuplée, si r i c h e , fut e n t i è r e m e n t d é t r u i t e . Ses habitants, dispersés de tous côtés p a r les Anglais, p e r d i r e n t leurs biens et se virent réduits à la misère noire. L a g u a r r i g u e , blessé, complètement r u i n é , fut transporté à la Martinique avec sa femme et treize enfants : six garçons et sept filles. I l y mourut en 1702, respecté des Anglais, aimé des colons français, couvert de gloire, laissant une famille qui se montra, p e r p é t u e l l e m e n t , digne héritière de sa b r a v o u r e , de son zèle et de son patriotisme. Jean de L a g u a r r i g u e .

J e a n d e L a g u a r r i g u e , l'aîné des fils du héros de Saint-Christop h e , était enseigne d e la colonelle, lorsqu'il fut choisi par le chevalier de S a i n t - L a u r e n t pour c o m m a n d e r u n détachement de la J e u n e s s e , à la prise de Tabago sur les Hollandais, en 1677. Il y déploya une telle a u d a c e qu'elle lui valut, sur le rapport d u comte d'Estrées, son brevet de l i e u t e n a n t . E n F r a n c e , en 1 6 8 7 , il servit comme g a r d e d e la marine à Rochefort et, l ' a n n é e suivante, sur la corvette la Folle.


136

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

Après la campagne de 1690, sur la frégate la Pétillante vaisseau le Parfait,

et sur le

il eut le commandement de l'Espion,

en

Irlande. Capitaine d'une compagnie détachée de la marine pour se r e n d r e a u x Antilles, il y passa, en effet, en 1692 ; mais, voyant qu'il n ' y avait rien à faire dans le poste qu'il occupait et, p a r s u i t e , peu d ' a v a n c e m e n t à espérer, il préféra r e t o u r n e r à Rochefort et de là partir pour les I n d e s , d'où il n e revint q u ' e n 1697. L e Faucon,

c o m m a n d a n t Grosbois, avec lequel il était embar-

q u é , rencontra u n opulent galion espagnol qui fut c a p t u r é après un r u d e combat. L a g u a r r i g u e r e ç u t le c o m m a n d e m e n t de cette prise et la mission de l'amener en F r a n c e à travers les flottes anglaise et hollandaise. Il réussit. Il monta ensuite u n e galère a r m é e à Port-Louis pour chasser les Biscayens, qui troublaient le commerce sur les côtes de Poitou et de B r e t a g n e . Il accomplit un voyage a u x îles sur le Prince-de-Frise,

en 1698,

et u n a u t r e à Isigny, sur la côte de G u i n é e , en 1 7 0 1 . Il r e n t r a enfin a u x colonies comme lieutenant d e vaisseau, en 1 7 0 3 , pour commander le fort de la T r i n i t é . J e a n de L a g u a r r i g u e était un brave officier, tout à son devoir et universellement estimé. L a g u a r r i g u e de la T o u r n e r i e .

Jacques-Antoine L a g u a r r i g u e d e l à T o u r n e r i e , après avoir servi dans la milice, partit pour la F r a n c e avec son frère a î n é , en 1687, et se fit r e m a r q u e r par sa b r a v o u r e , a u x gardes de la m a r i n e , dans les campagnes de la Manche, d'Irlande et du Détroit. B r i g a d i e r en 1692 et, d e u x ans après, envoyé a u x colonies, lorsqu'on expédia des secours à la G u a d e l o u p e a t t a q u é e p a r les Anglais, il s'y comporta avec h o n n e u r et fit voir qu'il était également bon officier et bon soldat. L e roi, voulant mettre les milices coloniales en régiments, en donna un à J a c q u e s de L a g u a r r i g u e .


CÉLÉBRITÉS

D E LA

COLONIE

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L a g u a r r i g u e de Savigny.

Michel de L a g u a r r i g u e de Savigny, garde d e la marine, puis l i e u t e n a n t en 1692, devint capitaine en 1 7 0 1 . Il s'était d i s t i n g u é dans la défense de la Martinique en 1 6 9 3 . Major en 1710, il maintint avec fermeté les troupes dans l'ordre parfait et la discipline exacte dont on était redevable à sou prédécesseur, M. Coullet, nommé depuis lieutenant d u roi à la G u a d e l o u p e . L a cour r e ç u t des rapports si flatteurs sur les services qu'il avait r e n d u s , qu'elle lui envoya la croix de Saint-Louis, en 1 7 1 3 . Ce fut le p r e m i e r major qui obtint, en 1717, des lettres patentes lui conférant le droit de siéger au Conseil souverain, avec voix délibérative. L a lieutenance générale de l'île d e Ré a y a n t passé à Coullet, Savigny lui succéda à la G u a d e l o u p e , où il acquit en peu de temps l'estime et l'affection générales des colons, par ses manières honnêtes, obligeantes et gracieuses.

L a g u a r r i g u e de S u r v i l l i e r s .

Claude de L a g u a r r i g u e de Survilliers s'illustra à Saint-Christop h e , dans la compagnie colonelle. Il avait succédé à ses frères dans les charges d'enseigne et de l i e u t e n a n t . Il eut, en 1688, le commandement de cent volontaires avec lesquels, sous les ordres d u comte d e B l é n a c , il fut envoyé à SaintE u s t a c h e . Cette île, quoique p e t i t e , avait une b o n n e garnison hollandaise, de v a l e u r e u x habitants et u n e forteresse redoutable pour la d é f e n d r e . Survilliers, avec sa t r o u p e , jointe à celle de Latouche, reçut l'ordre d'attaquer, du côté le moins accessible, c'est-à-dire à la Capesterre. Il força avec intrépidité tout ce que l'art et la n a t u r e opposaient à son passage, r e n v e r s a n t c e u x qui gardaient les r e t r a n chements, pour a t t e i n d r e , le premier, la citadelle, longtemps m ê m e avant ceux qui avaient d é b a r q u é à la B a s s e - T e r r e . Cette action d'éclat étonna les habitants et la garnison, et,


138

ANNALES

DES ANTILLES

FRANÇAISES

comme elle fut suivie de beaucoup d ' a u t r e s , le comte de B l é n a c , p e u prodigue de louanges, n e craignit pas d ' e x a l t e r sans réserve M. de Survilliers. A Saint-Christophe, à Marie-Galante, à la Guadeloupe, partout, Claude de L a g u a r r i g u e accomplit de semblables prouesses. Sa qualité de volontaire n e l'attachant à a u c u n poste fixe, il eut amplement le loisir de se j e t e r dans toutes les mêlées où il y avait des coups à recevoir. Capitaine en 1696, il d e v i n t en 1705, à la Mart i n i q u e , colonel des milices de la Capesterre.

L a g u a r r i g u e (Rochefort).

L e cinquième fils d u héros de Saint-Christophe eut son h e u r e glorieuse à la Guadeloupe et m o u r u t à Rochefort, en 1692, étant sur le point d e repasser a u x Antilles à la tête d ' u n e compagnie. C'était un j e u n e homme courageux et capable, qui semblait destiné à u n bel avenir, mais la fortune n ' e u t pour lui q u ' u n sourire trop vite effacé.

Philippe de L a g u a r r i g u e .

L e plus j e u n e des six frères, Philippe de Laguarrigue de Raucourt, enseigne, l i e u t e n a n t , puis capitaine en 1 7 1 6 , commandait à Fort-Royal u n e compagnie d'élite. A la G u a d e l o u p e , il fournit des témoignages si h e u r e u x de son courage et d e ses talents militaires que le l i e u t e n a n t g é n é r a l déclara, dans u n rapport, n'avoir j a m a i s rencontré u n officier de son rang et de son â g e , plus d i g n e que lui d ' u n r a p i d e a v a n c e m e n t et d'insignes faveurs. ... D e u x siècles se sont écoulés depuis, sans rien enlever de son

éclat à l'honorable famille des L a g u a r r i g u e de la M a r t i n i q u e .


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U N E LÉGION DE BRAVES

UNE LÉGION DE B R A V E S

L ' é p o q u e de nos plus poignantes douleurs nationales, — la g r a n d e Révolution, — fut aussi, à la Martinique, celle qu'on pourrait appeler très j u s t e m e n t l'ère en q u e l q u e sorte la plus mémor a b l e de la b r a v o u r e , de l'héroïsme, de l ' a u d a c e , du d é v o u e m e n t , p a r m i les blancs, chez les hommes de couleur, chez les noirs,

du

côté de c e u x q u i p r é t e n d a i e n t s'attribuer comme u n monopole l e t i t r e de patriotes

et du côté d e c e u x qu'on traitait

d'aristocrates.

Percin-Canon.

C l a u d e - J o s e p h - B e r n a r d d e Percin de Montgaillard, issu d'une très vieille famille d u m i d i de la F r a n c e , n a q u i t à la Martinique en 1 7 6 3 . D è s l'âge d e quinze a n s , e n t r é , comme beaucoup d ' a u t r e s j e u n e s créoles, a u r é g i m e n t de H a i n a u t , qui faisait partie de l'expédition d ' A m é r i q u e , il tint campagne sous les ordres d u m a r q u i s de

Bouille. L'indépendance r e c o n n u e , Percin voulut servir a u r é g i m e n t de la M a r t i n i q u e . Il y commandait lorsque cette troupe de défense coloniale se r é volta a u Fort-Bourbon. P r o p r i é t a i r e a u Trou-au-Chat et à Case-Pilote, il aurait pu songer à ses intérêts p e r s o n n e l s ; il n'hésita pourtant pas à les sacrifier, pour un temps encore, afin d'accompagner a u Gros-Morne le r e p r é sentant de la F r a n c e , le vicomte de D a m a s , forcé d'abandonner F o r t Royal, i n s u r g é , avec D u g o m m i e r à la tête des révolutionnaires. L e s connaissances et l'énergie, la loyauté de Percin le firent choisir comme chef des p r i n c i p a u x habitants. B e a u c o u p d'hommes de couleur m ê m e , enthousiasmés par sa bravoure, sa franchise, sa distinction, s'attachèrent pareillement à lui et le s u i v i r e n t avec u n e inviolable fidélité. Ce caractère tout d ' u n e pièce, à l'initiative h a r d i e , a u x plans habilement conçus et aussitôt mis à e x é c u t i o n , ravissait les masses.


140

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

D'inoubliables services furent aussi r e n d u s a u pays, à des titres divers, en ces j o u r s violemment troublés, dans nos colonies comme dans la métropole, par D u g u é , les frères D e s r i v a u x , d e Catalogne, G u i g n o d , les frères T i b e r g e , les frères Basset, G a u d i n de Soter, Gallet de S a i n t - A u r i n , Passerat de la Chapelle, L e C a m u s , Courville, L e B a l l e u x , de B e r r y , L a g l a i n e , A r t h u r , d u P a r q u e t ,

Ray-

n a l , P i n e l d'Ortion, L a C o s t e , P o t h u a u Desgatières, Sainte-Croix, L e Pelletier de B e u z e , Soudon, les frères Descostières, de P a v a n , D u m a s Bezaudin, Gigon, Gozan, Valate, F é b u r e , Chauvot, L a m bert, de Bourbes, Roignan, Crosnier de Bellaistre, L e m e r l e , G a u din de D i g n y , P a p i n Saint-Aimé, Sinson Sinville, B o u r k , Doëns, de Grenonville, de P r é c l e r c , B e l l e v u e B l a n c h e t i è r e , L o g a r ,

Le

Pelletier Saint-Remy, Marlet, les trois frères L e P e l l e t i e r D e s r a v i nières, D o ë n s Beaufond, les frères Desnodets, le chevalier d e Bonne, Louis Thoré, J o r n a d e la Calle, Bonnet, Monlouis J a h a m , D e Courcilly, D u b u c de Marcussy, B a r t h é l é m y , Melse, M a u g é e , Camalette, Bexon, Sancé, G r a n d m a i s o n , Gaschet, P e l a g e , Pontonnier, Lacroix, D u p r i r e t et d'autres encore formant u n e légion de braves, dont les plus fameux étaient tous des amis intimes et de dignes émules de P e r c i n . A u camp du Gros-Morne, on voyait é g a l e m e n t les m e m b r e s du Conseil souverain que l'âge ou les infirmités n'avaient pas forcés à rester sur leurs habitations. P a r m i les officiers de la sénéchaussée de Fort-Royal, se trouvaient Calabre et Clavery. L e C a m u s et F é b u r e , notaires, avaient de m ê m e sacrifié ce qu'ils possédaient en ville, pour d é f e n d r e la cause qu'ils considéraient comme seule légitime. L e sénéchal Simon Chauvot, en raison de sa vieillesse, n'avait pu les s u i v r e ; mais, quoique insulté maintes fois et traîné dans les rues par la populace, il n e laissa point de veiller avec zèle sur les dépôts publics. L e 25 septembre 1790, D u g o m m i e r avec 1 400 hommes quittait Fort-Royal et p r e n a i t la route du L a m e n t i n . Les habitants l'attendaient à l'Acajou. A la Vierge de la Rivière-Monsieur,

une colonne forte de 400


U N E LÉGION D E

141

BRAVES

hommes suivit la direction de la route nationale actuelle et le reste de l'armée continua d'avancer par la route royale d'alors. Les d e u x corps devaient se rejoindre là où s'étaient massés leurs adversaires sur l'habitation Levassor. D u g o m m i e r et les siens, pleins d ' a r d e u r , croyant voler à une victoire i m m a n q u a b l e , se lancèrent i m p r u d e m m e n t avec quatre pièces d'artillerie dans la voie ouverte d e v a n t e u x . Lorsque l'arrière-garde atteignit la barrière de la Trompeuse,

D u g u é fils, lon-

geant le bord de la mer, dans les broussailles, vint fermer ce passage. De son côté, P e r c i n , débouchant d'un c h e m i n d ' e m b a r c a d è r e , disséminait ses hommes dans le bois, le long de la r o u t e . D u g u é père et Courville se tenaient u n p e u plus loin, sur l'habitation m ê m e de l'Acajou. L e j e u n e D u g u é ouvrit le feu le premier sur la q u e u e de la colonne ; P e r c i n le continua sur les flancs et, a u c o m m a n d e m e n t d o n n é p a r D u g u é père, Courville r e ç u t la tête de ligne par une formidable décharge ('). L a situation des révolutionnaires devint aussitôt c r i t i q u e . Déjà leur m a r c h e avait été g ê n é e par les obstacles imprévus semés sur leur c h e m i n . L a fusillade, éclatant soudain sur trois points à la fois, les mit en désordre. Les habitants et les hommes de couleur, tous adroits chasseurs, s'abritant d e r r i è r e les arbres et tirant parti des moindres replis de terrain, frappaient à coup sûr. A u c u n e d e leurs balles n'était perdue. Ces attaques précises et la p l u p a r t invisibles, l'incertitude du nombre des assaillants, la confusion j e t é e dans les rangs des assiégés par c e u x d'entre e u x qui r e c u l a i e n t et par c e u x qui s'obstinaient à a v a n c e r , ébranlèrent le courage des plus intrépides. L a d é b a n d a d e fut bientôt g é n é r a l e . Alors, il y eut u n e horrible m ê l é e . L e s décharges foudroyantes des colons semaient la mort d'un bout à l'autre du champ d e bataille.

1. Courville, a n c i e n capitaine au régiment de la Martinique, aimé d e s planteurs, n'avait rien perdu d e s connaissances de son premier état.


142

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

A u n moment, P e r c i n a y a n t fait feu de toutes ses armes et n e tenant plus en main q u ' u n tronçon d ' é p é e , se j e t t e avec u n e furia déconcertante sur les canons de l ' e n n e m i . On le voit se p r e n d r e corps à corps avec les artilleurs, pétrifiés d e v a n t u n e telle a u d a c e , les terrasser avec la crosse de ses pistolets et s'emparer de la plus grosse de leurs pièces. E n raison d e cette prouesse, accomplie avec t a n t de sang-froid, comme u n simple exercice de p a r a d e , on ne l'appela plus désormais que

Percin-Canon.

L ' a r d e u r qui enflammait les habitants n e l e u r p e r m i t pas de faire beaucoup de prisonniers. L e champ de bataille était j o n c h é de cadavres. L a moitié de la colonne périt, l ' a u t r e , en majeure partie blessée, ne dut son salut q u ' à la fuite. D u g o m m i e r fut entraîné dans la déroute. D u g u é p è r e , sans p e r d r e de temps, s'élançait a u d e v a n t de la seconde colonne, qui avait u n plus long trajet à fournir; mais celleci, avertie des horreurs de la défaite par quelques fuyards ensang l a n t é s , put rebrousser chemin sans g r a n d e s pertes ('). D a n s ce combat, les hommes de couleur déployèrent un courage égal à celui d e leurs chefs. D u g u é fils, emporté par son impétuosité, ne respecta pas assez 2

les limites que s'impose toujours u n v a i n q u e u r g é n é r e u x ( ) . L a gloire de cette j o u r n é e rejaillit sur P e r c i n , tandis que D u gommier dut s'attribuer avec douleur la défaite des siens. Mais le v a i n c u de l'Acajou trouva bientôt u n théâtre qui m a n q u a à son magnanime vainqueur. . . . U n p e u plus t a r d , la situation g é n é r a l e s'était considérablement aggravée. L a marche a s c e n d a n t e de la Révolution ne pouvait plus être e n r a y é e , ni en F r a n c e , ni à la M a r t i n i q u e . Son succès dans la métropole enhardissait a u x colonies les fauteurs de désordre. 1. D u g u é père, habitant du Trou-au-Chat, jouissait d'une réputation de ferm e t é et de valeur militaire j u s t e m e n t méritée. 2. D u g u é fils, lieutenant d'une compagnie d'hommes de couleur, marchait sur les traces de son père ; mais, à son courage, se joignaient u n e fougue de jeunesse et u n e témérité sans b o r n e s .


U N E LÉGION D E BRAVES

143

D e s rassemblements e u r e n t lieu a u L a m e n t i n . L e comte de B e h a g u e , g o u v e r n e u r , n'avait plus confiance dans le peu de troupes qu'il g a r d a i t encore, et les matelots de la station désertaient. L e 12 j a n v i e r 1793, d e B e h a g u e s'embarqua sur les navires commandés p a r de R i v i è r e . Il était accompagné d ' u n

certain

nombre d'habitants, avides de fuir u n e patrie en proie désormais à l'anarchie et a u x v e n g e a n c e s révolutionnaires. L e g o u v e r n e u r p a r t i , les patriotes

a m e n è r e n t le d r a p e a u b l a n c

et a r b o r è r e n t à sa place le pavillon tricolore. Rochambeau r e n t r a de Saint-Domingue à F o r t - R é p u b l i q u e ('). P e r c i n - C a n o n , B e l l e v u e - B l a n c h e t i è r e , G u i g n o d n'hésitaient pas à fréquenter les clubs. A v e c u n e témérité q u i , parfois, en imposa a u x plus f o u g u e u x r é p u b l i c a i n s , ils affrontaient les fureurs de la 2

démagogie ( ). C e p e n d a n t , ils n e t a r d è r e n t pas à s'apercevoir qu'ils se consumaient en vains efforts et qu'ils n ' o b t i e n d r a i e n t d'autre résultat que d'arroser de l e u r sang l'arbre de la Liberté planté sur les places p u b l i q u e s . P e r c i n se retira à Case-Pilote. L e commandement de ce quartier lui fut offert. Il le déclina avec u n méprisant refus. On donna cette charge à u n nègre libre, François

Eusèbe.

L e nouveau chef, pressé d'exercer son pouvoir, envoya un dragon, mulâtre,

porter à Canon l'ordre de v e n i r i m m é d i a t e m e n t au

bourg p r e n d r e sa g a r d e . C'était là u n e provocation, p r é m é d i t é e et doublée de ricanements grossiers. D a n s u n e telle extrémité et avec u n homme de la t r e m p e de P e r c i n - C a n o n , il advint sur-le-champ ce qu'on a t t e n d a i t . P e r c i n , en effet, traita d'assez haut le porteur de l'ordre et brutalement celui qui l'avait d o n n é . L'affaire était g r a v e . 1. Fort-République, ci-devant Fort-Royal et, depuis, Fort-de-France. %. A p r è s la mort de L o u i s X V I , P e r c i n , u n jour, s'écria en plein club : « Si dans cent ans on e x h u m e m e s os et qu'on les s e c o u e les u n s contre les autres, le son qui en sortira encore sera c e l u i de : V i v e le Roi ! »


144

ANNALES

DES ANTILLES

FRANÇAISES

Les amis du vaillant soldat, le comprenant, accoururent de divers côtés. Celui-ci leur r e p r é s e n t a qu'ils étaient dépourvus d'armes et de munitions et qu'il en fallait à tout p r i x . « Marchons, dit-il, sur la « batterie S a i n t e - M a r t h e . Prenons-la. P e u t - ê t r e alors pourrons« nous arborer, ici, l ' é t e n d a r d de la contre-révolution, avec espoir « de le d é f e n d r e victorieusement. » On acquiesça à ce parti. L a batterie S a i n t e - M a r t h e , à Case-Navire, était g a r d é e par u n e t r e n t a i n e d'hommes. E l l e fournira des armes et de la p o u d r e . P e r c i n , à la tête de ses compagnons, s u r p r e n d le poste. On défonce la p o u d r i è r e , on dégarnit la b a t t e r i e , on charge les prises sur les mulets de l'habitation Cools et on les transporte à la caféière L e Maistre, qui avait été choisie comme camp r e t r a n c h é et qu'on appela

Camp-Décidé.

L e s habitants acclament P e r c i n - C a n o n . Aussi bien, ils n ' a t t e n daient q u ' u n signal pour se prononcer contre la Révolution. L ' h e u r e venait de sonner. D e toutes p a r t s , les combattants a r r i v a i e n t . D e Catalogne occupa la batterie Carmicas. C'était u n ancien officier, a u c œ u r v a l e u r e u x , à l'esprit droit, e n n e m i j u r é d'une révolution inique et b a r b a r e , par ailleurs opposé de toute son â m e à « la domination é t r a n g è r e , qui est, disait-il, la plus h u m i « liante des calamités et contre laquelle on doit être résolu à s'im« moler sans r é s e r v e ». E n cela se résumait son programme contre la R é p u b l i q u e d'alors et contre les A n g l a i s , qui s'apprêtaient à tomber sur la colonie. Pothuau-Desgatières avec u n d é t a c h e m e n t d'habitants se fortifia au V e r t - P r é . G a u d i n de Soter se posta sur la limite du Gros-Morne et du Robert. Chacun de ces chefs menait avec soi des hommes de couleur et des nègres sur le dévoûment desquels le moindre doute n e pouvait planer. L e fort de la T r i n i t é et les batteries du Marin tombèrent en leur pouvoir.


GRANDE ALLテ右 DU JARDIN

DES

PLANTES

DE

SAINT-PIERRE


i


UNE LÉGION DE

145

BRAVES

Ainsi, en quelques j o u r s , le parti des habitants, à peine formé, se trouva m a î t r e de Case-Navire, d u Gros-Morne, d e la T r i n i t é , du Robert, du F r a n ç o i s , du Marin et du L a m e n t i n . D è s que R o c h a m b e a u eut connaissance de ce m o u v e m e n t r e doutable , il l a n ç a une proclamation d a n s laquelle il dénonçait p e r s o n n e l l e m e n t le v a i n q u e u r de l'Acajou et promettait la liberté, ainsi q u ' u n e récompense, à tout esclave armé par son maître qui se rendrait à F o r t - R é p u b l i q u e avec son fusil. Il prit, p a r m i les noirs et les hommes de couleur qui r é p o n d i r e n t à son appel, des soldats d'élite dont il forma trois compagnies. I l donna, en m ê m e temps q u e le g r a d e de chef de bataillon, le c o m m a n d e m e n t de ces corps à B e l l e g a r d e , m u l â t r e , a n c i e n esclave au T r o u - a u - C h a t , q u i avait fait ses premières armes sous D u g u é , à E d o u a r d M e u n i e r , m é t i s , et à L ' E n c l u m e , câpre libre du Lam e n t i n , qui passait pour le plus capable des trois. Le

15

avril,

Rochambeau

sort

d e F o r t - Convention

avec

500 hommes et de l'artillerie de m o n t a g n e . L'objectif est le

Camp-Décidé,

L e g é n é r a l devait l'attaquer d i r e c t e m e n t , et S a i n t - C y r a n , à la tête d ' u n e a u t r e colonne, faire u n circuit par Case-Navire. D è s qu'il eut été averti d e la sortie de R o c h a m b e a u , Percin envoya J a h a m D e s r i v a u x et dix hommes hardis dans une position a v a n t a g e u s e m e n t choisie, pour recevoir la tête de la colonne ennemie, sans trop s'exposer, et p e r m e t t a n t de se replier au moment opportun. L e g é n é r a l républicain se h e u r t a donc à cette avantg a r d e qu'il lui fallut chasser a v a n t de pouvoir continuer sa m a r c h e . L ' a r d e u r des grenadiers de T u r e n n e à assaillir ce poste et la b r a voure t é m é r a i r e avec laquelle cette poignée d'hommes les r e ç u t a m e n è r e n t s u b i t e m e n t une lutte corps à corps. D e s r i v a u x , blessé et mis en d e m e u r e de franchir u n obstacle, tombe a u pouvoir des r é p u b l i c a i n s . R o c h a m b e a u arrive sous le Camp-Décidé,

où les compagnons de

D e s r i v a u x venaient de porter la nouvelle de sa captivité, ce qui redoubla la colère des habitants et l e u r a r d e u r . D a n s u n petit bois, à une c e n t a i n e de pas d u c a m p , à mi-morne, P e r c i n avait placé quelques hommes, sous la conduite d e L a C o s t e . S A I N T - P I E R R E - M A R T I N I Q U E

10


146

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

A l'approche des républicains, c e u x d u bois et c e u x du CampDécidé

a t t a q u e n t en m ê m e t e m p s . Rochambeau se t r o u v e pris,

malgré ses feux de peloton et ses décharges d'artillerie, à p e u près comme l'avait été D u g o m m i e r à l'Acajou. P e r c i n , le sabre a u poing, dirige l'action. L e s siens n e t i r e n t q u e pour frapper à mort les assaillants qui, n e sachant pas ce que c'était que r e c u l e r et m a s q u é s à peine par u n e allée de pois d o u x , tombent les uns sur les a u t r e s pour n e plus se relever. L e Pelletier a î n é , habile chasseur, m a n q u a n t r a r e m e n t son b u t , abaisse plusieurs fois sa carabine sur R o c h a m b e a u . Il lui t u e u n cheval, lui coupe le p a n a c h e , lui troue les habits, mais ne p a r v i e n t pas à l'abattre l u i - m ê m e . L e général parcourt a u galop les rangs de ses soldats,, les a n i m a n t d e la voix et d u geste. I l d u t , sans doute, à cette mobilité extrême d'échapper a u x coups dont l'enveloppaient des mains si exercées. L e combat dura q u a t r e h e u r e s . 'A la fin, les habitants, qui semblaient se m u l t i p l i e r , en raison d u redoublement incessant d e l e u r s f e u x , se virent obligés, pour tenir à la m a i n les canons brûlants de leurs fusils, de les envelopper d e q u e l q u e morceau d'étoffe. Saint-Cyran n ' a r r i v a n t pas, Rochambeau a b a n d o n n a u n terrain où ses soldats étaient moissonnés par des e n n e m i s dont la p l u p a r t , invisibles, n e r é v é l a i e n t l e u r présence que par des coups m o r t e l s . Lorsque l'autre colonne p a r u t , elle n e trouva que des cadavres. Saint-Cyran l u i - m ê m e avait été t u é en c h e m i n par un de ses soldats. Cette colonne reprit assez p i t e u s e m e n t le c h e m i n d e la ville, m a l g r é les provocations irritantes q u e lui adressaient d u h a u t de l e u r camp les colons fiers de l e u r victoire, mais épuisés de fatigue, tant ils s'étaient défendus. C'était à ce point que R o c h a m b e a u , c o m p t a n t l e u r s coups, pensa qu'ils étaient en nombre considérable. Aussi n e lui vint-il pas m ê m e à l'idée de les déloger à la baïonnette de leurs faibles r e t r a n c h e m e n t s . P e n d a n t ce combat, les femmes, les enfants, les servantes de la p l u p a r t des colons étaient réunis u n peu plus loin, a t t e n d a n t avec a n x i é t é le résultat de la l u t t e . L a victoire dissipa leurs a l a r m e s . Néanmoins, de plus d ' u n e d e ces âmes aussi héroïques que d é l i -


UNE LÉGION DE

BRAVES

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cates s'exhalait u n e a r d e n t e prière pour d e m a n d e r au ciel la cessation d e ce fléau abominable des g u e r r e s civiles qui d é c h i r e n t si souvent la F r a n c e ou ses colonies. Ce p r e m i e r succès enhardit les habitants. P o u r P e r c i n , c e p e n d a n t , il n'allait pas sans u n e cruelle a m e r t u m e . L a captivité d e J a h a m D e s r i v a u x l'inquiétait. I l fit proposer à R o c h a m b e a u u n p r i x extraordinaire pour la vie d e son prisonnier. Il a u r a i t m ê m e poussé l'attachement envers ce compagnon d'armes j u s q u ' à s'engager vis-à-vis du chef républicain à la dispersion du Camp-Décidé,

en échange de la liberté d e l'héroïque captif.

R o c h a m b e a u se montra inexorable. Ce fut u n g r a n d tort et u n e faute politique irrépai'able. U n m a t i n , on vit s'avancer, s u r la savane de F o r t - R é p u b l i q u e , D e s r i v a u x escorté d ' u n d é t a c h e m e n t . Ce chevalier sans p e u r et sans reproche n'avait j a m a i s p a r u si fier ! C'est qu'il v e n a i t de refuser avec la plus franche noblesse la vie q u e le g é n é r a l lui proposait à la condition de r e n i e r ses opinions et son parti. Il m o u r u t comme il avait v é c u , fidèle a u x traditions de sa race. Cette exécution irrita le Camp-Décidé.

P e r c i n j u r a d e faire p a y e r

cher la p e r t e de D e s r i v a u x Sur ces entrefaites, les progrès de la Révolution en F r a n c e et la g u e r r e é t r a n g è r e , à la M a r t i n i q u e , v i n r e n t c h a n g e r totalement la face des choses dans la colonie, t a n t pour les royalistes forcés d'émigrer que pour les républicains obligés de capituler d e v a n t les Anglais. Citons ces dernières pages émouvantes. L a métropole n e pouvant p l u s , en ce moment, s'occuper des Antilles pour les d é f e n d r e , l ' A n g l e t e r r e estima q u e l'heure était favorable à ses conquêtes. L e s ordres furent i m m é d i a t e m e n t donnés pour la levée de quatorze r é g i m e n t s d ' i n f a n t e r i e ,

d ' u n effectif total de près de

1 1 0 0 0 hommes. U n e flotte d e quatre vaisseaux de premier r a n g et de neuf frégates, sans compter les corvettes, les galiotes à bombes et les navires armés en g u e r r e , eut mission d e transporter ces forces imposantes à la M a r t i n i q u e .


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ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

L a G r a n d e - B r e t a g n e choisit pour commander cette expédition d e u x de ses officiers de terre et de m e r les plus distingués, Charles G r e y , c o m m a n d a n t d'armes, et J o h n J e r v i s , vice-amiral. Rochambeau n'avait à leur opposer que le courage des h a b i t a n t s . D e soldats de ligne, il n e comptait plus que 60 hommes d e l'ancien r é g i m e n t de T u r e n n e , trois compagnies d'hommes de c o u l e u r , les miliciens des q u a r t i e r s , en tout environ 900 g u e r r i e r s . D u 26 novembre 1793 a u 22 mars 1794, à plus de d i x contre un, les Anglais s'ingéniant encore en d'habiles tactiques, forcèrent sans trêve ni merci ce millier de braves gens à se diviser en sections, à s ' é p a r p i l l e r , à s'épuiser en marches et en contre - marches pour résister partout à la fois. Mais les d e r n i e r s j o u r s d e la défense mériteraient surtout d'être racontés dans u n poème h é r o ï q u e . Les batteries avaient ouvert leurs feux sur F o r t - C o n v e n t i o n . L ' e n n e m i , cependant, n'osant t e n t e r de le p r e n d r e d'assaut, résolut de le démolir à coups de canon. E n r e v a n c h e , il essaya d'emporter la redoute Bouille. Ce fut en vain. Cette position était commandée par P e l a g e , alors d ' u n e condition des plus h u m b l e s , mais que son courage et son caractère devaient élever plus t a r d à u n r a n g glorieux. L e b o m b a r d e m e n t général se poursuivit avec furie, quatorze j o u r s durant. Rochambeau et ses invincibles l u t t e u r s opposaient u n e résistance désespérée. P e n d a n t ces quatorze j o u r s et ces quatorze nuits de destruction et de c a r n a g e , ils se t i n r e n t tous sur la brèche ou a u x batteries. A u c u n ne se p e r m i t plus de d e u x heures de repos, en cette période épouvantable. U n e fois que Rochambeau visitait les r e m p a r t s avec ses aides d e camp, Melse, le seul c o m m a n d a n t d'artillerie qui s u r v é c û t , fut tué par u n boulet et sa cervelle j a i l l i t sur le général. Cette immortelle garnison se trouva r é d u i t e à ce point qu'il ne lui resta q u ' u n seul canon en état d e servir. On n e pouvait plus découvrir u n pouce de terrain qui n ' e û t été labouré par les boulets et les mortiers de l ' e n n e m i . Dans cette cruelle situation, se r i a n t toujours d e la mort et des


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BEAVES

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Anglais, mais vaincu sous le poids de tant d'héroïsme des siens et p l e u r a n t d'admiration, Rochambeau songea enfin à é p a r g n e r pour des temps meilleurs ses d e r n i e r s compagnons. Il envoya Gaschet porter à l ' e n n e m i la capitulation de la garnison d u F o r t . E l l e fut d é b a t t u e e n t r e le colonel d ' A u c o u r t , le capitaine D u p r i r e t et Gaschet, pour la F r a n c e , le commodore Thompson, le colonel Symes et le capitaine C u n n i n g h a m , pour la G r a n d e Bretagne. Rochambeau, G r e y et J e r v i s la s i g n è r e n t , le 22 m a r s . E l l e stipulait q u e le g é n é r a l français et les hommes qu'il désig n e r a i t pour être d e sa suite a u r a i e n t la liberté de se r e t i r e r où ils voudraient et qu'il l e u r serait fourni u n e frégate de transport. Rochambeau s'embarqua i m m é d i a t e m e n t . G r a n d m a i s o n , a r d e n t r é p u b l i c a i n , était celui dont le caractère et les discours a v a i e n t le plus contribué à e n t r e t e n i r l'énergie de son p a r t i . L e g é n é r a l lui délivra u n b r e v e t d'officier et p u t ainsi l ' e m m e n e r avec lui. L e s Anglais, par v e n g e a n c e , refusèrent obstinément de d o n n e r la liberté aux m a g n a n i m e s soldats, anciens esclaves, qui s'étaient joints à Rochambeau. L e s restes d e l'indomptable garnison se r e n d i r e n t sur la s a v a n e pour e x é c u t e r les t e r m e s de la capitulation. Ils y étaient alignés depuis plus d'un quart d ' h e u r e que le chef e n n e m i , Charles G r e y , a t t e n d a i t encore et commençait à laisser percer des signes d ' i m p a t i e n c e , après avoir a d m i r é à loisir l'air martial de ces hommes, tous blessés, tous brisés d e fatigue, majest u e u x p o u r t a n t , b e a u x et fiers toujours. I n t e r r o g e a n t enfin l'officier q u i les commandait : « Q u e font donc, Monsieur, dit-il, les défenseurs de la c i t a d e l l e ? Pourquoi tardent-ils si longtemps à rejoindre votre a v a n t - g a r d e ? — G é néral, répondit l'officier, ce que vous avez sous les y e u x est tout le corps d ' a r m é e . » L'Anglais pâlit. Il n e trouva plus u n mot. Il avait honte de contempler d a v a n t a g e cette poignée d'hommes qui avait t e n u si fur i e u s e m e n t contre les forces b r i t a n n i q u e s et les avait t e l l e m e n t effrayées qu'elles n'osèrent j a m a i s se risquer à l'assaut de la citadelle.


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ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES.

C e u x qui voulurent quitter la M a r t i n i q u e furent dirigés vers la F r a n c e . Mais, en cours d e r o u t e , craignant d'être conduits en A n gleterre, ils se j e t è r e n t sur l'équipage qui les transportait, s'emparèrent d u c o m m a n d e m e n t et e u r e n t , les u n s , le b o n h e u r de r e n c o n t r e r tout d e suite des navires de g u e r r e français, les a u t r e s , l'avantage d e se rallier à un convoi arrivant d ' A m é r i q u e , à q u i u n h e u r e u x combat livré p a r Villaret-Joyeuse à l'amiral Howe avait r e n d u libre le passage e n F r a n c e . Léon P a p i n - D u p o n t , le saint h o m m e de T o u r s ( 1 7 9 7 - 1 8 7 6 ) .

L é o n P a p i n - D u p o n t n a q u i t a u L a m e n t i n , le 24 j a n v i e r 1797, d ' u n e famille de gentilshommes originaires de B r e t a g n e . D è s son bas â g e , il se fit r e m a r q u e r par la franchise d e son car a c t è r e et la c a n d e u r de son â m e . A l'école où il se r e n d a i t , tout enfant, ses c a m a r a d e s , u n j o u r , n e m a n q u è r e n t pas d e mettre à profit l'absence d u maître pour s'amuser, à qui m i e u x m i e u x , r i r e , causer, courir, a u lieu d'étudier. L e vacarme r a p p e l a le magister. Mais déjà la g e n t écolière s'était remise en place et tout paraissait t r a n q u i l l e . L e m a î t r e v e u t pourtant connaître les a u t e u r s d u désordre. I l interroge. Il n e trouve que des sages. U n seul osa se dire fautif, a v o u a n t i n g é n u m e n t qu'il s'était bien a m u s é . L ' h e u r e de la récréation v e n a n t à sonner, le professeur dit à ce coupable : « Mon petit a m i , vous ne méritez pas de d e m e u r e r ici en compagnie d e ces enfants s t u d i e u x . Allez p r e n d r e vos ébats dans la cour. P o u r e u x , ils resteront en classe, parce qu'ils aiment m i e u x s'appliquer a u travail q u e de j o u e r comme vous. » E n racontant ce trait d e son enfance avec sa gaîté ordinaire, M. D u p o n t exaltait « la sincérité et la franchise, qui l'avaient touj o u r s , disait-il, h e u r e u s e m e n t servi ». Il connut peu son p è r e , mort à Brest, en 1803, capitaine d'infanterie. Il avait un frère, Théobald, plus j e u n e q u e lui de q u a t r e ans et avec lequel il fit ses études à l'école de P o n t l e v o y . Léon, p a r sa n a t u r e sympathique et enjouée, savait s'attirer


L E SAINT HOMME D E

TOURS

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l'affection et g a g n e r les c œ u r s . Vif, empressé à faire plaisir, il se montrait le boute-en-train des j e u x et des distractions de son â g e . C'était déjà, en m ê m e temps, u n j e u n e h o m m e d ' u n e résolution virile et d ' u n e g r a n d e énergie de caractère. Comme on le destinait à la magistrature, il vint à P a r i s . Créole, disposant d ' u n e belle fortune, ayant d u loisir, u n noble cœur, il vivait l a r g e m e n t , fréquentant les salons et le g r a n d monde de l'époque. C'était en 1818. Il aimait passionnément les voitures et les c h e v a u x . Or, u n j o u r , son brillant équipage s'embarrasse a u milieu d ' u n e troupe d e petits r a m o n e u r s . E t o n n é , il s'informe. O n lui dit q u e ces pauvres enfants sont les pupilles de quelques j e u n e s laïques de son r a n g . Cette œ u v r e d e charité l'intéresse ; il d e m a n d e à y participer. D a n s la suite, M. D u p o n t accorda toujours les soins les plus empressés à l ' Œ u v r e des petits ramoneurs. Il voulut l ' i n a u g u r e r à Tours, r é u n i s s a n t l u i - m ê m e ces enfants dans la chapelle des carmélites, en souvenir de ce qu'il appelait « sa conversion ». U n récit de la m ê m e époque, transmis par un témoin oculaire, nous fournit le fait suivant : « J e me trouvais à u n e réunion de créanciers pour la mise e n faillite d'un infortuné père de famille, m a r c h a n d papetier, obligé de s u s p e n d r e son commerce, faute de 1 5 0 0 fr., lorsque M. D u p o n t a r r i v e dans le magasin pour faire e m p l e t t e . L ' a i r triste des visages frappe le n o u v e a u v e n u , qui s'enquiert d e la cause. S u r la réponse qui lui est d o n n é e , il dit : « P r e n e z mon cheval et mon t i l b u r y , vendez et payez. » Cet acte de générosité fit sensation ; la faillite n e fut pas déclarée et le pauvre m a r c h a n d se r e m i t à flot. — J e n e serais pas surpris, observe le n a r r a t e u r , que la sainteté d e M. D u p o n t datât d e cette époque. » D e retour à la M a r t i n i q u e , a u p r è s de sa m è r e , qui avait épousé M. d ' A r n a u d en secondes noces, il eut la douleur de p e r d r e son frère Théobald, emporté presque subitement p a r u n e fièvre pernicieuse, à l'âge de vingt-cinq ans. D'abord a u d i t e u r à la cour royale de la c&lonie, il n e t a r d a pas à être n o m m é conseiller. A t r e n t e a n s , il obtint la m a i n de M"° Ca-


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ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

roline d'Audiffredi, qui en comptait v i n g t - q u a t r e . Cette j e u n e femme, dont les qualités et les v e r t u s , développées par une excellente éducation, promettaient de le r e n d r e h e u r e u x , lui fut brusq u e m e n t ravie par la mort, après quelques a n n é e s d e m a r i a g e , lui laissant u n e petite fille, H e n r i e t t e , âgée s e u l e m e n t de h u i t mois. Ce coup i m p r é v u affecta profondément M. D u p o n t . L a foi prit en lui le dessus ; mais sa santé, ébranlée par le chagrin et par u n e grave maladie qui en fut la conséquence, avait besoin d e se refaire. U n congé à passer en F r a n c e lui fut accordé et peu après il donnait sa démission. U n e fortune assez considérable, qu'on évaluait à 8 0 0 0 0 0 fr., lui permettait de vivre d ' u n e m a n i è r e honorable et i n d é p e n d a n t e . I l se fixa à T o u r s , parce que sa femme, en m o u r a n t , lui avait exprimé le désir de voir confier l'éducation de l e u r fille à la v é n é r a b l e Mère d e L i g n a c , supérieure des ursulines, p a r qui elle avait été élevée, et dont elle gardait u n filial souvenir. M. D u p o n t arrivait de la Martinique à T o u r s , en 1834, a m e n a n t 8

avec lui sa fille, âgée d e d e u x ans et demi, M'" d ' A r n a u d , sa m è r e , Alfred, son n è g r e , et A d è l e , j e u n e mulâtresse qui, entrée à son service dès l'âge de quinze a n s , ne le quitta j a m a i s et lui s u r v é c u t . A peine installé, l'ex-magistrat des Antilles, après s'être ent e n d u avec la supérieure des ursulines pour la p r e m i è r e éducation de sa fille, se préoccupa sérieusement d'embrasser l'état ecclésiastique. L e c u r é de la cathédrale, M . Jolif du Colombier, et la Mère de L i g n a c , n'hésitèrent point à l'en dissuader, convaincus intimement q u ' u n homme de sa t r e m p e , à cette époque de notre histoire, ferait plus d e bien, dans l'état séculier, à u n e m u l t i t u d e d'âmes qui avaient besoin d'un exemple comme le sien, pour l'accomplissement de toutes sortes de bonnes oeuvres. Ils n e se trompaient pas. L ' a t t i t u d e libre, franche, d é g a g é e , sincère, de M. D u p o n t i m p r e s sionna la ville. Sans respect h u m a i n , il n e craignit pas de montrer en tout et partout ce qu'il était : u n chrétien, fier de sa foi, qu'il affirmait h a u t e m e n t par ses paroles, par sa conduite, par sa c h a r i t é , par sa r e c h e r c h e et sa pratique de tout b i e n . L e blasphème excitait particulièrement sa d o u l e u r et son zèle. L a fréquentation des sacrements était chez lui u n e h a b i t u d e de


LE SAINT HOMME D E

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TOURS

j e u n e s s e contractée à P a r i s , qu'il avait fidèlement g a r d é e dans sa vie de famille à la M a r t i n i q u e . E n 1839, il écrivit u n opuscule plein de doctrine, sous le titre : La foi raffermie et la piété dans le mystère de

ranimée

l'Eucharistie.

Il aimait les p è l e r i n a g e s , a n t i q u e dévotion alors tombée

en

d é s u é t u d e . L e s églises en ruines, les sanctuaires profanés ou délabrés l'attiraient d e préférence. D a n s ses voyages, il n e m a n q u a i t pas de visiter dévotement les l i e u x célèbres et j u s q u ' a u x moindres

L E

L A M E N T I N .

U S I N E

S U C B I È R E

D E

LAKE1BTÏ

chapelles, consacrées à la sainte V i e r g e et a u x saints du p a y s , qui se r e n c o n t r a i e n t sur sa route. C'est ce qui lui suggéra l'idée d ' u n livre n o u v e a u , qu'il composa a p r è s beaucoup de recherches et qu'il intitula : Année de Marie ou pèlerinages

aux sanctuaires

de la Mère

de Dieu. E n p a r l a n t de l u i - m ê m e , M. D u p o n t disait « le pèlerin ». Il p r e n a i t familièrement ce titre ; entre a m i s , on le lui donnait. N u l n'en eut m i e u x l'esprit et ne mit la chose plus s é r i e u s e m e n t en pratique.


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ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

Sa fille v e n a i t d ' e n t r e r dans sa quinzième a n n é e . A u dire de c e u x qui l'ont bien c o n n u e , elle réunissait tout ce que p e u t désirer le cœur d u père le plus aimant, alliant a u x charmes d e la piété les dons d e la n a t u r e les plus rares et les plus séduisants. V i v a n t portrait d e sa m è r e , belle et g r a n d e , quoique délicate de santé, d ' u n e intelligence prodigieuse, elle enchantait, par l'élévation d e son esprit et ses grâces naïves, tous c e u x qui l'approchaient. Son père l'aimait t e n d r e m e n t . U n j o u r , d a n s u n voyage d e vacances fait à Paris, la j e u n e créole, volontaire et capricieuse, malg r é sa réserve et sa b o n n e éducation, comme on l'est trop souvent à cet â g e , parfois pour u n moment, laissa percer u n vif désir de spectacles mondains et comme le regret d'en avoir été p r i v é e . Ce ne fut, d u r e s t e , q u ' u n n u a g e passager. Mais l'œil vigilant d u p è r e avait vu loin. « Mon D i e u , dit-il, prenez-la, plutôt que les vanités du siècle s'en e m p a r e n t j a m a i s . » Comme si D i e u eût eu pour agréable ce nouveau sacrifice d'Abraham, quelque temps a p r è s , la j e u n e fille fut b r u s q u e m e n t atteinte d ' u n e fièvre t y p h o ï d e , que la sollicitude du père et les secours de l'art n e p u r e n t maîtriser. Au bout de cinq j o u r s , elle succombait. Dans cette extrémité, M. D u p o n t se montra a d m i r a b l e . Q u a n d tout espoir fut p e r d u , il p r é p a r a lui-même son enfant à la mort, lui p a r l a n t d u ciel, avec un p i e u x élan, et la chargeant a u p r è s de D i e u , avec une sorte d'autorité p a t e r n e l l e , de ses ordres et d e ses recommandations, a u nom de ses amis et des personnes de la maison. Après la réception des derniers s a c r e m e n t s , il lui disait : « E s - t u contente, ainsi comblée de grâces ? — O u i , papa. — Regrettes-tu quelque chose sur la terre ? — Mais oui. — Quoi donc ? — D e te quitter. — Mon enfant, en ce moment, d e u x murailles nous sépar e n t : la tienne va tomber et, bientôt, la m i e n n e ; nous serons u n i s alors, plus intimement et pour toujours. » — L e docteur Bretonn e a u resta j u s q u ' à la fin. Lorsque la m a l a d e eut exhalé le d e r n i e r soupir, le p è r e , se t o u r n a n t vers lui a v e c u n e expression q u e r i e n ne p e u t r e n d r e : « Docteur, dit-il, ma fille m a i n t e n a n t voit D i e u . » E t il récita le Magnificat.

L'illustre m é d e c i n , ravi d'admiration,

disait à c e u x qui s'étonnaient : « L ' i d é a l du c h r é t i e n , vous n e le


L E SAINT HOMME D E

TOURS

155

connaissiez p a s , le voilà ! » U n moment, pourtant, son courage fut sur le point de défaillir, lorsqu'il s'agit d'ensevelir le corps d e la chère envolée. « J e le vois toujours, raconte u n témoin. Sa fille était sur son lit de p a r a d e , en a t t e n d a n t les funérailles. L e père, q u i ne s'en éloignait pas, u n e d e r n i è r e fois s'approche davantage. I l est debout, les bras croisés. Ses r e g a r d s sont fixés sur le visage d e son enfant, que le trépas n ' a point défigurée. Bientôt, les larmes lui couvrent la face, les sanglots vont éclater, le corps est sur le point de succomber. Mais, tout à c o u p , le chrétien tombe à g e n o u x , se recueille et p r i e . « Mon D i e u , j ' a l l a i s être vaincu à M

m e

» dit-il. E t

de L i g n a c , q u i v i n t le visiter, il disait doucement : « Comme

u n bon j a r d i n i e r m e t en serre les fleurs précieuses a u x approches de l'hiver, ainsi Notre-Seigneur a pris H e n r i e t t e a u moment où elle allait entrer dans ce q u e le monde appelle la vie et le plaisir, q u a n d ce n'est, hélas ! si souvent que peines, poisons et d a n g e r s . » L e s petites sœurs des p a u v r e s , l'adoration n o c t u r n e , l ' œ u v r e de saint Martin et le culte de la sainte F a c e se partageront désormais l'existence entière, l'esprit et le cœur, les forces, le zèle, les sacrifices, la charité, les ressources de M. D u p o n t . Il était d a n s sa soixante-troisième a n n é e , et déjà la onzième de son d é v o u e m e n t d'apôtre envers la sainte F a c e , q u a n d sa mère m o u r u t . C'était une femme d ' u n e fervente p i é t é ; sauf la visite des églises, elle sortait p e u . E l l e employait la plus g r a n d e partie de son temps à confectionner des vêtements pour les p a u v r e s . Son fils l'entourait d e vénération et d ' é g a r d s , ne faisait rien dans sa vie domestique sans p r e n d r e son conseil, et s'en reposait volontiers sur elle du soin de sa maison. Sachant comme elle était sensible et impressionnable, il usait d'une délicatesse extrême et d ' u n e a t t e n tion continuelle pour n e pas la contrarier ou la contrister e n quoi que ce fût. Cette digne m è r e , d e son côté, veillait sur les besoins matériels de son fils et sur sa santé avec u n e sollicitude q u i allait parfois j u s q u ' à l'excès et que M. D u p o n t n ' e n respectait pas moins, p a r défé1

r e n c e . E n tout le reste, d'ailleurs, M" " d ' A r n a u d laissait son fils parfaitement l i b r e . Loin de le g ê n e r dans ses goûts de c h a r i t é et de bonnes œ u v r e s continuelles, elle prenait à tâche de le favoriser et


156

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

souvent elle s'y associait. U n j o u r , M. D u p o n t et sa mère r e ç u r e n t la nouvelle q u ' u n ami venait de subir u n revers désastreux. Tous d e u x , aussitôt, instinctivement et sans se consulter, e u r e n t la pensée de le secourir par un don g é n é r e u x , et il se trouva que l'un et l'autre avait fixé la somme de 1 0 0 0 0 fr. Ils v é c u r e n t ainsi ensemble j u s q u ' e n 1860. Voici les détails q u e , h u i t j o u r s après la séparation d o u l o u r e u s e , M. D u p o n t donnait a u x siens : « Ma m è r e a eu la mort la plus douce dont on puisse se faire u n e idée. J ' a i dû p r e n d r e sur moi de lui dire qu'elle touchait à l'éternité. C'était vers 2 h e u r e s du matin. « Oui, j e crois, me répondit-elle, que j e vais bientôt mourir. E h bien, j e n'ai pas p e u r ! » E t ce mot était dans sa bouche u n e g r a n d e chose, p u i s q u e , d u r a n t sa vie e n t i è r e , ma m è r e a été sous u n e vive impression des j u g e m e n t s de D i e u . Après VAngélus,

que

nous récitâmes ensemble, le pouls baissant de plus en p l u s , je fis de nouveau e n t e n d r e à ma mère qu'elle approchait de sa fin, et, cette fois encore, elle me dit avec u n p i e u x sourire : « T u crois que j e vais entrer en agonie ! » et, levant les mains, elle a r t i c u l a tout h a u t : « J é s u s , mon S a u v e u r , venez ! » « E l l e est morte après une agonie d ' u n e m i n u t e s e u l e m e n t . J e n'eus q u e le temps de placer sa main sur mon front pour recevoir sa d e r n i è r e bénédiction ; puis, q u a n d j e retirai cette main pour la baiser

j e vis que les y e u x s'étaient n a t u r e l l e m e n t fermés. »

A quelles œuvres de bienfaisance et de charité cet ami de D i e u et d u prochain n'a-t-il pas contribué ? II donnait a b o n d a m m e n t , par 5 000 et 1 0 0 0 0 fr. à la fois, le plus souvent d ' u n e manière a n o n y m e , partout ailleurs avec délicatesse et modestie. Lorsqu'il faisait un don ou u n e a u m ô n e , on aurait dit qu'il se croyait l'obligé. Il était attentif à saisir les circonstances et à r e m a r q u e r les b e soins. C'est ainsi q u ' e n certaines c o m m u n a u t é s , a u x j o u r s de leurs fêtes de famille, prises d'habit, professions ou solennités particulières, il envoyait g r a c i e u s e m e n t u n secours, afin d'y contribuer en quelque chose. Chaque semaine, il recevait chez lui la commission a d m i n i s t r a tive du vestiaire de saint Martin, dont il était président. « Si le


L E SAINT HOMME D E TOUKS

157

trésorier de l ' œ u v r e , en p r é s e n t a n t ses comptes, révélait son embarras pour p a y e r les notes des fournisseurs, ce qui arrivait souvent, on pouvait être sûr que le lendemain ces notes se trouvaient acquittées

par u n i n c o n n u . »

Il s'était fait u n e h a b i t u d e de visiter à domicile les malades p a u v r e s . Il priait les m é d e c i n s de lui faire connaître les plus n é cessiteux et les plus délaissés, et les soignait volontiers de ses propres m a i n s . Combien il aimait à obliger et à faire plaisir ! E t les services qu'on lui r e n d a i t à l u i - m ê m e , comme il savait l a r g e m e n t les p a y e r de retour ! F r é q u e m m e n t , il offrait l'hospitalité a u x é t r a n g e r s . Parfois, à l'heure d u dîner, il en a m e n a i t à sa table j u s q u ' à cinq et six. Prise au d é p o u r v u , M

m e

d ' A r n a u d n e pouvait s'empêcher de lui dire :

« A u moins, Léon, t u devrais bien m e p r é v e n i r une d e m i - h e u r e à l'avance ! » Mais les hôtes n ' a v a i e n t point à en souffrir, et L é o n , incorrigible, continuait à suivre les inspirations d e son c œ u r . Ces attentions délicates et généreuses se r e t r o u v a i e n t d a n s tous ses rapports avec les ouvriers. Il se plaisait à les encourager et à les a i d e r . A r r i v é à près de quatre-vingts a n s , sous le coup de la paralysie qui l'avait frappé dans tout le corps, dans l'impossibilité de sortir, il se vit, sauf la communion qu'on lui portait c h a q u e semaine, privé de ce qui faisait la g r a n d e consolation de sa piété et la joie de sa vie, la fréquentation des églises et l'assistance a u x offices. « J e suis cloué ! » disait-il. P u i s , levant les y e u x a u ciel, il ajoutait cette invocation qui lui était familière : « Q u e j ' e x p i r e altéré d e la soif a r d e n t e d e voir la F a c e désirable de notre Seig n e u r Jésus-Christ ! » 11 r e ç u t le sacrement de l'extrême-onction en pleine connaissance et réclama aussitôt le D i e u de l'Eucharistie qu'il aimait tant à adorer. P e n d a n t son agonie, qui se prolongea près de h u i t j o u r s , il témoignait de temps en temps par signe qu'il s'unissait a u x prières qu'on n e cessait pas de faire auprès d e lui. Immobile, couché sur le dos, les y e u x fermés, le visage empreint d ' u n e g r a n d e sérénité,


158

ANNALES DES ANTILLES FRANÇAISES

il avait u n e respiration h a l e t a n t e , e x p r i m a n t assez bien le sens de son invocation chérie à la sainte F a c e , q u e son cœur sans d o u t e , à défaut de ses lèvres, répétait encore. Enfin, le samedi m a t i n , 18 mars 1876, vers 4 heures, sans faire entendre a u c u n r â l e , sans ouvrir les y e u x , il poussa trois g r a n d s soupirs à des intervalles assez longs et il e x p i r a . I l avait soixantedix-neuf a n s . Ses obsèques furent un triomphe r e l i g i e u x , tel que l'influence de la v e r t u a seule le privilège d'en p r o d u i r e . L e préfet, les notabilités, les vicaires g é n é r a u x , le chapitre métropolitain y assistaient. L a cathédrale était remplie. D a n s cette foule i m m e n s e , on voyait des fidèles de toutes les conditions et d e tous les r a n g s , des i n d i g e n t s en g r a n d n o m b r e , des vieillards, des orphelins. C'était bien d e ce serviteur de D i e u , de l'Eglise et des p a u v r e s q u e l'on pouvait dire : « B i e n h e u r e u x ceux qui m e u r e n t d a n s le S e i g n e u r ; dès m a i n t e n a n t ils se reposeront de leurs t r a v a u x , car leurs œ u v r e s les suivent. » ( A P O C . XIV, 13). — Nous connaîtrons plus intimem e n t et nous admirerons encore davantage le saint homme que fut M. D u p o n t , en r a p p e l a n t plus tard, dans les « Belles Pages Créoles », quelques-unes de ses pensées,

fleurs

suaves cueillies d a n s u n

paradis t e r r e s t r e .

NÉCROLOGE DE LA V I E I L L E FRANCE CRÉOLE

Avec les noms qui p r é c è d e n t , nous n'avons pas épuisé, — il s'en faut d e beaucoup, — la liste mémorable des illustrations de cette vieille F r a n c e d'outre-mer, si riche en souvenirs g l o r i e u x , q u e les Revues les plus fameuses des d e u x mondes se plaisaient à évoquer après la catastrophe de S a i n t - P i e r r e . Hélas ! combien de victimes les descendants de ces m a g n a n i m e s colons des Antilles v i e n n e n t de fournir a u x hécatombes d e l ' A n s e L a t o u c h e , d u Mouillage, du C e n t r e , des Trois-Ponts, d u F o r t , de Fonds-Coré, de Sainte-Philomène et des a u t r e s quartiers avoisin a n t la Montagne P e l é e !


NÉCROLOGE D E LA V I E I L L E

FRANCE

159

CRÉOLE

E t quels intrépides labeurs, quels g é n é r e u x dévoûments à la métropole, quelles entreprises h a r d i e s , quels innombrables sacrifices, quelles luttes héroïques, quelles signalées victoires sur les Caraïbes, les Espagnols, les Anglais et les H o l l a n d a i s ,

quelles

sueurs fécondes r é p a n d u e s et quels flots de sang versés n e symbolisent-ils pas, ces noms, presque tous fameux, tous honorables, qui constituent à e u x seuls l'histoire d e la Martinique ! C'est, p a r exemple, de 1635 j u s q u ' à la mort de Louis X I V : Adam, Arbousset, d'Arnoul, d'Amblimont, d'Arbouville, d'Allery,

d'Ar-

temarre de Seyssel.

B o n n a r d , Bonvoulloir, Boislevé, B o u r g e o t , de B e a u j e u , B a u d o i n ,

Bail-

l a r d e t , B u r e a u , d e B o u i l l o n , B r a g u e z , B r u n e a u , de B r a c h é , d e B o i s - F e r m é , B e s n a r d , de B e a u m e s n i l , de la B a r r e , B e g o n , B a r b u l o , de B l é n a c , d u B o i s J o u r d a i n , de B a a s , B r é a r t , Blondel, de la B o u l a y , Blain, Bisson, B e r t r a n d , de B o u r h é , B e r n a r d , Bouteille, Bieuset, de B e a u r e g a r d ,

Berninet-Tyran,

de Borke.

D e Clermont, du C h e s n e , de Cussae, de Courcy, de Chevrollier, quigny, du Couldray, Chambré,

Croquet,

Crochemore,

de

Croisset,

Cau-

Cocqueran, Chesnelong, de Clodoré, Chaillon, Colbert,

de C h a m p i g n y ,

de

Chambly,

de

Chabert,

C h a u c h a t , Cassard, Collart de E o u l l e s , de

Caray,

du Clieux, du Chastel, de Caylus, de la Clocheterie, de Cerveil,

Champa-

g n e , de C h a v a g n a c , Costard de la Chapelle ( 1 7 0 3 ) , Correur de

Sercourt

(1714), Caries de Pradines (1715).

* * D y e l de M o n t a v a l de Tocqueville, D o r a n g e , Deseaveries, Dautruis, Desfontaines, Duprey,

Duclos,

Dubuc-Duferret,

Dorsol, Dugans,

de G o i m p y , D u r o y , D e s p r e z , D e s m a r e t s , D u p i n , Descasseaux,

Dumaitz Dujardin,

Duplessis, Dubois, Dubreuil, Durieu, Dubuisson, Dauville, Didier, Des J a r dins, Daniel, Desmassias, Duval de Grenonville, Dert Govello, Descoublan de la H a r d i è r e ( 1 7 1 4 ) .

* * E s t i e n n e L é o n , d'Elbée, d'Esnotz, d ' E r a g n y , É p i a r d de V e r n o t .

* * D e F r a n e i l l o n , de F o u c e m b e r g u e , Février, F e r r a n d , F o u r n i e r ,

Fauveau,

F r a n c h e r , d e l à F o r g e , F o u r d r a i n de l a M a r c h e , F r a n c e s c h i ( 1 7 1 1 ) .


160

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

D e l à G i r a u d i è r e , de G é m o z a t , G o b e r t , de la G r a n g e , de G e m e s a c , G u i l l a u m e - S a u v a g e , de G e n n e s , G o l a i s o n , d e G a b a r e t , de G u i t a u t , G i r a u d d e Cursol, Giraud du P o y e t , Garnier, G a u v i n , Goguet, G a g n y , G r a n v a l , d e l à G a r e n n e , Godefroy de la H o u s s a y e , de G y v e s ( 1 7 0 4 ) , G i r a r d i n d e M o n t g é rald (1708), Gallon de Beauchêne (1709), Gilbert de Foucaud du

Razet

(1713).

H é l i o t de S a i n t - G e r m a i n , H o d e b o u r g , H é n a u t , H a q u e t , H u r a u l t d e M a noncourt (1685), H a c h a e r t , Houdin, H u e , Hinselin, Hulot, de la H a y e .

Icard, d'Iberville.

Jasbui-ianche, de J o r n a , J o l l y , de J a y , de la J e u n e s s e , de J o l i v e t ( 1 6 8 0 ) , de J o n q u i l l e ( 1 6 8 4 ) .

Kouane, Kercoué.

L e c o m t e , L e B a r d e , L ' E s c o u b l e , L e Camus, de Lestibaudois de l a V a l lée, Lauriol, Lasalle-Séguin, de la L a n d e , L a b a t , Latour, Lévêque,

Le

Port, Le Marquis, Lasigne, L e Devin, L'Hermite, L'Homme, Le Halleux, L a J a u n a y e , L a s i e r , L a t i n , L a r c h e r , L e S a g e , de L a r n a g e , d e L e y r i t z , d e L a î t r e , du Lion, L a Boissière, de Longpré, L a m b e r t , L a Martinière,

La

F o n t a i n e - H é r o n , L e B è g u e , L a n d o n , L a Perrière, L e B r e t o n , de L o u b i è r e s , Le Febvre, L a Varenne, Lespine, L e Sueur, Le Chandelier, Le Vasseur, L e Boucher, L e Mère, L e Quoy, Lozot, Liétard, L e L o r r a i n de B e a u r e g a r d .

Mathieu Michel, Martin,

Millet,

de Montillet,

de

Machault,

de

Mer-

ville, de la M o n t a g n e , M i c h o n , Massé, M e n a n t , M o y e n c o u r t , Malet, M a y e u x , Maugras, Mignac, Monel, Massonnier, Maurecour, de Maintenon, de

Ma-

reuil, d e la M a l m a i s o n , de M é q u a i r e de G r a n d c o u r ( 1 6 8 5 ) , de M o n t r o y e t (1715).

P e r c y de B e a u m o n t , de la Perelle, de la P o r t e , P a y e n , Pélissier, P e l h e r , Perrier, de Prailles, de P o y o t , Poisson, P o c q u e t , P h e l p e s , P a t o u l e t , Pont,

de Phelypeaux, Piquet

de la Calle, P a i n ,

Poligny,

Patin,

de

du la

Pierre, Poulain, de Pointesable, de Poincy, Panié d'Orgeville, Peyre-Ferry, de P o n t - C h e u r o n - I m b e r t .


A U X TKOIS-PONIS - LA

CHAPELLE

4



NÉCROLOGE

DE

LA V I E I L L E

FRANCE

161

CRÉOLE

Querengoan, Questel, du Quesne. #

* * Rools de Gourselas, R e n a u d o t , R o y , L e R o y , R o y de la G r a n d i n i è r e , R o bert, Roblot, R e y n a u , R e n a u l t , de R a g n y , Rallet, de R a v a r y , R o c h e , R i flet,

Ravelet, Robelet, de R i c h e m o n t , de Richelieu, Rivière L e

Bailleul,

d e la R o s i è r e , de R o s s e l a n , d e R o s s i g n o l , L a R o c h e - G u y o n , de la R i v i è r e , de la R e n a r d i è r e , d u R i e u x , d e R o s m a d e c , R e y n a l de S a i n t - M i c h e l

(1713).

* * * S a r r a t de la P i e r r i è r e , S a n s o n , S é g u i n e a u , de Salvert, Soyer, de S a i n t Germain, de S a n n o i s , S é g u i n , S a i n t - L é g e r , S a i n t - A u b i n , S u r i a n , de Sales, de S a i n t e - M a r t h e , S e s s a n t , d e S a i n t - L a u r e n t , S a i n t - A m o u r , S a i n t - B o n , S a i n t Estienne,

S y l v é c a n e de Savigny, S a i n t - A r o m a n , de Saint-Hilaire

(1708).

* D e la T o u c h e , T a r t a n s o n de G r a v e , de T r a e y , d e l à T o u r n e r i e ,

Tadour-

neau, de Théméricourt, Trezin de Cangey.

* * * D e V a u d r o c q u e s , de V a l m e n i è r e , de la V i g n e , de Vaucresson, de

Vert-

pré, Verrier, d e Ville, d u Vivier, de la V e r d u r e , de Vaucourtois, de Vesien d e l a R o c h e ( 1 7 1 2 ) , t a i l l a b l e s e t c o r v é a b l e s à m e r c i , p o u r l a p a t r i e e t le b i e n c o m m u n de l'île.

C'est, par r a n g d ' a n c i e n n e t é , à travers le

XVIII

e

siècle et j u s q u ' à

la fin de la période agitée qui va de 1789 à 1815 :

I

D ' A b b a d i e , Assier, Assier d u H a m e l i n , Assier de P o m p i g n a n , Assier de Montrose, Assier de M o n t o u t , d ' A r r o s , Audiffret,

d'Autanne,

d'Assy, d'Audiffredi, A d e n e t , Alesso de R a g n y , d'Amsterdam,

d'Aramont, d'Artenier

de Seyssel, A s t o r g , le m a r é c h a l d ' A r n a u d , n é à la T r i n i t é , d ' A v r i g n y , h o m m e de lettres, né à Saint-Pierre.

* * * Bélair, de Beaulieu, Bourgelas, B r u a n t , Bouet de R a n c h é ,

Baillardel,

B i g o t , le d i v i n B r a n d a , B a r b o t i n , B r e l a n d , B i g u i e t , B e l l e v i l l e , B a n c h e r e a u , de B o m p a r , de B e a u h a r n a i s , B e r a u d , B e r l a u d , d e B o u i l l e , B o n g a r s S A I N T - P I E R R E - M A R T I N I Q U E

11

d'Er-


162

ANNALES

DES ANTILLES

FRANÇAISES

belay, d e B a s s i g n a c , d e B r a c h , de la B r e t o n n i è r e , de

Bonnerille-Bonne-

t e r r e , d e B r a c h - M a r t i n de P o i n t e s a b l e , B e l l e v u e - B l a n c h e t i è r e ,

Buchicher,

B l a n c h e t , Belliart de Vobicourt, B e r t a n c h e , B a u d o n , de B e r n a r d d e Feissal, de Bonne val, de B r o c k a r d .

Colard, Cattier, Chapelle, Cieéron, Conet de Moussur, Crosnier, Crosnier de la B e r t a u d i e , Crosnier des Vignes, Crosnier de B r i a n t ,

Crosnier

de la B a r d o u l i è r e , Crosnier de L a s s i c h è r e , Crosnier de Montersil. C r o c q u e t de B e l l i g n y , C h e v r y , de C o u r , C a q u e r a y , de C h e r r y , de C h â t r e , de C h a d i r a c , C h â t e a u ,

Chartier, Catteir, C o u l a n g e , Courtois, de

Cresol,

Clavery, C a p o n y , Clauzel, Cachi, Clarke, de la Croix, Coquelin de l'Isle, de

Courmont,

Courpont

de la V e r n a d e ,

manche, Crocquet-Beauruisseau, Campisteron, de Chateaubrun,

du Chastel-Brouillac,

Courde-

de la Chaisnay, Champigny-Hurault,

de Chateauvieux, de Coëtlogon,

de

Chavigny

d e la Chevrotière, de Cools, Cabrol, Coveur. C o r n e t t e , u n des noms les plus a d m i r a b l e m e n t portés de n o t r e coloniale et d o n t les d i g n e s h é r i t i e r s s'appellent

histoire

C o r n e t t e de S a i n t - C y r et

Cornette de Venancourt.

Desolieux,

Duprey

de T e r r e b o n n e , D u b u c

Sainte-Preuve,

Belfond, Descars-Villaumez, Dumon-Flamette, Des Vergers de D e s Vergers de Sannois, D u b u c

de R i v e r y ,

Dubuc

de

Chambry,

Duval de Sainte-Claire,

de

Dillon, de Damas, Dessales, Damian, Dampierre, Desborde, Duvernègue, Déjean, Dubelloy, D u b o u l a y de la Broile, Dumotet, D u b r e y , Desrivières, Désinchères, Desrochers,

Desveaux,

Durocher, Durand, Desturé,

ville, D u b o n , D u t a u z i n , Deslisardie, D e s v o u v e s , D e s p o r t e s ,

Dor-

Desfourneaux,

Desjeunes, Descouts, Deschamps, Deville, Delamare, Dorient-Ersac, Desc o u r s de T h o m a z e a u , D e s r a v i n i è r e s d e L o r é , D e c h a z e l l e , D o r m o y , D u p a r t , Delaunay-Belleville, Desmartin (1720), Desmerliers de Longueville (1720), D u n o t de Saint-Maclou (1732), Dumoutier de la Combe (1733), D a r e n n e ( 1 7 3 4 ) , D u v a l des Gots de Castel ( 1 7 3 4 ) .

É m o n d , d'Elva, d ' E n n e r y , É r a r d , d'Estrées, de l'Évaille,

Faure, d'Ecotier,

Fortin,

Férol,

de

Feuquières,

Ferreire,

de

Émérigon.

Fénelon,

Foulon

F a u r e de L u s s a c , de F e r , F a u r e de F a y o l , de F l e u r y , de Fol-

leville, F i g u e p e a u de C a r i t a n , Feuilleteau,

Ferrier.


«

NÉCROLOGE D E LA V I E I L L E

F R A N C E CRÉOLE

163

* G i r a r d i n , Gfirardin d e C h a m p m ê l é , G i r a r d i n de L é r y , G é d é o n d e Villeneuve (1729), de G a u g y (1759). Gaudin, Gaudin de

Poulney,

Gaudin de Viremont, Goujon

G a u d i n de Soter,

Gaudin de

Ramville,

d'Artisan.

D e Gaigneron, G a i g n e r o n de J o l i m o n t , G a i g n e r o n de Marolles, G a i g n e r o n d'Hauteriche. Grout,

de G r a n d a i r , G a s e , de

nouillaud,

Gilbert,

de G a n n e s , Gibert,

Guesdon,

des

Grandmaison,

Germant,

Gaudet,

Grottes, Gallet-Charlery,

de

Gre-

Gautier,

Genty-Bonneval.

G i r a r d de Crésol, Gradis, de Grenier, G u é r e t ,

Gabourin.

H a c h e , H o o k e , H u r s o n , H e n r y , H o n d e , H u r a u l t de T r a v e r s y , H u r a u l t de Bonnaire, d'Hauterive, de la Héronnière, d'Homblières, H u y g h e s - C a d r o u s , Husset.

* * * Imbert, Isaac.

* * * D e J a n v i l l e , J o y e u x , J a c q u i e r , J a c q u i n , J o m i e r , de J a h a m . de la J u s , de J o u v a n c o u r t , de J o b a l .

* * Kerouan, de Kenney. • »

* * L a Mothe du Solier, L a t o u c h e - B e a u r e g a r d , L a Tuillerie, L e

Gagneur,

Levassor-Bonneterre, L e Merle, L e Moyne, Lenoir, L a Grande-Rivière, Prieur,

Le Jeune, L e Pelletier, L e Bourg, Laudon,

Littée,

de

Le

Loupe,

L a r n a c , L a t a p i e , L e Balleux, de L a g r a n g e - C h a n c e l , Longvilliers de P o i n c y , Leblanc, Laurent-Dufond, Laurent-Dufresne, La Sègue, Lacquant, Leyreat, de Levis, de L i g n e r y , L o u v e l

de L a i s s a c , de L u c y , Lefebvre

de

Givry,

L e j e u n e - B o n t e m s , L e m e r c i e r de la R i v i è r e , de l ' H o r m e , L e v a c h e r - D u b o u l a y , Lejeune-Lamothe,

Lafaye-Beaubrun,

Lafaye-Desguerres,

Labat-Baumay,

L e Roux-Chapelle, L e b r u n de R a b o t , L e g e n d r e de Fougainville, L a Chaussée de Courval, L ' H o m m e d ' A u b i g n y , Lascaris de J a u n a , L ' Œ i l l a r d d ' A v r i g n y , L e g r a n d de Belleroche, L e j e u n e de Clermont, L a p e y r o n i e , L e b l a n c - N e v e u , La Pérouse, Laurens-Desondes, Linger-Montdenoix, Lanes.


164

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

* * * De

Martel, de Masclary, Montigny,

Mezallier,

de Molag, Mantel,

de

Montfort, de M a n o n e o u r t , Marin, Mauclerc, Mirai, Mazel, M o n t o n y , Marchand, Mesnier, Maria, Marie, Mareschal, Moreau, Maillet, Minet, Marcon, Monnier, Milleancourt, de Morandière, Manoël, Maupertuis, Maupoix, MéatDesfourneaux,

Mollenthiel,

Madey-Descoublan,

de M a l l e v a n t ,

Neuville, Morin-Sogrin, de Monsigny de Bresolles

Méry

Maniquet de

de

Pélafort,

M a h y de Plainville, M a r r o n de Seychelles (1730), de Meslon ( 1 7 3 7 ) .

* N a d a u , de N e s m o n d , de N e s l e , d e N e u v i l l e .

* * * O'Mullane.

* * * D e P e r r i n e l l e - D u m a y , P e r e z de Carvasal,

du Pavillon, de

Ponthevès,

Poupert, de Puilhery, Pocquet de Puilhery, Perpigna, Pocquet

de

l'Islet,

P a g e de S a i n t - W a a s t , de P i c h e r y , de P r é v e r a n d , de la P a l u , P a p i n , P e r r e t , Paris,

Praut, Philippe,

Pichaffray,

Picaudeau,

de Peinier,

de

Polignac,

Pelletier-Surirey, Pichon, Pesset, Paulian, Platelet, dePenthièvre, P o t h u a u Desgatières, du P r e y de L a m o n n e r i e , du P r e y du Mosé, du P r e y de

la

Ruffinière, du P o n t de T h o u r o n , P o m i r o l , P o t t i e r de H a u t c h a m p , P e l o t e a u , P o n s a r d , P i l l e g a r de M a l h o r t y , P o c q u e t de S a i n t - S a u v e u r , de P e r c i n (1728), de Pujet de B r a s ( 1 7 3 3 ) , de P e y r a t ( 1 7 4 4 ) .

* * Du Quesne-Dulombrun,

Quénel.

* De Rosquembus,

Rioussec, R h o d e z , R o g e r , Roussel, de la R o u l a i , de

Roqueville, R e n a u d i n , R u s t e , R o c h e de L a t o u c h e ,

Rouillé

de Rocourt,

R a h a u t de Choisy, Roussier, R a m é e , R a m p o n t de Rostolan, R a m p o n t Surville,

Rampont

de S o m b r e c o u r t ,

Rochereau

de la Roche, de

de

Roche-

c h o u a r t de J a r s (1736), Rives, Rivaille.

S a v a r y , S u r g i è s , S a n c y , S a i n t e - C r o i x , Spitalier, de S a i n t - C y r , de S a i n t A i m é , Soudon de Riveeourt, S a i n t - C y r de Cély, de

Saint-Pellerin-Latou-

che, chevalier de S a i n t - M a u r i c e , S a r r a u , m a r é c h a l Serrant,

né à

Saint-


NÉCROLOGE

D E LA V I E I L L E

FRANCE

165

CRÉOLE

Pierre, de Saint-Méry, n é à F o r t - R o y a l , représentant à l'Assemblée tionale, Saulger (1718), Streckt (1720), de Seepaun (1736),

na-

Saint-Michel

de M a l i u l ( 1 7 3 6 ) .

Tascher de la Pagerie, de Toraille, Tiphaine, de la Tour-du-Pin

d e la

Charce, T h i e r r y , de T r a v e r s a y , du T o u n e a u , T h o r e , T o u z a i - D u c h e n e t e a u , Tonfreville, Toisnier, Thuriès-Verdier, Thomazeau, Thibault

de Chanvallon,

Thery-Brederode.

membre du Conseil souverain et correspondant

d e l ' A c a d é m i e r o y a l e d e s s c i e n c e s , q u i fit i m p r i m e r e n 1 7 6 3 u n « V o y a g e à la M a r t i n i q u e c o n t e n a n t diverses observations

sur la p h y s i q u e , l'histoire

n a t u r e l l e , l ' a g r i c u l t u r e , l e s m œ u r s e t l e s u s a g e s d e c e t t e île ». L e m a n u s crit d e cet ouvrage avait mérité l ' a p p r o b a t i o n d e l'Académie p o u r sa p a r t i e scientifique.

Celle q u i t r a i t a i t d e s moeurs

coloniales n'offrait

pas moins

d'intérêt, à cette époque.

* * * D u Verger, Vignet, de Voltier, Verdier, de la V e r n a d e , de la V a r e n n e , des Voisines de Tiersonville ( 1 7 7 3 ) .

* * * Y t h i e r d e C a b r y , t o u s s o l d a t s c o u r a g e u x , officiers m a g n a n i m e s , m a g i s trats recommandables, habitants laborieux.

II

Arnaud de Corio, Aquart, d'Arbaud, Aueane, Aubin Bellevue, Ancinel, Arnoux, Audebert, Anglade, Artaud, Allègre, d'Aucourt, Admerg, Aihlan, Atis Gigon, d'Aubermesnil, Allan, d'Azevedo.

Bellisle-Coqueran, Barthouilh, de Behague, Buimond-Auvergnou, Brière de l'Isle, d e B e x o n , B o ë t - B o u t i n , B o n - S a i u t - C o s m e , B a c q u i é , B a s s e t , Berry,

de

Beuze,

Billouin,

Beauchamp,

Bonifay,

Batsalle,

de

Bezaudin,

Bourdier de Bragard, L e Berthe, Brunet, Bolle, Boyer, Blairon, Balossier, B o n n e t , B o u l i n , B o r d e , d e B o n n e , Bian,

Baboul, Bremont, de Bourbes,

Berteau, Bourk, Boyer de Peyreleau, Brown, Blondel-Larougery,

Biraud-

Montplaisir, Brillon, Broussanoir, Bayliès-Dupuy, de Bonnemaison, Bence, Birot de la P o m m e r a y e , de Bologne, Bougrenet de la T o c q u e n a y , de la B e a u g e z i è r e , Borgia de Picamilh (1767).

Bouton


166

ANNALES D E S ANTILLES

FRANÇAISES

Crassous de Médeuil, C h e n u de Mongon, C a i r o c h e , de C l u g n y , C h a b r o l , Castella, du Chaxel, Chateau-Dégates, Chauvet, Collignon, Coquille Moncourt, C r o c q u e t - L e g r a n d , Cazalis-Cazalé, Calendier, de Crény,

de Cal-

liandre, des Chazot, Caillet-Lacarrière, Cardier, Caseneuve, C a m b o u l a r e t , Courcilly, Clée, Calabre, Cortès, Codé, Condé, Clinet, Calame, Courville, Chateaugiron, Chateaubode.au, Cornette-Berthelot, Cassassus, Colau, Chassot, C h a r r o n , Capdevieille, Combe, C o p p e n s , C h o p p i n , C o n s t a n t i n , C a v e r o t , de Chanaleilles, de Chalvet, C h e n a u x , C a t a l a de Clairefontaine,

Crosnier

d e Bellaistre, Clément, C a m b o n , de C o n g y , C h â t e a u d e . B a l y o n ,

Crémieu-

Neveu, de Caton, de Chassaigne.

D u b u c de Marcussy, D u b u c de Ramville, D u n e s , D u h a u m o n t , D u t h é r o , Dorcet, Desaint, Dangeros, Dutrieux, Dupont, Ducos, Damoiseau, Decasse, D a t h y , Duffau, D u r o u i l , D e l g r è s , D u m a s - B e z a u d i n , D e s c o u d r e l l e s , D o ë n s , Doëns-Beaufond, Desnodets, Desrivaux, Dieuzaide, Ducassous, Doussedebesse, Desmas, Dariste, Deberge, Danois, Dutil, D u p u y , Dujon, Decorne, Defresne, D a m a r e t , D u p r i r e t , D u p e y r o n , D u c a n e t , D u c h a m p de Chastaigné, Desbarreaux-Verger, D a n e y de Marcillac, Deslauriers-Hilette, Daillebout, Desgouttes, Dusausay.

E y m a , d'Esprès, de l'Espinay, Escavaille.

Frigière, Fonrose, Fourniols, Fortier, Fizel, Fourn, Fontane

de

Félix, Forien, Flomont, Floreuste, Forstal, F o u r a i g n a n , F o u c a r d ,

l'Ile, Fossé,

Fournier-l'Etang, Froc de Laboulaye, Filassier.

Gédéon de Catalogne, Gallet de S a i n t - A u r i n ,

Gaudin

de

Beaumont,

G a u d i n de D i g n y , d e G r a n d f o n d , d e G-entile, G r a r n i e r - S a i n t - O m e r ,

Gigon,

de Geoffroy, G u i g n o d , G o z a n , de G i m a t , G u i s e , G a s c h e t , G r i s o t , G a b r i e l , Geay, Girandon, Germont, Gervais, Guerry, Ganetière, Garou, Gonnier, Goureau-Fauvel,

Garnier-Laroehe,

Gaillard,

Grilhaut

des

Fontaines,

G a r n y de la Rivière, Guirouard-Bonnaire, Gaussin, Genaille, Gautier

de

L a r i c h e r i e , de G a n n e de la C h a n c e l l e r i e .

D'Herveck,

Hardy-Saint-Omer,

Heligonet, Hodebourg Holozet.

Hinckledey,

Heris, Huguet,

Hellyes,

des Brosses, d'Hoquincourt, H u y g h e s des É t a g e s ,


NÉCROLOGE D E LA V I E I L L E

FRANCE

167

CRÉOLE

Jusselain, Joyau, Jubelin, Jouque, Jacou-Saint-Orner, Jamain, Jastram.

Kergus.

L e t o u r n e u x - B i r o t , L o u v e a u de la G u i g n e r a y e , L e P o u r c e a u de Montroret, L e Maistre, L u c y de Fossarieu, L a p a l u n , de L a u s s a t , L e f e s s i e r - G r a n d p r e y , L a l u n g , de L u p p é e , L a b a t t u t , Lepontois, L a b b é , L e m e r l e - B e a u f o n d , fève, Lefrançois, L a h a n t e , L e m e s u r e u r , L a v e u v e , L a G a r r i g u e ,

Le-

Lafargue,

de L a u m o y , de L a u b e n q u e , L a b a r t b e , L a g l a i u e , L a c o s t e , L a d a m e , L e Curieux-Belfond, de Labouestelière, L e b o r g n e , Lacrosse, de L a g a l e r n e r i e , L a signardie, Lassiboire, Lamaury, Lanneau, Lamarque, Lemercier, L e Chevalier, L e j e u n e d e la E o c h e t i è r e , L a u r i o l , L a c o s t e - M o n r o s e ,

Lacoste-Lefé-

b u r e , de L a G r a n g e - B u é e , de L o y a c , L e N e u f de Bonneuf, de

Lareinty,

L a r b a n n e t des laies, L'Hôtelier, de Longueville, L a l a u r e t t e , L a r o q u e D u fan, L a n d a i s , L e Maistre-Saint-Isles, L h o s t e , L i y s y , L e m o i n e d e C h â t e a u gué (1771)['].

Marraud

de Sigalony, de M e y n a r d ,

Magnytot,

Melse,

Meyzendi,

de

Mascarville, de M a r i g n y , Maisières, Moreau de J o a n n e s , Miany, Maleapine, Moreau

de S a i n t - M é r y ,

Micoulin,

Mollerat,

Mazars,

Marlet,

Maugée,

Monique, de Mallevaux, Montagard, Morancy, Mazin, Morin, Morini, M o ras, Montlouis J a h a m de Courcilly, de M o n t a i g n e ,

Neveu, Nocus, Navet, Noyer,

Moussard.

Noël.

D e l'Or,

O'Connor.

Pédigot,

P o z z o di B o r g o , P e l o u z e , P i n g a u l t , P i c a r d , P e l e t de L a u t r e c ,

Peu-Duvallon, Puiferrat, Pichery des Gazons, L e Pelletier de Saint-Remy, Le

Pelletier-Desravinières, L e Pelletier de Beuze, L e

nelles, Pécoul,

de P a v a n ,

Pelletier-Destour-

Papin-Saint-Aimé, Pichevin,

Papin-Mosnier,

1. Ils n e sont pas sans valeur, c e s chiffres p o s é s ç à et là, après les n o m s de p l u s i e u r s familles illustres de la Martinique, car ils marquent la date d'enregist r e m e n t , par le Conseil souverain, des lettres et titres authentiques de noblesse de c h a c u n e de c e s maisons de vieille aristocratie coloniale.


168

ANNALES D E S ANTILLES

FRANÇAISES

Pinguet, Pitault, Prost, Panis, Pupier, Pérard, Panneau, de Prémoran, Prévôteau-Duclary, Pontaïs, Petit.

Eougon, Roignan, Rigordy, des Rioux de Messimy, de Rivière, Rosily, Richaud, Rochery, Roix, Raynal-Sainte-Croix, Rondeau, Rallier, Roquefeuille, Rochelmagne, Rollin de la Haute, de la Roche, Renard-Bel'Air, Reculé. Sinson de Préclerc, Samarant, Saint-André-Lechevalier, Survilly, Sergent, Sauvignon, Saulger de Saint-Maurice, Soison, Sicard, Sabès, Sévin, Saxi, Saint-Pée, Sargenton, Savage, Signéty, Saint-Prix-Garuier, SévèreLacroix, Sigougne-Latouche, Saint-Michel-Rivet.

Tiberge, de Tholozan, Trobriand, de Turpin, Tonnelier, Trotel, Terrien, Taillandier, Tudor, de Thoré, Toussaint, Truquet, Troussier.

Vatable, de Vaudreuil, de Vioméuil, de Vaugiraud, Vauchot, Valate, Vernes, Villaqué, de Villarson, de Vignau, Villamont, Vilain, Veyrier, Vive, de Vély. Willox, tous, également, créoles et colons, intrépides, hospitaliers et chevaleresques (').

C'est enfin, dans les temps plus rapprochés de nous et jusqu'à l'heure présente, pour

la classe hlanche et pour celle de couleur,

parmi ceux qui se sont distingués dans l'agriculture, le commerce, l'industrie et les professions libérales, ou qui, à force d'énergie, ont su s'élever à une situation honorable ( ) : 2

Albert, Asselin, Augrain, André, Artières, Ariès, Auber, Audemar, Agricole, Aligon, Anténor, Audibert, d'Anglebernes, Aubéry, Allou-Ven3

1. A p r è s avoir déjà rempli u n e bonne partie du x v n r s i è c l e , la plupart d e c e s noms, à la Martinique, n'ont p a s e u moins d'éclat ni e x e r c é u n e moindre influence durant l e s i è c l e suivant. 2. A v e c q u e l q u e s n o m s de cette liste, nous pourrions bien remonter au delà du x i x s i è c l e , assez avant m ê m e dans le x v i n , auprès d'autres q u e nous avons signalés ; mais c'est au x i x surtout qu'une influence prépondérante ou d e s s e r v i c e s plus s p é c i a l e m e n t remarqués l e s ont mis e n relief dans la colonie. e

6

e


NÉCROLOGE D E LA V I E I L L E

FRANCE

169

CRÉOLE

ceslas, d'Abadie de L u r b e , A g a p i t , A n q u e t i l , Achille,

Auger-Lemaistre,

Achart, Aniart.

Berté-Saint-Ange, Borel, Baudin, Bourdillon, vier, B r u g i e r , Bally, Beaufond, Blaisemont, Berne,

Binet,

Beaufrand,

Bardury,

Boutereau, Bellan, Bou-

Beuzelin, Bondy,

Briant,

Braud,

Bougenot,

Boisson,

Boudou,

Beaudu, Bourdon, Boucher, Bourgoin, Bonneville, Boissel, Bélus, B o i s s i è r e , B u v a t de V i r g i n y , B e r l a n , B a r è m e , B o n n e t - D u r i v a l ,

Butel,

Bienvenu,

Blampuy, Balmelle, Bourguille, Bloss, Barbe, Bellonie, Beaujolais, Buran, Bréam, Bayot,

Boisseau, Braques, Bragance, Brasdor, Baude,

Beaulieu,

Bolo, Bocaly, Becker, Beauharnais-Cadeau, Bommier, B e a u p r é , Beyrines, Brisson, Branchet, Barcourt, Bataille.

Cottrell, C a m i n a d e , Collin, Carré, Casadavaut, Clanis, Coipel,

Courre-

jolle, Coppier, Carlhan, Carbonnel, Chatenay, Cornilliac, Carassus,

Car-

bouères, Costet, Clavius-Marius, Clarac, Coutens, Cochet, Cabanel, de Cap é r a , C o m a i r a s , C a m o i n , C h o m e r e a u - L a m o t t e , Cassius de L i n v a l , C o r d i e r , César-Laîné, Célestin, Chérius-Chéry,

Chevy de L a m a r t i n i è r e ,

Chéneaux,

Caries, Castaing, Charriez, Courché, Colson, Calonne, Colé, Casside, C a m p martin, Cadoré, Chérubin, Céligny, Cabassol, Choco, Cairoche, Commin, Costin, Clarière, Carreau, Caillât, Clerc, Chapdelaine, rier,

Chevance, Coutu-

Caillavet.

Domergue,

Depaz,

Dartiguenave,

Démare,

Despointes,

Dufougeray,

Duquesuay, Duval-Dugué, Dorn, Dumoret, Dumas, Duplan, Desmé, David, Delà, Dulieu, Décomis, Dert, Desabayes, Dangla,

Dufail, Delsuc,

Darius, Delmont-Bébet, Desroses, Deslandes, Drouilhet, Dupouy,

Davy, Devin,

Delaunay, Delas, Dispagne, Debuc, Deproge, Drozin, Duluine, Delpech. Dostaly-Lemaistre, Douillard,

Desgranges,

Deplanque,

Decressonnière,

Dennery, Dufond, Daniel L e Blanc, Dumaine, Descayes, Dumesnil, Destouches, Desrivery, Dolivet, Degennes, Doignon,

Davila.

Eustache, Ernoult, Egidius, d'Ehm, Esch, Ernas Nicolas.

Fabrique

de S a i n t - T o u r s , F o u c h é , F a b r e , F a y s , F o u q u e , Ferjus

Farou, Fantaisie, Forgues, Fernagu, Fanfan,

Flamand.

Luc,


170

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES.

D e G a g e , G a r d i é , G r a v i e r - S a i n t e - L u c e , de G a r a g o r r i , G r a m b i n , G r a e v e , Garcin, Guérin, Grut, Gloumeau, Gasquet, Gaston, Glandut, Grant, Gombaud-Saint-Onge,

de Garcin, Gajol, Guillaud,

Gayol,

Guilho,

Granier,

Guèze, Gérard, Gros-Désormeaux, Godissard, Gandelat, Genti-Corp, tier,

Gaudon de Hulin,

Guy Lagil, Grelet,

Gaulteau,

Gouyer,

Gal-

Guiral,

Grart, Grand Clément, Gilmaint, Gamby, Gubin, Guénaud, Gaspard, Gaillardon, Guichard,

Gerbault.

Hayot, Hachard, Hartmann, Hurard, Hervé, Hippolyte, Hubert, Hubert Saint-Yves, Houdeleck, Houellemont, Husson, Hermary,

Hahn,

Hostein,

Haspel.

Isnard, Iphate.

Jurquet, Joret, Jorre, Joseph Alexandre,

Jaguenaud.

Knight.

Lawless, Lota, de Lathifordière, Langellier-Bellevue, Liottier, Lartigue, Lespès, Latty, Lacombe, Lahon, Lacy, L a Poterie, Lapoujade,

Lafosse,

Lamoureux, Le Sade, Laborde, Laine, Laugier, Lucotte, Lapeyre, quonne, Lagrosillière, L'Enfant, Nud, Louis-Félix,

Lapi-

L é n a r d , L e g r a n d , L e Duff, L a s s e r r e , L e

de L a u t h o n n y e , L a f a y e t t e , L e D e n t u , L a n d a ,

Laporte, Lubin, De Lavau, Lacourné, Lavenaire, Lahore,

Lewis,

Lecoispellier,

Lassalle, La Janvry, Laguerre, L a Lyre, Lavater, Lenogue, Lernot, bert, L'Exact, Lalung-Bonnaire, Lalanne, Lacroix,

Lou-

Leber.

Marsan, de Meilhac, Morestin, M o n g u y , Marbot, de Montyel, de Massias de Bonne. Marry, Maxwell, Michaux, Mongenot, Manavit, Molinard, conduit,

Masson,

Merlande, Martineau, Mondore, Mongard,

ratet, Mathieu, Monziols, Massieu, Mondésir,

Mac-Hugh,

Martial,

Marchet,

Madkaud,

Martialis,

Mounier,

Marie,

MauMu-

Montel-Montout,

Moulonguet,

nière, M a r c d e la V i g n e , de Majoubert, Midas, Misaine, Monrosier,

MoriMes-

souhaits, Marfeuil, Marc-Cyrus, Magallon, Mérol, Montbard, Mignot, Montignac, Mélin, Monairas, Micardier, Mucret, Morisson, Mouttet.


NÉCROLOGE

Néron

de

D E LA V I E I L L E F R A N C E

Surgy, Naura,

171

CRÉOLE

Nollet, Noverre, Nicole, Ninet,

Nicéphore,

Nelson.

O'Neill, O'Lanyer, Ozier-Bellevue, Oursin, Osenat,

d'Oleaga,

Orville,

Olivier.

P a p i n - D u p o n t , de P o r r y , P i n e l de Golleville, Pétrégille, Préville, sonneau, Pinard,

Pélissier-Tanon,

Prat,

Pornain,

Pradeu, Paret,

Pinaud, Prieur, Peyraud, Paméla, Pigeon, Procope, Pinville,

PlisPajot,

Pomponne,

Prade-Bastide-Conte, Papin-Gigon, Poullet-Ozier, Piguier, Planche, Postdam, Pélican, Paoli Duclary, Pérasie, Parmentier, Poulet-Prémény, Peux, Pajot, Perrinon,

Ponk-Tsong.

Quesnel, Quennesson,

Quénard.

R a m e a u , R a b y , R i b i è r e , d e R a n c é , R u f z d e - L a v i s o n , Rouff, Ralu,

Rième, Ruinet,

Rousseau,

Reboul,

Reynaud,

Raybaud,

Riffard,

Raveneau,

Robillard, Rosier, Rémy-Néris, Rambaud, Rochex, Roselmond,

Raimbaud,

Rilos, Ricci.

Souquet-Basiège, Lalung,

Sablon,

Simonnet,

Saillant,

Savon,

Sully,

Saint-Félix, Sorbe,

Susbielle,

Sauvan,

Saint-Léger-

Sarlin,

Simoneau,

Sales, Saint-Juéry, Saint-Yves, Salleron, Suin, Saint-Aude, Sévère, SaintO m e r - R o y , Soison, Saffache,

Surlemont, Sogrin-Maisonneuve,

Saint-Paul

Grutus, Saussine.

Trillard,

Trédos, Tronche-Macaire, Touin, Touroul,

Testard,

Toula,

T h a l y , T h u r i è s , T h o u , T r a c i l e M a u r i c e , Teisserès, T a p a g e , T'fla C h e b b a , Thorin, Trézière.

Urger-Évêque, Ursulet.

Vatblé, Vialar, Valton, Valentin, Verdet, Vianès,

Verne, de la

Ville-

gégu, Villemin, V a n Romondt, de Villeneuve, Vermeil, Viviès, Vitalis P o lus, Vernier, Vinac,

Vincent,

Vergoz.

Varein,

Veissières, Vincendon

Dutour,

Villette,


172

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

** Wallé-Clerc, Wendeloken, Winter,

Waddy.

** Y a n g - T i n g , Y o t t e , etc., e t c . , d o n t les p a r e n t s , alliés ou a m i s

forment

légion de victimes, dans la tourmente du 8 m a i .

Voilà n o t r e nécrologe.

Tous les noms qui s'y r e n c o n t r e n t —• et combien d'autres devraient encore s'y ajouter, si nos meilleurs documents n ' a v a i e n t péri dans la catastrophe ou si notre mémoire était moins engourdie — tous ces noms anciens, nous les avions relevés, il y a longtemps, en interrogeant les pierres des plus vieilles habitations de la colonie, ou en déchiffrant dans les champs du repos les inscriptions funéraires, ou encore en é t u d i a n t , dans les papiers déchiquetés et p o u d r e u x des a n n a l e s de la M a r t i n i q u e , les hauts faits des colons et des corsaires de la Côte F e r m e d ' A m é r i q u e et des A n t i l l e s . Q u a n t a u x a u t r e s , plus récents ou actuels, ils nous avaient été r e n d u s familiers par un commerce quotidien de bons rapports et d'amitié qui a fait le charme de notre existence j u s q u ' à l'heure du désastre. Nous avons respecté l'orthographe d e c h a c u n des noms. Si l'on r e m a r q u e çà et là différentes manières de les écrire, à travers les âges, ce n'est point notre fait. Il nous est arrivé très fréquemment de l i r e , parmi les signatures m ê m e s des a y a n t s cause, ceci, par exemple : D e Vaudrocques et V a u d r o q u e ; des Vergers ou D u v e r g e r ; L ' A r c h e r et L a r c h e r ; de Sannois et Sanois ; Desmassias, des Massias, d e Massias ; Haudebourg, Hodebourg; Davigne, Desvignes; Cocqueran, Coqueran ; Clay, C l é e ; D u l o m b r u n , D e l o m b r u n , de L o n g b r u n ; Jusselin, J u s s e l a i n , etc. A la suite de cette publication, nous tiendrons s c r u p u l e u s e m e n t compte, dans les autres volumes à venir, des avis, observations et


NÉCROLOGE

D E LA V I E I L L E

F R A N C E CRÉOLE

173

renseignements exacts de toute n a t u r e que nous aurons l'avantage de recevoir, j u s q u ' à ce que nous ayons fini de reconstituer par t a b l e a u x l'histoire de la M a r t i n i q u e depuis les origines j u s q u ' à nos j o u r s : n o t r e œ u v r e s'enrichira ainsi d'autant d e documents n o u v e a u x dont nos correspondants et amis a u r o n t tout le m é r i t e . E t , maintenant, les voilà, presque toutes, ces gloires du passé et la p l u p a r t des espérances que nous avions conçues pour les temps n o u v e a u x , les voilà ensevelies sous les ruines de S a i n t - P i e r r e , recouvertes elles-mêmes par les avalanches de cendres d u volcan ! L a métropole fera j u s q u ' a u bout son devoir, la plus complète solidarité s'imposant, à long t e r m e , en face d e m a l h e u r s comme ceux de la M a r t i n i q u e , si b i e n m é r i t a n t e depuis des siècles. Avec cette h e u r e u s e assurance, saluons encore u n e fois les ancêtres fameux dont nous venons de rappeler la mémoire, qui tous se sont voués au triomphe de la plus g r a n d e F r a n c e et qui v i e n n e n t de p e r d r e j u s q u ' à l e u r t o m b e a u x ! Saluons de m ê m e leurs descendants et leurs successeurs, à quelque condition qu'ils a p p a r t i e n n e n t , intéressantes victimes sidérées par asphyxie foudroyante, dans u n e calamité sans p r é c é d e n t •, et, pour les consoler, les sauver de la misère et d u désespoir, les aider dans l ' œ u v r e difficile de la restauration de la colonie, tenons-nous auprès des survivants de ce cataclysme, orphelins ou blessés, infirmes ou vieillards, p a u v r e s femmes, v e u v e s , malades, qui souffrent loin de leurs foyers disparus et dont beaucoup envient intérieurement le sort de c e u x qui n e sont plus. S'empresser au bien, dès qu'on le connaît, et s'y m a i n t e n i r , c'est le vrai bonheur : c'est ainsi qu'on décuple, qu'on c e n t u p l e m ê m e le p r i x de la sympathie, de l'assistance, du secours efficace et de l'hommage r e n d u a u x g r a n d e s infortunes. Ce devoir incombe à c h a c u n de nous, puisque tout survivant de Saint-Pierre est devenu pour la F r a n c e u n être sacré, lui imposant de plein droit l'obligation nationale d'accepter les charges honorables de cet héritage sans exemple v e n u du volcan !


CHAPITRE

V

NOS CALAMITÉS, A TRAVERS LES SIÈCLES, JUSQU'AU CATACLYSME DE LA CITÉ CRÉOLE

I . — Tableau des principales calamités et catastrophes qui ont sévi dans les Antilles et notamment à la Martinique, chaque quatre ans en moyenne, à l'époque actuelle et depuis les temps les plus reculés : 1903-1626. — I I . B é t a i l s relatifs à l'incendie de Fort-de-France, 22 j u i n 1890. — Q u e l q u e s autres notes assez originales de M . Ralu, avec le bilan moral dressé par les j o u r n a u x de Saint-Pierre. — III. Détails relatifs au cyclone du 18 août 1891. — I V . Tableau de la catastrophe. — V. Le cyclone du 8 août 1903.

I. — Tableau des principales calamités et catastrophes qui ont sévi dans les Antilles et notamment à la Martinique, chaque quatre ans en moyenne, à l'époque actuelle et depuis les temps les plus reculés : 1903 à 1626. Cette table g é n é r a l e des épreuves qui frappent à coups redoublés et à d e si courts intervalles leurs frères créoles dira bien, elle aussi, à c e u x de la métropole ce qu'il en coûte là-bas d'angoisses et de tortures pour leur p e r m e t t r e de savourer chez e u x , dans la tranquillité et les délices, les produits les p l u s fins des Antilles : sucre de canne, r h u m s et tafias, vins et l i q u e u r s , cacao, v a n i l l e , épices, moka, tapioca d e farine de m a n i o c , ananas et autres fruits exquis. — A h ! oui, elles sont belles et inépuisables, nos îles Caraïbes, et toutes leurs d e n r é e s de qualité s u p é r i e u r e ; mais songez donc à quels p r i x elles r e v i e n n e n t , p u i s q u e c e u x qui les v e n d e n t les ont, les premiers, payées infiniment plus cher que c e u x qui les achètent en E u r o p e . O n en j u g e r a , à la l e c t u r e d e ce c h a p i t r e , et on en estimera d a v a n t a g e nos v a l e u r e u x colons, toujours a u travail ou sur la b r è c h e , toujours à pied d ' œ u v r e d'un côté et de l'autre en quête de p r o g r è s , toujours prêts à se d é p e n s e r et à l u t t e r , toujours pleins de courage et d'espoir, en dépit des plus désastreuses expériences et des plus atroces infortunes.


NOS CALAMITÉS A TRAVERS L E S

XX'

SIÈCLES

175

SIÈCLE.

On vivait encore sous l'impression douloureuse des incendies de 1890 et de 1 8 9 1 , à F o r t - d e - F r a n c e et a u Saint-Esprit, et a u m i lieu des souvenirs l u g u b r e s du cyclone de 1 8 9 1 , quand soudain éclata le coup de tonnerre le plus retentissant de l'histoire des cataclysmes, annonçant au m o n d e la disparition de la cité créole de Saint-Pierre et de ses habitants, a u nombre de 4 0 0 0 0 . L e s é r u p tions volcaniques de la Montagne P e l é e n e sont point finies, que voici, pour l'infortunée M a r t i n i q u e , tant éprouvée, les ravages d ' u n n o u v e a u cyclone, d u r a n t cinq h e u r e s de tourmente, dans la n u i t d u 8 a u 9 août 1 9 0 3 , le v e n t soufflant en tempête avec u n e vitesse de trois kilomètres par m i n u t e , et toutes les a u t r e s forces de la n a t u r e d é c h a î n é e s , comme il y a douze a n s , à pareille date, presque j o u r pour j o u r . On trouvera plus loin de n o m b r e u x détails relatifs à ces fléaux d e la fin d u xix" siècle et d u commencement e

du x x .

XIX

e

SIÈCLE.

Bourrasque du 7 août 1899 à la G u a d e l o u p e , à Antigoa, à SaintChristophe, à Porto-Rico. Bourrasque du 9 septembre 1898 à la B a r b a d e et à Saint-Vincent. Mauvais h i v e r n a g e e n 1 8 9 3 . Cyclone d u 18 août 1 8 9 1 , rappelé tout à l ' h e u r e . Incendies de 1890 et de 1 8 9 1 , mentionnés plus h a u t . Bourrasque d u 4 septembre 1889 à la Martinique et à la Dominique. Bourrasque du 3 septembre 1883 à la Martinique et à la G u a deloupe. J e n'ai point p e r d u le souvenir d'un des p h é n o m è n e s c u r i e u x de ce coup de v e n t , p h é n o m è n e que j e n e revis plus q u ' u n e a u t r e fois, lors du cyclone de 1 8 9 1 . —• L e 3 s e p t e m b r e , j e revenais de F o r t - d e - F r a n c e avec u n capitaine de la Compagnie transatlan-


176

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

tique. A notre départ d u chef-lieu pour Saint-Joseph, le ciel et la mer étaient déjà comme soudés ensemble. U n vent violent s'était levé ; la n u i t tomba de b o n n e h e u r e , une n u i t noire, p e s a n t e , d ' u n calmé effrayant, succédant a u v e n t furieux qui grondait il y a u n instant. A la Redoute,

les lampes de ma voiture allumées, j ' a p e r -

cevais à peine mes c h e v a u x . C'était à la montée ; mais, passé l'habitation Moulin-a- Vent, nous descendions vers la

Rivière-Monsieur.

Il y avait danger, par cette obscurité profonde. Tout à coup, j ' a p e r çois devant moi et a u x alentours, j u s q u ' a u fond de la coulée, u n e immense n a p p e de lumière électrique, éclatante et immobile, couvrant toute la côte, à droite de la rivière, s'arrêtant a u lit de cette rivière et n'éclairant pas de la moindre réverbération les mornes opposés. J e descendis d e voiture. Les p i e d s et les g e n o u x d a n s cette n a p p e de clarté, j e les voyais comme illuminés, ainsi que les pieds de mes c h e v a u x et le bas des roues d u véhicule ; m a i s , plus h a u t q u e 45 centimètres au-dessus d u sol, ce n'était qu'épaisses ténèbres. Lors d u cyclone, dans le bourg du L a m e n t i n , la m ê m e couche lumineuse, plus belle, plus b r i l l a n t e , avait 1 m è t r e de h a u t e u r . 1879. — Détestable h i v e r n a g e , signalé par maints débordements nuisibles, à Saint-Pierre et dans d ' a u t r e s localités. 1818-1811.

— P e n d a n t plus de dix-huit mois, en 1877 et en

1878, la population des Trois-Ilets fut a t t e r r é e par u n e fréquence désolante et j u s q u e - l à i n c o n n u e de t r e m b l e m e n t s d e t e r r e . A u d é b u t , en 1877, les habitants d u bourg, désertant leurs maisons, logèrent sous la t e n t e . E n 1878, il m'arriva souvent, d u r a n t les mois de m a i , j u i n et j u i l l e t , de compter cinq, d i x , vingt et, une fois, trente-trois secousses dans la m ê m e j o u r n é e . C'était n a v r a n t . Il y avait j e ne sais quelle électricité a m b i a n t e , u n e m a c h i n e fonctionnant sans i n t e r r u p t i o n , dont les charges s'accumulaient, d'une secousse à u n e a u t r e , toujours de la m ê m e m a n i è r e , et dont les volts et le dégagement, avec u n e pénétration e x t r ê m e , saisissaient les moelles. J e sentais le fluide électrique m ' e n v a h i r , de la plante des pieds j u s q u ' a u x g e n o u x ; j e m ' y étais tellement h a b i t u é et j e savais si bien ce qui allait suivre, q u a n d et à quel d e g r é , que j e pouvais p r é v e n i r


SAINT-PIERRE -

DE I A

BATTERIE

D'ESNOTZ AU

MOUILLAGE (1870)



NOS CALAMITÉS A TRAVERS L E S SIECLES

177

mes g e n s de la secousse prochaine, leur en dire l'intensité, la rapidité, l ' i m m i n e n c e . J e ne m e trompais pas. A u moyen d ' u n pavillon, hissé à des h a u t e u r s convenues, j e p r é v e n a i s de m ê m e mes voisins. 1867. 2 octobre.

— Porto-Rico, Tortola : b o u r r a s q u e .

1865. 6 septembre.

— Guadeloupe : b o u r r a s q u e .

1853. — T r e n t e secousses de t r e m b l e m e n t de terre à la Martin i q u e , dans l'espace de trois mois. A la m ê m e époque, il y e u t dans les Vosges u n e secousse assez légère, la p r e m i è r e q u e j ' a i e ressentie d e m a vie. 1 8 5 1 . Nuit du 5 au 6 août. — E r u p t i o n volcanique à la Montagne P e l é e . Après un sommeil de plusieurs siècles, le volcan se réveillait. Cette éruption, d'ailleurs, fut sans gravité ou, m a l h e u reusement, j u g é e telle. Nous savons m a i n t e n a n t q u e c'était u n coup de cloche solennel. Nous e n reparlerons d a n s les dernières pages de ce v o l u m e . 1 8 4 3 . Du 8 janvier

er

au 1 juin. — L a Martinique n ' a pas res-

senti moins d e d e u x cents secousses de t r e m b l e m e n t de t e r r e . — D a n s u n e de ces formidables commotions, la ville de la Pointe-àP i t r e , à la G u a d e l o u p e , fut presque e n t i è r e m e n t d é t r u i t e . 1839. 11 janvier.

— T r e m b l e m e n t de t e r r e épouvantable à

F o r t - d e - F r a n c e . Q u a t r e cents maisons s u r h u i t cents s'effondrent, y compris l'hôpital militaire, et quatre cents victimes restent sous les décombres. 1838. — T r e m b l e m e n t de t e r r e à F o r t - d e - F r a n c e . 1836. — P i e r r e ponce et soufre rejetés par le volcan de la G u a deloupe. 1825. 26 juillet.

— B o u r r a s q u e : Martinique et G u a d e l o u p e .

1824. 7 août. — Bourrasque à la G u a d e l o u p e . 1823 à 1828. — T r e m b l e m e n t s de terre fréquents à la M a r t i n i q u e . 1821. 1

e r

septembre.

—• Bourrasque à la G u a d e l o u p e .

1819. 21 septembre.

— Coup de v e n t à Saint-Vincent.

1818. 21 septembre.

— B o u r r a s q u e à la M a r t i n i q u e .

1817. 20 octobre.

— Cyclone à la M a r t i n i q u e et à la G u a d e -

loupe. 1813. 23 juillet. 1812.

— O u r a g a n à la M a r t i n i q u e .

— Violente éruption volcanique à S a i n t - V i n c e n t . On

SAINT-PII3RRE-MARTINIQUE


178

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

l'entend j u s q u e sur les côtes de l'Amérique d u S u d . L a garnison des Barbades, croyant à u n combat e n t r e les flottes française et anglaise, prépare ses batteries et se tient prête à l'action. 1809. 9 août — Bourrasque à la G u a d e l o u p e . 1804. 6 septembre.

— Bourrasque à la G u a d e l o u p e .

XVIII

e

SIÈCLE.

Coups de v e n t , raz d e m a r é e , cyclones, incendies, débordements, sécheresse, empoisonnements, t r e m b l e m e n t s de t e r r e , maladies et autres ravages, j u s q u ' à u n e plaie d ' E g y p t e , à la M a r t i n i q u e . 1 7 9 7 . — L e s cratères de la G u a d e l o u p e lancent des pierres et du soufre. 1790. — A la M a r t i n i q u e , la terre tremble plusieurs fois. 1788. 14 août. — A la M a r t i n i q u e , terrible h i v e r n a g e . P r e s q u e tous les vivres sont détruits. 1780. 12 octobre.

— O u r a g a n , q u i s'étendit sur toutes les

Antilles : B a r b a d e , S a i n t - V i n c e n t ,

Sainte-Lucie,

Guadeloupe,

S a i n t - E u s t a c h e , S a i n t - C h r i s t o p h e , P o r t o - R i c o , J a m a ï q u e . A la M a r t i n i q u e , le commerce et la campagne souffrirent

beaucoup.

Les plantations furent dévastées, depuis le P r ê c h e u r j u s q u ' à FortRoyal. U n raz de marée furieux j e t a à la côte g r a n d nombre de n a v i r e s et renversa des maisons. L a frégate la Cérès et d'autres bâtiments furent endommagés, m ê m e à Fort-Royal. Empoisonnements. E n 1 7 8 0 , l'habitation de D u b u c de SainteP r e u v e , au Galion, fournit u n exemple d e l'effrayante dévastation que p e u t o p é r e r , dans peu de temps, ce mystérieux et terrible fléau. Vingt-cinq empoisonneurs convaincus furent traduits devant le conseil supérieur, après amples informations de la j u s t i c e sur les l i e u x : trois furent condamnés à être brûlés vifs, six à être p e n d u s et leurs corps j e t é s a u feu, quatre à être m a r q u é s et fouettés en place p u b l i q u e , les autres à assister a u x exécutions. 1779. 3 octobre.

— Coup de v e n t . L e commerce n ' y p e r d i t pas

b e a u c o u p , parce q u e la p l u p a r t des navires étaient a u carénage de F o r t - R o y a l ; mais la campagne fut maltraitée et les vivres a r r a c h é s . 1 7 7 7 - 1 7 7 4 . — U n e plaie d'Egypte à la M a r t i n i q u e . P e n d a n t


NOS CALAMITÉS A TRAVERS L E S

179

SIÈCLES

trois a n s , d e 1774 à 1777, d'innombrables légions de fourmis s'attaq u è r e n t , dans presque tous les quartiers de l'île, à la principale culture de la colonie, comme à u n e proie. On avait essayé en vain de tous les r e m è d e s pour a r r ê t e r ce fléau. D e Tascher et le comte de Nozières, sensibles a u x plaintes qui s'exhalaient de toutes parts à la c a m p a g n e , avaient convoqué à Fort-Royal, le 9 mars 1775, toutes les paroisses de l'île, qui avaient envoyé des d é p u t é s , et l'on avait délibéré sur le parti à p r e n d r e pour m e t t r e fin à cette calamité p u b l i q u e . Considérant l'importance d u

service qui

serait

r e n d u à la Martinique par celui qui trouverait un moyen assuré de faire périr l'insecte d e s t r u c t e u r , l'assemblée vota pour l ' i n v e n t e u r u n e récompense d ' u n million de livres. Cette somme devait être fournie par les sucreries a c t u e l l e m e n t en rapport, sans exception de privilèges, et par celles qui s'établiraient dans les trois a n n é e s suivantes. U n e commission de dix-sept m e m b r e s avait été choisie dans différents q u a r t i e r s , pour apprécier le r e m è d e qui serait proposé, en faire l'essai et en référer à l'assemblée g é n é r a l e . L a commission était ainsi composée : D'Alezzo et d e V a l m e n i è r e , pour Fort-Royal; D e Massias et Crocquet-Beauruisseau, pour F o r t - S a i n t - P i e r r e ; L a f a y e - B e a u b r u n et Le J e u n e - L a m o t h e , pour le Mouillage ; Isaïe des Grottes et F e r r é o l de L e y r i t z , pour la Basse-Pointe ; D u b u c - S a i n t e - P r e u v e et Gallet-Charlery, pour la T r i n i t é ; Arbousset et de L a V i g n e , pour le F r a n ç o i s ; C o u r d e m a n c h e , p è r e , pour le V a u c l i n ; Desfontaines et D u v a l d e Sainte-Claire, pour le Marin ; D e G a i g n e r o n et de J o r n a , pour le L a m e n t i n , le T r o u - a u - C h a t et la Rivière-Salée. L e roi, à qui les a d m i n i s t r a t e u r s avaient envoyé cette délibération, consulta son conseil, qui homologua les pièces, le 8 j u i n 1776. Mais la récompense n e fut g a g n é e par personne. L a Providence seule, d a i g n a n t s'en m ê l e r , faute

d'invention

chez l'homme, chassa les fourmis, et la canne à sucre reprit sa fécondité et sa splendeur. 1776. — Cherté de vivres et disette. L a g u e r r e commencée


180

ANNALES D E S ANTILLES

FRANÇAISES.

entre les Anglais et leurs colonies de l ' A m é r i q u e du Nord r e n d a i t moins fréquents les arrivages des navires étrangers a u x colonies françaises avec des provisions. Aussi les vivres avaient-ils augmenté de prix : la farine de froment valait 110 livres coloniales, celle de manioc, 72 l i v r e s ; le bœuf salé, 110 livres le b a r i l ; le b e u r r e , 100 livres le f r e q u i n ; la morue, 66 livres le q u i n t a l , et le r i z , 84 livres. Les vivres du pays étaient r a r e s et la v i a n d e de boucherie m a n quait m ê m e pour les m a l a d e s . Afin d'engager

les Espagnols à

envoyer leurs bœufs à la M a r t i n i q u e , l'administration éleva le prix de la v i a n d e de bœuf à 25 sols et celui de la v i a n d e de mouton à 22 sols 6 d e n i e r s . E n f i n , la petite vérole régnait dans l'île et appelait la plus sérieuse attention des autorités sur les précautions de salubrité p u blique. Très d u r h i v e r n a g e à la G u a d e l o u p e , en 1 7 7 6 . 1166. Nuit du 28 au 29 mai. — I n c e n d i e à F o r t - R o y a l . P e r t e s considérables. Tout u n quartier dévoré p a r les flammes. Nuit du 13 au 14 août. — S u r divers points d u globe, des volcans s'étaient rouverts. N e y r a , l'une des Moluques, le V é s u v e e t l ' E t n a rejetaient avec fureur leurs entrailles enflammées. Constantinople venait d'être ébranlée par u n t r e m b l e m e n t de t e r r e q u i d u r a trois j o u r s . Quatre-vingts édifices publics avaient été abattus et près de 6 0 0 0 hommes t u é s . A la M a r t i n i q u e , d u 13 a u 14 août, à 10 h e u r e s d u soir, l'horizon s'obscurcit d u côté d u nord-ouest. L a l u n e et les étoiles q u i , u n m o m e n t a u p a r a v a n t , brillaient d u plus p u r éclat, pâlirent et disparurent soudain, laissant l'île entière e n t é n é b r é e . D e s nuages épais, chassés par le v e n t , v e n a i e n t de la m ê m e région, comme u n e a r m é e en déroute. D e s torrents d'eau et d'électricité r é p a n d a n t , au milieu des coups de foudre qui les traversaient, u n e odeur nauséabonde de soufre et de b i t u m e , s'abatt i r e n t sur la colonie. C'était u n e épouvantable m ê l é e d e feu, d e vent, d'eau et de décharges électriques. A m i n u i t , l'horreur

de la t e m p ê t e a u g m e n t a . L a boussole,

affolée, effeuillait la rose des vents, comme fait u n enfant en se j o u a n t avec u n e m a r g u e r i t e . A l o r s , rien n e tint plus.


NOS CALAMITÉS A TRAVERS L E S

SIÈCLES

181

L e s toitures sont emportées ; les murailles s'écroulent; des arbres séculaires voient leurs têtes brisées s'enfoncer dans des gouffres béants, tandis q u e leurs racines, soulevées par u n puissant levier, sont projetées en l'air. L e s plantations, en u n instant, gisent saccagées. Des hommes sont soulevés et dispersés a u loin comme des feuilles mortes. L a terre tremble et s ' e n t r ' o u v r e . D e s flammes jaillissent des profondeurs d u sol. Glacée d'effroi, la population p l e u r a i t à g e n o u x , implorant la clémence d u ciel. L e spectacle de la m e r n'était pas moins affreux. Ses flots e n courroux joints à c e u x des cataractes d'en

haut

dispersèrent,

comme le semeur ses g r a i n e s dans u n c h a m p , les débris des navires et les cadavres des matelots sur toutes les plages de l'île. A Fort-Royal, où les grands vaisseaux s'étaient retirés au comm e n c e m e n t d e l ' h i v e r n a g e , les amarres se rompirent, dans u n bassin où l'on se croyait en s û r e t é . Ces scènes de désolation d u r è r e n t j u s q u ' à 3 heures d u m a t i n . A ce moment, les v e n t s , ayant accompli leur œ u v r e de destruction, commencèrent à s'apaiser. A 5 h e u r e s , on vit u n n u a g e noir suspendu au-dessus de la Montagne P e l é e . Cette n u é e épaisse, se brisant avec fracas sur la cime d u mont, creva, et sa masse d'eau roula en avalanche sur les côtes et dans la plaine. A 6 h e u r e s , plus de vent, m e r t r a n q u i l l e . Ciel serein, semant la lumière sur u n e t e r r e l a m e n t a b l e m e n t désolée. Cannes à sucre, cafés, cacaos, maniocs, bananiers, cocotiers, tout avait disparu. Quatre-vingts navires s'étaient p e r d u s . On releva 440 cadavres. Il y avait 580 blessés. F o r m i d a b l e puissance du v e n t . A Fort-Royal, une caserne, longue de 120 pieds et large d e 1 8 , fut portée toute d ' u n e pièce, comme sur des r o u l e a u x , à plusieurs pas de son emplacement primitif. A la T r i n i t é , la charpente de l'église fut broyée et balayée comme u n e poussière.


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ANNALES DES ANTILLES

C'est à la T r i n i t é qu'on

FRANÇAISES

retrouva, sous les d é c o m b r e s , u n e

p a u v r e femme, u n e m è r e , écrasée, t e n a n t enlacés ses d e u x enfants, endormis sur son sein comme en u n doux b e r c e a u . Y eut-il jamais sort plus p o i g n a n t ? A la T r i n i t é encore, à la m ê m e m i n u t e , sous des coups redoublés dont il n e p a r v e n a i t p a s à se g a r a n t i r l u i - m ê m e , u n m a l h e u r e u x v i t la mort, ricanant, disperser sa m è r e , sa femme, sa fille, qui l'appelaient toutes les trois en m ê m e temps et qu'il voulait sauver toutes e n s e m b l e . A la Basse-Pointe, quand le navire sombrait, u n mousse fut e n levé et porté à t e r r e comme p a r e n c h a n t e m e n t . A Sainte-Marie, u n e j e u n e fille, témoin de la mort de sa mère et de ses d e u x s œ u r s , écrasées, voulant fuir, fut clouée à u n e palissade, contre laquelle on la trouva respirant encore L e sort de la G u a d e l o u p e fut à p e u près le m ê m e en cette n u i t d e visions d ' e n f e r , où il sembla qu'allait

se d é t r a q u e r la ma-

chine d u m o n d e . 1760. 7 novembre.

— U n coup de v e n t d u s u d j e t t e à la

côte, à S a i n t - P i e r r e , u n e douzaine de b â t i m e n t s . 1759. Nuit du 12 au 13 septembre.

— I n c e n d i e a u Mouillage :

quatre-vingt-dix maisons des r u e s de la M a d e l e i n e , d u P r é c i p i c e , de la Source et D o r a n g e , sont la proie des flammes, qu'on n e parvient à éteindre que vers 4 h e u r e s d u m a t i n , a u m o m e n t où elles atteignaient la Raffinerie. 1758. 12 septembre.

— B o u r r a s q u e : M a r t i n i q u e et Sainte-

Lucie. 1757. 23 août.

— L ' h i v e r n a g e avait été p r é c é d é d ' u n e séche-

resse persistante. E n j u i n , des processions et des prières p u b l i q u e s se succédèrent, pendant n e u f j o u r s , pour d e m a n d e r a u ciel u n e pluie qui se refusait à tomber s u r u n sol desséché depuis cinq mois. L e 2 3 août, u n v e n t violent du nord-est souffla depuis 2 h e u r e s après-midi j u s q u ' à 7 heures. D e ce moment, il tourna a u s u d , r e doubla de violence et produisit un r a z de marée qui brisa à la côte u n e q u a r a n t a i n e d e n a v i r e s . 1756. 12 septembre.

—- Raz de marée à la M a r t i n i q u e . C'était

le quatrième j o u r de la l u n e . L e vent commença à souffler, vers 5 h e u r e s d u matin, de nord-nord-est, par tourbillons et e n crois-


NOS CALAMITÉS A TRAVERS L E S SIÈCLES

183

sant j u s q u ' à 1 h e u r e de l'après-midi. A ce moment, il sauta au sud-sud-ouest. L a m e r soulevée p a r ces forces contraires emporta plusieurs maisons de la G a l è r e , qui n e furent jamais rebâties. L e s quartiers de l'est et d u s u d de l'île, depuis la T r i n i t é j u s q u ' a u x anses d'Arlet, souffrirent b e a u c o u p . Quantité de maisons furent renversées ou découvertes, vingt-cinq b a t e a u x ou goélettes n a u fragèrent. 1756. 21 septembre.

— V e r s 11 h e u r e s d u soir, u n e vive lu-

m i è r e éclaira le ciel p e n d a n t plusieurs m i n u t e s et produisit u n e certaine p a n i q u e . 1756. 26 septembre.

— L e 2 6 , à minuit, forte secousse de

t r e m b l e m e n t de t e r r e . 1754. — Disettes, orages, d é b o r d e m e n t s . L a colonie

n'avait

plus de vivres, le sol a y a n t été ravagé en 1 7 5 3 . Il n'arrivait presque pas de navires de commerce. L e baril de bœuf se v e n d a i t 100 livres et le baril de farine, 120. L a garnison de F o r t - d e - F r a n c e dut se contenter de farine de manioc p e n d a n t quelques j o u r s , et encore allait-elle bientôt être r a t i o n n é e , si quatre voiliers, avec des denrées de F r a n c e , n ' é t a i e n t s u r v e n u s . D e gros orages éclatèrent. L a foudre tomba plusieurs fois. L a rivière L é z a r d e et celle du Lorrain d é b o r d è r e n t et r a v a g è r e n t les quartiers avoisinants. L a t e m p é r a t u r e habituelle de l'île se modifia et des fièvres p u t r i d e s emportèrent beaucoup de monde. er

1753. 1 octobre.

— O u t r e les t r e m b l e m e n t s de t e r r e , qui

s'étaient renouvelés j u s q u ' à trente-trois fois, d a n s l'espace de trois mois, et qui avaient t e n u la population dans de cruelles a n x i é t é s , u n coup de v e n t vint encore désoler la colonie. e r

L e 1 octobre, à 3 h e u r e s d u matin, le v e n t souffla d u nord. Il passa a u nord-est, en a u g m e n t a n t de force j u s q u ' à 10 h e u r e s . A ce moment, il p a r u t d i m i n u e r . A i l heures, on l e croyait apaisé. Mais, à m i d i , il sauta tout à coup a u s u d et reprit avec violence j u s q u ' à 5 h e u r e s . D a n s cet intervalle, la m e r j e t a cinq b a t e a u x à la côte. P l u s i e u r s canots, portant des passagers de SaintP i e r r e à F o r t - R o y a l , partirent à la d é r i v e . Quelques maisons de Saint-Pierre furent e n d o m m a g é e s . Mais c'est la campagne q u i supporta le poids de l'ouragan. D e s bâtiments y furent renversés,


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ANNALES D E S ANTILLES FRANÇAISES

des arbres déracinés, les c a n n e s , les maniocs, les cafés couchés ou arrachés. 1752. — I n c e n d i e à S a i n t - P i e r r e : quatre-vingt-seize maisons dévorées,

depuis la r u e S a i n t - J e a n - d e - D i e u j u s q u ' à la cale de

l'hôpital. 1747. 7 juillet.

— Violent t r e m b l e m e n t de t e r r e , à 6 h e u r e s et

q u a r t d u m a t i n . — Disette e x t r ê m e , cette a n n é e - l à . O n était en g u e r r e avec les Anglais. L e s navires d e commerce, soit sous pavillon n e u t r e , soit en t r o m p a n t , la n u i t , la vigilance des croiseurs ennemis, n e pouvaient e n t r e r facilement, ni à SaintP i e r r e , ni à Fort-Royal. 1741. — A n n é e calamiteuse : la disette a t t e i g n i t presque l'état de famine. 1740. — H i v e r n a g e . G u a d e l o u p e : gros t e m p s . 1738. — H i v e r n a g e . G u a d e l o u p e : vents d é c h a î n é s et m e r d é montée ; dégâts considérables. 1727. 7 novembre.

L a Martinique fut ébranlée p a r u n

t r e m b l e m e n t de t e r r e q u i resta longtemps dans la mémoire des habitants effrayés. L e s secousses d u r è r e n t trois j o u r s et la p l u p a r t des bâtiments en pierre furent renversés ou d é g r a d é s . On n ' e u t pas, h e u r e u s e m e n t , de pertes d'hommes à déplorer. P a r suite de cette p e r t u r b a t i o n , u n e maladie terrible s'abattit sur les cultures. L e s cacaoyères d e l'île p é r i r e n t . 1724. — Inondations. L e s pluies de l'hivernage a y a n t gonflé considérablement les rivières, q u i se transforment vite en torrents, à la M a r t i n i q u e , des campagnes de sept à h u i t lieues de long s u r trois de large furent couvertes de dix pieds d'eau ; dans certaines vallées et r a v i n e s , l'eau monta m ê m e j u s q u ' à trente ou q u a r a n t e pieds. J a m a i s les colons n ' a v a i e n t encore assisté à pareil spectacle r u i n e u x . L e général et l'intendant en écrivirent en F r a n c e et e n v o y è r e n t a u r o i la description des dégâts dont le pays se voyait affligé. 1723. — H i v e r n a g e : b o u r r a s q u e . U n navire de L a Rochelle v i e n t à la côte, à S a i n t - P i e r r e , et s'y brise. Tout son c h a r g e m e n t est p e r d u . N O T A . — A propos de ce n a v i r e , u n e décision importante fut prise dans la colonie.


NOS CALAMITÉS A TRAVERS L E S S I E C L E S

185

L e s chargeurs a v a i e n t p r é t e n d u r e n d r e l ' a r m a t e u r responsable de la perte qu'ils v e n a i e n t d'éprouver, parce qu'il n e s'était pas conformé à l'ordre de conduire son bateau au bassin de F o r t - R o y a l . L ' a r m a t e u r répondit qu'il ignorait cet ordre et q u e r i e n n ' e n constatait légalement l'existence. Comme il fut, en effet, impossible a u x c h a r g e u r s d ' e n justifier, ils p e r d i r e n t leur procès. D e p u i s ce temps, le conseil souverain pria le g é n é r a l de faire enregistrer

cette obligation et adressa a u roi u n mémoire l u i

d e m a n d a n t d e r e n d r e u n e ordonnance q u i m î t les a r m a t e u r s à même de donner leurs instructions a u x capitaines et les assureurs en état de connaître les chances courues a u x Antilles, en temps d'hivernage. 1718. — L a soufrière d e Saint-Vincent est littéralement éventrée. 1713. — A la Martinique, ouragan qui causa d e grands ravages dans les campagnes et qui faillit j e t e r la colonie dans la famine. L e s colons s'en plaignaient encore, en 1715 : « Ajoutez, disaientils a u général et à l ' i n t e n d a n t , les dégâts occasionnés p a r le coup de v e n t d'il y a quinze mois

XVII

»

e

SIÈCLE.

1695. — L e mois d'octobre fut désastreux pour la M a r t i n i q u e . U n violent coup de v e n t ravagea la c a m p a g n e , abattit les récoltes sur pied, détruisit les c h e m i n s . U n raz de m a r é e , q u i l'accompagnait, maltraita les côtes, renversa le quartier d e la G a l è r e et u n e partie d u F o r t , ainsi q u e la batterie de h u i t canons élevée près de la R o x e l a n e . 1692. — É r u p t i o n volcanique à Saint-Christophe. 1 6 7 1 . 31 août. — U n incendie cause quelques dégâts à SaintPierre. 1666. Le soir du 4 août. — A la G u a d e l o u p e , le v e n t d u nord se m e t à souffler violemment, saute tout à coup au s u d et continue avec une telle furie q u e l'on n ' a jamais su ce q u ' é t a i e n t d e v e n u s l'amiral anglais lord W i l l o u g h b y et la p l u p a r t des navires de son


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ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

escadre, en g u e r r e contre les F r a n ç a i s . L e s débris dont le canal des Saintes et les côtes de la G u a d e l o u p e étaient jonchés

firent

p r é s u m e r q u e la flotte anglaise avait été s u b m e r g é e . Cet affreux ouragan, qui dévasta la G u a d e l o u p e , n e se fit sentir q u e faiblem e n t à la M a r t i n i q u e . D è s qu'il avait commencé à se manifester, le gouverneur avait transmis ses ordres a u x navires en r a d e . d e Saint-Pierre pour qu'ils vinssent aussitôt a u carénage de F o r t Royal. L e capitaine B o u r d e t , montant le Sébastien,

avait j e t é

l'ancre, à m i d i , d e v a n t S a i n t - P i e r r e . D é s i r a n t charger a u p l u s tôt et repartir pour F r a n c e sans perte de t e m p s , il résista à l'ordre d u g o u v e r n e u r . Comme il se trouvait à t e r r e , on l'arrêta. Cédant alors, il promit d'obéir; mais il était trop t a r d . L a t e m p ê t e j e t a son n a v i r e à la côte, v e r s les 6 h e u r e s d u soir, et l'y brisa. P l u s i e u r s barques, q u i ne p u r e n t g a g n e r assez tôt le carénage, périrent aussi. Cette fois-là, d u moins, la Martinique n ' e u t p a s d ' a u t r e s malheurs à déplorer. 1664. 23 octobre.

— O u r a g a n à la G u a d e l o u p e .

1657. — A la M a r t i n i q u e , t r e m b l e m e n t de t e r r e épouvantable. P e n d a n t d e u x h e u r e s , le fort S a i n t - P i e r r e et toute l'île furent s e coués et terrifiés. 1656. 4 août. — Coup de v e n t à la G u a d e l o u p e . L e s r a v a g e s y furent affreux. L a Martinique envoya a u x sinistrés tous les vivres qu'elle possédait et d u P a r q u e t autorisa les G u a d e l o u p é e n s à venir chercher dans son île les provisions et les m a t é r i a u x qu'ils j u g e r a i e n t nécessaires. 1655, 1652, 1651. — H i v e r n a g e s m a l h e u r e u x à la G u a d e l o u p e . 1642. — T r o i s ouragans a u x A n t i l l e s . Ravages à S a i n t - C h r i s tophe. 1628. — P é n i b l e traversée de d u Rossey, dont les hommes et les secours périrent avant d'atteindre Saint-Christophe, qu'il s'agissait de ravitailler et d e fortifier. 1626. — L o n g u e et périlleuse traversée de d ' E n a m b u c . Sa flottille

est cruellement éprouvée d u r a n t son voyage de F r a n c e

a u x Antilles.


NOS CALAMITÉS A T R A V E E S L E S S I È C L E S

187

II. — Détails relatifs à l ' i n c e n d i e de F o r t - d e - F r a n c e , 22 juin 1890. L a m e n t i n , 22 j u i n 1890, s o i r .

U n e fois mis à p a r t le chapitre des faux b r u i t s , des exagérations et des mensonges, inévitables dans u n pays troublé et en proie à la douleur, a u milieu d ' u n e catastrophe comme celle qui vient d'éclater, tout concorde à établir qu'il y a eu incurie dans la conduite des affaires à F o r t - d e - F r a n c e , depuis ce m a t i n . On pouvait, de bonne h e u r e , faire la part du feu. Q u a n d on a commencé à se servir d e la d y n a m i t e , il était bien t a r d . On a pourtant sauvé l'hôtel du g o u v e r n e m e n t et le Trésor, la direction de l'intérieur, le p r e s b y t è r e , la g e n d a r m e r i e , la prison, la maison Guérin. L e carénage reste intact, mais les quatre cinquièmes d e la ville ne forment q u ' u n monceau de r u i n e s fumantes. Lorsque le feu a pris — ma p l u m e se refuse à écrire : le feu a été allumé,

Lorsque

comme on p r é t e n d , — le maire de F o r t - d e -

F r a n c e était en partie d e plaisir à Saint-Joseph. On e n t e n d d'ici les clameurs q u e ce seul contraste soulève. L e p a u v r e M. Osman D u q u e s n a y ne savait c e p e n d a n t pas, j e suppose, que le chef-lieu allait b r û l e r : Osman n'est point Néron et F o r t - d e - F r a n c e est loin de Rome ! C e p e n d a n t , la malveillance n'est pas tout à fait é t r a n g è r e à l'immensité du désastre. L e feu s'est a l l u m é par accident, on doit le croire et n ' a c c e p t e r point d ' a u t r e version j u s q u ' à p r e u v e du contraire ; il s'est développé par suite d'incurie et a pris i m m é d i a t e m e n t des proportions déconcertantes ; la malveillance a pu faire le reste sans g r a n d e difficulté, a u milieu d u tohu-bohu indescriptible qui s'est produit et de la t e r r e u r q u i s'est emparée des honnêtes g e n s . On a e n t e n d u ces paroles : « I l faut q u e l'usine y passe. » Ces mots, en effet, ont pu être prononcés E n tout cas, u n témoignage irréfutable m'est p a r v e n u : le frère E m i l i e n a v u m e t t r e le feu à l'usine

Pointe-Simon.

D e p u i s cette usine j u s q u ' à la forge B r a b a n , à côté du p r e s b y t è r e ,


188

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

depuis le seuil de la bibliothèque Schœlcher, en

construction,

j u s q u ' à l'hôtel Bédiat, le vaste rectangle délimité par ces q u a t r e points importants achève de se consumer, à l'heure où j ' é c r i s . Sont a n é a n t i s : l'hospice civil, l'église, son orgue m o n u m e n t a l qui v e n a i t d'être payé 1 0 0 0 0 0 fr., ses cloches ( 3 0 0 0 0 fr.), ses riches décorations, ses vitraux

On dit les ornements en partie

sauvés et jetés pêle-mêle sur la S a v a n e , auprès de la statue de l'impératrice. Tous les grands magasins sont détruits : G é r a r d , Comairas, Doria, L a v i g n e . . . , ainsi que les pharmacies, les r h u m s E u s t a c h e , l'inscription m a r i t i m e , les dépôts de bois de construction, le palais de j u s t i c e , les pensionnats, plus de quinze cents maisons, le splendide marché couvert, etc. M M . W a d d y , S a i n t e - L u c e , Godissard, Husson, Montier,

ont

leurs d e m e u r e s littéralement rasées. C e u x qui hier encore é t a i e n t riches logent m a i n t e n a n t avec les pauvres, sur le m ê m e tapis vert, au milieu de la Savane. T e l est le r é s u m é des nouvelles que M . H u m b e r t m'apportait tout à l ' h e u r e . r

C'est à midi seulement que nous apprenions du D G a r d i é l'incendie d u chef-lieu. J ' a i aussitôt envoyé l'abbé J o u r d a n à F o r t - d e F r a n c e . J e reste à mon poste, le maire aussi, d ' a u t a n t q u e d e stupides r u m e u r s circulent, v e n a n t on ne sait d'où, semant de lugubres m e n a c e s et affirmant que le bourg du Lamentin

aura

son

tour. F a u t - i l être idiot ou m é c h a n t pour colporter de pareils bruits ! J'espérais que l'abbé reviendrait plus tôt ou qu'il m'enverrait d'autres nouvelles. R i e n n e m'est p a r v e n u . A 3 heures et demie après-midi, j e suis monté au c l o c h e r ; mais j e n'ai pu découvrir, sur u n e vaste é t e n d u e , q u ' u n e épaisse fumée. L'île entière défile. D e p u i s d e u x h e u r e s , ce n'est que piétons, cavaliers et voitures se r e n d a n t en ville. D e s milliers de personnes ont déjà passé, venant d u V e r t - P r é , du Robert, du F r a n ç o i s , d u V a u c l i n , de la Rivière-Pilote, d u S a i n t - E s p r i t , de D u c o s , courant toutes a u x informations. L e m ê m e m o u v e m e n t c o n t i n u e , de plus en plus pressé, et les rentrées ne s'effectuent p a s . J e n'ai encore pu interroger que de rares témoins. Il en est dont les récits glacent d'effroi; d'autres portent des accusations accablantes, tel m a u d i t


PORT-DE-FHANCE A V A N T

L'INCENDIE

DE 1 8 9 0



NOS CALAMITÉS

A TRAVEES

LES

SIÈCLES

189

sans m é n a g e m e n t ceux qui attirent s u r le pays d e pareilles calamités, tel, plus raisonnable et plus calme, se contente de p l e u r e r s u r F o r t - d e - F r a n c e p e r d u . L e s détails provenant de quelques-uns corroborent ce q u e m ' a rapporté M. H u m b e r t . J e m ' a r r ê t e là, pour aujourd'hui. Ce n'est pas q u e j e veuille m e reposer. L e maire et moi, a u contraire, nous nous proposons de veiller, encore q u e nous ne croyions ni l'un ni l'autre a u x projets criminels dont on parle. Que si, p a r m a l h e u r , le feu prenait ici, nous serions d a n s u n extrême embarras, toute la population étant partie en ville. Lundi matin, 23 juin.

L ' a b b é J o u r d a n n'est pas de retour. J e reçois la visite d u g e n darme resté seul dans le bourg pour g a r d e r la caserne, les autres ayant tous été appelés sur le lieu d u sinistre. MM. L e Breton, C u i t t e a u d , de Chancel, Sorbe, viennent successivement, les u n s et les autres apportant ou d e m a n d a n t des nouvelles. E n somme, j e n e suis pas encore m i e u x informé q u e hier soir. « Monseigneur l'évêque, m e dit-on, est arrivé à F o r t - d e - F r a n c e . L'abbé Riou, vicaire général, y est lui aussi. O n l'a v u avec mon vicaire sur le toit de la cuisine d u p r e s b y t è r e , en train de d é m o l i r ; l'un et l'autre étaient dans u n état méconnaissable... » J'envoie des vêtements et d u linge à M . l'abbé, q u i n'est pas encore r e n t r é à 10 h e u r e s . « On prétend q u e l'abbé Montout, a t t e r r é , s'est j e t é dans la r u e comme u n fou. » E n c o r e u n e fausse nouvelle. L'abbé Montout n e loge pas dans la p e a u d ' u n homme qui p e u t s'oublier en face d u d a n g e r ( ). M. l'abbé Recoursé a r r i v e d u Robert vers 11 h e u r e s . . . M. R e coursé et M. Métayer partent à 2 h e u r e s . L e yacht d u L a m e n t i n à F o r t - d e - F r a n c e est plein à couler. C'est trop i m p r u d e n t de se mettre en voyage dans ces conditions. 1

1. Je n e préjugeais pas. On a vu, e n effet, l'abbé Montout dans la r u e , mais essayant d e consoler et d'encourager l e pauvre M. Pornain, l'organiste, q u e la désolation a déséquilibré pour u n moment, tant il aimait s o n orgue et se trouvait h e u r e u x au service de la cathédrale de Port-de-France.


190

A N N A L E S D E S ANTILLES

FRANÇAISES

L ' a b b é J o u r d a n n'est r e n t r é q u ' u n p e u a v a n t midi, n a v r é de tout ce qu'il a v u , plus navré encore d e ce qu'il a e n t e n d u . Il est un détail, s'il est vrai, qui r e n d p e r p l e x e . « On nomme M

m e

X...

qui, par v e n g e a n c e , aurait mis le feu à F o r t - d e - F r a n c e , a dit le capitaine P . . . » Mais cela est faux. On m ' a désigné la p a u v r e femme, q u i , par i n a d v e r t a n c e , a incendié sa maison, et qui a été la première à appeler a u secours. Cet a u t r e récit p e u t n ' ê t r e pas très exact non plus ; car, comment s'imaginer que le feu éclate dans u n e c h a m b r e , qu'on appelle au secours aussitôt et q u e , en u n instant, la ville e n t i è r e passe dans les flammes ? L ' i n c e n d i e de F o r t - d e - F r a n c e n e s'explique pas. J e n'y comprends absolument r i e n . P l u s j ' e n t e n d s de rapports, moins j e me r e n d s compte des événements. MM. J a c q u e s Simonnet et Athis Gigon se p r é s e n t e n t , M . T e l liam de Chancel et le j e u n e Simonnet v i e n n e n t e n s u i t e . D e leurs récits, j e n e tire rien d e plus clair q u ' a u p a r a v a n t . Il me paraît m ê m e q u e , sachant moins de détails h i e r , j ' é t a i s plus instruit et plus apte à j u g e r q u e m a i n t e n a n t . M i e u x v a u t se taire, pour le q u a r t d ' h e u r e , et cesser d'écrire M a r d i , 24 j u i n .

J e visite les r u i n e s de F o r t - d e - F r a n c e . P o u r croire à pareille désolation, il faut la voir, l ' e x a m i n e r encore, y r e v e n i r comme sur u n champ de bataille, après u n effroyable c a r n a g e , q u a n d les morts et les mourants j o n c h e n t le sol. P a r e i l l e vision déconcerte. L ' a b s e n t bien au courant de la topographie de F o r t - d e - F r a n c e , à qui l'on écrira les détails de cette i m m e n s e horreur que j ' a i sous les y e u x , croira à des exagérations. L'impression que j ' a i subie dans cette travers des décombres fumants est celle-ci profonde qui doit s'emparer de l'âme, plus poignante. D e terribles responsabilités sont

lugubre promenade à : c'est u n e indignation encore q u ' u n e tristesse engagées.

A u x q u a t r e coins de ce qui fut la ville, il faudrait écrire : « P o litique créole, voilà u n de tes plus brillants chefs-d'œuvre. I d é e s nouvelles, semées par la F r a n c e a u x colonies, voilà votre ouvrage ! »


NOS CALAMITÉS A TRAVERS L E S

191

SIECLES

E t , au-dessous de ces mots, on devrait oser m e t t r e les noms des vrais coupables ; ils sont d a n s les b u r e a u x des colonies, à Paris ; ils sont dans le j o u r n a l i s m e métropolitain et local ; ils sont à SaintP i e r r e et à F o r t - d e - F r a n c e . Bien sûr qu'ils n ' o n t pas allumé le feu, mais ils l'ont soufflé. L ' é t e n d u e de l'incendie les accuse. L e suffrage u n i v e r s e l , fatalement déréglé dans nos colonies, a évincé les éléments constitutifs du pays ; il a mis au pouvoir des hommes n o u v e a u x , qui ont bien aussi leurs droits, après tout, mais qui, le lendemain d e l e u r t r i o m p h e , n ' e n ont usé que pour se dévorer entre e u x . L a F r a n c e est complice de leurs querelles ; elle les entretient et les e n v e n i m e . Qu'est-il a d v e n u ? L e g o u v e r n e m e n t de la colonie, débordé,

et l'autorité militaire, disciplinée,

ne s'en-

t e n d e n t plus ; l'administration supérieure et le conseil général sont en désaccord ; la m u n i c i p a l i t é est g ê n é e p a r la gendarmerie et par la troupe, p e u tolérantes pour le désordre. F i n a l e m e n t , voici ce qui s'est passé avant-hier : p e r s o n n e , a u d é b u t de l'incendie, n'a voulu p r e n d r e le c o m m a n d e m e n t . L e g o u v e r n e u r ni le maire n'étaient là. Les citoyens les plus sages ont r e g a r d é comme une folie, dont il l e u r cuirait, de se risquer à assumer la moindre r e s ponsabilité. C'est q u e les h o n n ê t e s gens ont p e u r

aujourd'hui

d'être accusés de crimes, en voulant faire le bien ! Conséquence : le feu a eu champ libre ; les q u a t r e cinquièmes de la ville de F o r t - d e - F r a n c e sont a n é a n t i s , à la plus g r a n d e gloire de notre politique q u i , subversive de sa n a t u r e , doit être satisfaite p l e i n e m e n t . H é l a s ! j e dis la v é r i t é , toute la v é r i t é , en ce peu de mots. Il est a v é r é que le maire de F o r t - d e - F r a n c e était en partie joyeuse à Saint-Joseph, q u a n d le feu s'est déclaré a u chef-lieu. On l'accuse de n'avoir pas fait diligence pour r e n t r e r en ville. M. le D

r

Osman D u q u e s n a y est pourtant un h o m m e dévoué,

capable, pas plus a m b i t i e u x que d'autres, qui n e l'ont porté hier au pouvoir q u e pour l'en chasser demain et p r e n d r e sa place. L e g o u v e r n e u r lui-même n ' a point p a r u sur les lieux aussi vite qu'il fallait. M. D u q u e s n a y n ' a pas arrêté de résolutions, quand on lui a dit qu'il faudrait

faire

sauter des édifices pour circonscrire

s

le foyer de


192

l'incendie.

ANNALES DES ANTILLES

« Non, laissez-les

FRANÇAISES

», aurait-il r é p o n d u . D e qui et de quoi

avait-il donc p e u r ? Ou bien voulait-il q u ' a u c u n e des maisons d e ses adversaires n e restât d e b o u t ? Mais non. P a s plus que nous, il n e souhaite de mal à personne. L e g o u v e r n e u r n'a pas usé non plus de son pouvoir discrétionnaire. Q u a n d , enfin, les officiers d'artillerie ont fait d y n a m i t e r plusieurs maisons, c'était bien trop t a r d . E n c o r e , pour comble d ' i n f o r t u n e , l'un d ' e u x a-t-il présidé à l'action d'une manière si i n c o h é r e n t e , que ses chefs l'ont empoigné et qu'il est question d e le r e n v o y e r en F r a n c e à la disposition du ministre ('). J ' a i vu Mgr Carméné à S a i n t - P i e r r e . Il p l e u r e comme u n enfant qui a tout p e r d u . Son c œ u r coule avec ses larmes et déborde avec les paroles de s t u p e u r qui tombent d e ses lèvres. Nous sommes arrivés t a r d i v e m e n t , vers 11 h e u r e s moins u n quart a u lieu de 9 heures et d e m i e , a u débarcadère d e la place B e r t i n , n ' a y a n t p u quitter F o r t - d e - F r a n c e q u ' u n p e u a p r è s 9 heures, tant il y avait de passagers, sinistrés et a u t r e s , avec des b a g a g e s . On a cru, à S a i n t - P i e r r e , que le bateau avait sombré, u n canotier d u Carbet (sinistre farceur) a y a n t dit, en plaisantant, q u e nous avions coulé. D e 4 000 à 5 000 personnes couvraient la place, q u a n d nous débarquions. I l y avait eu grosse mer, t r a v e r s é e h o u l e u s e , u n e avarie à la m a c h i n e , quelques boulons sautés, d u r e t a r d ; mais, e n réalité, nous n'avions couru a u c u n danger. S e u l e m e n t , les esprits sont dans u n tel état de surexcitation qu'on s'attend à chaque min u t e à d e n o u v e a u x m a l h e u r s . D e s femmes, en ville, se sont trouvées m a l , tout le m o n d e a subi u n m o m e n t d ' a n x i é t é ; mais, d e ce côté, h e u r e u s e m e n t , tout est vite r e n t r é dans le c a l m e . M e r c r e d i , 25 j u i n .

J e reviens à F o r t - d e - F r a n c e . On commence à déblayer p a r t o u t . Des bandits ont pillé les secours en n a t u r e envoyés pour les victimes d u désastre. L e maire du chef-lieu fait battre a u son de 1. Gela est v r a i d e t o u s p o i n t s , et il s'agit d ' u n d e n o s officiers les p l u s c a p a b l e s . L ' i n c e n d i e d e F o r t - d e - F r a n c e l u i a p o r t é le d e r n i e r c o u p .


DE

SAINT-LOUIS

FORT-DE-FRANCE

D E LA C A T H É D R A L E

QUARTIER

RUINES

UN

DE

1800 AVOISINANTES

L'INCENDIE ET D E S MAISONS

APRÈS

Cliché

de la V i e

illustrée.)


1


NOS CALAMITÉS A TRAVEES L E S SIÈCLES

193

caisse « l'ordre a u x étrangers de quitter la ville et a u x sinistrés de travailler a u déblaiement ». M. Osman D u q u e s n a y s'est ressaisi : il est r e d e v e n u l u i - m ê m e , tout à son devoir. A u j o u r d ' h u i , il est empressé à donner ses conseils à chacun et à répondre avec u n e parfaite courtoisie a u x victimes de la catastrophe, qui l'accablent de réclamations. C e u x qui s'indignent le plus contre l u i , en ce moment, étaient de ses partisans a v a n t - h i e r ; les a u t r e s , ses adversaires politiques, sont plus réservés, tout en se p l a i g n a n t , d ' u n e voix u n a n i m e , que « les chefs n ' a i e n t pas fait l e u r devoir, tout l e u r devoir, avec p r o m p titude et résolution ». Hélas ! c'est certain, F o r t - d e - F r a n c e est d é truit, faute d ' u n homme, et cet homme n e s'est point trouvé ou n ' a pas osé se montrer, parce que le spectre politique l'a p a r a l y s é . P a r t o u t l'on arrête des voleurs. U n n è g r e du François, v e n u pour piller, a été trouvé nanti de clés, de pinces et autres instruments aussi perfectionnés q u e c e u x des plus habiles cambrioleurs de P a r i s , me disait un g e n d a r m e . A u L a m e n t i n , on a incarcéré u n individu qui sortait de F o r t - d e F r a n c e , porteur d ' u n ballot de toile enlevé dans u n magasin. D e s menaces continuent à être proférées. D e s scélérats voudraient que ce qui reste encore debout a u chef-lieu fût i n c e n d i é aussi. L e s ordres les p l u s sévères sont donnés à la g e n d a r m e r i e et à la t r o u p e . Jeudi, 26 j u i n .

L a métropole a envoyé le télégramme suivant : « G o u v e r n e m e n t éprouve profonde d o u l e u r . D e m a n d e

crédit

d e u x cent mille francs déposée Chambres pour parer premiers besoins; câblez renseignements détaillés sur cause incendie et sur parties ville d é t r u i t e s . L a M a r t i n i q u e u n a n i m e m e n t patriote p e u t compter sur dévouement m è r e - p a t r i e . » Autre

câblogramme. Colonies-Paris, 24.

A

g o u v e r n e u r Martinique : « U r g e n c e , Chambres ont voté

2 0 0 0 0 0 fr. pour premiers secours. Ouvrez crédit pareille somme S A I N T - P I E R R E - M A R T I N I Q U B

f

13


194

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

a u d i r e c t e u r i n t é r i e u r sur chapitre X X X I n o u v e a u .

Parlement

paraît disposé à accorder d'autres crédits, après renseignements précis d é t a i l l é s ; câblez nouvelles familles députés. » L e g o u v e r n e u r a institué trois commissions : L ' u n e , pour l'établissement des a b r i s ; la seconde, pour la distribution des vivres ; la troisième, pour la répartition d u linge et des vêtements. U n e commission de t r e n t e - t r o i s m e m b r e s , avec Mgr

l'évêque

pour président, a été établie par M. G e r m a i n Casse, à l'effet d e provoquer, recueillir et centraliser les souscriptions et les dons en faveur des sinistrés. L e j o u r n a l Les Colonies, en son numéro du 25 j u i n , critique sév è r e m e n t l'absence, l'attitude et les paroles de M. D u q u e s n a y , maire de F o r t - d e - F r a n c e , « qui était à Saint-Joseph et q u i , d e retour a u chef-lieu, n ' e n t e n d r i e n , semble pris d e vertige et court par les r u e s sans savoir que faire »

A c e u x qui lui d e m a n d è r e n t

des ordres, dit le j o u r n a l , il répondit : « J e n'en ai pas à d o n n e r , le commandant d'artillerie a commencé le s a u v e t a g e , qu'il le continue ! » 29 j u i n . A u L a m e n t i n .

Allocution

du

doyen.

J e vais d o n n e r lecture tout à l'heure d ' u n e lettre d e Mgr C a r m é n é , à propos de l'incendie de la ville de F o r t - d e - F r a n c e . Nos devoirs, dans les jours lugubres que nous traversons, semblent parfaitement tracés. Il n ' y a pas de description, pas de tableau capable de r e d i r e le désastre d e dimanche dernier. Il n ' y a q u ' à lever les y e u x a u ciel et à m e t t r e la m a i n sur son cœur : lever nos regards vers D i e u pour implorer son secours et sentir b a t t r e l'appel de nos âmes pour la pratique de la charité envers nos frères éprouvés. Rendez service a u x sinistrés, sans p a y e m e n t , mes frères ; ou, en v e n d a n t vos d e n r é e s , gardez-vous de surfaire les p r i x , vous qui avez l'habitude d'approvisionner la place de F o r t - d e - F r a n c e .


NOS CALAMITÉS A TRAVERS LES SIÈCLES

195

D a n s vos maisons, n e vous livrez plus à a u c u n e joie b r u y a n t e , parce que, à côté de nous, on souffre trop. Ici, à l'église, mettons aux premières places celles des victimes de la catastrophe qui sont v e n u e s se réfugier dans nos campagnes ou dans le b o u r g . L'église est par excellence l'école du respect et de la piété. Q u e notre église soit hospitalière, plus encore q u e nos d e m e u r e s . J e prie donc instamment MM. les marguilliers et chacun de vous d'offrir ici les meilleures places a u x intéressantes victimes de l'incendie d u 22 j u i n , m a i n t e n a n t sans église et sans foyers. Enfin, ouvrons nos bourses et donnons sans compter, a u t a n t que nous pourrons, a u x petits enfants qui p l e u r e n t , a u x p a u v r e s mères dans la détresse, à t a n t de désespérés qui avaient encore quelque confiance dans la fortune, il y a h u i t jours, et qui ont été subitement ruinés par l'effet d ' u n e de ces calamités q u i , pour atteindre peut-être quelques coupables, frappe des milliers d'innocents et répand pour longtemps la t e r r e u r et le chagrin dans les âmes qui aiment s i n c è r e m e n t D i e u , la F r a n c e et la M a r t i n i q u e . J e recueillerai au p r e s b y t è r e les aumônes qu'on v o u d r a bien m'envoyer pour les sinistrés de F o r t - d e - F r a n c e et j e m ' e m p r e s serai de les faire p a r v e n i r à Mgr l'évêque.

Q u e l q u e s a u t r e s notes assez o r i g i n a l e s de M. Ralu, avec le b i l a n m o r a l dressé par l e s j o u r n a u x de Saint-Pierre.

L'INCENDIE

DE FORT-DE-PRANCE

(22

JUIN

L ' a u r o r e a p p a r a î t a v e c ses b r u m e s b l a n c h â t r e s , Enveloppant Port-de-France d'un manteau transparent L e v e n t souffle p a r r a f a l e s L a cité éveillée a repris son e n t r a i n E t l'on voit circuler d a n s les r u e s , à p a s l e n t s , L e s m a r c h a n d e s de m a b y , de coco et d ' a c r a s , Mêlant leurs cris stridents aux bruits sourds des p a s s a n t s . L'hôtel B é d i a t e n t r ' o u v r e ses fenêtres ; L e n è g r e d a n s s a n a s s e p o r t e le p o i s s o n v e r m e i l .

1890)


196

ANNALES DES ANTILLES

Déjà le t a b e r n a c l e est r e m p l i d e

fidèles

FRANÇAISES

;

L a cloche a s o n n é , c'est a u j o u r d ' h u i d i m a n c h e . U n air de fête réjouit la cité a l a n g u i e . Près des fontaines publiques, des capresses indolentes Se r a c o n t e n t les b i l a n s de l a veille H u i t h e u r e s s o n n e n t . A t t e n t i o n ! Mais

c'est u n glas

Qu'on croirait entendre bourdonnant dans l'espace. S o u r d e m e n t il a u g m e n t e O n t r e s s a i l l e , o n a p e u r , o n p r e s s e le p a s , o n r e n t r e . Pressentiment étrange, sensations mystérieuses. D ' u n d a n g e r l a t e n t q u ' o n n e p e u t définir. E t p o u r t a n t , ce t i n t e m e n t de ces coups m a r q u a n t l ' h e u r e É t a i t b i e n le g l a s d e l a v i l l e q u i s o n n a i t , Car un cri d'épouvante a bientôt retenti. E t , c o m m e u n e a v a l a n c h e qui se d é c h a î n e , s o u d a i n , U n e colonne de famée s'est élevée d a n s l'air. La

flamme

a crépité, les cœurs ont palpité,

D e t o u t e s les b o u c h e s o n n ' e n t e n d q u e c e cri : A u feu ! ! ! Les pompes arrivent, la chaîne s'organise, O n s e c r o î t m a î t r e d u fléau. E r r e u r ! I l r e p r e n d , il a u g m e n t e . E t , c o m m e u n s e r p e n t d o n t les a n n e a u x

s'étendent,

Il g a g n e , g a g n e toujours. E t sur cent mètres de large Ce n'est plus q u ' u n brasier terrifiant. L e s r u e s S a i n t - L o u i s , B l é n a c , et la G r a n d ' R u e elle-même Voient tous leurs magasins s'enflammer u n à u n . O n s'appelle, on se c h e r c h e , on crie, on p l e u r e C ' e s t u n p ê l e - m ê l e affreux, c ' e s t u n c h a m p d e b a t a i l l e Où le clairon r é s o n n e , où l'assaut se p r é p a r e . D e s femmes p a r les fenêtres s ' é l a n c e n t , p e r d a n t la t ê t e . D e s vieillards à g e n o u x s a n g l o t e n t et i m p l o r e n t Dieu ... Attention ! attention ! C'est u n e mine qui s a u t e e n soulevant de terre Un pâté de maisons. On n ' a plus d'espoir, l'eau m a n q u e , on quitte la ville. De la S a v a n e a u m a r c h é , du b o r d de la mer à la rivière M a d a m e , C'est une h o u l e qui m o n t e , c'est u n e tempête de feu. Les toits s'éparpillent en étincelles rougeâtres, E t la fumée qui voile le ciel d ' u n linceul n o i r A c a c h é le s o l e i l . L e tocsin s'est t u , la c a t h é d r a l e e l l e - m ê m e , C e t t e sentinelle qui veille sous le r e g a r d de D i e u A déposé les a r m e s .


NOS CALAMITÉS A TRAVERS L E S Un tourbillon de

flammes

SIÈCLES

l'enveloppe et l'étreint.

Des crépitements sonores éclatent d e son sein : C'est l'orgue d o n t l'étain coule en u n e nappe a r g e n t é e . L e s femmes, à cet aspect, p o u s s e n t des cris do détresse ; E l l e s se t o r d e n t l e s b r a s , e l l e s s ' a r r a c h e n t l e s c h e v e u x . Mais d e v a n t l e d a n g e r e l l e s r e c u l e n t e f f a r é e s . Il est u n e h e u r e u n q u a r t , des secours a r r i v e n t . C'est la l u t t e s u p r ê m e . E n

avant!

T o u t u n t r o u p e a u h u m a i n est là, a b a s o u r d i , R e g a r d a n t défiler les p o m p e s q u i s'en v o n t Essayer de sauver le palais de j u s t i c e , L a d i r e c t i o n de l ' i n t é r i e u r , les a u t r e s édifices. Les s a u v e t e u r s a u pas de c o u r s e d é b o u c h e n t sur la p l a c e De l'eau ! de l'eau ! D e s j e t s de b o u e s'élèvent d a n s les t u y a u x roidis. On p o m p e , on p o m p e q u a n d m ê m e . La boiserie du palais s'enflamme. On l u t t e , on se d é v o u e , On r e f o u l e l e

fléau.

Les magistrats sont là, h a l e t a n t s , palpitants, L e s artilleurs, les fonctionnaires de tous r a n g s L'infanterie de marine accourt de B a l a t a . A p p u y é e d e g e n d a r m e s et de g a r d e s d'artillerie, Ils v o n t t e n t e r u n d e r n i e r

effort.

C a r il f a u t g a r a n t i r l e p r e s b y t è r e , l a c a s e r n e d e g e n d a r m e r i e , L a m a i s o n d ' a r r ê t , s i n o n , ce q u i r e s t e d e F o r t - d e - F r a n c e Est appelé à passer. On redouble d'énergie, on mine les maisons, Et, semblable a u v o l c a n qui vomit sa lave d'or, Des encoignures de rues volent en éclats A chaque explosion. C e t t e fois, le feu est c i r c o n s c r i t p a r t o u t . C'est alors q u ' o n peut se r e n d r e c o m p t e du sinistre. De toutes p a r t s où le r e g a r d p e u t s'étendre, Ce n'est q u ' u n t o u r b i l l o n de D'étincelles f u l g u r a n t e s et de

flammes flocons

et de f u m é e , cendrés.

Le ciel et les v a g u e s o n t des t e i n t e s rosées Q u i se r e f l è t e n t s u r l e s m o r n e s e n u n n o i r s a n g l a n t E t la S a v a n e b o u e u s e s'est c h a n g é e en u n camp Oh ! quelle nuit d'angoisse ! Quelle immense épouvante ! Quelle désolation !

197


198

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

Mon Dieu, qu'il fasse d o n c j o u r ! s'écrie-t-on de toutes p a r t s , Afin q u e l'on d é c o u v r e ce q u ' i l r e s t e d e la v i l l e , L a place de nos maisons, l ' é t e n d u o du sinistre. Le jour vient lentement L e s hauts palmiers déjà ont leurs

flèches

étincelantes.

L e fort se m o n t r e , puis la m e r , p u i s le q u a i . Mais après

rien que des ruines, des épaves, des c a d a v r e s ;

C ' e s t u n p ê l e - m ê l e affreux, c ' e s t u n c h a o s s a n s n o m

BILAN DE

L'iNCENDIE

1,700 maisons brûlées, à 1 0 , 0 0 0 francs l ' u n e .

.

17,000,000

M a r c h a n d i s e s et a p p r o v i s i o n n e m e n t s .

.

.

4,000,000

Effets, m e u b l e s , l i n g e s , b i j o u x , e t c

.

.

.

4,000,000

Etablissements publics, usines, etc.

.

.

.

5,000,000

TOTAL Ajoutez

vingt-cinq

victimes

et

30,000,000

8,000

personnes

sans asile : voilà

ce

q u ' a u r a coûté cette journée néfaste.

LE B I L A N MORAL, Extrait

du journal

MAINTENANT

L e s A n t i l l e s , 25

juin.

D i e u a ses desseins. N o u s ne devons pas critiquer ses actes, lors même qu'ils n e c o r r e s p o n d e n t p a s à nos désirs, à n o s s e n t i m e n t s . I l a e u ses desseins, peut-être même

des desseins de justice, d a n s l'événement q u i

fait

encore couler les larmes des y e u x de notre infortuné p a y s . F o r t - d e - F r a n c e avait des torts à r é p a r e r ; l'impiété, pour ne citer q u e ce seul point, y était devenue audacieuse ; pas plus longtemps qu'aux récentes processions

de

F ê t e - D i e u , e l l e s ' e s t s c a n d a l e u s e m e n t affichée. A t o u t i n s t a n t , d e s i n d i v i d u s , chargés sans doute

d'arborer

le d r a p e a u d e l ' i r r é l i g i o n e n f a c e

de celui

d e l a f o i , t r a v e r s a i e n t , le c h a p e a u s u r l a t ê t e , l e s r a n g s d e l a p r o c e s s i o n ; à t o u t i n s t a n t , s u r le p a s s a g e d u d a i s , d e s p a r o l e s b l a s p h é m a t o i r e s é t a i e n t proférées,

de manière expresse à être e n t e n d u e s .

N'allons pas plus loin

d a n s cet examen de conscience d ' u n e c o u p a b l e que le m a l h e u r doit r e n d r e déjà pénitente ; ne calculons pas l'ardeur

du foyer que la discorde y

avait

établi. Journal

L e s C o l o n i e s , 28

H i e r , p e n d a n t la n u i t , à la rue d'Enfer,

juin.

u n e de ces p r o s t i t u é e s de F o r t -

d e - F r a n c e q u i o n t fui le c h e f - l i e u d e p u i s le d é s a s t r e v o u l a i t

absolument


NOS CALAMITÉS A TRAVERS L E S

SIÈCLES

199

incendier la maison dans laquelle elle gîtait. Les voisins ont pu arrêter les efforts sacrilèges de cette mégère. Il faut avouer qu'une partie de notre malheureuse population de Fortde-France était depuis quelque temps tombée bien bas, au point de vue moral. Pendant l'incendie, des hommes valides refusaient tous secours non payés ; d'autres, dit-on, buvaient de l'alcool, jouaient aux cartes et chantaient ; aujourd'hui, ceux d'entre eux à qui nous offrons l'hospitalité essaient de nous incendier. Journal

La Défense coloniale,

25

juin.

Fort-de-France doit sa destruction aux négligences systématiques d'une municipalité qui consacre ses vues, ses efforts et l'argent du public à la politique la plus énervante et la plus folle. Elle a protégé les vagabonds, dont elle sollicitait les votes, et laissé sans eau les propriétaires dont elle gaspillait les taxes ; et elle a recueilli la ruine et la destruction. Ceux qu'elle comblait de ses faveurs ne l'ont pas plus assistée dans sa détresse que les pompes si mal entretenues par son imprévoyance. On a malheureusement eu à constater que le peuple de la capitale avait porté peu ou point de secours pendant l'incendie, alors que celui de Saint-Pierre se prodigue, en pareil cas. Fort-de-France n'est plus et la flamme continue D'incendier les bourgs, de menacer l'électeur. Politique infernale, stérile, tyrannique, Qui atteint la patrie, l'autel, le citoyen ! Eh bien, soit ! continuez cette lutte fratricide Qui fait le fils frapper son père, qui le maudit, Et des frères en courroux s'entr'égorger froidement ! Vous verrez sous peu si le talon d'acier de quelques amiraux N'écrasera pas d'un coup toutes vos libertés ! H en est encore temps, désarmez, arrêtez. Sur l'autel sanglant de Saint-Pierre ravagé (1) Fraternisez, enfin ! Port d'Espagne, 17 mai 1892. !.. Cyclone du 18 août 1891.


200

ANNALES D E S ANTILLES FRANÇAISES

I I I . — Détails relatifs au c y c l o n e d u 1 8 août 1 8 9 1 .

1° RAPPORT D U 2 0 ADRESSÉ A M

GC

AOUT

L'ÉVÊQUE D E LA MARTINIQUE

Lamentin, jeudi, 20 août 1891, 8 h e u r e s soir. MONSEIGNEUR,

Voici mon premier moment libre, j e vous le consacre. Situation générale.—Très

g r a n d e s épreuves a u L a m e n t i n , comme

en t a n t d ' a u t r e s endroits. Campagnes r a v a g é e s . L e s environs de l'usine de L a r e i n t y particulièrement éprouvés, ainsi q u e toutes les habitations qui en d é p e n d e n t et l'usine elle-même. L ' u s i n e Soudon endommagée. Lareinty

p e r d p e u t - ê t r e u n million et Soudon

cent

mille francs, pour ses bâtiments, ses machines et son outillage, les plantations n ' a p p a r t e n a n t pas à l'usine. Toutes nos grandes sucreries sont à moitié r u i n é e s , n o m m é m e n t Durocher,

à M. de Marolles; Petit-Morne,

Grande-Case,

à MM. de Polignac ;

a u x héritiers d u saint homme d e T o u r s , M. P a p i n -

D u p o n t ; Croix-Rivail,

à nos limites, vers le F r a n ç o i s , et Calbiac, à

l'opposé, du côté de F o r t - d e - F r a n c e , sous les ruines desquelles, à la m ê m e heure et dans des conditions absolument i d e n t i q u e s , ont été écrasées M

m e s

A r t h u r de Thoré et Bellay, femmes é m i n e m m e n t

chrétiennes et charitables. Nos habitations vivrières sont saccagées. Partout, les cannes, les légumes et les arbres j o n c h e n t le sol. Couchées par le vent d u nord, arrachées sous la violence d u v e n t du sud, les cannes sont en morceaux, p r i n c i p a l e m e n t dans le voisinage de la Soudon. Nous comptons 26 cas d e m o r t : 3 dans le bourg, sur 2 5 0 0 â m e s ; 23 à la c a m p a g n e , sur 8 5 0 0 habitants. Nous avons eu, hier, d i x e n t e r r e m e n t s , a u j o u r d ' h u i , q u i n z e . Il n e m ' e n reste plus q u ' u n à faire, celui du cher l é p r e u x d e la famille Nelson-Clée, cet a d m i rable chrétien, si éprouvé et si p i e u x , toujours calme et p a t i e n t au milieu d ' u n e existence si douloureuse. Vivre si longtemps l é p r e u x et mourir cyclone, ce n'est pas u n sort b a n a l .


MONSEIGNEUR

ANCIEN

ÉVÊQTJE

DE

CARMÉNÉ

LA

MARTINIQUE



NOS CALAMITÉS A TRAVERS L E S

SIECLES

201

Outre nos morts, nous relevons une soixantaine d e blessés, non d a n g e r e u s e m e n t , la p l u p a r t d u moins ; mais beaucoup de personnes sont atteintes, plutôt moralement que p h y s i q u e m e n t ; l'émotion, la p e u r , l'anxiété, les fait t r e m b l e r comme des convulsionnaires, à la moindre brise qui agite les feuilles. L e b o u r g est a u x d e u x tiers démoli. A u n o r d , de la r h u m m e r i e E u s t a c h e , près d u pont du Calebassier, j u s q u ' à la chapelle des Victoires, sur la route du François, ravage c o m p l e t ; dans la partie c e n t r a l e , ravages considérables; dans la partie s u d , r u e s SaintL a u r e n t et Croix-de-Mission, ravages u n p e u moins forts dans l'ensemble, la mairie et ses dépendances immédiates exceptées. Situation

particulière.

— L'église est e n t i è r e m e n t découverte,

mais pas u n e pierre de la maçonnerie, pas u n e pièce de notre admirable c h a r p e n t e en bois de Balata n'est tombée. De notre autel en m a r b r e (valeur 15 000 fr.), u n a n g e porte-candélabre a été seul projeté à t e r r e . Murs, charpente et maître-autel sauvés, c'est u n e v a l e u r de 3 1 5 0 0 0 fr. qui nous r e s t e . La charpente d e l'église du L a m e n t i n est u n e œ u v r e d'art d ' u n très g r a n d prix. L e s autels des chapelles, les confessionnaux en mahogony et acajou, le b a n c - d ' œ u v r e , les stalles en courbaril, l'orgue, les fonts baptism a u x , nos t a b l e a u x , nos statues, nos peintures m u r a l e s m ê m e , tout cela pourra vous être r e p r é s e n t é en bon état, si l'on se h â t e d e m ' a i d e r à recouvrir l'édifice. Dégâts.

— Quatorze fenêtres a b a t t u e s , sept bancs brisés, le

dixième du lambris tombé, tout le reste avarié ; la sacristie percée à j o u r ; le chemin de croix a b î m é . L e clocher est d e b o u t ; la m a u vaise boîte e n forme de colombier, qui lui servait d'enveloppe, est seule a t t e i n t e . Ces infimes détails vous disent assez, Monseigneur, q u ' e n somme, vous n'avez point à vous affliger à notre sujet. J ' e s p è r e bien q u e , avec nos propres ressources, nous saurons vite r é p a r e r nos p e r t e s . L e maigre b u d g e t de l'évêché, qui depuis si longtemps suffit à peine a u x lourdes charges q u e lui impose c h a q u e a n n é e l e séminaire-collège, sera par ailleurs t e l l e m e n t d i m i n u é par les demandes de tant de pauvres paroisses, que celle d u L a m e n t i n doit se faire u n devoir pressant de vous r a s s u r e r sur son compte.


202

ANNALES DES ANTILLES

Récit

rapide

de la marche

FRANÇAISES.

du cyclone.

C'est le coq

(de 1770) surmontant le clocher qui a donné ici le signal de la débâcle, dès 5 heures et d e m i e du soir. L e s feuilles de tôle couv r a n t les cloches l'ont suivi aussitôt. L e d é c h a î n e m e n t du cyclone n'est v e n u q u ' u n g r a n d temps après. Nous étions en fête. J a m a i s nous n'avions eu a u t a n t de communions pour le 15 août. L e 16, célébration de notre fête patronale, S a i n t - L a u r e n t , magnifique j o u r n é e . 11 y avait eu aussi u n mariage solennel, le 1 8 . C'est pourquoi l'ornementation entière

de l'église, t e n t u r e s , oriflammes,

ban-

nières, draperies, tout restait encore exposé à la place d'honneur : la statue de saint L a u r e n t trônait sur son autel portatif ; elle est d e m e u r é e t r i o m p h a l e m e n t debout, au milieu des débris de nos décorations. L a lampe en a r g e n t d u sanctuaire est sauvée, ainsi q u e tous nos chandeliers du m ê m e métal, nos vases sacrés, sans exception, et presque tous nos ornements sacerdotaux. Nos fleurs pour les autels et leurs vases n ' e x i s t e n t p l u s . Nos candélabres et nos lustres sont brisés en partie Sauf que nous n'avons pas dit de messes le 19, le service relig i e u x n ' a pas été u n instant i n t e r r o m p u . L e l e n d e m a i n du cyclone, il n'existait pas u n abri, à l'église ni a u p r e s b y t è r e , pour dresser u n autel : nous ne trouvions pas non plus u n seul morceau de linge sec : enfin, nous n e disposions pas m ê m e d ' u n e m i n u t e pour prier sans trouble et sans angoisse, tant il fallait se multiplier a u p r è s des victimes de l'ouragan, leur porter des consolations et e n t e n d r e les récits douloureux qui nous arrivaient de toutes parts, coup sur coup. L e presbytère n'était déjà q u ' u n e r u i n e a v a n t le cyclone ; c'est u n e r u i n e après, à u n faible degré de p l u s . Ce v i e u x b â t i m e n t ne s'en est pas moins bien comporté. Nous avions pris, il est v r a i , toutes les mesures possibles de préservation : aussi, tout ce qui a été vaincu par la tempête, pour cause d e vétusté extrême, a-t-il été brisé en mille pièces. E n définitive, ce v i e u x presbytère n ' a u r a


NOS CALAMITÉS A TRAVERS L E S

SIECLES

203

pas encore besoin d'être abattu : la carcasse est solide ; on p e u t la rhabiller à neuf, et cela suffira. L e curé d u L a m e n t i n est bien portant et pas d é c o u r a g é . L ' a b b é C h e r d e l a justifié la réputation de bravoure de son pays de B r e t a g n e : il a été sans p e u r et sans r e p r o c h e , travaillant et l u t t a n t avec intrépidité, avec la plus c h a r m a n t e bonhomie, comme tout n a t u r e l l e m e n t . L e s sœurs de Saint-Joseph ont montré, elles aussi, beaucoup de courage et de résignation. E l l e s ont fait g r a n d h o n n e u r à l e u r congrégation et à elles-mêmes. L e s serviteurs du p r e s b y t è r e ont tous accompli l e u r devoir très vaillamment, a u delà m ê m e et de b e a u c o u p , a u delà surtout de ce que j'osais l e u r imposer. L a population a été d i g n e , calme et résignée. Ainsi donc, Monseigneur, nous n e sommes pas les plus à plaind r e . P e r m e t t e z - n o u s d e partager votre immense douleur et de nous dire plus que j a m a i s vos serviteurs, à la vie et à la mort. Agréez, s'il vous plaît, Monseigneur, l'hommage de notre profond et très affectueux respect.

COMPTE R E N D U

D É T A I L L É D U CYCLONE

Trois jours

AU

LAMENTIN

après.

Lamentin, eo v e n d r e d i soir, 21 août 1891.

L e souvenir du 18 août est ineffaçable. I l n'a pas besoin d'être consigné sur le p a p i e r , pour c e u x qui ont vécu ce j o u r à la Martin i q u e ; leur mémoire en est à j a m a i s remplie !... Mais, en famille, chez nos amis de F r a n c e , il faudra parler de ce désastre. Retenons donc pour e u x les détails q u e nous connaissons le m i e u x et gravons-les, avec leurs dates précises et leurs circonstances émouvantes. 18 août 1891, mardi.

Messe à 5 h e u r e s . A 6 h e u r e s , j e montais en v o i t u r e . J e m ' a r r ê t e a u bas des mornes P i t a u l t . J e vais alors à pied visiter u n malade


204

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

de ce q u a r t i e r , à la jonction de la route vicinale d u François avec le g r a n d chemin ; j ' e n vois ensuite trois a u t r e s à la rivière Colson. Mon d e r n i e r malade était près de la Croix-Rivail, habitation sucrière administrée par M. A r t h u r de T h o r é . J ' a u r a i s voulu m ' a r r ê t e r u n peu chez M. de T h o r é , que j e n'avais pas vu chez lui depuis très longtemps. J ' a i e u c e r t a i n e m e n t tort d e résister a u vif désir qui me pressait, sous prétexte que j e devais r e n t r e r a u b o u r g au plus tôt, pour u n e bénédiction n u p t i a l e . A 8 h e u r e s et quart, j ' é t a i s de r e t o u r au presbytère : douze heures plus t a r d , Croix-Rivail n'existait plus ; le chef de l'habitation était blessé, et la b o n n e et très pieuse M

m e

de T h o r é , sa

femme, était écrasée sous les décombres de sa maison ; les malades que j ' a v a i s administrés le matin trouvaient la mort dans u n e effroyable t e m p ê t e . L a p r e m i è r e partie de la m a t i n é e du 18 fut ravissante, p o u r t a n t . F r a î c h e u r délicieuse dans les mornes. E n r e n t r a n t chez moi, j ' e x primai à l'abbé Cherdel « combien pareille course était b o n n e et comment j ' a i m e r a i s à la renouveler r é g u l i è r e m e n t , plusieurs fois par semaine, dans les mêmes conditions ». A 9 h e u r e s , la pluie se met à tomber. Mais nous sommes en h i v e r n a g e , donc, rien d'extraordinaire à cela. J e n e vois dans cette pluie q u ' u n e contrariété pour le cortège n u p t i a l qui va se déployer tout à l'heure dans les rues du L a m e n t i n . P a u v r e s rues, dans quel état lamentable vous serez bientôt ! Ail M

1Ie

heures et d e m i e , mariage de M. Renoult, de Ducos, et de

Emilie Achille, du L a m e n t i n . C'est fête s p l e n d i d e . Toutes

les bénédictions du ciel ont été appelées sur les j e u n e s époux, et ce qui va tantôt éclater sur leurs têtes et sur celles de leurs nombreux

convives, lorsque les toasts se croisaient, c'est u n

cyclone. A 3 h e u r e s , suivant un projet que nous avions conçu en l'honn e u r de notre saint patron, j e recevais les listes dressées par les dames zélatrices de nos œuvres paroissiales, pour les souscriptions et les dons volontaires qu'elles se proposaient de recueillir, afin de doter leur chapelle d ' u n e riche b a n n i è r e et d ' u n e statue portative de saint L a u r e n t pour les processions solennelles.


NOS CALAMITÉS A TRAVERS L E S SIÈCLES-

205

E t voici q u ' a u lieu d'aller g é n é r e u s e m e n t a u p r o g r è s , a u x embellissements, nous reculons de beaucoup en arrière. A 4 heures e t d e m i e , j ' é t a i s en visite chez les sœurs de SaintJoseph. A 5 heures et quart, j'inscrivais a u j o u r n a l du ministère paroissial mes notes q u o t i d i e n n e s , croyant finie toute la tâche obligatoire de cette gracieuse j o u r n é e du 18 août. T o u t à coup, u n bruit é t r a n g e , alarmant, attire mon attention : c'est, dirait-on, dans les régions élevées de l'air, un v e n t i m p é t u e u x , rapide, t o u r n o y a n t . L e baromètre subit une baisse folle. Il n ' y a pas à hésiter, la situation est des plus graves ici, dans l'espace de quelques secondes. J e descends vite, j e rencontre la m é n a g è r e au bas d e l'escalier et lui donne mes ordres pour la circonstance. Les a u t r e s domestiques arrivent tous. L e s p r e m i è r e s mesures générales étaient déjà prises depuis longtemps chez nous

Nous n e nous attendions pas toutefois à u n

pareil coup de vent. U n cyclone ! quelle épreuve et quelle h o r r e u r ! E n trois h e u r e s , coupées par un calme l u g u b r e d'une quinzaine de m i n u t e s , nous avons eu les toits découverts, écrasés ou emportés a u loin ; quantité de cases et de maisons démolies ; les m u r s é v e n t r é s , les cloisons défoncées; fenêtres, contrevents et corniches, avec des m a t é r i a u x de toutes sortes, éparpillés ; les usines d é t r u i t e s , les habitations ravagées, les vivres arrachés ; les arbres déracinés,

décapités,

broyés ; les cannes à sucre couchées, coupées, hachées ; les herbes brûlées , les savanes bouleversées ; le sol, enfin, labouré à des profondeurs inouïes p a r le barbare ennemi sorti de l'enfer, avec ses hordes de dévastateurs. Sous les décombres, gisent beaucoup de victimes. L e vacarme des dix mille voix de la tempête défie toute description : c'est le vent en furie, c'est la pluie d i l u v i e n n e , c'est la foud r e , c'est le t r e m b l e m e n t de t e r r e , c'est u n d é g a g e m e n t p r o d i g i e u x d'électricité, c'est la rage insensée et formidable de tous les éléments de la n a t u r e en courroux à la fois, et a u g m e n t a n t d'intensité, d'une seconde à l'autre. C'est pire que tout ce q u e l'imagination


206

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

aurait pu concevoir a u p a r a v a n t , pire que tout ce que notre m é moire pouvait nous l'appeler de navrant, d'épouvantable et d'horrible. D e s milliards de débris de tuiles, de bois, de v e r r e , de zinc, de vaisselle, de meubles et de vêtements, de branches et de roches, sont vomis, au milieu de j e ne sais quels ricanements effroyables, par toutes les bouches de l'ouragan, d é m e s u r é m e n t ouvertes. L e s rues sont obstruées. Sortir, c'est la mort, la mort inutile, car on n e p e u t porter aide à personne. C e p e n d a n t , le fils de M. Cassius de L i n v a l arrive chez nous, appelant a u secours. Son p è r e , dans sa voiture, sur le pont d u Calebassier, lutte contre la t e m p ê t e : « Mon ami, lui dis-je, vous êtes ici, restez-y, j e vous défends d e vous en aller. Voyez ce qui se passe et remerciez D i e u de n'avoir pas été tué dans la course que vous venez d ' e n t r e p r e n d r e et que vous n e pourriez plus recommencer maintenant. » 11 resta et travailla avec nous tant qu'il p u t . Nous luttons au presbytère p e n d a n t une h e u r e et nous reconnaissons que la résistance devient absolument inutile. D e toutes leurs pièces démolies, la m a i r i e , a u sud, l'église, a u nord, bombard e n t notre maison qui, par elle-même, à cause de sa situation entre cour et j a r d i n , à l'est et à l'ouest, offre déjà vaste prise au cyclone. U n e galerie se déchire et tombe comme un p a q u e t d e cartes ; u n e fenêtre vole en éclats et livre l'escalier à la m e r c i d e la t o u r m e n t e ; la cuisine est fracassée ; u n e t u i l e blesse assez g r i è v e m e n t la ménagère des sœurs de Saint-Joseph, que la bourrasque avait surprise chez nous, où elle venait en commission très p r e s s a n t e ; la porte de l'office est b r o y é e , celle du salon n e fonctionne plus ; u n e fenêtre du rez-de-chaussée s'abat ; les cloisons cèdent ; u n e console est projetée sur le c a r r e a u et ce qu'elle portait est mis en pièces : p e n d u l e , cylindres en cristal et vases à fleurs. Voici pourtant l'accalmie. I l est 8 h e u r e s et q u a r t , j e me précipite vers la maison des religieuses. — Mesdames, où en êtes-vous ? — E t vous, monsieur le c u r é ? — J e voulais savoir si vous vivez encore. J e cours à l'église


NOS CALAMITÉS A TRAVEES L E S SIECLES

207

sauver les saintes espèces et vite j e reviens, attendez-moi sans bouger d'ici. » Les p a u v r e s religieuses étaient calmes. Elles luttaient seules, depuis cinq quarts d ' h e u r e , dans une maison t e n a n t à peine d e bout. J e repars si promptement, avec l'intention de revenir tout de suite, que mon petit I n d i e n qui m'avait suivi n e me voit m ê m e pas sortir et reste avec les s œ u r s , sans pouvoir, hélas ! l e u r être d'un grand secours. D e retour a u p r e s b y t è r e , j e prends les clés de l'église et un fanal. Avec J'abbé Cherdel et le sonneur J u s t i n , j e vais à l'autel : le tabernacle est debout, D i e u est là, chez lui, m i e u x qu'il ne serait chez moi. Allons, pensai-je, d e m a i n , après la seconde bourrasque qui n e m a n q u e j a m a i s d'achever l ' œ u v r e de la p r e m i è r e , nous retrouverons le saint ciboire sous les marbres d e l ' a u t e l ; mais il y sera m i e u x encore pour cette n u i t que sous les décombres du presbytère. ...Laissons D i e u commander et frapper des coups terribles ! . . . P o u r t a n t , S e i g n e u r , préservez les m u r s de votre église et l'autel de votre S a c r é - C œ u r ! . . . A u m ê m e instant, l'accalmie cesse. L a fureur du cyclone r e p r e n d . Des i m p r u d e n t s v e u l e n t se réfugier dans la nef. Ils me d e m a n d e n t en grâce de les y autoriser. — Laissez-nous ici, monsieur le c u r é , nous n'avons plus d'abri. — C'est votre mort q u e vous d e m a n d e z , mes amis ; non, n ' e n trez pas, j e le défends, suivez-moi plutôt, sauvons-nous au presbytère. J'appelle

à grands cris l'abbé C h e r d e l . J e donne à tout le

monde l'ordre de la r e t r a i t e . D e u x hommes me suivent d'abord, mais, u n e tuile me sifflant au visage, ils ont p e u r et r e c u l e n t . L e vent me j e t t e contre le m u r , tout près de l'église et m ' y t i e n t collé un m o m e n t . Un peu après, a y a n t pu me tirer de cette position, j e reçois par le travers du corps une feuille de zinc de l'abatvent du notaire D e b u c . L e s d e u x hommes alors fuient

décidé-

ment et r e t o u r n e n t sur leurs pas à l'église. J e v e u x continuer vers


208

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

le p r e s b y t è r e ; le vent m'empoigne de nouveau et comme pour m'enfoncer dans les pierres de la muraille de ma cour : vains efforts, j e n e puis me d é t a c h e r , quoi que j e fasse ! J e suis aussitôt criblé de m o r c e a u x de tuiles, de t e r r e , de boue. R e d e v e n u libre quelques m i n u t e s plus t a r d , j e cours à la maison, les v ê t e m e n t s dans u n triste état, mais n ' a y a n t moi-même q u ' u n e blessure légère au-dessous du genou g a u c h e . P a r m a l h e u r , j e r e n t r e seul. L ' a b b é Cherdel n ' a pu me rejoindre» Nous voici isolés, l u i , dans l'église, moi, à la maison, et j e ne puis plus aller a u secours des sœurs. .. .Je trouve r é u n i s d a n s u n coin du salon tous mes domestiques, sauf F r a n c i u s et J u s t i n , bloqués dans l'église avec l'abbé, et P h i l i p p e , l'Indien, qui est d e m e u r é chez les religieuses. Q u e l q u e s personnes du bourg avec leurs enfants ont aussi cherché refuge a u p r e s b y t è r e . Ah ! mon D i e u , comme ces p a u v r e s gens vous suppliaient de les épargner ! Q u e d'invocations ! que de litanies ! que de dizaines d e chapelet ! Les m a l h e u r e u x priaient, p l e u r a i e n t , se confessaient p u b l i q u e m e n t . La tempête m u g i s s a i t : v e n t , éclairs, coups de foudre, tremblement de terre, tout sévissait ensemble avec fracas. A r r i v e T i m o n , l'aide-sacristain, q u e j ' a v a i s appelé depuis longtemps et qui n'avait pu v e n i r plus tôt. Il est fou de t e r r e u r . On le dirait non seulement désespéré, mais ivre, cet homme qui n e boit pas ! Il se r é p a n d en lamentations extravagantes. J ' a i b e a u c o u p de peine à le r é d u i r e a u silence. Il est 9 heures moins u n q u a r t . Coînment a n a l y s e r les sentiments qui se p a r t a g e a i e n t toutes les fibres de mon c œ u r ? J e me d e m a n dais sans cesse : Qu'est-il a d v e n u de l'abbé Cherdel ? Mort, mort peut-être

E t les sœurs ? seules, dans u n e vieille maison qui

tombait déjà en poussière victimes parmi e u x ? pagne d u Morne-Rouge ? tout e n t i è r e ?

E t mes paroissiens ? Combien de

E t Monseigneur, dans sa maison de camE t les équipages des navires et l'île

L a fin de la Martinique est-elle pour cette n u i t ?

E t d'immenses c r a q u e m e n t s , des gerbes d'éclairs et de feu, le vent soufflé par toutes les bouches des démons, des bourrasques de plus en plus déchaînées, semblaient répondre à mes d e m a n d e s plus vite que j e n e les formulais en esprit.


NOS CALAMITÉS A TRAVERS L E S SIÈCLES

209

« Oui, c'est fini ! L a Martinique est payée selon ses mérites. Vous êtes ravagés de fond en comble. Il n e restera pas dans vos maisons pierre sur p i e r r e , n i u n e paille sur vos cases

Vous

compterez de nombreuses victimes. » Un peu après 9 h e u r e s , le coup de vent, loin de cesser, semblait augmenter encore. J e dis à c e u x qui m'entouraient : « Allons, mes enfants, à g e n o u x . Disons, de toute notre â m e , tout h a u t , l'acte de contrition pour c e u x qui vont mourir ! » Acte de contrition Trois Ave Maria E t p u i s , de notre côté, silence. L a résignation est complète A 9 heures un q u a r t , u n coup du sud-est menace d'emporter le presbytère tout e n t i e r Coûte que coûte, enfin, mourir pour mourir, j e v e u x essayer de sauver les sœurs ou du moins d'arriver u n e seconde fois j u s q u ' à elles. On n e p e u t pas les laisser davantage livrées à elles seules, sans personne pour les encourager ou pour prier en l e u r compagnie. Elles doivent d'ailleurs compter sur la parole que j e leur ai donnée et m ' a t t e n d r e i m p a t i e m m e n t . Mais je n'ai pas un seul endroit sec où elles puissent se réfugier au presbytère. L'étage s u p é r i e u r est inondé. L e rez-de-chaussée est froid et h u m i d e , et les cloisons branlantes constituent u n danger grave. J e commande à E u s t a c h e d'aller dans la remise et d ' e x a m i n e r l'état de ma voiture. E u s t a c h e hésite, semble refuser. J'insiste. Il part, enjambe la fenêtre, s'arrête u n m o m e n t sous les ruines de la galerie et, a u milieu d'un éclair, traverse la cour. D e u x m i n u t e s après, il a r e p a r u . L a remise, dit-il, n'est pas envahie par l'eau. L a voiture est i n t a c t e . J e pars avec lui. J e trouve la remise occupée déjà par des voisins qui s'y sont réfugiés. Q u a n t à la v o i t u r e , elle est libre ('). 1. C e t t e m ê m e v o i t u r e a fini d a n s la c a t a s t r o p h e d u 8 m a i 1902, a u c o u v e n t de la Consolation, c h e z les soeurs d e S a i n t - J o s e p h d e Cluny, g a r d i e n n e s d ' u n e p a r t i e d e m o n m o b i l i e r et d e d i v e r s a u t r e s o b j e t s m ' a p p a r t e n a n t . M è r e T h é o d o r e , é p a r g n é e a u L a m e n t i n , le 18 a o û t 1891, a t r o u v é la m o r t à S a i n t - P i e r r e , le 8 m a i 1902, à côté d e c e t t e v o i t u r e d e m a î t r e q u i avait é t é , u n m o m e n t , son a b r i d a n s la n u i t d u c y c l o n e . SAINT-PIERRE-MAUTINIQUE

^4=


210

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

J ' a t t e n d s u n p e u . J e calcule : vraiment, j e n'ai q u e ce seul endroit à offrir a u x r e l i g i e u s e s . J e cours chez elles. On ouvre aussitôt. J ' e n t r a î n e sœur Théodore ; sœur Doctrovée nous suit, avec P h i l i p p e . Nous arrivons assez facilement dans la cour du presbytère, puis à la remise et à la voiture, d a n s laquelle ces pauvres dames consent e n t à s'installer, comme elles p e u v e n t , pour tout le reste de la nuit. Il était près de 10 h e u r e s , q u a n d l'abbé Cherdel p u t enfin r e n t r e r : « Nous sommes en vie, m e r c i , mon D i e u ! » L ' a b b é Cherdel est inondé. La boue de la r u e était v e n u e lui fouetter le visage j u s q u e sous la grande porte d e l'église ; lui aussi a failli plus d ' u n e fois périr ; il avait été certainement plus en danger que moi, et ses perplexités n'avaient pas été moins poignantes que les m i e n n e s . . . Il s'agit désormais de secourir les blessés et les m a l a d e s . Nous partons avec d e u x domestiques et des hommes de bonne volonté. Q u e de dégâts ! que de débris ! q u e de r u i n e s ! que d'obstacles dans les rues ! Nous visitons les b l e s s é s ; nous extrémisons les m a l a d e s ; nous baptisons plusieurs petits enfants ; nous aidons a u sauvetage d ' u n I n d i e n enseveli sous les ruines de la maison du docteur Casimir D a r t i g u e n a v e ; nous parcourons le bourg tout entier, en quête d e cenix qui souffrent le plus et qui ont plus i m m é d i a t e m e n t besoin de nous. A m i n u i t moins u n q u a r t , nous rentrons harassés, mouillés, sans pouvoir c h a n g e r de v ê t e m e n t s ni de linge, puisque tout est imbibé d'eau partout, au vestiaire, dans les armoires, à la lingerie ; mais surtout, le cœur t r a n s p e r c é , saignant, d'avoir vu de tels amoncellements de décombres et e n t e n d u t a n t de gémissements D e m i n u i t à 1 h e u r e d u m a t i n , on m'appelle coup sur coup auprès d'autres malades. D e son côté, l'abbé Cherdel se multiplie D e 1 h e u r e à 2 h e u r e s , il y a recrudescence. On n e cesse de découvrir des blessés J e n'ai p o u r t a n t trouvé j u s q u ' i c i q u ' u n seul mort dans le b o u r g . . . Nous avions m a r c h é , sans les voir, sur d e u x a u t r e s , écrasés p a r la c h u t e d e la maison D a r t i g u e n a v e : u n père et son petit enfant Ce père infortuné, ayant voulu fuir de son logis malgré les s u p -


NOS CALAMITÉS A TRAVERS L E S

211

SIÈCLES

plications de sa femme, avait pris dans ses bras son enfant et s'en était allé

A u détour d e la r u e des Barrières, j u s t e a u m o m e n t

où la maison D a r t i g u e n a v e s'effondrait, il fut broyé avec l'enfant La femme, la m è r e , eut la vie sauve chez elle. ( J o u r n a l d e la n u i t d u 18 au 19 a o û t . )

Ch. L . L .

IV. — T a b l e a u

de la

catastrophe.

Point précis occupé par l'observateur, avec les heures des divers phénomènes qui se sont produits.

exactes

Ce point précis est le presbytère du L a m e n t i n , a u centre du bourg. h

Heures. — J u s q u ' à 5 15 d u soir, rien d ' e x t r a o r d i n a i r e . L a matinée avait m ê m e été ravissante, du moins dans sa première p a r t i e . L a pluie qui était tombée ensuite n'avait r i e n e u d'anormal, v u la saison d ' h i v e r n a g e . Après-midi agréable, très b o n n e . h

A 5 1 5 , signe a l a r m a n t , vent é t r a n g e , lointain, r a p i d e , vibrant, lugubre, t o u r n o y a n t dans les hautes régions. Vers 6 h e u r e s , le v e n t s'est r a p p r o c h é ; il n'est plus q u ' à u n e élévation de 20 à 25 mètres,au-dessus d u sol, dans le b o u r g d u L a mentin. A 6''50, c'est la tempête déchaînée, v e n a n t du nord. Cela d u r e 11

jusqu'à 8 15. E n s u i t e , dix-sept m i n u t e s d'accalmie. h

A 8 3 2 , coup de v e n t du s u d , d u r a n t 78 ou 80 m i n u t e s , c'esth

à-dire j u s q u ' à 9 5 0 . P e n d a n t l'accalmie, une nappe de lumière électrique couvrait le sol j u s q u ' à 1 m è t r e d e h a u t e u r : au-dessus, c'étaient

d'impéné-

trables ténèbres, sauf à u n moment, où le ciel brilla comme dans les plus belles n u i t s des tropiques, e n t r e les d e u x tourmentes nord et sud. Au Lamentin.

Ch. L . L .


212

A N N A L E S D E S ANTILLES Diagramme

du baromètre

Mercredi

FRANÇAISES

enregistreur,

18 Août.

le 18 août

Cyclone

1891.

19

Août

A 10 h e u r e s d u m a t i n , l e 18 a o û t , l e b a r o m è t r e m a r q u a i t 763

mil-

limètres, hauteur considérable dans nos parages, où, habituellement s t a b l e , i l s e t i e n t e n t r e l e s l i m i t e s o r d i n a i r e s d e 755 A

midi,

é t a i t de

4

il a v a i t b a i s s é

de 1 millimètre. A

à 760

m i l l i è m e s ; et, à partir d e ce m o m e n t ,

observèrent b i e n , la baisse fut foudroyante. nous étions

à

m e n t à 736

et

731 s'y

m i l l i m è t r e s . Le maintint

p o u r r e d e s c e n d r e à 729

A

baromètre

pendant

une

millièmes.

4 h e u r e s , la baisse pour

ceux

remonta

quinzaine

de

brusqueminutes,

et, en quelques secondes, remonter à

C'était le p a s s a g e d u c e n t r e d u c y c l o n e . Le

qui

8 h e u r e s d u soir,

vent jusque-là

742. avait

soufflé n o r d - e s t ; il r e p r i t d u s u d - o u e s t a v e c u n e v i o l e n c e

presque

égale,

minutes

égale même

très c e r t a i n e m e n t ,

durant

quelques

fameuses que nous ne saurions jamais oublier. Tableau général pour la Martinique, le 18 août 1891.

Ch. L . L .


NOS CALAMITÉS A TRAVERS L E S

213

SIÈCLES

V. — Le c y c l o n e du 8 août 1 9 0 3 .

LETTRE D U D

r

PICHEVIN.

U n a u t r e cyclone vient encore de s'abattre sur la M a r t i n i q u e . L e docteur P i c h e v i n , alors dans la colonie, écrivit à ce propos la lettre suivante a u j o u r n a l l'Éclair. F o r t - d e - F r a n c e , I l a o û t 1903. Q u e l l e f a t a l i t é ! Il y a q u i n z e m o i s , l a m o n t a g n e P e l é e , d a n s u n e s o u d a i n e e x p l o s i o n , a n é a n t i s s a i t S a i n t - P i e r r e ; a u j o u r d ' h u i , c ' e s t le r e t o u r offensif d u t e r r i b l e fléau d é v a s t a t e u r d e l a

mer des Antilles, l ' o u r a g a n ,

le c y c l o n e .

C'est en 1 8 9 1 que le d e r n i e r cyclone avait semé la m o r t et la dévastation à la M a r t i n i q u e . L e s p e r t e s a v a i e n t été é n o r m e s . Cette fois, elles s o n t moins considérables,

mais le désastre a t t e i n t n o t r e m a l h e u r e u s e colonie au m o -

m e n t où e l l e c o m m e n ç a i t à r e n a î t r e d e s e s c e n d r e s e t à p r e n d r e u n n o u v e l essor, sous l'intelligente direction de M. L e m a i r e . L e 8 a o û t , il a v a i t p l u d a n s l a m a t i n é e . L e s o l e i l s ' é t a i t m o n t r é à différ e n t e s r e p r i s e s . M a i s l e ciel é t a i t r e s t é c o u v e r t p e n d a n t

une grande partie

de la j o u r n é e . D a n s l ' a p r è s - m i d i , le t e m p s était m o i n s m a u v a i s . A u c u n signe p r é c u r s e u r n ' i n d i q u a i t l ' i m m i n e n c e d'un d a n g e r . L e soir était v e n u et on avait r e m a r q u é u n e l é g è r e b a i s s e b a r o m é t r i q u e . L e v e n t c o m m e n ç a à souffler a v e c u n e c e r t a i n e f o r c e

vers 9 h e u r e s . A 10 h e u r e s , l a

situation

a p p a r a i s s a i t c o m m e a n o r m a l e . L a v i o l e n c e d u v e n t , l e s t o u r b i l l o n s q u i se formaient r a p i d e m e n t et q u i fouettaient le visage é t a i e n t des indices d ' u n e bourrasque. A

10 h e u r e s et demie e n v i r o n , les a r b r e s c o m m e n ç a i e n t à g é -

mir ; q u e l q u e s tuiles détachées des maisons i n s p i r è r e n t des i n q u i é t u d e s à la p o p u l a t i o n . A 1 1 h e u r e s , il n ' y a v a i t p l u s d e d o u t e p o u r p e r s o n n e : le c y c l o n e se d é c l a r a i t a v e c u n e b r u s q u e r i e e t u n e é n e r g i e m e n a ç a n t e s . L e b a r o m è t r e b a i s s a i t s a n s c e s s e . A 1 1 h e u r e s e t d e m i e , d a n s le n o r d d e l'île s u r t o u t , l ' o u r a g a n

sévissait avec fureur.

Les toitures étaient enle-

v é e s ; les c a s e s é t a i e n t c o m p l è t e m e n t d é t r u i t e s ; d e s m a i s o n s p l u s s o l i d e s étaient ébranlées

sous l'impulsion

du

vent ; les énormes

cheminées

usines s ' a b a t t a i e n t , b r i s a n t t o u t ce q u ' e l l e s r e n c o n t r a i e n t d a n s l e u r

des

chute;

des arbres séculaires, a r r a c h é s et t o r d u s , é t a i e n t c o u c h é s s u r le sol, les plantations de c a n n e s à sucre abîmées. D a n s cette nuit obscure, p e n d a n t trois h e u r e s , t o u t e s les forces de l a n a t u r e s e m b l è r e n t se c o n c e r t e r p o u r la d e s t r u c t i o n de l a M a r t i n i q u e .

D'énor-

mes g e r b e s de feu s i l l o n n a i e n t l'air ; la t e r r e , p a r i n s t a n t s , tremblait, t a n d i s


214

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES.

q u e les v e n t s , a v e c u n e i m p é t u o s i t é i n o u ï e , m e n a ç a i e n t de t o u t b r o y e r s u r leur p a s s a g e . É p e r d u s , les h a b i t a n t s se r é f u g i è r e n t

d a n s les endroits les

p l u s solides d e l e u r s m a i s o n s . A la c a m p a g n e , l ' e a u a v a i t e n v a h i t o u t e s les d e m e u r e s . V e r s m i n u i t ou 1 h e u r e d u m a t i n , les t o i t u r e s n ' e x i s t a i e n t plus et une pluie torrentielle i n o n d a i t les m a l h e u r e u x sinistrés. A m i n u i t e t d e m i , il y e u t s u b i t e m e n t u n a r r ê t d a n s l a m a r c h e

du

cy-

clone. Vingt minutes après, l'ouragan reprenait, avec une intensité moindre, il e s t v r a i , q u o i q u e a v e c u n e v i o l e n c e e n c o r e i n q u i é t a n t e . Quel désespoir d u r a n t

cette nuit d'horreur! P e n d a n t plus d'une heure,

la vie de tous les êtres h u m a i n s é p a r s d a n s le n o r d d e l a M a r t i n i q u e c o u r u t le p l u s i m m i n e n t d a n g e r . Q u a n d le j o u r se leva, on p u t c o n s t a t e r l ' é t e n d u e d u désastre. A F o r t - d e - F r a n c e , les d é g â t s furent r e l a t i v e m e n t peu i m p o r t a n t s . Q u e l q u e s n a v i r e s a r r i v è r e n t à l a c ô t e . L e Canada,

de la Compagnie transatlantique,

r é s i s t a , n o n s a n s c o u r i r u n g r a v e p é r i l . S o m m e t o u t e , le c y c l o n e manifesta

d a n s le chef-lieu

ne

se

de la colonie que p a r la c h u t e partielle

de

quelques toitures et l ' a r r a c h e m e n t d ' u n certain n o m b r e d'arbres. Ou n ' e u t à déplorer aucun décès. A S a i n t e - M a r i e , à S a i n t - J a c q u e s , à la T r i n i t é , situées sur la côte est et d a n s le n o r d de l'île, la t o u r m e n t e a t t e i g n i t son m a x i m u m de violence. L e s maisons broyées en g r a n d n o m b r e , celles qui ont résisté c o m p l è t e m e n t d é c o u v e r t e s , les r é c o l t e s g r a v e m e n t

compromises, u n e p o p u l a t i o n sans asile

m o m e n t a n é m e n t : tel est le triste bilan de cette t e m p ê t e , q u i a causé t a n t de r u i n e s et d é t r u i t la f o r t u n e privée d e t a n t de b r a v e s g e n s . A S a i n t e - M a r i e , o ù devait avoir lieu, le 9 août, u n e élection municipale vivement disputée, personne ne pensa à déposer son bulletin de vote. Rien n'existait p l u s de la m a i s o n c o m m u n e . L e cyclone exerça encore de terribles ravages à Saint-Joseph, au L a m e n t i n , a u M a r i n , a u V a u c l i n , bref, sur u n e t r è s g r a n d e é t e n d u e d e la c o l o n i e . L e s villages nouveaux, créés p o u r les sinistrés, ont cruellement Voilà

donc compromis le prodigieux

effort

souffert.

d u g o u v e r n e m e n t de la M a r t i -

nique ! Les pertes éprouvées n'ont pu être encore évaluées. Elles sont

énormes.

L a c o l o n i e a u r a d e l a p e i n e à se r e l e v e r d e ce n o u v e a u d é s a s t r e . Mais l e s courages

ne sont pas a b a t t u s . Où trouver de l ' a r g e n t ? O n n ' e n sait r i e n .

L e s y e u x se t o u r n e n t v e r s l a F r a n c e , q u i n e p e u t a b a n d o n n e r s e s e n f a n t s si d u r e m e n t frappés p a r l ' i m p l a c a b l e d e s t i n é e . Il f a u t q u e la p a r t i e de la p o pulation

q u i a d é j à t a n t souffert d e l ' é r u p t i o n v o l c a n i q u e e t q u i n ' a p o u r

a i n s i d i r e r i e n t o u c h é d u p r o d u i t d e l a s o u s c r i p t i o n p u b l i q u e r e ç o i v e enfin quelques fonds, quelques a v a n c e s , p o u r r é p a r e r les terribles dégâts causés p a r l e fléau d u 8 a o û t . M a i s q u e c e s s e c o u r s a r r i v e n t v i t e , p o u r a s s u r e r l a r e p r i s e d u t r a v a i l et le r e l è v e m e n t d u p a y s !


NOS CALAMITÉS

A TRAVERS LES

D ' a u t r e part, nous lisons dans l'Univers

215

SIÈCLES

du 30 août cette i n t é -

ressante lettre du P . Guyot, missionnaire d u Saint-Esprit à la Martinique : F o r t - d e - F r a n c e , 13 a o û t 1903. ... L a M a r t i n i q u e a été b a l a y é e p a r u n cyclone, que rien n e faisait p r é voir, p a s p l u s que le v o l c a n , son confrère en d e s t r u c t i o n . Il n o u s a t e n u s d a n s l ' a n g o i s s e , p e n d a n t c i n q à six b e u r e s , de 9 h e u r e s du so'r ( 8 a o û t ) à 3 heures et demie du matin. J e n'ai pas é p r o u v é le c y c l o n e de 1 8 9 1 qui, dit-on, a été plus v i o l e n t ; m a i s c e l u i - c i m e suffit. L e b a r o m è t r e e s t d e s c e n d u à 7 2 9 . U n t i n t a m a r r e d'enfer! L e v e n t , la p l u i e , les éclairs, l a foudre, la t r é p i d a t i o n du sol, des tôles t o m b a n t avec u n g l a ç a n t fracas sur d'autres tôles, des tuiles v e n a n t s'abattre sur le p a v é et n o u s m e t t a n t à la merci des c a t a r a c t e s d u ciel ; des arbres g é a n t s m o r d a n t la poussière : cocotiers, a r b r e s - v o y a g e u r s , m a n g u i e r s , a r b r e s à p a i n , e t c . ; d ' é n o r m e s b r a n c h e s c r a q u a n t s o u s l'effort

de la tem-

pête ; des toits entiers s'abîmant, comme à S a i n t - J o s e p h , en l'église, et

au

Gros-Morne, au p r e s b y t è r e ; les champs dé canne à sucre saccagés, tordus, b r o y é s ; p e u ou p o i n t de r é c o l t e p o u r l ' a n n é e p r o c h a i n e . L e c o l l è g e , où j ' é t a i s seul p e n d a n t c e t t e affreuse n u i t , n ' a p a s é t é t r o p é p r o u v é : chapelle d é c o u v e r t e en partie, c h a m b r e de M o n s e i g n e u r et dortoir un p e u e n d o m m a g é s ; le p a r c littéralement h a c h é ; les sabliers en pièces, les m a n g u i e r s

n'offrent plus que des t r o n ç o n s , les arbres v o y a g e u r s ,

à

terre ; les d é p e n d a n c e s n ' o n t r i e n . L a ville a été relativement épargnée aussi : quelques tuiles arrachées, les a r b r e s f o r t m a l t r a i t é s , s u r t o u t a u p r e s b y t è r e , à l ' o u v r o i r , à l ' h ô p i t a l e t à la r e d o u t e , en partie d é c o u v e r t e . S a i n t - J o s e p h , où M o n s e i g n e u r s'est r e n d u a v a n t - h i e r , à cheval, a été r u d e m e n t é p r o u v é . D e l ' é g l i s e il n e r e s t e q u e l e s q u a t r e m u r s ; s e u l e , l a s t a t u e de la sainte V i e r g e a été é p a r g n é e . L e presbytère a été découvert.

Deux

morts, dit-on, d a n s le b o u r g t r è s e n d o m m a g é . A u G r o s - M o r n e , p r e s b y t è r e r e n v e r s é , é g l i s e d é c o u v e r t e ; le c l o c h e i ' , f o r t e m e n t é b r a n l é , t i t u b e sur ses bases. B e a u c o u p de d é g â t s au b o u r g et d a n s la commune. T r i n i t é : c i n q m o r t s , a s s u r e - t - o n . L e p o r t s u r t o u t a e u à souffrir ; l e s c a nots,

les b a t e a u x j e t é s à la côte

et j u s q u ' à l a p l a c e .

Gros dégâts

aux

usines. L e P . Gallot m'apprend qu'il a essuyé l'ouragan

à Sainte-Marie,

dont

l ' é g l i s e e s t d é c o u v e r t e c o m p l è t e m e n t ; u n beffroi e s t à t e r r e , a i n s i q u e l ' h o r l o g e . L e p a u v r e P è r e , q u i a v a i t l o g é le p r é s i d e n t d e f a b r i q u e , s e v o y a n t e n v a h i p a r l ' e a u , q u i t t a l a m a i s o n j u s t e à t e m p s p o u r n ' ê t r e p a s t u é : le t o i t


216

ANNALES DES ANTILLES

s'effondrait

FRANÇAISES

q u e l q u e s i n s t a n t s a p r è s . I l n e p u t g a g n e r le L o r r a i n q u e le

lundi m a t i n , avec mille difficultés... Vu

l'embarras

d e s r o u t e s e t l ' i n t e r c e p t i o n d e s fils t é l é p h o n i q u e s , il e s t

a s s e z difficile d ' a v o i r d e s d é t a i l s p r é c i s s u r l ' e n s e m b l e d e l ' î l e .

DERNIER

RAPPORT E M P R U N T É DU 30

AOUT

A LA

« DÉPÊCHE

»

1903

P a r le d e r n i e r c o u r r i e r d e l a M a r t i n i q u e n o u s p a r v i e n t l a l e t t r e s u i v a n t e , q u ' u n d e n o s c o m p a t r i o t e s , c o r r e s p o n d a n t o c c a s i o n n e l d e l a Dépêche,

veut

bien nous adresser: D a n s la n u i t d u 8 au 9 a o û t , u n n o u v e a u d é s a s t r e a f r a p p é la M a r t i n i q u e , alors que déjà la colonie c o m m e n ç a i t à r é p a r e r , d a n s la mesure du possible, les c a t a s t r o p h e s c a u s é e s p a r le v o l c a n . P e n d a n t la j o u r n é e d u 8 a o û t , la pluie t o m b a i t f r é q u e m m e n t et le ciel s ' a s s o m b r i s s a i t . L a p r e s s i o n b a r o m é t r i q u e s u b i s s a i t d e s o s c i l l a t i o n s et m ê m e u n e baisse de q u e l q u e s millimètres : mais, j u s q u ' à 9 h e u r e s du soir, rien n e faisait prévoir u n c y c l o n e . A l'hôtel de ville a v a i t lieu u n c o n c e r t de c h a rité, auquel assistaient b e a u c o u p de p e r s o n n e s , parmi lesquelles on

remar-

q u a i t M . le s e c r é t a i r e g é n é r a l d e l a c o l o n i e , le p r o c u r e u r g é n é r a l , le m a i r e , etc. V e r s 1 0 h e u r e s , c o m m e l e v e n t s e m b l a i t souffler a v e c p l u s d e v i o l e n c e q u ' a u p a r a v a n t , et que la pluie tombait a b o n d a m m e n t déjà, j e cours à mon d o m i c i l e c o n s u l t e r le b a r o m è t r e . L a b a i s s e é t a i t c o n s i d é r a b l e e t p r o g r e s s i v e , il n ' y a v a i t p l u s d e d o u t e . J ' a i h â t e d e p a s s e r a u c o m m i s s a r i a t d e p o l i c e , à l ' h ô t e l d e v i l l e , o ù j e f a i s p r é v e n i r les a u t o r i t é s , e t j e g a g n e l ' h ô p i tal militaire,

afin

d'avertir

le m é d e c i n

r é s i d a n t et de faire

prendre

aux

infirmiers de g a r d e les meilleures p r é c a u t i o n s c o n t r e la t e m p ê t e . A i l

h e u r e s , la p r e s s i o n b a r o m é t r i q u e é t a i t de 7 5 4 millimètres et a t t e i -

gnait son m i n i m u m de 7 2 8

m m

, 5 à m i n u i t t r e n t e et u n e ; à c e m o m e n t - l à , il

se p r o d u i s i t u n c a l m e r e l a t i f , q u i d u r a j u s q u ' à m i n u i t q u a r a n t e - c i n q , c o r r e s pondant au passage du centre du cyclone. A m i n u i t q u a r a n t e - s i x , la t e m p ê t e r e c o m m e n c e avec t o u t e sa violence ; le v e n t d u n o r d - e s t a t o u r n é e n s e n s i n v e r s e d ' u n e a i g u i l l e d e m o n t r e j u s q u ' a u n o r d - o u e s t e t , a p r è s l e p a s s a g e d u c e n t r e , il a soufflé du s u d - s u d e s t . A

2 heures et demie, l'ouragan

é t a i t à p e u p r è s a p a i s é . Il e s t t o m b é ,

pendant la t o u r m e n t e , 160 millimètres d'eau

environ.

A F o r t - d e - F r a n c e , les d é g â t s s o n t a s s e z c o n s i d é r a b l e s , les a r b r e s d e s s a v a n e s ou des j a r d i n s sont coupés ou a r r a c h é s en g r a n d e p a r t i e . L e s toitures sont fortement

endommagées. L a caserne du Morne-Cartouche est à peu

près découverte. L ' e a u coule d a n s toutes les m a i s o n s , les rues sont

jon-


217

NOS CALAMITÉS A TRAVERS L E S SIECLES chées de débris d'arbres,

d e t u i l e s e t d e c h a r p e n t e s . T o u s l e s fils é l e c t r i -

ques ou téléphoniques sont brisés. Il n ' y a p a s e u de r a z de m a r é e sur les côtes Caraïbes ; c e p e n d a n t , le m a t i n , l a m e r é t a i t t r è s h o u l e u s e . L e s b a t e a u x e n r a d e o n t souffert. U n e g o é l e t t e , la Trinité ; d e u x v a p e u r s , le Horten t e u r s s e s o n t é c h o u é s ; l'Ossun

e t la Guyane ; d e u x

a coulé. U n navire de guerre

cabo-

vénézuélien,

v e n u d a n s le b a s s i n de r a d o u b p o u r des r é p a r a t i o n s , a subi d e s a v a r i e s . U n m a t e l o t a é t é n o y é . L e Canada,

courrier de Bordeaux-Colon,

qui se

trouvait à quai, a été fortement secoué. L e village de Case-Pilote a été assez bien protégé p a r les m o r n e s . L e s cases des sinistrés de P o n d s - L a h a y e et de S c h œ l c h e r

sont en majeure par-

tie r e n v e r s é e s ou e m p o r t é e s . Beaucoup d'habitants sont sans abri. A u L a m e n t i n , quatre personnes ont péri et plusieurs autres sont blessées. A u x T r o i s - I l e t s , trois m a i s o n s à tei're. A R i v i è r e - S a l é e , les m a i s o n s o n t b e a u c o u p souffert, m a i s il n ' y a p a s e u d'autres accidents à déplorer. A u D i a m a n t , les dégâts sont surtout m a t é r i e l s . A u Marin, plus de cent maisons o n t la toiture enlevée. L e p o s t e d e l a d o u a n e s ' e s t e f f o n d r é . L e v a p e u r Topaze, d e l a c o m p a g n i e Girard,

est à terre. L e voilier

Bonne-Marie

Gallion a é t é j e t é à l a c ô t e .

La

goélette

s'est é c h o u é e . A u c u n d e ces b a t e a u x n ' a p u être renfloué.

L a c ô t e est, l a c ô t e d e l ' o c é a n A t l a n t i q u e , a é t é b i e n p l u s é p r o u v é e q u e la côte ouest d e l a m e r d e s A n t i l l e s . A u V a u c l i n , p r e s q u e toutes les m a i s o n s o n t e u leurs toits enlevés. A u F r a n ç o i s , les t o i t u r e s d e s h a b i t a t i o n s s o n t e m p o r t é e s e t l a c a m p a g n e est r a v a g é e . Par

la violence d u v e n t et d e l a pluie, l'eau

de m e r et le sable du

rivage étaient entraînés et a m e n a i e n t u n e gêne de plus chez les h a b i t a n t s des quartiers d u littoral, q u i é t a i e n t sans abri o u d a n s d e m a u v a i s logis. A u R o b e r t , plusieurs maisons se sont écroulées. L a caserne de g e n d a r merie a b e a u c o u p

souffert,

sa charpente

est enlevée. U n e femme

a été

t r o u v é e s o u s l e s d é c o m b r e s , .assez g r i è v e m e n t a t t e i n t e . I l y a e u q u a t r e a u tres blessés. Dans

la campagne, les ravages

sont immenses; dix-neuf maisons sur

vingt sont détruites ; la récolte est perdue également. U n j e u n e homme et une j e u n e I n d i e n n e ont é t é écrasés sous deux habitations U n fait

m a l h e u r e u x s'est, paraît-il,

différentes.

produit d a n s les îlets du R o b e r t .

L e s h a b i t a n t s a u r a i e n t b e a u c o u p souffert d e s y e u x ; l e v e n t a y a n t d é c h i queté les mancenilliers

d e ces îlets, l e l a i t corrosif d e ces a r b r e s se s e r a i t

trouvé m é l a n g é à l a pluie et a u r a i t fort m a l t r a i t é les g e n s . A la Trinité, deux cents cases ont été réduites en miettes : u n r a z de


218

ANNALES D E S ANTILLES

FRANÇAISES

m a r é e a e n g l o u t i p l u s i e u r s c h a l a n d s et p r o j e t é trois goélettes s u r le r i v a g e . O n s i g n a l e d e u x v i c t i m e s . L ' é c u r i e d e l a g e n d a r m e r i e s'est affaissée s u r les c h e v a u x , q u i o n t é t é b l e s s é s . L e s r u e s sont e n c o m b r é e s d e d é b r i s de t o u t e sorte. A Sainte-Marie, toutes les toitures sont détruites. D e nombreuses

cases

sont abattues et quelques-unes rasées. On signale la mort de trois personnes. U n b a t e a u , l a Sainte-Marie, devait

avoir

lieu, dans

est à la côte. L e lendemain du cyclone

le b o u r g ,

l'élection

du

conseil

municipal ; on

avait annoncé u n e lutte très âpre entre les deux partis en présence et, pour éviter des troubles, la brigade de gendarmerie

était renforcée

depuis la

veille. L e p r o c u r e u r de la R é p u b l i q u e se trouvait aussi sur les lieux. A u L o r r a i n , l e b a t e a u Sainte-Anne,

appartenant à M. de la Houssaye, a

fait n a u f r a g e d a n s l a b a i e ; q u a t r e m a t e l o t s s u r s e p t o n t p u g a g n e r l e r i v a g e : les trois a u t r e s o n t d i s p a r u . I n d é p e n d a m m e n t de c e s trois m a r i n s , o n s i g n a l e trois nouvelles victimes mortes sous des décombres. Au Macouba, dans l'habitation Perpigna,

cinq enfants et leur mère ont

été pris dans u n effondrement : trois d e ces enfants n ' o n t p u être sauvés. L ' i n t é r i e u r d e l'île n ' a p a s é t é p l u s é p a r g n é . A u M o r n e - V e r t , l e c l o c h e r de l'église a é t é renversé, les récoltes sont détruites. L e Carbet semble avoir été u n p e u garanti par les mornes ; néanmoins, on parle de plusieurs blessés, dont u n a u n b r a s et u n e j a m b e cassés. L e poste d'observation d u volcan du Morne-de3-Cadets est à p e u près r a s é . L e s divers appareils de la station o n t disparu. L a case qui renferme l'optique a été seule épargnée. Sur la route de Saint-Pierre, des éboulements se s o n t p r o d u i t s . L e p o s t e d e g e n d a r m e r i e d e s D e u x - C h o u x s ' e s t affaissé s u r l e s g e n d a r mes et les chevaux'; les g e n d a r m e s o n t é t é blessés. Ils o n t d û se réfugier, p e n d a n t la t o u r m e n t e , s u r les flancs d u m o r n e . L a mairie de Fonds-Saint-Denis est démolie. L'habitation Saint-James est très é p r o u v é e . Les casernements de Colson et de B a l a t a sont découverts. S u r la route de B a l a t a à F o r t - d e - F r a n c e , les cases e n paille sont démolies. L e nouveau et joli village de Tivoli a également été très éprouvé ; plus de vingt cases sont entièrement détruites ; trois ou q u a t r e seulement ont r é s i s t é ; les a u t r e s o n t , p o u r le m o i n s , l a t o i t u r e enlevée. L e bourg du Gros-Morne est dévasté; cinq personnes ont péri. Plusieurs habitants sont sans abri : la caserne de gendarmerie a beaucoup

souffert,

les c h e v a u x sont blessés A u village de Fourniols, près de Sainte-Marie, s u r cent-vingt cases de sinistrés, vingt-cinq seulement peuvent servir d'abri; les plantations hachées.

sont


NOS CALAMITÉS A TRAVERS L E S

219

SIECLES

A R e c u l é e , entre le G r o s - M o r n e et la T r i n i t é , dix cases e n v i r o n ,

sur

cent cinquante-quatre, n'ont pas été renversées. L e b o u r g de S a i n t - J o s e p h est en p a r t i e détruit ; la c h a r p e n t e de l'église et c e l l e d e l a m a i r i e o n t é t é e n l e v é e s ; q u e l q u e s d é p e n d a n c e s d e l a

gendar-

merie sont a n é a n t i e s . Il n e subsiste là q u e q u a t r e ou cinq maisons. Cinq p e r s o n n e s ont t r o u v é la m o r t . Les cases des environs sont aussi renversées. L a rivière B l a n c h e a subi u n e crue très forte et plusieurs a n i m a u x

ont

péri. A u P e t i t - B o u r g , u n e femme et u n enfant, pris sous des d é c o m b r e s , o n t été dégagés p a r les g e n d a r m e s . A Rivière-Pilote, des toitures

ont été emportées à plus de 30 mètres.

D'après un témoin, deux grandes habitations avoisinantes seraient

complè-

tement hachées. A u S a i n t - E s p r i t , les r a v a g e s s e m b l e n t m o i n d r e s ; c e p e n d a n t , les u s i n e s ont b e a u c o u p souffert. D e s c h a u m i è r e s o n t é t é e m p o r t é e s et les r u i s s e a u x sont devenus torrents. En

résumé,

les

dégâts

de

ce

cyclone

sont

1 8 9 1 a fait de bien plus n o m b r e u s e s victimes grands ravages.

Néanmoins,

on p e u t

considérables.

Celui

de

et c a u s é p e u t - ê t r e de plus

considérer le p a s s a g e

du

dernier

c o m m e u n r é e l s i n i s t r e , o ù t r e n t e e t u n e p e r s o n n e s (chiffre officiel à l a d a t e du 13 a o û t a u m a t i n ) ont t r o u v é la mort et où soixante-dix environ o n t été blessées. L e s récoltes sont sérieusement compromises ; u n e g r a n d e

partie

des a r b r e s fruitiers est d é t r u i t e ; b e a u c o u p d ' h a b i t a n t s , et les s i n i s t r é s d u volcan, se t r o u v e n t de n o u v e a u s a n s a b r i . L a p l u p a r t des t o i t u r e s ou c h a r pentes des maisons restées d e b o u t sont à refaire. On s'occupe a c t i v e m e n t de d é b l a y e r les routes et de rétablir les c o m m u n i c a t i o n s . L a g e n d a r m e r i e , s o u s le c o m m a n d e m e n t d u c a p i t a i n e L o r e n z i n i , a j o u é u n rôle p l e i n d ' a c t i v i t é et de d é v o u e m e n t s u r les différents p o i n t s de l'île. L e g o u v e r n e u r a d é j à o r g a n i s é d e s c o m m i s s i o n s l o c a l e s p o u r les s e c o u r s aux blessés et aux h a b i t a n t s sans asile et sans ressources.



DEUXIÈME PARTIE

LA CATASTROPHE DU MOIS DE MAI 1902



LE MOIS DE MAI 1 9 0 2

L a l a n g u e de la t e r r e u r n i celle de la pitié n'ont d e mots assez forts pour e x p r i m e r l'épouvante et la consternation r é p a n dues d a n s le m o n d e entier, à la nouvelle d u cataclysme de SaintP i e r r e , non plus que les sympathies universelles et la t o u c h a n t e commisération témoignées à la F r a n c e , en face des m a l h e u r s sans précédents de la noble M a r t i n i q u e , j a d i s si

florissante,

aujourd'hui

décapitée. L e s pages de ce Journal

resteront pour les familles créoles

comme des m o n u m e n t s funéraires dressés dans la nécropole des Antilles par la piété de tous les p e u p l e s . C'est là, en effet, là seulement et dans leurs cœurs broyés qu'elles retrouveront les traces de la vieille cité disparue et les souvenirs de q u a r a n t e mille infort u n é e s victimes, ensevelies en moins de trois secondes, là où fut Saint-Pierre d u r a n t près de trois siècles. Ces pages, écrites, m i n u t e par m i n u t e , sous le coup des plus poig n a n t e s émotions, dans les l a r m e s et le désespoir des rares survivants, dans l'affolement des câblogrammes et la précipitation des j o u r n a u x , ont à nos y e u x désormais la v a l e u r d'inappréciables r e liques. Aussi les donnons-nous à la suite les u n e s des a u t r e s , simp l e m e n t , presque sans retouche et dans le désordre v o u l u , telles que nous les relevions p a r m i les ruines des ruines,

a u milieu des

manifestations grandioses, de la générosité s u b l i m e , des b r u y a n t e s informations, des dissertations savantes, des discussions et des critiques que nous avons suivies avec u n soin j a l o u x , a u x colonies, dans la presse métropolitaine, a u x E t a t s - U n i s et en E u r o p e , en tout lieu de l ' u n i v e r s où le fléau vomi par la m o n t a g n e des Caraï-


224

ANNALES DES ANTILLES

FRANÇAISES

bes a provoqué tant de condoléances et de si b e a u x élans d'amour fraternel. Aussi bien, la grande

cité créole, n'est-il pas vrai, est digne

d'hommages a u t a n t que Pline l'Ancien? N u l n e nous défendra d'estimer qu'elle en mérite m ê m e mille et mille fois d a v a n t a g e . Cep e n d a n t , nous ne nous attarderons pas à lui chercher un introuvable Tacite pour immortaliser toutes ses victimes, comme le fut, grâce a u « plus grave des historiens » de l ' a n t i q u i t é , le savant naturaliste romain, puisque, par u n sort touchant, à l'égal de son incommensurable malheur, le m o n d e entier, à l'envi, avec u n e charité div i n e , s'est mis en devoir de b u r i n e r sur l'airain les récits mémorables qu'on va lire des Derniers jours de

Saint-Pierre.


CITÉ

-

AU

MONT

PELÉ D E SAFNT - P I E R R E

LE VILLE

FOND ET D E LA

VIVANTE

D E LA R A D E

CRÉOLE

GENERALE

LA

VUE

(Cliehé

de la V i e

illustrée.)



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