DES COLONIES, ET
PARTICULIÈREMENT DE
DE
CELLE
SAINT-DOMINGUE.
O n doit r e g a r d e r c o m m e contrefait tout exemplaire de cet o u v r a g e q u i ne serait pas r e v ĂŞ t u du sceau de l'auteur c o m m e il se voit ici.
i
FHC 8
DES COLONIES, ET
PARTICULIÈREMENT DE
CELLE
DE SAINT-DOMINGUE ; MÉMOIRE H I S T O R I Q U E
E T
POLITIQUE,
OU L'ON TROUVERA :
1° U n Expose impartial des causes et u n Précis h i s t o r i q u e des guerres civiles q u i o n t r e n d u cette d e r n i è r e colonie i n d é p e n d a n t e ; 2° D e s Considérations s u r l'importance d e la r a t t a c h e r à la m é t r o p o l e et sur les m o y e n s de le t e n t e r avec s u c c è s , d ' y r a m e n e r u n e paix d u r a b l e , d ' e n rétablir et accrôitre la p r o s p é r i t é . PAR
L E
Sous-Inspecteur
C O L O N E L
aux
Revues,
MALENFANT,
chevalier
d e la L é g i o n d ' h o n n e u r ,
Propriétaire à S a i n t - D o m i n g u e , e x - D é l e g u é
du
Gouvernement
français h S u r i n a m .
A
P A R I S ,
Chez AUDIBERT , l i b . , r u e de la C o l o m b e , n° 4, en la Cité. E t a u Cabinet de lecture , r u e de l ' É c h i q u i e r , n° 42.
A O U T
1814.
PREFACE. QUELQUES jours après la publication de la paix, plusieurs grands planteurs de SaintD o m i n g u e , mes a m i s , vinrent me témoigner la crainte qu'ils ont conçue de v o i r le gouvernement engagé dans de fausses mesures p o u r la réoccupation de cette c o lonie : ils voudraient empêcher de prévaloir les conseils de certains c o l o n s , qui n'écoutant qu'un intérêt aveugle, et mettait de côté les leçons de l'expérience , disent hautement que le seul m o y e n de reconquérir cette î l e , d'y ramener l'ordre et la prospérité, est d'y envoyer une armée formidable, et d'exterminer tous les m u lâtres et les nègres. Ces colons propriétaires savent qu'en l'an 10 , j'ai p r é s e n t é , au général L e clerc , u n Mémoire destiné à l'éclairer dans l'expédition dont il avait le c o m m a n dement ; ils n'ignorent pas que la dou»
(ij)
ceur et la persuasion me paraissent les meilleurs moyens à employer p o u r faire rentrer sous la domination française les mulâtres et les noirs devenus indépendants; moyens q u i , au besoin, n'excluent pas et justifient l'emploi ultérieur de la force. Mes v u e s , j'ose le d i r e , mises à exécution à cette é p o q u e , eussent rattaché à la métropole cette importante colonie : mais le gouvernement trompé voulait la guerre. O n en connaît les résultats ( i ) : la F r a n c e y a perdu une belle a r m é e , et des
(i) O n p e u t j u g e r de l ' i m p o r t a n c e de S a i n t - D o m i n gue p a r les p r o d u i t s de cette colonie i m p o r t é s en F r a n c e en 1789. 120 millions de livres p e s a n t de sucre t e r r é ( c a s s o n a d e ) , 3.50 millions de sucre b r u t , 230 millions de café, } million d'indigo , 8 millions de coton 5 en bois d ' a c a j o u , p o u r 2 millions de francs ; 20 mille cuirs de bœuf. E n fraude , p a r les A n g l a i s , les H o l l a n d a i s et
les
A m é r i c a i n s : 5o millions de livres p e s a n t de sucre b r u t , 20 millions de café , 5 millions 5oo mille livres de
co-
t o n . Les sirops exportés se m o n t a i e n t à 25 millions de francs. -
Voici les p e r t e s que la F r a n c e é p r o u v e p a r l'envoi de
l'armée de L e c l e r c : Il sortait de nos f a b r i q u e s , et en p r o d u i t s t e r r i t o r i a u x , p o u r 6 5 à 70 millions de
francs;
(iij) sommes énormes; un grand nombre de colons propriétaires, la v i e ; et ceux q u i ont s u r v é c u , presque tout espoir de voir un terme à la spoliation dont ils sont v i c t i m e s , et à la misère qui pèse sur eux. Quelques armateurs de Nantes, à q u i , sur leur demande, je communiquai ce M é m o i r e , m'invitèrent à le présenter, sous une autre f o r m e , au ministre de la m a r i n e , et même à le faire imprimer : ils en j u g è rent la publication utile, dans un m o m e n t où notre situation à l'égard de Saint-Doc e p e n d a n t les nègres esclaves étaient les n e u f - d i x i è m e s nus ; ils ne b u v a i e n t jamais d e vin : cette c o n s o m m a t i o n était faite p a r les b l a n c s , les m u l â t r e s , les nègres e s claves c h e f s , les d o m e s t i q u e s . P a r le r é g i m e q u e je p r o p o s e , les noirs ayant u n e p o r t i o n s u r les p r o d u i t s , feront s o r t i r , p o u r leur c o n s o m m a t i o n , 150 à 200 m i l lions de francs en sus. L a p o p u l a t i o n b l a n c h e était de t r e n t e mille individus ; sur ce n o m b r e o n c o m p t a i t trois mille f e m m e s et t r o i s mille enfants. Celle des m u l â t r e s et nègres libres, t r e n t e six mille , d o n t dix mille h o m m e s ; le reste f e m m e s et enfants ; m u l â t r e s , q u a r t e r o n s e s c l a v e s , douze à quinze mille des deux sexes. O n avait d é c l a r é en 178g c i n q cent mille n o i r s ; mais c o m m e ces déclarations se faisaient p a r tète i m p o s é e à
( iv ) mingue leur semble plus critique que celle ou s'est trouvé Bonaparte. L a conscience de m o n peu de talent littéraire m'a d'abord porté à me refuser à leur demande : je sais que , dans tout écrit, le défaut de forme nuit considérablement au fonds. Considérant ensuite qu'en matière d'administration publique, on doit attacher moins d'importance aux mots qu'aux choses; et q u e , dans un ouvrage de ce g e n r e , la clarté de l'expression suffit aux sincères amis du bien et 40 sols et 5 l i v r e s , on ne déclarait jamais les enfants ni les nègres q u i avaient passé q u a r a n t e - c i n q ans. L e n o m b r e de ces deux classes se m o n t a i t à deux c e n t mille ; ce qui p o r t e la p o p u l a t i o n noire à sept cent mille a v a n t 1789 : et si j ' e n juge p a r ce que j ' a i v u , p a r ce q u i m ' a été r a p p o r t é , les naissances ont plus que r e m p l a c é les pertes occasionnées p a r la g u e r r e et les maladies. C h a q u e a n n é e on i m p o r t a i t à S a i n t - D o m i n g u e v i n g t h u i t à trente mille esclaves, q u ' o n tirait des côtes d'Afriq u e ; v i n g t mille mâles , le reste en femmes et négrites. Voici le n o m b r e des habitations : s u c r e r i e s , h u i t cents ; caféyères , trois mille ; indigoteries , quinze c e n t s ; cotonneries , neuf cents ; p l u s , deux cents h a b i tations où l'on n e fait q u e des l é g u m e s p o u r la c o n s o m m a t i o n des villes.
(
V
)
aux personnes intéressées à la question agitée; je me suis décidé à publier mon travail, avec les augmentations et les changements que m'ont dictés une réflexion plus mûre et la différence des temps. J'ai fait précéder la partie raisonnée de mon ouvrage d'un Précis h i s t o r i q u e des premières guerres civiles de S a i n t - D o mingue. Ces guerres ont pris leur origine dans la différence des opinions politiques qui ont divisé les habitants d'une même c o u l e u r , dans les préjugés qui éloignaient les différentes castes les unes des autres; dans la non observation des règlements et les abus introduits dans l'administration intérieure de la colonie. Il a fallu faire connaître les causes du m a l , avant d'en indiq u e r le remède. L a plupart des faits dont se compose ce récit, je les rapporte comme témoin o c u laire. Je me suis efforcé d'appuyer ce titre à la croyance du lecteur des plus grandes preuves d'impartialité. Cette impartialité a dû peu coûter à un h o m m e qui n'a jamais été d'aucune faction dans la colonie, qui
(vj)
n'a jamais mis le pied dans une société populaire, et qui a eu le rare avantage de conserver ses amis dans les différents partis qui ont divisé les blancsL a liberté donnée aux noirs a été en F r a n c e un grand sujet de déclamations contre les commissaires du gouvernement : on verra que leur conduite en ce point ne fut pas réfléchie et systématique, mais plutôt la suite forcée d'événements imprévus. Q u o i qu'il en soit, depuis cette é p o q u e , la force a r é s o l u , du moins pour cette c o l o n i e , la question si long-temps débattue entre l'intérêt et l'humanité. V o u l o i r remettre les noirs sous le j o u g , c'est, à m o n avis, tenter l'impossible ; c'est vouloir arracher de nouvelles larmes à la p h i l o s o phie et à la religion. L e véritable état de la question aujourd'hui est donc de p r o p o s e r , pour les colonies, un mode de régime assorti aux circonstances , qui puisse accorder les droits des propriétaires avec la liberté des cultiv a t e u r s , et de trouver des moyens d'y in-
(vij) troduire et d ' y faire adopter ce nouveau régime. O n obtiendra le premier p o i n t , 1° en
accordant, par une loi, des droits politiques aux hommes de couleur ; 2° en établissant, aussi par une l o i , un code de culture dont l'article fondamental assurera aux cultivateurs une part dans les produits. Q u a n t aux mesures à prendre p o u r faire adopter ce m o d e de régime par la population coloniale, il suffira de le consacrer par une loi générale et applicable à toutes les colonies, et d ' e n v o y e r , p o u r en faire la promulgation sur les lieux, des commissaires précédés d'une grande réputation d'honneur et de probité. Il n'y a que de pareilles précautions, appuyées de la parole royale des B o u r b o n s , qui puissent faire cesser la méfiance invétérée dans le cœur des mulâtres et des noirs ; méfiance justifiée par la conduite perfide d e Leclerc et les cruautés inouies exercées par ce nouveau Pizarre. O n trouvera à la fin de cet ouvrage un
(viij) projet de code de c u l t u r e , tel que je pense qu'il doit être décrété. Je ne crois pas qu'il contiène un seul article susceptible de contestation. Je l'ai c o m m u n i q u é à cinquante propriétaires cultivateurs ; il a eu l'assentiment de tous : je n'ai trouvé de contradicteurs que parmi les partisans aveugles de l'esclavage, ou ceux q u i n'ont aucune idée ni des cultures, ni de l'esprit des noirs. J'ajouterai qu'il a pour lui l'expérience. Il est aujourd'hui, pour le principe, mis à exécution à Saint-Domingue. Toussaint l'avait trouvé excellent. J'ai fait un chapitre sur C a y e n n e et sur le Sénégal : les considérations sur les G u y a n n e s qu'il renferme, paraîtront, j'esp è r e , aussi neuves qu'utiles. J'achevais m o n o u v r a g e , rédigé avec la hâte que commandent les circonstances, lorsqu'il m'est tombé sous la main un écrit de M . E d o u a r d B r y a n d , ayant pour titre :
Histoire des révolutions de Saint-Domingue, depuis 1790 jusqu'en 1794. C e t historien fait assez bien connaître les révolutions arrivées parmi les blancs;
(ix) il parle d'une manière assez impartiale de l'assassinat du brave colonel M a u d u i t , m o n compatriote. Il se trompe lorsqu'il avance que M . O g é est v e n u avec des munitions et des armes : M . O g é est débarqué seul. Il a été aussi mal instruit sur les causes de l'incendie d u C a p , et sur d'autres événements. Mais c'est en lisant ce qui regarde son g o u v e r n e m e n t , qu'on reconnaît sa partialité anglicane : elle ne garde quelquefois aucune retenue. C o m m e n t , par exemp l e , emprunter à la diplomatie la d é n o mination de négociation secrète , p o u r désigner la tentative de séduction à prix d ' a r g e n t , de général à général, comme celle que s'est permise le colonel anglais W i t h e l o c k e à l'égard du général L a v a u x ; ce brave Français répondit à cette infâme proposition par un cartel que l'anglais n'eût garde d'accepter. M . Edouard Bryand appèle brigands tous ceux qui ont osé combattre et vaincre ses compatriotes ; il n o m m e honnêtes gens et bons Français, tous ceux qui se
( x ) sont réunis sous la bannière de Georges III. L'intérêt de son g o u v e r n e m e n t , voilà la seule règle de morale qu'il connaisse. C'est cette infernale manière de penser q u i a fait jeter dans les fers et périr misérablement tous les Français qui n'ont pas v o u l u voir dans les Anglais des amis et des protecteurs. J'ai porté ma part de cette persécution, je m'en glorifie. Heureusement que des é m i g r é s , et le général anglais W i l l i a m s o n , par une exception honorable pour l u i , ont e u , sur la véritable gloire et sur l'honneur, d'autres principes que le sieur E d o u a r d B r y a n d et le général White. C e t écrivain anglais n'a pas osé donner des détails sur la conspiration dont il parle page 181 de son ouvrage. V o i c i la vérité sur cette conspiration. L e s Anglais avaient promis de prendre la colonie au n o m du R o i de F r a n c e , et d'arborer le pavillon blanc; quelques colons crédules , qui ne connaissent pas comme moi toute la perfidie du g o u v e r n e m e n t britannique, se sont laissé entraîner à leur
(xj) service. Dans le mois de janvier 1 7 9 5 , les Français se plaignirent de l'inexécution des promesses qu'on leur avait faites : on arrête les plaignants au Port-au-Prince, et vingt-cinq sont passés par les armes : c'étaient tous gens honnêtes et modérés. U n brigand m u l â t r e , n o m m é L a p o i n t e , qui avait trahi tous les partis, qui avait, en 1 7 9 1 , égorgé blancs et noirs indistinct e m e n t , voulant plaire aux A n g l a i s , dénonce les blancs, les mulâtres et des nègres
de Saint-Marc, de l'Arcaye , etc., qui, disait-il, voulaient faire arborer le papillon français : il en fait arrêter et fusiller plus de deux c e n t s ; et, de sa propre main, il tranche la tête à douze à bord de son brick, en criant vive Georges III. P o u r q u o i donc ce loyal et impartial B r y a n d ne fait-il pas mention de cette affaire? p o u r q u o i oublie-t-il de parler de la proclamation du général anglais Maitland, du mois de mars 1795, qui désavoue ce crime atroce commis sous son p a v i l l o n , et voue à la vengeance des nations l'exécrable férocité de Lapointe?
(xij) M . B r y a n d ose dire en note : M. Lapointe nous a servis : ce mot excuse tout à ses yeux. Partageait-il avec l'assassin les guinées de son maître ? C e Lapointe a été l'espion des A n g l a i s , et depuis celui de Bonaparte. Il est aujourd'hui à la Jamaïque. Selon M . E d o u a r d B r y a n d , c'était imbrave homme : il livrait aux Anglais des pays florissants. Nous étions, n o u s , des brigands; nous défendions la F r a n c e , notre patrie. M . B r y a n d , s'il lit cet o u v r a g e , verra qu'il s'est trouvé un militaire français qui a su dévoiler l'affreuse politique de son ministère à Saint-Domingue, depuis 1 7 9 0 jusqu'en 1814 ( 1 avril.). e r
Puisse le gouvernement anglais actuel ne plus se mêler de nos colonies ! c'est le premier gage de sécurité et de bonheur à donner aux propriétaires q u a n d ils rentreront sur leurs habitations. er
Paris, le I juillet 1814.
DES ET
COLONIES,
PARTICULIÈREMENT DE
DE
CELLE
SAINT-DOMINGUE.
CHAPITRE
PREMIER.
Précis historique de la guerre de SaintDomingue. — Exposé des causes qui ont fait donner la liberté aux esclaves.
TOUT le
m o n d e connaît les terribles effets d e 3a révolution d e Saint-Domingue : des milliers d'habitants y ont p e r d u , les uns la v i e , les autres leur fortune. Cependant personne en F r a n c e n e sait au juste la cause de tous ces malheurs. P o u r q u o i ? p a r c e q u e la vérité a jusqu'ici m a n q u é d'historien e x e m p t d e préj u g é s , d ' i n t é r ê t , d'esprit de parti. Maintenant q u e les esprits sont plus calmes, que les Bourbons d e retour garantissent la d u r é e d e
(2) p a i x , et q u e , par un noble e x e m p l e , ils i m posent à tous les Français l'obligation d e c o n courir de bonne loi à la restauration d e la p a t r i e , je n e craindrai point de p r o c l a m e r cette vérité , qui peut enfin être e n t e n d u e . Militaire mutilé dans les guerres qui ont d é vasté la plus belle des colonies françaises , je dirai franchement tout ce q u e je sais d e relatif aux troubles qui l'ont agitée. Impartial dans le récit d e ses m a l h e u r s , j ' e s p è r e m e m o n t r e r non moins zélé p o u r sa p r o s p é r i t é , q u e j'indiquerai les moyens d e rétablir et d'accroître, E n 1 7 8 9 , la majeure partie des Français adopta les principes d e la liberté. L e talent avec lequel ils furent proclamés et développés au sein d e l'Assemblée nationale , répandit et accrut rapidement l'enthousiasme auquel la philosophie avait depuis l o n g - t e m p s disposé les esprits. U n e partie d e la classe privilégiée n e vit pas sans chagrin des changements qui lui enlevaient ses priviléges et ses p r é r o g a tives. La révolution eut en naissant des e n nemis qui cherchèrent à l'étouffer. Q u e l q u e s uns d'entre eux crurent qu'ils y parviendraient en aggravant les m a u x qu'elle devait entraîner
(3) à sa suite : ils c o n ç u r e n t le dessein d e détruire le c o m m e r c e , d e soulever et d'armer à cet effet les esclaves des colonies. Ils c o m m u n i quèrent cette idée à quelques personnes d e leur classe à S a i n t - D o m i n g u e , en les pressant d e coopérer à leurs projets. Ces vues ne pouvaient être l o u a b l e s , p u i s qu'elles n'avaient point l'assentiment du r o i , ni des princes : le coeur g é n é r e u x d u b o n Louis X V I et son esprit judicieux ne lui eussent pas permis d e faire usage d e moyens aussi violents. J'aime à croire que c e u x qui sont accusés d e les avoir e m p l o y é s , pensaient pouvoir arrêter à leur gré le m o u v e m e n t des esclaves, et qu'ils ont éprouvé de vifs remords d'avoir eu recours à des mesures aussi a t r o c e s ; mesures qui ont porté le c a r n a g e , l ' i n c e n d i e , la misère et la mort m ê m e au sein d'un grand n o m b r e d e familles ennemies d e la révolution. Ainsi s'égare un zèle mal dirigé ! Ces ennemis de la révolution, d'autres disent ses partisans, ont été accusés en 1790 d'avoir fait passer à Saint-Domingue M . O g é , q u a r t e r o n p r o p r i é t a i r e , lieutenant-colonel, d é c o r é d'un ordre étranger. Il arriva au C a p le 17 o c tobre 1790, par un bâtiment américain : il était s e u l , sans armes et sans munitions, quoi-
(4) qu'on l'ait accusé du contraire. Il arriva à la G r a n d e R i v i è r e , se joignit à M . Chavanne et à plusieurs autres hommes d e c o u l e u r , et r é clama , d e concert a v e c e u x , l'exécution d u décret du 8 mars 1790, sanctionné par le r o i , qui accordait les droits politiques aux hommes de couleur nés d e p è r e s et mères libres. L e s m e n e u r s , instigateurs d e la d é m a r c h e d e M . Ogé , connaissaient malheureusement t r o p bien l'esprit des neuf dixièmes des b l a n c s , q u i , quoique enthousiastes d e la r é v o l u t i o n , étaient trop imbus des préjugés contre les h o m m e s d e couleur p o u r souffrir qu'ils d e vinssent leurs égaux. Cette p o m m e de d i s c o r d e eut le funeste effet q u ' o n s'en était p r o mis : elle fut la p r e m i è r e cause des troubles et des malheurs d e cette belle possession française. E n effet, la réclamation des gens d e couleur fut à peine c o n n u e , q u e les patriotes du C a p , réunis en assemblée p r o v i n c i a l e , firent sonner l ' a l a r m e , battre la g é n é r a l e , et m a r c h è r e n t contre M . O g é avec cinq pièces d e c a n o n , trois cents soldats et soixante dragons d u régiment du C a p , et quatre à cinq cents hommes d e milices patriotiques. A l'approche d ' u n e force si formidable
t
(5) M . Ogé et ses amis se retirèrent dans la partie espagnole. Ils furent réclamés à l'instant par l'assemblée provinciale, auprès du gouverneur espagnol don G a r c i a , qui eut la barbarie d e violer leur asile. A u mépris du droit des gens, il livra ces infortunés ; e t , le 9 mars 1 7 9 1 , vingtq u a t r e , en vertu d e j u g e m e n t , furent exécutés à mort : vingt-deux furent p e n d u s ; M M . O g é et Chavanne furent r o m p u s vifs, et e x p i r è r e n t sur la r o u e . L'assemblée provinciale mit à cette e x é c u t i o n un appareil qui en combla la cruauté : elle crut donner un grand exemple en y assistant en c o r p s , en entourant l'échafaud et e n repaissant les y e u x d ' u n spectacle h o r r i b l e , repoussé par la nature et aboli en F r a n c e , d'après la d e m a n d e d e la sensible M a r i e - A n toinette ( i ) . L a sévérité dont on usa envers ces malheu(1) L e m a t i n du j o u r de l ' e x e c u t i o n , M. V i n c e n t O g é d e m a n d a u n sursis , en r e p r é s e n t a n t qu'il p o u v a i t r e n d r e les plus g r a n d s s e r v i c e s , et que sa m o r t occasionnerait les plus g r a n d s m a l h e u r s : on ne v o u l u t p o i n t l ' é c o u t e r . L a b a r b a r i e d o n t on usa envers lui souleva tous les m u lâtres des p r o v i n c e s de l ' O u e s t et du S u d ; e t , sans l'influence d u colonel M a u d u i t , qui les c a l m a , ces deux parties de la colonie auraient é p r o u v é les m ê m e s d é sastres q u e celle d u N o r d .
(6) r e u x contint pendant quelque temps les mulâtres qui étaient restés au C a p ; mais elle fit prend r e les armes à tous les hommes d e couleur et à tous les nègres libres de tous les quartiers. Elle jeta dans leurs coeurs une haine implacable contre les b l a n c s , soi-disant patriotes, qui a c ceptaient avec joie les décrets qui leur étaient favorables, mais rejetaient avec une sorte d e fureur tous ceux qui semblaient tant soit peu diminuer leurs d r o i t s , et notament celui du 15 m a r s , dont l'exécution pouvait seule sauver la colonie. Les agents du g o u v e r n e m e n t , vexés par les patriotes et par les assemblées des c o l o n s , accueillirent des hommes qui avaient avec eux des ennemis communs. C'est de cette é p o q u e que l'assemblée de Saint-Marc et ses adhérents donnèrent le nom d'aristocrates aux mulâtres, parce qu'ils s'étaient montrés les défenseurs des agents du roi, qu'ils s'étaient unis aux planteurs et aux gens sages qui ne voulaient pas qu'on fît d e changements dans la colonie. J e n e sais comment on a p u s'imaginer q u e les hommes d e c o u l e u r , qui avaient tout à attendre d e la révolution , auraient pu être a r i s tocrates , si les patriotes ne les eussent i m m o lés à leurs préjugés. Si les colons eussent voulu
(7) se dépouiller de ces p r é j u g é s , s'ils eussent rais à exécution le d é c r e t du 15 m a i , qu'ils se fussent rapprochés des mulâtres qui n e d e m a n daient pas mieux , on n'aurait éprouvé a u c u n e insurrection dans la colonie : les b l a n c s , aidés par e u x , auraient aisément contenu les n è g r e s , et l'île eût continué à jouir d e la plus g r a n d e tranquillité. Il n'est pas moins inconcevable q u e les p a t r i o t e s , qui voulaient la liberté, Y égalité, n e voulussent point regarder les h o m m e s d e c o u leur c o m m e leurs égaux. C e p e n d a n t il y en avait parmi ceux-ci qui étaient très-riches, bien é l e v é s , d'un c o m m e r c e agréable et s û r , enfin préférables à certains b l a n c s , q u i , quoique cordonniers ou tailleurs, avaient la sotte vanité d e se croire les égaux des Bourbons et des Condés. Enfin le coup: terrible qui devait p o r t e r l'incendie et la m o r t dans toute l ' î l e , fut frappé le 22 août 1791 dans la partie du C a p . Les esclaves J e a n - F r a n ç o i s et Biassou furent choisis par les ennemis d e la révolution p o u r c o m m e n c e r l'insurrection. Ces d e u x chefs assassinèrent tout ce qu'ils r e n c o n t r è r e n t dans la plaine du N o r d : ami ou ennemi, tout tomba sous le fer de ces brigands, qui se nommaient
( 8 ) les défenseurs d e Louis X V I . Ils avaient arboré la cocarde blanche, s'étaient décorés de la croix de Saint-Louis et marchaient sous le drapeau blanc. L e u r t r o u p e , p e u nombreuse d ' a b o r d , se grossit p e u - à - p e u . Cette insurrection r a p p r o c h a entre eux les blancs jusque-là divisés d'opinions : ils se r é u nirent au C a p et marchèrent contre les r é v o l tés. D a n s leur rage ils regardèrent tout noir c o m m e ennemi ; ils augmentèrent par-là le n o m b r e des rebelles ; car, q u o i q u e souvent ils t r o u vassent des esclaves paisibles et attachés à leurs a t e l i e r s , ils n ' e n faisaient néanmoins a u c u n e différence et les massacraient indistinctement. Alors ces m a l h e u r e u x , se voyant persécutés p a r les blancs dont ils attendaient p r o t e c t i o n , excités d'un autre côté p a r les noirs révoltés qui employaient jusqu'à la violence p o u r les faire s o u l e v e r , n ' e u r e n t d'autre parti à p r e n d r e que d e se joindre à leurs camarades. Mais ce n e fut q u e d'après les mauvais traitements des blancs : la conduite des esclaves dans la partie d e l'ouest et du sud, p r o u v e qu'en général ils n ' o n t jamais d ' e u x - m ê m e s l'intention d e s'insurger. Si les blancs eussent eu plus de m o d é ration , jamais J e a n - F r a n ç o i s et Biassou n e fussent parvenus à incendier les habitations. O n
(9) a vu des ateliers combattre les brigands et éteindre les flammes qu'ils avaient allumées. Ces chefs organisèrent des compagnies d'incendiaires et d'assassins, avec o r d r e d'égorger les cultivateurs qui tâchaient d'arrêter les progrès du feu. Les blancs firent plusieurs sorties, mais elles n'eurent pas le résultat q u ' o n en attendait ; soit qu'elles fussent mal c o m b i n é e s , soit q u e les chefs n'inspirassent pas d e confiance, elles n e firent qu'augmenter le n o m b r e des insurgés. C e u x - c i avaient à leur tête plusieurs b l a n c s , qui recevaient des secours des Espagnols. C e t t e d e r n i è r e c i r c o n s t a n c e , qui est t r è s - r e m a r q u a ble , est prouvée par la lettre suivante trouvée le 27 septembre 1791 , sur l'habitation Gallifet après un combat où les nègres furent chassés. « J e suis fâché que vous ne m'ayiez pas p r ê te venu plus tôt q u e vous manquiez d e m u n i « tions : si je l'avais s u , je vous en aurais e n « v o y é et vous r e c e v r e z incessamment ce « s e c o u r s , ainsi q u e tout ce que vous m e d e « m a n d e r e z quand vous défendrez les intérêts « du roi ». Signé Don A L O N Z O . Q u e pouvaient alors faire quelques milliers
(10) d'hommes contre cinquante mille noirs a r m é s , soutenus par les Espagnols et par quantité d e blancs? U n e des causes qui ont encore contribué aux désastres de la c o l o n i e , c'est le p e u d e c o n fiance q u e la garde nationale du C a p montrait p o u r ses chefs. J e n e veux sur ce point citer q u ' u n seul fait, qui Suffira p o u r convaincre le lecteur à quel excès d e déraison pouvaient s e p o r t e r les patriotes exaltés. L e colonel du r é giment du C a p , M . d e C a m b e f o r t , posa u n c a m p dans la plaine du N o r d . La mortalité y fut très-considérable : on l'attribua à ce colonel e n disant hautement qu'il avait fait empoisonner l'eau d'un puits qui servait à l'usage du c a m p . O n a su d e p u i s , et plusieurs nègres m e l'ont certifié, que le p r e m i e r sucrier d e l'habitation sur laquelle on était c a m p é avait jeté dans c e m ê m e puits tous les ustensiles d e la sucrerie afin de les sauver : c o m m e ces ustensiles étaient en grand n o m b r e et en c u i v r e , l'eau dans laquelle ils restèrent plongés devint malfaisante et funeste à ceux qui en firent usage. J'ai eu o c casion d e voir M . d e Cambefort aux EtatsUnis : cet officier était inconsolable des a c c u sations qu'une grande partie des patriotes avaient portées contre lui. J e puis encore assurer qu'il
(11)
m'a paru très-dévoué aux intérêts d e s colons, et doué d e vues très-philantropiques. Malgré la haine que les mulâtres et les nègres libres conservaient contre les blancs d e puis la mort d ' O g é , l'incendie du 25 août 1791 les fit gémir des malheurs causés par la révolte des esclaves. Ils sollicitèrent la p e r mission d'aller les combattre : on la leur a c c o r d a , on les arma et ils se joignirent aux blancs ; mais quelque temps après ces m ê m e s hommes ayant réclamé les droits que leur a c cordait le décret du 15 m a i , et ayant trouvé dans les blancs la m ê m e hauteur et la m ê m e obstination à rejeter leur d e m a n d e , passèrent presque tous parmi les insurgés. Voici un fait qui p r o u v e jusqu'où les chefs blancs portaient le défaut d e politique. Les révoltés d e m a n d è r e n t à r e p r e n d r e leurs travaux à condition q u ' o n leur ferait grâce : on leur r é p o n d i t , par u n e proclamation du 25 s e p t e m b r e 1 7 9 1 , qu'on accordait la grâce a u x nègres qui rentreraient sur leurs habitations à condition qu'ils livreraient tous leurs chefs, et qu'ils déclareraient les auteurs d e la r é volte. Cette restriction fut cause que l'insurrection ne fut point appaisée : les chefs , qui furent les seuls à lire cette proclamation, n ' e n
(12) firent sans d o u t e part à leur troupe qu'en l'interprétant c o m m e ils voulurent. Aussi c e u x qui allèrent le lendemain chercher la r é p o n s e des rebelles lurent-ils victimes d e l ' i m p r u d e n c e des blancs : trois seulement se sauvèr e n t , six furent tués. D e p u i s cette é p o q u e l'insurrection du N o r d devint d e jour en jour plus terrible. T a n d i s q u e ces tristes événements se p a s saient dans la province du N o r d , les esclaves d e la partie d e l'Ouest et du Sud continuaient paisiblement leurs travaux. Voici les causes d e cette tranquillité. Dans les trois grandes v i l l e s , où la p o p u lation blanche était considérable et conduite par des gens exaltés p o u r la révolution , les m u l â t r e s , moins forts ,furent chassés : ils r e fluèrent dans les plaines et dans les bourgs , où à leur tour ils s'emparèrent du p o u v o i r . Il en résulta q u e les blancs des villes traitèrent les p l a n t e u r s , les gérents et les économes d ' a ristocrates. J'avoue qu'ils étaient moins passionnés que les citadins. Prévoyant d'ailleurs que la révolution détruirait leurs p r o p r i é t é s , ils désiraient qu'il ne fût fait aucun changement dans la colonie. La nécessité et le besoin d e la tranquillité
(13) engagèrent les grands planteurs à a c c o r d e r par des concordats les droits que les mulâtres réclamaient. Malgré cet arrangement les p r é jugés subsistèrent dans l'esprit des blancs : mais ils furent contraints de se lier avec les hommes d e couleur p o u r éviter le soulèvement des n o i r s , q u i , dans quelques q u a r t i e r s , s ' é taient déjà réunis aux mulâtres. P a r l'union des d e u x couleurs la culture continua d'être florissante dans ces d e u x provinces. E n vertu d e ce c o n c o r d a t , les hommes d e couleur r e n t r è r e n t au P o r t - a u - P r i n c e ; ils y d e m e u r è r e n t armés et casernés en attendant q u e les habitants d e cette ville eussent a c c é d é à l'arrangement pris à la C r o i x - d e s Bouquets le 11 s e p t e m b r e 1791. L e 21 n o v e m b r e , les quatre sections d u P o r t - a u - P r i n c e s'assemblèrent. T r o i s d e ces sections acquiescèrent à l'union des mulâtres et des blancs ; mais la quatrième s'y refusa : elle était d o m i n é e par la compagnie des c a n o n n i è r s , composée d e M a l t a i s , d e Génois et d'ouvriers , tous ardents patriotes , ayant p o u r chef u n matelot canonnier n o m m é P r o l o t o . Dans cet intervalle, u n musicien , n o m m é P i s t o l e t , n è g r e , eut dispute avec un c a n o n nier : celui-ci tira son sabre ; le n è g r e le d é -
( 1 4 )
Sarma. Les patriotes indignés de cette action, s'emparent d e ce n o i r , qui était de l'armée des mulâtres , le font juger subito et le p e n dent au r é v e r b è r e de la municipalité. Les mulâtres irrités rencontrent un canonnier n o m m é Cadeau : cinq l'ont feu sur lui. A l'instant on bat la g é n é r a l e , on court aux a r m e s , on m a r c h e contre les mulâtres , ils sont dispersés ; les soldats d'Artois et de N o r m a n d i e les poursuivent et en tuent plusieurs : nous p e r d o n s une douzaine d ' h o m m e s . Dans leur fuite les vaincus mettent le feu à plusieurs maisons dans le haut d e la ville et à l'entrée d e la p l a i n e ; ils e x e r c e n t , dit-on, des horreurs c o n t r e les malades d e l'hôpital R o b e r t . D e là ils se réfugièrent dans les plaines d e la C r o i x - d e s - B o u q u e t s et d e Léogane , où ils vécurent en paix avec les planteurs. Quant aux n è g r e s , ils restèrent tranquilles et continuèrent leurs travaux. L e lendemain 22 , au m a t i n , le feu prit à u n e maison de la v i l l e , et dans peu d'instants Vingt-sept islets du Port-au-Prince furent incendiés. Par esprit d e vengeance les patriotes canonniers accusèrent les négociants d'avoir mis le feu à leurs maisons p o u r s'exempter d e payer leurs dettes en F r a n c e . D e p u i s
(15) cette é p o q u e , le P o r t - a u - P r i n c e fut bloqué par les mulâtres et toujours en guerre avec eux. Dans le Sud , ceux-ci furent chassés des Cayes et se réfugièrent au Platon sous le comm a n d e m e n t d e Rigaud. C e p e n d a n t la paroisse d e J é r é m i e , toute composée de chauds p a t r i o t e s , ayant chassé ou tué tous les hommes d e c o u l e u r , ne voulut p o i n t signer le concordat. Ils armèrent une partie d e leurs e s c l a v e s , et se défendirent contre les nègres l i b r e s , les m u l â t r e s , et m ê m e , dans la suite, contre les troupes des commissaires, qui furent battues au camp des Rivaux. D e p u i s cette affaire, ils restèrent isolés et tranquilles jusqu'à l'époque où ils allèrent chercher les Anglais e n 1793. Les blancs du P o r t au-Prince , fatigués d e n'avoir plus de communication avec la p l a i n e , formèrent une compagnie de noirs d o m e s t i q u e s , connue sous le nom d'Africains. Ces e s esclaves m o n t r è r e n t , p o u r la p r e m i è r e fois, combien ils sont intrépides et a u d a c i e u x , lorsqu'ils sont commandés par des blancs. Excités par leurs chefs, ils firent la chasse aux mulâtres avec une ardeur qui tint de la férocité. Ils violèrent les droits de la guerre en commettant
(16) mille cruautés ; c'étaient des combats à mort ; terribles effets des troubles civils ! C e p e n d a n t la m u n i c i p a l i t é , r e t e n u e pendant quelques temps par l'espoir d e voir les m u lâtres se réunir à elle , et par la crainte d u soulèvement des e s c l a v e s , voyant d'ailleurs la ville b l o q u é e par Beauvais et P é t i o n , se décida enfin à m a r c h e r sur la Croix-des-Bouquets. E n conséquence , il sortit un corps d e d e u x mille h o m m e s , d e u x tiers gardes n a t i o n a u x , et u n tiers des régiments d e N o r m a n d i e et d ' A r tois , d e plus la compagnie des Africains. L e 10 mars 1792, on se rendit à la Croix-desBouquets sans é p r o u v e r la m o i n d r e résistance. L e s mulâtres s'étaient p r e s q u e tous retirés à l ' A r c a y e , ou au Mirbalais. Les noirs esclaves étaient tranquilles. L e maire d e la C r o i x - d e s - B o u q u e t s , M . d e J u m i c o u r t , chevalier d e Saint - L o u i s , ancien capitaine d'artillerie , auquel les patriotes en voulaient , s'était retiré à leur a p p r o c h e aux G r a n d s Bois. L e s grands p l a n t e u r s , les g é r e n t s , les é c o n o m e s , craignant un mouvement dans la plaine, s e réunissaient à la C r o i x - d e s - B o u q u e t s p o u r y passer la n u i t ; le matin ils retournaient chez eux avec des patrouilles.
(17) L a compagnie des Africains, et quelques gardes nationaux se p e r m i r e n t de faire des incursions sur les habitations, et d'aller eu m a r a u d e u r s , voler les poules et les cochons des n è g r e s : il n'en fallut pas davantage pour r e n d r e ces derniers les ennemis déclarés des noirs africains. A la nouvelle d e la marche des blancs , les mulâtres se r a s s e m b l è r e n t , s'unirent à q u e l ques milliers d e n è g r e s , m a r c h è r a i t sur la C r o i x - d e s - B o u q u e t s , le 28 mars 1792, à trois heures du matin. Ils surprirent les gardes nation a u x q u i , fiers d e leur n o m b r e et de leur belle t e n u e , avaient la folle confiance de croire qu'on n'oserait les attaquer. L e s blancs des p l a i n e s , réunis en cavalerie sous le nom de d r a g o n s , occupaient le b o u r g ; mais les gens de couleur, qui ne leur voulaient aucun m a l , se contentèrent de les tenir en o b servation, tandis qu'ils attaquèrent avec vigueur le côté o c c u p é par la garde nationale. Elle eût été écrasée sans le commandant P h i l i b e r t , qui la veille avait été averti de cette attaque par ses nègres : il fit des dispositions qui continrent l'ennemi. L e choc fut terrible. Les Africains sauvèrent la garde nationale ; le courage des dragons ramena l'ordre dans les rangs. Les
2
(18) troupes d e ligne attendirent l'ennemi d e pied ferme ; N o r m a n d i e et d'Artois soutinrent leur ancienne réputation. Les canonniers du Port-au-Prince furent attaqués avec un acharnement sans exemple par les mulâtres et les n o i r s , commandés p a r un petit n è g r e , n o m m é H y a c i n t h e . Ils se battirent avec un sang-froid et un courage h é r o ï q u e . L e s noirs qui n'avaient pas d'armes étaient si enragés, qu'ils venaient se faire tuer sous les pièces d e 24, qui les foudroyaient. L e u r aveuglem e n t était si fort que plusieurs osaient mettre le bras dans les canons, en criant à leurs camar a d e s , veni, veni, moi tins ben li. On m e t tait le f e u , et ces noirs étaient victimes d e leur i m p r u d e n c e . Leur chef H y a c i n t h e passait au milieu des balles, à p o r t é e du pistolet, tenant à sa main un petit fouet d e crin d e c h e v a l , qu'il remuait avec vitesse en criant aux noirs : En avant, c'est d'iau, c'est d'iau (c'est d e l ' e a u ) qui sort des canons, pas gagnez peur. Les nègres étaient si furieux contre la garde nationale, qu'ils criaient, tuyez tous blancs du Port-au-Prince ; sauvez blancs de la plaine. L e gardes nationaux s'apercevant qu'ils étaient l'unique objet d e l'animosité des mulâtres et des noirs, ne demandèrent qu'à retourner dans
(19) leurs foyers : cette circonstance nous obligea à faire une retraite sur le P o r t - a u - P r i n c e . Malgré ces t r o u b l e s , aucune habitation n e fut i n c e n d i é e , pas un blanc n e fut assassiné, pas une case ne fut pillée. Les noirs perdirent environ 5oo h o m m e s , les mulâtres t r è s - p e u , la garde nationale 80, les dragons 10. Après cette affaire , H y a c i n t h e se rendit en o r d r e au p r e s b y t è r e , où il fit bénir sa t r o u p e par le c u r é , après lui avoir demandé l'absolution. L e p è r e T h o m a s se montra docile à tout ce que le vainqueur v o u l u t , et resta tranquille avec une douzaine de blancs qui s'étaient réfugiés chez lui. H y a c i n t h e se trouva ainsi maître de la plaine. L e s noirs le regardaient avec admiration , et se persuadèrent qu'il était invulnérable. Il désarma ses s o l d a t s , c ' e s t - à - d i r e , que trente des siens remirent leurs fusils : les autres n'avaient que des serpes et des bâtons. H y a c i n t h e , totalement étranger à l'art de la c u l t u r e , ordonna à tous les commandeurs d e venir le trouver sur 1 habitation S a n t o , et leur » d i t : « J e suis votre capitaine ; regardez-moi » c o m m e tel. Q u e les noirs r e p r è n e n t leurs » travaux : le premier qui remuera sera p e n d u .
(20) » q u ' o n ne s'occupe que du soin de planter » des vivres. » 11 fit prier M . de J u m e c o u r t de venir à la Croixd e s - B o u q u e t s , en lui annonçant qu'il serait sous ses ordres comme capitaine de gendarm e r i e . Il se choisit u n e vingtaine de nègres , qu'il connaissait b r a v e s , et s'en fit une garde. Quelques planteurs rentrés avec l'armée au P o r t - a u - P r i n c e , s'en sauvèrent, rassurés par les nègres des habitations, qui allaient au m a r c h é , et qui les invitaient à se r e n d r e chez e u x . L e u r fuite inspira d e la défiance aux canonniers et aux patriotes : ils répétaient que les nègres s'entendaient avec les planteurs. Ils allèrent jusqu'à dire qu'ils ne tiraient pas sur eux à l'affaire d e la Croix-des-Bouquets ; que les chap e a u x d e paille que portaient ceux-ci étaient le signe de ralliement : les dragons eurent la condescendance de quitter cette coîffure p o u r calmer les esprits. P e n d a n t que les hommes d e couleur se disposaient à chasser les blancs du Port-au-Prince et c e u x d e la plaine réunis à eux , le mulâtre L a p o i n t e tentait la m ê m e expédition dans les quartiers du Boucassin et des V a s e s , où c e p e n dant les habitants des d e u x couleurs vivaient en b o n n e intelligence. Cet h o m m e , qui avait
( 2 1 )
été obligé de s'expatrier p o u r éviter d e subir un jugement à mort p o u r cause d'assassinat, sous les liens duquel il était depuis 1 7 8 8 , avait profité du d é s o r d r e révolutionnaire p o u r r e n trer dans ses foyers ; il était m ê m e venu à bout d e se faire n o m m e r maire d e l ' A r c a y e . 11 n'usa d e son pouvoir que pour se livrer aux sinistres projets q u e lui suggérait sa méchanceté : sa conspiration contre les blancs suffirait p o u r d o n n e r une idée de la perfidie d e son c a r a c t è r e . P o u r exécuter son p l a n , il prétendit q u e dans les montagnes d e M a t e u x il y avait u n e insurrection de nègres. Il invita les blancs d e la plaine à se réunir aux hommes d e c o u l e u r , et à marcher contre les prétendus révoltés. D e u x cents dragons montent à cheval le 2 2 m a r s , et se rendent aux Mateux ; mais ils n ' y r e n c o n t r è r e n t point la compagnie des m u lâtres. Ils y trouvèrent seulement d e u x jeunes fils d e M . G a m a u t , propriétaire de c o u l e u r , qui se réunirent à e u x . Il y avait à peine vingtquatre heures q u e ces dragons étaient dans les m o n t a g n e s , lorsqu'on leur apprit que les noirs du Boucassin étaient insurgés. Il ne leur fut pas difficile de voir qu'on ne les avait attirés là q u e p o u r ôter leurs secours à la p l a i n e , et pour faire égorger tous ceux qui déplaisaient à
( 22 ) Lapointe. Ils se débandèrent et se rendirent chacun chez e u x . E n approchant d e leurs f o y e r s , la plupart d ' e n t r ' e u x furent bientôt confirmés dans leurs soupçons sur l'auteur d e ce mouvement : la p r u d e n c e leur fit voir clairement le piége qui leur était tendu et le sort qui les attendait s'ils restaient isolés. Ils se r e n dirent au bourg de l'Arcaye : Lapointe était entouré de trois à quatre cents hommes de couleur. Quelques blancs des Vases s'étaient réunis chez M . d e C h a n t e l o u p , capitaine général , brave et intrépide , procureur d e l'habitation M é r o t , dont Lapointe était l'ennemi secret. C e gentilhomme avait été attaqué dans la nuit par des esclaves et quelques mulâtres : il ne dut son salut qu'à son courage et à celui qu'il sut inspirer par son exemple â quelques b l a n c s , qui l'aidèrent à soutenir l'assaut. Au Boucassin, les b l a n c s , au n o m b r e de t r e n t e , étaient assemblés chez M . G a r e s c h é . S'ils ne furent pas attaqués , ils le d u r e n t à M . B e a u l i e u , très-brave et loyal mulâtre , qui les aida à s'embarquer p o u r le Port-au-Prince. M . de Chanteloup, apprenant que les blancs q u ' o n avait éloignés dans les montagnes étaient
(23) descendus au bourg de l ' A r c a y e , s'y rendit à l'instant avec une trentaine de dragons. 11 s'avance vers L a p o i n t e , qui était à cheval et entouré d e ses jeunes m u l â t r e s , et lui crie : « C'est vous qui êtes l'auteur d e celte insur» rection ; c'est vous qui avez soulevé les es» claves contre m o i , contre les b l a n c s , qui » auraient tous été égorgés dans les m o n t a g n e s , » s'ils ne fussent descendus sans o r d r e , et n e » fussent revenus ici. » A ces mots , Lapointe se t r o u b l e , p â l i t , se croit déjà m o r t . L e mulâtre P r o s p e r c r i a , canonniers, à vos canons ; mais , M . L e r o u x et plusieurs autres s'opposèrent à l'exécution d e cet o r d r e , q u ' u n autre plus funeste aurait i n failliblement suivi. Ces propriétaires d e c o u l e u r gémissaient d e la conduite de Lapointe à l'égard des planteurs avec lesquels ils vivaient depuis quinze mois en b o n n e a m i t i é , et qui les traitaient sans fierté , m ê m e avant la révolution. C'est à ces braves g e n s , tous m u l â t r e s , q u e M . de Chanteloup et les autres durent la vie. T o u s les blancs qui accompagnaient C h a n t e l o u p , n'étaient pas plus de c i n q u a n t e , e t , quoique braves , ils auraient succombé sous le nombre. Après c e t é v è n e m e n t , ces blancs fugitifs se
(24) voyant en trop petit n o m b r e p o u r r é s i s t e r , s ' e m b a r q u è r e n t , les uns p o u r le P o r t - a u P r i n c e , sur les premières barques qu'ils r e n contrèrent : de ce n o m b r e fut le brave chevalier de Chanteloup ; les autres prirent la r o u t e d e S a i n t - M a r c , o ù , le 24 m a r s , ils furent tous égorgés. L e m ê m e j o u r , ceux qui eurent la faiblesse de se r e n d r e sur leurs habitations éprouvèrent le m ê m e sort. Les blancs du B o u r g , et ceux d e la Paroisse, qui avaient pu y p a r v e n i r , restèrent tranquilles quelques jours ; mais bientôt , s'apercevant qu'ils étaient en trop petit nombre et au milieu d e leurs e n n e m i s , ils prirent la funeste résolution de se retirer à Saint-Marc. L e 28 m a r s , quarante-quatre partirent avec Lapointe p o u r s'y r e n d r e . A l'entrée de la ville, ils furent a r rêtés ; on demanda à Lapointe s'il les c o n naissait et s'il répondait d'eux ; il dit qu'il n ' e n connaissait que deux ( I ) , qu'on laissa passer. L e s autres furent fusillés le m ê m e jour par le mulâtre Gautier. D e retour d e Saint-Marc, Lapointe fit arrêter (I) Il les connaissait tous ; c'étaient des habitants de la Paroisse où il est né, et d o n t il s'était fait n o m m e r maire.
( 25 ) les noirs qui avaient son s e c r e t , les fit fusiller et ordonna aux autres d e rentrer et d e travaill e r , ce qu'ils firent pour son c o m p t e . 11 s'empara de toutes les denrées qu'il vendit, et dont le produit peut être évalué à plusieurs millions. P e u de jours après son attentat contre les b l a n c s , le 12 avril, un Bordelais, n o m m é Gerb a u t , qui s'était voué à sa cause et qui était son agent dans les m o n t a g n e s , vint avec confiance à l ' A r c a y e . Lapointe le fit arrêter, et u n e h e u r e après il fut fusillé, ainsi que quelques mulâtres et plusieurs noirs esclaves. C'est par cette politique que ce mulâtre en a imposé : il brisait de suite les instruments de ses crimes. Plus de cent cinquante blancs ont été égorgés dans les montagnes et dans les plaines par ses agents. T o u s ces funestes événements forcèrent M . le gouverneur de Blanchelande à se r e n d r e du C a p au P o r t - a u - P r i n c e . C e gouverneur ramena les e s p r i t s ; il arriva au mois de juin 1792. Les mulâtres rentrèrent isolément dans la ville, les blancs se rendirent dans la plaine du C u l - d e S a c , où H y a c i n t h e les reçut avec joie. C e u x du Boucassin et des Vases restèrent sous les ordres d e Lapointe ; M . le chevalier de C h a n teloup ne voulut jamais se trouver sous son
(28) commandement. Il partit pour les Etats-Unis, où cet intrépide et loyal Français est m o r t . Lapointe ne vit pas sans la plus grande joie des p l a n t e u r s , des chevaliers d e Saint-Louis à ses pieds et monter la garde à sa p o r t e . C e p e n d a n t tous connaissaient à fond ce Lapointe, p e r s o n n e n'était sa d u p e ; nue volonté seule aurait anéanti le pouvoir imaginaire de ce malheureux , et on trembla devant l u i ! On fut assez lâche p o u r encenser le brigand q u i , à son gré et selon ses intérêts , excitait ou calmait les orages. P r o l o t o , commandant des canonniers , d e manda à retourner en F r a n c e ; on l'embarqua p o u r être conduit à S a i n t - M a r c , et on le noya en r o u t e . M . de Blanchelande fut faussement accusé de cette action : elle ne doit être i m p u tée qu'aux c o n d u c t e u r s , à qui elle ne fut pas c o m m a n d é e . Proloto n'était pas un h o m m e méchant ; il avait la tête ardente et l'imagination exaltée, mais il était plus humain que beaucoup d'autres. H y a c i n t h e se présenta à M . d e B l a n c h e l a n d e , qui voulut le faire d î n e r avec lui : il r e fusa cet honneur en lui disant q u ' u n e s c l a v e , un nègre comme lui ne devait se trouver auprès d e son gouverneur que p o u r le servir. Il d e manda la permission de remplir et remplit en
(27) effet celte modeste fonction. Quelle leçon pour ce L a p o i n t e , q u i , ce jour-là était invité à dîner avec le g o u v e r n e u r , et mangeait avec l u i ! L e crime était assis, et la vertu debout (i).
(i) L a p o i n t e a joué t r o p de rôles , ce c a m é l é o n a t r o m p é trop de m o n d e p o u r que je le c o u v r e du m a n teau de la c h a r i t é . S o n p è r e était u n m u l â t r e de l ' A r c a y e , sa m è r e u n e négresse esclave ; on soigna u n p e u son é d u c a t i o n . Il passa en F r a n c e en 1785 ; il a b o r d a à N a n t e s ; il eut avec u n Nantais , u n e querelle dans laquelle il ne m o n tra pas plus de courage q u e d'adresse. Il v i n t à Paris p o u r acheter u n e charge dans la L o u v e t e r i e ; il ne p u t l ' o b •tenir. I l repassa en 1787 à l ' A r c a y e , laissant c o n s i d é r a b l e m e n t de dettes en F r a n c e . R e t i r é d a n s u n petit bien dans les m o n t a g n e s d u B o u c a s s i n , il en c o n t r a c t a de n o u v e l l e s . U n m a r c h a n d à q u i il devait v i n t r é c l a m e r son c o m p t e ; L a p o i n t e lui dit des injures , p r i t son fusil et le tua. P o u r é c h a p p e r à la j u s t i c e , il se s a u v a dans la partie espagnole ; il fut j u g é p a r c o n t u m a c e , c o n d a m n é à ê t r e p e n d u , et le fut en effigie. D a n s les p r e m i e r s troubles , il se signala et se fit u n p a r t i p a r m i les m u l â t r e s de son q u a r t i e r . U n air d ' i m p u d e n c e et d ' a u d a c e , joint à de l'esprit n a t u r e l , lui gagna les jeunes m u l â t r e s . Il se fit n o m m e r c o m m a n d a n t de la g a r d e nationale et m a i r e de l ' A r c a y e . Sans fortune , a y a n t toutes les passions d ' u n libert i n , il r é s o l u t , en 1791 , de chasser les blancs de son q u a r t i e r , c o m m e on v i e n t de le v o i r . Il s u t , par u n e
(28) T e l l e était la position de la colonie lorsque les commissaires civils P o l v e r e l , Sonthonax et
perfidie , t r o m p e r M . de Blanchelande et m ê m e J u m e c o u r t . A v e c les royalistes , il était c h a u d et a r d e n t r o y a l i s t e . A v e c les J a c o b i n s , il était enragé j a c o b i n . Sous les o r d r e s de M o n t b r u n il fit a r r ê t e r tous les p r o p r i é t a i r e s et p r o c u r e u r s de son q u a r t i e r , les e n v o y a en p r i s o n et s'empara de leurs b i e n s . I l sut c a p t e r l'esprit de P o l v e r e l . A u r e t o u r de S o n t h o n a x du C a p , où celui-ci v e n a i t de d é c r é t e r la liberté des noirs , il lui d é n o n ç a la p l u s g r a n d e partie des blancs , et m ê m e b e a u c o u p de m u lâtres , en lui disant qu'ils étaient les e n n e m i s de cette l i b e r t é et g r a n d s p a r t i s a n s des Anglais ; il lui dit avoir b e s o i n de t r o u p e s de ligne p o u r les c o n t e n i r . L e c r é d u l e c o m m i s s a i r e fut sa d u p e : il lui confia deux cents h o m m e s de P r o v e n c e et d ' A r t o i s , cent g r e n a d i e r s n o i r s d e la légion l ' E g a l i t é , u n b â t i m e n t a r m é et de l ' a r g e n t p o u r se d é f e n d r e . L e perfide L a p o i n t e laissa p a r t i r son m o n d e , s ' e m b a r q u a sur son brick au mois de j a n v i e r 1 7 9 4 ; et au lieu d'aller à l ' A r c a y e , il se r e n d i t à S a i n t M a r c , où il était a t t e n d u p a r u n commissaire a n g l a i s , a u q u e l il livra la ville de c o n c e r t avec les a u t r e s m u l â t r e s et les b l a n c s . Les g r e n a d i e r s d u q u a t r i è m e r é g i m e n t et d u q u a r a n t e - h u i t i è m e , c o m m a n d é s p a r M . Millet, désespérés d'une telle t r a h i s o n , versaient des l a r m e s , et n e v o u l a n t pas r e n d r e leurs a r m e s aux c o lons et au commissaire anglais , les j e t è r e n t dans la m e r en s ' e m b a r q u a n t p o u r la J a m a ï q u e . L e s noirs se
(29) Ailhaud, avec six mille hommes de t r o u p e s , moitié de l i g n e , moitié d e v o l o n t a i r e s , d é barquèrent au Cap le 13 septembre 1792.
firent j o u r au travers de leurs ennemis , se s a u v è r e n t dans les m o n t a g n e s et r e t o u r n è r e n t au P o r t - a u - P r i n c e . Cette conduite valut à L a p o i n t e l'estime de tous les colons , et le g r a d e de colonel au service d ' A n g l e t e r r e ; mais m a l g r é cela il était m u l â t r e , la p e a u de grif était toujours visible. P o u r plaire à ses p r o t e c t e u r s , et faire oublier aux blancs sa c o n d u i t e p r é c é d e n t e , il i n v e n t a , en j a n v i e r 1 7 9 5 , u n e conspiration c o n t r e les blancs , signala les mulâtres du Boucassin c o m m e en étant les auteurs et les fit a r r ê t e r . Il fit fusiller les familles L e r o u x , G a m a u t et dix autres riches propriétaires ; il fit p é r i r de m ê m e ses plus intimes amis , ceux qui lui étaient le plus d é v o u é s , et entre autres son ami P r o s p e r , c o m m a n d a n t de c a n o n n i e r s . P o u r m e t t r e le comble à ses forfaits, il a n n o n ç a qu'il avait o r d r e de faire e m b a r q u e r sur son brick des blancs , des m u l â t r e s , des nègres p o u r le P o r t - a u - P r i n c e . A moitié c h e m i n il m e t le b r i c k en p a n n e ; il appèle ses victimes l'une après l'autre , l e u r fait passer la tête p a r u n s a b o r d ; là, les b r a s n u d s , u n sabre à la m a i n , il coupe l u i - m ê m e la tête à q u a t r e blancs , q u a t r e m u l â t r e s et q u a t r e n è g r e s , en expiation d'avoir servi sous le pavillon t r i c o l o r , et au n o m du roi G e o r g e s . Il fit expédier les autres p a r ses amis. L e g é n é r a l anglais M a i t l a n d fut si i n d i g n é d ' u n c r i m e si horr i b l e , c o m m i s sous son pavillon , qu'il fit u n e p r o c l a -
(30) Les anciens chefs militaires étant s u s p e c t s , furent p o u r la plupart renvoyés en F r a n c e , et l'armée se trouva sous le commandement du général R o c h a m b e a u . Les mulâtres a u x q u e l s , comme nous l'avons d i t , on avait refusé tout droit p o l i t i q u e , aussitôt après l'arrivée des commissaires, se joignirent à leurs troupes et abandonnèrent les révoltés.
m a t i o n c o n t r e ce b o u r r e a u , qui se retira au Boucassin. P o u r q u o i M . E d o u a r d B r y a n d , dans son o u v r a g e q u i m e t o m b e à l'instant sous les y e u x , n ' a - t - i l pas parlé de cet é v é n e m e n t ? c'est que L a p o i n t e servait ses c o m p a t r i o t e s . Cet o u v r a g e est r e m p l i de faits c o n t r o u v é s . A l'évacuation des Anglais , L a p o i n t e se réfugia en A n g l e t e r r e ; il résolut de r e v e n i r en F r a n c e . Il écrivait s o u v e n t à sa s œ u r , m a d a m e Olive de N a n t e s ; ses lettres furent i n t e r c e p t é e s . C o m m e elles ne p a r l a i e n t q u e de plans c o n t r e les Anglais et de r a m e n e r l'esclavage , le ministre F o u c h é l'appela en F r a n c e . Ce misérable y fut r e ç u p a r d'estimables colons , et u n e p a r e n t e de l'archi-chancelier ne r o u g i t pas de s'unir à cet h o m m e abominable. U n n o m m é Collet q u i , d'obscur huissier d u p o r t de P a i x , était p a r v e n u p a r ses basses intrigues à être j u g e a u x C a y e s , d é v o u é , v e n d u c o m m e L a p o i n t e aux A n glais , sut si b i e n servir son digne p a t r o n , q u e le m i nistre c r u t à la sincérité de leur p r o j e t sur les colonies.
(31) L e s patriotes furent irrités, et m u r m u r è r e n t d e voir les mulâtres réunis aux blancs venus d e F r a n c e , et protégés par e u x . En a r r i v a n t , les délégués firent une p r o c l a mation par laquelle ils accordaient une amnistie générale. J e a n - F r a n ç o i s et Toussaint n e voulurent pas se r e n d r e ; R o c h a m b e a u alla les combattre. P o l v e r e l arriva p o u r la p r e m i è r e fois du C a p au P o r t - a u - P r i n c e le 20 octobre 1792. Il y fut r e ç u avec enthousiasme p a r tous les blancs. Il fit un discours dans l e q u e l il rappela aux p a triotes q u e ceux de F r a n c e n'avaient point d e préjugés d e c o u l e u r s , contraires à la raison et au b o n h e u r d e la c o l o n i e . Il leur dit q u e c e u x qui passaient, p o u r aristocrates étaient les plus B o n a p a r t e l e u r fit d o n n e r d e u x cent mille francs p o u r aller e s p i o n n e r soit aux E t a t s - U n i s , soit à la H a v a n n e . L e sieur Collet v o u l u t être caissier : il d o n n a 50,000 fr. à L a p o i n t e , et se sauva à la Trinité avec les 150 mille r e s t a n t . L a p o i n t e s ' e m b a r q u a p o u r P h i l a d e l p h i e , où il était en 1 8 0 5 ; il est a u j o u r d ' h u i à la J a m a ï q u e . A n g l a i s , voilà v o t r e colonel , v o t r e m a j o r - g é n e r a l ! Fôché, voilà ton protégé ! Il disait u n j o u r au P o r t - a u - P r i n c e d e v a n t dix blancs: « U n n è g r e m ' a appelé m u l â t r e , je lui ai fait scier la » jambe. » Aussi les ;blancs l'appelaient-ils citoyen, de couleur, et les nègres n'osaient lui parler,
(32) sensés, puisqu'ils vivaient en bonne intelligence avec les gens de couleur. Ensuite il partit pour les Cayes (le commissaire Ailhaud était r e tourné en France ), après avoir fait de vifs r e proches à la municipalité pour s'être permis d'entrer en armes à la Croix-des-Bouquets sans y avoir été appelée ( i ) . M . le marquis de La Salle resta gouverneur. Ce général se fit aimer ; son esprit, ses manières plurent; mais l'esprit public reçut une fâcheuse impulsion d'un chevalier d e Saint-Louis, nommé Borel, parce que, réuni à quelques blancs saliniers, il avait combattu les mulâtres avec vigueur à l'Artibonite et à la Crête-à-Pierrot. Forcé de c é d e r , il s'était r é fugié au Port-au-Prince avec une cinquantaine de ses intrépides compagnons. Ces individus augmentèrent le nombre des exaspérés et se mirent presque tous dans la compagnie des canonniers, qui recevait la ration, et même une solde de la municipalité. Borel se fit nommer commandant de la garde nationale, place vaccante par le départ de Caradeuxaîné, qui s'était retiré avec soixante n è gres dans l'Amérique septentrionale. Il n'avait
(i) M a r s
1792.
(33) aucun droit à cette place. Il n'était pas m ê m e militaire; malgré sa croix de S a i n t - L o u i s , il était incapable d e commander une compagnie. Quoi qu'il en soit, il devint bientôt maître dans la ville. A peine en p l a c e , il domina tout le m o n d e . M . le marquis d e La Salle voulut faire valoir ses droits ; mais il fut humilié par B o r e l , q u i le força par ses tracasseries a quitter le P o r t au-Prince et à retourner avec son état-major près des commissaires. B o r e l , resté maître de la ville, voulait l'être d e la plaine. 11 y avait du sucre : c'était bien attrayant pour ce grand patriote et ses amis. Quelques milliers de barriques de sucre !..... Quelle conquête ! Il n'était cependant pas aisé d'aller avec une a r m é e au Cul-de-Sac. M . de J u m e c o u r t , autre chevalier d e S a i n t - L o u i s , était maire d e la Croix-des-Bouquets. D ' u n autre côté on se rappelait la violente semonce que le commissaire avait faite aux officiers municipaux pour s'être permis d'entrer à main a r m é e sur le territoire d e la même p a r o i s s e ; J u m e c o u r t , en o u t r e , n'ignorait pas que Borel était son ennemi, ainsi que tous les patriotes. L e C u l - d e - S a c et les Mornes jouissaient
3
(34) d'une tranquillité parfaite par l'infatigable activité de H y a c i n t h e , et par son influence sur les cultivateurs. Borel était bien maître de ses canonniers ; mais la garde nationale, connaissant la paix dont jouissait la plaine et se rappelant la d e r n i è r e bataille de la C r o i x - d e s - B o u q u e t s , ne montrait aucune disposition hostile. M . le comte de Boutillier, capitaine d'artillerie , était d e v e n u , par la retraite de M . de La Salle , commandant temporaire des troupes d e ligne. C'était un h o m m e s a g e , intègre et généralement estimé. 11 n'aurait pas o b é i . E n attendant mieux, M . Borel fit quelques p r o menades militaires avec les Africains et q u e l ques compagnies d e la garde nationale dans une partie d e la plaine d é p e n d a n t e de la paroisse du P o r t - a u - P r i n c e . N o u v e a u César, il était au b o r d du Rubicon. La rivière qui sépare les d e u x paroisses était facile à franchir; mais la municipalité de la Croix-des-Bouquets aurait r é c l a m é contre cet attentat. C o m m e n t trouver u n p r é t e x t e ? on craignait Polverel. H y a c i n t h e avait o r d o n n é aux nègres de la partie de la plaine qui appartient au P o r t - a u - P r i n c e de tout souffrir d e la part des blancs, et de ne faire aucun mouvement contre e u x . Ils furent obéis-
(35) sants ; car des soldais africains, envoyés par Borel sur quelques habitations, y prirent des p o u l e s , et les noirs le souffrirent patiemment. Borel voyant ses projets m a n q u é s , prit u n e autre m a r c h e . 11 fallait troubler le repos de la p l a i n e , la faire insurger et arrêter J u m e c o u r t : c'est à quoi il travailla. À cet effet, il envoya d e u x Africains du corps d e Philibert dans les montagnes du pays Pourri, et sur la lisière e s pagnole. Ils allèrent trouver des nègres m a r rons qui résidaient dans cette partie et dont le chef se faisait appeler Mademoiselle, nègre africain, indépendant d e H y a c i n t h e . Ces noirs firent un m o u v e m e n t insurrectionnel au fonds Parisien. A cette n o u v e l l e , Borel et ses p a r tisans crièrent que tout était en feu dans le Culd e - S a c , lorsque tout y était tranquille. J u m e c o u r t , qui n'avait point envie d e r e c e voir la visite de Borel à main a r m é e , et qui savait par H y a c i n t h e que ce Mademoiselle n'était pas dangereux , persuada aux blancs d e n e point s'inquiéter. Il ordonna q u ' a u c u n colon d e la plaine n'allât au P o r t - a u - P r i n c e . Borel cria contre cet a r r ê t é , dont l'exécution attirerait s u r les habitants d e la ville les mêmes malheurs q u e c e u x qui avaient accablé la plaine du C a p . Les canonniers répétaient que les aristocrates
(36) d e la plaine viendraient égorger les patriotes. On voulait sortir du P o r t - a u - P r i n c e , mais M . d e Boutillier dit qu'il n e marcherait pas sans être commandé par la m u n i c i p a l i t é , q u i , d e son côté rappela la loi et l'ordre d e Polverel. P e n d a n t ce temps les planteurs sont mandés sur l'habitation S a n t o , avec dix d e leurs meilleurs sujets , pour combattre les nègres d'Afrique commandés par Mademoiselle. H y a c i n t h e d i sait « que c'était inutile; qu'il n'avait besoin q u e » de son f o u e t , pour tuer toute la b a n d e d e ce » chef de m a r r o n s . » Il répétait « que cette i n » surrection n'avait d'autre cause que l'insti» gatiou des canonniers et des Africains ; q u e « dans vingt-quatre heures ces nègres seraient » ou soumis ou p e n d u s . » M . d e J u m e c o u r t pensait c o m m e H y a c i n t h e , ainsi que tous ceux qui prévoyaient les projets d e B o r e l , et savaient que l'apparition d ' u n e nouvelle armée allait encore faire insurger les noirs. C e p e n d a n t ceux qui avaient été d e m a n d é s , se rendirent au n o m b r e de d e u x cents ; ils se rangèrent en bataille dans la Savane de Santo. H y a c i n t h e leur demanda de quel droit ils étaient venus sans ses ordres. 11 les menaça d'en faire p e n d r e p l u s i e u r s , et voulut les r e n v o y e r tous ; Jumecourt s'y opposa. Les blancs de la p l a i n e ,
(37) au n o m b r e d e cent cinquante cavaliers, y compris les m u l â t r e s , étaient aussi à Santo. Sur ce n o m b r e , u n e trentaine crurent voir plus que de l'irrésolution dans la conduite de J u m e c o u r t . La crainte s'empara d'eux ; e t , p r é textant une patrouille à f a i r e , ils se rendirent au Port-au-Prince. Borel les accueillit avec transport. Cette désertion ne changea rien aux projets d e Hyacinthe : « 11 répond de tout sur sa t ê t e ; » offre son p è r e , sa m è r e , son f r è r e , sa femme » en o t a g e ; assure que toute la bande d e M a » demoiselle sera à ses pieds dans vingt-quatre » heures. Il r é p o n d de la p l a i n e , si les canon» niers et les Africains n ' y entrent pas. » L e lendemain, 2 février 1793, Borel annonce q u e des membres de la municipalité d e la C r o i x - d e s - B o u q u e t s d e m a n d e n t la t r o u p e d e ligne : cela s'était fait secrètement par une lettre d e quelques m u n i c i p a u x , qui détestaient le maire J u m e c o u r t . Borel veut marcher à la tête d e la garde nationale , et dans un. quart d'heure tout est prêt. Il part sans l'ordre d e la municipalité : la t r o u p e d e ligne seule avait été d e m a n d é e et c o m m a n d é e p o u r sortir. On se met en route avec huit pièces d e canon , dix-huit cents hommes d'infanterie ,
(38) cent dragons , qui sont augmentés p a r u n e partie de ceux d e la plaine et par les mulâtres ; u n e partie des gérents et des propriétaires restent sur leurs habitations. L ' a r m é e arrive à la C r o i x - d e s - B o u q u e t s . Borel se r e n d à la municipalité ; il embrasse J u m e c o u r t . Hyacinthe,toujours s o u p ç o n n e u x , se retire avec une vingtaine de noirs au fonds des V a r r e u x , opposé aux lieux où étaient les i n s u r g é s , après avoir r e n v o y é les d e u x cents cultivateurs dans leurs ateliers. A u c u n nègre de la plaine ne prit parti ; tous restèrent à leurs travaux. L ' a r m é e se r e n d à P e y r a ; quelques noirs se trouvent à la grande case : on les charge comme s'ils eussent été des ennemis. C'étaient des domestiques. On les é g o r g e , m ê m e ceux qui s'étaient cachés. O n passe la nuit sur cette habitation, p o u r attendre les vivres et les munitions du P o r t - a u - P r i n c e , que la précipitation de Borel à se mettre en m a r c h e n'avait pas permis d ' e m m e n e r . Quelques braves d e la garde nationale p r é tendent qu'il y a des noirs embusqués dans les cannes qui bordent le camp : ils vont y m e t t r e le feu. O n leur en fait des reproches ; ils r é p o n d e n t que « c'est le seul m o y e n d ' e m p ê c h e r » les esclaves d ' i n c e n d i e r , parce q u e , voyant
(39) » que les blancs n'attachent point d ' i m p o r » tance à leurs propriétés , ils n'incendieront » point. » Cette p o l i t i q u e , très-patriotique , ne plaisait pas b e a u c o u p aux p r o p r i é t a i r e s , aux p r o cureurs , ni aux gens sages de la garde n a tionale. Quelques colons allèrent en patrouille visiter leurs plantations : tous les noirs p a r u r e n t tranquilles. E n t r e midi et une h e u r e , on a p p r i t , par u n nègre ou u n dragon , q u e le convoi qui portait des vivres et q u ' o n attendait à P e y r a , venait d'être attaqué entre Santo et Gouraud ; que les m u n i t i o n s , les vivres avaient été pris , et que l'escorte avait été égorgée. A cette n o u v e l l e , Borel et ses compagnons crient à la trahison. On accuse J u m e c o u r t d'avoir fait assassiner, par les n è g r e s , les cent cinquante h o m m e s d e l'escorte ; on allait les tailler en p i è c e s , sans les dragons et les grenadiers de P r o v e n c e et d ' A r t o i s , qui les p r è n e n t sous leur protection. La garde n a t i o n a l e , sans p a i n , se croyait coupée du P o r t - a u - P r i n c e : à l ' e n t e n d r e , il y avait cent mille nègres sur les d e r r i è r e s . A cette n o u v e l l e , M . le comte de Boutillier, qui commandait l ' a r m é e , la fit rétrograder sur Santo, et fit camper à la Savane d'Oublon. On
(40) y passa la nuit en c a r r é , la cavalerie au centre, T o u t paraissait tranquille; on voyait vingt sucreries rouler. Vers m i n u i t , quelques c l o ches se firent entendre : l'alarme se mit aussitôt dans le camp ; mais bientôt ce bruit sinistre c e s s a , ce qui fit juger qu'il n'était pas le signal d'un mouvement concerté. Entre trois heures et demie et quatre h e u r e s , toutes les cloches d e la plaine annoncèrent le travail : les planteurs n'en furent point étonnés ; mais il n ' e n fut pas d e m ê m e des habitants de la ville , qui étaient fort disposés à la t e r r e u r , t r è s - m é c o n tents d'ailleurs d'avoir passé la nuit exposés à un froid qui fut extraordinaire et qui leur avait semblé peu p r o p r e à faire un apprentissage d e bivouac. Enfin , le jour p a r u t , et l'armée se mit en marche sur Santo. M . Boutillier m'ordonna d e m a r c h e r en avant avec ma compagnie; j'avançai à une demi-lieue de la plaine d'Oublon. A trois portées d e fusil de la barrière Santo, j'aperçus trois ou quatre cents nègres qui me firent signe d'aller à eux. J e marchai seul à leur r e n contre : quatre nègres s'avancèrent vers moi. Ils étaient armés de flèches courtes et de deux fusils d e chasse. J'allais causer avec e u x , l o r s que tout-à-coup ils poussent un grand cri. J e
(41) m e retourne ; c'était la tête de la cavalerie de l'armée. T o u s ces noirs se mirent en bataille d e r rière un petit talus qui b o r d e un chemin c o n duisant à Ségur. L o r s q u e la cavalerie fut arrivée , nous chargeâmes ces m a l h e u r e u x , q u i , p r e s q u e tous sans armes , ne tinrent pas. N o u s reprîmes le convoi et la p i è c e d e canon qui était dans le bois. Vers m i d i , on nous annonça qu'une multitude d e noirs se disposaient à nous attaquer; nous marchâmes à leur r e n c o n t r e à la Savane d ' O u b l o n . Ces prétendus ennemis consistaient en une centaine d e nègres qui suivaient l'arm é e p o u r le pillage. Nous eh tuâmes une douzaine , que nous pûmes joindre avec nos chevaux. La garde nationale n'a pas tiré un coup de fusil dans cette fameuse campagne. Nous n'avons pas tué trente noirs : les gazettes ont cependant dit que nous en avions tué plus de quinze cents. Nous rentrâmes dans la ville le m ê m e jour. J'enyoyai mon noir à Gouraud : il vint me r e t r o u v e r , et me rapporta que mes économes et M . Gouraud avaient été cachés dans une case à n è g r e s , et qu'il y avait à Gouraud deux
(42) blancs du c o n v o i , dont l'un était S o u c h è r e R i v i è r e , que mes arroseurs avaient trouvés dans les cannes. Quatre ou cinq jours après on sortit du P o r t - a u - P r i n c e ; on forma d e u x c a m p s , u n à S a n t o , l'autre à Beaugé ; mais Borel ne fut point de cette expédition. J u m e c o u r t était en p r i s o n : c'était tout ce qu'il v o u l a i t , n'ayant p u enlever les sucres de la plaine. L e s noirs d e Gouraud ne sont pas sortis ; les habitations d'alentour ont travaillé : les u n e s assez b i e n , les autres t r è s - p e u . P o u r éclairer la r o u t e , ou m'a brûlé quinze pièces d e cannes. Pendant notre séjour à Santo, nous ne fûmes pas attaqués; nous eûmes seulement, le 12 mars, u n e petite affaire sur l'habitation D i g n e r o n , contre une bande d e nègres d'Afrique commandés par G u i m b e a u . Ces noirs tinrent un p e u dans le moulin ; mais ils se s a u v è r e n t , et nous ne pûmes en joindre que q u e l q u e s - u n s . H y a c i n t h e m ' a dit depuis que nous étions si confiants, qu'un jour il avait résolu d ' e n lever b e a u c o u p d e blancs d e la p l a i n e , qui allaient jouer dans une case près des cours des n è g r e s ; mais, qu'ayant appris que M . L a d o u e , p r o c u r e u r d e Santo et moi y allions , il n'avait pas voulu exécuter son projet, d e crainte qu'en
(43) nous défendant, nous eussions été blessés ou tués. Si ce noir eût été i n s u r g é , jamais nous n'eussions pu retourner au P o r t - a u - P r i n c e . L e 18 mars , le camp de Beaugé fut v i v e ment attaqué par des nègres d ' A f r i q u e , commandés par ce m ê m e Guimbeau. Les brigands furent repoussés : les Africains d e Philibert sauvèrent encore u n e fois la garde nationale. Il faut r e n d r e justice à Philibert : il tenait ses Africains du P o r t - a u - P r i n c e bien s é v è r e m e n t . Ces noirs étaient les plus fidèles amis des blancs. Les m u l â t r e s , sous les ordres d e Beauvais, firent partie de notre armée ; ils se montrèrent avec courage et dignes d'être commandés par un tel chef. T e l l e était la position d e la p l a i n e , quand Polverel et Sonthonax se présentèrent par terre et par m e r p o u r faire r e n t r e r le marquis d e L a Salle dans son c o m m a n d e m e n t . A cette n o u v e l l e , les gardes nationales se r e n d e n t sans o r d r e au P o r t - a u - P r i n c e , quittent les camps d e Beaugé et d e S a n t o , et laissent les blancs d e la plaine au milieu des nègres. Les grenadiers du quatrième régiment d e P r o v e n c e étaient avec nous : ils reçurent l'ordre d e se joindre à l'armée des commissaires. Quel-
(44) ques centaines de soldats d'Artois ne voulurent pas rester à Santo : ils prétendirent qu'ils d e vaient se r e n d r e au P o r t - a u - P r i n c e , où se trouvait leur drapeau. Ils se mirent en route avec quatre pièces de canon. A moitié c h e m i n , ils trouvèrent leurs camarades de P r o v e n c e qui l e u r firent entendre raison , et dirent aux plus mutins qu'il fallait obéir aux ordres des c o m missaires, et qu'ils les empècheraient de passer. Ces braves d'Artois n'eussent jamais tenu cette c o n d u i t e , si des patriotes ne leur avaient pas dit qu'ils devaient rejoindre leur drapeau. Enfin , ils revinrent tous à Santo. Les commissaires se présentèrent pour entrer par Léogane et par l'Arcaye. Ils marchaient s u r deux colonnes de cinq mille hommes c h a c u n e , dont six à sept mille étaient b l a n c s , les autres mulâtres libres. H y a c i n t h e vint offrir ses services aux agents. Ils le blamèrent d e n'avoir pas e m p ê c h é l'insurrection. Il se défendit en disant que les blancs n'avaient pas voulu écouter ses avis , que partout sa plaine avoit travaillé , et qu'il était resté n e u t r e . Ensuite de cette conversation il vint nous voir à Santo. Il marcha avec dix nègres au fonds Parisien. T o u t fut tranquille après qu'il eut fait p e n d r e cinq ou six
( 4 5 )
noirs de la bande d e Mademoiselle. L e reste regagna ses montagnes , et ne les quitta plus. L e 11 avril , je fus d é p u t é par la m u n i c i palité de la Croix-des-Bouquets, près de celle du P o r t - a u - P r i n c e , pour l'engager à ne pas combattre contre les commissaires. Les canonniers m e r e ç u r e n t avec des sentiments de j o i e , parce qu'ils crurent que je venais m e ranger sous leur b a n n i è r e . J e fis tout p o u r e m p ê c h e r qu'on en vînt aux mains ; mais le bossu B o r e l , frère du commandant d e la garde nationale, m e dit : « T a place est avec n o u s . » Nos boulets sont rouges ; nous ne tirerons » pas les p r e m i e r s , mais nous nous défendrons. » Q u e les commissaires entrent s e u l s , et avec » leurs troupes; mais pas d e mulâtres.»—«Mais, » leur dis-je, ceux du Port-au-Prince que vous » avez vus combattre parmi vous, vous ne p o u n vez pas leur refuser l'entrée d e la v i l l e . — » Qu'ils y entrent sans armes et i s o l é m e n t , » m e répondirent-ils. » Le. 12 a v r i l , après de longs p o u r p a r l e r s , ils promirent d'ouvrir leurs portes ; mais quand la troupe blanche fut arrivée sous le feu d e la batterie Saint-Joseph, ils dirent qu'ils voyaient des m u l â t r e s , ce qui était faux; c'étaient des dragons de l ' A r c a y e .
( 4 6 )
L e général La Salle fit un m o u v e m e n t r é trograde : alors le vaisseau l ' A m e r i c a et la frégate la Fine, qui étaient embossés , firent feu. Ces bâtiments tirèrent quatre mille cinq cents coups de canon. L a frégate r e ç u t huit boulets d e vingt-quatre à fleur d'eau , le vaisseau en reçut d e u x rouges qui y mirent le feu ; mais il fut éteint. Les commissaires étaient sur le pont, ayant une longue-vue à la main. L e bossu Borel fut tué au fort Sainte-Claire par un boulet qui toucha un caisson , et fit sauter d i x - h u i t canonniers. Cette circonstance força ceux que la crainte avait retenus à se m o n t r e r . L e commandant Borel était retenu chez lui par un mal à la jambe : soixante-six mille francs, que le p r o c u r e u r d e la c o m m u n e de la C r o i x - d e s - B o u quets , M . R o b i o u , lui e n v o y a , le guérirent subitement et lui rendirent la force de d o n n e r d e nouvelles preuves d e son patriotisme. 11 se rendit à Jacquemel avec trois cent cinquante à quatre cents des s i e n s , y compris la compagnie des Africains. Cette t r o u p e fut bientôt aband o n n é e par Borel et par Philibert, qui s'embarquèrent p o u r la Jamaïque. Elle revint au P o r t a u - P r i n c e , où elle fut désarmée : les noirs r e tournèrent chez leurs maîtres.
(47) Les commissaires entrèrent au Port-auP r i n c e , le 14 avril 1793, et y reçurent les autorités. Les grands planteurs (1) firent rentrer
(1) J'étais du n o m b r e de la d é p u t a t i o n qui se r e n d i t chez les commissaires le 15 avril 1793. P a r m i ces députés se trouvaient dix ou douze grands p r o p r i é t a i r e s ; plusieurs sont i c i , entr'autres M. Robiou, riche p l a n t e u r et p r o c u r e u r alors de la c o m m u n e de la Croix-des-Bouquets , etc. N o u s fûmes reçus p a r S o n t h o n a x . P o l v e r e l ne p a r u t pas ; il était indisposé. Les h a b i t a n t s de la C r o i x - d e s - B o u q u e t s a v a i e n t , o u tre le b u t de faire leur visite , le désir de p r i e r les c o m missaires de n o m m e r officier , chef de la g e n d a r m e r i e , M . V a n z o u , petit p r o p r i é t a i r e . Les p r e u v e s de b r a v o u r e qu'il avait d o n n é e s dans q u e l q u e s affaires c o n t r e les nègres , lui avaient m é r i t é l a confiance des p l a n t e u r s . Voici m o t - à - m o t ce que nous dit S o n t h o n a x : « Des h o m m e s qui se disent patriotes ont obligé le général de La Salle à quitter cette ville ; nous avons été forcés d'y e n t r e r p a r la force des a r m e s ; il n'a pas d é p e n d u de nous d ' e m p ê c h e r l'effusion d u sang. H e u r e u s e m e n t , il y a eu p e u de victimes. N o u s espérons q u e les noirs v o n t se r e m e t t r e aux t r a v a u x , et q u e la t r a n quillité sera rétablie dans les c a m p a g n e s . » Il n o u s en coûte b e a u c o u p d'être contraints de faire p a r t i r p o u r la F r a n c e e t p o u r l ' A m é r i q u e des h o m m e s dévoués à la révolution ; mais leurs préjugés
(48) dans le devoir les n o i r s , que les émissaires de Borel avaient c o m m e n c é à mettre en m o u v e ment dans la plaine du C u l - d e - S a c , en faisant une proclamation qui défendait de leur d o n n e r
sont si v i o l e n t s , ils sont cause de tant d ' é v é n e m e n t s , que n o u s craignons de les v o i r r e n o u v e l e r . » L a commission voit avec plaisir q u e les h a b i t a n t s des c a m p a g n e s ont senti le besoin de l'union avec les h o m m e s de c o u l e u r , p o u r obtenir la tranquillité. » Alors le m a r q u i s de la T r e m b l a y e lui dit : « N o u s a v o n s e n t e n d u dire q u e M. de V a n z o u p a r t a i t p o u r les E t a t s - U n i s . Ce Monsieur est u n h o m m e b i e n utile ; il s'est b a t t u c o n t r e les n è g r e s ? — N o u s le s a v o n s , r é pond Sonthonax. » V o y a n t que M . de la T r e m b l a y e n e parlait pas dans le sens c o n v e n a b l e , je pris la parole , et je dis à S o n t h o n a x : « M . de V a n z o u a m o n t r é a u t a n t de c o u r a g e q u e d ' h u m a n i t é . N o u s avons été t é m o i n s des efforts qu'il a faits p o u r a r r a c h e r à la m o r t des noirs q u i , sans son i n fluence , eussent été fusillés , l o r s q u e la g a r d e nationale vit plus de cent c a d a v r e s de b l a n c s , n u s , m u t i l é s , à la b a r r i è r e S a n t o . —» N o u s savons tous ce que v o u s nous dites; M. V a n z o u est u n t r è s - b r a v e h o m m e ; mais il est trop facile. S a tête est t r o p a r d e n t e . Il partira p o u r les E t a t s - U n i s . D a n s quelques mois il r e v i e n d r a ; les esprits s e r o n t plus calmes , et nous nous ferons u n v r a i plaisir de c é d e r à v o t r e r e c o m m a n d a t i o n ; nous désirons le b o n h e u r de la colonie ; M M . les colons , ralliez-vous aux
(49) plus de cinquante coups d e fouet ( i ) . La société populaire fut fermée. T r e n t e colons de la ville, une quarantaine
c o m m i s s a i r e s , v o u s t r o u v e r e z en nous des a m i s , des p è r e s , et vous serez h e u r e u x . » N o u s s o r t î m e s . A peine f û m e s - n o u s au bas de l'escal i e r , q u e M . de la t r e m b l a y e s'exprima ainsi : « V o i l à u n b e a u c o q u i n p o u r être n o t r e a m i . . . . n o t r e p è r e . . . ; le fils d ' u n c o r d o n n i e r ! le b e a u - f r è r e de B r i s s o t ! Q u ' i m p o r t e qu'il soit fils d ' u n c o r d o n n i e r , si n o u s s o m m e s t r a n q u i l l e s , lui r é p o n d i t - o n ? L e plus g r a n d h o m m e d'Athènes était fils d ' u n c o r d o n n i e r ; et v o u s m ê m e , q u i êtes si d é v o t , que d i r e z - v o u s de J é s u s C h r i s t , q u i était fils d ' u n c h a r p e n t i e r ? » V o t r e m a r q u i s de B o r e l , q u i est v e n u faire soulever les noirs , v a u t - i l m i e u x ? L e s commissaires d é p o r t e n t les p a t r i o t e s , f e r m e n t le c l u b ; q u e faut-il d o n c qu'ils fassent? L e P è r e éternel d e s c e n d r a i t ici, qu'il ne c h a n g e r a i t pas les esprits. O n en fera t a n t , q u e la colonie sera p e r d u e , et que nous serons t o u s égorgés. » Q u ' o n j u g e d'après cela de l'esprit d u p a r t i o p p o s é aux p a t r i o t e s , et dans quelle position quelques h o m m e s sages o n t d û se t r o u v e r avec les commissaires ou leurs agents ! (1) Cette p r o c l a m a t i o n r a n i m a u n p e u la confiance des colons. L e s noirs r e ç u r e n t c i n q u a n t e coups de fouet. Cette i n d u l g e n c e des commissaires à leur é g a r d t o u r n a leurs c œ u r s v e r s les d é l é g u é s ; ils les a p p e l a i e n t papa nous, nos p è r e s . Les cultures furent florissantes. O n v o i t q u ' a l o r s les cultivateurs n'étaient pas bien exigeants.
4
(50)
de soldats d ' A r t o i s , étant reconnus t r o p e x a l tés furent embarqués et renvoyés en F r a n c e sans la moindre dénonciation contre e u x , pour leur apprendre, disaient les commissaires , à être patriotes et à perdre leurs préjugés de couleurs. P e r s o n n e ne fut p u n i ; quelques-uns eurent des passe-ports p o u r les E t a t s - U n i s , afin d ' y rester quelque temps. Les choses étaient dans cet é t a t , lorsque le général Galbaud arriva en mai 1793 au C a p , en qualité d e g o u v e r n e u r , en r e m p l a c e m e n t du général d'Esparbès. Galbaud fut bientôt entouré par les Colons : il en fut d'autant mieux reçu , qu'il était p r o p r i é t a i r e à SaintD o m i n g u e , et qu'il écoutait avec plaisir tout ce q u ' o n lui débitait au sujet des e n v o y é s . C e p e n d a n t si la haine des blancs n'eût pas été si g r a n d e , cette amitié eût été plus que refroidie par la contribution de 600,000 fr. que ce général leva sur les habitants d e cette ville : mais les commissaires étaient détestés de presque tous les b l a n c s , par l'accueil qu'ils faisaient aux mulâtres, auxquels ils avaient d o n n é des grades et des épaulettes. Cette haine était si forte, qu'il fut d é c i d é au C a p q u ' o n n e r e c e vrait plus les bâtiments bordelais. L e s commissaires quittèrent le Port-au-Prince
( 5 1 )
et se rendirent au C a p ; Ils y arrivèrent le 10 juin : ils étaient escortés par des troupes d e ligne et par les dragons du 16 d'Orléans. À leur arrivée le général Galbaud se rendit au g o u v e r n e m e n t et montra sa commission. Elle était bien différente d e ce que prétendaient les Colons du P o r t - a u - P r i n c e , qui disaient hautement : « Q u e ce nouveau gouverneur avait u n e a u » torité supérieure à celle des délégués d u » g o u v e r n e m e n t français, et q u e ceux-ci s e » raient r e n v o y é s . » Les délégués, voulant faire cesser ces bruits qui se répétaient au C a p , d i r e n t au général Galbaud : « N o u s n'ignorons » pas, M o n s i e u r , tout ce qui se débite relative« ment à votre mission ; nous n ' y ferions n u l » lement a t t e n t i o n , bien persuadés q u e vous « connaissez nos pouvoirs et les vôtres ; c e J> pendant nous sommes forcés d e vous faire » u n e question. e
» — Je m'empresserai d'y r é p o n d r e , dit le » général. » — Avez-vous instruit le g o u v e r n e m e n t d e » F r a n c e , l o r s q u ' i l vous a n o m m é g o u v e r » n e u r , que vous êtes" propriétaire à Saint» D o m i n g u e ? — N o n , je n'en ai pas vu la n é » cessité. — N o u s sommes bien fâchés d ' ê t r e » obligés d e vous dire que vous n e p o u v e z » être e m p l o y é dans la colonie. Il y a u n e
(52) » » » » » »
loi formelle à ce sujet ; la voici (en lui p r é sentant le d é c r e t d e l'assemblée constituante sanctionné par le r o i . ) Vous pouvez retourn e r en F r a n c e , et d e m a n d e r d e nouveaux p o u v o i r s , sans cela nous n e pouvons vous reconnaître (i). » L e général Galbaud n'ayant rien à r é p o n d r e , dit qu'il se rembarquerait avec plaisir. 11 le fit sur la flûte la Normande. Son départ fit m u r m u r e r hautement les habit a n t s , qui se plaignaient de l'injustice des commissaires envers ce g é n é r a l . J e n e Sais par quel malheur p o u r le C a p cette flûte resta en r a d e . Dans cet i n t e r v a l l e , arrivèrent du P o r t - a u - P r i n c e les individus qui avaient été destinés à aller en F r a n c e a p p r e n d r e à connaître les droits des mulâtres. Ces n o u v e a u x venus unirent leurs r u m e u r s à celles des blancs d e la ville. Les envoyés étaient tranquilles au g o u v e r n e m e n t , entourés des troupes d e l i g n e , des dragons du seizième régiment et des m u l â t r e s . D a n s cette c i r c o n s t a n c e , un officier d e ma» rine se p r e n d de querelle sur le quai avec u n ( i ) U n p r o p r i é t a i r e ne p o u v a i t être g o u v e r n e u r : c'était u n e m a u v a i s e c h i c a n e de la p a r t des c o m m i s s a i r e s , p u i s q u e le général G a l b a u d était sous leurs o r d r e s .
(53) officier mulâtre. L'officier retourne à bord , se plaint qu'un mulâtre l'avait insulté. L'équipage voulut descendre à t e r r e , embosser le vaisseau sur le palais du g o u v e r n e m e n t , o c c u p é par les commissaires. L e capitaine, plus p r u d e n t , se r e n d i t au g o u v e r n e m e n t , accompagné de q u e l ques officiers de m a r i n e , réclama contre l'injure faite par un mulâtre et en d e m a n d a u n e punition e x e m p l a i r e . Les commissaires r é p o n dent qu'ils puniront le mulâtre s'il a t o r t , mais qu'ils doivent l'entendre en p r é s e n c e d e l'officier. Cette r é p o n s e est r e g a r d é e c o m m e u n e insulte : « Q u o i , dit un officier d e la m a r i n e , » vous voulez q u ' u n officier se présente en face » d'un m u l â t r e ! Avant votre a r r i v é e , il eût été » p e n d u . — C e sont ces injustices qui nous ont » conduits à S a i n t - D o m i n g u e , et nous ferons » notre devoir en nous opposant à ce qu'elles » ne se renouvèlent plus d é s o r m a i s , r é p o n d i t » Polverel. » A p r è s divers autres p r o p o s , les officiers d e marine se retirèrent très-irrités et rapportèrent tous ces discours à leur b o r d . Alors tout se m e t en m o u v e m e n t dans la rade : les capitaines des vaisseaux sont mis en arrestation par les matelots ; les déportés du P o r t - a u - P r i n c e s'en mêlent. Les habitants d e la ville sont satisfaits ; on prépare les cartahues p o u r p e n d r e
(54) les délégués. L e général Galbaud descend à terre à quatre heures du soir. Ainsi c o m m e n ç a , le 20 juin 1793, l'une d e s scènes les plus terribles d e la guerre civile dont nous traçons le p r é c i s . L e s commissaires attendent de pied ferme ; une partie des troupes de ligne est consignée dans ses casernes. L'escadron du seizième charge les ennemis avec v i g u e u r , les mulâtres se battent avec acharnement contre les m a telots ; la nuit m e t fin au combat. A la pointe du jour, le combat r e c o m m e n c e . L e s commissaires envoient le secrétaire-génér a l , le jeune P o l v e r e l , escorté de douze d r a gons d ' O r l é a n s , porter des paroles de p a i x . Ils sont cernés par les matelots : conduits à b o r d , on veut les égorger. Ils ne doivent leur salut qu'au capitaine du vaisseau ; sans l u i , ils étaient p e n d u s dans le m ê m e m o m e n t . César Galbaud , frère du g é n é r a l , qui s'était e m p a r é d'une h a u t e u r , foudroyait le g o u v e r n e m e n t : il est attaqué avec fureur par les m u lâtres ; il se défend avec courage ; à la fin , accablé par le n o m b r e , il est fait prisonnier avec sa t r o u p e . C e u x qui échappent, se retirent du côté d e la mer. Ils enfoncent les maisons (1), (1) Aussitôt que le général G a l b a u d sut q u e son frère était p r i s o n n i e r , il e n v o y a u n p a r l e m e n t a i r e au g o u v e r -
(55) les b o u t i q u e s , p i l l e n t , volent, massacrent tout ce qu'ils trouvent de mulâtres et de mulâtresses, s'emparent du trésor, enfoncent l'énorme caisse d e fer qui l e c o n t i e n t , se disputent les sacs et se fusillent entre eux pour posséder les pias-
n e m e n t p o u r p r o p o s e r son é c h a n g e c o n t r e le fils d e P o l v e r e l . S o n t h o n a x dit q u e c'était au p è r e qu'il fallait s'adresser. Polverel m e t la m a i n sur ses y e u x , reste u n i n s t a n t sans p a r l e r . « N o n , dit-il, m o n fils a été pris p o r t a n t des paroles de paix à des révoltés ; G a l b a u d a été pris les a r m e s à la m a i n c o n t r e les délégués de la F r a n c e : m o n fils ne p e u t être é c h a n g é c o n t r e u n c o u p a b l e . Il p e u t p é r i r ; je sens t o u t ce qu'a de p é n i b l e m a p o s i t i o n ; m a i s j ' e n fais le sacrifice à la r é p u b l i q u e . » S o n t h o n a x et plusieurs b l a n c s , frappés d ' u n tel s t o ï c i s m e , l'engagent à faire cet é c h a n g e . « J ' a d o r e m o n fils; n e m ' e n parlez p l u s . » Il n e p u t r e t e n i r ses l a r m e s . C é s a r G a l b a u d resta en p r i s o n , et P o l v e r e l fils a r r i v a aux E t a t s - U n i s . Ils sont l'un et l'autre en F r a n c e , tous d e u x militaires , j e crois. C e qu'il y a de s u r p r e n a n t , c'est q u e les b r i g a n d s n'insultèrent pas u n seul b l a n c ; ils s'empressèrent de d é b l a y e r la v i l l e , et d'aller dans la p l a i n e c h e r c h e r des vivres p o u r ces m ê m e s blancs qu'ils a v a i e n t r u i n é s p a r u n i n c e n d i e , qui n ' e û t p e u t - ê t r e pas eu lieu s'ils n'eussent b r i s é les chaînes des nègres p r i s o n n i e r s : mais c'étaient leurs a m i s , leurs c o m p a g n o n s d ' a r m e s , et ils ne p e n saient q u ' à les d é l i v r e r en e n t r a n t au C a p . Il est faux q u ' o n soit allé les c h e r c h e r .
(56) tres qu'ils ont dispersées dans la r u e . Les uns se portent ensuite aux batteries qui dominent la mer, et enclouent les canons. Les autres vont a l'arsenal, jèlent la p o u d r e et une partie des farines dans le port. D u côté d e la p l a i n e , les chefs nègres insurgés qui bloquoient le C a p , e n t r e n t dans la ville au n o m b r e d e trois m i l l e , courent aux p r i s o n s , délivrent quatre a cinq cents noirs prisonniers de guerre , que les commissaires avaient fait mettre à la chaîne. Ils mettent le feu à la g e ô l e ; p i l l e n t , volent d ' u n e m a i n , incendient de l'autre, et ne font q u ' u n monceau d e cendres e t d e ruines d e cette belle et p u i s sante c i t é . L e s vaisseaux lèvent l ' a n c r e . Plus d e trois cents bâtiments chargés des victimes d e la querelle d'un mulâtre et d ' u n officier d e m a r i n e , quittent la r a d e et vont c h e r c h e r un asile aux Etats-Unis. Ils trouvent des secours auprès des agents d e la r é p u b l i q u e des sages A m é r i cains et des sensibles q u a k e r s , qui accueillirent indistinctement tous c e u x qui p u r e n t toucher cette terre hospitalière. T o u s n ' e u r e n t pas c e b o n h e u r : la frégate la Fine périt ayant à son b o r d plus d e sept cents de ces m a l h e u r e u x . D'autres navires ont éprouvé le m ê m e sort
(57) Au départ de la flotte, les brigands se précipitent en torrent sur l'arsenal. La garde envoyée dans la nuit par les commissaires les reçoit avec deux pièces d e canon à mitraille : la r u e est e n c o m b r é e de cadavres. C e u x qui é c h a p p e n t , se rendent près des délégués. Ces agents p r o tègent par leur influence sur les noirs les malh e u r e u x b l a n c s , q u i , fuyant à travers les flammes, s'étaient réunis près d ' e u x , ou dans les casernes des soldats d ' E u r o p e Quatre à cinq cents cadavres sont jetés à la m e r , les requins les d é v o r e n t , et sont les seuls à se réjouir d'une si affligeante et si terrible catastrophe. P e u d e temps après il parut u n e p r o c l a m a tion des d é l é g u é s , par laquelle ils rendaient libres tous les noirs qui voudraient s'enrôler et combattre sous les drapeaux d e la république. C e t t e m e s u r e en attira un grand n o m b r e ; mais dès qu'ils furent armés et vêtus , u n e grande partie se sauva dans les m o n t a g n e s , où ils continuèrent la vie d e brigands. Après cette proclamation, Polverel se rendit au Port-au-Prince. T o u t y était t r a n q u i l l e , et l'a culture était très-florissante. D e là il visita les C a y e s , en s e p t e m b r e 1793,
( 58 ) Avant d e p a r t i r , il confia le gouvernement d e la province d e l'Ouest à un mulâtre a d judant-commandant, n o m m é M o n t b r u n , qui y était venu c o m m e chef d e bataillon d'un r é giment d e la G i r o n d e . C e t h o m m e , élevé en F r a n c e et propriétaire à S a i n t - D o m i n g u e , d e qui les blancs attendaient le plus grand b i e n , se montra leur plus indigne p e r s é c u t e u r . 11 les désarma tous , sans e x c e p t e r m ê m e les officiers d e la marine m a r c h a n d e . Il les fit i n c a r c é r e r , et jeta dans les prisons du P o r t - a u P r i n c e plus d e cinq cents b l a n c s , arrivés d e tous les quartiers d e son d é p a r t e m e n t . C e fut dans cet intervalle que P o l v e r e l fit u n e proclamation datée des C a y e s , par laq u e l l e , disait-il, Sonthonax n'avait pu d o n n e r la liberté aux n è g r e s , vu qu'il n'était pas libre l u i - m ê m e , et qu'il y avoit été forcé par eux (i). ( i ) P o l v e r e l , t r a n q u i l l e a u x Cayes et éloigné d u t h e â t r e d e la révolte, p o u v a i t s'exprimer ainsi à son aise. Après l ' i n c e n d i e , il laissa son collègue avec e n v i r o n mille blancs de t r o u p e s de l i g n e , et sept à h u i t cents Colons de tonte espèce. L e Cap se t r o u v a i t sans p o u d r e , p a r la c o n d u i t e de ceux q u i avaient fait jeter à la m e r toute celle quié*taitdestinée à la défense de la c o l o n i e , et p r e s q u e toutes les farines. J e ne crois pa8 qu'il y ait jamais eu de position plus
( 5 9 )
« C e t t e c i r c o n s t a n c e , ajoutail-il, l'obligeait, critique q u e celle où s'est t r o u v é S o n t h o n a x avec les b l a n c s , après l'incendie du C a p . L e s E s p a g n o l s , après s'être e m p a r é s d u fort D a u p h i n , v o u l a i e n t faire m a r c h e r J e a n - F r a n ç o i s sur cette v i l l e , et e x t e r m i n e r les blancs et le c o m m i s s a i r e . Plus instruit q u e J e a n - F r a n ç o i s , qui ne savait ni lire ni é c r i r e , T o u s s a i n t , en sa qualité de m a j o r - g é n é r a l , s'y opposa a v e c fermeté ; il c h e r c h a à g a g n e r le général n o i r J e a n - F r a n çois, en lui disant q u e , s'il écoutait les E s p a g n o l s , il quitterait l ' a r m é e et se b a t t r a i t p o u r les b l a n c s . C'est à ce digne noir q u e les blancs d o i v e n t l e u r salut. Il fit dire à S o n t h o n a x que le seul m o y e n de s a u v e r les Colons était de d o n n e r la l i b e r t é g é n é r a l e : voilà ce q u i d é c i d a S o n t h o n a x . Il en fut sollicité b i e n p l u s p a r les b l a n c s restés au C a p que p a r les nègres de cette ville. M . A r t a u était le plus riche p r o p r i é t a i r e de S a i n t D o m i n g u e . Il possédait les p l u s belles m a i s o n s de la v i l l e ; la c o m é d i e était sa p r o p r i é t é . Il avait mille nègres esclaves-ouvriers , et u n e h a b i t a t i o n . Ce colon v i n t solliciter S o n t h o n a x de d o n n e r la liberté aux nègres , p a r c e qu'il savait p a r ses noirs q u e c e t t e m e s u r e p o u v a i t seule m e t t r e les blancs en s û r e t é . J e tiens cela de lui et de dix autres C o l o n s . C'est, à ce b r a v e h o m m e q u ' o n doit le d é b l a y e m e n t du C a p . Il organisa ses ouvriers et ses autres n o i r s . Il fit fouiller les d é c o m b r e s et r é p a r e r le C a p en très-peu d e t e m p s . Ce colon , riche p l a n t e u r et p r o p r i é t a i r e , n'a p o i n t été à l'abri de la c a l o m n i e , c'est, un scélérat, c'est un ami de Sonthonax, disent quelques bons et patients, patriotes colons.
*
( 6o ) » p o u r éviter les malheurs qui étaient arrivés P o l v e r e l , à cent v i n g t lieues de cette v i l l e , i g n o r a i t ce q u i s'y p a s s a i t ; et ce sont sans d o u t e les o b s e r v a t i o n s des colons libres de toute c o u l e u r , du S u d , qui lui firent m e t t r e sa p r o c l a m a t i o n au j o u r , S o n t h o n a x y r é p o n d i t en disant q u ' o n le pilerait p l u t ô t dans u n m o r t i e r q u e de le faire r e v e n i r sur u n e telle action. L e s c é l é r a t . . . , le b r i g a n d . . . , disaient les colons retirés aux É t a t s - U n i s ( J e l'ai e n t e n d u dire à c i n q c e n t s ) . J e le r é p è t e à ces c o l o n s , q u e sans cette liberté d o n n é e à des h o m m e s alors les plus forts , tous les b l a n c s de S a i n t - D o m i n g u e auraient été é g o r g é s . U n e p a r t i e des colons réfugiés à P h i l a d e l p h i e fêtait, le 21 j a n v i e r de c h a q u e a n n é e , la m o r t d u tyran, de Louis XVI ; l'autre partie assistait au service de ce b o n roi : n é a n m o i n s les u n s et les autres traitaient aussi S o n t h o n a x de b r i g a n d . . . de scélérat. . . P o l v e r e l avait aussi sa p a r t ; mais elle était m o i n s forte q u e celle de son collègue : celui-ci n'était pas si détesté des b l a n c s , p a r c e qu'il n ' a v a i t pas d o n n é la liberté le p r e m i e r . Il e û t m ê m e été a i m é de t o u s , s'il eût r e p o u s s é les mulâtres , et ils eussent été m ê m e adorés tous les d e u x s'ils les eussent fait é g o r g e r ; alors ils a u r a i e n t été comblés de millions et cités c o m m e de b r a v e s g e n s . A l'arrivée des Anglais au P o r t - a u - P r i n c e , je f u s , q u o i q u e b l e s s é , c o n d u i t en p r i s o n . J ' y t r o u v a i le p a y e u r de la g u e r r e , M . D u v a l ; je lui d e m a n d a i s'il était v r a i q u e les commissaires eussent e n v o y é des millions : « C'est u n e c a l o m n i e , m e répondit-il; P o l v e r e l était exact si recevoir ses a p p o i n t e m e n t s , S o n t h o n a x ne les t o u c h a i t
( 61
)
» dans la plaine du N o r d , à engager les p r o pas ; lorsqu'il avait besoin d ' a r g e n t , il, e n v o y a i t u n b o n . Il lui est m ê m e dû. » A r r i v é à la J a m a ï q u e , j ' e u s occasion d e v o i r s o u v e n t le c o m m i s s a i r e A n g l a i s , M . Innes , j e le priai de m ' i n s t r u i r e d ' u n fait. « L e n a v i r e le Réparateur, de B o r d e a u x , lui d i s - j e capitaine Sercès et le Vengeur Américain , capitaine B a r n e y , sont partis d u P o r t - a u - P r i n c e en d é c e m b r e 1 7 9 3 ; ils a v a i e n t des caisses à b o r d . Ces d e u x n a v i r e s o n t été c o n d u i t s à la J a m a ï q u e . A u P o r t - a u - P r i n c e , o n d é b i tait q u e ces caisses étaient pleines de piastres ; e t à b o r d du Réparateur, prison-ship , les matelots et les s o l dats m e d i s a i e n t , l o r s q u e j'étais sur ce b â t i m e n t : m o n c o m m a n d a n t , si nous avions t o u t l'or q u e ces c o q u i n s de S o n t h o n a x et de P o l v e r e l o n t c h a r g é sur ce n a v i r e , n o u s serions b i e n r i c h e s . » ;
M . I n n e s m e r é p o n d i t : « Les caisses t r o u v é e s à b o r d sont i c i , n o u s les a v o n s o u v e r t e s ; elles étaient r e m plies de papiers , de pièces de c o m p t a b i l i t é , de p r o c l a m a t i o n s . » — Il n ' y avait d o n c p o i n t d ' a r g e n t , pas u n sou. « J ' é t a i s , lui d i s - j e , p r o c u r e u r de q u a t r e s u c r e r i e s ; j ' a i toujours fait b e a u c o u p d e sucre depuis l'arrivée des commissaires , et je n'ai jamais p a y é u n sou d ' i m position , pas m ê m e la réquisition d'une b a r r i q u e d e sucre. » C'est d'après cela q u e je ne p o u v a i s m e p e r s u a d e r q u e les commissaires eussent t r e n t e millions c o m m e on le disait. Tristes effets de la p r é v e n t i o n ! vous êtes cause de m a ruine et de celle de t o u s les c o l o n s .
(62) » priétaires à concourir eux - mêmes à u n e » mesure qui seule pouvait les sauver et e m p ê » cher la révolte.» En conséquence il fit o u vrir au gouvernement un registre où tous les habitants allèrent signer la liberté d e leurs e s claves. Cette liste a été imprimée ( i ) . Voilà c o m m e la liberté des noirs a été d é crétée à Saint-Domingue. A p r è s cette l i b e r t é , les nègres restèrent tranquilles dans la partie du Sud et d e l'Ouest, et ils continuèrent le travail sur toutes les h a bitations ; m a i s , c o m m e b e a u c o u p d e procureurs , de gérents et de propriétaires avaient été arrêtés par Montbrun , c e u x qui restaient, craignant les violences d e cet a d j u d a n t - c o m m a n d a n t , se sauvèrent dans les quartiers qui venaient d ' ê t r e livrés aux Anglais. Les nègres d e ces habitations abandonnées continuèrent les travaux sous les o r d r e s des commandeurs ; mais p e u - à - p e u , n'ayant point de blancs p o u r les g u i d e r , ils se mirent à planter des v i v r e s ; ce qu'ils ont fait jusqu'à l'arrivée des Anglais. Sur toutes
les habitations où les
blancs
( i ) J e suis le seul b l a n c qui aie refusé de signer la liberté des noirs.
(63) étaient r e s t é s , les noirs r e p r i r e n t et c o n t i n u è r e n t tranquillement leurs travaux. Sonthonax quitta le C a p le 15 n o v e m b r e . Il laissa au milieu des ruines le général L a vaux , avec quelques centaines de soldats d ' E u r o p e , des mulâtres et des nègres qui s'étaient enrôlés. J e a n - F r a n ç o i s et T o u s s a i n t , n è g r e s , c o m mandaient u n e armée protégée par les E s p a gnols. ( L a g u e r r e entre la F r a n c e et l'Espagne était d é c l a r é e . ) La partie du N o r d était à eux ; la ville du C a p était sans p o u d r e , sans v i v r e s , par les terribles effets d e l'affaire du 20 juin 1793. L e général L a v a u x , par son étonnante activité et par celle de l'ordonnateur P é r o u d , organisa u n e garde nationale d e n o i r s , p o u r l u t ter contre Jean-François et T o u s s a i n t . Il se fit tellement aimer des nègres , par sa p o l i t i q u e , sa bravoure et son h u m a n i t é , qu'à la fin il s'acquit l'estime et la confiance des rebelles. C'est à ce général qu'on dut la r e n t r é e d e Toussaint. Il le fit c o l o n e l , ensuite g é n é r a l de brigade. La défection d e Toussaint fit q u e J e a n François n e fut plus redoutable : néanmoins celui-ci n e voulut jamais se ranger: sous les
(64) drapeaux d e la r é p u b l i q u e ; mais il resta assez tranquille. Il est aujourd'hui en E s p a g n e , avec son état-major , et chargé des cordons d e cette c o u r . Il c o m m a n d e , m'a-t-on d i t , à Oran. C e chef insurgé s'est m o n t r é très-humain au fort D a u p h i n en 1794, envers les blancs q u e les Espagnols égorgeaient : il s'opposa avec vigueur à cette cruauté , et il fut près d e tirer sur le régiment, espagnol qui fusillait les Colons. T o u s s a i n t aimait tant Lavaux , q u e je lui aï entendu d i r e : « A p r è s bon D i e u , c'est L à » vaux. » Si ce général avait été e n v o y é avec 3000 h o m m e s , au lieu d e L e c l e r c , fout était sauvé. On l'a r é p é t é à B o n a p a r t e , mais Bonaparte n'a pas daigné a c c o r d e r une aud i e n c e à ce g é n é r a l , distingué par sa c o n duite à Saint-Domingue , par sa naissance ; p a r son d é s i n t é r e s s e m e n t , et par les talents qu'il a montrés c o m m e président des C i n q Cents. C e général s'est trouvé dans u n e si m a u vaise position à S a i n t - D o m i n g u e , q u ' o n était obligé d'aller au fourrage avec d e u x cartouches. L e s Anglais lui offrirent 500,000 liv. pour
( 65 ) leur livrer le P o r t - d e - P a i x : il fut indigné d'une telle bassesse de la part du colonel W h i t e l o c k e . C e rôle de s é d u c t e u r , indigne d'un militaire, mérita le mépris d e tous mes camarades : W h i t e l o c k e croyait sans doute trouver clans un Français , le mulâtre L a p o i n te , son a m i , ou un traître d e son e s p è c e . L a lettre que lui écrivit le général Lavaux en r é ponse à sa p r o p o s i t i o n , mérite d ' ê t r e c o n servée. « Vous avez v o u l u , dit-il, me d é s h o n o r e r > aux yeux de mes soldats , en m e supposant » assez v i l , assez infâme p o u r trahir ma foi » p o u r un présent. C'est un affront p o u r lequel » vous me devez une satisfaction p e r s o n n e l l e , » et je la d e m a n d e au nom de l'honneur. Avant » donc aucune action générale , je vous offre » un combat singulier, jusqu'à ce que la m o r t » s'ensuive de l'un d e nous d e u x ; je laisse à » votre choix les armes et la manière du com» b a t , à p i e d ou à cheval. Votre qualité d ' e n « n e m i , sous le r a p p o r t de la p a t r i e , n e vous » donnait pas le droit de me faire u n e insulte « p e r s o n n e l l e ; e t , c o m m e p a r t i c u l i e r , je d e » m a n d e satisfaction d'une injure qui m'a été » faite par un individu. » Voilà l'homme que Bonaparte a p e r s é c u t é . 5
(
66
)
J e sais que quelques mulâtres ont eu contre M . Lavaux des préventions : malheureusement cette espèce d'hommes a eu des chefs a m b i tieux , qui ont cru qu'ils devaient, g o u v e r n e r , c o m m a n d e r les blancs et humilier les noirs. Puissent-ils être revenus d e leurs p r é j u g é s ! Voilà ce qui a éloigné d ' e u x u n e grande quantité d e colons leurs a m i s , ce qui a irrité T o u s s a i n t , et b e a u c o u p d e noirs contre e u x . L a majeure partie des hommes d e couleur ont autant de préjugés sur les noirs , que les blancs et surtout les patriotes des colonies en ont envers e u x . C e qui est inconcevable , c'est ce q u e ces d e u x classes d ' h o m m e s , ayant les mêmes idées sur l'esclavage, n'ont jamais pu s'accorder. D a n s b e a u c o u p d'occasions, les b l a n c s , q u o i q u e divisés par leurs o p i n i o n s , se sont r é u n i s ; mais jamais ils n'ont voulu se relâcher d e leurs prétendus droits sur les mulâtres. S o n t h o n a x , à son arrivée au P o r t - a u - P r i n c e , fit élargir les blancs qui y étaient détenus par M o n t b r u n , et m ê m e J u m e c o u r t ; en i n c o r p o r a une partie dans A r t o i s , c o m m e volont a i r e s , pour le temps que les Anglais m e n a c e raient la p l a c e , et renvoya les autres sur leurs habitations. Cette d é m a r c h e déplut à M o n t -
( 6 7 )
b r u n , qui regardait ces blancs comme ennemis des mulâtres. Quelques jours après l'arrivée d u commissaire, la cour martiale jugea un g é r e n t n o m m é P é l o u , natif d e Rouen ; ce blanc fut guillotiné ; les n è g r e s , effrayés d'un s p e c tacle nouveau p o u r e u x , firent un si grand c r i , que M o n t b r u n , qui entourait l'échafaud, n e p u t l'entendre sans être ému. L e l e n d e m a i n , Sonthonax fit enlever la guillotine. Elle n'a jamais servi d e p u i s . L e 17 mars 1794 M o n t b r u n fit entrer p e n dant la nuit ( à l'insu du colonel d'Artois , Desfourneaux, commandant de la p l a c e , ) u n e compagnie d e mulâtres et d e nègres à lui d é voués. Il marcha à leur tête contre la caserne des blancs , et canonna les soldats d ' A r t o i s , q u i y étaient tranquillement couchés et e n d o r m i s . U n e partie d e sa troupe se répandit dans la v i l l e , et égorgea tous les blancs qu'elle r e n c o n t r a . L e gouvernement fut cerné ; e t , sans le courage et l'intrépidité d e Desfourn e a u x , le commissaire aurait p é r i . C e général vint le délivrer à la tête d e quelques soldats d'Artois qu'il rassembla des p o s t e s , d e la c a serne et dans les rues où. ils se sauvaient en d é s o r d r e pour échapper à l'artillerie d e M o n t brun.
(68) E n passant devant la prison , Sonthonax donna ordre d'en ouvrir les portes : sans cette p r é c a u t i o n , le peu de blancs qui y étaient e n core détenus couraient les risques d'être égorgés. M o n t b r u n , à la tête de ses r é v o l t é s , dicta la loi à Sonthonax , qui s'était retiré à une h e u r e du matin avec les blancs au fort SainteClaire. A la pointe du j o u r , le colonel Desfourneaux avec sa t r o u p e , suivi des marins blancs et de la compagnie des mulâtres canonniers commandés par P é t i o n , allèrent solliciter Sonthonax de m a r c h e r sur M o n t b r u n , qui eût été d'autant plus facilement e x t e r m i n é , que H y a c i n t h e , le chef des noirs de la p l a i n e , était arrivé avec plus de six mille nègres au secours d u commissaire et des blancs. C'est à ce noir q u e les habitants d e la ville doivent leur salut. S o n t h o n a x , se rappelant sans doute l'incendie du C a p , n e voulut pas consentir à la p r o position qui lui fut faite : il préféra r e n t r e r seul au Gouvernement, et se m e t t r e à la m e r c i d e M o n t b r u n . 11 donna un congé au colonel Desf'ourneaux, et une permission à tous les blancs pour sortir d e la place. Alors ils se sauvèrent à L é o g a n e , ainsi que les navires qui
(69) p u r e n t quitter la rade. ( C e t t e ville avait été livrée aux Anglais au commencement d e janvier 1794, par le mulâtre Labussonière, Sanlec et T i b i , blancs : ces derniers étaient allés c h e r c h e r les Anglais à la Jamaïque.) A leur arrivée dans cette v i l l e , ces m a l h e u r e u x fugitifs furent obligés de p r e n d r e parti avec les Anglais; pour les y forcer, on leur refusait toute nouriture. C e u x qui eurent le courage de résister, furent jetés dans les schips prison de la J a m a ï q u e , o ù , à force de mauvais traitements, on est parvenu à en enrôler q u e l ques douzaines. Sans M . le marquis de la R o che-Jaquelin, ces braves Français eussent tous péri. On n e p e u t p a r d o n n e r a Sonthonax la faiblesse qu'il montra dans cette occasion : s'il eût fait marcher contre Montbrun , cet h o m m e eût été abandonné par sa troupe noire. Elle eût été d é t r o m p é e par H y a c i n t h e , tout d é v o u é aux blancs. Il ne refléchit pas dans cette terrible crise que cette affaire n'était pas la m ê m e que celle du C a p . T o u s les blancs , tous les nègres aimaient Sonthonax , et beaucoup d e mulâtres commandés par Pétion lui étaient attachés. M o n t b r u n , qui était ennemi d e Desfour-
(70) n e a u x , et qui redoutait S o n t h o n a x , fit croire à ceux qu'il introduisit dans la v i l l e , le 16 m a r s , qu'on avait conjuré la perte d e ce d e r n i e r , et que Desfourneaux voulait désarmer la légion E g a l i t é , qui était casernée et vivait en b o n n e intelligence avec le régiment d'Artois. P o u r exciter la défiance d e cette légion, M o n t b r u n plaça trois de ses complices du côté de la caserne des blancs , et leur fit tirer à minuit trois coups de fusil sur celle des noirs. C e u x - c i , qui étaient prévenus et presque tous sous les armes p a r c e q u ' o n leur avait insinué qu'on voulait les leur ô t e r , firent feu sur la caserne des b l a n c s , dont ils se croyaient attaqués. Les soldats d'Artois tous e n d o r m i s , réveillés par cette attaque i m p r é v u e , sautent sur leurs a r m e s : les u n s , quoique à d e m i - n u s , ripostent au feu avec vigueur ; les autres enfoncent les p a n n e a u x , et se sauvent dans la v i l l e , où ils trouvent leur colonel qui venait à leur secours. Si le commissaire eût été t u é , ce que d é sirait peut - être M o n t b r u n , qui n'aimait pas Sonthonax , on eût dit aux nègres : les blancs l'ont assassiné. C'était le m o y e n de les faire tous é g o r g e r , et voilà le but qu'on se proposait. Sonthonax, n'ayant plus que l'apparence d e l'autorité, donnait secrètement des passe-ports
(71) aux b l a n c s , p o u r se r e n d r e à Léogane : les agents de M o n t b r u n en arrêtèrent quelquesuns , entr'autres M . G o y , p r o p r i é t a i r e , et plusieurs a u t r e s , qui furent ramenés en prison malgré ces passe-ports. A cette n o u v e l l e , Polverel arrive des C a y e s , reçoit très-froidement son collègue, embrasse, d i t - o n , M o n t b r u n , pousse l'injustice jusqu'à faire arrêter M . Gau , propriétaire et s e c r é taire-général du G o u v e r n e m e n t . Il fit mille r e proches à Sonthonax d'avoir fait sortir d e p r i son J u m e c o u r t , l ' e n n e m i , d i s a i t - i l , le plus dangereux qui lût p a r m i les Anglais. Il lit faire quelques autres arrestations tant de blancs q u e d e mulâtres et m ê m e d e nègres. M o n t brun se porta à Bizoton avec quelques troupes noires et le p e u d e blancs qui étaient restés au P o r t - a u - P r i n c e . L e 3o juin les Anglais se présentèrent e n c o r e p o u r sommer la ville. L e parlementaire n e p u t aborder : les commissaires lui firent r é p o n d r e q u ' o n n'admettrait point d e parlementaire. M o n t b r u n fut attaqué à Bizoton par les A n glais ; il les repoussa ; mais un o r a g e , a c c o m pagné d'une pluie extraordinaire, procura aux Anglais le m o y e n d e s'introduire dans le fort. D e u x traîtres allèrent les p r é v e n i r , ils e n t r é -
(72) rent par la barrière. M o n b r u n p e n s a , c o m m e il était n u i t , que c'était un détachement de quelques compagnies de la légion n o i r e , qui rentraient à cause d e la pluie. Il était dans cette p e n s é e , lorsqu'un officier Anglais lui d i t : Vous êtes mon prisonnier. M o n t b r u n , armé de son espingole, lui brûle la cervelle. Cette surprise néanmoins mit le désordre dans sa troupe ; elle se crut trahie et se sauva, ainsi que l u i , au P o r t - a u - P r i n c e . Polverel voulut le faire arrêter ; mais les circonstances forcèrent les deux commissaires à se retirer sur J a c q u e m e l : en évacuant la place , ils défendirent aux noirs d'y mettre le feu. Ils furent obéissants : plusieurs se jetèrent au fort R o b e r t , où ils attendirent les A n glais, et leur tirèrent des coups de canon. Les blancs qui étaient restés dans la v i l l e , craignant les n o i r s , se sauvèrent, les uns à bord des navires marchands, les autres en plus grand n o m b r e au fort S t . - J o s e p h , d'où ils députèrent vers les Anglais p o u r les solliciter d e venir p r o m p t e m e n t . Ces fâcheux libérateurs a r r i vèrent le 5 juin 1794, à trois heures du soir. La légion Montalembert fut la première à e n trer : elle tira sur tout ce qui se rencontra dans les rues.
(73) Un officier de cette légion se transporta au fort, où plus de deux cents blancs et beaucoup de noirs s'étaient refugiés. Cet officier, n o m m é B é r e n g e r , muni d'une l i s t e , commença par appeler M . G o y , M . G a u , et trente autres. A la sortie du fort il eut la barbarie de tirer un coup de pistolet à chacun d'eux en les poussant d'une main de dessus la r a m p e du fort, et leur disant : Républicain, fais le saut de la roche Tarpeïenne. C'est ainsi que trente-deux malheureux propriétaires ou a u t r e s , déjà victimes d e Montbrun et de P o l v e r e l , furent assassinés par cet officier, qui m'avait été r e c o m m a n d é par M . Gouraud et à qui j'avais prêté dix portugaises et un cheval pour émigrer il y avait quatre mois. S'il m'eût trouvé , il ne m'eût pas épargné plus qu'un autre. T o u s eussent péri de cette manière sans le général anglais W h i t e , qui envoya de suite au fort Saint-Joseph la compagnie des canonniers d e L é o g a n e , avec deux de ses a i d e s - d e - c a m p , p o u r mettre fin au carnage. 11 fit le 6 une p r o clamation contre cet attentat. Malgré la profession qu'il y fait de justice et d ' h u m a n i t é , ce général n'a pas mon estime : sa conduite envers m o i fut des plus barbares. J'étais horriblement blessé et me traînais à peine : cependant il m e
(74) fît mettre en prison et aux fers, sans égard aux démarches de mes a m i s , T o u t i n e et plus d e trente personnes à leur service. M . le général W i l l i a m s o n , m'a dédommagé d e son injustice : c'est un de ces braves Anglais qu'on r e n c o n t r e très-souvent parmi les militaires de cette nation. L'infâme Bérenger se s a u v a , mais le maître de l'univers vengea ces malheureuses victimes : en fuyant à J é r é m i e , l'assassin se noya dans la rivière d e V o l d r o g u e . Les A n g l a i s , les blancs d e l'Arcaye et H y a c i n t h e , qui resta à leur s e r v i c e , prirent sous leur protection tous les b l a n c s , et on se fit loyalement la g u e r r e . A peine les commissaires furent-ils rendus à J a c q u e m e l , qu'il arriva de F r a n c e u n e corvette commandée par M . C h a m b o n . Il était porteur d'ordres qui les rappelaient en F r a n c e . Ils s'emb a r q u è r e n t avec la certitude d e porter leur tête sur l'échafaud. La mort du féroce R o b e s p i e r r e les sauva. Amis des Girondins, ils avaient leurs principes. Maintenant ils sont m o r t s , c'est à la postérité de les juger. M o n t b r u n fut arrêté à Jacquemel par Rigaud et mis aux fers. Il est repassé en F r a n c e , où il a su par ses intrigues se faire n o m m e r commandant du château T r o m p e t t e à Bordeaux.
(75) Hyacinthe a été du plus grand secours aux colons en restant avec les Anglais : s'il eût a c compagné les commissaires, jamais les cultivateurs n'auraient travaillé, et les Anglais ne fussent pas resté trois jours au Port-au-Prince. Il eût suivi Sonthonax ; mais il détestait P o l v e r e l et M o n t b r u n . Sa résidence près des Anglais lui fit p e r d r e u n e partie de son influence. Les mulâtres lui ont tendu un p i è g e , eh lui indiquant un r e n dez-vous par le m o y e n de quelques noirs : il s'y r e n d i t , fut saisi et fusillé (i). Ainsi périt ce jeune chef, âgé d e vingt-deux ans. Ami des b l a n c s , il n e fut jamais l'ennemi des mulâtres ; c e p e n d a n t ils ne l'aimaient pas.... il était nègre. A h ! mulâtres ! (i) J e dois faire connaître ce petit H y a c i n t h e . Il était d ' u n e s u p e r b e figure ; mais très-petit , t r è s - r a b l é et â g é d ' e n v i r o n v i n g t - d e u x ans. Il était esclave de M . D u c o u d r a i , n é g o c i a n t au P o r t au-Prince. Ce petit noir alla v o i r son m a î t r e après avoir servi M. de Blanchelande. M . D u c o u d r a i lui d i t : « J e te c r o y a i s m o r t ; p o u r q u o i m ' a s - t u quitté le j o u r de l ' i n c e n d i e ? — Les blancs ont v o u l u m e t u e r , répondit-il ; sans u n b o n b l a n c , j'étais m o r t . M M . T . . . L . . . . Ch.... v o u laient m e passer leurs baïonnettes au travers du c o r p s . » Il dit à son m a î t r e qu'il avait sauvé de l'incendie
( 7 6 )
L e brave Philibert avait aussi pris parti avec les Anglais: il vint me voir à la J a m a ï q u e , où j'étais prisonnier. J e l'engageai à quitter son h a bit rouge : Je suis lié, me d i t - i l , les larmes aux y e u x , il n'est plus temps. T r o p confiant dans les noirs , il a aussi péri c o m m e H y a c i n t h e par une trahison ; il a été victime de sa b o n n e foi , en croyant qu'il était encore aimé de ses Africains. Les mulâtres l'exécraient et il les payait de retour : il était aussi féroce envers eux que le flibustier Olonais envers les Espag n o l s . D e u x de ses frères avaient été tués par eux aux M a t e u x . Il ne pouvait encore leur pardonn e r de vouloir l'esclavage des nègres et d'être plus durs envers eux que les blancs. Ce Philibert était un philantrope dans le genre du flibustier. Lapointe était le seul coupable d e la mort d e ses d e u x frères ; mais dans ce maudit p a y s , q u a t r e sacs de g o u r d e s , et bien des effets ; qu'il les avait cachés dans u n t r o u à la m o n t a g n e de la C h a r b o n n i è r e . Il alla les c h e r c h e r , et il lui r e m i t des objets q u e son m a î t r e c r o y a i t b r û l é s ou p e r d u s . Il reçut de M . D u c o u d r a i la l i b e r t é ; ensuite il fut en plaine et il y r e n d i t les plus g r a n d s services. S o n autorité était d ' a u t a n t plus g r a n d e , que les noirs l'aimaient avec i d o l â t r i e , mais il a toujours été le p r o tecteur des blancs. S'il eût v o u l u , il aurait été le chef de la colonie , et plus puissant que Toussaint ne l'a jamais été.
(77 ) si un blanc tue un mulâtre, tous les blancs sont coupables ; si c'est un mulâtre qui tue un blanc, tous les mulâtres sont criminels. Les nègres sont tués par les deux partis et ils disent: Nègre, c'est toujours nègre; yo connais, yo doit mourir ; ce qui veux dire : « Les pauvres nègres seront toujours des n è g r e s , ils n'ont d'autre espoir que mourir. » Rigaud et P é t i o n , chefs des m u l â t r e s , ont fait la guerre aux Anglais avec h o n n e u r et ont refusé leurs millions. Malgré les colons blancs et de couleur, malgré leurs troupes d ' E u r o p e , et plus d e douze mille noirs enrégimentés et ayant p o u r auxiliaires les Espagnols, les Anglais n'ont pu gagner un pouce de terrain. Ils ont au c o n traire p e r d u Léogane et toute la côte du S u d . Voyant qu'ils ne pouvaient plus se maintenir dans la c o l o n i e , après avoir tout tenté près d e R i g a u d , de Pétion et de Toussaint pour les séduire, ils ont évacué le Port-au-Prince, etc. Mais par une politique attachée à ce g o u v e r n e m e n t , ils ont semé la g u e r r e civile entre Toussaint et Rigaud. L e premier protégé par e u x , et comme noir, a chassé le mulâtre. Cette guerre a fait périr plus d e noirs q u e toutes les guerres p r é c é d e n t e s . 11 s'y est fait des prodiges d e valeur ; ce n'était pas u n e g u e r r e , mais une extermination ; la rage était
( 7 8 )
t e l l e , que dans des sièges on mangeait les blessés plutôt q u e d e se r e n d r e . L a colonie était florissante sous T o u s s a i n t . Les blancs étaient h e u r e u x et tranquilles sur leurs b i e n s , les nègres travaillaient. L e c l e r c , semblable à C o r t è s , a cru y trouver le M e x i q u e . Toussaint a éprouvé à peu près le sort d u malheureux M o n t é z u m a , il est m o r t d e faim dans u n cachot à l'île d ' E l b e . J e ne voudrais pas être forcé d'écrire la guerre d e 1803 d e Saint-Domingue : ma p l u m e n e pourrait tracer des crimes aussi épouvantables. J e laisse aux acteurs dans cette guerre le soin d e ce tableau. Si on é p r o u v e des obstacles p o u r rentrer dans cette c o l o n i e , on les d e vra aux h o r r e u r s , aux perfidies, aux noyades , aux crimes a t r o c e s , dont quelques h o m m e s se sont rendus coupables envers des n o i r s , des mulâtres et des blancs m ê m e , dont ils n'avaient aucun sujet d e plainte avant leur arrivée. Quelle honte p o u r l'humanité et p o u r B...! J e finis. Jamais les Anglais n'auraient pris le P o r t au-Prince , si les blancs qui étaient résolus d e le d é f e n d r e , n'eussent été f o r c é s , le 17 m a r s , d e quitter cette ville ; et s i , en arrivant à L é o g a n e , ils n e se fussent décidés à aider les
(79) Anglais dans leur expédition contre la capit a l e ; démarche à laquelle les uns furent portés par la force, les autres par leur haine contre M o n t b r u n (i). Voilà quelles sont les causes de l'incendie d e cette c i t é , d e celle du C a p , de la liberté et de la prise de la capitale d e l ' O u e s t , et d e l'évacuation des Anglais.
(i) D e s f o u r n e a u x , qui c o m m a n d a i t au P o r t - a u - P r i n ce , fut aussi c o n d u i t à L é o g a n e sur u n b r i c k de l'état. I l fut r e ç u avec de grandes d é m o n s t r a t i o n s de joie p a r les Anglais q u i connaissaient sa h a i n e c o n t r e M o n t b r u n , et s'imaginaient le v o i r m a r c h e r avec eux c o n t r e les c o m missaires. D e u x jours après son a r r i v é e , d î n a n t avec le g é n é r a l anglais qui l'avait invité , il lui dit : « G é n é r a l , j ' a i u n e grâce à v o u s d e m a n d e r . — Parlez , général. — D o n n e z - m o i v o t r e p a r o l e d ' h o n n e u r q u e vous m e l ' a c c o r d e r e z . — Foi d'Anglais , je vous le p r o m e t s . — E h b i e n ! je vous d e m a n d e , que v o u s m ' a c c o r d i e z , à m o i et à m e s aides-de-camp , u n p a s s e - p o r t p o u r les E t a t s U n i s . » A c e s m o t s , l'Anglais confondu vit qu'il avait m a l à p r o p o s c o m p t é sur la défection d u général français ; il lui tint parole , et lui d o n n a , outre ce qu'il lui avait p r o m i s , les témoignages d'estime dûs à l ' h o n n e u r q u i ne sait pas se d é m e n t i r .
(80)
CHAPITRE
II.
Opinion du gouvernement anglais sur S a i n t Domingue, et de son influence sur l ' e x p é dition du général Leclerc. IL est prouvé que le cabinet britannique a d i rigé notre système colonial, lors de sa paix avec B o n a p a r t e ; mais avant d'entrer en mat i è r e , je vais faire connaître de quelle manière celte colonie leur a été l i v r é e , et r a p p o r t e r des faits dont j'ai été témoin. O u i , je le proclame à la face d e l ' E u r o p e ent i è r e , c'est au ministère anglais que Saint-Domingue doit tous ses m a u x , c'est à lui q u e les cupides et crédules F r a n ç a i s , qui les ont a p pelés dans cette colonie dès 1 7 9 3 , doivent r e p r o c h e r les malheurs dont ils ont été les v i c times , et la perte de cette île florissante. Les Anglais s'emparèrent du môle SaintNicolas en 1793. On ne p e u t les blâmer d ' a voir pris ce port i m p o r t a n t , il était utile à leurs opérations militaires. J e ne suis point injuste , la guerre a ses droits ; mais depuis cette é p o -
(81) que , c'est à eux que les tranquilles c o l o n s , résidant en F r a n c e et aux Etats-Unis, sont r e devables de la p e r t e d e leur fortune. Les Anglais me diront : jamais nous n'aurions c h e r c h é à nous emparer d e Saint-Domingue , si des colons ne fussent venus nous solliciter d e les protéger contre les commissaires : nous nous serions bornés à garder le môle ( i ) . J e répondrai s il est vrai que des colons (2) sont allés vous p r i e r , vous supplier m ê m e d e c h a s ser les délégués ; mais vous ne deviez p o i n t vous annoncer c o m m e les protecteurs d e Louis XVIII ; nous d i r e , que vous preniez cette colonie en son n o m , e t , tout en faisant ces p r o m e s s e s , ne jamais montrer le pavillon blanc , mais bien les griffes d e votre sanguinaire léopard. (1) O n sait q u e les Anglais n ' a i m e n t pas b e a u c o u p les plaines et les g r a n d e s terres : les points q u i d o m i n e n t sont ceux qu'ils c a p t u r e n t plus v o l o n t i e r s . G i b r a l t a r , le C a p de B o n n e - E s p é r a n c e , M a l t e , etc. ; le M ô l e avait p o u r eux le m ê m e a v a n t a g e . (2) Q u e l s étaient ces colons ? Sanlec et Tibi de Léog a n e , fils de b a n q u e r o u t i e r s confiseurs à N a n t e s ; u n m u l â t r e , L a p o i n t e , q u i avait été p e n d u en effigie au P o r t - a u - P r i n c e en 1787 ! voilà les colons q u i allèrent v o u s solliciter. Ils voulaient des guinées : c o m b i e n leur en a v e z - v o u s d o n n é ? 6
(82) L e 3 1 d é c e m b r e 1 7 9 3 , il parut en face dut P o r t - a u - P r i n c e u n e frégate. Elle mouilla. O n crut qu'elle était F r a n ç a i s e ; dans la nuit elle disparut avec Sanlec et T i b i , q u i , d e L é o g a n e , étaient venus la joindre. Senthonax arrivant du C a p depuis p e u , n e pouvait imaginer que les m u l â t r e s , n o m m é s commandants des places d e l'ouest par P o l v e r e l , seraient des traîtres. Il les crut fidèles, et montra d e la confiance dans des hommes qui semblaient devoir être les plus attachés à la France. L e mulâtre Lapointe vint de l'Arcaye au P o r t - a u - P r i n c e . Plus perfide q u e le grec Sinon , il dénonça au commissaire les blancs , et m ê m e quelques mulâtres d e Saint-Marc , d e l ' A r c a y e , du Boucassin et des Vases , c o m m e amis des Anglais (1). (1) Voici c o m m e n t ce L a p o i n t e gagna la confiance de S o n t h o n a x q u i revenait du C a p . Ce commissaire passa à S a i n t - M a r c . L a p o i n t e v i n t l'y recevoir. Il se r e n d i t à l ' A r c a y e , escorté p a r ce m u l â t r e . A son arrivée d a n s ce b o u r g , u n jeune h o m m e de c o u l e u r , esclave d e l'habitation P o i x , d e m a n d e à lui p a r l e r . L e c o m m i s saire v o y a n t ce jeune h o m m e tout t r o u b l é , lui dit : « Q u ' a v e z - vous , m o n ami ? — J e suis u n m a l h e u » r e u x , r é p o n d i t - i l . » I l t o m b e à g e n o u x , et laisse
(83) L e facile Sonthonax lui donna des secours d'hommes et d'argent. A peine ce brigand Peut-il quitté qu'il alla livrer à un commissaire britannique les soldats d ' E u r o p e qu'on lui é c h a p p e r u n p o i g n a r d . « Q u o i ! vous vouliez m ' a s s a s » siner? J e vous p a r d o n n e . » A l'instant L a p o i n t e entre c o m m e un furieux , avec q u a t r e ou c i n q m u l â t r e s . « S c é l é r a t , tu as v o u l u assassiner notre a m i , n o t r e » p è r e , le délégué de la r é p u b l i q u e ! — J e lui ai p a r » d o n n é , répétait S o n t h o n a x . — P o i n t de p a r d o n ! » s'écrie L a p o i n t e . L e jeune m u l â t r e v o u l u t parler, mais c e l u i - c i lui i m p o s a s i l e n c e ; les autres h o m m e s d e c o u l e u r , qui n'étaient pas du c o m p l o t , i n d i g n é s , l ' e n t r a î n e n t , et v o n t le fusiller, sans lui p e r m e t t r e d ' o u v r i r la b o u c h e . L a p o i n t e ne le quitta pas ; et lorsque ce m u l â t r e , qui était abattu p a r les r e m o r d s et p a r la perfidie d e ce n o u v e a u M a h o m e t , ouvrait la b o u c h e , on lui criait : » V e u x - t u te t a i r e , s c é l é r a t ! » Ce j e u n e h o m m e fut assassiné le 20 n o v e m b r e 1793 , à m i d i , s u r la route d e l ' A r c a y e au Boucassin. Ce ne fut q u ' a p r è s la livraison de Saint-Marc que Sont h o n a x a su que ce m u l â t r e avait été fusillé, et qu'il a c o n n u la v é r i t é sur cette affaire. C e p e n d a n t p e r s o n n e p a r m i tous les blancs d u P o r t - a u - P r i n c e ne l'ignorait. O n le disait h a u t e m e n t , et m e s amis m e répétaient : « C'est u n g r a n d m a l h e u r q u e ce coquin de S o n t h o n a x » n'ait pas été tué. Ce m u l â t r e a m a n q u é son coup , il » mérite son sort. » 11 y a à Paris un c o m m i s de la m a i s o n Corvoisier et B e n o i t , q u i p e u t attester ce fait.
(84) avait confiés , et les quartiers qu'il devait d é fendre , quartiers très-florissants, et où les cultivateurs étaient tous occupés à leurs t r a v a u x , quoiqu'on leur eût d o n n é la liberté (i). Peu de temps après la ville d e Léogane fut livrée aux Anglais. Lapointe gagna le mulâtre Labuissonnière , qui dirigea le commandant Gréfin (2). D e u x cent - cinquante Anglais a r -
L e s c o l o n s , à quelques exceptions p r è s , p a r d o n n e n t les crimes les plus a t r o c e s , les forfaits les plus é p o u v a n t a b l e s , à t o u t b l a n c q u i l e u r dit : Les nègres sont faits p o u r être esclaves ; les colonies ne p e u v e n t exister sans e s c l a v a g e . C'est p o u r cette raison q u e les h o m m e s les plus v e r t u e u x , les plus g r a n d s p h i l o s o p h e s , sont traités de s c é l é r a t s , e t c . J e leur ai mille fois r e p r o c h é cette m a n i è r e de v o i r , mais c'est inutilement. « V o u l e z - v o u s q u e n o u s s o y o n s réduits à la m i s è r e ? » Cela p r o u v e q u e ces d é c l a m a tions ne p a r t e n t pas de leurs c œ u r s ; et c'est p o u r aller a u d e v a n t de leurs craintes que je m e suis étudié à t r o u v e r u n m o y e n q u i puisse c o n v e n i r à tous les blancs et aux noirs. (1) P a r p o l i t i q u e , Polverel leur avait fait a c c r o i r e q u e les m a î t r e s étaient v e n u s le solliciter de l e u r d o n n e r la liberté. Cette c r o y a n c e les faisait tenir t r a n q u i l l e s , et les avait attachés à leurs p a t r o n s . (2) L a p o i n t e avait gagné le m u l â t r e L a b u i s s o n n i è r e , m a i r e de L é o g a n e , et q u i avait u n e g r a n d e influence sur
(85) r i v è r e n t , Sanlec et T i b i à leur tête. T e l était le n o m b r e de soldats anglais qui entrèrent à L é o g a n e ; c e p e n d a n t , à entendre leurs partisans, ils avaient plus d e douze mille Hessois arrivés à la Jamaïque : c'était avec cette force imposante qu'ils devaient r a m e n e r l'ordre et le b o n h e u r dans la colonie. L e 2 février, les vaisseaux anglais l'Europe,
le jeune G r é f i n , m u l â t r e , c o m m a n d a n t de la p l a c é . Ce fut avec b e a u c o u p de peine qu'il obtint le c o n s e n t e m e n t de ce jeune h o m m e . A p e i n e les Anglais furent-ils entrés , q u e G r é f i n , v o y a n t qu'ils n'étaient q u e deux c e n t c i n q u a n t e h o m m e s , dit q u ' o n l'avait t r o m p é . Ces m u r m u r e s le firent a r r ê t e r . Il était le p a r r a i n . Ce d'avoir trahi m a r s 1794,
filleul de L a p o i n t e : il fut r é c l a m é p a r son b r a v e j e u n e h o m m e lui fit des r e p r o c h e s la r é p u b l i q u e . L a p o i n t e le fit fusiller le 10 sur la place de l ' A r c a y e .
Ce jeune Gréfin , que je connaissais b e a u c o u p , m o u r u t en h é r o s , en disant à ses amis : « O u i , L a p o i n t e » v o u s fera tous p é r i r ; c'est m o n p a r r a i n , m o n oncle ; » c'est u n t r a î t r e . J'ai trahi la F r a n c e , je m é r i t e m o n » sort. Vive la r é p u b l i q u e ! » A l'instant il fut fusillé. Il était chef d ' e s c a d r o n . Il ne s'est pas t r o m p é : u n a n après , L a p o i n t e , c r o y a n t complaire aux Anglais , égorgea p l u s de soixante m u l â t r e s , ainsi q u ' o n l'a v u au, chapitre p r é c é d e n t .
( 8 6 )
le Sceptre, quatre frégates et quelques b â t i ments légers mouillèrent en grande rade du P o r t - a u - P r i n c e . Un canot parlementaire se rendit au rivage. D e u x officiers de marine et un de terre furent conduits au gouvernement. Ces envoyés furent introduits dans la grande salle , au milieu de plus de mille blancs. Sonthonax parut. La foule était si grande qu'il eut d e la peine à parvenir jusqu'à e u x . Un des Anglais prit la parole , et demanda à Sonthonax un entretien particulier. L e commissaire répondit : » D e s Anglais ne p e u v e n t » avoir rien de secret à me dire. Je ne p e u x , » messieurs, vous écouter qu'en public : parlez » devant tout le m o n d e , sinon vous pouvez » retourner à votre b o r d . » L'officier d e marine dit alors : « J e viens vous sommer d e la » part du roi d ' A n g l e t e r r e , de lui rendre cette » v i l l e , qu'il prend sous sa protection. — » Votre roi, dit Sonthonax en souriant, est » bien généreux ; mais je ne suis pas disposé , » non plus que tous les Français ici présents, à » lui remettre cette place. Les cinquante-deux » bâtiments qui sont en rade, sont-ils aussi » sous cette protection ? » L'Anglais r é p o n d i t : Nous sommes en guerre avec la France , ils sont de bonne prise.— Si nous étions forcés
( 87 ) d'abandonner la place, ils seraient réduits en cendres, reprit Sonthonax. Vive la République! vive Sonthonax! s'écria toute l'assemblée. Ces paroles partirent spontanément du coeur d e tous les F r a n ç a i s , d e toute c o u l e u r , et d é m o n t r è r e n t à ces Anglais que ce n'était pas avec leur escadrille qu'ils pourraient p r e n d r e le P o r t - a u - P r i n c e . Mort aux traîtres , s'écriait-on ? O n était indigné d e la conduite d e Lapointe et du commandant d e Léogane. Sonthonax invita les trois parlementaires à se rafraîchir. Ils a c c e p t è r e n t ; alors il proposa une santé à la r é p u b l i q u e , les Anglais y burent ; ils proposèrent à leur tour un toast au r o i G e o r g e s . Sonthonax s'y prêta avec grâce. « Les républicains n e doivent pas s'empresser » d e boire à la santé des rois , dit-il. Celui » d'Angleterre gouverne un p e u p l e libre, cette » raison m e porte à le faire avec plaisir. » U n pareil d i s c o u r s , si Sonthonax eût comparu devant le tribunal révolutionnaire, n'eût pas m a n q u é d'être le sujet d'une accusation capitale. Avant d e partir , les Anglais voulurent s'ét e n d r e sur les malheurs qu'entraîneraît une r é -
(88) sistance inutile. « Soyez tranquilles, messieurs, » dit le commissaire , d'un mot j'aurai cent » mille soldats, et sous p e u Léogane , Saint» M a r c , l ' A r c a y e , J é r é m i e , le M ô l e , ver» ront flotter le pavillon national. » L e s Anglais retournèrent à b o r d d e l e u r chaloupe. Sonthonax l'avait fait remplir d e dindes , d e poules, d'œufs, d e légumes, d e fruits , e t c . Ils partirent. L e l e n d e m a i n , le c o m o d o r e J. F o r d écrivit u n e lettre au commissaire , p a r laquelle il le sommait d e r e n d r e la ville , ou qu'il allait la b o m b a r d e r et la réduire en c e n d r e s . Sonthonax répondit : « Monsieur le c o m o d o r e , » N o s canonniers sont à leurs postes. » L e c o m m i s s a i r e , SONTHONAX.
O n s'attendait à être attaqué ; mais , à la pointe du j o u r , tout avait disparu. Quelle leçon p o u r les Français q u i c o m m a n d e r o n t aux îles ! Cette conduite d e Sonthonax lui attira tous les coeurs. Dussent quelques colons m e traiter d e scélérat, d e brigand, je courus lui offrir mes s e r v i c e s , avec cette ardeur d'un vrai F r a n ç a i s , d'un Breton q u i , en temps d e g u e r r e , ne peut voir sans frémir le pavillon britannique.
( 89) Cette conduite franche d e Sonthonax changea les esprits prévenus contre lui. Nous fîmes quelques sorties sur L é o g a n e , sur l'Arcaye,toujours avec le plus grand succès. Sans la malheureuse affaire du 17 m a r s , tous les quartiers avant un mois auraient vu r e n verser ce pavillon qui n'avait jamais flotté à S a i n t - D o m i n g u e : cette colonie vierge était sauvée et tranquille (1). C'est d e l'affaire du 17 m a r s , qu'il faut dater les maux dont les provinces d e l'ouest et du sud ont été accablées. Sans doute quelques particuliers ont fait d'immenses fortunes avec les Anglais ; mais combien d e milliers d e familles ont été ruinées et jetées dans la plus affreuse misère par l'arrivée
(1) M o n t b r u n , voilà t o n o u v r a g e ! Si tu n'avais p a s a r r ê t é les b l a n c s , si tu ne les avais pas d é s a r m é s , si t u n'avais projeté l'affaire du 17 m a r s , tu te serais c o u v e r t de g l o i r e ; n o u s aurions chassé les A n g l a i s , t u aurais profité de n o t r e c o u r a g e . C a r je te r e n d s justice : je crois que t u n e voulais pas l i v r e r la colonie aux e n n e mis ; mais était-ce avec des noirs q u e t u voulais défendre la ville et les b â t i m e n t s de la r a d e ? T u as t r o p d'esprit p o u r i g n o r e r q u e les noirs n ' a t t a c h e n t p o i n t d ' i m p o r t a n c e aux v i l l e s , et q u e l e u r défense est de les b r û l e r . D i s - m o i d o n c ce q u e t u voulais ?
(90 ) d e ses insulaires, et par la trahison de L a pointe ! C o m m e n t ce gouvernement spéculateur n'at-il pas vu qu'il lui était impossible de faire la conquête d e cet île? C o m m e n t les honorables membres du parlement ne se sont-ils pas élevés contre un ministère qui jetait inconsid é r é m e n t de l'or et des hommes , sur une terre qui dévorait dans un instant et ses soldats et ses trésors ? L ' e x p é r i e n c e avait d é m o n t r é aux Anglais q u e malgré leurs troupes e l l e s colons de toute couleur d e Saint-Marc, d e L é o g a n e , du Portau-Prince et de l ' A r c a y e , d e J é r é m i e , ils n e pouvaient gagner un pouce d e terrain. Ils formèrent douze mille hommes de troupes n o i r e s , ce qui n'eût pas eu lieu si H y a c i n t h e n'eût r e d o u t é Polverel et M o n t b r u n . C e petit noir valait plus q u e cinquante mille hommes aux Anglais. S'il se fût réuni aux commissaires, les Anglais n'auraient pu rester huit jours au Portau-Prince ; ce qu'on a pu remarquer au p r e mier chapitre. M a l g r é ces nouveaux renforts, malgré cette armée d e n o i r s , commandés p a r des Français braves et audacieux , ils ont p e r d u L é o g a n e , T i b u r o n , et enfin ont été forcés d'évacuer l a
(91) colonie devant Toussaint et Rigaud , quoique ces deux chefs n'eussent que des troupes noires mal disciplinées, mal armées et soutenues seulement par quelques centaines de soldats d'Europe. L e s Anglais ont perdu dans cette g u e r r e plus d e quarante-cinq mille soldats blancs , dépensé plus d e 20 millions sterlings, et ont fini par traiter avec un n o i r , ci-devant esclave, qu'il m é p r i s a i e n t , et q u e , d e u x jours aupar a v a n t , ils traitaient de brigand (1). L'univers aura peine à croire que les A n glais ont mieux aimé traiter avec un noir qu'avec le général Hédouville ; c'est à eux seuls que ce général doit son départ d e la colonie (2). Toussaint en a été accusé par lui. Il n e p e u t être coupable (c'est un noir). Le rétablissement d e Saint-Domingue était son ouvrage. Il était jaloux d e n'en partager la gloire avec p e r s o n n e , et de r e n d r e cette colonie à la F r a n c e . (1) J e ne c o m p r e n d s pas d a n s ces pertes les F r a n çais de toutes couleurs m o r t s à leur service. Q u ' i m p o r tait au ministre Pitt! c'étaient des F r a n ç a i s . (2) Ils voulaient l ' i n d é p e n d a n c e . Ils n'auraient p u l'obtenir du général H é d o u v i l l e ; il était t r o p b r a v e et t r o p attaché à sa patrie p o u r le souffrir.
(92) Il voulait attacher son n o m à l'évacuation des Anglais. Si le général Hédouville avoit voulu mettre d e côté son amour p r o p r e , se dessaisir d e ses prérogatives militaires , laisser Toussaint jouir de son o u v a g e , il eût épargné bien des m a u x , et la guerre entre Toussaint et Rigaud n'aurait pas eu lieu. U n général blanc eût été coupable d'avoir agi c o m m e l'a fait Toussaint. C e p e n d a n t bien p e u de généraux français auraient cédé avec plaisir le fruit d e victoires a c h e t é e s , c o m m e celles de T o u s s a i n t , par tant d e peines et d e sacrifices. L e général M o r e a u est le seul qui ait montré ce dévouement à sa patrie. Combien trouve-t-on d'Aristide ? L e s Anglais, s'apercevant que R i g a u d , les mulâtres et beaucoup d e noirs blâmaient Toussaint d e sa conduite envers le général Hédouville, excitèrent l'animosité de ces d e u x c h e f s , e t , semblables à Caton q u i , pour sauver sa patrie , voulait que le sénat décrétât la guerre c i v i l e , ils la firent d é c l a r e r , non p o u r r e n d r e la colonie a u x Bourbons , mais pour y faire entrer leurs marchandises avec l'indépendance. Toussaint fit son entrée au P o r t - a u - P r i n c e .
(93) Les blanches les plus élégantes allèrent audevant de lui. Les colons si fiers , si orgueilleux ( q u i le m ê m e j o u r , sans d o u t e , le traitaient de b r i g a n d , d e scélérat, ainsi que les blancs qui servaient sous ce noir), se prosternèrent à ses pieds. Ils allèrent à sa rencontre avec la c r o i x , la b a n n i è r e , les encensoirs, et le sollicitèrent d e se mettre sous un dais porté par les quatre plus grands planteurs. L e vieux T o u s s a i n t , avec son mouchoir sur la t ê t e , son chapeau à trois cornes par-dessus, son habit bleu sans é p a u l e t t e s , et dans le costume le plus s i m p l e , refusa tant d ' h o n n e u r s , en disant : « Qu'il n'y a que Dieu qui doit » marcher sous un dais, et qu'au seul maître » d e l'univers on doit présenter de l'encens. » C'est ainsi que parlait un n è g r e . O n lui fit observer qu'il était d'usage que les gouverneurs fussent reçus de m ê m e . Il dit q u e son usage était d'être à cheval. Il fit son entrée d e cette m a n i è r e , escorté par tout ce qu'il y avait d e blancs et d e dames les mieux p a r é e s . Toussaint était trop fin p o u r être d u p e de tant d e bassesses ( i ) . ( i ) U n colon b l a n c d é s i r a i t , en 1798, être g a r d e magasin ; il avait présenté u n e d e m a n d e , et fait solli-
(94) Les colons étaient au comble de la joie ; on espérait que , sous les ordres du général noir on tuerait tous les mulâtres, et qu'on serait indépendants : c'est ainsi que pensaient alors les cinq sixièmes des colons. Les Anglais d o n nèrent des armes et des munitions à leur allié Toussaint. Il combattit sous le drapeau national contre les mulâtres qui combattaient; sous la m ê m e b a n n i è r e ; mais c e u x - c i , bloqués }
citer Toussaint de lui a c c o r d e r cette place. Soit qu'il n e c o n n û t pas ce b l a n c , soit qu'il le c o n n û t t r o p , il lui avait refusé cet e m p l o i . L ' é p o u s e de ce p é t i t i o n n a i r e avait fait bien des d é m a r c h e s p r è s de Toussaint ; elles avaient été inutiles. P e u de t e m p s a p r è s , elle a c c o u c h a d'un g a r ç o n ; elle alla p r i e r le général noir d'en être le p a r r a i n . « P o u r q u o i , » M a d a m e , v o u l e z - v o u s que je n o m m e v o t r e fils? V o » tre d é m a r c h e n'a d'autre b u t que de m e faire d o n n e r » u n e place à v o t r e m a r i ; car v o t r e c œ u r d é m e n t la d e » m a n d e que vous m e faites. — C o m m e n t , g é n é r a l , » p o u v e z - v o u s croire cela? Mon m a r i v o u s a i m e ; t o u s » les blancs vous sont attachés. — M a d a m e , je connais » les blancs ; si j'avais leur p e a u , o u i ; mais je suis n o i r , » et je connais leur aversion p o u r n o u s . Avez-vous b i e n » réfléchi à la d e m a n d e q u e vous m e faites? Si j ' a c » c e p t e , qui v o u s a dit q u ' à l'époque de la raison v o t r e » fils, v o y a n t q u ' u n n o i r est son p a r r a i n , n e vous e n » fasse pas des r e p r o c h e s ? — M a i s , général — » M a d a m e (en lui m o n t r a n t le c i e l ) , celui qui g o u -
(95) par les Anglais, n e pouvant plus recevoir des munitions par les A m é r i c a i n s , furent obligés d e se sauver. On fusilla c e u x qui furent pris. L e frère du général Rigaud se réfugia à la G u a d e l o u p e . 11 n'y avait jamais mis les p i e d s . Il y fut p e n d u par la raison qu'il était frère d e Rigaud. Cette belle province du S u d , qui faisait beaucoup de r e v e n u s , fut ravagée. T o u s s a i n t , flatté par les partisans de l'ind é p e n d a n c e et menacé d'être bloqué p a r l e s » » » » » » » » » » » » » »
v e r n e tout est seul i m m o r t e l . J e suis g é n é r a l , il est v r a i , mais je suis n o i r . Après m a m o r t , q u i sait si mes frères ne s e r o n t pas remis dans l'esclavage , et ne p é r i r o n t pas e n c o r e sous le fouet des blancs ? L ' o u v r a g e des h o m m e s n'est pas d u r a b l e . Les blancs colons sont les e n n e m i s des noirs. L a révolution française a éclairé les E u r o p é e n s ; nous sommes aimés et plaints p a r eux. V o u s v o u l e z p l a c e r v o t r e m a r i , e h b i e n , je lui d o n n e la place qu'il d e m a n d e . Q u ' i l soit h o n n ê t e h o m m e , et qu'il se rappèle que j e ne puis t o u t v o i r , mais q u e rien n ' é c h a p p e à D i e u . J e n e peux a c c e p t e r d'être p a r r a i n d e votre enfant : vous en auriez des r e p r o c h e s des colons , et p e u t - ê t r e u n j o u r de v o t r e fils. » Cette r é p o n s e d e T o u s s a i n t , en c r é o l e , est s u p e r b e , et mille fois plus a n i m é e dans ce langage n a t u r e l q u e d a n s n o t r e l a n g u e . J e ne l'ai pas écrite a i n s i , parce q u e m o n o u v r a g e , j ' e s p è r e , sera lu p a r d'autres que p a r des colons.
(96) Anglais, a c c e p t a , p o u r le salut d e la colonie ; la constitution qui l'en nommait p r é s i d e n t , en déclarant que cette présidence ne pouvait durer que pendant la guerre. Les Anglais sont au comble de la j o i e , tous les ports de Saint-Domingue leur sont o u v e r t s , ils aiment T o u s s a i n t , le fêtent; c'est un brave h o m m e . Ainsi se méthamorphose au gré des passions et de la c u p i d i t é , le ministère britanniqne ! Toussaint jouissait déjà de l'espérance d e la paix ; il n e cachait pas la joie qu'il aurait de remettre à la F r a n c e la colonie florissante et tranquille ; il se flattait hautement d e mériter par là l'estime de B o n a p a r t e , alors premier consul, dont il était l'admirateur, et qu'il avait, c o m m e bien d ' a u t r e s , la bonhomie d e croire ami sincère de la liberté. D e p u i s qu'il avait chassé les A n g l a i s , il d é sirait cette paix plus que tout autre ; il la r e g a r dait comme l'époque où il pourrait jouir d e son triomphe. Elle arriva. Alors la politique du cabinet britannique changea. Ce Toussaint dont il n'avait rien à craindre tant qu'il était son allié, quoiqu'il fût le plus zélé défenseur de la liberté de ses frères, devint d e suite un.
( 9 7 )
h o m m e d a n g e r e u x , ou plutôt Saint-Domingue, i n d é p e n d a n t e , était utile à l'Angleterre. Rendue à la France, il fallait l'anéantir et faire périr des Français. B o n a p a r t e , qui voulait passer p o u r pacificateur et qui n'était sans doute pas fâché d e se débarrasser d e l'armée d ' E g y p t e qui le d é testait et de celle du Rhin dont il connaissait l'attachement p o u r M o r e a u , n e balança pas à a c c e p t e r la proposition qui lui fut faite, d ' e n v o y e r cinquante mille hommes à S a i n t - D o m i n g u e , et d e r a m e n e r l'esclavage. 11 n e fut pas si délicat q u e le directoire : ses m e m b r e s n'avaient pas voulu consentir à la p a i x , p a r c e que la p r e m i è r e condition était d'envoyer u n e a r m é e dans cette île et d ' y r e m e t t r e les noirs sous le joug. ( i ) . (i) A m o n r e t o u r de B r e s t , lors de l'expédition de L e c l e r c , je m e t r o u v a i en société avec M . N i o u . Il m e d i t h a u t e m e n t q u e : « L e s Anglais n'avaient jamais v o u l u « faire la paix avec le directoire , q u ' à la condition qu'il » e n v e r r a i t 5 o , o o o h o m m e s à S a i n t - D o m i n g u e , et q u ' o n » y r a m è n e r a i t l'esclavage. » L e s d i r e c t e u r s r é p o n d i r e n t qu'ils n e v o u l a i e n t p o i n t s'immiscer dans le r é g i m e des colonies anglaises , et qu'ils n e p o u v a i e n t c h a n g e r u n système d é c r é t é p a r la n a t i o n , et r e c o n n u d ' a u t a n t plus équitable, que S a i n t - D o m i n g u e se r é p a r a i t de j o u r en j o u r .
7
(
98
)
L e ministère anglais ne s'écarta point d e sa politique accoutumée : quelle joie pour lui de voir enfin arriver l'instant de l'accomplissem e n t des voeux qu'il n'a cessé d e faire depuis cent ans p o u r l'anéantissement d e S a i n t - D o mingue ! Ces ministres savaient bien q u e les soixante mille h o m m e s seraient reçus par T o u s saint , si on allait en amis ; mais ils voulaient qu'on trouvât des ennemis. Ils voulaient q u e Saint-Domingue fût un monceau de c e n d r e s , et que cent mille Français périssent. Bonaparte fut fidèle à son traité avec eux ; son beau-frère L e c l e r c fut obéissant à ses instructions ( Ï ) , et il n'y manqua qu'après qu'il ( i ) J e m e t r o u v a i à l'arrivée de M o r e a u à P h i l a d e l p h i e , en s e p t e m b r e 1 8 0 5 . N o u s n o u s e m b r a s s â m e s c o m m e les d e u x plus anciens amis. D è s le l e n d e m a i n n o u s p a r t î m e s p o u r Morisseville. J e d e m e u r a i quinze jours avec lui. U n soir je lui dis : « J'ai v u à la G u a d e l o u p e le t o m b e a u de R i c h e p a n s e , » p l a c é sur le r e m p a r t du fort S a i n t - C h a r l e s . » — « R i c h e p a n s e , m e d i t - i l , s'est c h a r g é d'une m i s » sion i n d i g n e de l u i , de ses t a l e n t s , d ' u n h o n n ê t e » homme. » — «Tu m e s u r p r e n d s , lui r é p o n d i s - j e . » — « A v a n t son d é p a r t , le général Richepanse m e c o m » m u n i q u a ses i n s t r u c t i o n s . Il n e m e dissimula p a s » qu'il lui r é p u g n a i t de les exécuter. Elles p o r t a i e n t
( 9 9 )
eut vu que les nègres avaient brûlé la ville du C a p , qu'ils s'étaient armés et que le noir Maurepas (i) avaient battu les généraux D e b e l l e et » » « » » » » »
que si les m u l â t r e s et les nègres de la G u a d e l o u p e recevaient les F r a n ç a i s avec plaisir , il fallait e m p l o y e r tous les m o y e n s p o u r les forcer à la révolte, afin d'avoir le prétexte de les c o m b a t t r e . J'observai à R i c h e p a n s e qu'il ne devait p o i n t se c h a r g e r d ' u n e pareille mission. Il m e r é p o n d i t : « J'ai a c c e p t é , mais je t r o u v e r a i les m o y e n s d ' é l u d e r les o r d r e s d u p r e mier consul. »
» » » » » » « »
» L a conduite qu'il a t e n u e en a r r ê t a n t le colonel Pélage, qui v e n a i t le v o i r , le r e c o n n a î t r e c o m m e gouv e r n e u r et lui d e m a n d e r ses o r d r e s , n'est pas e x c u sable. Si ce général v i v a i t , il ne se p a r d o n n e r a i t j a m a i s d'avoir c o m m i s u n e action qui a causé la m o r t à t a n t d ' h o m m e s , d o n t trois c e n t s , c o m m e les S p a r tiates , se sont fait sauter p l u t ô t que d'être remis dans les fers. Il est h e u r e u x d'être m o r t ; sa conscience lui eût toujours r e p r o c h é sa c o n d u i t e . »
A son a r r i v é e à la N o u v e l l e - A n g l e t e r r e , l'ambassad e u r , le général T h u r e a u , c h e r c h a i t à faire des e n n e m i s à M o r e a u . J e lui écrivis d'être sur ses gardes , en lui disant q u e le général R e y se c o m p o r t a i t différemment. Voici sa réponse : « T h u r e a u n'a jamais fait q u e des sot» t i s e s , c o m m e p a t r i o t e , c o m m e g u e r r i e r ; il c o n t i n u e » c o m m e d i p l o m a t e . R e y est u n b o n enfant; j e ferai » m o n possible p o u r ne pas le c o m p r o m e t t r e . » ( I ) L e général M a u r e p a s c o m m a n d a i t au P o r t - d e P a i x ; on fit m a r c h e r contre lui le général H u m b e r t .
(100) H u m b e r t au P o r t - d e - P a i x , et q u ' a i l l e u r s , ils trouvaient à chaque pas des flammes, des r é voltés et des c e n d r e s . M a u r e p a s , qui était réuni avec les blancs de cette ville , était disposé à r e c e v o i r les v a i s s e a u x ; mais v o y a n t des pavillons hollandais , il ne savait ce q u e cela signifiait. L e général H u m b e r t s'approcha des forts a v e c u n e c o l o n n e . M a u r e p a s e n v o y a u n a i d e - d e - c a m p au d e v a n t d e l u i , p o u r savoir ce qu'il voulait. O n signifia à l ' a i d e d e - c a m p de dire à M a u r e p a s de livrer de suite les forts a u général français. M a u r e p a s sortit seul a u - d e v a n t d ' H u m b e r t , et lui dit : « J e suis sous les o r d r e s de » Toussaint q u i est m o n chef, je ne puis v o u s r e m e t t r e » les forts sans ses o r d r e s ; attendez u n p e u , je vais lui » d e m a n d e r la c o n d u i t e que je dois t e n i r ; c'est l'affaire » de v i n g t - q u a t r e h e u r e s . » H u m b e r t , q u i savait q u e Toussaint était en r é v o l t e , ce q u ' i g n o r a i t M a u r e p a s , lui dit qu'il avait des o r d r e s d ' a t t a q u e r . M a u r e p a s lui o b serva que tout était p r é p a r é p o u r r e c e v o i r les F r a n ç a i s , q u ' o n avait fait r é p a r e r les casernes p o u r e u x , qu'il le p r i a i t d ' a t t e n d r e u n j o u r ou d e u x . — « J'ai des o r d r e s » d ' a t t a q u e r . — J e ne puis vous r e n d r e mes forts sans « o r d r e d u général Toussaint : si vous m ' a t t a q u e z je » serai obligé de m e d é f e n d r e . — J'ai m e s o r d r e s , je » suis forcé d'obéir ». M a u r e p a s se r e t i r e , se m e t seul u r le r e m p a r t du fort. L a t r o u p e du général H u m b e r t , forte de q u a t r e mille h o m m e s , fait feu sur lui : il reste a v e c le p l u s g r a n d sang froid sur le p a r a p e t . Il d e s c e n d d a n s le fort, et alors c o m m a n d e le feu à l'infanterie , qui consistait e n sept cents noirs et soixante b l a n c s . Les
( 101 ) C'est à cette époque que le général L e c l e r c fit une proclamation par laquelle il annonçait F r a n ç a i s furent q u a t r e fois r e p o u s s é s , et p e r d i r e n t plus de quinze cents h o m m e s . H u m b e r t fit sa retraite. M a n repas ne fit pas de sortie ; son b u t était de se défendre et n o n d ' a t t a q u e r . Il sut q u e le général Debelle m a r chait sur lui. Il avait u n poste au Calvaire ; il s'y r e n dit : le général Debelle y fut b a t t u et p e r d i t sept c a n o n s . E n f i n , à la crête à P i e r r o t , position q u i a été si fam e u s e dans cette e x p é d i t i o n , et d o n t le n o m o c c u p a les oisifs de P a r i s , n o u s avons p e r d u plus de trois mille h o m m e s ; et si les noirs eussent enlevé le b a c , l ' a r m é e n ' a u r a i t p u faire sa retraite sur l'Artibonitè : b e a u c o u p de soldats se sont n o y é s dans cette r i v i è r e . Q u e l q u e t e m p s après , le général L e c l e r c v o y a n t q u e les noirs dépendaient l e u r l i b e r t é , fit u n e p r o c l a m a t i o n p a r laquelle il déclarait que son intention n'avait jamais été de ramener l'esclavage H u m b e r t la p o r t a à M a u r e p a s . Celui-ci lui dit : « Si vous m'aviez dit c e l a , v o u s » auriez é p a r g n é la vie à de b r a v e s F r a n ç a i s que j ' a i m e « de t o u t m o n c œ u r . Nous voulons notre liberté, et » nous périrons tous pour la maintenir, J e vais t o u t » faire a u p r è s de T o u s s a i n t p o u r l'engager à se r e n d r e , » e t , s'il p e r s i s t e , je t o u r n e r a i m e s a r m e s c o n t r e lui. » M a u r e p a s alla t r o u v e r Toussaint, qui lui dit : « Peux-tu » c r o i r e à la franchise des F r a n ç a i s ? s'ils avaient été » nos amis , auraient-ils agi c o m m e ils l'ont fait ? n e - » devaient-ils pas e n t r e r au C a p c o m m e amis ? ils y a u » raient été b i e n reçus ; v o y a n t qu'ils ne sont pas les » plus f o r t s , ils v e u l e n t n o u s d é t r u i r e p a r u n e perfi-
(102) q u e , si les colons parlaient d e ramener l'esclavage, il les ferait rotir comme leurs cannes
» die , et n o u s attirer p o u r nous m i e u x a n é a n t i r . » M a u r e p a s e m p l o y a tout ce qui était en son p o u v o i r p o u r le p o r t e r à la p a i x ; mais Toussaint c o n t i n u a la g u e r r e . M a u r e p a s d o n n a q u a t r e mille h o m m e s noirs q u i f u r e n t sous les o r d r e s d u général D e s f o u r n e a u x . Ce général fut a t t a q u é à Plaisance p a r Toussaint. Sans le courage des t r o u p e s blanches et la p r é s e n c e d'esprit d u général français qui avait c o m b a t t u dans ce p a y s , Toussaint e û t r e m p o r t é la victoire ; h e u r e u s e m e n t il la p e r d i t . L e s n o i r s étaient placés sur u n e des aîles , et se b a t t a i e n t a v e c a c h a r n e m e n t . Toussaint se p r é s e n t e seul à eux et l e u r dit : Quoi! vous tirez sur papa, zautres! A l'instant ces q u a t r e mille noirs se jètent à g e n o u x . Il y avait q u e l q u e s blancs q u i t i r è r e n t sur Toussaint : il m a n q u a d'être t u é . P e u de t e m p s après ce général n o i r r e n t r a , et fut a r r ê t é p a r u n e perfidie. M a u r e p a s r e ç u t u n e lettre du général L e c l e r c datée d u C a p . C e général lui m a r q u a i t qu'il était c o n t e n t de ses services , qu'il voulait faire sa connaissance , et qu'il lui réservait le c o m m a n d e m e n t d u C a p . M a u r e p a s s ' e m b a r q u a sur u n e frégate au Port-de-Paix, a v e c sa f e m m e , ses enfants et q u a t r e cents soldats n o i r s . Arrivés dans la r a d e d u C a p , on v e u t lui m e t t r e des b o u l e t s au p i e d s , et le jeter à la m e r . Il s'y élance l u i m ê m e , en disant : Brigands , c'est ma fortune que vous voulez ; vous n'aurez pas l'honneur de me noyer. Sa
( 1 0 3 )
desséchées (i). Ministres anglais , voilà votre ouvrage : dix milles pères d e f a m i l l e , tous
f e m m e , ses enfants et q u a t r e cents soldats nègres furent jetés à la m e r dans la r a d e d u C a p . U n n o m m é C o u p e t se d é g a g e a des boulets , et se sauva sur le rivage de la petite a n s e . Il a n n o n ç a cette nouvelle à C h r i s t o p h e , et dans le m ê m e instant on t r o u v a le c a d a v r e de M a u r e p a s q u e les flots avaient jeté sur la rive. Ce général n'avait p u g a g n e r la t e r r e ; u n r e q u i n lui avait coupé la cuisse. Christophe r e c o n n a î t son beau-frère : alors , n ' é c o u t a n t que sa r a g e , il e x t e r m i n e tous les blancs qu'il r e n c o n t r e sous sa m a i n , et r e c o m m e n c e les hostilités. Telles sont les circonstances du r e n o u v e l l e m e n t de la g u e r r e . L ' a r r e s t a t i o n de Toussaint n'en a pas été la p r e m i è r e c a u s e ; c'est la m o r t de M a u r e p a s et du général noir Charles C h e v a l i e r , qui fut p e n d u avec sa f e m m e . Cette n o u v e l l e A r r i e , v o y a n t que son m a r i m o n t r a i t de la faiblesse, lui dit : « Q u o i ! t u ne sais pas m o u r i r p o u r » la liberté ! » Elle sauta sur la c o r d e et se p e n d i t . (1) Q u e l q u e s colons du C a p n e p u r e n t s ' e m p ê c h e r de dire à M . de Bénézech : « Cette a r m é e q u e nous dési» rions avec t a n t d ' a r d e u r , nous t r a i t e , nous colons » c o m m e elle traite les nègres ; sa c o n d u i t e n o u s fait » r e g r e t t e r Toussaint. » — « M e s s i e u r s , r é p o n d i t Bénézech, remerciez vos n è » gres de s'être révoltés ; s'ils se fussent soumis , vous. » étiez t o u s traités c o m m e des traîtres , des émigrés ; » vos biens eussent été confisqués , et ils v o u s r e s t e n t . » O u i , mais dans quel é t a t ?
(104) F r a n ç a i s , vous invitent à ne plus vous mêler d e notre système des colonies ; dans peu d e temps elles seront florissantes. Mettez u n t e r m e aux maux que vous avez faits à ma p a trie ; regardez les ossements de cent c i n q u a n t e mille individus de tout sexe qui vous b é n i raient , si vous aviez proposé à Bonaparte u n traité contraire à celui que vous aviez fait avec un nègre e s c l a v e , Toussaint. Serez-vous assez b a r b a r e s , après nous avoir aidés à r e c o n q u é r i r les B o u r b o n s , p o u r porter envers cette race antique d e nos rois u n e d é fiance que vous n'avez pas e u e pour T o u s s a i n t ? Exigerez-vous encore de cette auguste famille le sacrifice d e cent mille F r a n ç a i s , pour que la F r a n c e n'ait d'autres trophées que des cadavres et des c e n d r e s ? Voulez-vous voir ruisseler encore le sang des E u r o p é e n s et des Africains sous les terres brûlantes et fertiles d ' H a ï t i ? V o u l e z vous encore rallumer les passions d e ces colons aveugles qui ne désirent que l ' i n c e n d i e , le carnage et la mort ! Si vous avez conçu de tels p r o j e t s , quelle garantie nous d o n n e r e z - v o u s ? V o t r e parole ? on ne peut s'y fier. Vous deviez r e n d r e M a l t e , l'avez-vous fait ? Voulez-vous encore nous déclarer la g u e r r e , lorsque nos armées seront à S a i n t - D o m i n g u e ? D o n n e z -
( 1 0 5 )
n o u s en otage Gibraltar , M a l t e , le C a p d e Bonne - Espérance , Anvers et les forts d e la J a m a ï q u e , alors on p o u r r a envoyeru e a r m é e . Puisque vous voulez dominer sur tout le globe , que vous voulez faire peser votre sceptre mercantile sur toute la t e r r e , exigez d o n c que les Espagnols , les P o r t u g a i s , fassent p é r i r dans leurs auto-da-fé les noirs et les m u lâtres dont ils ont fait des ministres de la r e l i gion ; exigez donc que ces nations traitent leurs noirs avec une barbarie semblable à celle que vous avez e x e r c é e naguère sur vos e s claves et sur les Indiens des rives du G a n g e . V o t r e injustice envers la nation française a p r o u v é à toute la terre la haine implacable que vous portez depuis des siècles à des F r a n çais qui dans tous les temps ont aimé et adm i r é vos compatriotes. Interrogez nos p r i s o n n i e r s , ils vous diront que si l'injustice est dans votre p o l i t i q u e , vous leur avez prouvé qu'elle était aussi dans vos coeurs : j ' e n ai été témoin et victime. Vous avez cédé aux instances de la b r a v e , d e la généreuse nation que vous gouvernez ; vous avez aboli la t r a i t e ; pourquoi n'avezvous pas détruit l'esclavage ? est-ce p o u r avoir encore l e prétexte de publier que vos c o l o -
(106) nies des Antilles ne peuvent exister sans q u e Saint-Domingue soit sous ce r é g i m e ? Voilà v o t r e tactique : si vous aviez d o n n é la liberté à vos n o i r s , vous n'auriez pu forcer la F r a n c e à rétablir l ' e s c l a v a g e , et l'obliger à détruire u n e nouvelle a r m é e , c o m m e vous avez fait sous Bonaparte. O u i , vous le voulez. V o u s n e pouvez mettre en avant vos colonies d'Antig u e s , de Saint-Christophe, e t c . , puisque dans vingt-quatre heures vous êtes les maîtres d e faire mourir d e faim tous les n o i r s , s'ils se r é voltaient. Vous n e citez jamais que la J a maïque. Quelle est d o n c cette Jamaïque dont vous parlez toujours ? elle ne vaut pas la p a roisse d e la C r o i x - d e s - B o u q u e t s . A v e c trois mille hommes vous en réduiriez tous les noirs. S'ils ne se sont pas insurgés à l'époque où vous n'aviez q u e six cents hommes dans cette î l e , pouvez-vous craindre aujourd'hui une r é v o l t e , lorsque vous avez formé des régiments d'Africains qui peuvent facilement les c o n tenir ? On dit que vous avez adouci le sort de vos esclaves : achevez votre généreuse action, et ordonnez que les noirs d e vos colonies soient co-partageants. Ils ne se révolteront pas si vous l e u r déclarez q u e le parlement ordonne qu'ils
(107) r e c e v r o n t le quart d u r e v e n u , pour, fruit d e leurs sueurs ; ils se jèteront à vos g e n o u x , ils vous béniront d e ce bienfait, et la tranquillité sera éternelle dans toutes les colonies. A d o p tez le règlement que je présente à toutes les nations ; il est fondé sur l ' e x p é r i e n c e , et ass u r e , par son e x é c u t i o n , cette véritable liberté qui quadruplera la consommation d e vos fabriques. Craindriez-vous les colons ? Q u o i ! depuis six cents ans vous inondez le m o n d e entier d e sang humain pour forcer les peuples à se fournir dans vos magasins, et vous n'oseriez maintenant donner la liberté à quelques esclaves ! Les colons sont d o n c plus puissants que tous les souverains d e l ' E u r o p e , qui ont plié jusqu'ici sous votre verge m e r c a n t i l e ? Nous verrons au congrès qui va se t e n i r , si votre g o u v e r n e m e n t actuel aura aussi la force d e dicter sa l o i , en forçant les puissances à ne pas exiger que le pavillon couvre la m a r chandise. C'est à ce congrès q u ' o n pourra découvrir si le ministère anglais conserve envers ma patrie la haine que tous les Français ont droit d e lui reprocher. Si le pavillon couvre la marchandise , nous pourrons dire : L e gouverne-
( 1 0 8 )
ment britannique cesse enfin d'être n o t r e i m placable ennemi. Philantropes anglais, français, e s p a g n o l s , hollandais, hommes sans passions, lisez le r é glement ci-joint. J'ai le droit d e réclamer son exécution près d e vous ; il est le fruit d e mes observations , d e mes fatigues et d e mes voyages dans presque toutes les colonies ; il est votre sûreté contre les perfidies q u e l e gouvernement anglais emploie contre ses ennemis. Colons a l i é n é s , qui voulez tuer tous les mulâtres, tous les noirs, je vous défie de m e citer un seul article de mon code qui ne puisse convenir à toutes les c o l o n i e s , un seul qui contrarie vos i n t é r ê t s , si ce n'est celui d e ne plus vendre des hommes. Si vous le r e j e t e z , vous servez la cause du cabinet britannique (i). J e connais votre caractère : vous n'êtes point (1) Ce c a b i n e t n o u s a appris à p o r t e r envers lui la m ê m e défiance que les noirs de S a i n t - D o m i n g u e d o i v e n t avoir envers n o u s . Il a été aussi perfide , aussi cruel e n v e r s la F r a n c e que le g o u v e r n e u r de B o n a p a r t e l'a été envers T o u s s a i n t , les m u l â t r e s et les n è g r e s . P o u r q u o i ne g o u v e r n e - t - o n pas les h o m m e s avec la franchise et la l o y a u t é ? L a diplomatie n'est a u t r e chose que le m e n s o n g e c o u v e r t de son m a s q u e .
( 109 ) méchants ni durs par réflexion ; c'est, chez la plupart d e v o u s , la c o l è r e , la passion, la crainte d e voir vos noirs oisifs, qui vous font tenir des propos q u i , s'ils sortaient d e vos coeurs, prouveraient que vous êtes des tigres. D a n s l'Inde , le sultan d e M y s o r e avait apprivoisé d e ces féroces animaux (i) : h e u r e u x s'il eût pu adoucir les facteurs anglais qui ont désolé sa patrie ! Voulez-vous leur ressemb l e r ? partez pour les rives d e l'Indostan ; vous trouverez des a m i s , des p r o t e c t e u r s et m ê m e des maîtres parmi les agents d e la compagnie des Indes. C e p e n d a n t , si le ministère anglais était aussi équitable dans sa politique qu'il l'est dans ses transactions et dans celles d e ses agents, il serait le p r e m i e r ministère d u m o n d e , et les hommes le placeraient dans l ' O l y m p e . Qu'il agisse ainsi, il sera le plus g r a n d , le plus puissant de tous les cabinets : alors les peuples lui sauront gré d e tenir dans ses mains la b a lance d e la justice; s'il s'y refuse, ils doivent se réunir p o u r le forcer à être juste.
( i ) Les Indiens du fils d ' H y d e r Aly avaient élevé trois gros et é n o r m e s tigres. Ils étaient si bien p r i v é s , qu'ils les suivaient dans les bazards ( m a r c h é s ) de S e r i n g a patam.
(110)
CHAPITRE
III.
Des malheurs qui résulteraient d'une nouvelle guerre portée à Saint-Domingue. MON opinion a toujours été qu'on n e devait point chercher à r e c o u v r e r S a i n t - D o m i n g u e p a r la force des armes. J ' e n fis part au général L e c l e r c , par u n mémoire que je lui adressai à B r e s t , le 2 1 frimaire an 1 0 : il ne fit point d'attention à ce que je lui écrivais, il méprisa mes avis : q u ' e n est-il résulté ? qu'il a p é r i avec toute son a r m é e , et que la c o l o n i e , r é g é n é r é e par T o u s s a i n t , a été p e r d u e p o u r la F r a n c e . Si je pensais ainsi en l'an 1 0 , je n'ai pu q u e m e confirmer dans ma manière d e voir , par le mauvais succès d e L e c l e r c ; mauvais succès que j'avais prévu et prédit avant l ' e m b a r q u e m e n t des t r o u p e s . J e sais que malgré ce terrible é v é n e m e n t , il y a b e a u c o u p de c o l o n s , q u i , oubliant leurs p r o p r e s malheurs et la perte que la F r a n c e a faite d e cinquante mille h o m m e s , l'élite des armées du R h i n et d ' E g y p t e , désirent a r d e m m e n t u n e e x p é d i t i o n , afin d e combattre
(111) les mulâtres et les noirs : ils ne rougissent m ê m e pas de dire qu'il faut tous les exterminer et repeupler la colonie avec la côte d'Afrique. Ils ne réfléchissent pas qu'il serait i m p o s sible , quand bien m ê m e on pourrait parvenir à tuer tous les n o i r s , de trouver assez d e capitaux chez les négociants de F r a n c e p o u r faire la traite et leur v e n d r e encore à crédit des esclaves. Ils n e se rappèlent pas q u e depuis d e u x cents ans ou transporte des n è gres à Saint-Domingue; e t , malgré ce long e s p a c e de temps leur population n'a pas e x c é d é sept cents mille. C e u x qui pensent ainsi sont des fous q u ' o n doit plaindre et ne pas é c o u ter , car cette cruelle conduite mettrait dans la plus excessive misère ces colons qui p a r lent avec tant d ' i n c o n s é q u e n c e , (i) ( i ) J'ai r e m a r q u é que t o u s ces égorgeurs q u i v e u l e n t a n é a n t i r j u s q u ' a u d e r n i e r des n o i r s , sont ceux q u i n ' e n p o s s è d e n t a u c u n . Q u ' o n i n t e r r o g e les p r o p r i é t a i res , et a u j o u r d ' h u i les g r a n d s seigneurs r e n t r é s a v e c Louis X V I I I , tels q u e les d ' O r l é a n s , les D u r a s , les R o h a n , les V a u d r e u i l , les Praslin , les S é g u r , etc. , tous se refuseront à u n e action aussi ruineuse q u ' a t r o c e . Q u e ces d é c l a m a t e u r s m a r c h e n t à l ' a v a n t - g a r d e ; mais n o n , c'est à l'arrière-garde , aux E t a t s - U n i s et à Paris qu'ils se t i e n n e n t .
\
(112) Les colons animés par la haine et la v e n geance , n e veulent pas voir qu'au m o m e n t où Leclerc est arrivé à Saint-Domingue, T o u s saint n'avait aucune vue hostile , qu'il n'avait fait aucun préparatif p o u r s'opposer aux F r a n ç a i s , qu'au contraire il avait fait m e t t r e e n prison le noir A n n e c i , d é p u t é à la c o n v e n tion , qui était revenu de P a r i s , et qui avait annoncé que Bonaparte voulait ramener l ' e s clavage, et qu'à cet effet il viendrait u n e arm é e d e blancs. M a l g r é la sécurité dans laquelle étaient tous les n o i r s , L e c l e r c trouva la plus vive résistance après que ce général eut écrit à C h r i s t o p h e , commandant du C a p , u n e lettre que celui-ci trouva arrogante. Voici quelle fut sa réponse : « O n nous p r e n d d o n c encore p o u r des es>> claves! Allez dire au général q u e les F r a n » çais n e marcheront ici que sur un m o n c e a u » de cendres , et que la terre les brûlera. » A ces mots , il p r e n d une torche , met luim ê m e le feu à sa m a i s o n , qui était d é c o r é e d e la manière la plus é l é g a n t e , et se m e t en d é fense : ainsi commença l'incendie (I). >
(a) J e dois à la vérité de dire , q u e jamais C h r i s t o p h e ne s'est b a t t u avec les b r i g a n d s , qu'il a toujours été
(113) La première faute que fit L e c l e r c , fut d e rester trois jours en panne devant le C a p , ce qui fit croire aux blancs et aux noirs que c ' é taient des A n g l a i s , car ils ignoraient que la paix fût faite. Sa lettre à Christophe les désabusa, et leur fit connaître que les Français ne venaient point c o m m e amis. Ils furent confirmés dans cette opinion par les dispositions militaires q u e nous fîmes p o u r entrer au C a p . Alors ils m a r c h è r e n t contre nous c o m m e ils auraient fait contre les Anglais. Si L e c l e r c eût envoyé un avis aux chefs noirs, pour les prévenir d e l'arrivée des troupes, et qu'il fût entré en droiture dans le C a p , il n'y aurait peut-être pas eu d'insurrection ; mais sa conduite lui fit trouver de la résistance , et le força d e revenir sur le plan qu'il avait adopté l'ami des blancs , q u e le j o u r m ê m e que la flotte a p a r u d e v a n t le C a p , il en avait t r e n t e à d î n e r sur son habitation , et q u ' a y a n t appris p a r la vigie q u ' o n s i gnalait des vaisseaux , il dit : « Si c'étaient des vaisseaux » français ! » E t à l'instant il p o r t a u n toast à l'armée française. Il était m a î t r e - d ' h ô t e l chez m a d a m e M o d i o n , q u i tenait la p r e m i è r e auberge du C a p . Q u a n d cette d a m e s'est réfugiée aux E t a t s - U n i s , Christophe lui a fait u n e p e n s i o n de 6,000 francs. C o m b i e n de blancs n ' o n t pas les m ê m e s sentiments de r e c o n n a i s s a n c e !
8
(114) d'après les ordres de B o n a p a r t e , en déclarant qu'il ne venait point ramener l'esclavage ( c e qui fit rentrer le général Maurepas et sa troupe); et p o u r en convaincre , il fit des noirs officiers supérieurs: mais le coup était p o r t é , ils ne virent plus d e bonne foi dans les b l a n c s , et ils s'en défièrent encore davantage , lorsque L e c l e r c , par une trahison, eut fait arrêter T o u s s a i n t , qui s'était retiré , et vivait paisiblement sur son habitation. Il aliéna, par cette c o n d u i t e , l'esprit de tous les n o i r s , qui ne virent plus en lui qu'un h o m m e qui voulait les t r o m p e r . 11 donna sa confiance au féroce D e s s a l i n e , dont il fut la d u p e : ce général noir allait d ' h a bitations en habitations égorger les nègres qu'il savoit dévoués aux b l a n c s , et revenait ensuite rapporter que c'étaient des brigands qui ne voulaient pas travailler. 11 se joignit à C h r i s t o p h e , qui le premier leva l'étendard d e la révolte; il fit capituler l'armée d e R o c h a m b e a u , qui à la sortie du port fut prise par les Anglais. Les noirs savaient tout ce qui se passait, par le moyen des domestiques nègres ; car tel p a raît dévoué à son maître pour ramener l'esclavage , qui n'est qu'un espion qui dissimulé avec un art connu des seuls Africains, arc
( 1 1 5 )
dont les Européens seront toujours les d u p e s . T e l l e s furent les causes qui firent manquer l'expédition d e Leclerc , incendier le Cap , et massacrer tous les blancs par Dessaline. Il y a l o n g - t e m p s que Pétion serait vaincu par Christophe, sans l a rivalité qui existe entre les noirs du nord et ceux de l ' o u e s t , rivalité dont les blancs d e ces deux provinces n e sont pas exempts ; mais aussitôt qu'une armée p a raîtra , on verra cesser cette jalousie : il est naturel que le mot d e ralliement des noirs soit celui de liberté, puisque le mot d'esclavage est celui de tous les c o l o n s , dont les divisions ont été bien plus grandes que celles qui existent entre les noirs. On peut voir les sentiments des noirs au sujet d e la liberté par la lettre citée en note, trouvée le 27 septembre 1791 sur l'habitation Gallifet (1).
(1) Le 4 septembre À monsieur
le général
et citoyens
« M o n s i e u r , n o u s n'avons jamais
1791. du
Cap.
prétendu
nous
é c a r t e r d u d e v o i r et respect que nous d e v o n s au r e p r é s e n t a n t de la p e r s o n n e d u r o i , ni m ê m e à t o u t ce qui d é p e n d de sa majesté : nous en avons des p r e u v e s p a r d e v e r s nous ; mais v o u s , m o n g é n é r a l ,
\
homme
(116) J e ne doute pas que les mulâtres anciensl i b r e s , ne soient très-satisfaits de la chute d e Bonaparte et de la rentrée des Bourbons. Dans
j u s t e , descendez vers n o u s , v o y e z cette t e r r e q u e n o u s a v o n s arrosée de n o t r e s u e u r , que dis—je , de notre sang ; ces édifices que nous avons élevés et dans l ' e s p o i r d ' u n e juste récompense : l'avons-nous obtenue ? N o n , m o n G é n é r a l ; le r o i , l'univers, ont gémi sur n o t r e s o r t , et o n t brisé les chaînes q u e nous p o r t i o n s , et n o u s , h u m b l e s victimes , nous étions prêts à t o u t , n e v o u l a n t p o i n t a b a n d o n n e r nos maîtres : q u e dis-je ? j e m e t r o m p e , ceux qui d e v a i e n t nous servir de pères , après D i e u , étaient des t y r a n s , des monstres indignes du fruit de nos t r a v a u x ; et vous v o u l e z , b r a v e G é n é r a l , q u e nous ressemblions à des brebis , q u e n o u s allions n o u s jeter entre la gueule d u loup ! N o n , il est t r o p t a r d ; D i e u q u i c o m b a t p o u r l'innocent , est n o t r e guide , il ne nous a b a n d o n n e r a jamais , ainsi voilà n o t r e devise : Vaincre ou mourir. P o u r vous p r o u v e r , m o n G é n é r a l , q u e nous ne s o m m e s pas aussi cruels q u e l'on p o u r r a i t le croire , n o u s désirons d u meilleur de n o t r e â m e , d é f a i r e la p a i x ; mais aux clauses et c o n ditions q u e tous les blancs se retireront par d e v e r s v o u s , soit des m o r n e s , ou de la plaine p o u r se retirer dans leurs foyers , sans en excepter u n s e u l , et p a r c o n s é q u e n t a b a n d o n n e r o n t le C a p ; qu'ils e m p o r t e n t leur o r et leurs bijoux , nous n e c o u r o n s qu'après n o t r e c h è r e liberté, objet si p r é c i e u x . V o i l à , m o n G é n é r a l , n o t r e profession de f o i , que nous s o u t i e n d r o n s j u s -
(117 ) toutes les discussions au sujet de leurs d r o i t s , je les ai souvent entendus répéter que Louis X I V leur avait a c c o r d é ces mêmes droits politiques. q u ' à la d e r n i è r e goutte de n o t r e sang ; il ne nous m a n q u e ni p o u d r e , ni canon , ainsi la mort ou la liberté. D i e u veuille nous la faire obtenir sans effusion de s a n g , t o u s nos v œ u x seront a c c o m p l i s ; et croyez qu'il en coûte b e a u c o u p à nos c œ u r s p o u r avoir pris cette voie , mais hélas ! » J e finis en vous a s s u r a n t que t o u t le c o n t e n u de la p r é s e n t e , est aussi sincère q u e si n o u s étions p a r d e vers vous t o u s . L e r e s p e c t q u e n o u s v o u s p o r t o n s , et q u e nous j u r o n s de m a i n t e n i r , n'allez p o i n t p r e n d r e cela p o u r f a i b l e s s e , en ce q u e n o u s n ' a u r o n s jamais d'autre devise : Vaincre ou mourir pour la liberté. N o u s s o m m e s avec r e s p e c t , M o n s i e u r et G é n é r a l , v o s t r è s - h u m b l e s et très-obéissants s e r v i t e u r s . Les g é n é r a u x et chefs qui c o m p o s e n t n o t r e a r m é e . » P. S. P e r m e t t e z , si vous daignez nous r é p o n d r e , vous p o u v e z e n v o y e r u n e p e r s o n n e en p a r l e m e n t a i r e , n o u s le r e c e v r o n s avec plaisir , p o u r v u qu'il soit m u n i d ' u n pavillon blanc , et qu'il soit seul et sans a r m e s . N o u s vous j u r o n s sur tout ce qu'il y a de plus sacré , q u e nous respecterons ce p a r l e m e n t a i r e , c o m m e n o u s exigeons qu'il nous en soit fait a u t a n t à n o u s . N o u s vous prions q u e ce soit u n b l a n c de préférence à u n n è g r e , et nous j u r o n s qu'il sera respecté. » Signé
JEAN-FRANÇOIS.
Cette lettre a été transcrite sur l'original.
(118) Ils savent que la famille des Bourbons a toujours conduit avec bonté le peuple Français. N u l doute qu'ils se réuniront sous la bannière du roi : mais, pour être victimes des préjugés des blancs, et subir de nouveau les humiliations dont ils ont été trop long-temps abreuvés, ils suivront plutôt l'exemple du mulâtre Delgrès, qui leva l'étendant d e la guerre à la Guadeloupe , et qui aima mieux se faire sauter avec trois cents des siens que d e se soumettre. C e n'est donc qu'en faisant cesser ce p r é jugé si r i d i c u l e , si funeste à la colonie , et que les habitants de l'île de F r a n c e et d e Bourbon ont senti la nécessité d'étouffer, qu'on p e u t s'assurer de cette portion d e la moitié du sang des blancs , qui n'eût jamais dû être esclave. L e s Hollandais n'ont aucun préjugé de couleurs envers les hommes libres ; les Anglais n'en ont que très-peu ; les Espagnols et les P o r t u gais , aucun ; puisqu'il y a des mulâtres et des nègres p r ê t r e s , et qui disent la messe. Les mulâtres ne sont pas n o m b r e u x aujourd'hui. Toussaint s'est rendu criminel en cherchant à anéantir une classe d'hommes q u i , à la v é r i t é , n'aime point les noirs , mais qui avait c o m battu les Anglais, sous Rigaud et P é t i o n , avec des succès honorables p o u r eux et utiles p o u r
( 1 1 9 )
la F r a n c e . L e u r petit n o m b r e n e leur p e r m e t d e se soutenir que parce qu'ils ne parlent pas d e ramener l'esclavage. Les troupes sont c o m posées de noirs et de mulâtres esclaves ; et si ces troupes s'aperçoivent que les hommes d e c o u l e u r , anciens libres, sont dans l'intention d e les livrer à u n e armée d e b l a n c s , Pétion lui-même sera leur première victime. D ' a i l l e u r s , il ne faut pas s'imaginer que tous les mulâtres soient partisans des blancs c o lons : en g é n é r a l , ils ne les voient qu'avec h o r r e u r ; e t , si Rigaud et Pétion les ont soufferts, c'est parce qu'ils les jugent utiles c o m m e négociants, et qu'ils ont la certitude d e p o u voir d ' u n mot les a r r ê t e r , les chasser ou d i s poser d e leur vie. Les hommes d e couleur sont aussi divisés entre e u x que les blancs : plusieurs généraux distingués, tels q u e Martial Besse et a u t r e s , sont réunis à Christhophe et servent volontairement sous ses o r d r e s . En g é n é r a l , les m u lâtres du nord aiment Christophe , qui n'a jamais cessé d'être l'ami des blancs et qui a un ton et des manières très - distingués ; tous c e u x qui l'ont vu lui rendent cette justice. L e c l e r c pouvait dès le premier jour trouver ce noir dévoué à la m è r e - p a t r i e , puisqu'il était
( 120) décidé à passer en F r a n c e , pour rejoindre so,n fils qu'il y avait envoyé pour sou éducation : mais la lettre insolente d e ce général blanc et ses menaces avant d'entrer au Cap l'irritèrent tellement, qu'il se résolut à la guerre. Les noirs ne me paraissent pas si faciles à séduire que les mulâtres (anciens libres). Les premiers ont long-temps été enthousiastes d e Bonaparte ; mais la conduite de ce c o n q u é rant les a rendus tellement s o u p ç o n n e u x , qu'il n ' y a que les actes d e la plus grande loyauté qui puissent leur persuader que les Bourbons veulent adoucir leur sort. J e crois donc qu'on doit envoyer à SaintD o m i n g u e , comme commissaires du r o i , des personnes en qui la considération que d o n n e la naissance soit soutenue par une grande réputation d'honneur et de modération. D e pareils interprètes des volontés du roi peuvent seuls espérer de se faire écouter. M . le baron M a louet, ministre de la m a r i n e , est connu par ses principes sages et sa conduite philantropique : son ouvrage sur les colonies, s'il y était r é p a n d u , pourrait opérer le plus grand bien. Il semblerait d'abord convenable d'envoyer à Saint-Domingue, comme commissaires du r o i , des personnes qui y sont propriétaires. Mais
(121) où trouver de ces hommes sans passions, des hommes qui sachent mettre d e côté tous les préjugés? 11 en est sans doute ; m a i s , je le d i s , il en est très-peu dans la seconde classe des propriétaires : c'est donc parmi les anciens grands seigneurs qu'on peut trouver d e véritables pacificateurs. On en rencontrerait e n core dans l e clergé : j'ai la conviction que trois é v ê q u e s , accompagnés de curés et de vicaires, les uns et les autres reconnus pour joindre à la pureté du dogme une morale d o u c e et tolér a n t e , exerceraient l'influence la plus heureuse sur les esprits. Ces prêtres devraient être laissés dans les paroisses, et y prêcheraient, c o m m e p r e m i è r e base de la l i b e r t é , l'amour de l'ordre et du travail. J e connais un sage dont Bonaparte n'a pas voulu suivre les conseils; c'est M . le colonel d u génie de Vincent. Il est très-aimé des chefs n o i r s , et non moins estimé des m u l â t r e s , q u i n'ont aucun r e p r o c h e à lui faire. Il a été le conseil de T o u s s a i n t , lorsque ce noir n'avait pas encore persécuté ces d e r n i e r s , ce qui l'a fait lui-même persécuter par Bonaparte. Son â g e , son e x p é r i e n c e , sa qualité d e p r o p r i é taire à Saint-Domingue et en F r a n c e , le d é vouement qu'il a toujours manifesté pour les
(122) Bourbons dès l'an 1 7 9 5 , où je l'ai connu à P h i l a d e l p h i e ; tout me fait croire que c'est u n des hommes qui peuvent le plus aisément p e r suader aux noirs que les intentions du roi sont d e faire leur bonheur. Il était employé à l'île d ' E l b e avant la révolution qui y a relégué B o naparte : malgré son âge et les d i s t a n c e s , il se fera un devoir d e r é p o n d r e à la confiance d e son souverain , et d e remplir u n e mission honorable et utile. M a i s , si l'on envoie une a r m é e avant de c o n naître les intentions des c h e f s , c ' e s t , selon moi, vouloir obtenir le m ê m e résultat que sous L e c l e r c , et u n résultat plus funeste encore , car les noirs sont mieux armés, plus aguerris, plus fortifiés, mieux commandés qu'à cette époque; ils ont d'ailleurs le coeur u l c é r é p a r les cruautés qu'on a exercées envers eux (en faisant des noyades à la Carrier, en les faisant dévorer vivants par des chiens , que, pour rendre plus féroces, on ne nourrissait que de chair de noir): cruautés peut-être au-dessus d e celles des Pizarro , des Almagro , féroces conquérants du P é r o u . N e pourrait-on pas laisser à Christophe le commandement d e la partie du n o r d , à Pétion celle du s u d , et donner à un capitaine-général
( 1 2 3 )
blanc celui d e la partie de l'ouest? Chaque g é néral serait indépendant l'un de l ' a u t r e , et correspondrait directement avec le minitre de la marine. J e présume que cette division est le p r e m i e r a c h e m i n e m e n t , p o u r qu'un blanc , clans quelques a n n é e s , soit le seul commandant d e la colonie. Je crois m ê m e que cela plaira à tous les généraux mulâtres et n o i r s , qui savent bien qu'ils doivent être commandés par u n b l a n c , mais qui redoutent la perfidie dont L e clerc a r e n d u victimes leurs frères et leurs amis. 11 me paraît urgent q u e le général blanc qui commandera dans l ' o u e s t , soit bien c o n vaincu que son principal but est de faire travailler les cultivateurs, d e les protéger contre la haine de quelques b l a n c s , si ceux-ci avaient l ' i m p r u d e n c e et la maladresse d'en manifester e n c o r e ; enfin, d'employer tous les moyens d e d o u c e u r , de conciliation , de prévenance m ê m e , pour r a p p r o c h e r les blancs et les m u lâtres , et cimenter leur union dans cette p r o vince. Il sera encore sage et généreux d ' a c c o r d e r des titres et des décorations aux g é n é r a u x , aux officiers s u p é r i e u r s , m ê m e aux soldats qui auront d o n n é ou qui donneront à l'avenir des preuves d'attachement et d e fidélité au
(124 ) r o i , et qui concourront à maintenir l'ordre et la tranquillité dans les ateliers. J e suis propriétaire à S a i n t - D o m i n g u e , mes plus grandes espérances pour élever ma famille sont fondées sur la restauration d e la c u l t u r e ; je ne dois à qui que ce s o i t , il m'est au contraire dû d'assez fortes sommes : si l'amour de l'humanité conduit ma p l u m e , on voit aussi que mon intérêt personnel me p o r t e à rechercher les moyens les plus p r o p r e s à réintégrer les colons exilés et d é p o s s é d é s , et à augmenter le produit de leurs biens. J e m e félicite d e ce que mon intérêt privé e s t , ainsi q u e celui de tous les c o l o n s , lié à l'intérêt p u b l i c . D u r e s t e , je ne demande aucune p l a c e : la seule que j'ambitionne est d'être au milieu des m i e n s , et d'y vivre d e manière à en être un jour r e g r e t t é . 11 faut que les noirs travaillent , qu'ils obéissent à leurs patrons c o m m e un soldat à son capitaine ; il faut une discipline juste et sévère ; il faut qu'ils soient protégés par les lois. Il n'existe pas un seul noir qui n e soit convaincu d e ce que j ' a v a n c e , pas un chef qui n'en donne encore aujourd'hui des preuves , pas un soldat noir qui se refuse à punir un cultivateur qui ne veut pas travailler, puisque
(125) ce soldat m ê m e sait q u e , sans la culture , i l ne peut recevoir ni s o l d e , ni les choses qui sont nécessaires à ses besoins et à ses jouissances. O n ne cesse de répéter q u e , p o u r faire travailler les n o i r s , il faut en tuer une partie ; ne leur parlez point de ramener l'esclavage, vous ne serez obligés d'en tuer aucun : parlez-leur de liberté, avec c e mot vous les enchaînerez à la culture. C o m m e n t a fait T o u s s a i n t ? comment ai-je lait avant lui dans la plaine du Culd e - Sac , sur l'habitation Gouraud , pendant plus d e huit mois après la liberté d é c r é t é e ? Q u ' o n interroge ceux qui m'ont c o n n u , les noirs m ê m e : tous vous diront que pas un nègre d e cet atelier, qui était de plus de quatre cent c i n q u a n t e , n'a cessé de travailler: cependant cet atelier passait pour le plus indiscipliné et le plus méchant d e la plaine. J'avais animé du m ê m e esprit trois sucreries dont j'avais la gestion. Si tous les noirs étaient depuis six mois venus d'Afrique ; s'ils avaient les idées des I n d i e n s , des G u y a n n e s , sur la vie i n d é p e n d a n t e , je dirais : M o n plan est i d é a l , impossible dans l'exécution ; c'est la force qu'il faut employer : mais les quatre-vingt-dix-neuvièmes des noirs savent q u e , sans travail, ils ne p e u v e n t obtenir les objets qui l e u r sont nécessaires,
( 1 2 6 )
q u ' i l n'est pas d'autre moyen pour satisfaire leurs besoins et leurs goûts. Ils savent qu'ils doivent travailler; ils le désirent et le v e u l e n t ; mais le souvenir des cruelles épreuves qu'ils ont faites les tient, dans une continuelle m é fiance. J e vais traiter, dans le chapitre suivant, du mode à adopter p o u r concilier ou consolider les intérêts d e tous. C e m o d e , je p e n s e , n e sera rejeté ni par les noirs ni par leurs c h e f s , et a u r a , j ' e n suis c o n v a i n c u , l'approbation des grands planteurs.
«
(
127
)
C H A P I T R E
IV.
De la nécessité de conserver aux Noirs la portion du quart qui leur a été allouée sur les revenus, et de l'avantage que le Propriétaire retirera de cette concession. JE crois avoir d é m o n t r é dans le chapitre p r é cédent les malheurs qu'entraînerait l'envoi d'une armée sans avoir préalablement envoyé des commissaires d u r o i . J e vais maintenant tâcher d e prouver l'avantage que le p r o p r i é taire retirera d e la cession du quart du r e v e n u aux cultivateurs. J'ai suivi les noirs sous le régime d e l'esclavage , je les ai suivis sous celui de la l i b e r t é , je les ai vus dans les colonies françaises, a n glaises, bataves et espagnoles. J'ai étudié dans toutes ces c o n t r é e s , leur e s p r i t , leurs moeurs, leurs usages ; c'est en vivant près d ' e u x , en les conduisant à la culture , à la g u e r r e , que j'ai appris à les connaître. C'est en m ' a i dant d e l'expérience autant que d e la raison, que j'ai dressé le code annexé à cet écrit.
(128) E n l'an 4, je fus chargé par le ministre des colonies d e l'inspection des cultures et des biens vacants de Saint-Domingue. M o n premier soin , en arrivant au C a p , fut d'aller consulter T o u s s a i n t ; je lui communiquai mon réglement. L e jugement qu'en porta ce général est bien capable de m e le faire présenter avec quelque assurance. Après l'avoir lu attentivement, il m e dit : « I l est étonnant q u ' u n b l a n c , rempli ordinairement d e préjugés contre n o u s , ait si bien trouvé les moyens de concilier les intérêts des propriétaires avec c e u x des cultivateurs. » Il me fit quelques observations dont j'ai p r o fité, et il adopta mon c o d e . S'il ne fut pas mis totalement à e x é c u t i o n , il faut l'attribuer à mon départ d e la c o l o n i e , qu'une longue maladie me força de q u i t t e r , et aux troubles qui suivirent : en ce m o m e n t , les i n s u r g é s , q u i étaient en grand nombre dans les montagnes de Sainte-Susanne , étaient secondés par les A n glais : E d o u a r d de Rouvrai était à leur t ê t e ; ils furent, en l'an 4 , chassés par les troupes aux ordres du général Desfourneaux et d e C h r i s t o p h e . Depuis cette affaire, les noirs se sont remis au travail et sont restés tranquilles juqu'à l'arrivée d e L e c l e r c .
( 1 2 9 )
Quelques jours après ce combat livré aux insurgés soulevés et secondés par les A n glais, dix blancs pacotilleurs du Cap partirent p o u r les montagnes d e Sainte-Suzanne, p r i n cipal foyer d e l'insurrection ; pas un n'a été t u é , ni m ê m e volé. Guerre la li caba, disent les nègres , nous té ben contents, ce qui veut dire : la guerre est finie. Quelle est la p r o v i n c e en E u r o p e où les blancs tiènent une semblable c o n d u i t e , après une guerre longue et cruelle ? Colons , voyagez dans le P i é m o n t , dans les Etats R o m a i n s , dans les C a l a b r e s , vous y s e rez égorgés : a Saint-Domingue, lorsqu'un noir a dit : guerre la licaba, vous pouvez aller nuit et jour votre bourse à la m a i n , vous ne p e r d r e z pas une piastre : jamais , depuis que la colonie e x i s t e , Un noir n'a volé sur un grand chemin. E n lisant ce r è g l e m e n t , on verra q u e je rends les noirs co-partageants du revenu , mais qu'ils sont attachés à la glèbe. Les v i n s , les far i n e s , les t o i l e s , les d r a p s , les s o u l i e r s , les goûts e u r o p é e n s , voilà les moyens d e les asservir : l ' h a b i t u d e , en leur faisant un besoin d e ces objets dont ils sont déjà très-envieux, leur imposera un esclavage volontaire ; et la portion de revenu dont on payera leurs travaux leur fournira de quoi satisfaire ce besoin. Voilà c e 9
(
130
)
qu'exige l'intérêt général d e la colonie et de la m é t r o p o l e , et ce qui assurera aux p r o p r i é taires leurs fortunes, au lieu qu'elles ne s e ront jamais que précaires sous un esclavage sans r é c o m p e n s e . Si les esclaves d e la partie du N o r d avaient eu une part dans les revenus , Jean-François et Biassou, en 1791 , n'auraient jamais réussi à incendier cette province ; ils auraient trouvé p r e s q u e tous les cultivateurs ardents à défendre des plantations sur lesquelles ils auraient eu des droits, et ceux-ci eussent d é c o u v e r t aux blancs les projets criminels des ennemis de la F r a n c e . Les colons les plus raisonnables ne sont point éloignés d'adopter mon o p i n i o n , et j ' e n ai beaucoup rencontré parmi les propriétaires q u e l'amour d e l'humanité et du bien public a depuis long-temps disposés à la partager. Quelques uns, m ' o n t fait observer que la répartition leur paraissait difficile. On verra combien elle est d'une facile exécution au chapitre qui traitera d e cette partie administrative. Les planteurs verront q u ' e n accordant à leurs cultivateurs le quart sur les revenus , après avoir p r é l e v é les frais d e manutention exprimés dans le règlement d e c u l t u r e , ils auront une autorité d'autant plus g r a n d e , que
(131) toujours , sous ce régime , ils trouveront la masse d e leurs ateliers p r ê t e à contraindre les paresseux (s'il s'en t r o u v e ) et m ê m e à les p u nir ( i ) , par la raison q u e , si l'un travaillait moins que l ' a u t r e , le cultivateur actif se t r o u verait lésé lors des partages. En payant les noirs sur les p r o d u i t s , o n évite les incendies ; car enfin , quel sera le noir q u i , p o u r se venger aujourd'hui d e son p r o priétaire , ira m e u r e le feu à une p i è c e d e c a n n e s , à une pile à bagasse? Ces c a s , q u i étaient très-rares sous l'esclavage, n'arriveront jamais lorsque le cultivateur sera certain q u e l u i , son p è r e , ses frères , ses s œ u r s , ses amis (l) P e n d a n t la l i b e r t é , d e u x mauvais sujets de l ' h a bitation G o u r a u d m e furent d é n o n c é s p a r leurs c a m a r a d e s , qui m e forcèrent de les e n v o y e r à la chaîne a u P o r t - a u - P r i n c e . L o r s q u e je leur disais : ils p e u v e n t chang e r , non, non, r é p o n d a i e n t - i l s , bon Dieu li fait yo comme ça, yo pas capable changer , li déshonorer nègres G o u r a u d , yo voleur trop. Ils les ont c o n d u i t s à la chaîne. Tel est l'esprit de tous les ateliers ; vous le savez tous , colons p r o p r i é t a i r e s . Les notaires , les p r o c u r e u r s des villes , les négociants ne c o n n a i s s e n t les nègres et n e les j u g e n t que p a r la c o n d u i t e de leurs d o m e s t i q u e s , q u e l'oisiveté r e n d en général de m a u vais g a r n e m e n t s . Ce que je p r o u v e r a i au chapitre des Noirs.
(132) o n t la certitude d'une part dans la pièce d e cannes qu'il incendierait. Sous l'esclavage, on sait que les cultivateurs étaient très-zélés pour la conservation des p r o priétés d e leurs m a î t r e s , qu'ils regardaient comme les leurs , puisqu'ils disaient toujours : habitation nous ; et cependant ces mêmes noirs n'avaient d'autres récompenses que des coups de fouet et un travail excessif. Aujourd'hui ces noirs deviendront des a r g u s , qui surveilleront les biens de leurs patrons avec un tout autre soin q u e lorsqu'ils étaient esclaves. L'intérêt viendra se joindre à l'habitude pour les attacher à l'habitation qui les nourrira et qui les aura vu naître. U n autre avantage q u e les propriétaires r e tireront en accordant un quart sur les r e v e n u s , c'est que ce quart deviendra le représentatif des trois autres quarts : ils connaîtront ainsi le véritable produit d e leurs habitations , et ils s'assureront en m ê m e temps de la fidélité d e leurs agents. J e connais assez les noirs p o u r avancer qu'ils seront les premiers à faire punir les réfractaires, et à les fouetter comme on le faisait sous l'esclavage. J e n'ai pas voulu parler d e cette punition et d'un châtiment qui leur rappèle
(133) toujours la servitude. D ' a i l l e u r s , j'ai la c o n viction que les noirs n'ont pas besoin d e Jouet p o u r travailler, puisqu'il y a des planteurs qui en faisaient rarement usage. J e me glorifie d'avoir été de ce n o m b r e ; et c e r t e s , sur les habitations dont j'étais c h a r g é , j'ai fait plus d e revenu que mes prédécesseurs, J e n'ai jamais eu un seul marron. Sur l'habitation Gouraud, quatre s'étaient échappés depuis dix ans : six mois après mon séjour sur cette habitation, ils vinrent me d e m a n d e r leur p a r d o n , que je leur accordai. Je punissais les noirs en les renfermant le dimanche à u n e barre q u e j'avais établie dans l'hôpital. Cette punition leur était plus sensible que le f o u e t , puisque plusieurs d'entre eux , m'ont souvent dit : t'en pri, ba nous, putot cinquante coups de fouet, que de mettre nous à la barre le dimanche. Cette manière d e les punir les affligeait d'autant p l u s , que je les faisais arrêter le samedi au s o i r , et que ce m ê m e samedi on d a n sait depuis huit heures jusqu'à minuit. Il faut bien peu connaître les noirs p o u r d o u t e r d e ce que j'avance : les écoliers e u x - m ê m e s p e n sent ainsi. J e suis si persuadé que le rétablissement d e la colonie tient à la portion a c c o r d é e aux c u l tivateurs , et qu'elle n e nuit point à l'intérêt
(134) des p r o p r i é t a i r e s , que je m'engage à faire sur les quatre habitations du Cul-de-Sac q u ' o n m e d é s i g n e r a , avec la m ê m e quantité d ' o u vriers qu'avant la révolution, un douzième d e revenu d e plus qu'en 1 7 8 9 , et sans fatiguer autant l'atelier. Si j'étais long-temps sur ces habitations, je prouverais q u e la population augmenterait d e plus d e moitié que sous l'esclavage. J'assure d e p l u s , que tous les cultivateurs seront h e u r e u x et c o n t e n t s ; non r i c h e s , p u i s q u e , portés par leurs goûts à acheter des vêtements et à se m e t t r e avec une p r o p r e t é r e c h e r c h é e , ils ne feront jamais aucune économie (1). Si les administrateurs des habitations veulent (1) J e puis assurer cela avec d ' a u t a n t plus de c e r t i t u d e , q u e les noirs q u i o n t quelques m o y e n s sont toujours t r è s - p r o p r e m e n t m i s . N o u s en avons en F r a n c e des exemples p a r les officiers, q u i , q u o i q u e r e f o r m é s , sont toujours vêtus avec u n e p r o p r é t é r e c h e r c h é e . J e puis e n c o r e citer u n fait à l'appui de ce que j ' a v a n c e . A la p r e m i è r e i n s u r r e c t i o n dans la p a r t i e de l ' O u e s t , les nègres s ' e m p a r è r e n t des serrures qui s e r v a i e n t a u x portes des b l a n c s , et les a p p o s è r e n t aux leurs ; ensuite ils s ' a p p r o p r i è r e n t les voitures et s'y firent t r a î n e r à l e u r t o u r . L e s voitures furent bientôt a b a d o n n é e s ; mais ils en ô t è r e n t les garnitures , et s'en firent des v ê t e m e n t s . D'autres p r i r e n t les g a r d e - r o b e s de leurs maîtres , et eu firent usagé.
( 1 3 5 )
mettre un peu de b o n n e volonté ( j e ne dis pas les p r o p r i é t a i r e s , d o n t l'intérêt est de c o n server leurs cultivateurs), et se prêter un peu à ce r é g i m e , tous les colons verront leur a i sance s ' a c c r o î t r e , et jouiront d'un bonheur d'autant plus g r a n d , qu'il sera partagé par tous c e u x qui travaillent à le leur p r o c u r e r . Dans mes v o y a g e s , j'ai fait part à plusieurs colons anglais et hollandais ( car ces gens écoutent avec plaisir les observations qui tendent au b o n h e u r d e leurs esclaves) j ' a i , d i s - j e , fait part de mes idées sur la portion a c c o r d é e aux cultivateurs; je n'en ai pas trouvé un seul q u i n e m'ait répondu : « N o u s n'avons nul. » doute q u e , si les noirs avaient u n e p a r t , ils » ne travaillassent d e c œ u r et bien davantage. » Il est surprenant que lorsqu'on a fondé des » colonies, on n'ait pas songé à l e u r a c c o r d e r » une portion sur les revenus : on aurait évité » par là bien des crimes et des malheurs. » J e passais souvent des journées entières avec M . le gouverneur F r é d é r i c y , riche p r o p r i é taire à Surinam , h o m m e instruit non moins qu'aimable. J e lui faisais observer q u e , si les esclaves se battaient avec acharnement contre les noirs marrons pour conserver quelques cochons, quelques poules, ils le feraient avec plus d ' a r d e u r encore lorsqu'ils défendraient,
(136)
outre leurs poules et leurs cochons, l'espérance que leur donnerait une pièce de cannes et de café. « Cela est vrai, me répondit-il, et j'ai la » certitude qu'un tel régime serait avantageux » aux colons propriétaires, ainsi qu'aux manu» factures de la m é t r o p o l e , quoique les p r o » priétaires qui résident en H o l l a n d e en» voient tous les six mois tout ce qui est n é w cessaire à leurs esclaves, et m ê m e à leurs » gérents. » Si je vais c h e r c h e r des exemples si l o i n , c'est que les colons ignorent presque tous que sur les habitations adjacentes aux quartiers occupés par les nègres m a r r o n s , telles que celles qui sont voisines du Sal Trou, les p r o priétaires sont obligés de fortifier leurs p l a n tages, et d'armer leurs propres esclaves contre les nègres m a r r o n s , qui ont fait des incursions chez eux. Ces nègres n'ont jamais pu être subjugués malgré les attaques des b l a n c s , des m u lâtres , des nègres l i b r e s , commandés par M . le général Belcombe et autres officiers du roi. Mais il y a des colons français qui refusent d e voir ce qui se passe sous leurs y e u x : tout ce qu'ils disent le p r o u v e . Ces nègres marrons se n o m m e n t d ' O c c o ; leur p r e m i e r chef a été un noir c o m m a n d e u r , nommé Lafortune, q u e son maître avait taillé injustement.
(137) C H A P I T R E
V.
Avantages que retirera la France en accordant aux Cultivateurs une portion sur les revenus. Objections que font quelques Colons. ON a v u , dans le chapitre p r é c é d e n t , q u e la portion a c c o r d é e aux cultivateurs, loin d e nuire aux c o l o n s , sert leurs intérêts , puisque cette portion assurera la tranquillité de la colon i e , et rendra les noirs plus laborieux. D e son c ô t é , le gouvernement connaîtra au juste la quotité des productions des colonies , ce qui sera d'un grand avantage pour ses douanes. Il me reste maintenant à prouver que le c o m m e r c e en retirera de plus grands bénéfices; c'est le résultat d'un calcul fort simple. D ' a p r è s les données sur la population des noirs , qui n'a jamais pu être exactement évaluée , je pense qu'elle était au moins d ' u n million p o u r toutes les colonies françaises. L e code noir ordonnait aux propriétaires d e donner tous les ans à chaque esclave un
( 138 ) chapeau et d e u x r e c h a n g e s , e t c . Cette loi , qui annonçait q u e le gouvernement, voulait p r o c u r e r un débouché à ses manufactures , n'a malheureusement pas été mise à e x é c u t i o n , par la négligence des agents d u r o i . Si on faisait un recensement à ce s u j e t , on serait bien convaincu qu'il n ' y a peut-être pas d e u x habitations dans toutes les colonies où cette sage loi ait été suivie. J e pourrais m ê m e assurer qu'il n'était pas distribué parmi tous les cultivateurs, depuis dix ans avant la r é v o lution , plus d e trois cent mille rechanges. Quant aux chapeaux , il n ' e n était pas délivré d e u x cent cinquante mille par an. C e p e n d a n t j ' a c c o r d e qu'on délivrait cinq cent mille r e changes , q u i , à cinq aunes c h a q u e , faisaient d e u x millions cinq cent mille aunes d e toile. J e veux encore qu'on donnât les deux cent cinquante mille chapeaux ; voici ce que cela produisait p o u r les manufactures d e F r a n c e : 2 , 5 0 0 , 0 0 0 aunes d e t o i l e , à 1 fr. 50 c e n 3,750,000 fr. times 250,000 c h a p e a u x , à 4 f r . . . 1,000,000. D é b i t des manufactures d e F r a n c e p o u r les dépenses des esclaves 4,750,000 fr.
1
(139) Voyons maintenant ce qu'elles produiront d'après mon cadre : 2 pantalons
brin
Mortagne.
2 c h e m i s e s de travail I pantalon
en
ginga
I vareuse,
.}
le
tout
10
de
à
I
f.
50
c.
15
f.
c.
)
le
tout
5
aun.
à
2
f...
10
id
le tout 5 i p a n t a l o n M o r l a i x ou L a v a l . i chemise, id ) i m o u c h o i r R o u e n ou C h o l e t , pour le col i paire
aun.
)
aun,
souliers
i
à
2
50...
12 3 5
chapeau
8
Autres petits objets d e luxe estimés
10
Dépense
50
annuelle de chaque noir
6 3 f.
50c.
Si un noir dépense 63 francs 5o c e n t i m e s , combien d é p e n s e r o n t un million d e noirs? Ils dépenseront 63,500,000 francs. A p r è s avoir soustrait les 4,750,000 francs, valeur de l'ancien débouché des manufactures, des 63,500,000 fr. que je t r o u v e , je vois qu'il reste 58,750,000 francs qui sortiront d e plus de nos manufactures. D ' a p r è s ce calcul, on me d e m a n d e r a : C o m bien le quart de chaque noir lui produira-t-il d o n c ? J e répondrai : Les colons conviènent que chaque nègre rapporte l'un dans l'autre une somme de 800 francs ; par conséquent chaque cultivateur aura 200 francs. Mais s'il ne dépense que 63 francs 5o centimes p o u r son e n t r e t i e n , il lui restera 156 fr. 50 cent. , qui seront employés en m e u b l e s , ustensiles
(140) et enfin en n o u r r i t u r e , telle q u e p a i n , vin , v i a n d e , poisson salé, etc. et en objets d e luxe à son goût. Il résulte d e mon calcul q u e , si un nègre a 200 f r a n c s , Un million d e nègres auront 200,000,000 fr. ; et certes , c'est porté au plus bas. Ces 200,000,000 fr. seront dépensas par les cultivateurs , et augmenteront l'industrie française (1). L e n o i r , ressemblant à l'homme primitif, on peut d i r e , dans ce cas, au civilisé, préfère se montrer bien vêtu et manquer dans sa case des choses d e p r e m i è r e nécessité. J'ai remarqué q u e leurs maladies les plus (1) J ' a i é t é obligé d ' e n t r e r dans ces d é t a i l s , q u i par a î t r o n t minutieux à quelques p e r s o n n e s : m o n b u t est de c o n v a i n c r e le g o u v e r n e m e n t et tous les F r a n ç a i s , de l'avantage qu'ils r e t i r e r o n t en affectant un q u a r t aux cultivateurs. Ce calcul n'offre, c o m m e on v o i t , q u e 800,000,000 liv. de revenus p o u r toutes les colonies , et je suis p e r s u a d é qu'elles p r o d u i r a i e n t le double ( seize cent millions ). M a l g r é q u e j'établisse q u e le n o i r p o u r r a a c h e t e r d e s v i v r e s , je n e dispense p o i n t le p r o p r i é t a i r e de lui d o n n e r ceux d'usage , tels q u e p a t a t e s , b a n a n e s , e t c . d ' a u t a n t m i e u x q u e ces p r o d u c t i o n s ne lui coûtent rien. J ' o b s e r v e q u e le n o i r n'a a u c u n e p a r t sur le bois p a t a t e s , p a r c e q u e ce fourrage est r é s e r v é p o u r la n o u r r i t u r e des a n i m a u x de l'habitation.
(141)
fréquentes sont les rhumes , qui dégénèrent souvent en maux d e poitrine et les conduisent très-jeunes à la mort : les propriétaires doivent forcer leurs cultivateurs à coucher sur un lit de sangle, et à avoir une petite couverture d e laine ou un drap. J e prévois que quelques c o l o n s , animés par l'esprit de v e n g e a n c e , blâmeront ce régime : mais q u e p e u t , contre l'intérêt de la F r a n c e e n t i è r e , la voix d e quelques individus qui souvent méconnaissent leur p r o p r e avantage? Car enfin qui se plaindra? sera-ce le manufacturier qui trouvera un sûr d é b o u c h é des produits d e ses fabriques ? sera-ce le négociant, qui m u l tipliera ses expéditions ? sera-ce le capitaine d e navire et ses officiers , qui portent tous des pacotilles dans les colonies ? sera-ce le m a t e l o t , quoiqu'ayant plus d e préjugés que les gens les mieux élevés des colonies , qui refusera pour sa petite pacotille la gourde d'un nègre p o u r recevoir celle d'un blanc ? sera-ce le propriétaire de F r a n c e , qui trouvera un débit assuré d e ses farines, vins, laines, chanvres, etc.? sera-ce le négociant des colonies , q u i , r e c e vant en consignation des marchandises d e ses amis d ' E u r o p e , trouvera un plus grand d é b o u ché qui quadruplera la commission? sera-ce le petit marchand détailleur dans la c o l o n i e , qui
(142) les dimanches couvre les marchés des villes et des bourgs de ses boutiques portatives, afin d e v e n d r e quelques marchandises aux noirs cultiv a t e u r s ? sera-ce le petit p a c o t i l l e u r , qui p a r court les habitations des plaines et des m o n tagnes p o u r débiter sa marchandise aux ateliers ? sera - ce enfin ce propriétaire bon , humain , ayant pour ses noirs des sentiments p a t e r n e l s , c o m m e j'en ai vu un grand n o m b r e , ou ceux qui tirent vanité d e voir leurs nègres vêtus avec une élégance r e c h e r c h é e ? Y aura-t-il dans aucune d e ces classes un seul colon qui se plaigne? N o n . 11 ne peut y avoir qu'un mauvais c i t o y e n , un ennemi du c o m m e r c e , de sa patrie , d e l ' h u m a n i t é , d e la tranquillité des c o l o n i e s , qui puisse élever la voix contre une mesure qui peut r é t a b l i r , en p e u d ' a n n é e s , notre c o m m e r c e détruit par les malheurs d'une guerre aussi longue. Celte m e sure seule fait sortir de nos fabriques deux cent millions de marchandises de plus qu'il ne s'en exportait autrefois. Ces deux cent millions n e peuvent-ils p a s , par l'augmentation des p r o ductions coloniales, être portés par la suite à u n e somme d e u x ou trois plus forte (I)? (I) Il m e v i e n t à l'esprit u n e réflexion q u e m e dicte l ' a m o u r de m a p a t r i e . D ' o ù vient q u e les Américains
(
143
)
Quelques spéculateurs c o l o n s , qui n'ont peut-être pas dans la colonie u n p o u c e d e terrain qui soit en c u l t u r e , m'objecteront que le quart du revenu sera p e r d u pour les p r o priétaires ; que d'ailleurs ils versaient ce quart dans le c o m m e r c e . J e leur répondrai : 1° qu'ils n'en p e r d e n t seuls i n t r o d u i s e n t dans nos colonies la m o r u e ( p o i s s o n d o n t les nègres sont t r è s - f r i a n d s ) ? E s t - c e que la c o n s o m m a t i o n n ' e n était pas assez considérable p o u r a s s u r e r u n e défaite a v a n t a g e u s e aux a r m a t e u r s de cette p ê c h e , ainsi que de celle des h a r e n g s et des sardines? L ' i n t r o d u c tion de la m o r u e p a r les bâtiments français est de la plus g r a n d e facilité, p u i s q u ' e n sortant du b a n c , les navires qui en seraient chargés t r o u v e r a i e n t , p a r le code q u e j e propose , u n débit certain et avantageux de cette marchandise. Les navires v e n a n t de T e r r e - N e u v e p o u r r a i e n t i m p o r t e r en F r a n c e des sirops , que les Américains i m p o r t e n t chez e u x , et d o n t ils savent faire d'excellent r h u m : p o u r q u o i d o n c les F r a n ç a i s , q u i paraissent si i n d u s trieux depuis v i n g t - c i n q ans , n ' e n feraient-ils pas ? J e t r o u v e qu'il est plus profitable p o u r le c o m m e r c e de F r a n c e et p o u r la santé des c u l t i v a t e u r s , q u e les noirs emploient u n e p o r t i o n de leurs r e v e n u s en v i n q u ' e n tafia , qui nuit à leur santé et les e n i v r e avec t r o p de facilité. Le tafia n e devrait être fabriqué q u e dans q u e l ques villes de la colonie. J e ne vois pas la nécessité de cette boisson , l o r s q u e les e a u x - d e - v i e de F r a n c e sont m o i n s malfaisantes, et qu'elles p e u v e n t r e m p l a c e r le tafia d o n t on se sert quelquefois d a n s la p h a r m a c i e .
(144) point un q u a r t , parce qu'il est prouvé qu'un homme qui travaille pour ses propres intérêts le fait avec plus de zèle que celui qui travaille pour autrui et sous le fouet toujours prêt à le frapper : il n'y a point de terres en France plus productives que celles qui sont à moitié p r o fits et revenus. 2.° Les cultivateurs feront plus d'attention, soit dans les plantations, soit dans les r é c o l t e s , principalement dans celles des cafés, dont beaucoup se perdaient par négligence. Ils s'empresseront aujourd'hui de chasser les mulets, qui dévoraient les jeunes cannes, et que les cultivateurs ne chassaient p o i n t , p a r c e qu'ils disaient que c'était le travail des gardeurs d'animaux. 3.° L e propriétaire ne p e r d point le quart de son r e v e n u , puisque sur ce quart oh retient les traits de manutention et d ' e n tretien, que par le code noir les colons étaient forcés de donner à leurs esclaves, tels que r e changes, chapeaux, s e l , e t c . , et qu'aujourd'hui ils ne seront plus tenus de fournir. 4 . ° J e dis que le quart que j'affecte aux noirs n'était pas reversé dans le commerce d ' u n e manière aussi utile, puisque les dépenses des colons, résidants en F r a n c e , portaient principalement sur des chevaux, des diamants et autres choses de l u x e , qui ne peuvent entrer en comparaison avec nos
(145) objets manufacturés et nos produits agricoles. Les noirs aujourd'hui mangeront du PAIN , b o i r o n t du vin porteront des souliers, seront couchés d'une manière plus saine ; ce qui leur conservera la santé. Tout cela ne leur était pas possible autrefois, puisque pour solde ils n e recevaient que des coups de fouet, et j a mais une seule récompense. 5.° L'aisance r e venant en F r a n c e , rendra plus forte la c o n sommation des denrées c o l o n i a l e s ; augmentation qui tournera au profit des colons. L ' é c o n o m i e des habitants de Saint-Domingue et leur desir de repasser en F r a n c e , se r e c o n naissait à la pauvre a p p a r e n c e que présentait l'intérieur d e la plupart des grandes cases : à p e i n e y avait-il des meubles ; on ne trouvait dans leurs cuisines ni â t r e , ni fourneau, ni casseroles , ni pincettes, ni tournebroches, ni broche, etc. comme on en voit en E u r o p e et dans les colonies bataves et anglaises. C e r t e s , si les colons eussent voulu r e g a r d e r Saint-Domingue comme leur p a t r i e , ils auraient pu s'y p r o c u r e r plus d ' a g r é m e n t s , puisqu'il est p r o u v é q u ' o n peut dans cette île trouver des expositions où tous nos fruits d ' E u r o p e v i e n draient parfaitement. M a l h e u r e u s e m e n t , ils se regardaient c o m m e oiseaux de passage.
10
(146)
CHAPITRE VI.
De la
Comptabilité.
J'AURAIS
passé sous silence un article aussi simple que c e l u i - c i , si quelques colons p r o priétaires ne m'eussent fait observer que cette mesure les met en c o m p t e avec leurs nègres , et qu'elle offre bien des difficultés.
Puisque j'ai prouvé les avantages que la part a c c o r d é e aux cultivateurs p r o c u r e aux p r o p r i é t a i r e s , aux n é g o c i a n t s , a u x m a r c h a n d s , à tout le c o m m e r c e de F r a n c e , je dois aussi p r o u v e r la facilité de la répartition. Voici c o m m e n t on doit o p é r e r . Ainsi qu'autrefois , on aura u n e feuille d ' a p pel qui indiquera le mouvement d e tout l'atelier. C e t t e feuille ( c o m m e savent tous c e u x q u i ont géré des habitations) renferme le n o m , l'emploi de chaque cultivateur, désigne la bande à laquelle il est attaché, et enfin indique le rang q u e chaque noir tient dans l'atelier, depuis le c o m m a n d e u r jusqu'au d e r n i e r n é grillon. V o i c i comment je divise les parts :
( 147 )
PARTS.
er
J e d o n n e au 1 C o m m a n d e u r , Second Commandeur, 1
e r
4 2
Sucrier,
3
e
2 idem Hospitalier, Cabrouetier, I Gardeur d'animaux, .
2 2
ER
2
1/2
.
2
ER
I Arroseur, Charpentier, Tonnelier,
3 2
1/2 1/2
2
25 1/2 J e suppose m a i n t e n a n t m o n h a b i t a t i o n de 100 nègres d o n t 5o à la g r a n d e b a n d e , auxquels j ' a c c o r d e u n e p a r t et d e m i e , p a r c e q u e ce sont eux q u i font les t r a v a u x les plus p é n i b l e s , ainsi : 5o nègres à . . . . . . . I p a r t 1/2, 75 L a seconde b a n d e , c o m p o s é e d e 20 nègres à I part, L e restant de m o n atelier, c o m p o s é de vieux n è g r e s , vieilles négresses et n é g r i l l o n s , n'aura qu'une demi part ; 5o noirs à 1/2 part, Total des p a r t s de m o n h a b i t a t i o n ,
20
15 135 1/2
L ' h a b i t a t i o n est supposée p r o d u i r e 300,000 milliers de s u c r e , q u i , à 5o fr. le0/0,font 90,000 f. L e q u a r t , p o u r l'atelier, est de . . 22,500. A d é d u i r e les frais d'exploitation, q u e je suppose de 4,500. Reste n e t à l'atelier . . . .
18,000 f.
(148) Je divise cette somme par 1 3 5 f . Son résultat est de . . . 1 3 2 . 84 c. Reste 18 centimes , fraction à négliger. Maintenant que je connais le montant de chaque part, je dis : il revient au c o m m a n d e u r q u a t r e p a r t s ; il a u r a d o n c q u a t r e fois l 3 2 f. 84 c. , q u i font . L e second c o m m a n d e u r , à 2 . . . P r e m i e r sucrier , à 3 . S e c o n d sucrier , à 2 Hospitalier , à 2 P r e m i e r C a b r o u e t i e r , à 2 1/2 . . . . P r e m i e r g a r d e u r d ' a n i m a u x , à 2. . Un arroseur, à 3 398. Un charpentier , à 2 1/2 Un tonnelier, à 2 1/2 P r e m i è r e b a n d e , 5o noirs , à I 1/2 , 75 parts ; en t o u t S e c o n d e b a n d e , 20 n o i r s , à I . . . T r e n t e noirs r e s t a n t , a 1 1/2. . . .
531. 36. 265. 68. 398. 5 2 . 265. 68. 265. 68. 332. 10. 265. 68. 52. 332. 10. 332. 10. 9,963. 2,656. 1,992. 17,999
.
Ajouter le reste Total du n e t p r o d u i t . . . .
80. 60. 82 18 c. c.
18,000 f.
Il sera retenu à chaque cultivateur, depuis le c o m m a n d e u r jusqu'au dernier des enfants qui sont e m p l o y é s , u n e masse qui sera reversée pour les objets nécessaires à sa s a n t é , s'il l e u r préférait les choses futiles et d e l u x e . Cette masse sera du quart d e la portion : ainsi
(149 le c o m m a n d e u r , au lieu d e recevoir quatre p a r t s , n'en recevra que t r o i s , qui lui feront 5g8 fr. 36 c. ; le d e u x i è m e c o m m a n d e u r n'aura que 199 fr. 26 c e n t . , ainsi des autres. Cette s o m m e sera versée dans une caisse particul i è r e , dont le propriétaire sera responsable et dont il r e n d r a compte à l'inspecteur. C h a q u e cultivateur recevra un livret, dont le montant d e l'achat lui sera retenu ; ce livret indiquera son n o m , celui d e l'habitation sur laquelle il travaille, et les fonctions qu'il y remplit. La somme qui proviendra d e son quart de retenue sera indiquée à la colonne d e m a s s e ; les sommes qu'on lui avancera seront portées à la colonne des avances. Les amendes qu'il sera tenu de payer, c o m m e p u n i t i o n , seront portées à la colonne des amend e s , en indiquant le jour de la condamnation et le montant de la s o m m e . L e livret sera signé et paraphé du propriétaire et du cultivateur : si celui-ci ne sait pas é c r i r e , il y fera u n e croix. A la fin d e l ' a n n é e , l'excédent du d é c o m p t e sera v e r s é au cultivateur; et en cas de m o r t , à ses h é r i t i e r s , s'il en a, ou à celui qu'il aura désigné avant son d é c è s . Sinon cet e x c é d e n t entrera à la caisse des amendes ( 1 ) . (1) Voilà e n c o r e une circonstance qui assurera
au
(150) CHAPITRE
VII.
De la Culture, de son amélioration; des causes du peu de population des noirs, moyens de l'augmenter, et du soin à apporter aux animaux. JE n'entrerai point ici dans les détails sur la manière dont on cultive les cannes à s u c r e , le p r o p r i é t a i r e u n g r a n d a s c e n d a n t , puisqu'il p e u t r e n d r e service à ses c u l t i v a t e u r s en l e u r faisant des avances sur sa p a r t , soit en a r g e n t , soit en lui faisant o b t e n i r à c r é dit chez les m a r c h a n d s des villes ou des b o u r g s u n e pièce de toile ou autres m a r c h a n d i s e s d o n t ils a u r o n t besoin , et d o n t il r e t i e n d r a le m o n t a n t sur sa p o r t i o n . Il p o u r r a i t l u i - m ê m e a c h e t e r ce qui serait nécessaire à ses c u l t i v a t e u r s , s'il était assez désintéressé p o u r n e p a s bénéficier sur eux : s'il avait cette g é n é r o s i t é , il s e rait a d o r é de ses noirs ; mais ni les p r o c u r e u r s , ni les g é r e n t s , ni les é c o n o m e s , ni les m é n a g è r e s mulâtresses n e d o i v e n t r i e n v e n d r e aux n è g r e s . L ' i n s p e c t e u r doit veiller à cet article avec le p l u s g r a n d soin. Ce n'est pas qu'il n ' y ait p a r m i les colons des h o m m e s capables de p r o c é d é s g é n é r e u x : je suis loin de le p e n s e r ; mais il ne faut pas q u e les cases des blancs soient des b o u t i q u e s de m a r c h a n d s . Si les p r o c u r e u r s ou les gérents v e u l e n t r e n d r e service aux c u l t i v a t e u r s , ils le p o u r r o n t en leur a v a n ç a n t de l ' a r g e n t , o u p a r u n c a u t i o n n e m e n t chez le m a r c h a n d .
\
( 1 5 1 )
café, le c o t o n , l ' i n d i g o , le r o c o u , le c a c a o , parce que ces travaux ont été décrits par divers écrivains ; mon but n'est que d'éclairer les p r o priétaires sur les abus qui existent dans la cult u r e , principalement dans celle des c a n n e s ; d e faire connaître les causes qui e m p ê c h e n t la p o pulation des n o i r s , et celles qui occasionnent la mortalité d'un grand n o m b r e d'animaux. Les agriculteurs de Saint-Domingue se d o n nent pour les plus savants cultivateurs des A n tilles ; c e u x du Cul-de-Sac (Port-au-Prince) n e craignent pas de dire qu'il n ' y a d e véritables talents que dans cette p l a i n e , et que les p r o ductions du C a p seraient bien plus abondantes si les économes de ces habitations venaient faire leur apprentissage chez e u x . Q u o i q u e je n e partage pas tout-à-fait cette o p i n i o n , je ne p e u x m ' e m p ê c h e r d'observer que la partie du n o r d étant singulièrement favorisée par une grande abondance de p l u i e , n'exige, pas qu'on a p p o r t e à la culture de la canne les mêmes soins qu'elle d e m a n d e au C u l - d e - S a c et dans l ' A r c a y e . Les sucreries de la partie d e l'ouest ne p r o duiraient p r e s q u e rien , si on n'avait pas trouvé les m o y e n s , par d'immenses et dispendieux t r a v a u x , d e faire parvenir les eaux des rivières sur chaque habitation, pour servir, nuit
(152) et jour, à l'arrosage des cannes ; voilà ce qui a pu faire croire que les cultivateurs de l'ouest étaient plus savants que ceux du nord. U n e autre raison, c'est qu'en général les habitations y produisent une plus grande quantité d e r e v e n u , car il y en a qui donnent douze à quinze cents milliers d e sucre par a n , ce qui n'arrive point dans la plaine du nord, peut-être p a r c e que les habitations n'y sont pas d'une aussi grande étend u e . D ' a i l l e u r s , dans toutes les p l a i n e s , les terrains ne sont pas égaux : il y a dans le m ê m e quartier des terres qui exigent un tiers de plus d e cultivateurs p o u r donner le m ê m e r e venu. E n réfléchissant sur la manière d e cultiver les c a n n e s , je ne puis concevoir pourquoi les agriculteurs ont continué leur plantation c o m m e les anciens colons ; il est étonnant qu'on ait toujours tenu à une routine telle que celle d e la h o u e , qui exige une moitié plus de bras que l'usage d e la c h a r r u e . C e r t e s , le plant d e canne mis dans un trou fait avec la houe , ou dans un rayon tracé par la c h a r r u e , viendra également b i e n ; je dis m ê m e p l u s , le plant qui sera placé dans un r a y o n , sera plus productif, par la raison q u e les cannes seront plus favorisées par l'air, qui
(153) circulera plus aisément dans l'intérieur d e la p i è c e . 11 y croîtra peut-être moins d e pieds d e c a n n e s , mais ils seront plus b e a u x , plus l o n g s , et parviendront tous en maturité ; ce qui n ' a r rivait que sur les bordages des p i è c e s , où la canne montait à la hauteur d e dix à douze p i e d s , tandis que dans l'intérieur elle n'avait que d e u x à quatre p i e d s , encore y en avait-il un grand n o m b r e de vertes et remplies d'eau. J e suis persuadé que la canne plantée sur le sillon fait par la charrue donnera une plus grande quantité de s u c r e , et qu'il sera d e meilleure qualité. L e travail du cultivateur sera abrégé d e m o i t i é , puisqu'avec la charrue on aura plus tôt planté quatre pièces que fouillé une seule avec la h o u e . Cela se fera encore mieux sentir dans les habitations qui n e peuvent avoir qu'une fois des r e j e t o n s , ce qui exige d e nouveaux plants et b e a u c o u p plus de bras. O n a fait, dit-on, des essais avec la c h a r r u e , d'après les ordres d e quelques colons résidant en F r a n c e , qui m ê m e en ont envoyé à leurs fondés de pouvoirs. T o u s c e u x d e Saint-Dominque à qui j'en ai parlé m'ont dit que cela ne pouvait pas r é u s s i r ; d ' a u t r e s , plus v r a i s , m'ont assuré que la charrue serait avantageuse. Mais si ces essais sont les mêmes que ceux
(154) qui ont été faits sur deux habitations d e l ' A r c a y e , on n'en peut rien c o n c l u r e , puisque ces charrues n'ont jamais été attelées, et que le p r o c u r e u r n'a pas eu assez d e courage ni d e force d'âme pour lutter contre l'habitude et les mauvaises plaisanteries de ses voisins. Les esclaves m ê m e riaient les premiers de cette innovation en disant : Mirez zautres qué petit cabrouet ci la la ; maître nous envoyé li la France pour planter cannes ; maître nous li pas connai yen. Si j'avais eu u n e charrue, j ' a u rais fait la culture de mes cannes de cette m a n i è r e , et il ne m'eût pas été difficile de faire e n t e n d r e raison à mes n o i r s , non par d e m a u vais t r a i t e m e n t s , mais en les excitant par des récompenses pécuniaires : je me serais m o q u é des lazzis des c o l o n s , surtout si le propriétaire m'eût permis de faire un essai en ce g e n r e . J'ai connu bien des gérents q u i , en F r a n c e , avaient habité la c a m p a g n e ; ils m'ont assuré q u e les propriétaires diminueraient par là d e moitié le n o m b r e des bras. M . le propriétaire G o u r a u d , connu par son humanité pour ses esclaves et par ses l u m i è r e s , me témoigna, à son retour d e F r a n c e en 1793, le regret qu'il avait d'avoir oublié d'apporter avec lui plusieurs charrues. M . Gouraud est le
( 155 ) meilleur agriculteur que j ' a y e jamais rencontré à Saint-Domingue. C e propriétaire pouvait d'autant mieux faire cette e x p é r i e n c e , qu'il ne craignait pas de faire trente à quarante barriques d e sucre de moins par a n , afin d'avoir plus d'enfants dans son atelier. Les colons qui reviènent de F r a n c e , étant partis fort jeunes d e la c o l o n i e , n'ont aucune idée d e sa c u l t u r e ; leurs occupations en E u r o p e ne leur permettent pas de faire des o b servations sur l'agriculture française ; il en est m ê m e qui n'ont vu d e charrue qu'en peinture et n'ont aperçu nos paysans q u e sur les théâtres. D ' a i l l e u r s , ces colons étaient détournés d e tout essai par le p r o c u r e u r : celui-ci pouvait craindre q u ' u n e telle innovation ne lui fit p e r d r e une partie d e son traitement, qui était du d i x i è m e du revenu. D ' u n autre c ô t é , il n'aurait p e u t - ê t r e pas su instruire les noirs à se servir d e cet instrument; e t , l'eût-il pu faire, il n'aurait pas osé l'avouer, crainte de passer p o u r descendant de paysans : sotte vanité , qui dans ce pays plus que dans tout a u t r e , est ennemie des choses utiles ! Si un laboureur est amené ou envoyé d e F r a n c e pour enseigner l'usage de la c h a r r u e ,
(156) cet h o m m e trouvera les noirs maladroits; n'entendant point le c r é o l e , il se dépitera ; les n è gres le traiteront de mouton France, et le tourneront en ridicule dans leurs chansons ; les colons blancs lui diront que depuis deux cents ans on fait le sucre sans charrue ; alors ce paysan abandonnera t o u t , et voilà l'expérience délaiss é e . Cet asservissement à la routine s'oppose ainsi à toute amélioration dans l'agriculture. La charrue peut m ê m e être e m p l o y é e sur les terrains qui sont arrosés ; il suffit d e la lever pour passer les rigoles. T o u t e s les plaines d e la L o m b a r d i e , dans lesquelles on plante en juillet le maïs, sont cultivées de la m ê m e m a nière q u e les pièces de c a n n e s , par divisions et par planches. P o u r retenir les e a u x , on établit des bordages avec la h o u e . Cette façon de cultiver me paraît d'autant plus nécessaire aujourd'hui, que la révolution a fait périr une grande quantité d e noirs : ces cultivateurs ne peuvent être remplacés par les enfants survenus d e p u i s , qui se trouvent trop jeunes ( i ) . ( i ) L e s colons qui ont réside aux États-Unis ont d û r e m a r q u e r q u ' u n n è g r e seul c o n d u i t la c h a r r u e du colon a m é r i c a i n avec a u t a n t d'adresse q u ' u n b l a n c . N e serait-
(157) Les Français se montrent partout diligents il pas facile de faire v e n i r q u e l q u e s - u n s de ces noirs q u i instruiraient les autres ? D a n s ce p a y s , il y a u n e m u l t i t u d e de noirs des colonies françaises q u i o n t p r o u v é qu'ils ont plus d'aptitude qu'on ne p e n s e , p u i s q u ' a u b o u t d ' u n a n , ils savent tous l'anglais , et qu'il y a des blancs qui y ont d e m e u r é dix ans , et q u i sont obligés de se servir de leurs nègres p o u r i n t e r p r è t e s . Ces m ê m e s colons français ont été mille fois t é m o i n s de l'adresse des m u l â t r e s ou nègres q u i c o n duisent les voitures p u b l i q u e s . Cette adresse est sans exemple , m ê m e en Angleterre , où les c o c h e r s sont si r e n o m m e s . U n n o i r c o n d u i t u n stage attelé de q u a t r e c h e v a u x avec u n e telle r a p i d i t é q u ' o n a r r i v e en d o u z e h e u r e s de N e w - Y o r k à P h i l a d e l p h i e ; c e p e n d a n t il y a t r e n t e lieues , et o n s'arrête au m o i n s d e u x h e u r e s en r o u t e . L e c o n d u c t e u r ne r é c l a m e jamais le p o u r - b o i r e , il refuse m ê m e l'argent q u e les v o y a g e u r s lui p r é s e n t e n t , en d i s a n t : « J e v o u s r e m e r c i e , je suis p a y é p a r « m o n m a î t r e . » C o c h e r s a n g l a i s , postillons français , italiens , napolitains , voyagez en A m é r i q u e ; c'est là q u ' u n m u l â t r e ou u n n o i r vous a p p r e n d r a q u ' u n h o m m e , m ê m e e s c l a v e , se croirait d e s h o n o r é en t e n d a n t la m a i n c o m m e v o u s le faites avec u n e i m p e r t u r bable a u d a c e , q u i d é g é n è r e en insolence lorsque les v o y a g e u r s ne satisfont pas v o t r e cupidité. S u r tous les b â t i m e n t s a m é r i c a i n s , il se t r o u v e u n e p a r t i e de l'équipage c o m p o s é e de matelots mulâtres et noirs ; ces h o m m e s ne le c è d e n t en rien aux m a r i n s a n glais, m ê m e dans les mers d ' A r c h a n g e l et dans le G r o ë n land. N e dites donc plus que les noirs sont des bêtes b r u t e s .
( 158) et infatigables. Le colon d e Saint-Domingue surtout met plus de soin, plus d e zèle à suivre les cultivateurs, que n e font les Anglais ni les Hollandais ; ils portent m ê m e à l'excès cette vigilance. On ne peut attribuer cette s u r p r e nante activité, dans un pays aussi c h a u d , qu'à l'ambition de faire fortune : l'économe veut d e venir g é r e n t ; le g é r e n t , p r o c u r e u r ; celui-ci veut mériter la confiance d e son p r o p r i é t a i r e , faire plus d e r e v e n u que celui qu'il a r e m p l a c é , et mériter ainsi la réputation d e g r a n d agriculteur. L e jeune E u r o p é e n , é c o n o m e , après deux jours d e travail sent tout le désagrém e n t d e cet état, non seulement par les fatigues qu'il é p r o u v e , mais e n c o r e par le p e u d'égards q u e le propriétaire ou le p r o c u r e u r ont p o u r lui. L e zèle d'un é c o n o m e ne laisse pas un instant l'esclave dans l'inaction ; il le surveille dans la fabrication du s u c r e , n e quitte pas un m o m e n t la sucrerie ni les m o u l i n s ; on n e lui p e r m e t pas d'y mettre une chaise; il se lève la nuit p o u r surveiller les a r r o s e u r s , afin qu'ils n e laissent pas p e r d r e l'eau destinée p o u r les cannes. Dans les temps d e p l u i e , il se réunit à eux ; veille à ce q u e l'eau qui tombe par torrents ne s'échappe pas ; il épie et fait épier
(159) par quelques noirs affidés tout ce qui se passe sur l'habitation ; il fait son rapport par u n billet, le m a t i n , en venant dejeuner avec l e propriétaire ou le p r o c u r e u r , qui font à p e i n e attention à lui ; s'il est bien mouillé par la rosée, si ses vêtements sont transpercés de sueur,sises souliers sont bien couverts de boue, cela prouve son a c t i v i t é , et fait présager qu'il sera bon habitant. Quelle fausse i d é e ! A peine a-t-il mangé qu'il retourne au j a r d i n , en fait le tour d e u x ou trois fois , visite les différents c u l tivateurs d é t a c h é s , et r e n t r e lorsque l'atelier a quitté ses travaux. Alors il va dans sa c a s e , où il se jète sur un mauvais l i t , en attendant qu'on viène le chercher pour dîner. A t a b l e , il o c c u p e le petit b o u t , n e lève pas les y e u x , n e p r o n o n c e pas un m o t , et n e r é p o n d q u e par monosyllabes aux questions qu'on veut bien lui faire. L'instant du dessert est pour lui le signal du départ. Il se rend à la suite des nègres au jardin, se retire à six heures du soir, et retourne p o u r souper à huit. Enfin, le moment du repos arrive ; il va oublier ses peines et se délasser d e ses fatigues dans les bras d'une sensible Africaine ( i ) , qu'il finit ordinairement par acheter,
(I) Il ne faut pas croire que cette n é g r e s s e , si elle est d u
(
160
)
ou tout au moins ses enfants, lorsque le p r o priétaire veut bien les lui v e n d r e . Voilà l'origine de l'affranchissement des noirs et des mulâtres libres. C e jeune h o m m e est mille fois plus malheureux que le chien de berger. Ses malheurs a u g mentent e n c o r e , si son ame est sensible aux traitements q u ' é p r o u v e n t les noirs ; s'il a l'air d e les p l a i n d r e , d e suite on lui r é p o n d : Vous ne connaissez pas ces coquins-là ; la nature les a faits pour être esclaves : en arrivant nous avons pensé comme vous , mais nous avons été bientôt désabusés : si vous voulez faire fortune , il faut laisser au tropique tous ces sentiments d'Europe, qui ne peuvent convenir à la colonie. L e pauvre jeune h o m m e , forcé par le besoin d ' y r e s t e r , se fait p e u à p e u à u n régime qui paraît au p r e m i e r abord plus terrible qu'il n'est en effet ; surtout lorsqu'il trouve j a r d i n , soit plus p r o t é g é e p a r l ' é c o n o m e ; au c o n t r a i r e , le plus petit r e t a r d est p u n i p l u s s é v è r e m e n t , et l ' é c o n o m e l u i - m ê m e fait tailler sa f e m m e plus v i g o u r e u s e m e n t q u ' u n e a u t r e . O n doit bien p e n s e r q u e les coups de fouet n e p a r t e n t pas de son c œ u r ; mais la crainte d'avoir des reproches, d u p r o c u r e u r ou du p r o p r i é t a i r e , a r r a c h e u n c h â t i m e n t au m a l h e u r e u x é c o n o m e , q u i est s o u v e n t cause d u r e t a r d .
(161) de bons p r o p r i é t a i r e s , qui croient cependant p r e s q u e tous qu'on ne peut conduire les noirs qu'en paraissant avoir u n e excessive sévérité et un air rébarbatif, quoique souvent ils soient très-humains. Nos marins français sont de m ê m e à l'égard des matelots : les Anglais et les H o l landais , au contraire , n'agissent pas ainsi. M . Gouraud n'appelait ses noirs que mes enfants. Il était adoré et obéi avec empressement de tous ses esclaves. T e l est le seul métier dur de la c o l o n i e , et il est d'autant plus pénible que celui qui le fait n'a aucun salaire; il est nourri, blanchi et voilà tout. H e u r e u x quand il a l'espoir d'être p r o cureur ! Ces fatigues ne seraient rien pour un h o m m e bien n é , si le propriétaire ou le. procureur le dédommageaient par des prévenances et des attentions. Il en est quelques-uns qui en agissent ainsi, mais ils sont cités c o m m e des gâtemétiers; cela est cause que le jeune h o m m e qui veut faire son chemin préfère être chez u n colon dont la réputation est terrible , à celui qui a quelques é g a r d s , parce qu'on p r e n d de préférence aux appointements celui qui sort d e chez le terrible. D e v e n u g é r e n t , il fait le tour du jardin à pied ou à c h e v a l ; il se repose
II
( 162 ) un peu sur son économe du soin dont il a donné l'exemple pendant trois ou quatre ans d ' é c o n o mat ; ses honoraires sont de 5 à 6000 francs, avec les douceurs d e l'habitation. S'il devient p r o c u r e u r , le voilà au comble d e ses v œ u x . Il achète d e suite u n e v o i t u r e ; la négresse ménagère est abandonnée pour u n e mulâtresse, qui désole les nègres sur l'habitat i o n ; c'est presque toujours une chèvre insatiable. T o u s les d i m a n c h e s , ou samedi au soir, il se rend à la v i l l e , chez les négociants avec lesquels il est en relation d'affaires ; il y trouve tous les propriétaires et les p r o c u r e u r s ; là un bon dîner, servi avec autant de goût que d ' é l é g a n c e , l'attend ; il fait sa p a r t i e , va au bal des mulâtresses ou au s p e c t a c l e , revient le lendemain sur l'habitation. Il s'occupe, dans la s e maine , d e la comptabilité, d e la correspondance ; jouit du dixième du revenu d e l'habitation ; ne sort plus qu'à la fraîcheur du matin ou du soir, et se dédommage amplement des fatigues qu'il a éprouvées étant é c o n o m e . Il d o n n e ses ordres aux c o m m a n d e u r s ; p u nit , taille les noirs à sa v o l o n t é , les e n c h a î n e , les tue s'il lui plaît : enfin c'est le plus fier et le plus insolent des despotes. Son principal but est d'envoyer à son p r o -
( 1 6 3 )
p r i é t a i r e , en F r a n c e , le plus de revenu possible. Celui-ci ne songe guère à ce qui se passe chez lui relativement à ses esclaves; il se livre avec confiance à un h o m m e qui lui envoie d'immenses sommes : j'ai un bon p r o c u r e u r , dit-il. La bonne d u p e ! Dans cinq ou six ans cet agent si vanté quitte l'habitation après avoir fait sa fortune. Un nouveau p r o c u r e u r veut renchérir sur son p r é d é c e s s e u r , et en m ê m e - t e m p s s'enrichir promptement ; pour cela il évite les d é p e n s e s , il force les noirs à des travaux q u i , dans p e u d ' a n n é e s , lui font véritablement son b i e n - ê t r e , mais qui détruisent l'atelier : il faut cinquante noirs nouveaux. L e propriétaire se r é c r i e contre une telle dépense : mais bientôt il s ' a p paise c'est à crédit. Les propriétaires qui résident à S a i n t - D o mingue suivent à peu près la m ê m e m a r c h e . C o m m e ce n e sont en général que ceux qui y sont contraints p o u r se libérer des dettes qu'ils ont contractées soit dans la c o l o n i e , soit e n F r a n c e , a l o r s , p o u r vite acquitter leurs o b l i gations, pour retourner p r o m p t e m e n t briller à P a r i s , ils emploient la plus grande é c o n o m i e ; souvent Ils veulent augmenter leurs plantations aux dépens des pièces destinées p o u r les vivres;
(164)
ils calculent qu'une p i è c e plantée ainsi en pa-
c t e s ne leur produit r i e n , et que plantée en cannes elle leur donnerait trente-cinq à quarante milliers de sucre. I n s e n s é , elle nourrit tes esclaves (i.)! Voilà une des causes du p e u d e population des Noirs. U n e autre cause plus nuisible e n c o r e , c'est q u ' u n e nourrice pendant deux ans ne faisait que de faibles t r a v a u x , et que son enfant pendant d o u z e ans n e gagnait rien ; alors le colon aimait mieux acheter un n è g r e , qui ne lui coûtait que 1,500 francs, et qui lui gagnait tout de suite 1,200 fr. par an. Ajoutons que dans l'hôpital le plus r e n o m m é les noirs malades n e sont couchés que sur des lits de camp ; c'est là que le p o i t r i n a i r e , que celui qui est attaqué de la fièvre p u t r i d e , b i lieuse , etc. périt ; heureux s'il a une natte e n jonc p o u r se couvrir! Combien d'esclaves se rétabliraient, si les hôpitaux étaient fournis c o m m e les nôtres ! Colons , que vos maisons de santé ayent des lits de sangles avec des m a t e l a s , des d r a p s ,
(1) J e p a r l e p r i n c i p a l e m e n t des sucriers , p a r c e que l e u r fortune l e u r p e r m e t t a i t plus qu'aux autres d'habiter la France.
(165) une couverture. Si vous eussiez fait ces sacrifices , si vous eussiez donné un peu d e vin a vos esclaves dans leurs maladies et leurs conv a l e s c e n c e s , vous n'eussiez pas p e r d u tant d e n o i r s , qui meurent de la poitrine dans un pays où jamais les blancs ne sont poitrinaires. S o n gez que la traite doit être a b o l i e , et qu'en m é nageant votre atelier dans les travaux , vous aurez beaucoup d'enfants, dont le grand n o m b r e périt parce que la nuit ils couchent nus sur la terre, et que vous ne leur donnez jamais rien ni pour les vêtir, ni pour les nourrir. D o n n e z leur tous les lundis et tous les jeudis un verre r e m p l i de r i z , vous serez adoré de vos n o i r s , et vos enfants ne mourront pas de misère. J e n'ai fait que cela pour être aimé de mes n è g r e s , et surtout des mères : vous savez bien qu'ils n e sont pas exigeants. Dans les colonies anglaises et bataves les noirs ne sont pas si pressés par les blancs ; ces bons gros allemands qui sortent presque tous des régiments au service d e ces puissances se font ordinairement économes. C o m m e ils n'ont point l'espoir d e devenir procureurs ni m ê m e gérents , ils n e fatiguent point autant les noirs ; ils se contentent d e faire pas à pas u n tour d e jardin en fumant la c i g a r e ; mais
( 166 ) s'ils sont moins exigeants pour les hommes , ils sont beaucoup plus soigneux p o u r les anim a u x ; ils en p r è n e n t un tout autre soin q u e les propriétaires français. C e u x - c i ont porté la négligence si loin qu'il n'y a pas dans tout Saint-Domingue une seule écurie sur les h a bitations p o u r les chevaux de selle. On ne les étrille jamais ; on les laisse à la pluie , au v e n t , à l'ardeur du soleil ; h e u r e u x quand ces p a u vres et utiles a n i m a u x , après avoir fait sept à huit lieues au galop ( c a r on ne va jamais a u t r e m e n t ni en v o i t u r e , ni à c h e v a l ) , peuvent trouver un arbre pour se mettre à l'abri de la pluie et de l'ardeur du soleil ! Les mulets sont entassés dans un parc trop étroit p o u r leur n o m b r e et sans aucun couvert. L e fourrage y est jeté de distance en distance : il se trouve à l'instant foulé par les pieds des a n i m a u x , et dans peu de temps il est mis dans u n état à n e pouvoir être mangé. D a n s les temps pluvieux , ils s'enfoncent jusqu'au jarret dans un marécage de fumier. Il serait cependant très-facile, sans occasionn e r la moindre d é p e n s e , d'établir un hangard assez vaste p o u r que ces animaux en sortant des travaux pussent être abrités. 11 serait e n core aisé d'y établir des r a t e l i e r s , comme le
( 167 ) font les Hollandais et les Anglais dans leurs c o l o n i e s . J'ai r e m a r q u é encore le besoin q u ' é p r o u vent ces animaux en sortant des m o u l i n s , d e chercher de l'eau pour boire et m ê m e pour se baigner. Cette observation m'a fait creuser sur l'habitation Gouraud , et sur les habitations dont j'étais c h a r g é , u n abreuvoir destiné à cet u s a g e ; et j'ai vu que les mulets en sortant du moulin allaient s'y précipiter et s'y baignaient avec délices. D e p u i s cette é p o que , mes mulets n'ont point éprouvé les maladies qui auparavant en avaient fait périr une grande quantité. J'observe encore qu'il serait nécessaire d ' é tablir sur tous les moulins à bêtes u n e t e n t e , soit en toile , soit en b o i s , p o u r que les anim a u x , qui tournent pendant deux h e u r e s au t r o t , fussent à l'abri de l'ardeur du soleil ou d e la pluie. Les Anglais et les Hollandais n'ont pas oublié cet article important de l'administration rurale. Si l'on ne veut pas croire que les colons d e Saint-Domingue ont à peine chez eux des meubles (I) et des instruments de cuisine, on peut (1) J'excepte c e p e n d a n t m a d a m e Rousseau , la plus r i c h e p r o p r i é t a i r e de la p r o v i n c e de l ' O u e s t . Cette
(
168
)
consulter les comptes d'armements des n é g o ciants de F r a n c e ; on n'y trouvera jamais ces objets comme faisant partie d'une cargaison. On sera bien plus étonné lorsqu'on apprendra que les cuisiniers nègres n'ont ni f o u r n e a u x , ni â t r e , et que tous les ragoûts, même les omelettes se font dans de petites marmites : c e p e n d a n t , un cuisinier nègre d o n n e à dîner à cinquante personnes parfaitement servies : cuisiniers les plus fameux de la capitale, êtes-vous capables d'en faire autant ? D ' o ù vient cette d a m e aussi b o n n e et aussi aimable q u e jolie , à son r e t o u r de F r a n c e , avait m o n t é sa case de la m a n i è r e la plus élégante ; sa cuisine était fournie de tous les u s t e n siles nécessaires et d'excellents cuisiniers. Sa table était délicieusement servie , et clic en a u g m e n t a i t les c h a r m e s p a r son esprit et ses grâces , q u i e n c h a n t a i e n t tous les c o n v i v e s . J ' a i m e à lui p a y e r , ainsi qu'à son m a r i , ce tribut de m a reconnaissance p o u r l'hospitalité qu'ils m ' o n t d o n n é e p e n d a n t plusieurs années à S a i n t - D o m i n g u e , et, les r e m e r c i e r de l'amitié d o n t ils ne cessent e n c o r e a u j o u r d ' h u i de m e d o n n e r des t é m o i g n a g e s . J e dois encore r e n d r e justice à ce g r a n d p r o p r i é t a i r e . D è s 1788 , je l'ai e n t e n d u discuter à Paris a v e c les a u tres colons les droits des h o m m e s de c o u l e u r , et p r o u v e r qu'il fallait l e u r a c c o r d e r les droits politiques , q u e c'était le seul m o y e n d'avoir la tranquillité dans la colonie.
( 1 6 9 )
négligence des colons? ce n'est point a v a r i c e , puisqu'ils sont t r è s - g r a n d s , t r è s - g é n é r e u x , très-magnifiques; cette négligence est causée par l'espoir qu'ils ont d e partir chaque année pour la F r a n c e : il n'y pas un colon qui ne dise je partirai l'an prochain, et pendant vingt ans ils tiènent le même langage. C'est la paresse, mère de la routine, qui jusqu'ici les a empêchés d'acheter une fourche, un tombereau pour curer les parcs. L o r s q u ' o n a besoin d e fumier, l'atelier va au p a r c , et c'est avec les doigts des nègres et négresses que la fiente est arrachée : elle est mise dans des gamelles et portée sur la tète de chaque cultivateur à la pièce que l'on doit fumer. Cette manière d e travailler fait p e r d r e 4 à 5oo j o u r n é e s , qui seraient employées à d'autres travaux si l'on avait un tombereau pour transporter le fumier dont on a besoin. On a toujours fait c o m m e cela , vous r é p o n d - o n ? On m e demandera p o u r q u o i on ne fait pas tous ces travaux qui paraissent si utiles. J e r é p o n d r a i , le colon ne demande que du sucre, du sucre. D i x nègres détournés pour couper des b o i s , p o u r construire des hangards , des rateliers , sont nécessaires au dixième du p r o cureur ; d'ailleurs le remplacement des mulets
( 1 7 0 )
morts donne un bénéfice par le boni qu'on met incognito dans sa p o c h e . A toutes ces raisons se joint la force de l'habitude : J'ai trouvé l'habitation sans hangard ; si j'en établissais, j'aurais l'air d'un novateur, je me ferais des ennemis. L e p r o p r i é t a i r e , ne désirant que faire du revenu pour payer ses d e t t e s , ne pourrait retourner en F r a n c e ; lui qui se prive des choses les plus urgentes à sa maison, voulezvous qu'il songe à ces détails? — J e sens bien c e l a , m e disait un propriétaire qui faisait 1,200,000 d e s u c r e ; mais je dois plusieurs millions ; j'ai à c œ u r d e payer ; je veux r e t o u r n e r en F r a n c e ; je sais que nous n'avons pas assez d e soin des animaux ; l'année prochaine je ferai ce que vous m e dites. — L'année prochaine arrive, on n'y songe pas , u n e épizootie enlève cent à cent cinquante mulets ; on n'en sait pas la cause , on g é m i t , o n se p l a i n t , on finit par en acheter d'autres 7 à 800 francs, et on n'y songe plus. L e voyage d e F r a n c e est m a n q u é . Colons , voulez-vous conserver vos a n i maux ? ordonnez à vos fondés d e pouvoirs d'établir dans vos savannes plusieurs hangards d e cent pieds de long sur quarante d e large ; ils ne vous coûteront pas un sou d e déboursé ;
(171) les noirs iront couper des bois ronds , les planteront. Le côté de l'Est sera clissé pour le garantir des vents violents qui soufflent de ce point : la couverture sera faite avec des têtes d e cannes. D u côté qui sera à l'abri , établissez un ratelier p o u r y jeter le fourrage; il sera bien d'y faire une mangeoire c o m m e dans nos é c u ries. Moyennant ces s o i n s , les mulets iront se mettre à l'abri de la pluie et du s o l e i l , et ils ne périront plus. O r d o n n e z que tous les jours le fumier d e ces animaux soit enlevé par leur gardeurs. Q u e vos b œ u f s , ou plutôt vos taureaux soient à couvert : en soignant de m ê m e vos v a c h e s , vous serez obligés d'avoir une b a r a t t e , et d e quitter votre bouteille d e verre dans laquelle vous brassiez le lait de quatre v,aches p o u r avoir une livre de b e u r r e (i). ( i ) Ce qui m ' a . le plus surpris dans m e s v o y a g e s , c'est de v o i r faire le b e u r r e dans u n e bouteille à v i n . L e s Hollandais o n t de petites b a r a t t e s , et ils en font d'excellent sur leur p l a n t a g e . L a v i a n d e de. b o u c h e r i e est détestable ; on t u e cent tauraux c o n t r e u n bœuf. À la J a m a ï q u e , la v i a n d e de b o u c h e r i e est s u p e r b e ; c'est u n plaisir de m a n g e r u n beef-steak , et u n m o r c e a u d e roasted-beef. A S u r i n a m , la v i a n d e est excellente ; mais à S a i n t - D o m i n g u e on n'a jamais veillé aux b o u cheries ; d e v r a i t - o n laisser v e n d r e des t a u r e a u x ?
(172) J'attribue u n e partie des malheurs arrivés à Saint-Domingue au p e u d e surveillance des agents du roi ; on concevra à peine que ces g o u v e r n e u r s , qui étaient distingués par leur naissance et par la d o u c e u r d e leur c a r a c t è r e , ayent souffert que des crimes atroces fussent commis sous le règne d e ce bon Louis X V I , crimes connus de tous les colons , qui e u x mêmes en frémissaient. On a vu un Caradeu aîné , un LatoisonL a b o u l e , qui de sang-froid faisaient jeter des nègres dans des fourneaux , dans des chaudières bouillantes, ou qui les faisaient enterrer vifs et d e b o u t , «yant seulement la tête d e h o r s , et les laissaient périr de celte manière : h e u r e u x q u a n d , par p i t i é , leurs a m i s , leurs camarades abrégeaient leurs tourments en les assommant à coups de p i e r r e ! U n certain p r o c u r e u r de l'habitation V a u dreuil et D u r a s ( q u ' o n aurait pris pour u n e d e m o i s e l l e , tant il était mielleux et paraissait d o u x ) , ne sortait jamais sans avoir des clous et un petit marteau dans sa p o c h e , avec lequel, p o u r la moindre faute, il clouait l'oreille d'un noir à un poteau placé dans la cour. J e citerai encore un Flonc et un Broq, charpentiers , qui dans leur colère tuaient d'un
(173) c o u p d'erminette ou de besaiguë un noir qui valait quelquefois douze mille francs, et qui croyaient s'en c o n s o l e r , lorsqu'on cherchait à faire parler leurs intérêts , en disant : la côte d'Afrique est une bonne mère. » J'ai connu plusieurs p r o c u r e u r s et m ê m e des g é r e n t s , qui frémissaient de colère quand un nègre venait dire qu'il était malade. Montre ta langue, donne-moi ton bras, lui disaient-ils : si la langue ou le pouls n'indiquait point la maladie à ces docteurs, l'esclave, loin d'aller à l'hôpital, était reconduit à grands coups d e pied, d e poing et d e bâton. J'ai vu sur l'habitation d e M . Foucaud , au Boucassin , un n o m m é F a s s i , q u i , lorsqu'un noir venait lui annoncer qu'il souffrait, lui répondait : malade, gueux! et accompagnait son grincement d e dents d ' u n coup de bambou, qui renfonçait la parole à l'esclave et qui souvent brisait d e u x ou trois dents à celui qui venait réclamer la maison de santé. Cet ancien l a q u a i s , devenu p r o c u r e u r , n'était pas d'ailleurs très-méchant; il était mou, lâche et paresseux. Mais sa rage ne pouvait se contenir lorsqu'un nègre se disait malade. Un esclave , disait-il, ne peut pas souffrir et encore moins se plaindre ; un. nègre n'est pas un homme. D'autres faisaient administrer, en p u -
(174) nition, jusqu'à trente ou quarante clisteres (i). S'il y eût eu des inspecteurs d e c u l t u r e , tous ces crimes atroces ne seraient pas arrivés, non plus que les châtiments de cinq cents coups de fouet, distribués par d e u x commandeurs à la fois et r e c o m m e n c é s souvent le l e n d e m a i n , jusqu'à ce que le nègre m o u r û t dans un cachot dans lequel à peine pouvait-il entrer. Ces inspecteurs auraient e m p ê c h é ces cruaut é s , qui naguères ont été si funestes à la colonie de Surinam (2), dont les habitants se sont (1) J e sais que les noirs sont c o m m e les écoliers , et qu'ils font s o u v e n t les m a l a d e s ; mais ce n'est pas u n e raison p o u r q u ' o n les m a l t r a i t e . J e n'ai jamais e m p l o y é la r i g u e u r dans ce cas-là ; je m e contentais de les e n v o y e r à l ' h ô p i t a l , mais au b o u t de deux j o u r s , si je m ' a p e r cevais que c'était la paresse qui les r e t e n a i t , je les mettais à la b a r r e et ne les laissais pas sortir. E n n u y é s d'être ainsi détenus , ils m e d e m a n d a i e n t tous à r e t o u r n e r au travail. (2) Si les colons connaissaient la terrible i n s u r r e c tion de S u r i n a m , ils v e r r a i e n t c o m b i e n la b a r b a r i e l e u r est préjudiciable. Cette i n s u r r e c t i o n a fait se jeter dans les G u y a n e s plus de c i n q u a n t e mille nègres , avec l e s quels après b e a u c o u p de sang r é p a n d u , les Hollandais o n t été forcés de t r a i t e r , en leur d o n n a n t des otages b l a n c s , et en r e c e v a n t des enfants des chefs noirs. P a r ce traité la paix y existe a u j o u r d ' h u i .
(175 ) corrigés en établissant un régime aussi d o u x qu'il était féroce et sanguinaire. Colons d e S a i n t - D o m i n g u e , vous osez dire que par la d o u c e u r on ne fait rien des esclav e s ! visitez les colonies hollandaises, les belles Cette r é v o l u t i o n si terrible a obligé le g o u v e r n e m e n t b a t a v e à t r a c e r u n c o r d o n qui cerne la colonie , et. à y établir de distance en distance des postes de blancs et de noirs p o u r la sûreté des colons. C o m m e les noirs m a r r o n s dans leurs incursions s'emp a r a i e n t des poules , des cochons , et m ê m e des n é gresses , ils o n t t r o u v é dans les esclaves des e n n e m i s r e d o u t a b l e s . D e p u i s cette é p o q u e , sur c h a q u e h a b i t a tion adjacente aux nègres m a r r o n s , on a f o r m é u n petit arsenal de quinze ou v i n g t fusils , m ê m e de deux p e tites pièces de c a n o n , qui sont tenus dans le meilleur état. À la p r e m i è r e alerte , ces a r m e s sont distribuées aux esclaves p o u r qu'ils d é f e n d e n t l'habitation et leurs p r o p r i é t é s ; ce qu'ils ont toujours fait avec le plus g r a n d s succès. D a n s cette colonie , si sagement g o u v e r n é e , les h o m m e s de c o u l e u r , libres , jouissent des m ê m e s droits que les b l a n c s ; plusieurs sont n o t a i r e s , le secrétaire général du g o u v e r n e m e n t , M. V a n o n n a , est m u l â t r e , c'est u n h o m m e instruit et l i t t é r a t e u r , etc. Les femmes blanches les plus distinguées , ne rougissent p o i n t de la société des m u l â t r e s s e s , qui ont des m œ u r s et des p r i n cipes; plusieurs de celles-ci sont mariées avec des blancs. J e m e suis t r o u v é en 1804 à P a r a m a r i b o , à u n bal
( 176 ) cultures de Surinam , de D é m é r a r i ; vous a p p r e n d r e z , s'il est possible de vous convainc r e , combien la bonté jointe à la justice influe sur tous les h o m m e s , et combien vos cultures, vos bâtiments sont médiocres à côté de ces belles habitations des Hollandais , qui savent jouir d'une vie heureuse et tranquille sur des maré-
q u e le général anglais , sir Charles G r e e n , d o n n a aux d a m e s du p a y s . Plusieurs mulâtresses y avaient été engagées et y d a n s a i e n t . J'ai m a n g é s o u v e n t , chez les p r e m i e r s négociants anglais de cette c o l o n i e , avec plusieurs mulâtres de la B a r b a d e , et avec le p r e m i e r n é g o c i a n t de C u r a ç a o ( J h o n W é t e r ) , h o m m e de c o u l e u r . L e s nègres de cette colonie sont b i e n v ê t u s , n o u r r i s à profusion. Il m a n q u e de b o n s chirurgiens dans les c a m p a g n e s ; ils y sont en p e t i t n o m b r e . Chirurgiens f r a n ç a i s , vous y seriez utiles et b i e n r e ç u s . J'ai souvent eu occasion de v o i r ces nègres ( n o m m é s des bois ) , à P a r a m a r i b o ; ce sont des colosses , et les plus beaux q u e j ' a y e vus dans m e s v o y a g e s ; ils p l a n t e n t d u riz et q u e l q u e c o t o n . Q u e ces bons colons de S u r i n a m d o i v e n t se féliciter de voir la H o l l a n d e r e n t r é e dans son g o u v e r n e m e n t ! Les préjugés français auraient anéanti leur colonie dans v i n g t - q u a t r e heures ; ils s e r o n t plus joyeux q u e p e r s o n n e de la r e n t r é e des B o u r b o n s : leur joie a u g m e n t e la m i e n n e .
(177 ) cages d o n t , c o m m e en H o l l a n d e , ils ont su lieux enchanteurs. L i s e z , incrédules c o l o n s , l'ouvrage de notre ministre de la marine ; voyez ce qu'il r a p p o r t e au sujet d e cette n é g r e s s e , appartenant à mad a m e Bourgeois , qui implorait avec tant d ' i n s tances sa protection et le sollicitait si vivement de demander sa g r â c e ! Quelle était cette grâce qu'elle réclamait? quelle était cette punition qu'elle redoutait si fort? était-ce un fourneau? était-ce une fosse ? était-ce une chaudière bouillante? était-ce la torture de votre fouet? non ; c'était que monsieur le baron de Malouet voulût bien intercéder pour e l l e , afin que sa maîtresse lui permît de se présenter devant elle et qu'elle daignât jeter un regard sur son esclave Vous r i e z , c o l o n s ! J e crois que dans chaque province on doit établir un i n s p e c t e u r , et dans chaque paroisse ou quartier un sous-inspecteur. Cet inspecteur doit c o r r e s p o n d r e d i r e c t e ment avec le gouverneur et le ministre d e la m a r i n e . Les sous-inspecteurs correspondront avec l'inspecteur et m ê m e avec le g o u v e r neur. L'inspecteur se rendra dans toutes les habitations où il sera mandé ; il veillera à ce que les
12
( 1 7 8 )
noirs soient bien traités, qu'ils ayent des lits , des c o u v e r t u r e s ; que les hôpitaux soient tenus p r o p r e m e n t et bien clos ; que les matelas soient en bon état ; qu'on a c c o r d e aux malades tout ce dont ils auront besoin ; que la répartition d u quart soit faite aux cultivateurs avec é q u i t é . Il écoutera les plaintes des b l a n c s , celles d e s n o i r s ; punira ces d e r n i e r s , s'il croit qu'ils le m é r i t e n t ; sévira contre tel p r o c u r e u r , ou g é rent ou économe qui commettrait des injustices ou infligerait des punitions autres que celles qui sont ordonnées par le réglement de culture. Si c'est un p r o p r i é t a i r e , il fera son rapport au gouverneur. Ces inspecteurs doivent être chargés d e l'administrationdes biens vacants dans leurs provinces ; les s o u s - i n s p e c t e u r s , dans leurs quartiers. Ils doivent choisir les gérents, les économes des plantations v a c a n t e s , veiller à tous leurs b e soins. Les sous-inspecteurs r e n d r o n t c o m p t e d e tout à l'inspecteur de la province ; celui-ci en rendra c o m p t e au ministre. 11 vérifiera la comptabilité et l'arrêtera tous les ans ; il engagera les habitants à établir des h a n g a r d s , p o u r mettre les animaux à l'abri ; à creuser des mares p o u r qu'ils puissent s'y baigner.
(179) Il fera planter des chênes ou des o r m e a u x le long des grandes routes et dans les savannes; ce qui pourra attirer les pluies si nécessaires dans la plaine du Cul-de-Sac et ailleurs. • Je pense que les inspecteurs doivent être choisis parmi les généraux de b r i g a d e ; l e s sousi n s p e c t e u r s , parmi les colonels et les m a j o r s ; les adjoints, si les circonstances en e x i g e n t , parmi les officiers supérieurs , ou parmi les habitants qui seront reconnus les plus propres à remplir cet e m p l o i ; emploi qui sera le plus utile de la colonie, puisque sans culture il n ' y a point de c o m m e r c e , et qu'elle est la source des fortunes publiques et particulières. L e gouvernement ne doit pas p e r m e t t r e qu'on fasse du sucre blanc et t e r r é , si ce n'est pour la consommation des colonies d e Saint-Domingue et de la G u a d e l o u p e . J'en e x c e p t e la M a r t i n i q u e , q u i , par la mauvaise qualité de ses sucres bruts et par ses établissements montés pour ses sucres t e r r é s , doit conserver cette faveur. L'intérêt de la mère-patrie exige encore que les cafés de toutes les colonies soient chargés dans leurs parchemins. Cette g r a i n e , ainsi e n v o y é e , sera nettoyée en F r a n c e ; elle p r o c u rera le double avantage de charger un plus grand n o m b r e de navires et d ' o c c u p e r dans les ports
(180) un grand nombre de m a l h e u r e u x , qui seront employés à m e u r e le café dans l'état où. il doit être livré aux marchands. Les colons ne peuvent se plaindre de cette mesure, puisque le travail de rouler en blanc (i) exige b e a u c o u p de f r a i s , soit en bâtiments soit en formes ; de plus ce travail enlève une grande quantité de bras à la culture. L e s propriétaires d e caféyères trouveront le même avantage. Ils pourront augmenter leurs plantations ; ils n'auront plus besoin d e m o u lins ; et leurs noirs , qui passaient un temps considérable à ce travail, seront employés aux opérations agricoles. A la Martinique et à la G u a d e l o u p e , où les noirs sont conduits par leurs m a î t r e s , ils sont bien mieux nourris qu'à Saint-Domingue. Ils sont e n c o r e m i e u x à C a y e n n e : dans cette c o l o n i e , les n è g r e s , leur tâche finie, plantent en vivres pour leurs besoins, le terrain que le maître ne peut cultiver en denrées ; ils ont en outre beaucoup de poisson, d e g i b i e r , e t c . Aussi ces noirs sont-ils les plus h e u r e u x d e nos colonies.
( i ) R o u l e r , c'est fabriquer le sucre b r u t ; r o u l e r en b l a n c , c'est f a b r i q u e r le sucre t e r r é , n o m m é cassonade,
(181) J e pense que p o u r améliorer le sort d e ceux de S a i n t - D o m i n g u e , il serait à p r o p o s que les procureurs entrassent dans les pertes d e l'habitation, soit dans celles d e l'atelier, soit dans celles des p a r c s . Ils seraient plus soigneux pour les animaux et moins barbares p o u r les cultivateurs. S'il en périssait par leur faute, ils seraient tenus d e les remplacer à leurs frais et à dire d'experts, en présence de l'inspecteur. O n excepterait les mortalités p o u r cause d e vieillesse, ou produites par force m a j e u r e , tels que le jugement d'un noir à la peine de m o r t , une épizootie, etc. L e s cultivateurs doivent aussi payer u n dixième des pertes sur les animaux ; ce d i x i è m e sera pris sur les sommes qui proviendront des amendes p o u r les mortalités par cause d'accidents non majeurs. S i , pendant l'administration du p r o c u r e u r , il est survenu une augmentation dans l'atelier, il est juste qu'il en ait le d i x i è m e du bénéfice ; p o u r cet effet l'estimation en sera faite : je crois que c'est le plus sûr m o y e n de favoriser la population. T e l l e s sont, à mon avis , les mesures qui doivent rendre S a i n t - D o m i n g u e plus florissant que jamais. Ces mesures en assureront la
(182)
tranquillité, et mettront fin aux cruautés qui s'y commettaient ; cruautés contre lesquelles la nature et l'humanité se révoltent. J e finirai ce chapitre par un article qui me paraît d'autant plus important , qu'il assure la subsistance des n o i r s , et m ê m e des blancs, en cas de nécessité. , Les plaines ne manqueraient jamais d e v i vres , si la cupidité n'avait fait détruire les bananeries sur presque toutes les habitations. C e fruit, le plus s a i n , le meilleur d e tous les a l i m e n t s , est bien préférable aux patates, q u i , en g é n é r a l , donnent la diarrhée aux noirs nouveaux et surtout, aux Congos. Ils périraient tous si on les privait d e bananes. Grands seigneurs propriétaires , et autres c o l o n s , qui avez toujours desiré que vos esclaves fussent bien t r a i t é s , bien n o u r r i s ; qui n e connaissez vos plantations que par les r i chesses qu'elles vous ont procurées ; ordonnez q u e , sur vos habitations à sucre , la meilleure pièce d e quatre carreaux (le carreau est de cent pas carrés) soit cultivée en bananes : vos noirs seront au comble de la joie et vous béniront. Et vous, froids c o l o n s , mauvais calc u l a t e u r s , prenez une p l u m e , et dites : une p i è c e d e canne d e quatre carreaux p r o d u i t ,
(183) dans une terre o r d i n a i r e , trente mille livres d e sucre par a n , q u i , à 3o francs le 1 0 0 , donnent g,ooo fr. ; le s i r o p , estimé 1,000 fr. : total, 10,000 fr. U n e pièce en bananes ne vous donnera r i e n , il est v r a i , du moins en appar e n c e ; mais songez que si vous p e r d e z d i x noirs par a n , cette p e r t e n'aura d'autre cause q u e le peu d e nourriture de vos esclaves. Songez q u ' e n perdant dix noirs à 3,000 fr. chac u n , votre p e r t e s'élèvera à 30,000 fr. au lieu d e 10,000 fr. q u e vous p e r d e z ; en cultivant des bananes, vous gagnez d o n c 20,000 francs. L a population augmentera lorsque les noirs seront alimentés par un fruit si sain , si n o u r rissant, que l'Européen pourrait en vivre et à la rigueur se passer de pain. Caradeu aîné , grand administrateur , n ' a vait point suivi l'exemple d e ses compatriotes ; il avait u n e immense bananerie dont il tirait, en en faisant vendre les fruits, plus d e 5o,ooo francs par an ; encore en donnait-il d e temps
en temps a ses noirs. A Surinam , où les esclaves font des travaux mille fois plus pénibles q u ' à Saint-Domingue (en c r e u s a n t , dans la vase, d e larges et p r o fonds canaux ) , on n e les nourrit qu'avec des bananes. Les patates y sont i n d i g è n e s , et
(184)
ils n'en mangent jamais. Lorsqu'ils l a b o u r e n t , s ils en trouvent, ils les jètent, ou ils les donnent à leurs cochons. Cette racine est c e p e n dant excellente et d'un goût bien supérieur à celui de nos pommes d e t e r r e , m ê m e d e nos marrons. Elle est si abondante dans les G u y a n n e s , que les colons ont bien d e la peine à s'en débarrasser : les forêts sont couvertes d e ses l i a n n e s , qui présentent un rideau d e verdure magnifique et impénétrable aux rayons du soleil. A Philadelphie les patates ont été cultivées ; elles y ont bien réussi et y sont superbes. Les colons de Saint-Domingue les plantent dans les terres les plus légères ; je crois qu'elles y produisent p e u . A S u r i n a m , où la terre est compacte et h u m i d e , elles viènent superbes et sont d'un goût plus sucré encore que celles qu'on cultive à Saint-Domingue. T o u s ceux qui me connaissent savent c o m bien je déteste la tyrannie, sous quelque forme qu'elle se présente ; mais je crois que le g o u vernement doit forcer tous les colons à établir une bananerie sur chaque sucrerie. C e t t e plante étonnante , bienfait du C r é a t e u r , est trop utile en cas d e disette et trop salutaire aux premiers besoins de l'homme , quelle que soit sa c o u l e u r , pour que les bananeries ne soient
(185) pas rétablies dans les colonies par o r d r e du roi. Sur chaque habitation, lorsqu'on plantait une pièce en c a n n e s , on semait du maïs (blé de T u r q u i e ) , mais il n'était point généralement d o n n é aux noirs ; il était réservé pour les poules et les chevaux des blancs. Dans les habitations qui manquaient de bras et dans celles qui e x i geaient qu'on replantât souvent les c a n n e s , il y avait davantage d e maïs ; mais les p r o c u r e u r s et les gérents le faisaient souvent vendre au lieu d e le donner aux noirs. Dans les sucreries où les rejetons donnaient encore du revenu après dix ou douze a n s , ou plantait peu d e grandes c a n n e s , et le maïs n'était pas si abondant. Si on veut se servir de la c h a r r u e , on plantera cinq pièces d e cannes p o u r une : alors on se procurera du maïs. C e t t e graine indigène à S a i n t - D o m i n g u e , vient en deux mois et d e m i , et produit plus qu'en E u r o p e , où cependant elle d o n n e b e a u c o u p , surtout en Italie et en Calabre. P o u r q u o i les colons n'en feraient-ils pas des provisions? pourquoi ne le mettraientils pas dans des barriques p o u r le préserver des rats? Ces animaux sont devenus si nombreux qu'ils dévorent tout malgré les chats marrons et. les couleuvres dont ils sont la p r o i e . Les
(186) nègres les chassent aussi, surtout à la fin de chaque coupe de cannes : c'est la seule viande fraîche dont ils se régalent. Ils en sont si friands, qu'ils mangent e u x - m ê m e s d e ces animaux qu'ils trouvent morts : c'est par cette raison sans doute qu'on s'abstient d ' e m p l o y e r le p o i son pour détruire cette race parasite. C e goût des noirs ne doit point s u r p r e n d r e les E u r o p é e n s , puisqu'il y a des nations d e nègres qui mangent des charognes et m ê m e qui s'en régalent. Mais ces nègres sont d'Afrique et m é prisés par les autres n o i r s , et sont nommés Mondonguies (qui mange charogne). Il est encore un moyen bien simple d e d i m i nuer les dépenses ; moyen qui a échappé aux colons de Saint-Domingue : c'est un moulin à vent. U n e sucrerie qui roule avec un moulin à e a u , économise plus d e cent cinquante mulets, dont elle a besoin pour les moulins à b ê t e s . U n e s u c r e r i e , forcée d e rouler avec ces d e r n i e r s , est obligée d'en avoir d e u x , qui m ê m e n e suffisent pas à fournir le vésou (jus de cannes) p o u r remplir les chaudières. C h a q u e moulin tourne par le moyen d e six mulets. Us trottent deux heures et ne peuvent résister plus l o n g - t e m p s , surtout pendant le jour.
(
187
)
C o m m e n t les colons ne se sont-ils pas servis d e moulins à v e n t ? Rien ne serait plus facile dans un pays où les brises sont r é g l é e s , et où le vent souffle tous les jours à des heures fixes. On m'objectera, i° qu'il y a des habitations qui se trouvent à l'abri du v e n t , par les m o r n e s . J e r é p o n d r a i que bien p e u sont dans ce cas et qu'elles ont généralement des moulins à e a u ; 2° que les ouragans ne p e r m e t t e n t pas d e se s e r vir d e ces moulins. — Les ouragans sont trèsrares et toujours p r é c é d é s par un vent m é diocre : alors on retirera les ailes ; 3° que les tremblements d e terre peuvent renverser ces moulins. — Ils ne renversent pas vos villes, vos cases, vos é t u v e s , qui sont en m a ç o n n e r i e , n o n - s e u l e m e n t dans la partie du n o r d , mais m ê m e dans celle de l'ouest, où les t r e m b l e ments de terre sont bien plus fréquents. J e connais dans la plaine du Cul-de-Sac, dans celles du Cap , aux V a s e s , au Boucassin, d e u x cents habitations qui devraient se servir d e moulins à vent ; elles n'auraient besoin q u e d'un tourniquet avec cinquante mulets p o u r ne pas laisser ralentir la r o u l a i s o n , si le vent n'était pas assez fort, ou s'il était trop violent. Dans la plaine de l'ouest, où q u i n z e , vingt, trente pouces cubes d'eau passent sur chaque
(188 ) habitation p o u r les arrosages, il serait facile d'établir une p o m p e à feu qui serait entretenue par un filet d e cette eau et par le feu qu'alimenterait la bagasse (i), ou le charbon d e terre q u ' a p portent les Nantais qui viènent sur leur lest. D ' a i l e u r s , il y a des mines d e ce charbon à Saint-Domingue. Les animaux sont nourris avec le p a m p r e ou la tête d e la canne. L e bâton passe au moulin ; d e s s é c h é , il lait la b a g a s s e , avec laquelle on chauffe les chaudières ; le feu en est plus violent que celui du charbon d e t e r r e . L a paille qui entoure la c a n n e , sert quelquefois à chauff e r , quand on ne la brûle pas sur la p l a c e . C'est u n e mauvaise m é t h o d e . A v e c la charrue on p e u t enterrer cette p a i l l e , surtout dans les salinages. Si la canne n e procurait pas le chauffage et le fourrage, il faudrait abandonner la culture du sucre ; car à peine trouve-t-on sur une sucrerie, du bois pour la cuisine ; on n ' y connaît point le charbon ; on abat les arbres et on ne replante jamais. O n n'a d e f o u r r a g e , que les têtes d e cannes et le bois-patate. La m o i t i é d e l ' a n n é e ,
( i ) L a bagasse est le roseau passé au m o u l i n . I
(189) les mulets ne mangent q u e ce qu'ils peuvent ramasser dans les savannes grillées par le soleil. On ne veut pas semer de la l u z e r n e , q u i , c o m m e on sait, réussit p a r t o u t ; mais, disentils , la luzerne ne p r e n d pas à Saint-Domingue. Pitoyable calembour ! M. d e la L u z e r n e , m i nistre des colonies, n'était pas aimé des colons. P e u t - o n porter plus loin l'esprit d e vertige ! J'engage les planteurs qui ont le bonheur d'avoir des habitations près d e la m e r , d ' e n voyer à leurs fondés de pouvoirs un grand filet avec o r d r e d e p ê c h e r tous les d i m a n c h e s , pour que les noirs profitent du poisson. Il est inconcevable qu'au Boucassin et aux Vases il n ' y eût qu'un seul filet, encore était-ce moi qui en avais fait cadeau à mon ami D u c o s , chez qui j ' a vais passé une convalescence d e trois mois. J e n'oublierai jamais la joie que tous les cultivateurs ressentaient en allant p ê c h e r . On p r e nait des brochets s u p e r b e s , des d o r m e u s e s , des mulets excellents et une immense quantité d e sardines. Les nègres s'en allaient tous chargés du petit poisson, qui leur suffisait p o u r la semaine. Les gros étaient mangés par les blancs et envoyés aux voisins. Ces parties n'ont été troublées que par la m o r t d'un blanc. Il voulut aller à la nage c h e r -
(190) cher un oiseau qui avait été t u é ; un é n o r m e requin le dévora devant nous. Nous jetâmes la s e i n e , mais tout avait disparu. Plusieurs nègres d'Afrique d e m a n d è r e n t des couteaux pour aller le c o m b a t t r e ; nous nous y opposâmes. M o n bon P r o s p e r , Congo , se j e tait à mes genoux pour que je lui permisse de t u e r ce requin. Il en avait tué plus de dix , m e disait-il. Malgré cela je lui défendis de se baigner dans la mer ; mais il avait tant d'envie d e me montrer son a d r e s s e , qu'il alla se baigner à mon insu. H e u r e u s e m e n t il n e trouva pas d e requin. Avant cet événement j'avais l'habitude d'aller nager avec mon n è g r e . D e p u i s , je n'y suis plus retourné. P r o s p e r nageait et plongeait d'une force étonnante : il eût peut-être tué le requin ; mais s'il eût péri, je me serais r e p r o c h é la mort du m e i l leur esclave qui ait jamais existé à S a i n t - D o mingue. 11 me parlait souvent de sa m è r e qu'il avait laissée en Afrique. Il me sollicitait de la faire venir à Saint-Domingue : j'étais m ê m e convenu avec un capitaine négrier de mes amis d e laisser partir P r o s p e r , p o u r aller chercher sa m è r e . Les événements m'en ont e m p ê c h é . Il avait un frère qui avait été pris et conduit
c
( 1 9 1 )
dans les colonies avant lui. Il Fa retrouvé au P o r t - a u - P r i n c e et m e l'a d e suite a m e n é . Il était esclave d'un ferblantier, qui lui avait appris son état. L o r s q u e je fus pris par les Anglais, ils se r e fusèrent à ce que mon nègre me suivît. 11 faillit se faire tuer par les soldats anglais , le 10 juin 1 7 9 4 . !
(192) C H A P I T R E Des
VIII.
Noirs.
J'INTITULE ce
chapitre des Noirs, parce que je sais que rien n'affecte plus ces hommes , que d'être appelés nègres par u n blanc ( i ) ,
(i) E n 1794 je fus c o n d u i t p r i s o n n i e r à la J a m a ï q u e . I g n o r a n t le n o m d u d o m e s t i q u e n o i r qui servait les p r i sonniers , et a y a n t besoin de l u i , je lui dis : n e g r o , come here ( n è g r e , viens ici ) , il se r e t o u r n a d ' u n air m é c o n t e n t et m e dit : no negro, iam a black man (je ne suis p o i n t u n n è g r e , mais u n h o m m e noir. ) J e lui r e p o n d i s , iam sorry, i beg you pardon ( j e vous d e m a n d e , p a r d o n , je suis fâché de vous avoir dit cela ). D e p u i s cette é p o q u e cet esclave se serait j e t é a u feu p o u r m o i . Il m ' a vingt fois offert de m e s a u v e r , et c'est à lui que je dois la vie ; car j'étais h o r r i b l e m e n t blessé et a b a n d o n n é sans secours ; il se chargea d'une lettre , et je fus p r i s o n n i e r sur p a r o l e , d'après la r e c o m m a n d a t i o n de M. le m a r quis de la R o c h e - J a c q u e l i n . J ' a i m e à p a y e r ce t r i b u t à la r e c o n n a i s s a n c e , q u o i q u e je n ' a y e pas m a n q u é , à m o n r e t o u r , en 1795 , d ' a n n o n c e r au c o m i t é de salut public ( p a r é c r i t ) , que c'était à ce b r a v e é m i g r é que b i e n des F r a n ç a i s devaient la v i e , et u n meilleur t r a i t e m e n t à la J a m a ï q u e .
(193) quoique entre e u x , lorsqu'ils parlent collectivement d e leurs c a m a r a d e s , ils s'expriment ainsi : Nègre du Cap , nègre du Port - auPrince ; mais, quand les domestiques se ren c o n t r e n t , ils s'appèlent ordinairement monsieur; e t , quand ils sont ensemble en s o c i é t é , ils portent le nom de leurs maîtres. Dans les festins qu'ils se d o n n e n t , s'ils régalent le noir d u g o u v e r n e u r , il a la p r e m i è r e p l a c e , et jamais les autres noirs ne l'appèlent que M. le gouverneur. T e l noir , esclave d'un gouvern e u r , d'un i n t e n d a n t , se croit bien au-dessus d ' u n blanc qui n'a pas l'honneur de manger avec son maître. Voici un fait dont j'ai été t é m o i n , et qui donne une idée de l'orgueil dont un esclave est capable. E n 1790 un noir , valet de chambre de l'habitation Rousseau avait volé une ou deux c h e mises à son maître ; il recevait le fouet. Après u n e vingtaine de coups , je demandai sa grace : M . Rousseau faisait quelques difficultés de pard o n n e r , lorsqu'un blanc , cabrouétier du P o r t a u - P r i n c e , nous joignit et dit : « N e pardonnez » pas à ce coquin : je le reconnais , il ma volé » une redingotte il y a quinze jours. » L e n o i r , qui était couché sur le ventre et tenu par deux n è g r e s , se lève avec la rapidité de l'éclair, e t , x3
(194) s'adressant à sou maître , il lui dit : « Maître » moi, mirez blanc là, et vous voir si nègre » Rousseau li capable voléblanc cila là». C e qui veut dire : « M o n m a î t r e , examinez ce » blanc , et jugez si votre esclave, si un nègre » qui vous appartient est assez d é h o n t é , assez » vil, pour s'abaisser à voler un h o m m e de cette » espèce. » La politique exigea que ce noir fût taillé. M . R o u s s e a u , après une vingtaine d e coups d e fouet bien vigoureux , dit au blanc en se retir a n t , je vous l'abandonne ; e t , après quelques coups qui portaient à terre , et qui prouvaient que le commandeur ne l'atteindrait pas différ e m m e n t , le blanc tourna le dos et la punition fut finie. Les cultivateurs s'appèlent tous frères ; lorsqu'ils se r e n c o n t r e n t , ils se saluent en se passant l'index l'un dans l'autre. Si les d o m e s tiques ont des chapeaux , ils les p r è n e n t à la main et se font les mêmes civilités que leurs patrons. Les nègres français, anglais, hollandais ont la m ê m e tournure que leurs m a î t r e s , et tout observateur peut juger à leurs manières d e quelle nation est leur maître. L'observateur qui a un peu étudié le caractère des noirs , doit avoir trouvé une dif-
( 195 ) férence très-sensible entre celui du noir domestique et celui du noir cultivateur. Si en F r a n c e on avait pu connaître ces d e r n i e r s , on aurait certainement vu qu'ils ne m é ritaient pas d'être assimilés aux autres, parmi lesquels cependant il y a quelques distinctions à faire. Les noirs domestiques qui sont dans les villes y vivent dans une grande oisiveté , et ont en général de grands défauts: ils sont ogueilleux , fastueux, j o u e u r s , p a r e s s e u x , l i b e r t i n s , et p r e s q u e toujours voleurs (i) ; m é c h a n t s , et m ê m e quelquefois c r u e l s , quand ils a c q u i è r e n t le droit d e c o m m a n d e r à leurs semblables. Il en est c e p e n d a n t , dans cette classe, qui ont d o n n é de grandes preuves d'attachement à leurs maîtres , et ont fait de belles actions. Les noirs cultivateurs sont généralement d o u x , humains , généreux ( 2 ) , h o s p i t a l i e r s , ( 1 ) J ' e n t e n d s p a r v o l e u r s , voleurs d o m e s t i q u e s ; car il n ' y a pas d'exemple q u ' u n n è g r e ait v o l é des é t r a n gers , ni sur u n e g r a n d e r o u t e : ce qu'ils p r e n n e n t c o n siste en quelques m o n n a i e s , des h a r d e s p o u r se v ê t i r , et des friandises. (2) C a r a d e u , a î n é , s'il n ' e û t pas été si féroce , si v i o l e n t , eût p u être r e g a r d é c o m m e u n des colons les p l u s nécessaires. — Ses vues étaient g r a n d e s ; tout a n -
(196) bons p è r e s , bons m a r i s , bons f i l s , respectueux envers les vieillards , soumis à leurs maîtres , n o n ç a i t des i d é e s , des plans utiles et a v a n t a g e u x à la Colonie. Il avait fait v e n i r des c h a m e a u x q u i ont e n g e n d r é . Ses chaudières étaient en c u i v r e ; son m o u l i n à eau était dans la sucrerie ; ce qui était cité c o m m e u n e merveille ; ( à S u r i n a m et à la J a m a ï q u e toutes les c h a u d i è r e s sont en cuivre et les m o u l i n s placés c o m m e celui de C a r a d e u ) . Ses b â t i m e n t s p o u r r o u l e r en b l a n c , étaient bien tenus et t r è s - p r o p r e s ; il avait la passion de faire le plus beau sucre de la colonie ; c'est ce q u i le r e n d a i t quelquefois furieux c o n t r e ses sucriers et ses chauffeurs ; c'est aussi sur eux qu'il a exercé le plus de cruautés. E n 1788 il o r d o n n a q u ' o n attelât sa v o i t u r e : le p o s tillon se t r o u v e m a l a d e , il d e m a n d e le s e c o n d ; mais le m a t i n il avait été taillé ; m a u v a i s e excuse p o u r C a r a d e u ( j e dois faire o b s e r v e r q u e sur les habitations o n d o n n a i t s o u v e n t t r e n t e à q u a r a n t e c o u p s de fouet q u i n'effleuraient que la p e a u ) ; il o r d o n n e qu'il m o n t e à c h e v a l ; le n o i r r e m o n t r e qu'il ne p e u t m a r c h e r ni se m e t t r e en selle ; C a r a d e u le force , il faut obéir. P o u r a r r i v e r sur l'habitation où il devait se r e n d r e , il fallait faire u n g r a n d d é t o u r , ou s'exposer à passer u n t o r r e n t q u e les dernières pluies avaient c o n s i d é r a b l e m e n t grossi. L e n o i r fait cette observation ; C a r a d e u lui dit d'aller p a r le plus c o u r t c h e m i n . A r r i v é sur le b o r d de la r i v i è r e , le postillon déclare que le c o u r a n t est t r o p f o r t , qu'il ne p e u t passer. C a r a d e u lui crie : « C r o i s - t u q u e » C a r a d e u ait jamais eu p e u r Passe. » L e noir r é clame et soutient qu'il sera e n t r a î n é . « V e u x - t u obéir ,
(197) à leurs pères ; laborieux quoi qu'on en puisse d i r e . La dissemblance de ces deux classes p r o » s'écrie C a r a d e u . » L'esclave entre dans l'eau ; mais le c o u r a n t et les grosses pierres r e n v e r s e n t la v o i t u r e et C a r a d e u se serait n o y é sans le courage de son n è g r e q u i se jeta dans la rivière , et p a r v i n t , ' avec u n e peine i n f i n i e , à faire a r r i v e r son m a î t r e sur le b o r d qu'il v e n a i t de quitter. C a r a d e u lui dit : «tu es u n b o n n è g r e , je te d o n n e la l i b e r t é ; » mais il ne p u t jouir de ce bienfait : a y a n t le d e r r i è r e t o u t c o u p é , et é t a n t resté t r o p l o n g - t e m p s dans l'eau , il fut pris du t é t a n o s , et m o u r u t quelques jours a p r è s . ( J e ne p e u x m ' e m p ê c h e r de dire que les colons o n t fait b e a u c o u p de mal en d o n n a n t aux noirs cette espèce de liberté q u i les r e n d a i t oisifs ; en les r e n d a n t libres , il fallait leur a s s u r e r l'existence. A S u r i n a m o n n e p e u t d o n n e r la liberté à u n esclave , sans p r é a l a b l e m e n t lui a v o i r d o n n é u n b o n t e r r a i n , lui a v o i r fait c o n s t r u i r e u n e c a s e , et lui avoir fourni des i n s t r u m e n t s aratoires p o u r travailler. ) P e u de t e m p s après cette belle action de C a r a d e u , il dit à son p r e m i e r sucrier : « Voilà du vilain sucre ; je te d é c l a r e q u e si la p r e m i è r e fois tu m ' e n fais de pareil , je te fais e n t e r r e r vif ; t u m e connais » L e n è g r e r é p o n d , vous maître. A la p r e m i è r e roulaison C a r a d e u lui dit : « T u m'as fait d u plus vilain sucre q u e le d e r n i e r , je tiendrai p a r o l e . » Il fait c o n d u i r e le noir au c a c h o t . C a r a d e u n ' a v a i t p o i n t envie de t u e r son n o i r , m a i s c r o y a n t q u ' e n lui p a r d o n n a n t il c o m m e t t r a i t u n e fai-
(198) vient de ce que ceux-ci sont o c c u p é s , et que les autres vivent dans l'oisiveté, qu'on sait produire tous les vices. blesse qui eût fait t o r t à son caractère , il invita u n e douzaine de d a m e s ; et p e n d a n t le dîner il leur dit qu'il avait c o n t r e son sucrier u n e exécution à faire , dont, elles seraient t é m o i n s : elles en frémirent et lui d e m a n d è r e n t sa g r â c e . « J e ne v e u x q u e lui faire p e u r ; mais je n e v e u x pas q u e m e s nègres croient q u e le p a r d o n v i e n t de m o i ; v o u s resterez à t a b l e , et l o r s q u e vous m e v e r r e z t i r e r m o n m o u c h o i r , v o u s v i e n d r e z m e solliciter de lui laisser la v i e . » C a r a d e u après le dessert s o r t , se r e n d où était le n è g r e q u i avait été forcé d e faire u n t r o u et de s'y p l a c e r , ce qu'il avait fait en c h a n t a n t ; il était enfoncé j u s q u ' a u cou , la t e r r e fut rejetée dans le t r o u , la t ê t e seule paraissait. C a r a d e u tire son m o u c h o i r , les d a m e s a c c o u r e n t , se j è t e n t à ses pieds ; enfin, après b i e n des p e i n e s , il dit : « je te fais grâce à la sollicitation de ces d a m e s . » L e n è g r e lui r é p o n d i t : «Toi, té pas Caradeu, si toi fait grâce à moi ( t u ne serais pas C a r a d e u si tu pouvais m e faire g r â c e . ) » — Q u e d i s - t u , r é p o n d C a r a d e u f u r i e u x . — S i t o i p a s tuyé moi, moi jure marraine moi, moi-va t u y é toi. ( Si tu ne m e tue p a s , je j u r e p a r m a m a r r a i n e q u e je te tuerai ). » Ce courage du d é s e s p o i r , lui v a l u t u n e m o r t p r o m p t e : C a r a d e u p r i t u n e é n o r m e r o c h e , et la lui jeta sur la tête ; les autres noirs p o u r l ' e m p ê c h e r de souffrir se h â t è r e n t de l'achever. C a r a d e u était le chef de l ' i n d é p e n d a n c e , l e capitaine de la garde nationale d u P o r t - a u - P r i n c e , et p a r c o n -
( 199 ) Sous l'ancien r é g i m e , les cultivateurs travaillaient depuis cinq heures du matin jusqu'à la s é q u e n t le chef des patriotes de cette ville ; il l'a quittée avant l'arrivée des commissaires ; il a e m m e n é u n e soixantaine des noirs à C h a r l e s t o w n , où il a acheté u n e habitation. C'était u n h o m m e de m é r i t e , d'une force prodigieuse ; il ne buvait que de l'eau , m a n g e a i t de suite trois ou q u a t r e m e l o n s . Il était b r a v e et faisait t r e m b l e r tous les p l a n t e u r s . Ses noirs c r o y a n t que sa force et sa m é c h a n c e t é v e n a i e n t d ' u n gros a r b r e sous lequel il avait l'habitude de s'asseoir tous les jours , l'ont a b b a t u , et ont tué le c h a m e a u femelle qui lui restait. Sa c r u a u t é v e n a i t de son a m o u r - p r o p r e ; ses cultivateurs n'étaient pas très-maltraités p a r lui. E n l'an 7 étant à S u r i n a m , c o m m e d é l é g u é , j ' e u s occasion de r e c e v o i r la visite de M . le b a r o n d ' H o w i t h , p r o p r i é t a i r e à C a y e n n e . Ce vieillard revenait des E t a t s U n i s ; il m e pria de l'aider à r e t o u r n e r sur son h a b i t a tion , ce q u e je lui p r o m i s en lui disant que je ne p e n sais pas qu'il d û t y avoir des émigrés p o u r les c o l o n i e s . Ce b a r o n m ' e n t r e t i n t de ses biens , de ses b o n s e s c l a v e s , d o n t a u c u n ne l'avait quitté ; je lui r é p o n d i s q u e je pensais q u ' o n avait eu t o r t , en d o n n a n t la liberté aux noirs de C a y e n n e , de p e r m e t t r e q u e les cultivateurs quittassent leurs ateliers , et q u e b e a u c o u p de colons se plaignaient de cela. M . le b a r o n d ' H o w i t h m e p a r u t u n s a i n t ; lorsque je lui rendis sa visite , il était sur u n p r i e - d i e u t e n a n t u n crucifix à la m a i n ; il ne vivait que de lait , etc. D e r e t o u r à C a y e n n e a v a n t l u i , les colons m e r é -
( 200 ) nuit. Dans la fabrication du s u c r e , ils passaient aussi la n u i t , et ne murmuraient jamais, q u o i p é t a i e n t sans cesse q u ' u n tel colon avait d é b a u c h é ses n o i r s , et q u ' o n devait le forcer à les r e n d r e . Alors j e je dis à c i n q ou six q u i étaient p r è s de m o i : « J'ai v u à S u r i n a m M . le b a r o n d ' H o w i t h , qui m ' a fait le p l u s g r a n d éloge de ses noirs : pas u n ne l'a q u i t t é , m ' a - t - i l dit. — A h ! le c o q u i n , le s c é l é r a t , s'écrièrent-ils tous à l'unisson ! » F r a p p é d'une telle h a r m o n i e « V o u s v o u s m o q u e z de moi , l e u r dis-je ; j ' a i eu occasion de v o i r ce p r o p r i é t a i r e et de causer avec lui ; c'est la d o u c e u r m ê m e . — Venez chez m o i , m e dit M . M é t e r e a u , je v o u s m o n t r e r a i u n n è g r e qui a e n c o r e aux lèvres les t r o u s q u e cet h y p o c r i t e lui a fait f a i r e ; il y passait u n fil de laiton et cousait ainsi la b o u c h e à ce m a l h e u r e u x . P o u r , l ' a r r a c h e r à la t y r a n n i e de ce féroce h a b i t a n t , j ' a i a c h e t é ce n è g r e qui est un t r è s - b o n sujet. — C'est v r a i , a j o u t è rent-ils tous. « Il est certain , c o n t i n u a - i l , q u ' a u c u n de ses nègres ne l'a quitté ; mais voici p o u r q u o i : il était chez l'agent J e a n n e t l o r s q u e celui-ci r e ç u t le d é c r e t de la liberté ; l'agent le lui m o n t r a . M . d ' H o w i t h quitte à l'instant la v i l l e , se r e n d sur son habitation , assemble son a t e l i e r , et lui dit : Je vous annonce une nouvelle à laquelle je prends bien part, la France vous a donné la liberté, je m'empresse de vous l'apprendre. L o r s q u e vous étiez esclaves , je vous ai traités c o m m e tels ; j ' a i été sévère , mais c'était la loi. A u j o u r d ' h u i q u e v o u s êtes libres , je vous r e g a r d e r a i c o m m e mes amis , comme si v o u s étiez des p a y s a n s b l a n c s . J'ai u n e p r i è r e à v o u s faire ;
( 201 ) qu'ils vissent le fouet toujours prêt à les frapper s'ils restaient un seul moment dans l ' i n a c tion , ou s'ils témoignaient le désir de se r e poser. A m i d i , heure d e leur repas qui consistait en quelques patates que leurs femmes leur p r é p a r a i e n t , ils couraient à leurs petits j a r d i n s , y travaillaient avec a r d e u r , jusqu'à ce qu'ils retournassent aux travaux de l'habitation; et lorsque le clair de la lune leur permettait d e cultiver leurs p r o p r i é t é s , ils ne les négligeaient
je suis vieux , ma santé m'oblige à quitter l'habitation, pour aller en Amérique ; promettez-moi que vous ne m'abandonnerez pas ; si vous me laissiez , je serais réduit à la misère ; jurez-moi que vous ne cesserez pas vos travaux. A l o r s , sortant de la p o c h e , u n crucifix et u n livre d'évangile , il leur p a r l a de Dieu , l e u r dit qu'il les récompenserait d a n s l'autre m o n d e , etc. , e t c . les nègres j u r è r e n t , et voilà c o m m e cet h y p o c r i t e , le seul h a b i t a n t m é c h a n t de la colonie , a subjugué ses noirs » M. M é t e r e a u ajouta : « Bien des b l a n c s o n t c h e r c h é à d é b a u c h e r ses noirs , mais ils n ' o n t j a m a i s v o u l u se laisser séduire ; ils travaillent m i e u x q u e les autres.» Alors je leur dis : « P o u r q u o i n ' a v e z - v o u s pas fait c o m m e lui ? — Q u o i ! vous auriez v o u l u que nous a l l a s sions p r i e r nos esclaves de rester ? Ils n e seraient jamais partis , si des blancs ne les eussent sollicités à aller chez eux en leur faisant de belles p r o m e s s e s . »
( 202 ) point. Ils se levaient m ê m e la nuit p o u r laisser échapper un filet d'eau et arroser leurs p a tates , quoiqu'ils sussent qu'ils seraient vigoureusement fustigés, si le lendemain l'économe s'apercevait de leur larcin. C'est de là que j'ai c o n c l u , et l ' e x p é r i e n c e m e l'a d é m o n t r é depuis leur l i b e r t é , que si on leur a c c o r d e un quart sur les revenus , ils emploieront leur temps avec une telle ardeur, que le p r o p r i é t a i r e , au lieu d'y p e r d r e , y gagnera indubitablement. Les dimanches m a t i n , les uns travaillaient à leurs petits j a r d i n s , tandis que les autres se rendaient à la ville p o u r y vendre les l é g u m e s , les fruits qu'ils recueillaient; les volailles, les cochons que les chefs élevaient. C e t argent était d e suite placé dans des objets de nos manufactures dont il leur était permis d e faire usage. Pendant le temps que les blancs ont été forcés de quitter les plaines pour entrer dans les villes, les cultivateurs ont planté des v i v r e s , et se faisaient des jardins dans les allées des habitations : l'argent qu'ils tiraient de leurs produits était employé à acheter des vêtements et des bananes. D ' a p r è s ces faits i n c o n t e s t a b l e s , peut-on
(203) douter que lorsque ces noirs deviendront plus riches et libres d'acheter et de porter c o m m e nous ce que bon leur s e m b l e r a , notre c o m m e r c e n e trouve d e l'avantage à ce qu'ils r e çoivent en payement de leurs t r a v a u x , u n e portion des fruits que d o n n e un sol arrosé d e leurs sueurs. Philantropes anglais, comment cela a-t-il pu échapper à vos vues bienfaisantes? E n les faisant a d o p t e r , vous eussiez épargné bien du s a n g , b i e n des crimes aux b l a n c s , aux mulâtres et aux noirs. J e sais que presque sur toutes les habitations il se trouvait d e u x ou trois noirs qui préféraient couper dans les bois un paquet qu'ils p o r taient en ville afin de le v e n d r e . Le montant d e ce bois était d'un escalin, qui était employé à boire du tafia. Mais ces noirs étaient en g é néral de vieux nègres d ' A f r i q u e , à moitié i m b é c i l l e s , et surnommés papa tafia; aujourd'hui ils sont morts. L e noir est très-sobre ; il vit de peu : sept ou huit patates bouillies ou rôties, et un peu d ' e a u , lui suffisent pour tout un jour. T e l l e était la nourriture qu'il recevait du propriétaire. Etait-elle assez abondante? Non ; puisque beaucoup d e nègres se levaient la nuit pour aller
( 204 ) marroner quelques vivres. Lorsqu'ils étaient découverts , ils étaient taillés. Q u e de fois j'ai v u , à l'instant du déjeuner, les noirs ne pas avoir une p a t a t e , et rester sans m a n g e r ! Cela arrive sur presque toutes les h a bitations à s u c r e , lorsque les pièces de vivres ne donnent pas en a b o n d a n c e ; alors les noirs souffrent pendant quelques mois. En 1789 je me promenais souvent avec un riche propriétaire du C u l - d e - S a c , qui régissait lui-même son habitation. A l'instant du d é jeuner, il quittait ses cultivateurs, et m e disait : « J'ai l'ame navrée ; deux de mes pièces d e » vivres n'ont pas produit autant que je m ' y » attendais; mes noirs n'ont pas d e quoi man» ger. J e me r e t i r e , parce que pendant mon » absence ils vont p r e n d r e des cannes pour leur » déjeuner. » Aussitôt que les nègres de cette habitation se sont aperçus de la conduite d e leur m a î t r e , et de la peine qu'il é p r o u v a i t , ils chantaient: « Si patates pas veni, c'est bon » Dieu qui pas vlé li; si nous gagné grand » goût, c'est bon Dieu qui vlé li.» Les noirs ne se plaignent jamais quand on les bat et qu'ils le m é r i t e n t , surtout si c'est leur m a î t r e ; mais ils ne souffrent qu'avec i m p a tience les coups de fouet q u e leur font donner
( 205 ) les économes ; ils savent bien leur dire : « Vous » té pas maître moi, pour battre moi coups » poings, coups pieds, coups bâton.» Un m a î t r e , ne fût-il pas très-bon, est sûr d'être a i m é , par la persuasion où sont les nègres que leurs maîtres peuvent les b a t t r e , les tuer. Les chauffeurs, les a r r o s e u r s , les c a b r o u e t tiers , sont les plus fustigés ; les p r e m i e r s , p a r c e qu'ils ne chauffent pas assez r o n d e m e n t ; les s e c o n d s , parce qu'ils s'endorment la n u i t , et qu'ils laissent p e r d r e l'eau ; enfin, les t r o i sièmes, parce qu'ils taillent leurs mulets et qu'ils leur font de larges plaies. Lorsqu'on bat ces c o n d u c t e u r s , ils disent : « Vous taillé moi, » quand moi pas travaillé; moi taillé mulet, » li pas vlé marché ; c'est nègre moi. » L o r s q u ' o n achète des m u l e t s , le p r e m i e r cabrouettier leur donne à chacun un n o m , suivant l'air qu'il lui t r o u v e , après l'avoir bien considéré dans tous les sens. Lorsqu'il le met au c a b r o u e t , il lui parle à l'oreille, en lui disant : « Si toi ben marché, si toi pas chica» né moi, toi sera ben content moi ; mais si » toi pas allé ben, moi dis toi, moi va taillé » loi, tendez ben.» Alors il lui tord l'oreille, p o u r qu'il se rappèle la leçon. Q u ' o n examine l'oreille des mulets d e ca-
( 206 ) b r o u e t s , ils en ont tous une pendante. Avoués et n o t a i r e s , avez-vous fait cette r e m a r q u e ? P e n d a n t la révolution, il s'est égaré b e a u coup d e mulets q u e des gendarmes avaient p r i s , et ensuite abandonnés dans les chemins. L o r s q u e ces mulets étaient r e c o n n u s par leurs cabrouettiers, ils les arrêtaient, et ils se seraient fait tuer plutôt q u e d e céder ; c'est mulet moi; jamais ils ne s'en allaient sans ramener le mulet à l'habitation. A l'époque d e la l i b e r t é , les noirs d e Cazeau et d e Fleuriau sont venus me solliciter de les c o n d u i r e et d e leur d o n n e r des ordres p o u r leurs travaux. Ces habitations étaient voisines d e celle d e G o u r a u d . Je fis beaucoup de r e proches aux nègres F l e u r i a u , en leur disant q u ' o n m'avait appris q u e les négresses faisaient m o u r i r leurs enfants d u mal de mâchoire. Ils m'ont répondu : « Procureur là li mentor trop ; » lorsqu'il voit négresse grosse, li juré tant » comme diable ; quand petit veni au monde, » tout suite li vlé que maman allé dans tra» vail; li jamais baillé ren à nourrice. Quand » maman la cité petit Gouraud, il dit que pro» cureur là li gâté nègres. — Nous té pas con» nai qué métier procureur là fait avec maître » nous ; li gagné une habitation dans morne;
( 207) » c'est nègres Fleuriau planté café , qui » fait tout travail là. Li gagné 15 à 20 nègres » à li. Toutes les semaines li envoyé sur ha» bitation li, 3o à 40 nègres F l e u r i a u , ça pas » coquin blanc ci la là? nous connais, nous » dois travail pour maître nous sur habitation » li, mais nous dois pas travail sur habitation » procureur nous. « J'ai vu au C a p , en l'an 4, mettre des noirs à la chaîne pour avoir volé quelques piastres à leurs maîtres ; leurs camarades leur disaient chez le noir T é l é m a q u e , juge d e paix : « citoyen T é l é m a q u e , li ben fait punir toi ; astor yo payé monde, yo doit pas volé. » Sur la ferme Garesché au Boucassin, où j'ai passé une convalescence d e trois mois , j'ai vu un noir qui était attaché avec une chaîne d e dix pieds de l o n g , à un arbre dans la c o u r . C e noir était âgé de plus d e 60 ans ; depuis 25 ans il était ainsi enchaîné. Il avait p o u r se m e t t r e à l ' a b r i , un petit ajoupa de six pieds d e l o n g , couvert en paille. Plusieurs fois o n lui avait donné la l i b e r t é , et toujours il volait, soit un mouton , soit un boeuf qu'il t u a i t , soit des effets a u x blancs ou aux nègres. J'ai souvent causé avec ce noir ; je lui ai fait toutes les remontrances possibles p o u r
( 208 ) Je corriger. II me promettait de ne plus v o l e r ; malgré ses promesses, je n'ai pu obtenir sa g r â c e . E n 1791, Lapointe, c o m m e on l'a v u , fit faire un mouvement à quelques nègres des montag n e s , qui se répandirent au Boucassin. C e t t e insurrection eut le but q u e s était proposé ce m u l â t r e , de contraindre les blancs à se retirer au Port-au -Prince et à Saint-Marc. Les nègres d e l'habitation G a r e s c h é , sur la d e m a n d e du noir e n c h a î n é , lui otèrent ses f e r s , lui d o n nèrent une c a s e , un petit jardin ; mais au bout d e deux jours , il avait repris son métier d e voleur ; ils le remirent à la c h a î n e , où il était e n c o r e en 1 7 9 4 . T o u s les nègres ont de pareils sentiments de j u s t i c e ; les colons ne l'ignorent pas. A les e n tendre parler de leurs noirs , ils sont tous d e bons sujets ; mais c e u x de leurs voisins sont des coquins. Les noirs de la côte d'Afrique sont remplis d e vanité , ils ont bientôt pris l'orgueil des nègres créoles. Après un an d e séjour c'est leur faire injure et les irriter que de les traiter d e bossales , ce qui veut dire nouveau venu. L o r s q u e vous dites à un noir : es-tu c r é o l e , il vous répond : o u i , M o n s i e u r , moi fin créole ; c'est-à-dire que son p è r e et sa
(209 ) m è r e sont nés dans la colonie. Bien des créoles blancs vous disent : je ne suis pas F r a n ç a i s , je suis c r é o l e . Les noirs d'Afrique sont beaucoup plus n o m b r e u x q u e les créoles. On en a vu les raisons dans le chapitre de la population. L e s derniers sont moins estimés pour la c u l t u r e ; ils se fatiguent plus vite , sont moins vigoureux. Cela vient du p e u de soin q u ' o n a pour e u x dans leur enfance , et d e ce qu'ils sont libertins et plus recherchés des négresses : aussi c'est parmi e u x q u ' o n trouve les chefs des h a bitations , l e s d o m e s t i q u e s , les postillons , les ouvriers. Ils sont plus intelligents que nos paysans d e F r a n c e : ceux-ci vivent entre e u x , et n e cherchent point à p r e n d r e nos manières ; au lieu q u e les noirs créoles étant imitateurs copient les blancs. Cela ne doit point é t o n n e r ; car tel paysan de F r a n c e , tel ouvrier qui passe à S a i n t - D o m i n g u e , y p r e n d , après deux ans d e séjour, une tournure si différente d e celle qu'il avait étant mouton France (expression qui équivaut à bossale), que, s'il retournait dans sa p a r o i s s e , on le prendrait p o u r le seigneur du village , tant il est d é g o u r d i . Les Africains les plus estimés pour d o m e s tiques , o u v r i e r s , sont les Sénégalais ; ce sont
14
(210) les plus n o i r s , les plus jolis. Ils ont les lèvres m i n c e s , le nez d r o i t , et ils sont créolisés dans peu d'années. Les meilleurs cultivateurs , les mieux faits , les plus vigoureux , sont les noirs d e la côte d ' i v o i r e , connus sous le nom d e Bambaras, Tacouas, Haoussas, Arradas. Ces nègres sont aussi bien jambés que nos grenadiers les mieux faits. L e u r taille est depuis cinq pieds cinq pouces jusqu'à cinq pieds dix p o u c e s . Ils manient la h a c h e , la h o u e avec adresse ; ils sont d e grands t r a v a i l l e u r s , guerriers intrépides et fiers. On les emploie à la houe et c o m m u n é ment sur les chaudières à s u c r e . Les N a g o s , Ibos , Congos ne sont pas si estimés pour les sucreries. Les premiers sont d'assez jolie figure ; ils ont trois ou six p e t i tes coupures sur les j o u e s , ce qui les fait r e connaître. Ils sont plus voleurs que les noirs d e la côte d ' O r et d ' I v o i r e . Les Ibos qui viènent du Gabon sous l'équateur sont de bons travailleurs ; mais l'amour du pays les domine à u n tel point qu'ils se p e n d e n t quelquefois à l'envi l'un d e l'autre. T r e n t e se sont pendus en un seul jour sur u n e habitation. Ils sont taciturnes , et n e rient jamais. Ces noirs n e sont pas très-recherchés. A Surinam on les
( 211) p r é f è r e , et ils s'y p l a i s e n t ; cela vient sans doute du climat, qui ressemble beaucoup au l e u r , et de la grande quantité de bananes et d e poisson qu'ils y ont à profusion. Les C o n g o s , les joyeux et bruyants C o n g o s , chantent sans cesse ; ils ne sont pas très-labor i e u x , parce q u e , dans leur p a y s , les femmes labourent ; ils sont doux et bons, leur bonheur est la danse, et le repos. Ils réussissent bien dans les p l a i n e s , lorsqu'il y a des bananeries; mais les patates leur d o n n e n t des c o l i q u e s , m ê m e quand ils sont acclimatés ; aussi ne les appèle-t-on jamais que Congos mal au ventre. Dans les plantages à café sur les m o n t a g n e s , ils sont estimés ; et c o m m e ils ont des b a nanes et d'autres vivres , ils y sont contents. Ils sont en général très-faciles à reconnaître : ils sont bien d e f i g u r e , ont les y e u x un p e u gros et jaunes , les lèvres assez m i n c e s , les dents b e l l e s , lorsque les premières n e sont pas limées en arc-en-ciel. J'en ai vu de très-bien faits, et grands d e cinq pieds six pouces ; mais en général ils sont hauts d e cinq p i e d s , à cinq pieds trois p o u c e s . Les femmes Congo sont recherchées ; elles travaillent aussi bien que les hommes Arradas et T a c o u a s .
(212) Il existe encore une grande quantité de noirs venus de l'intérieur d e l'Afrique, dont la langue n'est pas connue des nègres des bords de la m e r . Ces nègres sont introduits en fraude par les A n g l a i s , q u i , n'étant pas si sévères que les Français dans le choix des esclaves , p r è n e n t tout ce qui se p r é s e n t e ; aussi se trouve-t-il souvent dans un m ê m e négrier anglais , une grande quantité d'esclaves qui ne s'entendent p a s , et qui sont inconnus des autres noirs. Dans les guerres que j'ai été forcé de faire contre les noirs , on a souvent trouvé , dans les s a c s , ou macoutes du peu de nègres qu'on t u a i t , des papiers écrits. Les patriotes s'écriaient lorsque les dragons apportaient ces papiers : voyez , voilà la correspondance des aristocrates. Ces écrits n'étaient compris par qui que ce soit. C'était d e l'arabe. Cela me d o n n e occasion de rappeler une aventure qui m'est arrivée au Boucassin en 1791. J e reçus une lettre d'un jeune h o m m e , nommé E d o n , natif d'Etampes : ce jeune h o m m e m ' é crivait de l'habitation Leroi. C o m m e je lisais sa l e t t r e , je surpris le noir commissionnaire qui jetait les y e u x sur l'écriture ; une petite glace trahit sa curiosité. Après avoir lu ma l e t t r e , je lui dis : « Est-ce que tu sais l i r e ? — N o n , mon-
( 2 1 3 )
s i e u r , me r é p o n d i t - i l . — Pourquoi donc regardais-tu ce que je lisais? — J e TOUS d e m a n d e p a r d o n , je ne sais pas lire le français. — Mais enfin, tu sais d o n c lire ? — O u i , monsieur , et écrire la langue d e mon p a y s , et celle d ' u n e espèce de mulâtre à cheveux longs. — E c r i s moi quelque chose. » Il p r e n d une p l u m e , et se met à é c r i r e d e droite à gauche ; ses caractères étoient très-bien p e i n t s , et il écrivait avec vitesse. — « Qu'as-tu mis dans cet é c r i t ? je n e connais pas cette l a n g u e , je crois q u e c'est d e l'arabe ; est-ce ainsi que tu la nommes ? — N o n , m e r é p o n d i t - i l . » J e lui fis écrire le n o m d e sa langue ; je l'ai gardé long-temps ; mais je l'ai oublié ainsi que l'orthographe. La p r e m i è r e lettre é t a i t , autant que je p e u x me le rappeler, u n e espèce d e g , et la d e r n i è r e un o. — « E h b i e n , qu'as-tu é c r i t ? — C'est u n e p r i è r e . » Il y avait plus d e vingt lignes. C e noir se nommait T a m e r l a n ; il était âgé d'environ quarante-quatre ans. Il me dit qu'il était p r ê t r e dans son pays ; qu'il faisait des l i vres; que le grand roi d e l'Afrique l'avait choisi p o u r l'instituteur d e son fils ; qu'il voyageait avec ce p r i n c e , lorsqu'il fut attaqué par des nègres , qui les firent captifs , et q u i , après plus d e trois mois d e traversée , les c o n d u i sirent au b o r d d e la m e r p r è s des blancs.
(214) Il me parla b e a u c o u p de la puissance d e son roi ; du prix qu'il donnerait pour le racheter. 11 me dit que le fils du roi avait été tué dans le combat que sa garde soutint contre les n è gres voleurs. Selon lui la ville qu'il me nomma était bâtie en bois , bien alignée , comme le Cap et le Port-au-Prince ; les maisons presque toutes à un étage. 11 dit qu'il n'y était jamais venu de blancs ; mais bien des mulâtres à cheveux longs. Je lui demandai qu'elle p o u vait être la population de cette ville. Il estima qu'il y avait autant d'habitants que dans le P o r t - a u - P r i n c e , la plaine du C u l - d e - S a c , l'Arcaye et L é o g a n e , ce que je porte à 3oo,ooo. C'était au mois de juin 1791 qu'il me parla ainsi. Je me rendis en novembre même année au Port-au-Prince. L'incendie du 21 de ce m o i s , me lit p e r d r e mon porte-manteau, qui fut porté à b o r d d'un américain , lorsque je travaillais à éteindre les flammes. Je n'ai jamais pu le r e trouver. L'écrit de ce nègre , le nom d e sa grande ville , celui de son roi y étaient r e n fermés. J'avais d'autres papiers dans mon p o r t e feuille, entre autres une comédie m a n u s c r i t e , intitulée le Gérent devenu Procureur , ou les Economes disgraciés. Si ceux entre les mains d e qui est tombé mon p o r t e - m a n t e a u , n'ont
(215 ) point déchiré ces p a p i e r s , ils trouveront l'écrit que j ' i n d i q u e . C e noir eût été très - utile à l'infortuné et courageux M u n g o - P a r c k . Je suis certain que , si on faisait des r e c h e r c h e s dans les colonies anglaises, il se trouverait des nègres qui serviraient utilement de nouveaux voyageurs. C'est le seul esclave que j'aye trouvé d é s i reux de retourner en Afrique ; plus de trente auxquels j'en ai parlé, m'ont tous dit qu'ils p r é féraient Saint-Domingue. Disaient-ils la vérité? Il y a des colons qui m'ont assuré qu'ils avaient eu p o u r esclaves des noirs m a h o m é t a n t s , et m ê m e des derviches. Les voyageurs qui veulent parcourir l'Afrique devraient se faire initier à une secte c o n n u e sous le nom d e Vaudou, secte très-sévèrement punie par les b l a n c s , et aussi cruellement q u e les francs - maçons par les Espagnols et les Portugais. Il y avait à Gouraud une grande prêtresse du V a u d o u , et un n o i r , grand chef; je n'ai jamais voulu les dénoncer ; ils eussent été pendus ou brûlés de suite. J'ai su ce fait par une négresse qui était initiée. Il y a un mot de passe, mais elle n'a jamais voulu me l'indiquer : elle disait q u e les femmes ne le connaissent pas. Elle m'a d o n n é
(216) les signes pour la reconnaissance avec la main : c ' e s t , à quelque chose près , celui des mâçons. T r è s - p e u de créoles sont initiés; il n'y a que les enfants des chefs du Vaudou. Elle me le dit sous le secret, en m'assurant q u e , malgré que les nègres m'aimassent b e a u c o u p , je serais tué ou empoisonné si je cherchais à d é couvrir le grand mystère de la secte. Il existe chez les prêtres du V a u d o u , u n e grosse couleuvre privée , cachée sous t e r r e , dans une grande caisse de bois, qu'on lève dans les cérémonies en forme d'autel. On fait des serments entre les mains de la grande prêtresse. Les danses conduisent à des convulsions, qui cessent lorsqu'on boit u n e espèce d'huile , qu'elle m'a dit être d e serpent ; on en frotte aussi les tempes , les jarrets et les aisselles. L e chef du Vaudou mourut lorsque j'étais à G o u r a u d . 11 avait un grand ascendant sur tous les noirs ; ils lui ont fait des funérailles magnifiques ; on y a dansé le V a u d o u . J e n'ai point •voulu troubler leur fête : je lui ai d o n n é au contraire vingt bouteilles de vin. Cette secte me paraît tenir aux illuminés. Il n'y a que des fanatiques , des s o t s , ou des imbécilles, qui puissent s'inquiéter d'une secte, qui me paraît à peu près celle de la m a ç o n n e r i e .
(217) Il faut espérer que les philantropes qui ont établi sur la Sierra Léona une colonie libre , parviendront à trouver l'origine de cette inst i t u t i o n , qui remonte peut-être aux temps les plus reculés. Les Arradas sont ceux qui m'ont paru y être le plus attachés. Si l'on eùt su à Saint-Domingue qu'un blanc eût été initié au V a u d o u , il eût été brûlé, vif. Voilà c o m m e l'ignorance fait des p e r s é c u t e u r s ! et l'on trouve des Français dans ce n o m b r e ! J e vais faire connaître sur cette secte q u e l ques faits dont j'ai été témoin. Au mois d e février 1 7 9 2 , nous marchâmes pour attaquer un camp de nègres qui était au fonds Parisien, dans la plaine du C u l - d e - S a c . L ' a r m é e était composée d e d e u x mille hommes d'infanterie , et de quatre cents d r a gons coloniaux. J'étais toujours des avantg a r d e s , et choisi par M . le comte d e Boutillier p o u r ces expéditions. E n approchant du camp , nous fûmes bien étonnés d e voir , sur lé b o r d d e la r o u t e , de grandes perches piquées en terre , sur lesquelles on avait attaché différents oiseaux morts , placés d e différentes manières. Sur quelques-unes étaient des o i seaux crabiers; sur d'autres, des poules blanches , sur d'autres des poules noires. Dans le
(218) chemin étaient des oiseaux coupés , jetés d e distance en distance, et entourés par des pierres artistement arrangées ; enfin, une huitaine d'oeufs cassés, et aussi entourés de grands cercles en zig-zag. Cela nous fit b e a u c o u p r i r e . Malgré tous ces prestiges , je poussai avec cinquante dragons. Après un petit quart d ' h e u r e de marche , j'aperçus le camp qui était c o u vert d'ajoupas , rangés comme les tentes des troupes. Quel lut mon é t o n n e m e n t , lorsque nous vîmes tous les noirs qui s a u t a i e n t , et plus de deux cents négresses qui dansaient en chantant avec s é c u r i t é ! Nous courûmes à toute bride sur le camp ; la danse fut bientôt finie ; les nègres prirent la fuite. Nous nous attachâmes à les poursuivre jusque dans la partie Espagnole ; nous en tuâmes une vingtaine , et ils nous tuèrent trois d r a g o n s , entr'autres un brave jeune h o m m e , n o m m é M o n t a i e n t ; ce qui fit croire au c a m p que c'était moi. A mon r e t o u r , les dragons qui étaient restés avec l'infanterie poursuivirent les négresses ; on en fit prisonnières deux cents , auxquelles on ne fit aucun mal. La grande prêtresse du Vaudou n'avait point fui ; elle fut prise ; au lieu de l ' é c o u t e r , de p r e n d r e des r e n s e i g n e ments sur ses desseins , on la tailla en pièces à
(219)
coups de sabre. C'était une très-belle négresse, bien vêtue. Si je n'avais pas été à la poursuite des noirs , je n'aurais pas souffert qu'on l'eût massacrée , sans au moins avoir pris d'amples renseignements sur ses projets. J'interrogeai plusieurs négresses en p a r t i culier ; j ' e n rencontrai de la petite habitation G o u r a u d , au fonds Parisien , qui me connaissaient; elles ne pouvaient concevoir c o m m e n t nous avions pu passer après les obstacles que la grande maîtresse du Vaudou avait multipliés sous nos pas. C'est l'assurance que cette n é gresse leur avait donnée , qui les avait tenues dans cette confiance et les faisait danser. C o m m e j'étais resté u n peu de temps sur u n petit m o r n e à les e x a m i n e r , ils s'imaginèrent que nous étions fixés là par enchantement. Cette prêtresse était une belle négresse c r é o l e , de l'habitation de B o y n e s , à ce que je c r o i s , et un excellent sujet d'ailleurs. E n l'an 4, nous prîmes dans les montagnes d e Sainte-Susanne une négresse d ' A r r a d a . Elle était du Vaudou. Cette femme fut conduite au C a p ; on l'interrogea ; mais elle parlait peu le créole. Elle fut jugée par le noir T é l é m a q u e , et conduite sur la grande place au milieu d'une multitude de p e u p l e de toute couleur. L,es
( 220 } nègres et les négresses n e se cachaient pas p o u r dire qu'on ne pourrait avoir aucun pouvoir humain sur elle. T é l é m a q u e fit un discours plein de chal e u r , ne craignit pas J e publier qu'il était honteux d'être n o i r , lorsqu'il voyait ses frères être aussi crédules. « Les cheveux d e cette n é » g r e s s e , dit-il, qui sont si bien frisés, si bien » couverts de mastic et d e g o m m e , que vous » croyez si puissants , vont tomber. » 11 adressa ensuite quelques paroles à cette s o r c i è r e , q u i , c o m m e la Pythie , était placée devant un b r a sier et sur un petit t r é p i e d ; mais elle était triste et d'un grand sang froid. Alors il ordonna au bourreau nègre d e lui couper les cheveux , qui tombèrent sous les ciseaux au grand é t o n n e m e n t d e tous les crédules spectateurs. Ils ne furent pas moins surpris d e voir ces cheveux sacrés dévorés par le feu dans lequel ils furent jetés. Cette femme fut reconduite en prison ; e t , p e u de jours a p r è s , on la confia sur u n e habitation à des noirs pour qui elle devint un objet de risée. Q u ' o n ne croie pas en F r a n c e que tous les noirs pensent ainsi : les créoles et ceux qui sont créolisés rient et se m o q u e n t de cette imbécillité.
( 221 )
C H A P I T R E De la
IX.
Traite.
JE ne rapporterai point ici tout ce qu'on a écrit sur le c o m m e r c e des nègres : il est malh e u r e u x pour l'humanité et la j u s t i c e , que le sensible Las-Casas , pour sauver les Indiens , ait jeté les y e u x sur les Africains. J e dois c e pendant dire que les nègres n'étaient pas aussi malheureux que les Européens l'ont cru. Ils l'auraient bien moins été , si les agents du roi et les intendants eussent sévi contre ceux qui exerçaient des cruautés. J'ose assurer q u e , si l'on veut mettre mon réglement à e x é c u t i o n , les noirs seront b e a u coup plus h e u r e u x que la plupart de nos paysans et de nos o u v r i e r s , que la misère afflige, sur-tout pendant l'hiver. Si cet ouvrage est h o n o r é des regards d u r o i , s'il fixe p o u r quelques instants son attent i o n , je ne doute pas que Sa Majesté ne soit convaincue que le plan que je propose p e u t être a d o p t é , m ê m e par les Anglais. J ' e s p è r e
( 222) que mon code ouvrira les y e u x aux colons qui n'ont point voulu réfléchir sur le mot liberté, qui se plaisent à confondre la liberté politique avec la liberté individuelle, et n'en connaissent d'autre que celle que le colon donne à son esclave. Les nègres sont sur ce point plus éclairés ou d e meilleure foi que les blancs. C e u x - ci disent : Si les noirs sont l i b r e s , ils doivent faire ce qu'ils v e u l e n t , et ne rien faire s'ils veulent. Les nègres disent : Si nous ne travaillons pas , nous irons nus et nous m o u r r o n s bientôt d e faim. Les Anglais ont aboli la traite ; ils désirent que cette abolition soit générale. La sensibilité d e Louis XVIII lui a fait accueillir cette m e s u r e . Les amis d e l'humanité doivent l'en r e m e r c i e r ; les colons eux-mêmes, un jour lui en auront de l'obligation, p u i s q u e , s'ils protègent la p o p u l a t i o n , ils n'auront plus besoin d'employer des sommes énormes p o u r l'achat des n è g r e s . J e le répète , si les ateliers ne sont pas garnis d'enfants, c'est par leurs faux calculs, c'est par l e peu de soin qu'ils p r è n e n t de leurs esclaves. J'ai la persuasion que la quantité d'enfants nés à Saint-Domingue surpasse aujourd'hui de beaucoup le nombre des gens tués à la guerre ; c a r , je dois l'avouer, lorsque dans une gazette, nous
( 223 ) avons annoncé q u ' o n avait tué cinq à six cents n è g r e s , on n ' e n avait pas tué vingt. J e puis l ' a s s u r e r , puisque je servais dans la cavalerie et au p r e m i e r rang. J e vois la raison de la conduite des Anglais, concernant l'abolition de la traite. C e sont : i° les pertes que leur marine supporte en m a t e lots; il est prouvé q u e , dans un voyage à la côte d e G u i n é e , on perd plus de la moitié de l'équip a g e ; 2° la quantité d e noirs dont leurs c o lonies sont p o u r v u e s , n'ayant plus d e terrain en friche ; 3° les propriétés qu'ils ont dans l ' I n d e , où l'on fait du sucre , du café ; 4° leurs établissements sur la Sierra Léone , qui leur assurent le c o m m e r c e d e l ' A f r i q u e , partie du m o n d e dont ils regardent les habitants c o m m e autant de consommateurs et de colons anglais. En effet, que ne doivent-ils pas attendre d e ces philantropes leurs compatriotes, qui ont fondé u n e colonie libre à l a q u e l l e , avant dix a n s , p e u t - ê t r e , nous devrons la connaissance d e toute l'Afrique ; qui leur fourniront par là le m o y e n d'établir un c o m m e r c e avec ce p a y s , et d e le s u b j u g u e r , n o n pas c o m m e l ' I n d e , avec du canon et des c r i m e s , mais avec des marchandises d ' E u r o p e , de la d o u c e u r et de la persuasion?
(224 ) Les raisons que nous venons d'exposer sout véritablement celles qui ont décidé le gouvernement anglais à abolir la traite: elle est la suite d e son système commercial. Les amis de l'hum a n i t é , qui sont en grand n o m b r e chez ce p e u p l e libre et orgueilleux, ont aussi réclamé cet abolissement. C'était sans doute pour forcer les colons anglais à mieux traiter les esclaves dans leurs maladies. Plus calculateurs que les F r a n ç a i s , les colons anglais favorisaient encore moins la population ; selon e u x , les nègres m a lades ne valaient pas les remèdes qui leur étaient nécessaires, sur-tout lorsque ces noirs étaient vieux et impotents. J'ai vu à la Jamaïque une vieille négresse venir mourir a Potneloge d e vant ma porte ; son maître l'avait chassée. Il a p a y é quelques punds d ' a m e n d e , voilà tout. J a mais un colon français n'eût agi avec cette b a r b a r i e . La traite est maintenue p o u r cinq ans. J e crois ce temps suffisant p o u r relever nos c o lonies , si on ne fait pas la guerre à SaintD o m i n g u e ; mais, si on l'y fait, dans cinquante ans on n'aura pas assez de noirs pour cultiver la partie qu'on pourra maintenir tranquille. A v e c mon p l a n , j ' e n v o i e à la traite c o m m e jadis ; les bâtiments du c o m m e r c e iront , c o m m e a u t r e f o i s acheter des nègres à la côte }
( 225 ) d'Afrique, et les vendront d e m ê m e dans nos colonies. Les nouveaux nègres travailleront c o m m e esclaves pendant neuf a n s , au profit du propriétaire qui les aura achetés ; c est-àdire q u e celui-ci, p o u r se r e m b o u r s e r du prix d e son acquisition, r e t i e n d r a , chaque année , sur le quart accordé a u x cultivateurs, autant de parts qu'il aura d e noirs n o u v e a u x . Après ce t e m p s , q u i , c o m m e je l'ai d é m o n t r é , suffira p o u r q u e le colon soit rempli d e ses a v a n c e s , ces noirs jouiront d e s mêmes avantages q u e les anciens cultivateurs. Avant la révolution , un noir d e p r e m i e r choix acheté à bord , n'a jamais coûté plus d e 2,000 à 2,200 francs, argent d e la c o l o n i e , compté, payables le premier tiers comptant le second tiers à u n an , et le troisième à d i x huit mois ou d e u x ans ( c e dernier tiers n'était presque jamais payé ; on p e u t , sur cet article, consulter les négociants d e F r a n c e ) . Si les conditions sont les mêmes , le colon verra q u e neuf années d u travail d'un nègre feront plus q u e d e doubler les sommes qu'il aura d é b o u r s é e s , tant pour sou achat que p o u r ses v ê t e m e n t s , les soins d'hôpital et sa n o u r riture ; d'autant mieux q u e ce dernier objet n e lui a jamais coûté et ne lui coûtera jamais 15
( 226 ) un s o u ; des patates sèches et des bananes vertes que le nègre c u l t i v e , l'eau du ruisseau qui passe sur l'habitation, voilà la ration qu'il lui donnait et lui donnera sans d o u t e e n c o r e . Il est p r o u v é q u ' u n noir o c c u p é aux grands travaux produit 1,000 francs par an. A la v é r i t é , les nouveaux ne sont pas d e suite e m ployés aussi avantageusement. D ' a b o r d on les p u r g e , ou les rafraîchit, ils n e travaillent que p e u ; m a i s , après six m o i s , ils s'occupent c o m m e les anciens , et à la fin de l'année ils sont aussi l a b o r i e u x , aussi utiles. Ils fouillent u n trou d e c a n n e , la p l a n t e n t , la s a r c l e n t , la coupent c o m m e les autres cultivateurs. D a n s les c a f e y è r e s , les c o t o n n e r i e s , où les travaux sont moins p é n i b l e s , ils sont plutôt instruits d e leurs devoirs et les remplissent bien en moins de t e m p s .
(227)
C H A P I T R E
De la
X.
Religion.
A u mot de r e l i g i o n , il me semble e n t e n d r e tous les colons s'écrier : Vous voulez aussi q u e nos nègres soient religieux ?... Oui , c o lons , oui , je le désire pour que la tranquillité ne soit plus troublée. Les noirs , c o m m e tous les hommes dans l'état d é n a t u r e , sont simples ; plusieurs m ê m e sont si crédules, qu'on les prendrait p o u r idiots. Ils C r o i e n t aux s o r c i e r s , aux r e v e n a n t s , e t c . ; mais p r e s q u e tous les paysans d ' E u r o p e n'ontils pas la m ê m e croyance ? Cependant ces paysans sont instruits dans les devoirs des c h r é t i e n s ; l'instruction devrait les e x e m p t e r de cette crédulité qui ne vient q u e d e l'ignor a n c e . J e le dis : les nègres ne sont pas si bornés que mes compatriotes les Bas-Bretons des campagnes. Quels étaient les principes de religion q u e vous donniez à vos esclaves , colons? Aucun ; t o u s les faisiez b a p t i s e r , voilà tout. S'ils sa-
(228) vaient quelques mois de prières , ce n'était pas d e vous qu'ils les apprenaient : vous ne vous donniez pas cette p e i n e . Néanmoins , malgré cette négligence , j'ai vu des nègres très d é v o t s , et qui étaient très-exacts à faire leurs prières tous les soirs. Il y avait m ê m e des négresses qui faisaient dire des messes , quand elles avaient quelques grâces à d e m a n d e r . Enfin , je puis assurer que je m e suis servi des armes d e la religion p o u r obtenir d e mes noirs ce que je n'aurais peut-être pu o b tenir sans cet important secours. E n voici un exemple : Le révérend p è r e T h o m a s vint me voir sur l'habitation Gouraud ; je le conduisis dans l'atelier. Lorsque j ' y fus, je lui dis : « Monsieur le c u r é , si je suis content de mes n è g r e s , j ' e s p è r e que vous aurez la bonté d e venir faire la procession sur l'habitation , et q u e vous bénirez les cases d e ceux qui auront le mieux m é r i t é ? » Il me répondit qu'il le ferait avec plaisir. A ces mots , b e a u c o u p d e nègres et toutes les négresses se jetèrent à nos g e n o u x , nous r e m e r c i è r e n t , nous p r o m i r e n t qu'ils travailleraient, qu'ils feraient leurs d e v o i r s , et ils lui d e m a n d è r e n t sa bénédiction. J'ai vu un vieux noir qui avait d o n n é des
(229) principes de religion à sept enfants qu'il avait: l'un d'eux lui manqua un peu de r e s p e c t ; le p è r e prit un bâton , et le frappa en lui criant : « T o i déshonoré moi, toi coquin ! Bon Dieu puni toi. » Le fils, âgé de vingt a n s , était couché à t e r r e , recevant la correction et la s e m o n c e , sans proférer d'autres paroles q u e des excuses , et demandant pardon à son p è r e . J e fus si touché du respect que ce nègre avait pour l'auteur d e ses jours , que je fis cesser le châtiment et a c c o r d e r sa grâce. U n e autre raison bien c o n v a i n c a n t e , c'est que dans le fort de l'insurrection ils ont r e s p e c t é les p r ê t r e s , tandis que les blancs les pendaient. Lisez ce que j ' a i cité dans le chapitre p r é c é d e n t au sujet de M . le baron d ' H o w i t h ; vous verrez que ses nègres , lui ayant juré d e ne point le q u i t t e r , lui ont tenu p a r o l e . La religion a donc de l'empire sur les noirs. Ils ont b e a u c o u p de respect pour leur m a r raine ; et jamais le nègre ne viole son s e r m e n t , lorsqu'il d i t : Moi juré par marraine , moi. , Cessez donc de vous opposer à l'établissem e n t de la religion parmi vos noirs ; sachez qu'elle mettra un frein à ces h o m m e s s i m p l e s ,
( 230 ) frein qui servira à votre s û r e t é , à votre b o n heur. J e désirerais donc qu'il fût établi , dans chaque atelier, u n e f e m m e , r e c o n n u e pour la plus sage et la plus instruite. Cette négresse aurait soin d'instruire les jeunes enfants , d e l e u r a p p r e n d r e nos prières , enfin de les m e t t r e en état de faire leur p r e m i è r e communion. J e voudrais encore que chaque c o m m a n deur fît faire la prière tous les matins en se mettant au travail, et le soir en se r e t i r a n t : c o m m e dans nos colléges, un seul la ferait p o u r tous. La prière doit être courte , et contenir surtout des préceptes sur l'amour du travail, l'obéissance aux l o i s , au r o i , à leurs chefs et à leur p a t r o n , e t c . Cette formule de prières serait dressée par l'évêque et envoyée dans les ateliers. L e samedi s o i r , l'oraison devrait être un p e u plus longue. Lorsqu'elle serait finie , les cultivateurs danseraient comme à l'ordinaire. L e d i m a n c h e , on choisirait un n o m b r e d e noirs qu'on menerait à la messe : ils agiraient à tour de r ô l e , afin que tout l'atelier assistât aux offices le plus souvent possible. Si les églises
(231) étaient trop é l o i g n é e s , le commandeur ferait la prière les dimanches. En prescrivant ce règlement, je ne prétends point faire d e nos noirs des bigots, c o m m e ont fait les Espagnols et les Portugais : à D i e u ne plaise ! Mais je veux que les principes d'une religion douce et bonne leur apprènent à aimer leurs p a t r o n s , et leur fassent remplir leurs devoirs. Les colonies , dont les gouvernements p r o fessent la religion réformée , ne font point baptiser leurs esclaves. C e n'est point o u b l i , insouciance : c'est une négligence raisonnée. Q u e l q u e s - u n s d e ces c o l o n s , auxquels j'ai parlé d e l'avantage d e la religion, m'ont r é pondu : « Nous concevons bien que si les noirs avaient des principes religieux., ce serait avantageux pour la tranquillité ; mais la religion que nous professons ne nous p e r m e t pas d'avoir des chrétiens p o u r esclaves, et dans nos colonies nous ne pouvons point nous passer d e l'esclavage. N o u s faisons tout ce qui d é p e n d de nous pour r e n d r e les nègres les plus heureux possibles, mais nous ne pouvons les faire baptiser. » C'est ainsi qu'agissent ces hommes dont nous avons égorgé les p è r e s , ces hommes que nous avons forcés à fuir leur
( 2 3 2 )
patrie, en les traitant d'hérétiques, d'huguenots. Parcourez l'Amérique septentrionale , c'est là que vous verrez qu'on sait adorer Dieu ; c'est là que les nègres sont aussi religieux, observateurs de la loi que vous l'êtes p e u , v o u s , F r a n ç a i s , Italiens, Espagnols. Jamais les noirs n'ont tué à coups de poignard. Par le règlement de c u l t u r e , j'ai établi que les noirs ne pourront entrer en ville sans être habillés de telle manière les jours o u v r a b l e s , et de telle autre le d i m a n c h e . N ' e s t - i l pas honteux , indécent de voir des noirs et des négresses presque n u s , de jeunes filles de dix à douze ans , des négrillons jusqu'au m ê m e â g e , sans aucun v ê t e m e n t , servir à table d e jeunes demoiselles c r é o l e s ? J'ai connu d e u x d e celles-ci qui arrivaient d e F r a n c e , où elles avaient été élevées à Nantes dans un couvent. Elles se plaignirent à leur oncle et à leur tante de la nudité des jeunes nègres et n é grillons. — « On voit bien que vous arrivez de F r a n c e ! Pourquoi ne nous demandez-vous pas aussi d'habiller nos v a c h e s , nos mulets et nos chiens ! » C e t t e manière de servir est malheureusem e n t celle des colonies françaises , anglaises et hollandaises ; et n'est-elle pas contraire à la r e l i g i o n , aux moeurs et à la p u d e u r ?
(233)
C H A P I T R E Réformes
à faire Moyens
XI.
dans l'armée noire. —« de les opérer.
LA révolution de S a i n t - D o m i n g u e a placé dans les mains des noirs une grande quantité d e fusils ; ils en ont été armés par tous les partis et par toutes les nations. Les E s p a g n o l s , les Anglais, les Français leur en ont d o n n é . Les Américains leur en ont vendu ; mais ce qui leur en a le plus fourni, c'est l'expédition d e Leclerc : depuis cette époque ils en sont abondamment pourvus d e toute espèce. L e temps et la p r u d e n c e peuvent seuls les leur ôter. J'avoue que je n'ose parler d ' u n sujet tel que le désarmement des noirs : je crains d'occasionner d e nouveaux m a l h e u r s , qui retomberaient e n c o r e sur les blancs. Vouloir o p é r e r ce désarmement par la force, comme le demandent quelques colons , c'est selon moi vouloir l'impossible : à peine aurat-on désarmé un r é g i m e n t , que ce sera sans doute le signal de l'insurrection générale et
(234) d e l'assassinat de tous les blancs qui habitent la campagne. Après ce massacre tous les noirs fuiront dans les bois , et se retireront dans les montagnes. L à , ils planteront dans les endroits les plus reculés des b a n a n e s , du m a ï s , des p o i s , des patates. S'ils sont attaqués , ils braveront la faim , la soif, la mort m ê m e plutôt que de se r e n d r e . S'ils tiennent cette conduite, il faudra r e n o n c e r à la culture , les ateliers seront dégarnis. Les noirs nous ont p r o u v é que pour faire la g u e r r e , ils n'ont besoin ni d'habits, ni d e souliers , ni d e chapeaux , ni de chariots , ni de vivres en magasin. Les n o i r s , qui autrefois ne combattaient pas d e pied f e r m e , se sont aguerris ; maintenant ils se battent très-bien en ligne et joignent à notre tactique leur ancienne méthode d e faire la g u e r r e , qui consiste à harceler sans cesse leur e n n e m i , à profiter de la n u i t , des p l u i e s , des o r a g e s , p o u r faire leurs attaques qu'ils renouvellent d ' h e u r e en h e u r e , à être toujours sur les derrières de l ' a r m é e , à ne pas attacher d'importance à conserver une position. Ils connaissent toujours celle de leurs ennemis : en cela ils sont bien servis par leurs p è r e s , leurs f r è r e s , leurs s œ u r s , leurs a m i s , leurs
(235) maîtresses , qui sont auprès des blancs ( i ) , dont l'indiscrétion et la jactance sont toujours mises à profit par ceux-là , et causent souvent de grands malheurs. Les fatigues, la chaleur du climat, les pluies anéantissent, dévorent p r o m p t e m e n t le soldat européen. J e pense donc qu'il faut éviter d'effaroucher les n o i r s , ne point parler de les désarmer. L o r s q u e les chefs verront qu'on ne c h e r c h e point à les tromper et qu'on n'emploie pas la (i) D a n s la g u e r r e de S a i n t - D o m i n g u e , on a s o u v e n t t r o u v é sur des prisonniers nègres révoltés des c a r t o u c h e s françaises n o u v e l l e m e n t faites; les blancs étonnés en accusaient le g o u v e r n e m e n t et ses agents ; mais je tiens d ' H y a c i n t h e , u n des chefs de la r é v o l t e , q u e j ' a i fait rent r e r ainsi que plusieurs autres nègres sur les h a b i t a t i o n s , q u e ces cartouches leur étaient envoyées p a r des n é gresses q u i fréquentaient les camps et h a b i t a i e n t les villes. Ces femmes les recevaient en é c h a n g e des c h o u x , des c a r o t t e s , des légumes qu'elles v e n d a i e n t aux soldats blancs ; et s o u v e n t elles en o b t e n a i e n t p o u r prix de leurs faveurs. Des noirs domestiques qui servaient leurs maîtres dans les c a m p s , sortaient dans la nuit m a l g r é la v i g i lance des sentinelles , et p o r t a i e n t à des n o i r s , expédiés d u c a m p des r e b e l l e s , les cartouches qui leur avaient été données p a r les négresses , ou qu'ils avaient volées à leurs maîtres.
(236) p e r f i d i e , ils seront les premiers à aider le désarmement et à d e m a n d e r des réformes. Mais pour les c o n v a i n c r e , il faut bien traiter ces chefs, confirmer leurs g r a d e s , m ê m e les augmenter ; ne point avoir l'air de les m é p r i s e r , au contraire faire cas de leur mérite , e t c . , et surtout agir de bonne foi avec e u x . T o u s ceux qui ont des épaulettes doivent être traités c o m m e les officiers blancs , soit dans leur service, soit dans leur réforme. U n e fois q u ' o n aura gagné les généraux , pourvu que l'on se conduise loyalement avec eux et qu'ils soient c o n t e n t s , on deviendra avant peu maîtres d e l'île. Mais surtout point d e cette politique astucieuse employée par Leclerc ; que le gouvernement ait de la franchise avec les noirs comme avec les blancs. 11 faut aussi que les colons aient de la g é nérosité ; qu'ils oublient leurs p r é j u g é s , leurs projets de vengeance ; qu'ils fassent des sacrifices à leur amour-propre ; qu'ils traitent bien les noirs qu'ils trouveront paisibles sur leurs habitations ; qu'ils reçoivent bien ceux qui reviendront à la culture ; qu'ils se gardent bien dans leur colère de les menacer du fouet, des t o r t u r e s , de l'esclavage; qu'au c o n t r a i r e , ils ne leur parlent qu'avec d o u c e u r , aménité ;
( 237 ) qu'ils aient pour eux le plus grand soin et m ê m e b e a u c o u p d'égards, C'est le seul moyen de r e c o n q u é r i r cette î l e , et d'y rétablir l'ordre et le calme. La d o u c e u r fera ce que cinquante mille hommes ne feraient pas. Par cette conduite les blancs r e p r e n d r o n t l'ascendant qu'ils d o i vent avoir sur ses noirs. J'ai remarqué partout que le noir armé , aime beaucoup la tranquillité, dont jouit le soldat dans une garnison. Un habit militaire, un c h a p e a u , un panache , un sabre , lui plaisent : avec son habit et ses armes , il se croit fort au-dessus du cultivateur; son orgueil est flaté ; mais les fatigues de la discipline contrarient ses goûts et l'ennuient bientôt. Il me semble , d'après les plaintes que je leur. ai entendu faire à la suite des marches et des fatigues militaires, qui n'étaient cependant pas très-fortes, qu'en les obligeant à coucher à la c a s e r n e , a y manger surtout à m i d i , à changer très-souvent de garnisons, sans que leurs femmes ou leurs maîtresses pussent les suivre; enfin, eu les fatignant sans cesse par des marches et par des manoeuvres militaires , on p a r viendrait facilement à les dégoûter du métier de soldat.
(238) P o u r v u que d'un autre côté on protège les cultivateurs, qu'on n e les vexe point, qu'on l e u r d o n n e exactement leur q u a r t ; enfin qu'ils soient h e u r e u x , les soldats diront bientôt : « Soldat pas bon encor, moi mieux aimer planter cannes, café, coton , indigo : et p r e s q u e tous les militaires r e t o u r n e r o n t à leurs ateliers. E n employant ces m o y e n s , les chefs e u x m ê m e s entreront dans les vues du g o u v e r n e m e n t ; e t , pourvu qu'ils soient bien t r a i t é s , ils feront rentrer leurs troupes dans l ' o b é i s sance ; car un officier nègre soulève les noirs à sa volonté , et les fait r e n t r e r d e m ê m e dans le devoir ; un seul mot lui suffit. Enfin, s'il se trouve des nègres propres au service militaire , on les organisera et ils serviront dans la colonie. C'est d'autant plus n é c e s s a i r e , que les Anglais ont acheté des nègres à la côte d ' A f r i q u e , dont ils ont fait des soldats. Il me semble que quatre mille noirs enrégimentés , suffiraient en temps d e paix pour maintenir la police à S a i n t - D o mingue. Après huit ans d e s e r v i c e , le noir aura son congé ; et s'il est susceptible d'obtenir u n e r é f o r m e , il aura une gratification d e dix francs
(239) par chaque année d e service en sus d e ses huit années. Les colons disent que les noirs n e sont pas braves ! Et quels sont les colons qui parlent ainsi? presque tous des notaires, des avoués, qui ne devraient raisonner que de Cujas, d e Barthole , et ne jamais s'entretenir sur u n p a y s , dont ils connaissent à peine les grandes r o u t e s , mais seulement les sacs d e g o u r d e s , qu'ils n'auraient pas ramassés en si grande quantité s'ils eussent suivis le tarif, et qu'ils eussent é t é , c o m m e ceux de F r a n c e , trente ans à faire fortune. M o i qui ai vu ces intrépides dans les c a m p s , je connais leur audace ; c'est dans le club du P o r t - a u - P r i n c e , c'est dans les assemblées que je les ai vu invincibles, et tuer par milliers des nègres ; c'est à P a r i s , c'est aux Etats-Unis qu'ils font vaillamment la g u e r r e ; mais dans les sorties qu'ils ont été forcés d e f a i r e , après d e u x jours d e marche , ils ne pouvaient plus tenir ; il leur fallait leur bain , leur mulâtresse pour laver leurs pieds ; les maringouins les dévoraient, dormir sans moustiquaire leur était impossible. Les p r o c u r e u r s d'habitations, quoiqu'élevés d u r e m e n t quand ils n'étaient q u ' é c o n o -
(240) m e s , en agissaient cependant de m ê m e ; et quoique moins intimidés devant les noirs armés que les habitants des villes, ils ne se trouvaient pas moins incommodés que les citadins par les fatigues et les privations des camps. Ils se sont presque tous sauvés aux Etats-Unis avec les barriques de sucre. L à , ils ont été rejoints parles enfants d e la basoche. J e défie un g a r d e national du P o r t - a u - P r i n c e , de me citer, dans la province de l'ouest en 1792 et 1795, une seule affaire où il ait tiré un c o u p d e fusil en ligne contre les nègres , si ce n'est le 28 m a r s , à la Croix-des-Bouq u e t s , au combat de Baugé ; encore furent-ils saisis d ' u n e si grande terreur p a n i q u e , qu'ils rentrèrent tous dans la ville. Ces braves cardes nationaux me citeront le combat du 10 février 1792 entre Santo et Gouraud, où cent cinquante h o m m e s des l e u r s , escortant un convoi d e p o u d r e et d e vivres pour l'armée se laissèrent égorger, sans tirer un seul coup de canon , par quelques centaines de noirs qui n'avaient pas trente fusils, et qui n'étaient armés que de mauvaises flèches, convoi que trente dragons de la plaine auraient conservé, et qui le surlendemain fut repris par moi avec quelques douzaines d e ceux-ci. J e dis le s u r l e n d e m a i n , car la t e r -
(241) reur était si grande parmi l'infanterie, que l'on nous força de passer la nuit à la Savanne d'Oublon en bataillon c a r r é , n'osant risquer le passage des R o s e a u x , tant la garde n a t i o nale était effrayée. Les habitants des villes sont t r è s - b r a v e s en d u e l ; mais contre les nègres ils n'ont point cette assurance n é c e s saire devant cette espèce d ' e n n e m i : aussi s'écrièrent-ils tous à ce m ê m e Baugé où ils étaient campés : on veut nous faire égorger par les nègres, et ils se sauvèrent au P o r t au-Prince , malgré les ordres qu'ils avaient de rester à l'armée. N o u s dragons , nous y d e meurâmes à notre poste sans aucune frayeur. O u i , je ne crains pas de déclarer que mille nègres d e troupes de ligne battront trois mille gardes nationaux des colonies. Sur l'habitation Peyra , ils mettaient le feu aux c a n n e s , en disant que les nègres y étaient embusqués. J'entrai seul dans ces cannes brûlées ; j ' y vis un pauvre nègre qui était c o u c h é ; je m'aperçus qu'il n'était pas m o r t ; je visitai sa m a c o u t e , il y avait une b a n a n e ; je lui laissai le t o u t , et lui dis:- Quand nuit là li té veni, tendez, allé sur habitation toi, travail, moi connais toi astor. J e fus suivi par cinq gardes nationaux ; lors-
16
(242) que je les aperçus , j'allai à e u x . « C o m m e n t , » me d i r e n t - i l s , vous osez aller seul ? — J e » suis à c h e v a l , et j'ai voulu voir s'il n ' y avait » pas d e nègres b r û l é s ; je n'en ai vu a u c u n . » J e voulais d é t o u r n e r ces braves p o u r sauver la vie au malheureux noir qui y était ; mais par u n e triste fatalité , ils dirent qu'ils étaient d e patrouille. Ils a v a n c è r e n t , aperçurent le noir et lui tirèrent chacun un coup d e fusil , l o r s qu'il faisait le mort. A peine furent-ils au c a m p , qu'ils répétèrent fièrement, j'en ai tué un, j'en ai tué un. — « O u i , leur dis-je, vous avez eu bien du mal ; vous avez tiré tous les cinq sur un pauvre nègre qui était couché ; vous avez tous tué le m ê m e . » Cette expédition confirma l ' o pinion qu'on avait de leur jactance. L ' u n était le p r o c u r e u r C . . . , l'autre son c l e r c , le troisième était le clerc du notaire Loreille. Voilà les hommes qui ne cessent d e dire que les nègres sont des lâches. Qu'ils interrogent trente mille F r a n ç a i s , qui ont vu le régiment noir dans les Calabres et au siége de Gaëte : c e sont tous des noirs de Saint-Domingue et •des colonies françaises ; il n'y a pas un officier , pas un soldat qui n'ait admiré l'excessive audace de ce régiment. Au siége de G a ë t e , ils ont fait des prodiges
( 2 4 3 )
d e valeur ; les boulets les enlevaient par r a n g s , ils n'étaient pas plus ébranlés que les plus intrépides Français ; ils couraient après les b o m b e s , e t , avec un gazon à la m a i n , ils empêchaient p r e s q u e toujours l'effet d e ce p r o jectile. E n 1808, u n e compagnie d e noirs , comm a n d é e par un capitaine blanc et un officier n o i r , fut envoyée en colonne mobile dans les montagnes d e la Calabre. Ils furent attaqués par plus d e 1500 Calabrois ; la compagnie prit position et se battit avec un sang froid digne de leur chef et d ' e u x . N'ayant plus d e cartouches, ayant p e r d u cinquante des l e u r s , on leur parla de se r e n d r e ; ils s'y opposèrent : « Q u o i , nous r e n d r e , q u o i , Royal Africain » déshonorer l'armée française; n o n , disaient » le lieutenant nègre et tous les autres. — Mais » nous sommes cernés ! — A la baïonnette , » c a p i t a i n e , et nous passerons au travers d e » ces brigands. » L e capitaine eut la faiblesse de capituler ; mais jamais les nègres ne voulurent mettre bas les armes. Arrivés à leur destination , et se croyant en sûreté , ils furent désarmés et fusillés ainsi que le capitaine. Cette horrible action irrita tellement les
(244) Africains, que l'on n'osa pas renvoyer le r é giment en Calabre ; il aurait tout tué. Il fut envoyé à Caprée , où il est encore; Les noirs étaient les plus forts tireurs de l'armée ; ils v i vaient très-bien avec les troupes F r a n ç a i s e s , à quelques coups de sabres et de fleurets mouchetés p r è s , qu'ils donnaient aux soldats qui les appelaient nègres ou mauricauds.
(245)
C H A P I T R E Nécessité pagnie vilége
XII.
d'une banque coloniale des Indes Occidentales, exclusif(i).
, ou comsans pri-
APRÈS avoir d o n n é , dans les chapitres p r é cédents , mon opinion sur les moyens à e m p l o y e r p o u r ramener l'ordre et une tranquillité durable à S a i n t - D o m i n g u e , je crois devoir ind i q u e r ici c e u x qui restent pour r é p a r e r les propriétés dévastées. L e s colons ruinés sont presque tous d é b i teurs d e très-fortes sommes envers les n é g o ciants d e F r a n c e , qui ont eux-mêmes é p r o u v é des pertes si considérables par la révolution des Antilles, qu'il leur est impossible de faire les avances nécessaires aux propriétaires pour rétablir leurs habitations. L e s m u l e t s , les boeufs , les instruments aratoires , manquent à beaucoup d e planteurs. Les m u l e t s , dans l'état actuel des c h o s e s , (I) Ce c h a p i t r e faisait p a r t i e d u m é m o i r e que j ' a d r e s sai au général L e c l e r c a v a n t son expédition.
(246 ) sont m ê m e plus utiles q u e les bras des Africains , si on n'établit pas des moulins à vent. P o u r rétablir une sucrerie un p e u considérable , qui n'a pas d e moulins à e a u , il faut absolument cent-huit mulets p o u r les moulins à bête , et trente - six p o u r les cabrouets : total cent-quarante-quatre m u l e t s , q u i , à six cents francs , font 86,400 fr. T r e n t e - q u a t r e boeufs , à centidem. 3,600 cinquante francs , H o u e s , serpes , haches , suif, clous , cylindres , m a n chettes , et mille autres o b jets très-dispendieux, que je porte au plus bas 10,000 Total
100,000 fr.
D a n s une sucrerie qui a u n moulin à eau , la dépense est bien moins considérable : elle n'a besoin q u e des mulets et des boeufs nécessaires aux cabrouets. A v e c ce capital d e 100,000 francs, et cent noirs travaillant à la h o u e , un b o n agriculteur doit faire d e 900 à 1200 milliers d e sucre brut par an. Mais comment se les procurera-t-il ? et que pourra-t-il faire, s'il n e se les p r o c u r e pas ?
(
247)
Quelques grands planteurs en t r o u v e r o n t , sans d o u t e , encore les moyens : ils rétabliront leurs habitations , mais ce rétablissement sera l'arbre qui d é v o r e r a , par ses racines et par ses branches , tous les arbrisseaux d'alentour. Les noirs des habitations adjacentes , voyant leurs camarades h e u r e u x sur celle qui aura été r é tablie , se d é g o û t e r o n t , et voudront y aller travailler, p a r c e qu'elle leur offrira d e plus grands avantages ; c'est ce qui doit naturellement a r r i v e r , si tous les planteurs n'ont pas les mêmes moyens pour r é p a r e r leurs p r o priétés. P o u r prévenir ce malheur , si le g o u v e r n e m e n t , trop sage pour protéger le riche à l'exclusion du p a u v r e , n e peut pas lui-même faire les avances nécessaires à l'un et à l'autre , il p o u r r a i t , je c r o i s , engager des capitalistes à former une c o m p a g n i e , sous le nom de Banque c o l o n i a l e , ou Compagnie des Indes o c c i dentales. A v e c vingt millions d e francs, cette compagnie , par le crédit qu'elle obtiendrait dans les manufactures du r o y a u m e , par la bonté d e son papier , et par la protection du r o i , pourrait facilement faire aux colons toutes les avances dont ils auraient besoin , sauf à c e u x -
(248 ) ci d e ]es rembourser au fur et à mesure qu'ils auraient des revenus. Cette compagnie aurait d'autant plus d'avantages , qu'elle trouverait aisément à affermer les plantations des propriétaires qui n e veulent pas retourner à Saint-Domingue , ou qui n e sont pas assez riches p o u r les rétablir. L e prix, d e ces fermes serait déterminé entre les agents de la compagnie à Saint-Domingue, ou entre les administrateurs de la compagnie et les planteurs eu F r a n c e , On ferait préalablement un inventaire des plantations et des bâtiments. Les fermiers fourniraient aux habitations tous les noirs , mulets et objets nécessaires pendant leurs baux , qui pourraient être d e neuf ans ; ils porteraient la culture au dernier degré d e perféction. Un an suffit pour jouir des produits. Ils obtiendraient de grands bénéfices; et s i , à l'expiration des b a u x , les propriétaires voulaient p r e n d r e possession de leur plantations , ils tiendraient compte des améliorations qui y auraient été faites , ainsi que d e tout ce que la compagnie voudrait y laisser, soit en noirs , soit en m u l e t s , à des termes convenus et en payant les intérêts. U n e chose j u s t e , et d o n t , sans d o u t e , s'oc-
(249 ) cupera le g o u v e r n e m e n t , c'est de tâcher d e rembourser aux colons les revenus qui ont été versés dans les magasins de la république , depuis que les habitations ont été séquestrées et affermées par les administrations. Les livres en existent chez tous les ordonnateurs dans les colonies. Il faudrait les consulter ; e t , les créances bien r e c o n n u e s , il me semble que le m o d e que je vais p r o p o s e r p o u r le r e m b o u r s e m e n t , serait admissible. Il accélererait le rétablissement d e la culture , et ferait le bien général. L e c o m m e r c e des mulets se faisait par interlope, au comptant, et par les Espagnols, q u i n e vendent pas autrement. Les capitalistes en achetaient des troupeaux de deux cents , qu'ils vendaient à terme aux colons qui en avaient besoin. C e c o m m e r c e offrait des gains fort considérables. Aujourd'hui le g o u v e r n e m e n t pourrait o b tenir du roi d'Espagne la permission d'aller acheter des mulets sur le continent. Il les p a i e rait au plus d e u x cents francs , argent d e la colonie ; il emploierait des flûtes pour leur t r a n s p o r t , et les donnerait au colon , son c r é a n c i e r , à raison d e sept-cent-cinquante ou
( 250 ) huit-cent francs, prix ordinaire. Il se liquiderait ainsi très-aisément envers tous ceux dont les revenus ont été pris par les administrateurs, et versés dans les magasins du pays. J'entends seulement le montant des fermes. L e g o u v e r n e m e n t pourrait aussi faire la traite pour son c o m p t e . Pris sur la côte d'Afrique , u n noir n e r e vient qu'à 400 francs, l'un dans l'autre. Il en serait livré au créancier c o l o n , la quantité n é cessaire pour éteindre sa c r é a n c e , au prix d e 15 ou 1800 f r a n c s : de cette m a n i è r e , le r o i se libérerait avec bien peu de fonds. Il p o u r rait m ê m e avancer des n è g r e s , qui seraient payables sur les revenus , d ' a n n é e en année ; e t , au bout de quatre ou cinq ans au p l u s , tout doit être soldé. Il m e semble qu'il est juste qu'on r e m b o u r s e aux malheureux colons les sommes qu'ils ont versées à S a i n t - D o m i n g u e ; sommes dont le g o u v e r n e m e n t a profité, tandis que ces infortunés mouraient de faim en F r a n c e , aux EtatsUni s ou ailleurs. J e sais que le g o u v e r n e m e n t l e u r d o n n e quelques secours ; mais peuvent-ils faire avec si p e u d e chose ? A peine peuvent-ils se l o g e r : ils reçoivent d e u x ou trois cents francs par a n ,
(251) et leurs biens produisent v i n g t , t r e n t e , et jusqu'à cent fois plus. Je n'ignore pas qu'il y en a b e a u c o u p qui reçoivent la pension sans qu'ils aient un p o u c e d e terrain à Saint-Domingue ; mais aussi combien y en a-t-il qui avaient de vingt mille à d e u x cent mille francs de r e n t e , et qui ne reçoivent rien ou à p e u près rien ; cependant leurs h a b i tations ont versé considerablement à la caisse publique dans les provinces qui n'ont pas été insurgées. J e ne parle pas pour m o i , car je n'ai aucune réclamation à faire au gouvernement. Enfin, si les dettes d e la France n e lui p e r mettent pas d e mettre ces moyens à e x é c u tion , c'est-à-dire, d e rembourser ces s o m m e s , le gouvernement pourrait au moins faire des avances , soit par lui-même , soit par la compagnie dont j'ai parlé ci-dessus. Vingt ou trente millions et la paix dans l ' î l e , r e n d r a i e n t , dans d e u x ou trois a n s , cette colonie aussi florissante qu'elle était jadis. J'observe q u e , par cette mesure , le trésor recevra des sommes énormes : les douanes seules auront bientôt r e m b o u r s é les avances. Ainsi atteindront le terme de leurs m a u x , les malheureux colons propriétaires, en p r o i e à
(252) la plus affreuse misère depuis vingt a n s , et q u i , m ê m e en ce m o m e n t , n'ont d'autre espérance que dans la bonté du roi. Juste et sensible, comme il est, il ne laissera pas é c h a p p e r un moyen qui rend l'existence à dix mille familles. Le c o m m e r c e reprendra son activité, la culture sera e n c o u r a g é e , les coffres se r e m pliront par le revenu de la c o l o n i e , et la m a rine marchande formera des matelots. M a i s , en parlant pour les c o l o n s , je dois observer qu'ils aiment extrêmement la d é p e n s e , qu'ils emploient aussi aisément un million q u ' u n français trois mille francs : plus ils ont d e fortune , moins ils songent à é c o nomiser. P o u r éviter que le gouvernement n ' é p r o u v e du retard dans les r e m b o u r s e m e n t s , je pense que les revenus de ceux auxquels on aura fait des a v a n c e s , doivent être perçus par les agents de la compagnie. On leur en r e tiendrait un t i e r s , en acquittement de leurs nouvelles dettes , un autre tiers en acquittement de leurs anciennes , contractées avec le c o m m e r c e d e F r a n c e , quoique plusieurs d i sent qu'elles doivent être abolies. L'autre tiers serait p o u r eux ; et s'ils résident sur leurs habitations, qu'ils les régissent sagem e n t , ils pourront faire de grandes économies-
(253) E n l'an 4, je fus envoyé à Saint-Domingue par le ministre T r u g u e t , en qualité d ' i n s p e c teur général des biens séquestrés. C o m m e ces biens , dans l'état de dépérissement où ils é t a i e n t , ne produisaient r i e n , et que je m a n quais de moyens polir les r é p a r e r , je proposai l'affermage des habitations, en engageant les agents du directoire à exciter les généraux , les officiers supérieurs n o i r s , et toutes autres personnes à les p r e n d r e à f e r m e , en les payant en d e n r é e s . Elles étaient dans l'état le plus d é plorable. Christophe et plusieurs autres s ' e m pressèrent d'affermer des sucreries. Dans trois mois elles se trouvèrent tellement d é b l a y é e s , que l'on se réjouissait déjà de l'espoir d ' u n e belle r é c o l t e . Alors les négociants s'empressèrent de faire v e n i r , des Etats-Unis , des bois d e c h a r p e n t e , et dans u n an les s u c r e ries parurent aussi belles que s'il n ' y eût jamais eu d ' i n s u r r e c t i o n , si ce n'est que les h a i e s , qui étaient montées en bois d e b o u t , n'avaient pu être toutes taillées. E n examinant les pieds de café et les voyant couverts de l i a n e s , je ne pus me défendre d u préjugé que les colons m'avait i n c u l q u é , en m e disant que ces arbres sont étouffés par c e t t e plante sarmenteuse. C e p e n d a n t , c o m m e
(254) inspecteur des c u l t u r e s , je fis arracher ces lianes. J e crus véritablement au p r e m i e r c o u p d'oeil que les cafiers étaient tous m o r t s . La terre était totalement dégarnie d ' h e r b e , les arbres n'avaient pas u n e feuille, mais en les visitant je m'assurai q u ' a u c u n n'avait p é r i . J e repassai quinze jours après sur cette n a tation ; je fus surpris de voir tous ces caféyers tellement couverts de fleurs, que je craignis qu'ils n'eussent pas assez de vigueur p o u r s u p p o r t e r tous les fruits. Cette année ils d o n n è r e n t considérablement. Si les colons voient leurs caféyères dans cet é t a t , ils ne doivent point s'en i n q u i é t e r : qu'ils employent seulement les mêmes p r o c é d é s q u e moi. Il faut très-peu de fonds p o u r restaurer u n e plantation en ce genre ; on n'en a besoin que pour rétablir les cases et les magasins. C e t t e d é p e n s e n ' e x c è d e pas trois quatre mille francs. D e p u i s cette époque le gouvernement d e la colonie a continué l'affermage des habitations; et c'est à cette mesure que l'on devait l'état florissant de St.-Domingue à l'arrivée de L e c l e r c . C e système existe encore aujourd'hui. L e gouvernement actuel reçoit le prix des f e r m e s , et les noirs ont le quart du r e v e n u .
( 255 ) Il est des colons assez injustes p o u r dire d'avance qu'ils doivent rentrer d e suite dans leurs biens et en chasser les fermiers. Cette conduite occasionnerait d e grands troubles et serait de la plus grande injustice. L e propriétaire doit la plus vive reconnaissance à celui qui a pris son habitation à ferme; sans lui elle serait en friche et ses noirs d i s p e r s é s . Il en. doit toucher le m o n t a n t , cela est juste; mais il ne p e u t faire quitter le fermier que de son consentement ou à l'expiration d e son bail. Il doit lui tenir c o m p t e , à l ' a m i a b l e , d e toutes les réparations qui auront été faites, des mulets , des nègres et des instruments aratoires qu'il aura fournis, et qu'il sera libre de r e p r e n d r e ou d e c é d e r . H e u r e u x et mille fois h e u r e u x les colons assez fortunés pour que des mulâtres ou des noirs aient eu soin de leurs habitations I O u t r e l'avantage de trouver de suite des revenus , ils auront celui d'avoir des cultivateurs habitués au travail et jaloux de faire fleurir des plantations qui leur produisent une p a r t , car ils en jouissent depuis Toussaint et on ne la leur arrachera point sans combats.
(256)
C H A P I T R E De
Cayenne
PERSONNE ne
et du
XIII. Sénégal.
connaît mieux que moi C a y e n n e , l'esprit de ses indolents mais bons h a b i t a n t s , parmi lesquels il en est de très-instruits ; le caractère des nègres et les cultures qu'il faut y établir d'après celles de leurs industrieux voisins les S u r i n a m o i s , véritables castors d e l ' A mérique méridionale. Depuis plus d e quarante ans Cayenne a paru fixer les regards de la F r a n c e . J'ai été invité à y passer par le ministre B r u i x , qui m'avait chargé de lui r e n d r e compte d e mes observations. Elles sont dans les cartons de la m a r i n e , avec un m é m o i r e sur la colonie de Surinam, Les colons peuvent le l i r e , ils verront avec quelle chaleur je me suis opposé à ce qu'on envoyât de Cayenne des soldats n è g r e s , de crainte que ces troupes n e parlassent de liberté et ne fissent éprouver à cette superbe c o l o n i e , à ses bons, honnêtes et loyaux habitants, des malheurs dont l ' E u r o p e entière ne les tirerait pas.
(257) Jamais pays n'a été plus calomnié que la G u y a n n e française. Ramel et Pitou se sont écartés d e la vérité avec une égale audace : la narration du d e r n i e r n'est qu'un roman assaisonné d e calomnie. L e climat y est aussi s a i n , aussi bon qu'à St.-Domingue , quoique le pays n e soit pas assez d é c o u v e r t . J e dis p l u s , c'est que les Cayennois n'ont pas le teint si pâle que c e u x de cette colonie. J'ai été surpris en l'an 6 d e la fraîcheur d e plusieurs vieillards. La ville offre l'aspect d'une p r i s o n , son vilain pavé contribue encore à l'enlaidir. Les maisons sont sans goût et malpropres ; à la Savanne il y a quelque air de colonie. Les habitations sont tristes et mal t e n u e s ; sur l'anse quelques unes sont jolies. P o u r parler d e C a y e n n e , j'avoue qu'il ne faut pas venir de S u r i n a m , où tout annonce la g r a n d e u r , l'opulence , et où l'on voit la p r o preté la plus r e c h e r c h é e . E n sortant de C a y e n n e , et en apercevant Paramaribo , on é p r o u v e la m ê m e sensation qu'à la vue des champs Élysées au lever du rideau à l ' O p é r a . T o u t se ressent du p e u d'ambition des Cayennois et du peu de secours que le gou-
17
(258 ) vernement leur d o n n e . Cependant depuis la révolution et leurs voyages à S u r i n a m , ils ont pris d e l'émulation. J e puis parler avec connaissance de ces d e u x colonies, de leur c u l t u r e , de leur territoire, puisque j ' e n ai fait une étude p a r t i c u l i è r e , d'après les ordres du ministre Bruix et d e l'agent à C a y e n n e . On ne peut comparer la plus vilaine c h a u m i è r e aux T u i l e r i e s et à ses jardins ; mais abattez cette c h a u m i è r e , d o n n e z des b r a s , des moyens , et avant vingt ans Cayenne sera a u dessus d e Surinam par sa culture et ses p r o ductions. La Guyanne française est plus avantageusem e n t située que Surinam. Les terres y p r o duisent des épiceries qui ne peuvent venir chez les Hollandais où les girofliers m e u r e n t . L a cannelle m i e u x soignée vaudrait celle d e Ceylan. L e poivre et la muscade mériteraient seuls l'attention du r o i , si les cotons, le r o c o u , le café, le s u c r e , le cacao plantés dans les pièces de vases desséchées par des écluses , n'assuraient des avantages marqués. Ajoutez le bois de construction dont cette partie du m o n d e est couverte. Ces bois p e u v e n t être employés comme bordages ; ils ne sont jamais piqués
(259) par les vers. Les bâtiments marchands qui séjournent six mois dans les rivières de Cayenne et d e S u r i n a m , sont rongés et incapables d e tenir la m e r . Si ses habitants, jusqu'à ce j o u r , n'ont pas eu une grande i n d u s t r i e , il faut s'en p r e n d r e à la calomnie qui n'a cessé de décrier cette c o n t r é e , digne pourtant de fixer l'attention des hommes sages. Son terrein est meilleur que celui d e S u r i n a m , il faut moins de dépenses pour dessécher les savannes n o y é e s . Cayenne a l'avantage d e l'eau q u e la colonie Hollandaise n'a pas. Plus rapproché des montagnes, l'air est plus salubre. Les Guyannes sont au-dessus d e S a i n t - D o m i n g u e ; on n'y voit jamais d e ces terribles ouragans; on n ' é p r o u v e jamais de ces tremblements de terre si effrayants pour les colons d e St.-Domingue. Le gibier, les bêtes fauves, les poissons y sont excellents et en abondance. Les bananeries n e demandent qu'un peu de soin p o u r donner leur fruit nourrissant et d é licieux. Les patates y sont indigènes. Il ne manque à cette colonie que des bras ; si le roi veut jeter un regard favorable sur les Guyannes françaises, il peut en quelques années
( 260 ) faire fleurir cette c o l o n i e , à laquelle il faut faire parvenir 60,000 n o i r s , deux tiers m â l e s , et protéger la population. C e sera facile, p u i s que les vivres y sont très-abondants. Il faut que les colons quittent leurs plantations sur les hauteurs et qu'ils s'occupent d e leurs établissements à la manière de ceux de Surinam, sans y mettre le m ê m e luxe : il est urgent qu'ils imitent leur p r o p r e t é . Ils peuvent établir avec facilité des moulins à s c i e , et faire un c o m m e r c e lucratif de bois avec les colonies françaises ; ils trouveront chez eux des pierres à c h a u x , des terres à b r i q u e s , nécessaires à la maçonnerie de leurs écluses; ils pourront faire un c o m m e r c e avantageux avec S u r i n a m , en y portant d e la chaux e t des b r i q u e s , q u ' o n n ' y fabrique pas faute d e matière p r e m i è r e . Si les colons veulent s'occuper de dessécher les savannes noyées qui sont placées d e r r i è r e l'habitation la F r a n c h i s e , ils r e c u e i l l e r o n t , dans six mois, une immense quantité d e coton. Ils peuvent aller s'instruire dans les plaines d e v a s e s , situées près le poste O r a n g e , q u e les Cayennois fréquentent peu ; ils verront quels avantages on a retirés de cet établissement en coton. Dans un a n , il s'est établi dans c e
(261) quartier des habitations magnifiques. J e les engage à bien examiner celte partie et à planter beaucoup d e bananiers. T r o i s négriers qui arriveraient à Cayenne après avoir consommé leurs vivres à bord , y mourraient d e faim. Il faut des bananes aux arrivants , la cassave est trop froide pour leur estomac. Vingt n é g r i e r s , mouillant le m ê m e jour à Surinam , trouveraient assez de bananes pour nourrir tous leurs esclaves. Je ne dirai rien relativement à la construction d e leurs m a i s o n s ; ils doivent suivre les fondations d e Surinam , et ne pas mettre le m ê m e luxe dans leurs magasins ; cela est inutile. Il y a des cases à café qui ont coûté 150,000 florins. C a y e n n o i s , imitez la p r o p r e t é d e vos voisins ; que les cases des blancs soient bien t e n u e s , les jardins bien sablés et bien d é corés , et que les broussailles n'entourent plus vos cases. Cela éloignera la visite nocturne des reptiles. Q u e les cases des nègres soient plus élevées d e terre que chez les H o l l a n d a i s ; qu'elles soient planchéyées , et que les noirs couchent sur des lits, bien enveloppés dans des couvertures de laine ; sans cela les m a c ques et les moustiques feront périr les n o u veaux noirs. C e u x d e Cayenne souffrent hor-
( 262 ) riblement de ces insectes, surtout à la Gabrielle et sur la rivière de Gourou. Si j'établissais des terres à C a y e n n e , j ' a d o p terais, quel que fût le régime pour les n è g r e s , tous les articles de mon réglement. D è s la troisième a n n é e , si j'avais cultivé le coton et le r o u c o u , j'accorderais une portion à mes n o i r s ; au bout d e ce t e m p s , leur travail m'aurait r e m b o u r s é du prix qu'ils m'auraient coûté. J'engage les Cayennois à soigner un peu plus leur c a n e l l e , et à s'occuper aussi du poivre et de la m u s c a d e . Si ces colons veulent quitter leur indolence i n d i e n n e , le c o m m e r c e les aidera. J e prédis aux négociants d ' E u r o p e q u e , si l'on fait parvenir des cultivateurs dans cette c o l o n i e , et qu'ils y portent leur c o m m e r c e , ils doubleront leurs capitaux avant six ans. C'est là q u ' u n administrateur peut r e n d r e des services importants à sa p a t r i e , en régénérant un pays qui n'a d'autre inconvénient que les macques et les m a r i n g o u i n s , dont il est aisé d e se défendre. M o n code de culture y est d'autant plus n é cessaire, que ces colonies sont plantées sur un c o n t i n e n t , et q u e , si on admet les noirs
( 263 ) an partage des r e v e n u s , leurs intérêts les attacheront à ceux des habitants. Colons d e C a y e n n e , croyez un d e vos plus sincères amis. Lisez l'arrêté qui fut pris en l'an 8 , pour la défense de votre c o l o n i e ; vous y verrez que d e u x de vos habitants p r o posèrent de b o u c h e r la passe, en coulant des carcasses, et que moi seul je m ' y o p p o s a i , ainsi qu'à l'armement des cultivateurs , auxquels je parlai avec une énergie dont aucun de vous n'est capable ; que c'est à cette énergie et à quelques actes de justice que j'ai fait r e n d r e aux cultivateurs de Guatimala ( a u x q u e l s j'ai fait seulement donner des nattes à l'hôpital d e cette h a b i t a t i o n ) , q u e j'ai dû l'influence q u e vous m'avez donnée sur vos noirs , et que vous aviez augmentée par vos indiscrétions. Songez que vous êtes sur un c o n t i n e n t , et q u e , si l'esclavage peut être maintenu dans une petite î l e , il est bien dangereux clans un pays c o m m e les Guyannes. Il ne le sera p l u s , bons C a y e n n o i s , lorsque vos noirs auront un intérêt direct à conserver vos plantations, qui seront les leurs. N e croyez pas ces h o m m e s pervers qui vous diront q u e , si vous leur accordez un q u a r t , ils voudront avoir la m o i t i é , ensuite le tout; m a i s , pour q u e cela fût possible , il fau-
( 264 ) drait que tous les noirs et les négresses p e n sassent spontanément ainsi. Si un n è g r e , m ê m e d i x , se mettaient un tel projet dans l ' e s p r i t , ils seraient de suite arrêtés par les autres noirs , puisqu'une telle conspiration ne peut se faire sans une révolut i o n , sans une commotion terrible qui, r u i n e rait les cultivateurs. Cultivez davantage les principes religieux que les Jésuites avaient inculqués aux vieillards d e votre c o l o n i e , et que ceux-ci ont e u x mêmes pris soin d e transmettre à leurs enfants : si la religion est nécessaire à tous les h o m m e s , elle l'est bien davantage à des n o i r s , q u i , en se retirant à une lieue de vos plantages, sont à l'abri des poursuites des E u r o p é e n s . Vous savez, par e x p é r i e n c e , que vos esclaves pouvaient rejoindre les nègres marrons r é u nis au haut d e vos rivières. S'ils ne l'ont pas fait, rendez grâce à la P r o v i d e n c e , et félicitez-vous d'avoir des noirs qui ont p r é f é r é , pour vos deux sous par jour, leur petite aisance à la vie libre et indépendante des noirs marrons. J e connais si bien l'esprit des nègres d e C a y e n n e , que je surs convaincu q u e les m a r rons des rivières d e M a h u r y et d e M a r o n i ,
( 265 ) demanderaient à travailler, s'ils voyaient qu'on accordât le quart aux cultivateurs. Un missionnaire véritablement v e r t u e u x , politique et p h i l o s o p h e , ramènerait tous ces n o i r s , c o m m e un berger conduit des moutons. J e crois qu'il y a plus de soixante mille nègres marrons dans les G u y a n n e s . La belle mission p o u r un p r ê t r e p h i l o s o p h e , que de ramener à la culture ces bras auxquels il n e faut qu'un chef p o u r devenir dangereux ! u n h o m m e entreprenant qui se mettrait à leur t ê t e , serait bientôt maître de toutes les Guyannes : je ne puis faire cette réflexion sans frémir p o u r les bons Surinamois. Q u e les M a r t i n i q u o i s , les petites colonies gardent leur esclavage , puisqu'avec quelques milliers de blancs ils peuvent subjuguer les noirs ; mais qu'ils ne se mêlent pas d e parler d e colonies qui ne ressemblent en rien à leur taupinière. M a d a m e B o n a p a r t e , qui ne connaissait q u e la M a r t i n i q u e , a beaucoup c o n t r i b u é , d i t - o n , à persuader le premier consul d e ramener l'esclavage. C'est un grand malheur p o u r les grandes c o l o n i e s , d'avoir des conseillers c o lons q u i , sortant de leur îlot, veulent influencer des contrées qu'ils ne jugent q u e d'après
( 266 ) les notions qu'ils ont prises dans leur pays. L'observateur est obligé de p r e n d r e un télescope pour les trouver sur la pointe de leur r o c h e r . Lorsqu'il y p a r v i e n t , il n'y rencontre que routiniers. Plût à Dieu que la cupidité jalouse ne suggérât pas aussi d e semblables conseils ! Les Anglais n'ont aucun droit d e s'immiscer dans notre système colonial, puisqu'avec quatre mille hommes d e t r o u p e s , ils peuvent arrêter tous les mouvements de leurs esclaves. D e quel droit se sont-ils mêlés de Saint-Domingue sous Bonaparte? D e quel d r o i t ? on l'a vu au chapitre II, qui traite de la perfidie que ce g o u v e r n e m e n t a montrée envers la colonie depuis 1790 jusqu'à l'époque où il nous a rendu les B o u r b o n s . Puisse-t-il aujourd'hui, se rappelant ce qu'il a fait pour cette illustre famille, n e plus renouveler les maux qu'il nous a causés à Saint-Domingue , en se mêlant d'un régime qui ne peut nuire à celui d e ses petites colon i e s , qui toutes réunies ne comptent pas dans les Antilles cinq cent mille noirs ! Sans d o u t e , s i , pendant le cours d e la r é v o lution , on eût envoyé des agents désintéressés, des hommes justes et connaissant les cultures, on eût pu faire de grandes choses dans les Guyannes
(
267
)
françaises. Les vues du gouvernement étaient vastes; c'étaient celles que Louis XVI avait adoptées. Mais qu'ont fait les agents? L e p r e m i e r , h o m m e d'esprit, a i m a b l e , jurait la r é p u b l i q u e , et s'en moquait. Il voulait de la fortune : il a donné la liberté en faisant un e n trechat. J'ai été témoin d e son départ ; tous les habitants p l e u r a i e n t , surtout les d a m e s . Pourquoi cela? C'est qu'il n'avait pas d'orgueil, et qu'il vivait familièrement avec les colons. Son s u c c e s s e u r , h o m m e de beaucoup d'esp r i t , mais m o r d a n t , sans aucune idée de Culture quoiqu'il eût habité l'Ile de F r a n c e c o m m e a v o c a t , avait d e bonnes intentions , était si rempli de morgue , si vain , qu'il s'est fait détester et chasser de la colonie. Lié d ' e n fance avec l u i , je lui ai d o n n é des conseils dictés par la plus tendre amitié. J'ai voulu ramener les esprits prévenus contre lui par les plaintes des d é p o r t é s , envers lesquels c e p e n dant il n'a eu d'autre tort que de se fâcher parce qu'on ne lui écrivait pas salut et respect. A mon retour de la G a b r i e l l e , je l'engageai à attacher son nom à la colonie, en réparant les ponts qui tombaient en ruines depuis Sinamari jusqu'à C a y e n n e ; à faire exécuter , avec "le régiment n o i r , le plan d'un canal qui cou-
268 ) duit de l'habitation la Franchise à la Gabrielle ; à établir un four à chaux et une sucrerie sur cette habitation , et plusieurs autres plans. La prise de S u r i n a m , annoncée par un sieur T o n . . . , m a r c h a n d , a dérangé tous ces projets. C e factieux a jeté le d é s o r d r e dans la troupe du régiment d'Alsace , et parmi les soldats venus de l'armée d'Italie ( peu s'en est fallu que ces dernières troupes n'en vinssent aux mains ) : ce qui me fit partir en l'an 8 pour instruire le ministre d e l'état critique d e la colonie. L e troisième a g e n t , h o m m e d e t ê t e , mais plus grand négociant que colon c u l t i v a t e u r , a r e n d u des services à la c o l o n i e ; et, aussitôt que la paix a été faite , il s'est o c c u p é des cultures et s'est l u i - m ê m e rendu habitant. J e suis persuadé q u e , si cet administrateur eût eu des c u l t i v a t e u r s , il aurait r e n d u cette c o lonie florissante , par les capitaux qu'il p o u vait y verser. C e p e n d a n t je crois q u e celui qui n'a pas visité avec attention les plantages de S u r i n a m , ne peut que travailler à tâtons. Il faut avoir vu cette colonie et s'y être adonné à la culture dans ses vases, p o u r défricher à Cayenne. Pendant vingt-quatre heures que j ' y ai s é -
( 269 ) journé en 1 8 0 3 , j'ai eu occasion d e voir tous les colons ; les uns rendaient justice à V i c t o r H u g u e s , les autres le déchiraient impitoyablem e n t . U n g o u v e r n e u r , un agent ne doit jamais faire d e c o m m e r c e , m ê m e sous le nom d'un autre. L e chef d'une colonie ne doit avoir q u e son t r a i t e m e n t , rien que son traitement. J e voudrais m ê m e q u ' u n chef n'eût point d ' a p p o i u t e m e n t , que sa table fût d é f r a y é e , et qu'il ne p û t jamais toucher un sol au trésor. A son r e t o u r , le g o u v e r n e m e n t payerait ses services par des honneurs et des r é c o m p e n s e s . Quant aux Indiens, il faudra des siècles pour les faire travailler à la culture. Ils préfèrent se r e n d r e à Surinam , où le gouverneur F r é d e r i c i a la politique d e les bien traiter. Ils viènent au premier de l'an , en grand n o m b r e , lui faire visite. Les chefs noirs m a r rons n ' y manquent jamais. O n comble ces d e u x espèces d ' h o m m e s d e présents , et on traite les chefs avec des égards et des distinctions. Sans cela ils seraient t r è s dangereux. Les Français se moquent et rient des Indiens , qui s'en aperçoivent. Cette conduite est d'autant plus repréhensible que ce sont des gens doux et bons, et qu'ils ne sont point des an-
( 270) thropophages, comme l'a écrit i m p u d e m m e n t le chanteur Pitou. J e ne m'étendrai point sur notre colonie du Sénégal ; je n e l'ai point p a r c o u r u e . Je garde m ê m e le silence sur les Cayes , je ne connais pas cette partie d e Saint-Domingue. C e que je sais sur le Sénégal, je le dois au rapport d'une d e mes connaissances qui y p o s sède une habitation, et aux récits des voyageurs. Mais lorsque des sages, sortis d'Angleterre, vont fonder une colonie sur la S i e r r a - L é o n a , et ouvrir un commerce avec l'Afrique, p o u r quoi ne suivrions-nous pas l ' e x e m p l e d e ces estimables Anglais sur la belle rivière du S é négal? Elle p e u t avec facilité nous conduire dans l'intérieur de l ' A f r i q u e , nous ouvrir un c o m m e r c e et des liaisons d'amitié avec les h a bitants d e ces contrées. L'attachement que les indigènes du Sénégal nous ont toujours montré , m e fait penser que nous serions bien reçus dans l'intérieur. J e suis persuadé que c'est encore dans cette contrée qu'on doit établir des plantations , en accordant le quart aux cultivateurs. Les noirs d'Afrique voyant leurs compatriotes h e u r e u x , bien v ê t u s , suivront peu-à-peu leur exemple ; ce qu'ils ne devaient pas faire lorsque la punition se mon-
(271 ) trait sans cesse. C e n'est pas avec un fouet teint de sang qu'on peut se faire des amis. C'est sans doute ce faux système c o l o n i a l , qui a retenu dans les Guyannes les noirs m a r rons , q u i , sous la liberté m ê m e , ne sont pas descendus : aussi quelle était celte liberté d e Jeannet ? d e u x sols par jour et une tâche d i x fois trop forte pour un pareil salaire. Les nègres de Cayenne riaient lorsque je leur disais : Vous êtes payés. — Qué gagne l'argent deux sous pour travail depuis soleil levé au couché : encore propriétaire , pas payé l'argent : li acheté vieu morue, vieu hareng , vieu maquereau pourri; ba nous ça en compte. Malgré cela les noirs d e C a y e n n e aiment leurs maîtres. Pauvre blanc Cayenne, yo pas riche. Li mangé casave , poisson , piment, li boit tafia tout comme nègre. Ces noirs n'auraient jamais quitté leurs plantages pour aller travailler chez d'autres blancs , si ces derniers n e fussent pas venus les solliciter. L'agent Jeannet en permettant aux noirs de q u i t t e r , n e croyait pas sans doute trouver des colons assez p e u délicats pour agir c o m m e l'ont fait quelques planteurs de C a y e n n e . En donnant la lib e r t é , jamais Sonthonax et Polverel n'ont p e r -
(272) mis aux nègres de quitter. Ils se sont tus sur cet a r t i c l e ; et c o m m e les colons d e S a i n t - D o mingue n'ont point fait d e sollicitations , pas un noir n'est sorti d e la p r o p r i é t é d e son maître. E n général les Africains préfèrent l'esprit des Français à celui des Anglais , des Hollandais , des Espagnols ; naturellement chanteurs et gais, ils trouvent chez les premiers un caractère plus r a p p r o c h é du leur. J e pense q u e nous ferions de rapides progrès dans l ' A f r i q u e , et que nous nous y ferions aimer. Les C a n a d i e n s , les Indiens des rivières d e l'Ohio que j'ai vus à l ' A m é r i q u e , prouvaient par leurs discours combien ils sont encore attachés aux Français. J e finis le chapitre sur C a y e n n e en faisant u n e observation utile aux marins qui n e c o n naissent pas cette c ô t e , sur laquelle je serais p é r i corps et biens en 1 8 0 3 , sans la bonté de mon navire et de mes câbles. Les bâtiments qui se destinent pour C a y e n n e , doivent reconnaître le cap Orange. La terre r e c o n n u e , on file le long de la côte. Ou voit la terre élevée au s u d , le r o c h e r le Connétable à l'ouest: on le double par tribord (droite). On aperçoit les îlets du P è r e et de la M è r e ,
(273) qu'on laisse à babord ( g a u c h e ) ; la rivière d e Mahuri au sud. Dans cette partie on aperçoit un grand arbre placé près de la Gabrielle. Il faut mouiller avant d'avoir vu C a y e n n e , sinon on court risque d e se p e r d r e . Nous eussions tous péri sur l'Enfant-Perdu. (rocher à fleur d'eau que découvre la m a r é e ) , si je n'avais o r d o n n é au capitaine de mouiller en hâte sur deux a n c r e s , Cayenne par n o t r e d r o i t e , en vue au sud après avoir m o u i l l é , p o u p e à l'ouest. A la marée b a s s e , le navire talonnait si fort sur un fond de vase d u r e , q u e nous craignîmes de p e r d r e le gouvernail. J ' a vais beau tirer du c a n o n , mettre le pavillon en b e r n e , les indolents pilotes ne s ' e m p r e s saient pas d'arriver à nous. J e me jetai dans m o n c a n o t ; et malgré le mauvais t e m p s , j'arrivai à C a y e n n e , où je forçai un pilote à se r e n d r e à bord. 11 n e pouvait p a r t i r , p a r c e qu'il n'avait pas de grelin ; j ' e n avais deux. L e navire passa la nuit dans la plus cruelle situation. Le lendemain il tira plus d e cinquante coups d e canon d e détresse. Je me rendis à b o r d . N e pouvant entrer à C a y e n n e , je filai le câble d'une de mes ancres. C e fut avec bien de la peine que je réussis
18
(274 ) à doubler l'Enfant-Perdu, qui se découvraitL e pilote nous croyait perdus ; heureusement nous évitâmes le r o c h e r . Si j'avais mouillé à une portée de canon plus au vent de C a y e n n e , je ne me serais point trouvé dans celte situation. D e trente-deux, marins que j'avais sur mon b o r d , quatre avaient été à C a y e n n e ; cependant ils ne connaissaient pas cette côte. Si mon navire eût été fin, il eût été mis en pièces : il calait 1 4 pieds. N e pouvant entrer à C a y e n n e , je partis à 4 heures du soir p o u r S u r i n a m , et le lendemain à 5 heures du matin j'étais à six lieues de cette rivière. Pour se r e n d r e dans cette c o l o n i e , il faut courir par les quatre à cinq brasses. Les terres sont si basses, qu'on les voit à peine de d e u x l i e u e s , temps clair. Il faut éviter le banc de sable qui s'avance à l'embouchure de la rivière de M a r o n i , sinon on s'échoue. T o u t e la côte est fond d e v a s e , bon fond. Il faut mouiller à u n e lieue de la rivière d e Surinam : si on la passait, on serait obligé de r é t r o p i q u e r , ce qui arrive souvent aux gros bâtiments hollandais ; ils ne peuvent
( 275 ) remonter un courant qui file 5 à 6 n œ u d s à l ' h e u r e , et contre le vent. En l'an 8 , j'ai mis trente-cinq jours p o u r me r e n d r e de Surinam à Synamari, d'où je suis parti par terre à p i e d , et je suis arrivé à C a y e n n e dans un jour et demi ; il y a 24 lieues. La corvette d e l'Etat l'Importune, capitaine Sauvage, était fine v o i l i è r e ; malgré cela, elle mit quarante-deux jours p o u r se r e n d r e d e Surinam à C a y e n n e . Cela fait juger d u courant. Il serait aisé de faire une route d ' Y r a c o u b o à travers les m a r a i s , et on se rendrait aisém e n t par terre à M a r o n i . D e cette rivière on peut voyager le long de la côte sur le s a b l e , jusqu'à Orange ou Monte-Christo. L'entrée d e la rivière de Cayenne est très-difficile ; la sortie l'est davantage. On pourrait faire un port royal aux îlets du Salut ; il y a de l'eau , bon f o n d , et ce port s e rait à l'abri des vents du nord et de l'est. Jamais le vent d'ouest ne souffle dans cette partie du N o u v e a u - M o n d e ; la mer y est toujours tranquille. C e port serait d'autant plus utile, q u e les frégates ne peuvent entrer à C a y e n n e .
(
276)
C H A P I T R E
XIV.
De la position physique de Saint-Domingue, et de la ressemblance de ce pays avec les plaines de la Lombardie, et principalement des Calabres.
SAINT-DOMINGUE
présente à la p r e m i è r e vue u n e masse de rochers semblables aux Alpes et aux P y r é n é e s , avec cette différence que les montagnes d'Haïti n'ont jamais d e n e i g e , et que toutes les parties exposées aux vents du n o r d , d'est et d ' o u e s t , se trouvent couvertes d e bois et d'habitations plantées en cafiers. L a partie exposée au sud est presque partout s t é rile et ne présente à l'oeil que des broussailles et aucune v e r d u r e . Les montagnes ou mornes sont séparées par des plaines dans lesquelles on a établi des plantations à s u c r e . Les plus considérables sont celles du C a p , du C u l - d e S a c , e t c . Les plaines sont coupées par des chemins bien alignés et bordés de haies v i v e s , d e citronniers ou de bois d e C a m p ê c h e . C e s haies sont toutes taillées , et le pied en est ton-
(277) jours bien sarclé ; elles sont larges d e quatre pieds , et plantées en terre sans fossé. Les habitations sont placées de distance en d i s t a n c e , et très-près les unes des a u t r e s ; à p e i n e a-t-on fait cinq à six cents p a s , q u ' o n en r e n c o n t r e à droite et à gauche. T o u t e s les grandes cases présentent leur façade à la grande r o u t e , et en général n ' e n sont pas éloignées d e plus de quatre à cinq cents pas. L ' a v e n u e qui conduit à la grande case est quelquefois ornée d'arbres et de d e u x haies bien soignées ; du côté de la grande r o u t e , elle est fermée par un beau portail près duquel se trouve u n g a r d e u r d e barrière ; à droite et à gauche d e la grande case se trouvent des pavillons qui servent de magasins, de cuisines, de logement p o u r les économes et les é t r a n g e r s , etc. Ils n'ont qu'un rez-de-chaussée. La grande c a s e , qui a rarement un é t a g e , est ordinairement entourée d'une galerie large de dix à douze pieds. Les hôpitaux sont assez b e a u x ; mais le dedans est nu : pas une c h a i s e , q u e l q u e fois un b a n c , et dans les plus fameux un lit d e c a m p . Dans la province du n o r d , les bâtiments sont en maçonnerie ; dans celles d e l'ouest et du sud , ils sont en bois d u r s , et liés par des p o t e a u x , crainte des tremblements d e terre.
(278 ) D e s deux côtés de la route sont les jardins à sucre (i). On croirait être dans une plaine d e r o s e a u x , coupée par des divisions à angles droits de quatre cents pas c a r r é s , et partagée par des allées de vingt-cinq à trente pieds d e large. Les cases nègres sont un peu éloignées d e la grande c a s e , et présentent l'aspect d ' u n village. Les maisons sont séparées par des rues bien alignées. Chaque case a trois portes et loge trois ménages ; elles sont couvertes eu paille et souvent en essente (2) ; elles sont sans cheminées , et ressemblent b e a u c o u p à celles des b û c h e r o n s . Il y a environ trente pieds d ' u n e case à l'autre. Près d e chaque c a s e , les noirs plantent des piquets en terre p o u r parquer leurs cochons ; ils y plantent aussi ordinairement un arbre où leurs poules vont se jucher. Les jardins des nègres sont de dix ou d o u z e pas c a r r é s , et séparés l'un d e l'autre par u n petit sentier. L e noir y plante à sa volonté des i g n a m e s , mais de préférence des patates, p a r
(1) O n appèle jardins toutes les terres en c u l t u r e . (2) O n appèle essente le bois c o u p é en forme d'ardoise
( 279 ) la raison que le pampre de cette racine sert de nourriture à ses cochons : elle rapporte quatre fois l'an. Dans les plaines où l'on arrose , chaque habitation est colloquée pour une portion d'eau d e la rivière. Un bâtardeau coupé par des c r é neaux de q u i n z e , vingt, trente pouces d ' e a u , distribue l'eau que doit avoir la plantation. 11 y a au Cul-de-Sac des propriétaires qui p a y e raient un million p o u r vingt-cinq pouces cubes d'eau d e plus que celle qu'ils reçoivent de la rivière. D a n s b e a u c o u p d'habitations, on a établi des bassins bien maçonnés en d e d a n s , afin de conserver l'eau p o u r arroser dans le jour ; les bassins ont quelquefois deux cents pieds d e long sur cent cinquante d e l a r g e , et s i x , huit à dix pieds de p r o f o n d e u r , selon le niveau d e l'habitation. La sucrerie est un bâtiment de soixante pieds de long sur trente-six de l a r g e ; elle est couverte en b r i q u e s , avec une ouverture p o u r laisser passer la fumée qui sort des c h a u d i è r e s . D a n s l ' i n t é r i e u r , on voit cinq grandes c h a u dières encaissées dans des briques et adossées au mur. Quand elles sont ainsi m o n t é e s , on les appèle équipages. Elles ont presque toutes
(280) d e u x équipages, en cas q u ' u n e chaudière se fende. P o u r d o n n e r u n e idée des plaines de ce p a y s , on n'a qu'à se r a p p e l e r celle qui c o n duit d e T u r i n à Milan ; je n'ai rien vu qui m'ait paru si ressemblant, si ce n'est la C a Jabre. J'ai parcouru les deux Calabres dans tous les c o i n s , jusqu'à Reggio : rien ne ressemble plus aux côtes de S a i n t - D o m i n g u e que ce pays. La partie de Vibo est pareille à l ' A r c a y e et à L é o g a n e . En allant à la chasse, j'ai bien examiné cette partie, et je suis p e r s u a d é qu'il serait possible de faire dans ce terrain quatre belles sucreries ; il faudrait seulement combler le petit lac qui est au bord de la m e r ; ce qui se fera facilement, si on veut y laisser couler la rivière. Les sucreries ne p o u r r o n t avoir q u ' u n moulin à eau ; les trois autres en auront à v e n t , à p o m p e , à feu ou à bête, La plaine d e Sainte-Euphémie ressemble à celle du Cul-de-Sac. Il serait facile, en e n caissant la rivière qui la t r a v e r s e , d'y établir des sucreries qui pourraient être a r r o s é e s , s'il était nécessaire. T o u t e la partie de Pestum et le rivage depuis Eboli jusqu'à Salerne, m'ont paru p r o p r e s à la culture du s u c r e , et je crois
( 281 ) m ê m e à celle du c a f é , il y croîtrait aussi du coton différent de celui q u ' o n cultive près d e Pompéia. J e suis persuadé q u e , dans toutes ces p a r ties , la canne viendrait facilement en m a turité , et qu'elle ferait de beau sucre. J e n'ignore point que beaucoup de c o l o n s , m ê m e des F r a n ç a i s , vont me traiter de mauvais c i toyen ; mais j'écris pour tous les h o m m e s . J'ai d'ailleurs reçu du roi de Naples des témoignages d'estime que je ne puis reconnaître q u ' e n lui communiquant les observations q u e j'ai faites sur les lieux. C e souverain a des idées libérales. Il a r e n d u aux C a l a b r e s , par les services du général Manhès , la tranquillité i n t é r i e u r e ; j a m a i s , sans les F r a n ç a i s , ces C a l a b r o i s , braves g e n s , mais trop vindicatifs e n t r ' e u x , n'eussent été civilisés. Les C a l a b r o i s , depuis Reggio jusqu'à C o z e n z a , aimaient tellement les F r a n ç a i s , qu'ils versaient des larmes en 1 8 1 1 , lorsque le p r e m i e r , le d i x i è m e , le v i n g t i è m e , le soixanted e u x i è m e , le cent unième régiments de l i g n e , le v i n g t - d e u x i è m e d'infanterie l é g è r e , sont partis ; le quatrième et le neuvième de chasseurs à cheval, ont, obtenu d'autant plus d e
(282
)
regrets de ces p e u p l e s , que ces régiments les ont protégés contre leurs compatriotes qui ne connaissaient que la loi du plus fort. « C'est m o n e n n e m i , disaient-ils, je le tue d'un coup d e fusil » ; et ils le faisaient. Les noirs esclaves sont mille fois plus civilisés que tous ces peuples de l'ancienne grande Grèce. L e roi d e Naples p e u t , parmi les troupes n o i r e s , trouver des hommes capables d e lui élever une sucrerie et d e l'établir : il doit y avoir dans ces braves et intrépides Africains des hommes d e tous les états et capables d e former une sucrerie dans peu de temps. C e p r i n c e est aimé des Napolitains ; ses manières affables lui ont mérité l'affection d e ses peuples ; le séjour des Français les a b e a u c o u p civilisés et rendus plus p r o p r e s . Cette dernière amélioration paraîtra sans doute étrange aux Anglais et aux Hollandais q u i , avec rais o n , nous traitent de gens sales; mais les Italiens et les Napolitains le sont au s u p r ê m e d e g r é . Les plus beaux palais de Naples sont d é g o û t a n t s ; les escaliers sont remplis d ' o r d u r e s , les plafonds des portiques sont tapissés d e toiles d ' a r a i g n é e s , les cuisines font h o r r e u r
(283) à v o i r ; h e u r e u x quand on n'y est pas asphyxié par les lieux d'aisance qui y sont placés! J e ne fais qu'un souhait, c'est que quelques seigneurs napolitains ayent plus de bonne foi. Dans ce p a y s , on se joue de son créancier : tel seigneur prend votre argent pour une lettre d e change ; à l'échéance il ne vous paye pas ; si vous obtenez s e n t e n c e , ni procureur ni huissier n'ose faire exécuter les lois que le roi luim ê m e a proclamées. Les noirs esclaves des c o lonies qui faisaient entr'eux des transactions, étaient plus exacts et plus délicats q u e ces grands seigneurs. Anglais, c'est chez vous seuls qu'on sait faire p a y e r , sans distinction d e r a n g , le débiteur d e mauvaise foi; si vous êtes puissants, r i c h e s , vous le devez à votre exactitude à remplir vos engagements.
( 284 )
C H A P I T R E
XV.
Des causes qui me firent quitter l'armée à Brest, et du peu de connaissance que les chefs avaient du pays qu'ils allaient aborder ( 1 ) . L E général M o r e a u , à son retour d e l'armée du R h i n , où j'avais été e m p l o y é comme colonel adjoint à l'état-major, demanda pour moi, au p r e m i e r C o n s u l , u n e place d'inspecteur aux revues. Bonaparte lui dit : « M a l e n f a n t connaît bien les colonies , je le nommerai inspecteur. » A p p e l é à Rennes (mon pays), p o u r affaires d e famille, je reçus ma nomination de sousinspecteur p o u r Saint-Domingue. J e m e rendis à P a r i s , auprès du général M o r e a u , et lui dis que je ne voulais point aller dans cette colonie. Il m e répondit : «Vas voir le p r e m i e r Consul et fais-lui tes observations.» J'allai aux T u i l e r i e s ; (I) L e lecteur v e r r a , j ' e s p è r e , que ce chapitre tient d i r e c t e m e n t à m o n sujet , q u o i q u e le titre semble d ' a b o r d a n n o n c e r le c o n t r a i r e .
( 285 ) à peine le p r e m i e r Consul m'eut-il v u , qu'il vint à moi et me dit : » C o m m e n t ! vous n'êtes » pas parti pour Saint-Domingue ? je c o m p » tais vous nommer inspecteur ; mais j'ai ou» blié ce que j'avais promis au général M o r e a u , » vous serez n o m m é inspecteur à votre arri» v é e . —- Citoyen C o n s u l , je venais vous p r i e r » d e me donner une autre destination, c o m m e » sous-inspecteur. — C o m m e n t ? vous connais» sez parfaitement S a i n t - D o m i n g u e , vous » pouvez y être très-utile. — Cela suffit je » partirai. » D o u z e heures après j'avais quitté ma femme et mes enfants. Arrivé à Brest, je me rendis chez le général L e d o y e n , inspecteur aux revues. Il m'invita à d î n e r , et je vais faire part au public d e la conversation que j ' e u s à sa table : elle fera Connaître ma façon de voir et celle des m i l i taires attachés à l'expédition ; elle servira d e leçon aux généraux qui se destinent à être employés dans les colonies (1). Lorsque les
( i ) Les convives étaient deux généraux de division , u n général de brigade , u n a d j u d a n t - c o m m a n d a n t , deux c u l o n e l s , M. L e n o i r , secrétaire intime du générai L e c l e r c , et m o i . P e n d a n t tout le repas , les questions q u ' o n m e fit sur
( 286 ) fils d e Toussaint vinrent m e voir avec l'adjud a n t - c o m m a n d a n t H u i n , ami d e leur p è r e , ces
S a i n t - D o m i n g u e m e p r o u v è r e n t q u e ces messieurs n ' a v a i e n t pas la plus petite idée de la colonie. L e u r s s o u v e n i r s se p o r t a i e n t toujours sur l'Egypte , p a r c e que la c h a l e u r est c o n s i d é r a b l e dans cette partie de l'Afrique, et qu'ils savaient qu'à S a i n t - D o m i n g u e elle y est aussi t r è s - f o r t e ; ils s'imaginaient que cette c i r c o n s t a n c e r e n dait ces deux p a y s semblables en tout. N o u s avons v a i n c u les Mamelucks , disaient-ils ; nous a u r o n s b i e n plus de facilité à subjuguer les mulâtres et les n è g r e s . P e r s u a d é q u e la g u e r r e était ce qu'il fallait é v i t e r , p e r s u a d é qu'elle r e n d r a i t tous les h a b i t a n t s blancs , noirs et mulâtres m a l h e u r e u x ; que la paix seule p o u v a i t faire fleurir la culture , je leur dis : « Sans la culture , il n ' y a point de c o l o n i e s ; plus les d e n r é e s coloniales s e r o n t a b o n d a n t e s , plus les h a b i t a n t s seront h e u r e u x . » Si o n ne fait pas la g u e r r e à S a i n t - D o m i n g u e , les g é n é r a u x français mariés p o u r r o n t affermer les h a b i t a tions séquestrées ou nationales , c o m m e l'ont fait b e a u c o u p de blancs et de g é n é r a u x noirs , qui o n t fait de g r a n d e s fortunes. L e s officiers supérieurs qui agiraient ainsi , r e n d r a i e n t de g r a n d s services à la colonie , p a r l'influence que leur r a n g leur d o n n e r a i t sur l'esprit des cultivateurs , q u i seront jaloux de t r a v a i l l e r sous les o r d r e s des généraux français. A v e c un peu d ' é c o n o m i e sur leurs a p p o i n t e m e n t s , ils t r o u v e r o n t les m o y e n s de faire les avances qu'exigent les réparations d'une habitàtion* D a n s le c o m m e r c e , ils t r o u v e r o n t du crédit p o u r
(287
)
jeunes gens étaient chagrins. « On veut donc faire la guerre au général T o u s s a i n t ? — J e n e t o u t ce d o n t ils a u r o n t besoin , aussitôt que les n é g o ciants s'apercevront que les cultures v o n t s'améliorer. » Il ne faut que quinze mois p o u r rétablir u n e s u crerie et la r e m e t t r e dans u n état très-florissant. D a n s six mois ou u n an tout au plus , les habitations à café p e u v e n t d o n n e r des récoltes t r è s - a b o n d a n t e s . » Voilà le seul m o y e n que je connaisse , pour q u ' u n général m a r i é puisse faire sa fortune sans vexer les p r o priétaires. S a i n t - D o m i n g u e est un p a y s français; ses h a bitants d o i v e n t être traités c o m m e t e l s ; on ne p e u t i m p o s e r des colons q u i ont eux-mêmes besoin de la p r o tection et des avances pécuniaires du g o u v e r n e m e n t ou d u c o m m e r c e , p o u r r é p a r e r leurs plantages. » Les officiers n o n m a r i é s t r o u v e r o n t , outre, ce m o y e n , à c o n t r a c t e r des mariages , soit avec des veuves p r o p r i é t a i r e s , soit avec de riches et jolies créoles q u i r e p a s s e r o n t , aussitôt q u e la tranquillité sera a s s u r é e , des E t a t s - U n i s , de la J a m a ï q u e et de F r a n c e . L a g r a n d e q u a n t i t é de ces d a m e s r e v e n a n t dans la colonie, d o n n e r a la faculté à tous ces Français de faire des c h o i x ; ces m ê m e s v e u v e s ou demoiselles s e r o n t flattées d'accepter la main d'officiers s u p é r i e u r s qui , p a r leurs grades et la gloire d o n t ils se sont c o u v e r t s en E u r o p e , leur a s s u r e r o n t le p r e m i e r rang dans la société. Ces mariages se feront avec d'autant plus de facilité , q u e les d a m e s n ' é t a n t pas p r o p r e s à a d m i n i s t r e r les habitations , t r o u v e r o n t dans leurs maris les appuis d o n t elles ont besoin. » Ces officiers , d e v e n u s propriétaires p a r leurs m a -
( 288 ) crois p a s , répondis-je. — P o u r q u o i , reprirentils, envoyer u n e a r m é e ? on ne fait que répéter riages , ainsi que ceux qui a u r o n t affermé des habitations , p o u r r o n t r e n d r e les plus g r a n d s services à u n e multitude de jeunes gens q u i sont dans l'armée , sans autre état q u e de savoir lire et é c r i r e ; il leur sera facile de faire obtenir des congés à ces m ê m e s jeunes gens , e t de les utiliser p o u r l'intérêt c o m m u n , en les plaçant surtes habitations c o m m e économes , et ensuite gérents. Lorsqu'ils v o u d r o n t r e t o u r n e r en F r a n c e , ils d o n n e r o n t leurs p r o c u r a t i o n s à ceux qu'ils en c r o i r o n t dignes. L e s fortunes q u e ces militaires feront, n e p e u v e n t être c o m parées aux bénéfices q u e les guerres d ' E u r o p e o n t p r o duits p a r les impositions. Ils en o n t u n e p r e u v e . E n sortant de l'armée du Rhin , ils savent q u e le p a r t a g e q u e fit le général M o r e a u aux officiers de l'armée , ne se m o n t a , p o u r u n général de d i v i s i o n , qu'à 24,000 francs, les généraux de brigades 12,000 francs , ainsi d e s u i t e ; Sommes bien m é d i o c r e s , p u i s q u e tous les g é n é r a u x et officiers de celle a r m é e sont p a u v r e s , et q u ' à S a i n t D o m i n g u e , en ne faisant p a s la g u e r r e , ils p e u v e n t r e v e n i r avec des fortunes de 50,000 jusqu'à 200,000 francs de rente , ce qui est bien au-dessus des fortunes q u ' o n a pu faire depuis vingt ans de g u e r r e . Certes , dans deux ou trois ans , si la tranquillité est m a i n t e n u e c o m m e elle est sous T o u s s a i n t , j'assure q u e les g é n é r a u x , q u e les militaires j o u i r o n t de la fortune q u e je leur a n n o n c e . » Tous les militaires qui seront c o m m a n d a n t s de quartiers , feront aussi leur fortune , n o n en exigeant des impositions c o m m e en A l l e m a g n e , en I t a l i e , mais
(289)
qu'il faut combattre notre p è r e . — C e u x qui parlent ainsi sont des militaires qui ne c o n en v i v a n t sans orgueil et dans l'intimité avec les colons, en leur d o n n a n t à d î n e r , et en se r e n d a n t sans façon à leurs invitations. Il suffira à c h a q u e c o m m a n d a n t de q u a r t i e r d'être juste envers les noirs et les colons de toutes couleurs , p o u r qu'ils soient aimés et c h é r i s . » S'il agit a i n s i , sa table sera fournie à profusion de gibier , de poissons , de fruits , de tout ce qui sera le plus r a r e dans le quartier. Sa b a s s e - c o u r sera remplie de volailles de toute espèce p a r les colons blancs , et m ê m e p a r les noirs et négresses , qui v i e n d r o n t de l e u r p r o p r e v o l o n t é faire aussi leurs offrandes en poules , œufs , etc. d o n t il d é d o m m a g e r a ces derniers , si t o u t e fois ils se font c o n n a î t r e , en faisant quelques cadeaux aux enfants des noirs lorsqu'il en t r o u v e r a l'occasion. P a r p o l i t i q u e , il ne doit pas refuser les dons des c u l t i v a t e u r s ; la raison est qu'ils se croiraient humiliés ; leurs c a m a r a d e s du q u a r t i e r le s a u r a i e n t , et dans leurs c h a n sons ils lui en feraient des r e p r o c h e s . Voici la p r e u v e : » A u p r e m i e r de l'an , j o u r le plus h e u r e u x p o u r tous les noirs , les cultivateurs des habitations d o n t j ' é tais c h a r g é m ' a p p o r t a i e n t des cadeaux en poules , œufs , fruits , etc. L a p r e m i è r e f o i s , je voulus les refuser, e n disant qu'ils n'étaient p o i n t assez riches p o u r m e faire de pareils présents ; tous m ' o n t r é p o n d u : » Nous vous
mené
donné
ça vous , parceque
ben nègre ; c'est
ça par mains
vous
cœur nous
bon blanc qui donné
nous.
19
, li
(290) naissent que la guerre ; mais le premier C o n sul ne peut songer à attaquer votre p è r e d é voué à la F r a n c e . » » E t l o r s q u e je voulus p a y e r , le double de l e u r v a l e u r , ces poules et autres objets : » Nous pas vlé l'argent vous , gardé li; si nous vlé vendre poulayo , nous allé dans marché Port-auPrince. » N e s a c h a n t plus c o m m e n t r e c o n n a î t r e ces dons des c u l t i v a t e u r s , je m e rappelai que les sauvages d ' A m é r i q u e é p r o u v e n t le plus g r a n d plaisir l o r s q u e les n a vigateurs font quelques p r é s e n t s à leurs enfants ; j e m e suis servi de ces m o y e n s , et , q u o i q u e les pères et les m è r e s m'assurassent qu'ils n'étaient pas contents d e ces r e t o u r s , je m e suis a p e r ç u que leurs p a r o l e s c a chaient leurs véritables sentiments , et q u e cela l e u r faisait b e a u c o u p de p l a i s i r , et q u e m ê m e ils s'en t r o u vaient honorés. » Les femmes d'officiers , q u i suivent leurs m a r i s , seraient dans la détresse si elles n'avaient d'autres r e s sources q u e la solde de ces officiers , t r o p faible p o u r l e u r p e r m e t t r e de v i v r e d a n s u n p a y s où les c o m e s tibles sont aussi c h e r s . « P a r la paix dans la colonie , ces femmes l è v e r o n t des b o u t i q u e s ; elles t r o u v e r o n t à de longs c r é d i t s , chez les négociants , des m a r c h a n d i s e s de toute e s p è c e , qu'elles v e n d r o n t en détail aux b l a n c s , aux m u l â t r e s et aux n o i r s . » C'est ainsi que p r e s q u e tous les colons ont c o m m e n c é leur fortune , en s'adonnant au c o m m e r c e . Les
(291) L e 18 frimaire, je fus invité par les c o l o nels Gougeau et Lachaise à dîner à leur table blancs v e n u s de F r a n c e , sans m o y e n s ou avec u n e p e tite p a c o t i l l e , ont été aidés p a r des crédits. Ces m ê m e s colons enrichis n ' o u b l i e n t pas qu'ils d o i v e n t r e n d r e service aux a r r i v a n t s . » T o u t blanc , t o u t E u r o p é e n q u i ne p é r i t pas d a n s la p r e m i è r e a n n é e , est p r e s q u e s û r , avec u n p e u d ' o r d r e et d'économie , de faire fortune. Il n ' y a pas d e p a y s au m o n d e où l'on se r e n d e service avec plus de facilité, plus de l o y a u t é . Les p l u s g r a n d e s affaires se font sur p a r o l e , sans é c r i t , sans b i l l e t ; c'est en j o u i s s a n t de la vie , en s ' a m u s a n t , q u e l'on fait son bien - ê t r e . O n n'est pas forcé , dans les colonies , à cette é c o n o m i e nécessaire en E u r o p e , o ù , p o u r se m e t t r e à l'aise , il faut trente ans d ' u n travail assidu. D a n s deux ou trois ans , l ' E u r o p é e n est sûr de son affaire ; et dans dix sa fortune est faite. Cela doit être dans u n p a y s qui a p o u r p r o v e r b e : On ne vient pas dans les colonies pour changer d'air. » T o u s les soldats ouvriers qui sont dans l ' a r m é e , quels que soient leurs métiers , t r o u v e r o n t de l'ouvrage ; les t o n n e l i e r s , les m e n u i s i e r s , a c q u e r r o n t u n e g r a n d e aisance ; les m a ç o n s , les c h a r p e n t i e r s , u n p e u instruits dans leur é t a t , en peu d'années seront possesseurs d e plusieurs millions , p a r l'immense q u a n t i t é de b â t i m e n t s et de m o u l i n s qu'il faudra r e c o n s t r u i r e . T e l est l ' a v a n tage de la paix p o u r les colonies. » Si l'on fait la g u e r r e , le c h a g r i n , le désespoir , la famine , le m a s s a c r e des blancs , des m u l â t r e s et des
( 292 ) d'hôte. Nous y étions plus de trente , tous officiers supérieurs. On ne parlait que d e St.D o m i n g u e . J e gardais le silence. M . l'adjudant-commandant D . . . . , qui s'exprimait avec b e a u c o u p de facilité, voulait persuader qu'avec 4,ooo hommes il réduirait tous les noirs. F r a p pés d'un tel d i s c o u r s , mes deux amis lui firent n o i r s , l'incendie , la plus t e r r i b l e des guerres civiles , c o n d u i r o n t l'armée au t o m b e a n , et les colons n ' a u r o n t plus d'autre ressource q u e la m o r t ou la plus h o r r i b l e misère. » » — L e s soldats français , m e dit le général L e d o y e n , ( v o u s l'avez v u ) savent t o u t b r a v e r ; les nègres n e v a l e n t pas les m a m e l u c k s que nous avons v a i n c u s . — J'ai la conviction que les noirs ne p e u v e n t tenir en ligne c o n t r e les troupes françaises ; ils le savent bien , mais ils n ' i g n o r e n t pas que le climat et les pluies d é v o r e n t vite l ' E u r o p é e n ; q u e c'est en fuyant , en n ' a t t a c h a n t p o i n t d ' i m p o r t a n c e à c o n s e r v e r leurs p o s i t i o n s , qu'ils d é t r u i s e n t vos armées , p a r c e que ces positions , ils p e u v e n t les r e p r e n d r e le l e n d e m a i n sur les b l a n c s , q u i n e p e u v e n t les g a r d e r . » — J e t r o u v e v o s raisons excellentes , m e dit»le g é n é r a l ; la paix est préférable à la g u e r r e » ; et t o u t le m o n d e fut de son avis. L e l e n d e m a i n , je m e rendis à b o r d du vaisseau le Duquesne , sur lequel je devais m ' e m b a r q u e r , c o m m a n d é p a r M. de K é r a n g a l d o n t j'étais c o n n u . P a r m i les passagers se t r o u v a i t le général Debeile , deux géné-
( 293 ) observer qu'ils avaient longtemps fait la g u e r r e , et qu'ils n'étaient pas d e sou avis. M . D * * * , qui était en habit b o u r g e o i s , et que je croyais citoyen d e B r e s t , me paraissait si extraordinaire avec ses 4,000 h o m m e s , que je lui dis : » Êtes-vous allé à Saint-Domingue? — O u i , » citoyen.— C'était sans doute avant la r é v o ra*ux de b r i g a d e , deux colonels et deux l i e u t e n a n t s - c o lonels. L e capitaine et ses officiers s'efforçaient de p e r s u a d e r ces militaires que la guerre les c o n d u i r a i t tous au t o m b e a u , et p e r d r a i t la c o l o n i e . M o n arrivée fut u n r e n fort p o u r eux, L e capitaine d i t , en m e p r é s e n t a n t : « Voilà u n h o m m e q u i c o n n a î t les noirs , la culture , et q u i a fait c i n q ans la g u e r r e à S a i n t - D o m i n g u e ». Les officiers, d o n t plusieurs m ' é t a i e n t c o n n u s , furent c o n vaincus b i e n t ô t qu'il n'était pas avantageux de p o r t e r la g u e r r e dans l'île ; ils m ' i n v i t è r e n t avec instance de p r é senter au général L e c l e r c u n m é m o i r e c o n t e n a n t m e s idées sur la colonie. Plusieurs colonels , plusieurs officiers , l ' o r d o n n a t e u r P é r o u m ê m e , qui avait fait la g u e r r e plusieurs fois avec moi à S a i n t - D o m i n g u e , s a c h a n t bien qu'il fallait e m p l o y e r la d o u c e u r et la r a i s o n , et connaissant m a m a n i è r e de voir t o u c h a n t les c o l o nies , m e sollicitèrent d'éclairer le général Leclerc sur la mission qu'il avait à r e m p l i r . L ' a m i r a l Villaret m e d i t , en m e r e n c o n t r a n t dans la r u e : « M o n cher i n s p e c t e u r , je crains b i e u que nous soyions témoins de grandes sottises. »
» » » » » » » » » » » » » » » » » » » » »
(294 ) lution et dans le temps qu'un petit blanc d e dix ans aurait l'ait fuir d e u x cents nègres.—» C e n'était pas à cette é p o q u e , j'étais d e l'expédition du général H é d o u v i l l e . — V o u s y avez resté quelques mois , et vous voulez juger ce pays ! oh ! il me paraît que vous ne l'avez vu que par le trou d ' u n e aiguille. Voilà d e u x colonels qui ont fait la guerre avec m o i , ils vous diront q u e les noirs se battent bien. — J e suis adjudant-commandant, ce sont des gueux auxquels on a donné des épaulettes ; on doit leur arracher cette marque qui ne convient qu'aux b l a n c s . — O u i , mais c'est le tout d e les leur arracher ; car enfin, si les Bourbons rentraient en F r a n c e et qu'ils voulussent nous arracher les nôtres, le souffririons n o u s ? — N o u s n e sommes pas des nègres. — N o n , mais les noirs sont des h o m m e s , et ils nous prouveront qu'ils sont moins endurants que les Français. Vous le verrez. »
Les espions d u général L e c l e r c é t a i e n t , sans d o u t e , allés lui r a p p o r t e r cette conversation. Le l e n d e m a i n , j'allai voir l'ordonnateur D a u r e , qui me prit en particulier, et me d i t : » Le général L e c l e r c a donné l'ordre d e vous » débarquer. — J e suis bien satisfait du service
(295) » qu'il me rend ; mais quelles en sont les rai» sons ? — C'est p o u r vos opinions sur les » c o l o n i e s , et un peu p o u r vos liaisons avec » M o r e a u . Au s u r p l u s , allez voir le général » D u g u a , il doit avoir une lettre p o u r vous ; n e » dites pas que c'est moi qui vous ai dit ceci. » J e me rends chez m o i , je p r e n d s mon m é moire et le règlement d e culture que j'avais établi en 5 jours à B r e s t , sans la moindre note. A p r è s avoir salué le général D u g u a , chef d e l'état Major, je lui dis : « O n m'a d i t , g é n é r a l , que vous avez une lettre pour le sous-inspecteur aux revues Malenfant. — O u i , me dit-il, la voici (i). — J e savais bien le général L e c l e r c
(i)
LIBERTÉ.
E n rade de Brest
à bord
du
ÉGALITÉ. Patriote,
république
le
21
frimaire
an
10
de
la
française.
Le général de division Dugua, général, au citoyen Malenfant, revues.
chef de l ' é t a t - m a j o r sous-inspecteur aux
C o n f o r m é m e n t aux ordres du général en chef, qui a d é c i d é q u e , v u l'état de v o t r e s a n t é , vous ne seriez pas e m p l o y é dans l'expédition , je vous p r é v i e n s q u e j ' a i invité l'adjudant c o m m a n d a n t Molini à opérer de suite votre débarquement. E n c o n s é q u e n c e , vous vous r e n d r e z à P a r i s , auprès
( 296 ) g é n é r a l , mais je ne le croyais pas médecin. — C o m m e n t ! me dit le général D u g u a . — J e vois dans cette lettre qu'on me débarque pour cause de s a n t é ; je me porte très-bien. » Alors le général D u g u a m e dit : « N ' ê t e s » vous pas parent du général M o r e a u . — N o n » g é n é r a l , mais je suis son ami particulier, il » n ' e n a pas de plus fidèle que m o i . » Le général Dugua balbutia quelques mots que je ne pus bien entendre. — » Mon g é n é r a l , je sais que la lettre que vous m'avez écrite vient d e mes opinions sur les colonies; elles sont connues du p r e m i e r C o n s u l , elles m ' o n t valu l'estime de tous les ministres de la marine. Elles sont le fruit de mes observations et de mes voyages; elles partent de ma conscience. Elles n e conviènent pas à certains c o l o n s , mais je m ' e n m o q u e , elles sont à moi et je les g a r d e ; au surplus les voilà ». A l o r s , tirant de ma p o c h é le m é m o i r e que j'avais destiné pour le g é n é ral L e c l e r c , et que je ne voulais lui remettre qu'au tropique p o u r qu'il le l û t , je le p r é -
du ministre de la g u e r r e , qui en est p r é v e n u et qui vous d o n n e r a u n e nouvelle destination. J e vous prie de m ' a c c u s e r la réception de cette lettre. J e vous salue. Signé,
D U G U A .
( 297 ) sente au général Dugua qui en p r e n d lecture à l'instant. C o m m e je voyais à Brest qu'on partait sans vivres, que les o r d o n n a t e u r s , excepté P é r o u , croyaient que Saint-Domingue ressemblait à l'Egypte , et que le bled y v e n a i t , je fis u n chapitre sur les moyens de se p r o c u r e r dès v i v r e s , dans lequel je disais qu'il fallait un crédit de plus de trente millions sur la Havanne et sur l ' A m é r i q u e septentrionale, parce qu'on ne pouvait compter sur le c o m m e r c e d e la métropole qu'après qu'on serait sûr en F r a n c e de la tranquillité. A ce c h a p i t r e , le général Dugua dit : « N o u s avons r e m é d i é à « c e l a ; nous conduisons des paysans et des » charrues, nous ferons semer du bled dans la » partie espagnole.
» » » » » » » »
— « Qui a p u d o n n e r une pareille idée au g o u v e r n e m e n t , mon général ? c'est du sucre, du café, du coton, de l'indigo qu'il faut c u l t i v e r ; avec ces denrées on ne manquera d e rien : les spéculations commerciales se p o r teront à S a i n t - D o m i n g u e ; vous aurez des farines, du v i n , des marchandises d e toute e s p è c e , de l'or; je ne sais pas d'ailleurs si le bled y viendrait. » Un petit officier, fils
(298 ) du général M i c h e l , d i t : « L e bled y viendra » très-bien. » C'était sans doute M . le général M i c h e l , son p è r e , qui avait d o n n é ce conseil au gouvernement. L e général lut tous les articles du règlement d e culture ; lorsqu'il eut fini, il me dit : « L e général L e c l e r c a été t r o m p é ; vous connaissez bien les c o l o n i e s , vous n'irez pas à Paris. Portez ce mémoire au général L e c l e r c ; mais n o n , je veux le porter m o i - m ê m e . » L e l e n d e m a i n , à sept heures du m a l i n , je m e rendis chez le général L e c l e r c ; je ne le connaissais que de v u e , p o u r l'avoir rencontré en l'an 3 dans diverses sociétés d e la capitale. Il me r e ç u t bien. Je lui demandai la cause d e la lettre qu'il m'avait fait é c r i r e , et ce qu'il avait à me r e p r o c h e r . « J e ne vous connais pas, » m e d i t - i l , je n'ai aucun r e p r o c h e à vous » faire ; mais quatre ou cinq personnes m'ont » dit que vous avez des opinions dangereuses » pour les colonies. — L e général Dugua vous » a sans doute remis le m é m o i r e que je vous » destinais? — 11 m'en a dit beaucoup d e b i e n , » je le lirai. — G é n é r a l , je n'ai point d e m a n d é » à aller à S a i n t - D o m i n g u e ; au c o n t r a i r e , j'ai » prié le premier consul de me donner u n e ,
( 299 ) » autre destination. P e r m e t t e z - m o i d e vous » dire q u e vous allez dans un pays où la » guerre est bien difficile à faire, et que beau» c o u p d e c o l o n s , égarés par leurs passions, » n e connaissent plus : ils se bercent d ' e s p é » rances; ils croyent q u e les noirs sont ce » qu'ils étaient il y a quinze a n s ; ils se t r o m » p e n t . — T o u s les nègres, lorsqu'ils vont voir » une armée, vont mettre bas les armes ; ils » seront trop heureux qu'on leur pardonne. » — On vous induit en erreur, m o n général. » — C o m m e n t , un brave m e parle ainsi! — » C'est que je suis v r a i , et pas intrigant. — » Mais il y a cependant ici un colon qui m'a » offert d'arrêter Toussaint dans l'intérieur » du pays, avec soixante grenadiers? — J e » Sais qu'il y a des fanfarons partout. Il est » plus hardi que m o i , car je ne m'en charge» rais pas avec soixante mille h o m m e s . — Il » est bien riche, Toussaint ; il a plus de » quarante millions. — J'ai déjà entendu dire » cela à bien des g é n é r a u x , mais c'est impos» sible. C e pays n'est riche qu'en s u c r e , » café, e t c . C'est un pays d ' é c h a n g e s ; et si * » Toussaint possède six millions, c'est tout au » plus. D ' a i l l e u r s , ces raillions ne sont point » à l u i ; ils sont au g o u v e r n e m e n t , et sans
( 300) » cloute le prix de l'affermage des habitations » des propriétaires qui sont en F r a n c e , a u x » quels ces sommes sont d u e s , et que T o u s » saint veut leur faire passer, ce qu'il a d i t » vingt fois. Les colonies sont riches en d e n » r é e s , et non en argent. J e vois avec douleur » qu'on veut agir hostilement dans une contrée » où la guerre est impraticable p o u r des blancs. » — Nous avons bien vaincu les Mameluks , » qui sont plus braves que les Nègres? — Je » n ' e n sais rien , mais les Mameluks ne dépas» saient pas douze mille h o m m e s , et les N è g r e s » sont plus de d e u x cent mille. La c h a l e u r , » les p l u i e s , font vite p é r i r les E u r o p é e n s . Je » vous l'ai dit dans mon m é m o i r e , je vous le » r é p è t e : si on fait la g u e r r e , vous ne serez » éclairés que par les flammes ; vous coucherez » sur des c e n d r e s , votre armée périra de fati» gue et de m i s è r e . — Les soldats français n e » craignent ni la c h a l e u r , ni les p l u i e s ; ils » l'ont prouvé en Egypte , où il fait aussi » chaud qu'à Saint-Domingue ; la pluie seule » manquait dans ce p a y s : elle nous rafraîchira » dans cette colonie. » Voilà le général q u ' o n envoyait pour subjuguer Toussaint (I) ! — (i) C'est u n g r a n d m a l h e u r p o u r les victimes de cette
(
» » » » » » » » »
301
)
Vous m'avez dit qu'on vous a rapporté que j'avais des opinions dangereuses : veuillez me faire connaître les individus qui vous ont ainsi p a r l é ; faites-les paraître devant vous ; je discuterai mes o p i n i o n s , et vous pourrez juger c e u x qui ont tort ou raison. — C'est i n u t i l e , j'ai écrit au ministre de la g u e r r e , qui vous donnera u n e autre destinanation. »
J'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir à Brest pour connaître ces d é n o n c i a t e u r s ; jamais je n'ai pu les d é c o u v r i r . J e leur aurais p e u t être alors témoigné quelque ressentiment; auj o u r d ' h u i , je les remercie de m'avoir e m p ê c h é d'aller dans un pays où ils ont fait commettre des crimes si effrayants, que les C a r r i e r , les
e x p é d i t i o n , que les noirs ne se soient pas tous révoltés le m ê m e j o u r ; elle eût été forcée de se r e m b a r q u e r , la F r a n c e n ' a u r a i t pas p e r d u cent mille h o m m e s , v i n g t c i n q vaisseaux de ligne ; la colonie n ' e û t pas été le théâtre de crimes atroces q u i ont tellement r é v o l t é les n o i r s , qu'il sera p e u t - ê t r e difficile de les c o n v a i n c r e de la b o n n e foi des F r a n ç a i s d'aujourd'hui ; Toussaint serait à S a i n t - D o m i n g u e ; à la p r e m i è r e nouvelle de la r e n t r é e des B o u r b o n s , il aurait e n v o y é des c o m m i s saires les assurer de sa soumission, et nous aurions u n e colonie florissante.
( 302 ) L e b o n , les Robespierre seraient en vénération auprès d ' e u x . Blancs, m u l â t r e s , n o i r s , tout succombait sous leur b a r b a r i e , et sans doute ils m'eussent fait noyer ou dévorer par leurs dogues. Arrivé à P a r i s , je me présentai au ministre d e la g u e r r e , Berthier, qui me reçut avec p o litesse; il m e fit l'honneur de causer avec moi plus d'une d e m i - h e u r e . J'allai voir M . D a r u , qui me dit : « Nous avons trouvé bien singu» lier que le général L e c l e r c ait r e n v o y é un » officier s u p é r i e u r , sur la dénonciation qu'il » aime les N è g r e s . Cela nous a fait r i r e , et » nous avons dit : Il faut le mettre dans u n » pays où il n'y a que des blancs. — J e ne « dissimule p o i n t , r é p o n d i s - j e , que c'est un » peu cette r a i s o n ; mais la véritable, c'est la » haine qu'il porte à M o r e a u depuis sa d e r » nière campagne (I). Il a voulu s'en venger » sur m o i . — T o u t cela p a s s e r a , m e dit » M . D a r u ; c'est l'affaire d e quelques m o i s . » J e n'allai point voir le p r e m i e r consul ; je le savais parfois violent; j'ai la tête un p e u b r e -
( l ) O n a vu p a r la question que m e fit le général D u ;ua , q u e Leclerc m e croyait p a r e n t d u général M o r e a u .
( 303 ) t o n n e , je n'aurais pu souffrir des injures : je fus réformé. U n capitaliste me d o n n a une cargaison, et pendant trois ans j'ai parcouru les m e r s . En dépit des Anglais, je suis arrivé à b o n p o r t dans tous les lieux où j'ai fait des escales. E n 1 8 0 8 , le ministre de la guerre (le d u c d e F e l t r e ) m'a fait r a p p e l e r au service. Les témoignages d e bonté dont il m'a h o n o r é ne sortiront jamais d e mon coeur. M . le maréchal Pérignon, les généraux D e s soles et G r e n i e r , enfin tous c e u x sous lesquels j'ai s e r v i , m'ont d o n n é des preuves d'amitié et d'estime. T o u s les colonels ont trouvé en moi un administrateur é q u i t a b l e ; les soldats, le plus ardent défenseur, lorsqu'ils avaient des droits bien constatés. Il n ' y a q u e quelques colons patriotes qui se permettent d e parler d e mon opinion. Ils peuvent la connaître aujourd'hui et l'attaquer o u v e r t e m e n t ; elle n'a jamais été la leur, et je m'en félicite. J'ai été p a t r i o t e , je le suis encore c o m m e je l'étais en 1789. J'ai cru dans mon c œ u r que les Français pouvaient être républicains ; arrivé à Paris en 1 7 9 0 , j'ai jugé que ces républicains avaient plus d e passions que d e véritable républican i s m e , et que la F r a n c e n e peut être sous.
(304) un régime qui ne convient qu'à des gens sages et moins légers que mes compatriotes. D è s le 3 a v r i l , j ' e n v o y a i au général D e s soles , qui m'a toujours donné des preuves d'am i t i é , mon adhésion au rappel d e Louis X V I I I comme roi constitutionnel. Elle est faite, cette constitution; je jure de la maintenir, et d e p e r d r e la vie pour e l l e , s'il le faut. Elle doit nous être d'autant plus c h è r e , qu'elle nous a été présentée par un roi sage et connu par ses principes p h i l o s o p h i q u e s , et qu'en la m a i n t e n a n t , nous défendrons notre p r i n c e et ses successeurs.
FIN.
GODE OU
RÉGLEMENT DE CULTURE ( i ) .
ARTICLE
PREMIER.
L E S cultivateurs des d e u x sexes rentreront sur les habitations de leurs anciens p a t r o n s , et y travailleront pendant neuf ans. N u l ne pourra (1) L o r s q u e les commissaires furent forcés de d o n n e r la liberté aux esclaves , ils p r o c l a m è r e n t c h a c u n u n r é g l e m e n t de c u l t u r e . Celui de S o n t h o n a x , fait dans le N o r d | , était différent de celui de son c o l l è g u e , fait d a n s l'Ouest. O n fut forcé de lire aux noirs le r é g l e m e n t de P o l v e r e l ; ils n ' y e n t e n d i r e n t r i e n , de m ê m e q u e b e a u c o u p de blancs : il était t r o p c o m p l i q u é . Les c o l l a b o r a teurs de P o l v e r e l , étaient u n notaire et deux p r o c u r e u r s ad lites, qui avaient p a r leurs conseils r e n d u inintelligible u n code qui devait être simple et à la p o r t é e des noirs. À c h a q u e article les nègres m e faisaient des q u e s tions , p o u r m e d e m a n d e r ce que voulait dire le c o m m i s s a i r e , ce qui m e força à ne plus lire ce r è g l e m e n t .
20
(306 ) rester sur une autre habitation sans le consentement du premier propriétaire. II. A. la fin des neuf a n n é e s , le cultivateur p o u r r a Les nègres riaient et disaient : Commissaire Polverel, li bête trop, li pas connai yen. L e c o m m a n d a n t B o y e r , général e s t i m a b l e , fit, p a r o r d r e de S o n t h o n a x , en d é c e m b r e 1 7 9 3 , u n e t o u r n é e dans la plaine du C u l - d e - S a c . C'était u n samedi soir ; il se p r é s e n t a sur les habitations G o u r a u d , S a n t o et a u t r e s . S u r toutes il ne t r o u v a q u e t r e n t e ou q u a r a n t e noirs au j a r d i n , les blancs n'étaient plus sur ces p l a n tations. Ils avaient é m i g r é ou étaient en p r i s o n . Il v i n t chez m o i , il d e m a n d a à v o i r l ' a t e l i e r , il s'y r e n dit , il fut t e l l e m e n t surpris de t r o u v e r cent c i n q u a n t e noirs aux t r a v a u x , sans c o m p t e r les d é t o u r n é s , qu'il fit u n r a p p o r t au c o m m i s s a i r e . J e fus m a n d é le l u n d i , et ce fut le n o t a i r e B a r r a u q u i m ' é c r i v i t de la p a r t de S o n t h o n a x : o n c r o y a i t q u e c'était p o u r m e m e t t r e en p r i s o n . J ' a r r i v e au P o r t - a u - P r i n c e , je vais chez M . B a r r a u , q u i m e dit : « L e commissaire est e n c h a n t é de v o u s , il ne vous connaît pas , mais le r a p p o r t d u colonel B o y e r lui a fait tant de plaisir , qu'il v e u t vous v o i r et causer avec v o u s . » L e secrétaire de la c o m m i s s i o n , M. G a u , p r o p r i é t a i r e , fils d ' u n avocat de R e n n e s , et p a r c o n s é q u e n t de m o n p a y s , v i n t au-devant de m o i l o r s q u e j ' e n t r a i s au g o u v e r n e m e n t . P a r une s i n g u l a r i t é , ce secrétaire général s'é-
(307) quitter l'habitation p o u r travailler sur une aut r e ; il recevra alors sur papier t i m b r é , à ses frais , u n certificat par lequel on constatera l ' â g e , le signalement et les qualités du culti-
tait t r o u v é à la m ê m e p e n s i o n q u e m o i ; nous r e n o u velâmes bientôt connaissance. Cet ami de collége , qui avait été m e m b r e de l ' a s semblée de S a i n t - M a r c , m e dit q u e S o n t h o n a x était l ' h o m m e le plus d o u x de la t e r r e ; q u e je devais lui p a r l e r avec franchise , et que je serais d ' a u t a n t m i e u x r e ç u qu'il avait appris que je faisais travailler les n o i r s a v e c la liberté. J e fus i n t r o d u i t ; S o n t h o n a x m e fit asseoir. « C o m m e n t f a i t e s - v o u s , m e d i t - i l , pour faire travailler les noirs avec la liberté ? — J e leur r e p è t e , que plus l ' h o m m e est l i b r e , p l u s il doit être laborieux ; q u e la liberté de tous les noirs n'était p a s la m ê m e liberté q u e celle q u ' u n m a î t r e d o n n a i t à son esclave ; j'avais été juste sous l'esclavage , et je suis resté chez m o i sans c r a i n t e . J e ne vous dissim u l e p a s , m o n s i e u r le commissaire , que je m e t r o u v e t r è s - e m b a r r a s s é ; plusieurs de m e s v o i s i n s , p r o c u r e u r s ou p r o p r i é t a i r e s , sont en p r i s o n ; les noirs de ces h a b i tations sont v e n u s m e solliciter de les a d m i n i s t r e r . Il est b i e n n é c e s s a i r e , p o u r c o n d u i r e les a t e l i e r s , qu'il y ait des blancs à l e u r tête , ou des h o m m e s capables d e les diriger dans leurs t r a v a u x . — »Ily a en p r i s o n , m e dit-il, plus de six cents b l a n c s ; P o l v e r e l en a fait m e t t r e q u e l q u e s - u n s , les autres y o n t été mis p a r M o n t b r u n ; je m e suis fait r e n d r e c o m p t e , et
I
( 308 ) vateur. 11 sera obligé d'en informer trois mois d'avance , le propriétaire qu'il a dessein d e quitter et de faire sa déclaration au juge d e paix ; il lui indiquera le nom du propriétaire
p r e s q u e tous les blancs ont été arrêtés , p a r c e qu'ils d i saient aux c u l t i v a t e u r s , vous êtes libres , vous pouvez faire ce que vous voudrez ; les autres o n t été arrêtés passant aux Anglais. — » J ' a v o u e que les colons sont p e u r a i s o n n a b l e s , mais c'est i g n o r a n c e : si vous et m o i étions v e n u s dans la c o lonie très-jeunes, mous aurions les m ê m e s p r é j u g é s , n o u s penserions c o m m e eux , ils sont excusables : je connais m o n voisin M . L a d o u é , p r o c u r e u r de S a n t o , qui est t r è s - a i m é de ses cultivateurs ; cette h a b i t a t i o n ne t r a vaillant pas , toutes les autres de la plaine de la C r o i x d e s - B o u q u e t s , se r è g l e n t sur celle-là ; si elle t r a v a i l l a i t , alors toutes les autres le feraient. — M . L a d o u é m ' a été r é c l a m é p a r les m u l â t r e s , les blancs , mais je n e puis le faire sortir , P o l v e r e l l'a fait c o n d u i r e en p r i s o n ; il a r e ç u u n e lettre de D a r de la J a m a ï q u e , p a r laquelle le p r o c u r e u r de S é g u r lui a n n o n c e q u e douze mille Hessois sont a t t e n d u s , et q u e b i e n t ô t les commissaires s e r o n t p e n d u s . « M. L a d o u é a reçu cette lettre ; au lieu de la b r û l e r , il l'a g a r d é e , et elle a été a p p o r t é e à Polverel p a r u n m u l â t r e *. * I l m'a d i t q u ' e l l e é t a i t d a n s sa p o c h e , e t q u ' e n c h o i r il l ' a v a i t p e r d u e dans u n e r u e a u
tirant son m o u -
Port-au-Prince.
(
309)
avec lequel il s'est engagé et le nom de l'habitation. S'il manque à cette formalité il restera encore un an sur l'habitation et n'en p o u r r a sortir qu'à la fin d e l'année à dater du jour où il aura fait sa déclaration au juge de paix. L'inspecteur d e culture et le commandant du quartier seront instruits par le propriétaire
» Dites aux noirs de Santo , puisqu'il est a i m é , de le r é c l a m e r , voilà la seule raison que je puisse d o n n e r à Polverel. » J e fis u n e p é t i t i o n en créole de la p a r t des noirs de S a n t o , et le b o n et h o n n ê t e p r o c u r e u r L a d o u é sortit ; S o n t h o n a x l'invita à d î n e r , ainsi q u e m o i . T o u s les noirs de S a n t o se r e m i r e n t au travail , et la plaine d u C u l - d e - S a c faisait b e a u c o u p de r e v e n u . L e s habitations de la paroisse d u Port-au-Prince t r a v a i l l a i e n t , q u o i q u e très-peu de blancs fussent présents ; les noirs de G o u r a u d s ' o c c u p a i e n t , les autres noirs se c r o y a i e n t forcés de le faire. Cette habitation était la plus considérable de cette p a r o i s s e , aussi u n général doit-il s'informer dans c h a q u e q u a r t i e r quelle est l'habitation qui d o n n e le t o n . S'il s'occupe de gagner les chefs noirs de cette h a b i t a t i o n dans c h a q u e q u a r t i e r , il est sûr q u e tous les noirs d i r o n t : Nègres de l'habitation Santo travaillent, nous doit travailler aussi. Si nègre Santo pas travail, nous doit pas travail. Tels sont les n o i r s .
310)
(
d e la sortie d'un des cultivateurs de la plantation. III. Travail
et
Repos.
L e travail p o u r toutes les habitations, sera annoncé par une cloche. Les cultivateurs d o i vent être tous arrivés au lieu d u travail avant le soleil l e v é . D e p u i s ce m o m e n t ils seront occupés j u s qu'à huit h e u r e s ; à cette h e u r e ils se mettront à d é j e u n e r , à huit heures et d e m i e tout le m o n d e se remettra au travail. A onze heures et demie tous les cultivateurs iront se reposer : dans les m o n t a g n e s , les noirs ne quitteront qu'à m i d i . D a n s les plaines , d e puis le i juin jusqu'au i s e p t e m b r e , les c u l tivateurs sortiront à onze h e u r e s . Dans les m o n t a g n e s , ils n e jouiront pas des heures a c cordées dans les plaines. A deux h e u r e s , les cultivateurs retourneront au jardin et n ' e n sortiront qu'à la nuit. er
er
IV. L e s nourrices et les femmes enceintes de six m o i s , se r e n d r o n t au travail avant le soleil l e vant ; elles le quitteront à onze h e u r e s , et le soir au coucher du soleil.
(311) V. Du travail et de sa
durée.
L e travail commencera depuis le l u n d i , jusqu'au samedi à midi. La demi-journée de ce jour appartiendra aux cultivateurs. Sous aucun p r é t e x t e on ne p o u r r a les forcer à travailler le d i m a n c h e , à moins qu'ils n'y consentent v o lontairement. Les cultivateurs fêteront ce jour ainsi que toutes les fêtes d e l'année. VI. Obligations
du propriétaire envers les grosses et les nourrices.
femmes
L o r s q u ' u n e femme s'apercevra qu'elle est e n c e i n t e , elle en instruira de suite le p r o p r i é taire , ou le c o n d u c t e u r . Après six mois de grossesse, elle sortira d e la grande c o m p a g n i e , passera à la p e t i t e , y travaillera d e u x mois. L e neuvième mois elle se retirera à la case : malgré ce changement d e c o m p a g n i e , elle jouira de la part attachée à la grande. VII. U n e femme sera r e l e v é e d e couches après trente j o u r s , à moins que le chirurgien n ' e n d é c i d e autrement.
( 312 ) Elle retournera après ce temps à la petite C o m p a g n i e , y travaillera un an ; pendant ce temps elle jouira du traitement d e la grande compagnie. Si elle continue de nourrir après un a n , elle travaillera toujours à la petite compagnie ; mais elle ne jouira plus du traitement attaché à la g r a n d e . VIII. Atelier. Les cultivateurs seront divisés en d e u x c o m pagnies , la grande et la petite. Seront compris dans la grande ceux qui auront atteint l'âge d e seize ans jusqu'à cinquante. La seconde compagnie sera composée d e s enfants d e dix ans jusqu'à s e i z e , et des vieillards au-dessus d e cinquante. IX. Des
conducteurs.
D a n s chaque habitation il y aura u n c o n d u c teur par quarante cultivateurs travaillants. L e s conducteurs recevront les ordres du propriétaire ou d e son r e p r é s e n t a n t , pour les
(313) travaux ; ils seront obligés d'obéir exactement à tout ce qui leur sera commandé relativement aux cultures d e l'habitation. X. Division
des
parts.
L e s cultivateurs d'une habitation partageront entr'eux le quart net des prodoits de la c u l t u r e . L e propriétaire sera obligé de faire c o n duire , par les cabrouets d e l'habitation, la portion du cultivateur dans le lieu désigné par l'acquéreur. Les noirs p a y e r o n t le quart des objets suivants : Savoir : D e s m e r r a i n s , des c l o u s , du suif, des raccommodages de c a b r o u e t s , des frais d'hôpital, de la réparation des équipages , des m o u l i n s , des h o u e s , des s e r p e s , des manchettes , enfin, d e tout ce qu'on appèle frais d'exploitation. L e partage sera divisé c o m m e il suit : i
e r
C o m m a n d e u r parts. 2° Id. id. I Sucrier. id. 2° id. id. Hospitalier. id. e r
4
2 3
2 2
( 3 1 4
)
e r
I Cabrouétier. i Gardeur d'animaux. i Arroseur. Charpentier. Tonnolier. id. er
er
id. id. id. id. 2
2 1/2 2 3 2 1/2 1/2
Les autres cultivateurs. Savoir : C e u x de la grande compagnie. id. ID. ID. id., petite. L e s tailleurs de haie. id. L e s amarreurs d'entourages. id. L e s gardeurs d e barrières. id. Les petits gardeurs d'animaux, id.
I 1/2 id. I I I O 1/2 O
1/2
L a répartition sera faite par le propriétaire ou sonreprésentant d e six mois en six mois. XI. L e cultivateur qui sera e m p l o y é comme o u vrier sur une habitation jouira de tous les avantages des cultivateurs de la grande compagnie. Il obéira au p r o p r i é t a i r e , s'il lui c o m m a n d e d'aller aux travaux agricoles. Si un ouvrier n'est pas cultivateur, il se louera
( 315 ) p o u r une somme en numéraire , en faisant une convention par écrit et sur papier timbré. XII. Obligations
du
propriétaire.
L e propriétaire logera aux frais de l'habitation chaque cultivateur, il lui donnera u n e petite portion d e t e r r e , le plus près qu'il sera possible des cases des cultivateurs ; il lui délivrera des patates ou des bananes venues sur l'habitation , tous les jeudis comme autrefois. Cette portion du jardin du n o i r , sera au moins d e dix pas c a r r é s , géométriques. Elle sera cultivée au gré du cultivateur. XIII. L e propriétaire indiquera tous les dimanches à tour de rôle dix cultivateurs et cultivatrices, p o u r qu'ils se rendent à l'office divin. T o u s les matins en se mettant au travail et le soir en se r e t i r a n t , le commandeur fera faire une petite prière ; elle doit être courte et contenir l ' a mour du travail, l'obéissance aux lois , au r o i , à leurs chefs et à leurs patrons. Cette formule d e prière sera dressée par l'évêque et envoyée dans tous les ateliers.
( 316
)
Sur les habitations qui seront trop éloignées des paroisses, le c o m m a n d e u r fera un a p p e l le dimanche matin, en présence du propriétaire ou de son r e p r é s e n t a n t , et il fera la prière qui devra être plus longue que celle des jours d e la semaine. Sur toutes les habitations, on choisira la n é gresse la plus intelligente, p o u r instruire les enfants des devoirs de la religion c h r é t i e n n e , et les mettre en état d e faire leur p r e m i è r e communion. XIV. Les samedis s o i r s , les noirs pourront danser jusqu'à m i n u i t , et les dimanches depuis q u a tre heures jusqu'à huit du soir. Le command e u r annoncera par le son d e la cloche qu'il est l'heure d e se r e t i r e r . XV. Hôpital. Chaque propriétaire sera f o r c é , d'avoir u n hôpital sain. L e cultivateur y sera traité par un chirurgien attaché à cet hôpital. Le propriétaire aura d e bons lits, des d r a p s , des c o u v e r t u r e s , p o u r les
( 317 ) malades. Dans c h a q u e hôpital il y aura un a p partement pour les femmes enceintes. L'inspecteur veillera exactement à l'exécution d e cet article. XVI. Dans l'hôpital il y aura toujours un hospitalier ou hospitalière : le devoir d e cet emploi sera d e soigner les m a l a d e s , d e les surveiller, d e les punir m ê m e , en les enfermant à la chamb r e de discipline. Les convalescents p o u r r o n t aller voir danser, le d i m a n c h e , avec la permission du p r o priétaire ; à sept heures , ils retourneront à l'hôpital. L'hospitalier p o u r r a a c c o r d e r cette permission. L'hospitalier c o u c h e r a toujours dans l'hôpital , sous la peine indiquée ci-dessous. U n hôpital doit être, construit d e manière que les malades n e puissent pas sortir à volonté. XVII. D è s qu'un cultivateur se rendra à l'hôpital, l'hospitalier en instruira le propriétaire , qui inscrira le nom du malade sur le livre de l'hôpital. Lorsqu'il sortira pour r e t o u r n e r au t r a v a i l , le propriétaire inscrira sa sortie.
( 318 ) XVIII. Si un cultivateur se fait traiter clans sa case, ce sera à ses frais. Il p e r d r a alors toute sa part pendant le temps de sa maladie, à l'exception du commandeur et du premier sucrier. XIX. Les malades obéiront exactement aux o r dres du c h i r u r g i e n ; c e l u i - c i établira dans l'hôpital le régime qu'il croira nécessaire p o u r la s a n t é , la tranquillité des malades. A u c u n cultivateur ne p o u r r a d é c o u c h e r de l ' h ô p i t a l , sous peine d e la punition indiquée ci-dessous ; il n e p o u r r a sortir sans la permission de l'hospitalier. T o u t le temps que le cultivateur sera à l'hôpital, il ne jouira q u e d e la demi-part. XX. Délits
et
Peines.
T o u t cultivateur sera obligé de remplir l'engagement qu'il aura contracté en entrant sur l'habitation. Si sans cause légitime il se r e n d au travail trop d e temps après les autres cultivateurs , il sera puni la p r e m i è r e fois d'un escalin d ' a m e n d e , la seconde d e d e u x g o u r d i n s , la t r o i s i è m e d'une p i a s t r e ; s'il s'absente
( 319 ) plusieurs f o i s , il aura r o m p u l'engagement qu'il avait contracté avec le p r o p r i é t a i r e , et il sera honteusement c h a s s é d e l'habitation, ou puni d'un mois à la c h a m b r e d e d i s c i p l i n e , si l'atelier d e m a n d e sa grâce. XXI. T o u t individu r e n v o y é d ' u n e habitation, qui reparaîtra sur la m ê m e habitation, sera arrêté et conduit au juge de paix du canton, qui décidera de son sort. P o u r qu'un noir soit chassé, il faut que la majorité de l'atelier l'ait demandé. XXII. L e cultivateur qui manquera à qui q u e ce soit sur l'habitation, sera puni pendant quatre dimanches de la c h a m b r e de discipline. XXIII. T o u t cultivateur qui sera convaincu d'avoir taillé un animal de l'habitation, payera une g o u r d e d ' a m e n d e en d é d o m m a g e m e n t p o u r le p r o p r i é t a i r e . S'il est convaincu d'avoir estropié un des animaux d e l'habitation , il sera condamné à travailler jusqu'à ce qu'il ait, par son travail, r e m b o u r s é la valeur au p r o p r i é taire. L'estimation en sera faite par des arbitres
( 320 ) choisis parmi les cultivateurs, en p r é s e n c e du juge de paix. XXIV. T o u t cultivateur qui s'absentera pendant le travail, sous quelque p r é t e x t e que ce s o i t , sans en avoir averti le p r e m i e r c o m m a n d e u r , et qui ne reviendra pas au travail dans la demij o u r n é e , payera un gourdin d ' a m e n d e . XXV. T o u t e personne qui aura allumé du feu dans les jardins plus près d e cent toises des mais o n s , des cases, des piles à bagasse, des pièces d e c a n n e s , sera condamné à une amende d e d e u x g o u r d e s ; il payera en outre le dommage que le feu aura o c c a s i o n n é , en p e r d a n t sa p a r t , qui sera allouée au p r o p r i é t a i r e ; un quart aux cultivateurs, si le feu a pris dans les cannes. XXVI. T o u t objet incendié dans une h a b i t a t i o n , sera d e suite estimé par des a r b i t r e s , en p r é sence du juge de paix et d e l'inspecteur. S'il y a indice que ce soit un cultivateur d e l'habitation, s'il est inconnu, et que l'atelier refuse de n o m m e r l'incendiaire, il sera alors retenu
(321) par l'inspecteur, en p r é s e n c e du juge de paix , la somme d é c i d é e par les arbitres , jusqu'à ce que l'incendiaire soit découvert. Lorsqu'il le sera, la somme arrêtée sera remise à la masse des cultivateurs. S'il y a preuve que les cultivateurs ayent apporté d e la négligence dans leurs inspections, ils payeront une a m e n d e ou la somme d é c i d é e par le juge d e p a i x ; elle ne p o u r r a être m o i n d r e d e quatre gourdes. XXVII. Aucun procureur, gérent, économe, ne p o u r r a couper des bois pour p o r t e r , vendre en v i l l e , s'il n'y est autorisé par u n e p e r m i s sion écrite du propriétaire. S'il contrevient à cet article, il sera puni d'un mois de prison et d e d e u x cents francs d'amende en faveur du propriétaire. P o u r être g é r e n t , é c o n o m e , il faut savoir l i r e , é c r i r e et calculer. XXVIII. T o u t cultivateur q u i , sans permission par é c r i t , se permettra d e couper du bois pour le v e n d r e en ville, sera arrêté par la gendarmerie, et son bois confisqué au profit des capteurs ; il sera détenu pendant vingt-quatre h e u r e s ; il payera à la gendarmerie les frais de g e o l e , le dommage et le bois au propriétaire.
21
( 322 ) XXIX. T o u t conducteur qui souffrira des étrangers sur l'habitation, répondra des délits qui p o u r raient arriver : tout inconnu sera arrêté et c o n duit au juge de p a i x , s'il cause du trouble. XXX. De premier gardeur d'animaux est responsable des dégats que les animaux auront o c casionnés sur l'habitation ; il payera une amende p r o p o r t i o n n é e à la perte que feraient le p r o priétaire et les cultivateurs. La quotité d e cette a m e n d e sera décidée à dire d'experts , en p r é s e n c e du juge de p a i x , si les dégâts sont considérables ; sinon il versera deux piastres a la caisse des a m e n d e s . Si les dégâts sont faits sur une habitation v o i s i n e , le premier gardeur payera une a m e n d e double. L e propriétaire aura le droit de saisir les a n i m a u x , sous l'obligation d e les faire conduire au lieu du d é p ô t , qui sera désigné , p o u r cet objet, par la municipalité. Il sera satisfait au dépôt par la vente des anim a u x , s'ils ne sont pas réclamés , ou si le dommage n'a pas été payé dans la quinzaine du jour du délit.
( 323 ) XXXI. Q u i c o n q u e fera u n passage dans u n e haie d'habitation, p o u r abréger sa r o u t e , payera le d o m m a g e fait au propriétaire et aux cultivateurs , en p r o p o r t i o n de leur q u a r t , si ce p a s sage a p r o c u r é aux animaux un passage dans les pièces d e cannes. XXXII. T o u t cabrouétier , postillon, q u i , par la r a pidité d e sa voiture ou monture , tuera ou blessera des bestiaux sur les c h e m i n s , sera c o n d a m n é à une a m e n d e égale à la somme du d é d o m m a g e m e n t dû. au propriétaire des animaux. XXXIII. P o u r vol d e sucre , café , indigo , coton , f r u i t s , e t c . ; l'amende sera du double du d é d o m m a g e m e n t , et la détention qui aura t o u jours lieu , sera déterminée selon la gravité d e s circonstances. XXXIV. Q u i c o n q u e aura c o u p é ou d é t é r i o r é dès a r b r e s plantés sur les routes ou dans les habitations , sera c o n d a m n é à six mois d e d é t e n t i o n ,
(324) et à une a m e n d e triple d e la valeur d e s arbres. XXXV. T o u t cultivateur q u i , pendant u n e roulaison sera convaincu d'avoir volé du sirop dans les c h a u d i è r e s , pour porter en ville , sera c o n d a m n é à l'amende de quatre gourdes , et à huit jours de chambre d e discipline ; le p r o p r i é taire aura trois gourdes , la quatrième sera versée dans la caisse des a m e n d e s . XXXVI. Il est défendu à tout cultivateur d e p o r t e r en ville du sirop , s'il n'en a la permission par écrit du propriétaire. L e s gendarmes veilleront à cet a r t i c l e , ils confisqueront à leur profit le sirop ; le voleur payera une demi-gourde à la g e n d a r m e r i e . XXXVII. Obligation
des procureurs , gérents, mes , envers le propriétaire.
écono-
A u c u n des individus précités ne pourra p o s séder plus d e trois c h e v a u x , ou mulets sur l ' h a b i t a t i o n , à moins d'une permission par
(325) écrit du propriétaire, sous peine de cinq portugaises d ' a m e n d e . XXXVIII. Les p r o c u r e u r s , gérents , économes, c u l tivateurs seront obligés de tenir renfermés leurs cochons. T o u t cochon trouvé dans les plantations à sucre , sera tué , laissé sur le lieu ; le p r o p r i é taire r e p r e n d r a son a n i m a l , et payera quatre gourdes d ' a m e n d e , trois pour le propriétaire, une p o u r la caisse des amendes. Celui qui aura tué le cochon recevra la tête d e l'animal. XXXIX. A u c u n cultivateur né pourra posséder sur u n e h a b i t a t i o n , ni c h e v a l , ni bourique , ni m u l e t , ni v a c h e , ni m o u t o n , ni c a b r i , à moins d'une permission par écrit du p r o p r i é t a i r e . L e premier et le second conducteurs, le p r e mier gardeur d ' a n i m a u x , le premier sucrier, auront seuls le droit de posséder un cheval ou une jument. XL. Des
délits
capitaux.
T o u t individu convaincu d'avoir tué exprès
(326) u n animal, sera puni d'après les lois du C o d e pénal. XLI. T o u t cultivateur qui o c c a s i o n n e r a , soit par ses actions , soit par ses discours , u n e insurrection dans une habitation, sera jugé selon les lois du C o d e p é n a l . XLII. Q u i c o n q u e sera convaincu d'avoir acheté des denrées coloniales ou des animaux d ' u n inconnu , soit sur l'habitation, soit dans u n e v i l l e , soit dans un bourg , soit sur un grand c h e m i n , sera traduit devant les tribunaux , et puni d e six mois d e prison. XLIII. Des
Impositions.
T o u t cultivateur payera au roi u n e imposition ; SAVOIR : L e procureur gérent
16
gourdes.
L e gérent
8
L ' é c o n o m e aux a p p o i n t e m e n t s . . . Le premier commandeur
6 4
Second commandeur
2
L e chef des divers travaux 3 Cultivateurs de la g r a n d e b a n d e . . . I 1/2 Cultivateurs de la petite b a n d e . . .
1
(327) L e cultivateur qui n'aura que la d e m i - p a r t , ne payera rien. On pourra augmenter les impositions à raison du revenu de chaque habitation. Ces sommes seront versées dans les mains des p e r c e p t e u r s de trois mois en trois mois. XLIV. T o u t cultivateur des d e u x sexes , marié , p è r e de six entants résidents avec lui sur l'habitation ou au service d e l'état, ne payera aucune imposition. A la, naissance d u sixième e n t a n t , il recevra huit piastres d e son p r o priétaire. XLV. Sur chaque habitation , il y aura un jury q u i jugera les délits d e paresse , d e n é g l i g e n c e , enfin toutes les fautes qui ne sont point capitales. L e p r o p r i é t a i r e , dans tous les cas possibles, pourra se porter accusateur contre les délinquants. Chaque cultivateur aura le m ê m e droit. Les m e m b r e s du jury s e r o n t , le i c o n d u c t e u r , le, I sucrier, le I c a b r o u é t i e r , et d e u x cultivateurs choisis par l'atelier, Cette n o m i ation se fera le I d e l'année. er
er
er
er
( 328 ) XLVI. De la Caisse des
amendes.
Chaque habitation aura une caisse p o u r y recevoir les sommes des amendes décidées par le jury. Les fonds qui y seront versés , seront distribués à ceux qui auront d o n n é le plus d e preuves de bonne c o n d u i t e , le plus d'activité au travail. Cette distribution se fera le i janvier ; les récompenses seront décidées p a r le jury d'après la d e m a n d e du propriétaire en p r é s e n c e d e tous les cultivateurs , q u i , outre la s o m m e qu'ils r e c e v r o n t , auront une gravure du r o i encadrée et sous verre ; les frais seront s u p portés par la caisse des a m e n d e s . er
XLVII. Les livres d'une habitation seront cotés , t i m b r é s , numérotés par l ' i n s p e c t e u r : SAVOIR:
L e livre de naissances et mortalités, t i m b r é . Celui de la caisse des amendes , idem. C e u x de facture, d ' h ô p i t a l , copie de lettres, des comptes c o u r a n t s , des travaux journaliers,
( 329 ) d e la naissance et mort des a n i m a u x , non timbrés. XLVIII. • L e propriétaire , ou son r e p r é s e n t a n t , sera chargé d e la caisse des amendes. Il notera exactement le nom du c o n d a m n é , le jour de la condamnation ; il débitera ou créditera sa caisse tous les trois m o i s ; à cette é p o q u e , il enverra à l'inspecteur du canton le bordereau d e cette c a i s s e , qui pourra la visiter à sa v o lonté. L e président du jury aura chez, lui un duplicata du livre d e caisse, et il recevra tous les trois mois le b o r d e r e a u . XLIX. Obligation
des
Cultivateurs.
Nul individu ne pourra entrer en v i l l e , s'il n'est habillé ; SAVOIR :
L e s h o m m e s , au moins d'une c h e m i s e , d'un p a n t a l o n , p o u r les jours de la s e m a i n e ; mais le dimanche ils auront des souliers et un chapeau ou un mouchoir à la tête.
(330) Les femmes auront une c h e m i s e , u n e j u p e , un mouchoir de col et des souliers. T o u t individu trouvé en ville ou dans un b o u r g , sans être ainsi vêtu , sera arrêté par la p o l i c e , présenté devant le juge de paix et conduit dans les maisons d'arrêt. r
L. N u l individu ne pourra p r e n d r e , sans les ordres du p r o p r i é t a i r e , du bois patate ( fourrage ) pour donner à ses cochons ; s'il contrevient à cet a r t i c l e , il payera à la caisse deux gourdins d ' a m e n d e . LI. L e s jours d u dimanche , les cultivateurs ne p o u r r o n t jamais disposer des cabrouets de l'habitation sans permission du propriétaire. Les cabrouets seront distribués à tour d e rôle aux cultivateurs. L e samedi s o i r , le propriétaire indiquera le nombre d e cabrouets qu'il veut bien prêter aux cultivateurs. Le premier u n cabrouet ou aux animaux ; soit négligence
cabrouétier laissera, ce j o u r , deux pour charrier du fourrage s'ils en m a n q u e n t , et que ce de sa p a r t , le p r e m i e r cabroué-
( 331 ) tier et le premier gardeur d'animaux payeront chacun deux gourdes d ' a m e n d e . LII. Il existera dans chaque quartier un inspecteur ou sous- inspecteur particulier qui visitera les h ô p i t a u x , cotera et paraphera les livres d e l'habitation ; s e rendra sur celles où il sera r e q u i s , soit par le propriétaire , soit par les c u l tivateurs , qui ne pourront faire cette d e m a n d e que par l'organe des membres du jury. Dans les habitations nationales , ou vacantes, il ordonnera les différents travaux ; présentera aux régisseurs les hommes qu'il croira propres à la gestion d'une habitation; il veillera e x a c tement aux intérêts d e la c u l t u r e , du p r o p r i é taire et des cultivateurs. LUI. L'inspecteur de chaque canton fera planter sur les habitations d e l'état ou sur les biens vacants, tous les arbres qu'il croira nécessaires, soit pour attirer les pluies, soit pour mettre les animaux à l'abri du soleil. Il choisira de p r é férence les savannes. Dans les habitations où il n ' y aura pas de savannes, il fera établir un
(332)
grand hangard pour q u e les animaux soient abrités. Il sera obligé d e faire creuser par l'atelier, u n e m a r r e ; il la fera remplir d'eau , afin q u e les animaux puissent dans tous les temps boire et s'y baigner. Il fera aussi planter le long des grandes r o u tes , des c h ê n e s , afin d'ombrager les piétons. LIV. Dans chaque habitation , il fera planter dans la cour des cultivateurs, un grand p o t e a u , avec cette inscription : DIEU ADIT: LES CULTIVATEURS SONT LES HOMMES LES PLUS UTILES. IL N'Y A POINT DE BONHEUR SANS TRAVAIL. CELUI QUI MANQUE AU TRAVAIL, QUI VOLE, QUI N'OBÉIT PAS A SES CHEFS,SERAPUNI DE DIEU. C'EST LA LOI DE DIEU, QUE LE ROI NOUS ENVOIE. LV. T o u t noir venant de la côte d'Afrique, acheté par un p r o p r i é t a i r e , travaillera pendant neuf ans consécutifs. A la fin des neuf années r é v o -
( 333 ) l u e s , il sera proclamé libre et jouira d e la part attachée à son emploi dans l'habitation. LVI. Pendant l'espace de ces neuf a n n é e s , le p r o priétaire retiendra la part d e chaque noir qu'il acheté. 11 sera tenu seulement de l'habiller à ses frais , jusqu'à ce qu'il l'ait affranchi par neuf ans de travail, temps auquel il jouira d e sa part c o m m e les autres nègres. Les v ê t e ments seront deux rechanges d e grosse t o i l e , d'un c h a p e a u , d ' u n e paire de souliers, par an. Il lui donnera en arrivant dix pas carrés en jardin. À la quatrième a n n é e , il lui donnera d e quoi se faire un pantalon et une chemise d e toile d e Morlaix. A u c o m m e n c e m e n t de la s i x i è m e , il renouvèlera cet habillement; L e premier jour de la neuvième a n n é e , il fera cadeau au cultivateur, d'un c h a p e a u , d'une paire d e souliers , d'un p a n t a l o n , d'une chemise d e toile de M o r l a i x . C e cultivateur ne pourra sortir de l'habitat i o n , p o u r entrer sur une autre qu'à la fin de la dix-huitième a n n é e , suivant l'article II de ce réglement. LVII. T o u t e négresse a c h e t é e , qui aura trois e n -
(334 ) fants vivants, recevra dès l'instant de la naissance du troisième enfant la part accordée à la grande c o m p a g n i e , et jouira d e tous les avantages des anciens cultivateurs de l'habitation. A la naissance d e son second enfant, elle aura une demi-part.
FIN.
TABLE DES CHAPITRES. Page PRÉFACE
j
— P r é c i s h i s t o r i q u e d e la p r e m i è r e re civile de S a i n t - D o m i n g u e . — E x p o s é des causes q u i o n t fait d o n n e r la l i b e r t é a u x Esclaves..
CHAP
ER
I .
I I . — Opinion du gouvernement anglais sur Saint-Domingue, et de son influence sur l'expédition du général L e c l e r c . C H A P . I I I . — Des malheurs qui résulteraient d'une nouvelle guerre portée à S a i n t - D o mingue. C H A P . I V . — D e la nécessité de conserver a u x Noirs la portion du quart des produits, et des avantages que le Propriétaire retirera de cette concession. C H A P . V . — Avantages que retirera la France en accordant a u x Cultivateurs une portion des produits. — Objections de quelques colons. C H A P . V I . — De la Comptabilité. C H A P . V I I . — De la C u l t u r e , et de son amélio ration; des Causes du peu de Population des Noirs; moyens de l'augmenter, et du soin à apporter aux A n i m a u x . C H A P . V I I I . — Des Noirs. C H A P . I X . — De la Traite. C H A P . X . — D e la Religion.
80
CHAP.
80
110
127
1З7 146
150 192 221 227
С h А Р . X I . -— R é f o r m e s à faire d a n s
l'armée
n o i r e ; m o y e n de les o p é r e r . CHAP. X I I . — Nécessité d'une
233 Banque
colo-
n i a l e , o u C o m p a g n i e des I n d e s o c c i d e n t a l e s , sans p o u v o i r exclusif.
245
C H A P . X I I I . — D e C a y e n n e et d u S é n é g a l . CHAP. X I V . — De
la Position
physique
266 de
S a i n t - D o m i n g u e , e t d e la r e s s e m b l a n c e i l e ce p a y s a v e c les p l a i n e s de l a L o m b a r d i e , et s u r t o u t celles des C a l a b r e s . CHAP. X V
firent
276
ET DERNIER. — Des
Causes qui
me
q u i t t e r l ' a r m é e d e L e c l e r c , à B r e s t , et
d u p e u de c o n n a i s s a n c e q u ' a v a i e n t les c h e f s , d u p a y s qu'ils a l l a i e n t a b o r d e r .
284
Code ou R è g l e m e n t d e C u l t u r e .
З06
FIN
DE
DE
L'IMPRIMERIE RUE
LА
TABLE.
DE
C.-F.
DE LA C O L O M B E , EN LA CITÉ ,
PATRIS, N°
4.