L'œuvre de l'Espagne en Amérique

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L'ŒUVRE DE EN

L'ESPAGNE

AMÉRIQUE

1



A

3.0

CARLOS

3 3

t

PEREYRA

L'ŒUVRE DE L'ESPAGNE EN AMERIQUE OUVRAGE TRADUIT DE L'ESPAGNOL PAR

JEAN BAELEN et ROBERT RICARD Membres

de l'Ecole des Hautes

Eludes

95, Boulevard Raspail, 95 Tous droits réservés

Hispaniques



Toute la ierre que j'ai dite a été découverte, parcourue et convertie par nos Espagnols, en soixante ans de conquête. Jamais roi ni peuple n'a parcouru et subjugué autant de pays que notre peuple, ni n'a fait et mérité autant que lui, aussi bien dans les guerres et les navigations que dans la prédication de l'Evangile et la conversion des idolâtres ; c'est pourquoi les Espagnols sont très dignes de louange en toutes les parties du monde. Béni soit Dieu, qui leur a donné telle grâce et pouvoir ! C'est un juste titre de fierté et de gloire pour nos rois et nos hommes d'Espagne que d'avoir donné aux Indiens un Dieu, une foi et un baptême, d'avoir supprimé chez eux l'idolâtrie, les sacrifices humains, les repas de chair humaine, la sodomie et d'autres graves et funestes péchés que notre bon Dieu déteste et châtie. Ils ont aussi supprimé la multitude de femmes que chacun épousait, coutume et volupté anciennes chez tous ces hommes charnels ; ils leur ont appris à lire et à écrire, sans quoi les hommes sont comme bêtes, et l'usage du fer, qui est si nécessaire à tout homme ; ils leur ont également enseigné beaucoup de bonnes coutumes, arts et police pour mieux vivre en ce monde ; et tout cela, et même chacune de ces choses séparément, vaut, sans aucun doute, beaucoup plus que la plume et les perles et l'argent et l'or qu'ils leur ont pris... LÓPEZ

Historia

general de las Indias,

DE

GOMARA.

chap, c c x x i v .



AVERTISSEMENT

L'œuvre de l'Espagne en Amérique doit être considérée non comme une traduction, mais comme une édition française de La obra de España en América, parue à Madrid en 1920. L ' a u t e u r a rétabli certains passages et certains chapitres que dans l'édition espagnole il avait dû retrancher malgré lui. E n outre, il a profondément modifié le plan de l'ouvrage et l'ordre des chapitres. Enfin, dans le détail, de nombreuses corrections, additions et suppressions ont été faites, soit par l'auteur lui-même, soit par les traducteurs, toujours d'accord avec l'auteur. M. Carlos Pereyra ne s'est pas proposé de faire l'apologie de l'œuvre de l'Espagne en Amérique ; il a voulu seulement rectifier de vieilles idées et mettre le lecteur en mesure d'étudier cette œuvre sans préjugés défavorables. C'est pourquoi il s'est a t t a c h é t o u t particulièrement à montrer sa complexité et le danger des jugements simplistes qu'on a coutume d'émettre en cette matière. Il se réserve de développer ses considérations dans une monumentale histoire de l'Amé rique espagnole qu'il prépare actuellement et qui comptera huit volumes. Les notes qui ont été ajoutées par l'un des traducteurs ne prétendent pas compléter d'une façon méthodique l'exposé de M. Pereyra ; oo a voulu simplement instituer certains rapprochements, fournir certaines indications qui ont paru intéressants ou utiles.



L'Œuvre de l'Espagne en Amérique

PRÉFACE

Ce livre n'est pas u n essai ; ce n'est qu'une t e n t a tive. Si la composition et la méthode de cet ouvrage en r a c h è t e n t l'imperfection, l'auteur pourra le développer plus t a r d , car les insuffisances sont inévitables dans u n exposé nécessairement sommaire. Il ne f a u t pas chercher dans ces pages une histoire de l'Amérique espagnole ; ce n'est qu'une ébauche et, par conséquent, une simplification de l'œuvre de l'Espagne en Amérique. On a voulu seulement caractériser cette œuvre, sans l'exposer dans le détail. L'esprit de l'auteur est essentiellement critique. Il estime qu'une admiration sans discernement est aussi dangereuse qu'une hostilité aveugle, s u r t o u t lorsqu'on ne cherche pas à écrire u n plaidoyer, mais bien à découvrir la vérité. Faire passer du noir pour du blanc est aussi illégitime en histoire que faire passer du blanc pour du noir et, par ces temps d'analyse, u n historien doit redouter u n sourire bien plus qu'une franche désapprobation. L'auteur, qui n'est pas Espagnol, affirme ici sa profonde admiration pour l'Espagne ; mais cette admiration a une origine objective ; elle est née de l'examen impartial des faits, examen entrepris dans u n esprit désintéressé. Un travailleur qui ne serait point résolu à changer ses positions vingt fois, ou a u t a n t de fois qu'il le croira néces-


— 10 — saire, sera t o u t ce que l'on voudra, sauf u n pritique ; et celui à qui échappera la complexité des faits et qui ne saura les voir que d'une façon simpliste pourra s'imposer par ses convictions, mais ses démonstrations ne persuaderont pas. L ' œ u v r e de l'Espagne a été colossale ; elle l'a été d'abord du poin^ de vue militaire ; elle paraît plus grande encore dans l'ordre économique et dans l'ordre moral. C'est ce que l'auteur, admirateur sincère de cette œuvre, s'est proposé de mettre en relief. Mais, comme cette admiration n'exist a i t pas chez lui au début de ses études, et comme elle n a q u i t de façon indirecte, alors qu'il révisait les affirmations anti-espagnoles d'historiens qu'il croyait en possession de la vérité, elle a t o u t le désintéressement et t o u t e la pureté de son origine intellectuelle. Voici u n exemple de ce travail. Cunningham passe pour une autorité en histoire économique. Ses œuvres, d o n t certaines parties n ' o n t pas été dépassées, sont réputées à juste titre comme classiques. C°lle qu'il consacre à l'histoire économique de la civilisation occidentale doit être considérée comme une synthèse admirable. Or, si l'on examine les deux pages où il étudie la politique coloniale de l'Espagne et qui paraissent contenir une p a r t fort appréciable de vérité, on s'aperçoit qu'elles sont parfaitement fausses ; l'auteur, en effet, juge trois siècles d'après une période de cinq u a n t e ans, et il étend à t o u t le continent américaip ce qui, à la rigueur, pouvait t o u t juste se dire des Grandes Antilles. Ce détail suffirait à révéler l'existence d'une « légende noire », plus noire que l'autre, créée par l'ignorance de ceux qui diffament sans avoir le propos de diffamer. D'après l'historien Cunningham, l'exploitation minière se p r a t i q u a i t en grand et l'insuffisance de maind ' œ u v r e indigène rendit indispensable l'importation des nègres, à raison de 4 à 5.000 par an. Il ne restait qu'une main-d'œuvre fort réduite pour les autres


t r a v a u x , et, par conséquent, les colons dépendaient de la mère-patrie, qui devait leur fournir toutes sortes de marchandises, y compris les céréales (1), Examinons ces affirmations de l'éminent Gunningham. La population des colonies espagnoles était de 10 millions. Les mines occupaient t o u t au plus 50.Q00 personnes. Les exploitations de la Nouvelle Espagne, qui fournissaient au x v m e siècle les deux tiers de la production totale, comptaient 30.000 ouvriers ; parmi ceux-ci, on ne t r o u v a i t pas u n nègre. Le nombre des esclaves africains s'élevait à 300.000. Plus de 270.000 vivaient dans des colonies essentiellem e n t agricoles, et les autres, soit 30.000, étaient occupés pour la p l u p a r t à des t r a v a u x agricoles. On p e u t affirmer que les nègres employés d a n s ' l e s mines ou, plus exactement, a u x laveries d'or des côtes de la zone torride ne dépassaient pas 5.000 ; et c'est beaucoup accorder. E n outre, loin de se consacrer exclusivement à l'extraction de l'argent et de l'or, les provinces d'outre-mer exportaient presque a u t a n t de produits agricoles (30 millions de pesos) que de produits miniers (38 millions de pesos). Un a u t r e écrivain de r é p u t a t i o n européenne, M. de Launay, a publié u n livre, La Conquête minérale, où, t r a i t a n t des colonies espagnoles, il p a r a î t avoir recherché l'inexactitude jusque dans les moindres détails descriptifs. N'est-il point ridicule d'avoir transformé en une « Maison de l'Or » la Tour de l'Or (Torre del Oro) et la Casa de Contratación ? Pour M. de L a u n a y , dans les pays d'Amérique, on exploitait les mines sans calcul, sans prévoyance, sans organisation : c'était u n jeu de hasard, quelque chose comme une loterie. Or, si nous recourons à des données (1) Cunnlngham, An Essag on Western Civilisation in ils Economie Aspects. Medioeval and Modem Times, Cambridge, 1910, p. 193.


— 12 — positives, nous voyons que le développement de l'exploitation minière f u t p a r t o u t et toujours accompagné de progrès techniques et d ' u n perfectionnement de la culture générale. Ces fameux aventuriers, ignorants et déséquilibrés, donnaient 3.000.000 de francs pour les premières dépenses de l'Ecole des Mines de Mexico, où l'on t r o u v a i t des professeurs formés par les célèbres maîtres d'Upsal et de Freiberg. Une des premières chaires de chimie qu'il y ait eu dans le monde a été fondée par ces mêmes chercheurs d'or. Ce sont eux qui publièrent la première t r a d u c t i o n espagnole des éléments de chimie de Lavoisier, et ils étudiaient, comme livre de classe, u n ouvrage d'oryetognosie écrit par l ' u n d'entre eux, condisciple de H u m b o l d t . La phrase rituelle ne pouvait m a n q u e r : « Toute l'Espagne se précipitait au Mexique ou au Pérou ; et t o u t e la population des colonies laissait les champs incultes pour chercher des filons ». C'était dans les régions où l'exploitation minière était le plus développée que l'on trouvait les champs les mieux cultivés, et M. de L a u n a y le saurait s'il ne pensait point qu'il est possible de parler de certaines choses sans les étudier. Autre exemple : M. Seignobos parle de l'Amérique dans u n de ses nombreux manuels scolaires et le fait avec t a n t de bonheur q u ' u n de ses compatriotes, ami de l'auteur de ces lignes, l'américaniste M. Marius André, a compté cinquante et quelques erreurs en moins d'une demi-douzaine de pages. E t les nombreuses erreurs de Seignobos ne sont pas seulement des erreurs de détail (1). (1) Cf. L'Action Française du 29 novembre 1920 : « A la suite « de l'écho paru avant-hier sur l'Histoire de la France coniempo« raine de Lavisse, Maurras a reçu la lettre suivante qui fortifie « nos réserves sur la valeur historique de cette publication. La « remarque de notre correspondant concerne la collaboration « de M. Charles Seignobos qui, comme on le sait, a été chargé « d'étudier la partie qui va de 1848 à nos jours :


— 13 — T r o i s i è m e e x e m p l e : M. F e y e l , q u i se d i t g é o g r a p h e et qui l'est officiellement, a écrit u n livre destiné a u x j e u n e s gens q u i v e u l e n t « s e p r é p a r e r à servir la c i t é . . . p a r la p r a t i q u e r a i s o n n é e du t r a v a i l h i s t o r i q u e » ; e n d ' a u t r e s t e r m e s , M. F e y e l p r é p a r e d e s c a n d i d a t s a u x consulats, et ceux-ci, formés p a r u n géographe, connaît r o n t l a p r e m i è r e s u r p r i s e d e l e u r c a r r i è r e le j o u r o ù ils a p p r e n d r o n t q u e C a r a c a s n ' e s t p a s u n p o r t d e m e r . L u c i e n se p l a i g n a i t d ' u n h i s t o r i e n q u i a v a i t t r a n s p o r t é e n M é s o p o t a m i e l a ville d e S a m o s a t e , s a p a t r i e ; les h a b i t a n t s d u V é n é z u é l a o n t v u leur capitale transportée sur la côte p a r u n géographe « Mon cher ami, En confiant à M. Seignobos la rédaction d'uno « partie de son Histoire de la France contemporaine, M. Lavisse « a eu la main bien malheureuse !... Sans entrer dans des détails « qui demanderaient de trop longs développements, je me borne • à une seule affirmation : dans l'Histoire contemporaine de • M. Seignobos, il y a un chapitre contenant quarante-deux « erreurs de faits ou de dates en une dizaine de pages. Que di« rait-on d'un historien américain qui écrirait qu'en 1788, le « général Bonaparte provoqua un mouvement révolutionnaire « contre Louis XVI 1 Ce sont de ces bourdes que Seignobos t écrit sur l'histoire de l'Amérique. Elles sont parfois tellement « pressées qu'on en compte quatre ou cinq en moins de dix « lignes et qu'elles produisent des effets de grotesque et d'in« cohérence qui devraient sauter aux yeux des étudiants igno« rants mais de bon sens. J e me réfère à un seul chapitre dont « j'ai fait une étude attentive, mais il n'est pas téméraire de a douter de la véracité des autres. Voilà l'accusation nettement « formulée. J ' a t t e n d s que M. Seignobos me mette en demeure « de faire l a p r e u v e . S'il se tait, j'enregistrerai son silence comme « un aveu. S'il me donne un démenti, il nous restera à examiner » comment et devant qui la discussion devra être portée ; mais, « avant de la commencer, il y aura lieu, je pense, de déterminer « les sanctions et conclusions qui seront prises, soit contre moi, « s'il est prouvé que je me trompe, soit contre M. Seignobos, « si je fais la preuve que c'est un ignorant et qu'il nuit au pres« tige de la science française. Bien cordialement. Marius André, « consul de France. » « Nous serons heureux de lire la réponse de M. Lavisse ou celle de M. Seignobos au défi public qui leur est lancé. »


— 14 — patenté, non par u n simple rhéteur sans autorité. Il serait mesquin de s'arrêter à ces petits détails, à ces minuties, à ces erreurs vénielles, comme de reprocher à M. Peyel d'avoir fondé en 1718 la vicer o y a u t é de Buenos-Aires, car son ouvrage n'est point u n ouvrage vulgaire, sans critique, copié sur d'autres copies. On y trouve des indications d'une originalité si rare que l'on peut considérer cet historien et ce géographe, non seulement comme u n innovateur en histoire et en géographie, mais encore comme u n créateur en ethnographie. « Là colonisation espagnole, dit-il, a toujours été (sauf à Cuba) limitée à la côte e t se p r a t i q u a i t par des aventuriers et conquistadores, non par des familles constituées. » Pour M. Feyel, il n ' y eut point de colonisation espagnole au Mexique, dans la Nouvelle-Grenade, ku Pérou, en Bolivie, au Paraguay, à Mendoza, à Salta, à Córdoba... La biologie de M. Feyel est également d'une nouveauté singulière. Tout le monde connaît la grande variété ethnographique dés pays hispano-américains. Certains n ' o n t qu'une population créole. Ailleùrs, à côté des créoles, il y a des métis et des Indiens ; ailleurSj des créoles, des nègres et des mulâtres ; et il est des pays où se t r o u v e n t réunis tous ces éléments. Pour M. Feyel, la population de l'Amérique espagnole est indienne, mais avec cette particularité quë l'auteur appelle créole cette population indienne, et ce troisième t r a i t non moins curieux que cette population dite créole et considérée comme indienne résulte d ' u n mélange de la race blanche et de la race rouge. Comme la colonisation était limitée à la côte, « les femmes indigènes conservèrent la race ». Jusqu'ici, t o u t le monde pensait qué l'union d'hpmmès et de femmes de race différente produit une race nouvelle. Mais alors, que deviennent ces créoles que Feyel présente comme distincts « d'une mince couche de population blanche » ? Cette œuvre savante, publiée à Paris au x x e siècle,

1:


-iis*perpétue, comme celle de Cunningham, l'image de l'aventurier espagnol qui se consacre uniquement à l'exploitation des richesses minières, extermine la population indigène et achète chaque année des milliers de nègres pour les enterrer dans les galeries souterraines. Dans l'Amérique espagnole, on ne sème pas u n grain de blé, on n'élève pas une vache ni u n mouton ; dans l'Amérique espagnole, il n ' y a point d'arbres fruitiers, point de canne à sucre, point de café ; dans l'Amérique espagnole, on ignore les écoles, les églises, les palais, les aqueducs ; dans l'Amérique espagnole, tout est crime et luxure, comme on dit en citant Juvénal. Lord Bryce, l'ex James Bryce, l'historien du Saint Empire Bomain Germanique et des institutions politiques des Etats-Unis, a consacré un livre à l'Amérique du Sud. Dans ce récit de voyage, il n'est question que des Espagnols perfides, des Espagnols rapaces, des Espagnols destructeurs, des curés qui dévoraient leur propre troupeau, des bûchers de l'Inquisition, enfin de t o u t ce qui aurait pu se regarder comme une mode intellectuelle déjà bien vieille cinquante ans a v a n t que Brycë f û t vieux. E t le vieux druide écrit t o u t cela avec u n tel sérieux que l'on se demande si le dédain le prive de ses qualités d'historien oti s'il s'est fait historien pal- horrëUr congénitale de l'histoire. E t , comparant les Espagnols aux barbares adeptes des sacrifices humains : « Quelle différence y at-il ? » se demande l'historien James Bryce, aujourd'hui noble et toujours illustre (1). Visiter l'Amériqûe du Sud sans discuter une seule des idées de Humboldt, sans connaître une seule des relations de la période coloniale, sans autre bagage que (1) James Bryce, Author of the Holy Roman Enlpire, the American CommonweaUh, etc., South America, London, Macmillan, 1912, p. 92, 94, 103, U 7 et 165.


— 16 — des notions incohérentes tirées de quelques conversations, c'était se proposer de faire u n livre de vision directe, u n livre anecdotique de promeneur, alors précisément que l'impression immédiate ne sert de rien pour juger le passé. Ainsi, des œuvres magistrales comme celle de Cunningham, où, par une lamentable insuffisance, l'auteur juge le Mexique du x v m e siècle d'après les Antilles du x v i e , des manuels grotesques de professeur patenté, des répertoires frivoles de vieillards irritables fortifient l'opinion vulgaire sur l'œuvre colonisatrice de l'Espagne. S'il s'agissait de la Grèce, de Rome, de l'Angleterre, de la Hollande ou de quelque a u t r e pays, la critique européenne n ' a d m e t t r a i t point de si audacieuses irrévérences. Mais la critique européenne laisse passer t o u t ce qui se rapporte à l'Espagne, parce que, pour elle aussi, plus d'une fois, l'Afrique commence a u x Pyrénées (1).

(1) Malheureusement, en effet, MM. Selgnobos, de Launay et Feyel no sont pas des isolés. Nos écrivains et nos journalistes les plus distingués, pour nous limiter à la France, font preuve d'une ignorance inconcevable dès qu'ils parlent de l'Espagne, du Portugal et de l'Amérique hispano-portugaise. M. Marius André a signalé nombre de ces bévues dans ses chroniques de la Revue de l'Amérique latine. Voici une perle qui lui a échappé ; elle est tirée d'un article de M. P.-B. Gheusi, intitulé Les Derniers Allantes [Le Figaro, 10 mai 1922) : « Le pays des Aztèques (c'est moi qui souligne), dont la conquête brutale des Pizarre détruisit les rites millénaires... » E t le Figaro a la prétention d'être particulièrement bien informé des choses d'Amérique latine ! Plus récemment, on pouvait lire, dans un excellent article consacré par Fidus à M. André Bellessort, ce jugement sur le Chili : « Ce pays sans monuments, sans souvenirs, sans passé », et, plus loin, ces lignes : « Rien ne l'a plus préoccupé dans le « passé que le rôle extraordinaire des grands aventuriers Espa« gnols, Portugais, de ces Pizarre et de ces Alvaro (Alvarado 1 « Almagro ?) qu'il avait rencontrés à son premier voyage en « franchissant les Cordillères, ou de ce Magellan dont le génie


— 17 — Dans l ' é t a t actuel des idées relatives a u x provinces coloniales de l'Espagne, une brève discussion de faits et une t e n t a t i v e de synthèse t r o u v e n t n a t u r e l l e m e n t leur place. Ce livre n'est donc point, il f a u t le répéter, u n plaidoyer écrit de parti pris, mais une simple contribution à la reconstruction de l'histoire h i s p a n o américaine. Madrid, septembre 1920.

« avait trouvé la roule des Indes occidentales. C'était l'épopée « de Camoëns, le thème magnifique du rapprochement des t mondes. Partout, celle œuvre étonnante n'avait laissé qu'une i traînée de ruines et de carnage ». (Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1924, p. 331 et 338.) (R. R.)

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CHAPITRE DE

COLOMB

PREMIER A

MAGELLAN

L'Amérique n'a pas été découverte en u n jour ni par u n seul homme. Elle a été découverte en deux siècles par u n grand nombre d'hommes et par plusieurs nations. Mais presque tous ces hommes étaient E s p a gnols, et c'est l'Espagne qui a fourni le plus grand effort. On a divinisé Colomb et déformé son exploit selon la théorie fallacieuse qui prétend expliquer le mouvement social par l'action personnelle de certains grands hommes, figures solitaires sans prédécesseurs, sans auxiliaires, sans postérité. On a voulu faire de Colomb u n m a r t y r , u n devin, u n héros, u n saint au milieu des méchants, u n v o y a n t entouré d'aveugles, u n audacieux en péril d'être jeté à la mer par la conj u r a t i o n des couards. Tout cela n'est qu'invention romantique, fantaisie sans poésie, et, pour les neuf dixièmes, propagande contre l'Espagne. Quelques savants ont fait descendre la découverte de l'Amérique, si je puis m'exprimer ainsi, des nuages sur la terre, et leurs t r a v a u x nous p e r m e t t e n t d'apprécier la valeur proportionnelle des différents facteurs de l'événement. Si la découverte a v a i t été une œuvre purement individuelle, le rôle de l'Espagne aurait commencé et fini avec Christophe Colomb ; mais, s'il est vrai que Colomb lui-même a joué u n rôle énorme, non par son idée, car l'idée était générale et diffuse, ni par la générosité de ses aspirations, car tous ses


— 22 — mobiles étaient intéressés, mais par sa volonté passionnée, sa fougue mystique et son amour de la nature, et si la collaboration de la Cour des Rois Catholiques, de beaucoup de grands et de beaucoup de personnages officiels a été provoquée par de nobles sentiments, le plus admirable dans l'entreprise de Colomb f u t l'intervention de l'élément populaire (1). Colomb fit quatre voyages. Au cours du premier, il découvrit les Lucayes et deux des Grandes Antilles : Cuba et Haïti ; au cours du second, quelques-unes des P e tites Antilles et la J a m a ï q u e ; au cours du troisième, l'embouchure de l'Orénoque et une petite partie de la côte septentrionale du continent sud-américain jusqu'à Cubagua ; et, au cours du quatrième, la côte de l ' I s t h m e depuis le golfe de Honduras j u s q u ' a u golfe du Darién (2). Pour le découvreur, Cuba était u n continent asiatique, le continent sud-américain u n continent inconnu des Anciens, et la région de l'Amérique centrale, objet de son q u a t r i è m e , voyage, une zone où l'on pouvait trouver le détroit de Catigara. Colomb m o u r u t donc fasciné par les miroitements de son rêve asiatique. Le voyage de Vasco de Gama (8 juillet 1497-10 juillet 1499) suggéra à Colomb l'idée de rechercher dans la mer des Caraïbes u n passage vers les terres de l'Inde, que les Portugais venaient de visiter. Dans le temps, l'activité géographique de Colomb s'étend du 3 a o û t 1492 au 7 novembre 1504. Mais pend a n t ces onze années, Vicente Yáñez Pinzón, J u a n Díaz de Solís et d'autres marins espagnols, au cours (1) Cf. Carlos Pereyra, Descubrimiento y Exploración del Nuevo Mundo, Madrid, Calleja, 1920. Voir particulièrement La quimera geográfica de Cristóbal Colón. (2) Premier voyage de Colomb : 3 août 1492-15 mars 1493. Deuxième voyage : 25 septembre 1493-11 juin 1496. Troisième voyage : 30 mars 1498-25 novembre 1500. Quatrième voyage : 11 mai 1503-7 novembre 1504.


— 23 — d'expéditions que nous connaissons mal, découvrirent, depuis la côte septentrionale du Honduras, les côtes du golfe du Mexique, la Floride, les Garolines, la Virginie et peut-être les Bermudes. A défaut de relations, nous avons comme document sur l'activité des explorateurs espagnols p e n d a n t cette période la célèbre carte dessinée au Portugal pour Alberto Cantino, agent du duc de Ferrare. Sur cette carte, que Cantino e m p o r t a en Italie en 1502, figurent entre autres ces noms géographiques (côte de la Floride) : Bio de las Palmas, Bio de los Lagartos, Bio de Don Diego, Bio de las Almadias, Cabo del Gato, Cabo Santo (1). Fiske dit que, d'après l'histoire traditionnelle de l'Amérique, Ponce de León f u t le premier qui a b o r d a en Floride, le jour de la Pentecôte 1502 ; mais, selon certains documents cartographiques, il considère comme sûr que l'on connut la Floride a v a n t 1502 et qu'à cette époque déjà les marins espagnols ne prenaient plus pour u n continent l'île de Cuba [Op. cil., tome I I , p. 79), d o n t Colomb a v a i t visité la partie méridionale, lors de son deuxième voyage : Colomb a v a i t prétendu forcer ses compagnons à affirmer sous serment qu'ils regardaient Cuba comme u n continent. Il est probable que rien n'a a u t a n t contribué que cet acte de mauvaise foi, d ' a b u s de force et de charlatanisme scientifique à faire perdre à Colomb t o u t e son autorité. L'activité des explorateurs espagnols prit u n grand essor à partir de l'année 1497 ; à ces expéditions mal connues se trouve étroitement lié le nom d'Amérie Vespuce (2). Nous avons déjà vu que ces expéditions, d o n t les (1) John Fiske, The Discovery of America, tome II, p. et 77-78. (2) Dans la seconde partie de mon livre cité plus haut, intitulée El enigma de Américo Vespucio, j'ai discuté en cette question, compliquée par l'invention d'une rivalité l'explorateur génois et l'explorateur florentin.

20-21 partie détail entre


— 24 — résultats se trouvent consignés sur la carte géographique de Gantino et sur celle de J u a n de la Cosa, dont il sera traité plus loin, sont le premier pas, en quelque sorte, des Espagnols vers le golfe du Mexique et les côtes de l'Atlantique septentrional. Mais l'activité espagnole se porta surtout vers la mer des Caraïbes et le sud de l ' O c é a n Atlantique. Le pilote et cartographe J u a n de la Cosa fit avec Alonso de Ojeda un voyage au cours duquel il traversa l'Atlantique et arriva au nord du Brésil actuel. Puis il remonta la côte jusqu'au cap de la Vela, en passant par les golfes de Paria et de Maracaïbo (16 mai 1499-juin 1500). Vicente Yáñez Pinzón atteignit, sur les côtes du Brésil, 8 degrés de latitude Sud ; de ce point, il mit le cap sur le Nord. Ce voyage eut lieu entre décembre 1499 et septembre 1500. Diego de Lepe alla plus au Sud, car il atteignit le 10 e degré de latitude, au cours d ' u n voyage extrêmement rapide, entre janvier et juin 1500. L'année 1500 est mémorable par l'expédition du Portugais Alvares Cabrai ; en se conformant aux instructions nautiques d'aprcs lesquelles pour gagner les Indes par la route du cap de Bonne-Espérance il fallait s'écarter des calmes du golfe de Guinée, Cabrai aborda sur les côtes du Brésil, entre 12° et 16°30, par hasard, selon les uns, volontairement, selon les autres (1). J u a n de la Cosa explora avec Rodrigo de Bastidas, notaire de Triana, la Côte des Perles et les environs de Portobello, dans le Darién. (Octobre 1500-septembre 1502.) A la même époque se place la fameuse expédition (1) Cf. Robert Ricard, Le problème de la découverte du Brésil {Bulletin Hispanique, janvier-mars 1923, p. 59-80). — La découverte du Brésil était inévitable, car cette région se trouvait sur la route naturelle du Cap de Bonne-Espérance. J'étudierai longuement cette question dans un livre actuellement en préparation, De Marco Pola a Mendes Pinto.


— 25 — portugaise de Vespuce (14 mai 1501-7 septembre 1502). On explora au cours de ce voyage la côte sud-américaine du 5 e degré au 3 4 e ; après s'être avancé en mer libre vers le Sud-Est, j u s q u ' a u 54 e degré, l'expédition r e v i n t à Lisbonne. La relation de Vespuce eut u n retentissement énorme dans les milieux géographiques. Ghristovâo Jaques, à son tour, visita les côtes brésiliennes et patagoniques ; il atteignit le 52 e degré en 1503. Excités par la concurrence portugaise, les Espagnols, dirigés par J u a n de la Cosa et Vespuce, en cherchant u n passage dans la région du Darién, lors de l'expédition qui eut lieu de mai à décembre 1505, rencontraient les placers aurifères de l'Atrato. Deux ans plus t a r d , La Cosa et Vespuce revenaient au Darién pour reprendre leurs explorations et les poursuivre (marsnovembre 1505). De nouveau unis, Vicente Yáñez Pinzón et J u a n Díaz de Solís visitaient les côtes du Brésil jusqu'au 40e degré (29 juin 1508-octobre 1509). E n 1512, J u a n Ponce de León entreprenait le premier voyage historique à la Floride, cinq ans après que Sebastián de Ocampo, parti de Haïti, eut fait par mer le tour de Cuba. E n 1516, Solís arrivait au Rio de la P l a t a et mourait sur ses rives, tué par les indigènes. E n 1517, Francisco Hernández de Córdoba, avec le célèbre Antón de Alaminos comme pilote, explorait minutieusement les côtes de Y u c a t a n , et il aboutissait à des résultats t o u t nouveaux. E n 1518, J u a n de Grijalba explorait le golfe du Mexique et f r a y a i t le chemin à la conquête de Cortés. Lui aussi était accompagné d ' A n t ó n de Alaminos. Ainsi les explorations des Espagnols peuvent se diviser en deux classes : celles qui avaient pour fin immédiate la colonisation et n'étaient que l'expansion n a t u relle des centres primitifs établis dans les Grandes


— 26 — Antilles, et celles qui visaient les régions indiennes dea aromates, de l'ivoire et de la soie. Un aventurier besogneux, de beaucoup supérieur à tous les colonisateurs du Darién et de Veragua, homme génial qui comprit la valeur immense des terres américaines,traversa l ' I s t h m e et découvrit en 1513 l'Océan Pacifique, ou Mer du Sud, comme on l'appela alors. Cet homme, Vasco Nûnez de Balboa, commençait à préparer avec méthode et énergie l'exploration des côtes sud-américaines du Pacifique, lorsqu'il f u t arrêté dans son entreprise par l'autorité jalouse et malveillante du gouverneur Pedrarias Dâvila. Tandis que la découverte de la Mer du Sud invitait les Espagnols à entreprendre des expéditions vers le Sud en p a r t a n t de l'île des Perles, afin de conquérir le fabuleux Birû dont parlaient les Indiens, les progrès des Portugais a u x pays des épices précipitèrent u n des événements critiques dans la marche des explorations. A v a n t de s'intéresser exclusivement aux côtes méridionales de la Terre Ferme et à son prolongement occidental, il était nécessaire de déterminer la véritable situation de cette Terre Ferme par r a p p o r t a u x Moluques, afin de les revendiquer contre le Portugal et de fixer la route commerciale qui les relierait aux ports espagnols. Après l'expédition de Vasco de Gama a u x Indes, Almeida arrivait à Geylan en 1506, Sequeira à Malacca en 1509 r Abreu et Serrâo aux Moluques, les véritables îles des aromates, en 1512. Le Portugais Fernand de Magellan, homme doué des aptitudes les plus extraordinaires, arriva en Espagne avec le projet de chercher u n passage vers les Moluques ; ce projet impliquait l'existence d ' u n détroit entre la terre de Solis et de Vespuce et u n contin e n t austral dont l'existence faisait partie des notions géographiques courantes. L'Espagne disputerait ainsi au Portugal le commerce des Moluques et monopoliserait celui de la Chine, où a v a i t abordé en 1517 le


— 27 — Portugais Andrade. Le projet f u t accepté et Magellan fit voile le 20 septembre 1519 ; après la traversée la plus prodigieuse qui ait jamais été faite, il m o u r u t t r a g i q u e m e n t dans une des Philippines ; Sebastián Elcano sur la Vicioria revint en Espagne par le cap de Bonne-Espérance. Le 8 septembre 1522, une caravelle espagnole a v a i t terminé le premier voyage a u tour du monde.


C H A P I T R E II DE MAGELLAN A ESTEVAO

GOMES

Le globe terrestre a v a i t été divisé en deux hémisphères par une bulle du P a p e Alexandre VI (4 mai 1493), puis par le traité de Tordesillas (7 juin 1494), qui déterminait les zones d'influence des deux grandes nations maritimes, l'Espagne et le Portugal. Cette ligne coupait le Brésil actuel, et dans l'Archipel des Epices laissait une zone contestée. Pour trancher amicalement le différend, une conférence se réunit à Badajoz, assistée des cosmographes les plus illustres. « Ils passèrent de nombreuses journées, dit Gômara, à examiner des globes, des cartes et des relations ; chacun faisait valoir son droit et ils disputèrent terriblement. » La conférence de pilotes et de cosmographes ne décida rien et, en 1529, une transaction diplomatique a t t r i b u a les Moluques au Portugal d'une façon provisoire, en échange de 350.000 ducats d'or remis à l'Espagne à u n titre équivoque ; les îles appelées depuis Philippines f u r e n t laissées à Charles-Ouint. Les Portugais restèrent libres d'exploiter commercialement la r o u t e orientale, et, cependant, les Espagnols négligèrent d'une manière inexplicable celle du détroit de Magellan. On continua de chercher le passage vers une r o u t e directe. On fit quelques tentatives au nord du SaintJ o h n ' s River, en Floride, car on a v a i t constaté q u ' e n t r e ce point et le détroit de Magellan le continent f o r m a i t une ligne ininterrompue.


— 29 — Les explorations faites dans ce dessein allaient chaque fois plus au Nord, et c'est au bout de trois cents longues années seulement, en 1854, que l'on t r o u v a le passage, d'ailleurs commercialement inutilisable, appelé passage du nord-ouest. Le premier explorateur qui fit des tentatives d a n s ce sens f u t le licencié Lucas Vâzquez de Ayllôn ; il explora à l'embouchure du J a m e s River et, dans la baie de Chesapeake, la terre appelée alors de Chicora et de Gualdape. Il est bon de rappeler que les côtes de l'Amérique du Nord avaient été déjà découvertes e t que le premier explorateur européen de cette époque qui vit le contin e n t américain f u t J e a n Cabot, Génois naturalisé Vénitien ; il était parti du port de Bristol, centre des pêcheries islandaises, où il s'était établi, à la recherche d'îles imaginaires q u ' o n plaçait à l'Ouest de l'Irlande : le Brézil et Antillan. Cabot eut peut-être des prédécesseurs, mais le fait certain est que le marin italien part i t de Bristol en mai 1497 et que, après avoir a t t e i n t le K Territoire du Grand K h a n », c'est-à-dire la côte chinoise, où il croyait être arrivé, il revint au mois d ' a o û t à Bristol. D'après les nouvelles répandues en Angleterre, Cabot a v a i t découvert les îles du Brézil et les Sepl-Cités, et le « Territoire du Grand K h a n ». Le public appelait Cabot le Grand Amiral et les Anglais étaient fous de leur Grand Amiral, vêtu de brocart. E n avril 1498, p a r t i t une nouvelle expédition. Elle devait suivre la côte vers le sud à la recherche de Cipango. Un des cinq ou six navires de l'expédition regagna l'Irlande ; des autres, nous ne savons rien, et nous ignorons le sort de J e a n Cabot qui, probablement, m o u r u t p e n d a n t le voyage. Le fils de Cabot, Sébastien, organisa peut-être entre 1501 et 1503 une troisième expédition anglaise, sur laquelle nous n ' a vons que des renseignements peu sûrs. Aux

expéditions

anglaises

de

Cabot

succédèrent


— 30 — de nouvelles expéditions portugaises. E n effet, les découvertes de Cabot dans la région du cap Breton révélaient l'existence de territoires t o u t proches de la ligne de démarcation, si ce n'est même à l'est de cette ligne, c'est-à-dire dans la zone portugaise. Deux hommes de h a u t e naissance, les frères Gaspar et Miguel de Gorterreal, firent plusieurs voyages à partir de 1500 ; Gaspar en fit deux, en 1500 et 1501 ; il se perdit avec une de ses embarcations. Miguel p a r t i t à sa recherche la même année, et la tragédie se renouvela, ¡car, si deux caravelles revinrent, celle de Corterreal se perdit. On croit que ces voyageurs explorèrent la même zone que les Cabot, c'est-à-dire la côte qui s'étend du Labrador à la baie de F u n d y . Ces régions excitaient la convoitise de tous les navigateurs et, bien que les côtes s'appellent Terra del re de Porlogallo sur la carte de Cantino, les Bretons, les Normands, peut-être les Basques et ensuite les Anglais y vinrent pêcher la morue. Tels étaient les antécédents de l'exploration des côtes nord-américaines, qui reprenait en 1524 avec l'expédition de Lucas Vázquez de Ayllón au James River et à la baie de Chesapeake. N ' a y a n t pas rencontré le passage du nord-ouest, Vázquez de Ayllón obtint la permission de fonder une colonie et dressa en 1526 le plan d'une ville appelée San Miguel, sur l'emplacement de la J a m e s t o w n actuelle (Virginie). Vázquez de Ayllón a v a i t avec lui près de six cents colons espagnols et u n bon nombre d'esclaves noirs. Il m o u r u t des fièvres et sa t e n t a t i v e échoua. E n 1525, u n marin portugais nommé Estevâo Gomes, déserteur de l'expédition de Magellan, f u t autorisé par la couronne d'Espagne à chercher le passage du nord-ouest. Il ne le trouva point ; mais il fit une des explorations les plus notables et les plus complètes des côtes de l'Amérique du Nord ; il les suivit, en effet, du Labrador à la Floride. Il visita l'embouchure


— 31 — d u Gonnecticut, celle de l ' H u d s o n et celle de la Delaware. Pierre Martyr dit de ce voyage (1), avec le plus profond dédain, qu'il revint dix mois après son d é p a r t sans avoir pu découvrir, comme il l'avait promis, ni le Détroit ni le Gathay. « J ' a i toujours pensé, ajoute-t-il, que les pensées de cet homme étaient vaines. » Les Français ne parlaient point avec le même dédain de leur explorateur, le Florentin Giovanni Verrazzano, qui v i t l'Hudson et qui, corsaire au service de F r a n çois I e r , s'empara des présents envoyés par Cortés à Charles-Quint. P o u r s u i v a n t ses commentaires sur le voyage d ' E s t e v â o Gomes, Pierre Martyr écrit : « Il t r o u v a cepend a n t des terres profitables, qui r é p o n d e n t à nos parallèles et à nos degrés polaires. » L'historien parle des produits de ces terres et se demande quel besoin les Espagnols pouvaient avoir de choses courantes parmi les Européens. Ce qu'il voulait, c'était que les explor a t e u r s se dirigeassent vers le sud, vers les richesses équatoiiales, et non vers les froids du nord. Fernández de Oviedo a t t r i b u e l'échec de Vázquez de Ayllón à l'incapacité militaire de celui-ci, qui était bon magistrat, mais mauvais capitaine. « Celui qui doit commander à des soldats, soldat doit être lui-même. » Mais dans son j u g e m e n t sur les terres du nord, qu'il considère comme profitables, ainsi que Pierre Martyr, on sent le désir qu'elles deviennent domaines de la Couronne, car il n'est point fasciné au même degré par les richesses équatoriales. Toutes ces terres étaient plates ; l'on y t r o u v a i t « des pins et beaucoup de chênes rouvres, de l'espèce (1) Cf. Pierre Martyr de Anghiera, De orbe novo, Dec. V I I I ; chapitre x. — Antonio de Herrera, Décadas o Hisloria general de los hechos de los castellanos en las islas y tierra firme del mar océano, déc. III, livre VIII, cliap. v i n . — Gonzalo Fernández de Oviedo, Historia general y natural de las Indias, cliap. x. —• Winsor, Narrative and crilical Hislory of America, IV, i, 30.


— 32 — qui donne 1a noix de galle, de chênes qui d o n n e n t les glands, des pieds de vigne sauvage, des châtaigniers aux petits fruits, de l'osier, des roseaux semblables à ceux d'Espagne, des noyers, des buissons de mûres, des mûriers et des lauriers ; beaucoup de sumac et de bons palmiers nains pareils à ceux d ' E s p a g n e et très bons ». Parmi les herbes, il y « a v a i t de l'oseille et du laiteron » ; mais ce qu'appréciaient s u r t o u t les Espagnols, d'accord en cela avec les Anglais et en particulier avec le capitaine Smith, qui disait : « La pêche est l'or de ce pays », c'étaient les richesses de la mer. « Sur les poissons, il y a beaucoup à dire, continue Oviedo ; la pêche dans le Rio Gualdap e s t une chose qui émerveille par la grande abondance de poissons et de poissons fort bons... » Mais le froid t u a les explorateurs, le froid et la faim, car « dans ces régions septentrionales où les h a b i t a n t s sont plus féroces et la terre très froide, il f a u d r a i t u n a u t r e attirail e t une a u t r e organisation que ceux qui conviennent pour les régions australes (1) ». Malgré tout, la moitié, le q u a r t peut-être de l'effort dépensé dans les terres du sud aurait suffi pour l'occupation du territoire où u n siècle plus t a r d commençaient à se constituer les colonies anglaises. Les E s p a gnols étaient encore libres d e choisir les points à coloniser, mais déjà l'élan était donné et il a u r a i t été peutêtre impossible d ' e n modifier la direction. Leurs explorations septentrionales ne formaient qu'une petite branche du grand courant qui les e m p o r t a i t vers le sud. Néanmoins, les historiens enregistraient avec orgueil et satisfaction la découverte d ' u n nouveau monde ; ils n ' y voyaient pas, comme Colomb, le paradis terres(1) Hisloria général de las Indias, islas y lierra firme del Mar Océano, por el capitàn Gonzalo Fernândez de Oviedo y Valdés, primer coronista del Nuevo Mundo, livre X X X V I I , chap. n i .


— 33 — tre, ni, comme Vespuce, u n continent antarctique inconnu des Anciens, mais simplement une ligne continue de côtes qui b a r r a i t l'Atlantique de l'extrême nord à l'extrême sud. Les Espagnols avaient parcouru t o u t ce que l'on connaissait de terres continues, « depuis le détroit que découvrit le capitaine F e r n a n d de Magellan, lequel est de l'autre côté de la ligne équinoxiale, du côté du pôle antarctique, j u s q u ' a u b o u t de la terre que nous connaissons, laquelle s'appelle Labrador et qui est du côté du pôle arctique ou septentrion ; la distance, en r a n g e a n t la côte, est de plus de 5.000 lieues de terre ininterrompue, ce qui semblerait au lecteur chose impossible en t e n a n t compte de ce que mesure ou a de circonférence t o u t le globe ». (Oviedo, op. cit., livre II, chapitre IER.)

5


CHAPITRE LA P É N É T R A T I O N

III

CONTINENTALE

La conséquence des explorations faites en Terre F e r m e de 1505 à 1507 par J u a n de la Cosa et Améric Vespuce, qui trouvèrent de l'or en cherchant dans la région de l'Atrato u n passage vers les Moluques, f u t la formation de deux colonies, l'une entre le golfe d ' U r a b a et le golfe de Maracaïbo et l'autre sur la côte de Veragua. Les deux colonies, dirigées respectivement par Alonso de Ojeda et Diego de Nicuesa, échouèrent, mais parmi les colons surgit, comme nous l'avons vu, la figure extraordinaire d ' u n jeune homme obscur et sans fortune qui, par son talent et son énergie, s'imposa et assuma le commandement. Le 25 septembre 1513, des hauteurs de la chaîne de montagnes qui partage l'Isthme en deux versants, Balboa découvrit à ses pieds l'Océan Pacifique, pour lui simple Mer du Sud, d o n t les Espagnols atteignirent pour la première fois le rivage le jour de la Saint-Michel. Un courtisan, Pedrarias Dâvila, f u t envoyé à l'Isthme comme gouverneur et amena avec lui de 1.200 à 1.500 hommes. Avec cet appoint, la colonie prit de l'importance, mais l'incapacité flagrante du gouverneur devait rendre stériles tous les efforts. La présence de Pedrarias Dâvila dans la nouvelle colonie signifiait, e t c'était le plus lamentable, la mise à l'écart de Balboa. L ' é v ê q u e , F r . J u a n de Quevedo, obtint néanmoins que l'on employât les géniales qualités d'initiative du jeune conquistador et, en effet, il f u t chargé de décou-


vrir le r o y a u m e fabuleux, célèbre par ses richesses en or, que nous avons déjà mentionné : le Birú. L'expédition, qui devait compter deux cents hommes avec six navires, f u t organisée par Balboa. C'était la première exploration maritime du Pacifique. Comme il n ' y a v a i t point de navires dans cet océan, il f u t nécessaire de désarmer ceux qui étaient dans le port d'Acla et de les transporter pièce par pièce à travers l ' I s t h m e . Une intrigue r e t i n t Balboa presque au m o m e n t du dép a r t il f u t arrêté par ordre du gouverneur Pedrarias Dávila et, curieux hasard, l'exécuteur de cet ordre f u t François Pizarre, le f u t u r conquérant du Pérou. Pizarre a v a i t exploré le golfe de San Miguel, et il f u t u n de ceux qui a p p o r t è r e n t les premières nouvelles de l'opulent Birú. Mais, d u r a n t le long gouvernement de Pedrarias, on ne fit aucune t e n t a t i v e d'exploration aussi sérieuse que celle de Balboa. A v a n t le voyage de Magellan, Pedrarias autorisa une expédition vers l'ouest. Il cherchait peut-être les îles des épices, car on ne pouvait pas savoir alors quelle énorme distance les séparait des côtes de P a n a m á . L'explorateur Espinosa arriva j u s q u ' a u cap Blanc en Costa Bica. Un nouvel explorateur, Gil González Dávila, en l u t t e contre Pedrarias, réussit à surmonter ses machinations et, à l'imitation du prodigieux Balboa, entreprit u n voyage de découverte en 1522. Il f u t absent u n a n et demi, et il revint à P a n a m á chargé d'or, après être allé jusqu'à la baie de Fonseca. Le Nicaragua et le Honduras f u r e n t à cette époque matière à contestations entre les Conquistadores. Le Nicaragua était réclamé par Pedrarias Dávila, qui alléguait les découvertes d'Espinosa, et par Gil González Dávila, à cause de sa récente expédition. D ' a u t r e p a r t , F e r n a n d Cortés, qui commençait la conquête du Mexique, a v a i t envoyé Cristóbal de Olid prendre possession du Honduras. A son tour, Cristóbal de Olid se souleva contre Cortés, et celui-ci d u t entreprendre une


— 36 — des plus audacieuses randonnées des conquistadors, qui le mena de Mexico au Golfe du Honduras. La route de l'ouest a y a n t été fermée par Cortés, et ensuite par Alvarado, qui s'établit au Guatemala, les gens de l ' I s t h m e reprirent leurs expéditions vers le sud. E n 1522, Pascual de Andagoya visita le golfe de San Miguel et projeta u n voyage de découverte qu'une crise de r h u m a t i s m e s l'empêcha d'exécuter. C'est alors que les deux célèbres conquistadors, François Pizarre et Diego de Almagro, s'associèrent avec Gonzalo de Luque pour la découverte et la conquête du Pérou. Lors de la première tentative, en 1524, l'expédition atteignit l'embouchure du Pao de San J u a n ; lors de la seconde, en 1526, le pilote Bar^ tolomé Ruiz vit la cime neigeuse du Chimborazo ; lors de la troisième, ce même pilote dirigea une petite expédition qui débarqua à Tûmbez et continua par la côte jusqu'à Trujillo. Pizarre s'en alla porter en Espagne des échantillons de la civilisation et de la richesse du Pérou et négocier avec la Couronne les clauses de la conquête. De retour à P a n a m á , il entreprit l'expédition finale, qui eut pour r é s u l t a t la soumission de l'immense territoire incasique. Un des épisodes les plus intéressants des divisions entre les conquérants du Pérou f u t l'expédition d'Almagro au Chili en 1535. Après l'exécution de ce conquistador en 1538, Pedro de Valdivia gagna le Chili en 1540 et commença la conquête du pays. Ce f u t la plus difficile de toutes les entreprises des Espagnols en Amérique. Valvidia m o u r u t en 1554, t u é par l'ennemi, et la guerre continuait encore à la fin du siècle. Le noyau indigène t i n t ferme d e v a n t le groupe conquér a n t qui ne p u t s'établir d'une façon solide qu'en s'app u y a n t sur le métissage, base et orgueil de la nationalité chilienne. E n 1539, François Pizarre envoya son frère Gonzalo prendre la direction de la province de Quito qui a v a i t


— 37 — été conquise par Sebastián de Belalcázar. Gonzalo Pizarre entendit parler du pays de la cannelle et, avec 350 Espagnols et 4.000 Indiens, entreprit la traversée des Andes. Excité par de nouveaux mirages, il descendit j u s q u ' a u Napo et, a p p r e n a n t que le pays merveilleux était au confluent du Napo avec une a u t r e grande rivière, il chargea Francisco de Orellana de descendre le Napo sur u n brigantin, avec 50 hommes. Orellana ne p u t pas revenir et préféra continuer t o u t droit d e v a n t lui. Il accomplit ainsi l'extraordinaire exploit de parcourir les 4.000 kilomètres qui le séparaient de l'embouchure. Il lutta contre la faim, la fièvre, les indigènes, les rapides et les courants ; arrivé à la côte, il la suivit, traversa les bouches de l'Orénoque, e t de là gagna Gubagua. Il alla en Espagne et organisa une nouvelle expédition à l'Amazone. Le gouvernement portugais souleva des difficultés ; elles f u r e n t écartées ; mais le plan d'Orellana échoua. Son expédition, qui commença sous de mauvais auspices, finit tragiquem e n t : l'infortuné explorateur y laissa la vie. Gonzalo Pizarre revint à Quito en juin 1542. Il a v a i t perdu les deux tiers de ses compagnons au cours d ' u n e randonnée que l'inextricable fouillis de la forêt tropicale a v a i t rendue extrêmement pénible. E n t r e la Côte des Perles et celle de l'Or, entre l'Apure, le Magdalena et le Meta, s'étendait u n pays mystérieux et chimérique que voulurent atteindre d e nombreuses expéditions, et qui f u y a i t d e v a n t les explorateurs. Parmi les expéditions qui pénétrèrent audacieusement dans l'intérieur, la plus heureuse f u t celle de Gonzalo Jiménez de Quesada, fondateur de Bogotá et de T u n j a . On ne reprit point les expéditions au Rio de la P l a t a i m m é d i a t e m e n t après celle qui f u t interrompue par la fin tragique de J u a n Díaz de Solis. Celui-ci a v a i t pénétré dans ce qu'il appelait la Mar Dulce. Il a v a i t mouillé d e v a n t l'île San Gabriel et continué avec la plus petite de ses caravelles j u s q u ' à l'île de Martin


— 38 — García, du nom de son dépensier, qui y f u t enterré. Il a v a i t poursuivi j u s q u ' à l'île de Solis, en face de l'embouchure du Paraná-Guazú, et, a t t a q u é par les Indiens, il était m o r t sur les bords de l ' U r u g u a y avec huit hommes qui l'accompagnaient. Lors de son expédition, Magellan pénétra aussi dans la Mar Dulce, mais il n'alla pas plus loin que Solis. Quelques compagnons de celui-ci s'enfoncèrent dans le continent, découvrirent l'argent du Pérou, et les échantillons qu'ils envoyèrent firent donner à la Mar Dulce le n o m de Rio de la Piala (Rivière de l'Argent). Sébastien Cabot, fils du Vénitien qui explora les côtes boréales de l'Amérique, f u t chargé, comme Garcia de Loaysa, dont il sera parlé plus loin, de faire le voyage des Moluques, mais, lorsqu'il arriva à la Mar Dulce, il voulut a v a n t t o u t visiter l'intérieur, e t les charmes du Cerro de la Piala lui firent oublier les îles des Epices. Gabot jeta l'ancre d e v a n t l'île de San Gabriel et organisa une expédition qui, en r e m o n t a n t l ' U r u g u a y , arriva presque au Rio Negro. Lui-même remonta le P a r a n á et fonda, au confluent de ce fleuve avec le Carcarañá, le fort d'Espíritu Santo. Il continua jusqu'à l'Apipé et, par le P a r a g u a y , arriva t o u t près du Pilcomayo, où les Indiens lui opposèrent une résistance tenace. Le fort d'Espíritu Santo f u t a t t a q u é et d é t r u i t : Cabot désespéra, et, sans aller aux Moluques, il a b a n d o n n a son entreprise coloniale ; il revint en Espagne quatre ans après son départ. Une a u t r e expédition, commandée par Simón de Alcazaba, et qui se proposait de reconnaître et d'occuper le sud du continent, débarqua au d é b u t de 1535, pénétra dans le pays et échoua. Quelques hommes qui p u r e n t se sauver, sur les 350 qui étaient partis d'Espagne, arrivèrent à Saint-Domingue l ' a u t o m n e de la même a n née, alors précisément que Pedro de Mendoza s'emb a r q u a i t à la tête de 2.000 hommes pour les côtes de la Mar Dulce. Ces explorateurs f u r e n t les premiers


— 39 — à désigner l'emplacement de Buenos-Aires par le n o m de Nuestra Señora del Buen Aire, patronne des navigateurs, d o n t le sanctuaire s'élève dans le faubourg de Séville appelé Triana, sur les bords du Guadalquivir. La nouvelle fondation échoua. L'hostilité invincible des Indiens, la faim et les maladies la détruisirent e n peu de temps. Mendoza voulut s'établir aux environs de l'endroit où Gabot a v a i t construit son fort et il appela le sien Corpus Ghristi. Découragé, il se r e m b a r q u a et m o u r u t p e n d a n t la traversée. Mendoza m a n q u a i t de la compétence nécessaire, mais il eut a v a n t de partir la louable idée de charger J u a n de Ayolas d'entreprendre une expédition dans l'intérieur. Le nouveau capitaine r e m o n t a le P a r a n á et le Paraguay, franchit le tropique du Capricorne, arriva jusqu'au 31 e degré e t , laissant une partie de ses forces sous le commandement de Domingo Martínez de Irala, se dirigea avec 120 hommes vers le h a u t plateau de la Plata. Il arriva, en effet,au Pérou, et, à son retour, il f u t a t t a q u é et tué a v e c tous ses compagnons. Domingo Martínez de Irala établit définitivem e n t le centre de la colonie à Assomption du P a r a guay, fit abandonner Buenos Aires et travailla avec obstination à l'organisation d e la colonie et à la pacification du pays. E x a m i n o n s m a i n t e n a n t comment ces hommes passaient du tropique du Cancer à celui du Capricorne et la rapidité de leurs voyages. Les bouches du Mississipi, dans le golfe du Mexique, avaient été découvertes par Alvarez de Pineda en 1519, année du d é b a r q u e m e n t de Cortés à Ulúa. E n 1529, Panfilo d e Narváez a t t e i g n i t la baie Apalache, e t , après une rapide exploration dans l'intérieur, r e v i n t à la côte : ses quatre navires avaient disparu. Les explorateurs cheminèrent à pied p e n d a n t u n mois au moins, et construisirent cinq barques pour suivre la côte. Au cours de cette expédition désespé-


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rée, ils rencontrèrent le courant du Mississipi qui se précipitait dans l'Océan sans se mêler à lui. Deux des barques se perdirent et Narvâez avec elles. Les autres gagnèrent la terre où ceux qui ne f u r e n t point tués par les Indiens m o u r u r e n t de faim et d'épuisement. Quatre seulement échappèrent : le trésorier de l'expédition, Alvar Nunez Cabeza de Vaca, Andrés Dorantes, Alonso del Castillo Maldonado et u n nègre appelé Estebanico de Azamor. Ils f u r e n t esclaves, commerçants, sorciers, en imposèrent aux Indiens, eurent les aventures les plus romanesques et parcour u r e n t près de 3.500 kilomètres parmi des tribus sauvages. Ils arrivèrent à Culiacân, sur le golfe de Californie, au mois de mai 1536, sept ans après le désastre du golfe du Mexique. Le golfe de Californie a v a i t été découvert par Cortés, qui, après la conquête du Mexique, t i n t à explorer les pays du nord-ouest comme ceux du sud (Guatemala et Honduras). La randonnée de Cabeza de Vaca suscita u n vif intérêt pour les régions du nord-ouest, et l'un des personnages qui contribuèrent le plus à augmenter cet intérêt f u t le célèbre franciscain F r . Marcos de Niza, homme aussi extraordinaire que Cabeza de Vaca. Il était allé au Pérou avec Pizarre, et au Guatemala avec Alvarado. Guidé par Estebanico, il se dirigea vers le nord-ouest du Mexique à la recherche des Sept Cités de la légende européenne, que l'imagination des conquistadors confondait avec les Sept Cavernes du Chicomoztoc aztèque. Après avoir erré cinq mois parmi les tribus de Cibola, F r a y Marcos revint à Culiacân en 1534. Six ans plus t a r d , en 1540, Francisco de Coronado p a r t a i t à la tête de la fameuse expédition organisée par le vice-roi Don Antonio de Mendoza. Cet explorateur découvrit le grand Canon du Colorado et atteignit presque les limites des E t a t s actuels de Kansas et de Nébraska. H e r n a n d o de Soto, compagnon de Pedrarias, explo-


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rateur du Costa Rica, conquérant du Pérou, homme de très grandes capacités et de très grande audace, p a r t i t de La Havane au printemps 1529, avec neuf navires p o r t a n t 620 hommes et 223 chevaux. II débarqua à l'ouest de la baie de J u a n Ponce et avança j u s q u ' a u S a v a n n a h . Les explorateurs eurent des rencontres sanglantes avec les Indiens et, au cours de l'une d'elles, à Mobile, à la fin de 1541, ils perdirent 170 hommes. Au printemps de 1542, ils traversèrent le Mississipi et, en suivant la rive occidentale, r e m o n t è r e n t jusqu'à la Nouvelle-Madrid. Ils prirent ensuite vers le sud ; le 21 mai, Soto m o u r u t des fièvres. Ses compagnons, découragés, construisirent de petites barques, descendirent le fleuve, puis suivirent la côte, et arrivèrent à T a m pico ; ils n'étaient plus que 311, sous le commandem e n t de Luis de Moscoso. Lorsqu'il arriva au Mexique, Alvar Nunez Cabeza de Vaca sollicita'en Espagne le gouvernement du P a raguay. Que pouvait demander de moins u n homme qui a v a i t traversé t o u t u n continent ? Il p a r t i t de Sanlûcar de Barrameda le 2 novembre 1540, avec cinq navires et 700 hommes, sans compter les équipages. II arriva au p o r t de Santa Catalina le 29 mars 1541, et, après avoir envoyé trois de ses navires j u s q u ' a u Bio de la P l a t a pour transporter les femmes, il entreprit une des randonnées les plus extraordinaires de l'histoire de la géographie, car il fit à pied 400 lieues en soixante-dix jours et il entra à Assomption le 11 mars 1542, sans avoir perdu u n seul homme. Les colons d'Assomption le reçurent fort mal, le déposèrent, le mirent en prison, confisquèrent ses biens et le renvoyèrent en Espagne. Martinez de Irala a v a i t été le chef de la conjuration, et c'est à lui qu'elle profita. Il f a u t dire qu'il racheta ces machinations déloyales par une prodigieuse activité. Il monta jusqu'à Chuquisaca, et envoya u n de ses compagnons rendre visite au licencié Lagasca à Lima.


— 42 — Ainsi, dans u n laps d e t e m p s bref, mais fécond, les Espagnols a v a i e n t sommairement exploré t o u t le contin e n t américain ; o n a v a i t pu les voir t o u t le long de la Cordillère américaine, du Nébraska, dans les E t a t s Unis actuels, au sud du Chili, du 40 e degré de latitude nord au 40 e degré de latitude sud. Ils avaient pénétré dans les q u a t r e bassins fluviaux de l'Amérique, celui du Mississipi, celui de l'Orénogue, celui de l'Amazone et celui du P l a t a . Ils s'étaient installés dans les vallées chiliennes et sur les hauts plateaux, f u t u r s centres de leur activité coloniale, eelui de Nouvelle-Espagne, celui de Nouvelle-Grenade et celui du Pérou.

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C H A P I T R E IV LE

PACIFIQUE

Fr. Garcia Jofre de Loaysa, commandeur de l'ordre de Saint-Jean, p a r t i t de la Gorogne le 24 juillet 1525 à destination des Moluques ; il devait passer par le détroit de Magellan et il avait emmené comme chef pilote et comme guide J u a n Sebastián de Elcano. Un m o m e n t , on ignora en Espagne la situation de Loaysa ; et, à cause des difficultés d'ordre international qui s'opposaient au d é p a r t d'expéditions directes pour les Moluques (elles étaient interdites par une convention avec la Couronne de Portugal), on d u t envisager l'envoi de caravelles de Colima ou de la province de Guatemala ; ces caravelles, t r a v e r s a n t le Pacifique, auraient mis en communication l'Amérique et les Moluques (1). Cortés a v a i t organisé une base navale jjour l'exploration des côtes et la recherche des îles. Ses marins et lui-même firent des expéditions dans diverses directions. On découvrit la mer de Cortés ou Golfe de Californie et on envoya au Pérou une expédition de secours commandée par H e r n a n d o de Grijalba ; auparav a n t , on avait armé dans l'autre mer trois caravelles et deux brigantins pour explorer la côte, de la Floride à Terre-Neuve, et on a v a i t organisé une autre expédi(1) Archives générales des Indes, Primer Legajo de Consultas de 1519-1552. Voy. Martin Fernández ,de Navarrete, Viajes, tome V, p, 330-334.


— 44 — tion de cinq navires et d ' u n brigantin sous le command e m e n t de Diego H u r t a d o de Mendoza pour reconnaître la côte, du Honduras au Darién. L'efïort dans la Mer du Sud a v a i t été plus grand, car u n incendie a v a i t détruit la première flotte que Cortés a v a i t presque complètement armée (1). Le conquérant du Mexique obéit aussitôt a u x ordres que donna l'Empereur d'aller à la recherche de Loaysa et de la Trinidad, navire de l'expédition de Magellan et de se m e t t r e en relation avec Sébastien Cabot, qu'on a v a i t envoyé a u x Indes, comme nous l'avons vu ; il organisa la célèbre expédition d'Alvaro de Saavedra, qui p a r t i t de Cihuatlán, dans le Sacatula, le 31 octobre 1527 avec deux navires et u n brigantin. Saavedra arriva au point fixé. Il se préparait à repartir en juin 1528 avec 70 q u i n t a u x de clous de girofle, mais les vents contraires l'empêchèrent de faire la traversée. Il alla j u s q u ' à l'archipel des Ladrones (Mariannes), à une distance de 380 lieues, puis à Mindanao et revint à Tidore en novembre. Il r e p a r t i t pour le Mexique en mai 1529 et navigua j u s q u ' a u 36 e degré dans la direction est-nord-est. C'est là qu'il m o u r u t ; « mais, a v a n t de mourir, il appela ses compagnons, et il leur demanda à tous de naviguer j u s q u ' a u trentième degré et, s'ils ne t r o u v a i e n t point le temps d'aller en Nouvelle-Espagne, de retourner à Tidore et de r e m e t t r e le navire et la cargaison au capitaine H e r n a n d o de la Torre, pour qu'il agît selon son gré au mieux des intérêts du Roi (2) ». Ils continuèrent j u s q u ' a u t r e n t e et unième degré, à douze cents lieues des Moluques, et mille de la Nouvelle-Espagne, mais ils d u r e n t retourner et mouillèrent à l'île de Gilolo, le 8 décembre 1529. (1) Manuel Orozco y Berra, Historia de la Geografía en Méjico, p. 8 sq. (2) Aacaecimientos en Molacas de los Castellanos de la Nao « Victoria », de la Expedición de Loaysa, y de La Nao « Florida » al mando de Alvaro de Saavedra, dans Navarrete, op. cit., tome V.


— 45 — Le problème du « retour de l'Ouest » restait donc sans solution ; on ne la t r o u v a que beaucoup plus t a r d . Le 22 avril 1529, l'Espagne t r a i t a avec le Portugal et se désintéressa des Moluques, où les Espagnols s'étaient maintenus avec beaucoup de constance, de loyauté et de bravoure, et cet arrangement paraissait suspendre l'activité maritime. E n 1542, Rui López de Villalobos p a r t i t de la Nouvelle-Espagne et découvrit les îles de Revillagigcdo. L'expédition passa ensuite par les Carolines et par l'archipel de Palaos et arriva à celui où Magellan a v a i t été t u é ; ce f u t alors qu'on lui donna le nom d'îles Philippines; en l'honneur de l'héritier de la Couronne. Les explorateurs tentèrent ensuite de revenir, mais ne réussirent qu'à gagner, les uns Boni, et les autres la Nouvelle-Guinée. On pouvait aller a u x Archipels ; on ne pouvait pas en revenir. E n 1564, on entreprit une expédition qui est restée fameuse, parce qu'elle marque le commencement de la colonisation des Philippines et parce qu'en faisait partie l'illustre navigateur qui t r o u v a la roule pour revenir du Ponanl. Cet homme était Fr. Andrés de Urdaneta, religieux du couvent de Saint-Augustin de Mexico. U r d a n e t a était originaire de Villafranca en Guipúzcoa. Une biographie fantaisiste le fait capitaine des guerres d'Italie. D'après des informations positives, il commença sa carrière sous Loaysa et c o m b a t t i t onze ans aux Moluques (1). Il voulut aller à la Nouvelle-Espagne avec Saavedra et, après l'échec de celui-ci, il regagna sa patrie, en 1536, par la route du cap de Bonne-Espérance. Il ret o u r n a a u x Indes avec Alvarado, remplit plusieurs charges et déclina le c o m m a n d e m e n t de la flotte qui, à la suite de son refus, f u t confiée à López de Villalobos (1) Voir, sur co singulier personnage, Vrdanela y .la conquista de Filipinas, estudio histórico, por el M. R. P. Fr. Fermín de Uncilla Arroitajàuregui, agustino, con un prólogo de D. Carmelo Ecliegaray, "Saint-Sébastien, 1907.


— 46 — e n 1542. Urdaneta prit l'habit en 1552 et il était retiré du monde lorsque, en 1559, le roi lui écrivit pour lui demander son sentiment sur le voyage a u x îles du P o n a n t et le prier de faire partie cle l'expédition. Le vice-roi lui offrit le c o m m a n d e m e n t ; il refusa, et on n o m m a à sa place Miguel Lôpez de Legazpi ; mais Urdaneta l'accompagna. Les colonisateurs des Philippines p a r t i r e n t d'Acapulco, le 21 novembre 1564. Legazpi chargea le P. Urdaneta de chercher la route du retour. L'expédition p a r t i t de l'Archipel le 1 e r juin 1565 et m o n t a directement jusqu'au 36 e degré de latitude. « La navigation f u t prospère et heureuse encore que fort pénible, car elle f u t longue et le bateau était pauvre en hommes et en commodités. Le P. U r d a n e t a se chargea de le piloter. Il f u t d ' a u t a n t plus nécessaire de recourir à sa compétence que le pilote et le maître d'équipage m o u r u r e n t en s o r t a n t du port. Du petit nombre de personnes qui allaient sur le b a t e a u , quatorze m o u r u r e n t ensuite, et les autres étaient si malades que lors de l'arrivée à Acapulco il n ' y avait pas u n homme capable de jeter l'ancre. Car les t r a v a u x des îles, les médiocres commodités du bateau et l'inclémence du climat les avaient tous mis hors de combat, si bien que t o u t le poids du gouvernement et de la m a n œ u v r e du bateau retomba sur les épaules de ce f a m e u x navigateur et de son compagnon. Le bateau arriva à Acapulco le 3 octobre 1565 ; on a v a i t trouvé le « retour de l'Ouest » et fixé la route commerciale des Philippines, qui, si longtemps, f u t le monopole des galions de la Nouvelle-Espagne ». (Manuel Orozco y Berra, op. cil., page 20.)


CHAPITRE V LUCTANTES

VENTOS...

Cinquante ans, les marins espagnols se sont a b a n donnés à cette griserie d'activité. Nous les avons suivis dans leurs entreprises les plus lointaines. Avec eux, nous sommes allés d'Andalousie à la mer des Caraïbes, de la Corogne aux Archipels, du Pérou à la Polynésie, des Philippines à Acapulco. Il serait impossible de résumer t a n t de voyages, dont l'histoire remplirait de gros volumes. Cherchons seulement quelques scènes capitales qui nous p e r m e t t e n t de mieux nous représenter l'agitation des esprits et de connaître la raison, s'il y en a une, de cette activité fébrile.

Colomb a fait son quatrième voyage d'exploration, e t il a parcouru ce que l'on appelle a u j o u r d ' h u i l'Amérique centrale, depuis le golfe de Honduras j u s q u ' a u Darién. Il a perdu déjà deux embarcations et il arrive à la J a m a ï q u e avec les d e u x autres rongées par les tarets. E n réalité, les deux b a t e a u x ne sont plus que deux pontons, et l'Amiral, abandonné et malade, n'espère plus guère survivre à cette terrible épreuve. La faim t o u r m e n t e les explorateurs, qui courent, en outre, le risque de mourir sous les coups des Indiens. Pour comble de malheur, des mutineries éclatent à bord, comme toujours lorsque commande Colomb. Les deux bâtiments avaient été tirés sur la rive et transformés


— 48 — en cahutes. E n dépit de la meilleure vigilance, il était facile a u x indigènes d'incendier ces habitations couvertes de paille. On avait distribué la dernière r a t i o n de biscuit et de vin. Un certain Diego Méndez, armé d'une épée, p a r t i t à la recherche de vivres avec trois compagnons. Les Indiens, pacifiques, secoururent les quatre Espagnols. Le chef du petit groupe s'entendit avec eux pour faire porter a u x b a t e a u x du pain de manioc, du gibier et du poisson, en échange de verroterie, de peignes, de couteaux, de sonnettes et d'hameçons. E t Diego Méndez s'en f u t ainsi, de village en village, jusqu'au b o u t de l'île. Il a v a i t acheté une excellente pirogue à u n cacique nommé Ameyro pour u n bassin de laiton, u n sarrau et une chemise. « Vous avez bien conclu u n accord avec les Indiens pour notre ravitaillement, dit Colomb à Diego Méndez ; mais, demain, ils seront d ' u n a u t r e avis, ils ne nous apport e r o n t rien, et nous ne sommes pas en é t a t de nous ravitailler par la force. J ' a i trouvé une a u t r e solution : c'est que, dans cette pirogue que vous avez achetée, quelqu'un d'entre nous tâche de gagner l'Ile Espagnole pour y acheter u n bateau ». Diego Méndez répondit : « Seigneur, le péril où nous nous trouvons, je le vois bien, qui est beaucoup plus grand qu'on ne saurait penser. Passer de cette île à l'Espagnole, dans une embarcation aussi petite que la pirogue, me paraît entreprise non seulement pleine de difficultés, mais p a r f a i t e m e n t impossible ; car traverser 40 lieues de mer au milieu d'îles dont la m u l t i t u d e rend les flots plus agités, je ne sais qui se risquerait à affronter u n péril aussi manifeste ». Colomb réunit ses compagnons et leur proposa l'affaire. Tous restèrent muets. Quelques-uns dirent enfin qu'il était impossible de traverser dans une pirogue u n golfe où s'étaient perdus de gros navires, qui n'avaient pu briser la violence des courants. Diego Méndez se leva et dit : « Seigneur, je n'ai qu'une vie.


— 49 — J'accepte de la risquer pour le service de Votre Seigneurie et le bien de tous ceux qui sont ici. J'espère que Dieu, Notre-Seigneur, qui voit mon intention, me sauvera comme il l'a fait d'autres fois ». Diego Méndez se recommanda à Dieu et à Nuestra Señora de la Antigua et, accompagné de quelques Indiens, navigua cinq jours et q u a t r e nuits. Il débarqua CI 11 CET p de San Miguel ou du Tiburón, après s'être arrêté dans l'îlot Navaza. Méndez résolut de laisser ses Indiens sur les rives charmantes où il était arrivé et, avec six des habitants, il suivit la côte en bateau p e n d a n t 80 lieues, sur les 130 qui le séparaient de la ville de Saint-Domingue, car, a v a n t d ' y arriver, il sut que le gouverneur était à J a r a g u a , qu'il gagna par terre en faisant à pied 50 lieues. Au b o u t de sept mois, il s'en alla encore à pied à Saint-Domingue, ce qui était u n voyage de 70 lieues, et comme, cependant, trois navires étaient arrivés, Méndez en fit envoyer u n à l'Amiral avec du pain, du vin, de la viande, des porcs, des moutons et des fruits ; lui-même revint en Espagne avec les deux autres. Quelle pension, quelles charges, quels honneurs fur e n t la récompense de Diego Méndez ? Voici ce que dit u n des articles de son t e s t a m e n t : « Que mes exécuteurs testamentaires achètent une pierre, la meilleure qu'ils puissent trouver, qu'on la place sur ma sépulture et qu'on y grave ces mots : Ci-gîl l'honorable gentilhomme Diego Méndez, qui servit fdèlemenl la Couronne royale d'Espagne dans la découvtrle et conquête des Indes avec l'amiral Christophe Colomb, de glorieuse mémoire, qui les découvrit, et, ensuite, tout seul, avec ses propres navires : défunt, etc... Je demande l'aumône d'un Paler nosler et d'un Ave Maria ». Les exécuteurs testamentaires ne cherchèrent point la pierre ou ne la trouvèrent point, ou n ' e u r e n t point de quoi l'acheter. Faites l'aumône d ' u n Paler et d ' u n Ave à l'infortuné Diego Méndez.

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Une pirogue est peut-être moins propre à la t r a versée du détroit qui sépare la J a m a ï q u e de- l'Ile Espagnole qu'une caravelle de 40 t o n n e a u x à celle de l'Océan Atlantique, mais ne faut-il pas, en t o u t cas, une très grande habileté et u n courage téméraire pour aller de l'Ile Espagnole en Galice ou à Lisbonne avec deux coquilles de noix comme la Pinla et la Niña ? Il est vrai que le tonnage ne fait pas t o u t . La Santa Maria était de 120 tonneaux, et elle n ' a u r a i t peut-être pas dominé les tempêtes furieuses du retour, que vainquirent la Pinla et la Niña. Il y a des époques où les hommes sont supérieurs a u x moyens d o n t ils disposent. Les explorations du x v e et du xvx e siècle se firent dans des conditions où la témérité jouait le plus grand rôle. Ce n ' é t a i t pas l ' a t t r i b u t d ' u n seul p e u p l e : Anglais, Français et Hollandais déployèrent a u t a n t d'audace que les Portugais et les Espagnols. Ainsi l'Anglais H u m p h r e y Gilbert se perdit avec une frégate de 10 t o n n e a u x (1). Les frères (1) Gilbert, auteur de la première tentative de colonisation anglaise en Amérique, partit de Plymouth le 11 juin 1538 avec cinq embarcations. La première, construite et commandée par son cousin, le célèbre Walter Raleigh, déserta le 13 juillet. Après avoir jeté les fondations de sa colonie à Terre-Neuve, Gilbert se dirigea vers le sud. Le 29 août, il perdit, à la hauteur du eap Breton, la plus grande des trois embarcations qu'il avait alors avec lui. E t deux jours après, le 31 août, il mit le cap sur l'Angleterre avec la Golden Hind et la Squirrel, la première de 40 tonneaux, la seconde.de 10. Il ne voulut pas quitter sa frégate et passer sur son grand navire, en dépit de toutes les instances, car il considérait que ce n'était point juste ni digne d'un chef. Le 9 septembre, pendant une tempête, le capitaine de la Golden Hind vit pour la dernière fois Gilbert sur la Squirrel, un livre à la main, et l'entendit prononcer les paroles : « On est aussi près du ciel sur la mer que sur la terre ». A minuit, les feux de la frégate disparurent ; la Squirrel avait été engloutie par les lames.


— 51 — Gorterreal se perdirent, comme J e a n Gabot, par u n excès de confiance en leur faible navire. Le IialfMoon de Hudson paraîtrait a u j o u r d ' h u i u n jouet, même pour naviguer sur le lac de Genève. Lorsque la San Gabriel de l'expédition de Loaysa resta séparée des autres vaisseaux, après avoir mouillé dans la baie de los Patos, par 27°30', elle r e ç u t une lettre de chrétiens qui étaient perdus dans ce pays lointain. L'écrivain du vaisseau pénétra dans l'intérieur pour s'informer de ce qui était arrivé à ces hommes et, trois jours après, il revint en disant que dix chrétiens d ' u n des galions de J u a n de Solis s'étaient perdus dans cette région. Quatre d'entre eux se trouvaient dans u n port voisin et offraient des provisions et de l'argent, par voie de troc avec les indigènes. Don Rodrigo de Acuña, capitaine du navire, s'en alla avec eux au p o r t ; l'écrivain et le trésorier se procurèrent de l'argent auprès des Indiens, et le chapelain baptisa les enfants des chrétiens. Au retour, le canot fit naufrage et quinze personnes m o u r u r e n t noyées, entre autres l'écrivain et le trésorier, qui r a m e n a i t deux arrobes de métal et deux marcs d'argent. Une fois le canot ramené au navire, après la réparation qui eut lieu quatre jours plus tard, les calfats et les charpentiers firent savoir que le contremaître Sebastián de Villarreal voulait rester à terre et demandait qu'on lui envoyât ses hardes. Quelques jours a u p a r a v a n t , neuf hommes avaient agi de même, les uns avec, les autres sans permission. On préparait l'envoi des hardes du contre-maître, lorsque les hommes de l'équipage vinrent u n à u n demander leur congé définitif. Le capitaine eut une peine extrême à les retenir, et beaucoup s'en f u r e n t à terre ; six d'entre eux restèrent à mener la vie sauvage. Quelques jours après, deux mousses gagnèrent la côte dans le canot et, le canot s ' é t a n t brisé contre les rochers, s'enfoncèrent dans l'intérieur du pays. Au lieu de continuer vers


— 52 — les Moluques, le capitaine résolut de charger du bois de Brésil à la baie de Tous-les-Saints (Bahía),pour revenir en Espagne. D u r a n t cette opération, les Indiens lui t u è r e n t sept marins et deux mousses. Il quitta la baie et trouva en s o r t a n t u n chrétien qui vivait depuis quinze ans parmi les Indiens, à la suite de la perte de son navire. Aux derniers jours d'octobre, la San Gabriel arriva dans u n é t a t déplorable à l'embouchure du Bio Sâo Francisco. Elle y rencontra trois galions français. Leur capitaine entra en conversation avec Don Rodrigo, et celui-ci d e m a n d a des calfats et des charpentiers pour réparer son bateau. Le travail n ' é t a i t pas encore terminé, et Don Rodrigo se t r o u v a i t souff r a n t , lorsque le capitaine des galions français lui d i t : « Notre roi est en guerre avec votre empereur. Rendez-vous, car, si vous ne vous rendez pas, nous vous tuerons et nous vous couperons la tête ». Don Rodrigo s'en f u t en canot au bateau français avec de l'argent et son sifflet de commandement. Quand le capitaine espagnol f u t au pouvoir des Français, ceux-ci a t t a quèrent le bateau espagnol, profitant de ce qu'il était en réparation. Mais le pilote J u a n de Pilóla fit de la résistance. Acuña voulait se rendre ; Pilóla coupa les amarres et gagna la pleine mer. H u i t jours après, deux des galions rencontraient le navire au cap SaintAugustin, mais, le v o y a n t sur ses gardes, ils s'enfuirent. La San Gabriel vit ensuite l'autre galion ; elle faisait eau à tel point qu'elle ne p u t l ' a t t a q u e r . Elle revint à la baie de Tous-les-Saints pour se réparer, soutint une escarmouche avec u n des b a t e a u x français et gagna ensuite le cap Iris, où elle passa deux mois à fermer ses voies d'eau. Mais t o u t e la coque était rongée par les tarets, et on ne trouva pas d ' a u t r e remède que d'acheter, pour q u a r a n t e - q u a t r e haches, vingt-deux Indiens, au Rio del E x t r e m o , afin de les faire travailler à la pompe. De là, le navire regagna directement l'Espagne, et son équipage, lorsqu'il débarqua à B a y o n a ,


— 53 — en Galice, était réduit à vingt-sept Castillan-, accompagnés de vingt-deux Indiens ; ils avaient du biscuit pour cinq jours et trois bolas de vin. Don Rodrigo était parvenu à persuader aux F r a n çais de le laisser en liberté, lui et son équipage, moyenn a n t une « bota » de vin et u n baril d'huile par F r a n çais. La convention a v a i t déjà été solennellement j u rée, lorsqu'ils virent la San Gabriel m e t t r e à la voile. Les Français, qui pensaient plus à boire le vin et à profiter de l ' h u i b qu'à garder Don Rodrigo, le mirent avec ses compagnons et deux Français dans u n petit bateau à voile pour qu'il g a g n â t le navire espagnol. Le bateau le suivit u n jour, une nuit et une demijournée. Morts de fatigue, de faim et de soif, les hommes du bateau r e v i n r e n t à la côte et regagnèrent par terre le point où se t r o u v a i t u n des galions français. Les Français terminèrent, le mois suivant, de charger le bois de Brésil et Don Rodrigo resta a b a n d o n n é avec une simple barque et sans vivres. La côte ne donnait que des fruits sauvages et des coquillages. Don Bodrigo et ses compagnons arrivèrent par hasard à u n îlot appelé Saint-Alexis, où ils t r o u v è r e n t une futaille de pain mouillé, de la farine, des hameçons et u n four. De là, ils passèrent à Pernambuco, où les Portugais les accueillirent bien, mais ne voulurent point les renvoyer en Espagne a v a n t d'avoir reçu des ordres directs de leur souverain. Un a u t r e bateau perdu de la flotte de Loaysa, le galion Santiago, après avoir pénétré dans la Mer du Sud avec le navire-capitaine Sanla Maria de la Victoria, le Parral et le San Lesmes, en f u t séparé le 1er j u i n 1525, par 46°38 de latitude, à 157 lieues du cap Deseado, à la suite d'une t e m p ê t e qui dispersa la flotte. Quand le temps f u t redevenu calme, les cinquante hommes du galion f u r e n t dans une grande inquiétude, car c'était le navire-capitaine qui portait tous les vivres, et eux n ' a v a i e n t que h u i t q u i n t a u x de biscuit et huit pipes d'eau. On ne pou-


— 54 — vait penser aller j u s q u ' a u x îles Mariannes, que l'on croyait éloignées de 2.000 lieues au moins. C'est pourquoi l'on décida de faire voile vers la partie occidentale du Mexique, pays récemment conquis par Cortés et éloigné de 1.000 lieues seulement. C'est ce qu'ils firent en effet ; et le 10 juillet, ils se trouvaient par 13° de latitude nord. Le 11, ils trouvèrent une île, et, le 12, ils virent des fumées et des gens sur la côte. Ils continuèrent à la recherche d ' u n port, car ils n ' a v a i e n t point de canot, et le 25 ils s'arrêtèrent près d ' u n grand cap par 15 brasses de fond. Le chapelain, J u a n de Azeiraga, cousin de Santiago de Guevara, capitaine du galion, offrit d'aller à terre dans une caisse. Il s ' y installa avec des chausses, u n pourpoint, une épée et des bagatelles pour le commerce avec les indigènes. La caisse fit naufrage et le chapelain d u t se diriger à la nage vers la côte ; mais, au b o u t de peu de temps, les forces lui m a n q u è r e n t et il serait mort sans l'intervention de cinq Indiens, qui réussirent à l'atteindre et à le sauver en dépit de la forte marée. Le chapelain resta^ étendu sur la plage, évanoui, et les Indiens s'éloignèrent. Lorsque Azeiraga revint à lui, il vit que les indigènes se jetaient à plat ventre et baisaient la terre, ce qu'il considéra comme des signes de paix. Le chapelain leur fît tirer de l'eau la caisse et u n cabas qui contenait les objets d'échange. On fit ce qu'il d e m a n d a i t ;. mais les Indiens ne voulurent accepter aucun cadeau. Ils lui firent signe de les suivre et, après avoir ceint son épée, le chapelain s'en f u t où était le cacique. Un Indien, qui portait soigneusement sur sa tête la pacotille, ouvrait la marche. Lorsque le chapelain perdit de vue le galion, après avoir dépassé une colline, il découvrit u n grand village parmi les bois. Beaucoup d'Indiens armés en sortaient ; d ' a u t r e s enlevaient les pierres du chemin de l'Espagnol. Le chapelain arriva enfin en présence du cacique qui, lui m o n t r a n t une grande croix de bois, lui dit en


— 55 — espagnol ces deux mots : Sania Maria. Le chapelain e u t les larmes a u x yeux ; il tomba à genoux et rendit grâces à Dieu. La croix a v a i t été plantée par les soldats de Cortés. Le chapelain mangea de la viande rôtie, b u t du vin du pays et offrit des cadeaux, qui f u r e n t acceptés par le cacique. On appela les Espagnols du galion, les Indiens les logèrent et les nourrirent pend a n t cinq jours. Cependant, le cacique avisait le gouverneur chrétien de Tehuantepec et celui-ci se présenta au village. Comme le capitaine Guevara ne pouvait aller à Mexico, le chapelain Azeiraga s'y r e n d i t à sa place ; il vit Hern a n d o Cortés, qui lui m o n t r a les ordres donnés par L'empereur pour la recherche de la Trinidad et'pour q u ' o n v î n t en aide à Loaysa et à Cabot. * *

*

Deux siècles et demi plus t a r d , en 1772, Domingo de Boenechea p a r t a i t du Callao sur la frégate Magdalena pour gagner l'Archipel Polynésien, découvert par Pedro Fernández de Quirós en 1606. Celui-ci n'ét a i t point allé jusqu'à l'île cíe Tepujoe, dans le groupe tahitien. Le capitaine Cook la découvrit en 1769 et la revit en 1773, mais sans descendre à terre. Domingo de Boenechea y t r o u v a une croix qui paraissait fort ancienne. Qui l'avait placée là ? On croit que lorsque la flotte de Loaysa f u t dispersée par la t e m pête du 1 e r juin 1526, le navire San Lesmes, comm a n d é par Francisco de Haces, se perdit près de Tepujoe, et que les naufragés érigèrent cette croix. Le galion Santiago avait vu le San Lesmes une dernière fois après la tempête ; mais il disparut presque a u s s i t ô t . J

Lorsque la Sanla Maria de la Victoria, après avoir perdu ses compagnons et après la m o r t de Loaysa et


— 56 — de J u a n Sebastián de Elcano, vit terre dans la partie sud de l'archipel des Mariannes, une pirogue pleine de gens du pays s'approcha d'elle. C'était le 5 septembre 1526. La Victoria naviguait à la bouline, sans pouvoir approcher de la côte. Un des hommes qui allaient dans la pirogue salua à la manière espagnole, au grand étonnem e n t de l'équipage. Ils appelèrent cet homme ; mais celui-ci n'accepta que sous caution, qui f u t consentie par le capitaine de la Victoria, Toribio Alonso de Salazar. L'homme qui avait salué les Espagnols était Galicien ; il s'appelait Gonzalo de Vigo et a p p a r t e nait à la Trinidad, commandée par Gonzalo Gómez de Espinosa, qui f u t retenue aux Moluques lorsque sa compagne, la Victoria, de l'expédition de Magellan, retourna en Espagne. Gonzalo de Vigo raconta que la Trinidad a v a i t été gênée par des vents contraires, a v a i t perdu beaucoup de monde, et que lui et deux Portugais avaient déserté pour gagner une île voisine. Les deux Portugais avaient été tués par les indigènes en châtiment de leurs injustices, et lui vivait avec les gens du pays d o n t il parlait la langue. Le Galicien resta volontairement sur le bateau comme interprète, et son n o m est souvent mentionné à cette époque lorsqu'on parle des Moluques.

L'arrivée d'Alvaro de Saavedra à Tidore f u t accueillie avec étonnement et réjouissance par les explorateurs de la Victoria. La Florida était le navire-capitaine des deux navires et du brigantin avec lesquels Saavedra était parti de la Nouvelle-Espagne. E n deux mois t o u t juste, il a v a i t traversé le Pacifique, des côtes de la Nouvelle-Espagne à l'archipel des Mariannes. Quelques jours a v a n t d'arriver, les deux a u t r e s caravelles se séparèrent de lui ; puis il perdit son pilote ; personne à bord n ' é t a i t capable de faire le point. Saa-


— 57 — vedra eut néanmoins la chance de r e n c o n t r e r a Bizaya, e t clans les îles contiguë-, trois hommes de la Santa Maria del Parral, qui le menèrent jusqu'à Tidore. Saavedra remit au capitaine de la Victoria deux lettres, dont l'une était écrite par l'Empereur à Garcia de Loaysa. Les Castillans de Tidore avaient grand besoin de munitions, en particulier de plomb et de balles. Saavedra leur donna, en outre, des arbalètes, des escopettes, des cuirasses, des lances, deux pièces d'artillerie de bronze, des arquebuses en fer et de la pharmacie. P a r m i les Européens que Saavedra rencontra sur sa route, deux avaient été rachetés pour 80 ducats et une barre de fer. Ils étaient Galiciens, et le troisième Portugais ; ils s'appelaient Sánchez, Rom a y et Sebastiâo do Porto. Le capitaine de la Victoria les chargea d'aller sur des paraos, à la recherche de la Santa Maria del Parral, qui a p p a r t e n a i t à la flotte du Santiago, et de la Sanctus Spiritus, de la flotte de Saavedra. Sánchez et R o m a y essayèrent de fuir, mais ils f u r e n t arrêtés par les indigènes. R o m a y confessa ensuite que Sánchez et lui, avec q u a t r e ou cinq, d o n t n'était point le Portugais, avaient noyé le capitaine de la Santa Maria del Parral, u n de ses frères et u n a u t r e des commandants, et qu'ils avaient échoué avec le bateau. R o m a y f u t supplicié et écartelé en chât i m e n t de son crime. Ainsi, naufragés, déserteurs ou criminels, les Espagnols avaient pénétré dans l'intérieur de toutes les terres où avaient abordé les navires de leur patrie. On les t r o u v a i t perdus au milieu des sauvages de la Louisiane ou de la Patagonie, au milieu des semibarbares du Y u c a t a n et des tribus du Meta. Ils érigeaient des croix dans les îles polynésiennes. Ils naviguaient du sud au nord à travers l'Océan Pacifique et se faisaient porter par les courants du cap Deseado à Tehuantepec : a v a n t que s'élevassent les cités fondées par Cortés, Pizarre, Alvarado, Ayolas, Valdivia, Le-


— 58 — gazpi et Garay, on t r o u v a i t des vestiges des E s p a gnols dans vingt pays aussi éloignés les uns des autres que la France de la Russie. Dispersion ? — Oui ; mais aussi activité d o n t profitèrent tous les peuples, excepté celui qui épuisa ses forces au cours de ce long demi-siècle de prodigalité.


C H A P I T R E VI LES COSMOGRAPHES

Les explorations n'étaient pas seulement instinct et m o u v e m e n t , elles étaient aussi intelligence et méthode. Le centre de coordination ne se t r o u v a i t pas à la cour. Il ne s'y trouva jamais après les Rois Catholiques, et nous verrons que le gouvernement gêna presque toujours les explorations, y aida r a r e m e n t et n'en priL jamais l'initiative. Un chroniqueur officiel de Charles-Quint disait avec u n sourire malicieux : « le papier et les bonnes paroles de Leurs Majestés ». C'est cela que donnaient les rois, papier et bonnes paroles. Le peuple a p p o r t a i t ce qui était nécessaire : génie et audace. P a r m i les institutions médiévales d'Espagne, figuraient le Collège des Comités de Séville et, à Cadix, le Collège des Pilotes de Biscaye, corporation si ancienne que l'on ne pouvait fixer la d a t e de sa création. Les pilotes de Biscaye conduisaient vers le nord de l'Europe les caraques et les galères qui faisaient escale à Cadix au retour du L e v a n t (1). Lorsque l'activité maritime prit une plus grande importance, on créa vers le milieu du x i v e siècle l'Université Navale de Séville, établie à Triana (en face de la Tour de l'Or et des quais de la Casa de Conlra(1) Martin Fernández de Navarrete, Disertación para la Historia de la Náutica, p. 357. — Clarence Henry Jflaring, Trade and Navigation between Spain and Vue lndies in the time of the Ilapsburgs. Harvard University Press, 1918, p. 319.


— 60 — laciôn). Elle comprenait u n hôpital et une chapelle, et é t a i t placée sous le patronage de Nuestra Senora del Buen Aire. Les pilotes de Biscaye f u r e n t glorieusement représentés dans les explorations américaines par J u a n de la Gosa, premier cartographe du Nouveau Monde. On peut prendre comme exemple la vie de ce marin, qui participa à sept expéditions historiques : 1° Avec Christophe Colomb, du 3 a o û t 1492 au 15 novembre 1493 ; 2° Avec Christophe Colomb encore, du 25 septembre 1493 au 11 juin 1496 ; 3° Avec Alonso de Ojeda e t Améric Vespuce, du 16 mai 1499 au mois de septembre de la même année, d a t e à laqueHe l'expédition finit à l'Ile Espagnole ; 4° Avec Rodrigo de Bastidas, d'octobre 1500 à septembre 1502 ; 5° Un voyage mal connu entre 1504 e t 1506 ; 6° Avec Martin de los Reyes et J u a n Correa, e n t r e juin 1507 et une date indéterminée de l'année 1509 ; 7° Avec Alonso de Ojeda. Ce voyage commença le 10 novembre 1509. La Gosa m o u r u t le 28 février 1510 à Turbaco. La célèbre carte marine de J u a n de la Gosa est le f r u i t de ses trois premiers voyages.; il utilisa aussi des renseignements que lui fournirent d'autres explorateurs. Tous les marins considéraient J u a n de la Gosa le Biscayen comme une des premières autorités en matière cartographique. Il participa à la célèbre J u n t e de Burgos, convoquée par Ferdinand le Catholique à son retour d'Italie, après la m o r t de Philippe I e r , pour discuter la direction des exploration?. Outre J u a n de la Cosa, assistèrent à cette J u n t e : Vicentc Yânez Pinzôn, J u a n Diaz de Solis et Améric Vespuce. G'îlui-ci était le Pilolo mayor d'Espagne, avec cinquante mille maravédis d'appointements et vingt-cinq mille de gratification. Le Pilolo mayor examinait les pilotes, et c'était


— 61 —

».

l'autorité suprême dans les questions d'outre-mer,, directement liées à la navigation et au commerce avec les colonies. Après la m o r t d'Améric Vespuce, J u a n Díaz de Solis f u t nom'mé Pilolo mayor (1512), et, après la mort de Solis, au Rio de la Plata, le poste f u t occupé par Sébastien Cabot p e n d a n t trente ans, si l'on excepte son voyage au Rio de la P l a t a et sa relégation à la forteresse d'Oran. Après la trahison de Cabot en 1548, on nomma Alonso de Chaves, u n des hommes les plus illustres de l'époque, qui conserva cette place j u s q u ' à sa mort, en 1586 ; il a v a i t alors 94 ans (1). Autour du Pilolo mayor, on t r o u v a i t u n groupe de pilotes r o y a u x qui était constitué par les navigateurs et les cosmographes les plus réputés ; c'était une sorte de conseil de la marine. Les pilotes r o y a u x remplaçaient le Pilolo mayor p e n d a n t ses absences. Outre J u a n de la Cosa et Vicente Yáñez Pinzón, on comptait parmi eux Andrés de San Martín, J u a n Vespucio, J u a n Serrano, Andrés García Niño, Francisco Cotta, Francisco de Torres et Vasco Gallego. Il y a v a i t aussi d'autres postes. Ainsi Ñuño Garcia Torreño reçut en 1519 le titre de Maeslro de hacer cartas, qui a v a i t été celui de La Cosa p e n d a n t le second voyage de Colomb; Diogo Ribeiro, célèbre Portugais (2), était cosmographe et Maeslro de hacer carias. D'autres étaient inscrits à la Casa de Conlralación sous le nom de capitaines de mer. Tel f u t le cas de Cabot a v a n t sa nomination au poste de Pilolo mayor, celui de Magellan et celui de Francisco Faleiro, frère de l'associé de Magellan, Rui Faleiro. Toutes les (1) Cf. José Pulido Rubio, El pililo maycr de la Casa de Contratación de Sevilla, Séville, 1923 (R. R.)(•2) Sur ce cosmographe, cf. Germán Latorre, Diego Ribero,, cosmógrafo y cartógrafo de la Casa de Contratación deSevilla. (Publicaciones del centro oficial de estudios americanistas de Sevilla. Cuaderno II), Séville, 1919: Cf. également l'article du D r Ilamy, Bulletin de Géographie hist. et descript., 1887, n° 1, p. 57-64. (R. R.).


— 62 — célébrités nautiques espagnoles ou étrangères et particulièrement celles qui venaient de Portugal et d ' I talie, pays r e m a r q u a b l e m e n t avancés dans la science nautique, étaient accueillies et choyées à la Casa de Conlralaciôn de Séville. « P e n d a n t longtemps, l'école nautique de Séville f u t u n objet d ' a d m i r a t i o n pour les visiteurs du nord de l'Europe. Lorsque le célèbre navigateur anglais Borough f u t à Séville, en 1558, les Espagnols, comme il le r a c o n t a ensuite à H a k l u y t , l'emmenèrent à la Casa de Conlralaciôn, où étaient reçus les navigateurs et les pilotes, lui rendirent de grands hommages et lui offrirent une paire de gants parfumés d'une valeur de cinq à six ducats (1) ». Borough s'efforça de faire créer en Angleterre le poste de Piloto mayor, « fort honoré en Espagne, au Portugal et en d ' a u t r e s lieux où la navigation est florissante ». Le résultat f u t qu'on le nomma Piloto mayor, et il f u t aussi u n des q u a t r e maîtres de la marine de S. M. la Reine. La Casa de Conlralacióñ de Séville, qui passa plus t a r d pour avoir contribué à la ruine de la monarchie espagnole, f u t alors une œuvre de prospérité et de culture. Séville était le centre d'une production intellectuelle liée a u x découvertes géographiques. Le sévillan Martin Fernández de Enciso, avocat à l'Ile Espagnole, compagnon de Alonso de Ojeda et l'un des fondateurs de la Antigua dans le Darién, expulsé par Vasco Núñez de Balboa de la Terre Ferme, où il rentra p e n d a n t l'expédition de Pedrarias Dávila, publia à Séville une Suma Geográfica qui p a r u t en 1519 et f u t réimprimée en 1536. L'ouvrage d'Enciso était u n guide pour les explorateurs des Indes et a p p o r t a i t des indications fort curieuses et de la plus grande utilité. Le Portugais Francisco Faleiro, qui a p p a r t i n t t a n t d'années au personnel de la Casa de Contratación, publia à Séville, en * (1) Haring, op. cil., p. 39. Diclionary article Stephen Borough.

of national

biographij,


— 63 — 1535, son Tratado de la Esfera y del Arte de Marear, con el regimiento de las alturas. Pedro de Medina, examinateur de la Casa, livrait à l'imprimerie, en 1545, à Valladolid, son Arle de navegar, approuvé par le Piloto mayor et les cosmographes de cette même Casa. Cet ouvrage f u t t r a d u i t en italien, en français, en flam a n d et en anglais, eut de nombreuses éditions dans tous les pays maritimes et f u t u n livre classique en France p e n d a n t cent ans. Le même a u t e u r publia à Séville, en 1552, pour u n des pilotes, u n résumé intitulé : Regimiento de navegación. Il écrivit aussi une Suma de cosmografía qui ne f u t point publiée. (Fernández Navarrete, Disertación, p. 156 sq.) E n 1551, on imprima à Séville le Breve compendio de la Esfera y del Arte de Navegar, de Martín Cortés. Le marin anglais Borough, grand admirateur de la Casa de Contratación, pria Richard Eden de traduire l'ouvrage de Martín Cortés, et celui-ci f u t publié en 1561 a u x frais de la Compagnie d'aventuriers, qui faisait le commerce avec la Russie. Les Anglais considéraient l'ouvrage de Cortés comme supérieur à celui de Medina, non seulement pour la clarté et la précision de l'exposé, mais encore pour la profondeur avec laquelle il étudiait les phénomènes naturels. Martín Cortés fraya la r o u t e a u x recherches sur les lois de la variation magnétique. (Haring, op. cit., p. 311.) Alonso de Santa Cruz, cosmographe de la Casa de Contratación en 1563, se consacra à des recherches personnelles en Espagne et au Portugal sur les variations magnétiques et sur la détermination de la longitude. Ce f u t dans l'ordre scientifique u n grand précurseur et, en matière cartographique, u n e a u t o r i t é européenne (1). h'Itinerario de navegación, de J u a n (1) Ci. Manuel de Saralegui y Medina, Alonso de Sania Cruz, inventor de las carias esféricas de navegación, Madrid, 1914. Le Centre d'Etudes Amérieanistes de Séville a publié en 1921, sous la direction de D. Antonio Blázquez, le Libro de las longitudes d' Alonso de Sania Cruz. (Biblioteca colonial americana, tomo V.) (R. R.)


— 64 — Escalante de Mendoza, écrit sous forme de dialogue, expose la théorie et la pratique de la science n a u t i q u e avec des applications particulières aux routes de l'Amérique espagnole. Il étudie la construction, la manœuvre et l'approvisionnement des navires, les courants marins, les vents, les tempêtes et tous les phénomènes que doit connaître u n marin ; et il ne néglige point de donner des règles pour la bataille navale. L'ouvrage f u t considéré comme si bien fait, si exact et si complet q u ' o n interdit l'impression, de peur qu'il ne profitât a u x peuples en guerre avec l'Espagne p e n d a n t le dernier q u a r t du x v i e siècle. Escalante de Mendoza f u t , en outre, u n homme d'une vie extraordinaire, et son œuvre révèle u n caractère ferme et une grande activité. Neveu d ' u n capitaine de Séville, Escalante de Mendoza respira dès son enfance l'odeur du goudron et l'air de la mer. A 18 ans, il était p a t r o n et capitaine d ' u n bateau qui faisait le trafic entre l'Espagne et le Honduras, et il f u t parmi les plus actifs et les plus vaillants dans les combats contre les pirates de la mer des Caraïbes. Escalante de Mendoza m o u r u t en 1596, capitaine général de la flotte en Terre Ferme. Son ouvrage a v a i t circulé a b o n d a m m e n t sous mille variantes apocryphes et frauduleuses ; plus de vingt ans après la mort de l'auteur, on permit l'impression du livre (1). E n 1581, paraissait le, Compendio del arle de navegar, écrit par Rodrigo Zamorano qui f u t nommé plus t a r d Pilolo mayor, et qui était alors cosmographe de la Casa de Contratación. Ce livre f u t employé comme manuel dans les écoles. Andrés García de Céspedes, Cosmógrafo mayor du Roi, écrivit u n Regimiento de navegación y de la hidrografía. Cet ouvrage, publié au d é b u t du x v n e siècle, enregistrait les progrès de la science (1) Cet ouvrage a été publié par Cesáreo Fernández Duro, au tome V de ses Disquisiciones náuticas. — Fernández de Navarrete, Disertación, p. 240.


— 65 — depuis l'époque de Médina. On y t r o u v a i t exposés les i m p o r t a n t s résultats obtenus par l'auteur en matière d'instruments nautiques, d'architecture navale et d ' a r tillerie (1). (1) Fernàndez de Navarrete, Diserlaciin, ring, op. cit., p. 213.

p. 278 sq. — Ha-

4


CHAPITRE VII

LES

COTES

AMÉRICAINES

DE

L'OCÉAN

PACIFIQUE

Après la découverte de la route commerciale de l'Orient et la colonisation des Philippines avec des éléments tirés de la Nouvelle-Espagne, les expéditions côtières vers le nord du Pacifique perdirent de leur intérêt, sans que la vice-royauté, néanmoins, les abandonnât tout à fait. Cependant elles n'eurent ni l'ardeur, ni la spontanéité qui caractérisent les autres. J u a n Rodríguez Gabrillo arriva à 38°41' et m o u r u t à l'île de la Possession, le 3 janvier 1543. Bartolomé Ferrelo prit le commandement de l'expédition et atteignit le 43 e degré. Depuis lors, la côte nord-américaine du Pacifique entre dans une sorte de brume et les terres étaient si mal connues que, assez tard dans le x v m e siècle, la Basse Californie passait encore pour une île. Deux événements donnèrent de l'importance au littoral nord-américain du Pacifique ; l'un f u t l'exploration de l'Atlantique Nord par les Anglais, à la recherche du passage du nord-ouest, et l'autre, la présence de pirates de la même nation dans la Mer du Sud. E n effet, en 1576-78, Martin Frobisher découvrit le détroit qui porte son nom, et provoqua en Angleterre u n grand mouvement d'intérêt, car il rapportait une pierre qui paraissait contenir beaucoup d'or. Frobisher f u t suivi d'Arthur Pet, de Charles J a c k m a n et de J o h n Davis ; les deux premiers ne firent rien, mais le troisième opéra de notables découvertes entre 1585 et


— 67 — 1587. Ce n'était point le célèbre détroit, ce n ' é t a i t point la Meta incógnita, mais les Espagnols crurent que les Anglais l'avaient trouvée. Comment expliquer la présence de leurs pirates dans le Pacifique ? Par le détroit de Magellan, disait la raison. Par le détroit boréal, disait la crédulité. Le fameux Francis Drake, qui f u t pirate, puis amiral, puis de nouveau pirate, p a r t i t de P l y m o u t h au début de novembre 1577. E n septembre 1578, il traversait le détroit de Magellan et commençait aussitôt à terroriser les côtes et la zone américaines du Pacifique. Il resta jusqu'en 1579 en Californie, regagna l'Europe par le cap de Bonne Espérance et r e n t r a à P l y m o u t h le 26 septembre 1580. Thomas Cavendish suivit l'exemple de Drake : il passa par le détroit de Magellan au début de 1587 et entreprit une randonnée de pirate et d'incendiaire sur les côtes du Chili, du Pérou et de la Nouvelle-Espagne. Les imaginations surexcitées acceptèrent sans examen le récit du voyage d ' u n certain Francisco Ferrer Maldonado ; on prétendit qu'il avait trouvé au Labrador u n détroit qui l'aurait mené dans le Pacifique. On crut également à l'expédition imaginaire de J u a n de Fuca, qui se v a n t a i t d'avoir dirigé une exploration organisée par le vice-roi du Mexique, pour chercher u n détroit qu'il aurait trouvé entre 47° et 48° de latitude. E n vain a v a i t eu lieu l'audacieuse navigation de Francisco Gali, qui démontra la fausseté des expéditions attribuées à Ferrer Maldonado et à J u a n de Fuca. E n effet, Gali p a r t i t d'Acapulco, gagna les Philippines, puis Macao, puis la Californie, dont il explora la côte depuis 57°30' jusqu'au cap de San Lucas. N'était-ce pas assez pour nier l'existence du détroit imaginaire ? E t cependant, plus tard, la légende n'ét a i t pas encore morte. E n 1596, le comte de Monterrey dépêchait la malheureuse expédition de Sebastián Vizcaino, qui ne f u t qu'une impuissante tentative de colonisation. La


— 68 — légende du détroit continua de prospérer et de se fortifier dans t o u t e une littérature de récits apocryphes, dont le crédit f u t d é t r u i t plus t a r d par la critique des Jésuites e t - à quoi les expéditions espagnoles des dernières années coloniales donnèrent le coup de grâce. P a r m i celles-ci se détache l'expédition de Don J u a n de la Bodega y Cuadra, qui atteignit N u t k a en mai 1789. La zone américaine du Pacifique méridional f u t parcourue par le galion Santiago qui, séparé de l'expédition de Loaysa, après le passage du détroit de Magellan, se dirigea vers la Nouvelle-Espagne et arriva, en effet, à se m e t t r e sous la protection de Cortés. Mais, après l'établissement des : gouvernements du Pérou et du Chili, il ne s'agissait plus seulement de faire des découvertes, il s'agissait aussi de déterminer des routes commerciales entre les diverses régions sud-américaines, d'une part, et entre celles-ci et les îles desEpices. C'est ce que firent les Espagnols, non sans opérer d ' i m p o r t a n t e s découvertes géographiques en Océanie. Le premier marin sud-américain dont l'œuvre soit i m p o r t a n t e est J u a n Fernández. Son n o m est porté par deux îles désertes, Más a tierra et Más a fuera, et son souvenir est lié à u n livre universel, Robinson Crusoë. Mais J u a n Fernández fit plus ; chargé du service maritime entre le Pérou et le Chili, qui était direct, m a i s long et pénible, Fernández s'écarta de la côte vers le 36 e degré, favorisé par les vents alizés, et prit ensuite vers le sud-est. Il réduisit ainsi d ' u n mois u n voyage qui en d e m a n d a i t pour le moins trois. On croit habituellement, mais sans raison, que ce navigateur f u t accusé de sorcellerie et de pacte avec le diable pour son habileté nautique. On le représente aussi comme l'inventeur d'une île extraordinaire peuplée d'hommes blancs fort polis et honnêtes. P e u t - ê t r e J u a n Fernández arriva-t-il par hasard à la mystérieuse île de Pâques, où l'on trouve des idoles énormes, vestiges d'une civilisation inconnue, qui a p p a r t i e n t


— 69 — a u j o u r d ' h u i a u Chili e t q u i é t a i t h a b i t é e a l o r s p a r u n e t r i b u p a c i f i q u e (1). Il n e f a u t p a s o u b l i e r l a d é c o u v e r t e d é l ' a r c h i p e l des Galápagos. E n r e j o i g n a n t son p o s t e p a r m e r , F r . T o m á s d e B e r l a n g a , é v ê q u e d e la C a s t i l l a del O r o , c h a r g é p a r l ' e m p e r e u r d ' u n e e n q u ê t e s u r la c o n d u i t e de Pizarre et d'une description du Pérou, fut, p e n d a n t d e s calmes-, e m p o r t é e n p l e i n e m e r p a r d e s c o u r a n t s c o n t r a i r e s ; le 11 m a r s 1535, il d é c o u v r i t la p r e m i è r e d e s G a l á p a g o s , e t q u e l q u e s j o u r s après-, les d e u x a u t r e s . Il fit le p o i n t , c a r il é t a i t c o s m o g r a p h e , e t t r o u v a q u ' i l é t a i t p r è s d o l ' E q u a t e u r (2). O n d o i t c i t e r , p a r m i les a u t r e s e x p l o r a t e u r s d u P a c i fique m é r i d i o n a l , P e d r o S a r m i e n t o de G a m b o a , à la (1) Cf. Benjamin Vicuña Mackena, Juan Fernández, Hislaria verdadera de la isla de Robinson Crusoe. — Il faut distinguer deux faits que l'on confond ordinairement. Une chose est le naufrage réel du marin Alexandre Selkirk, dont le séjour forcé de quatre ans dans l'île solitaire de J u a n Fernández inspira certainement le romancier, et autre chose est ,lè milieu géographique dans lequel se. déroule l'action imaginaire du Robinson. Ce milieu n'est pas celui de l'île de Juan. Fernández. L'auteur même du roman dit que son héros vécut plus de vingt-huit ans dans une île située près de l'embouchure de l'Orénoque. Vivien de Saint-Martin, dans son Nouveau Dictionnaire de Géographie Universelle (Volume VI, p. 289), et Elisée Reclus, dans son premier volume sur l'Amérique du Sud (p. 73), l'identifient avec l'île de Tobago. Mais on lit dans la seconde partie du roman que l'île de Robinson est au sud de l'île de la Trinité. Robinson fit donc naufrage à l'embouchure de l'Orénoque, au milieu d'un archipel que la géographie du début du x v n i e siècle situait d'une façon fantaisiste et que les aventures de Raleigh en Guyane rendaient plus intéressant encore. Ce roman, où l'on trouve d'ailleurs beaucoup do bévues géographiques, n'est qu'un écho lointain du Doradismo, rêverie qui préconisait la reprise des conquêtes dans la région aurifère décrite par les compagnons de Raleigh et principalement par le célèbre Kcimis. Cf. l'article de M. Paul Dottin dans le Mercure de France du 15 novembre 1922. (2) Lettre de Fr. Tomás de Berlanga à l'empereur, Puerto Viejo, 26 avril 1535. Cf. Marcos Jiménez de la Espada, Las islas de los Galápagos ij oirás más a Poniente, Madrid, 1892.


— 70 — fois s a v a n t et écrivain. Sarmiento navigua sous les ordres d'Alvaro Mendaña, mais nous avons des raisons de croire que, fort supérieur à Mendaña, il f u t le véritable chef de l'expédition qui a b o u t i t à la découverte des îles Salomon,-en 1567. Au retour, on découvrit les îles Marshall. Sarmiento de Gamboa eut d ' a u t r e s mérites. Il inventa des instruments nautiques, fit des cartes et dicta de remarquables rapports. Mendaña, de son côté, découvrit les îles Marquises, au cours d'une autre expédition, p e n d a n t laquelle il m o u r u t . Il passa le commandement à sa femme, Isabelle Barreto, qui se montra surprenante d'énergie et de jugement. La veuve de Mendaña profita du concours technique d ' u n marin portugais resté célèbre par ses voyages et ses malheurs, Pedro Fernández de Quirós, père de Lucas Quirós, cosmographe de Lima. Fernández de Quirós découvrit Tahiti et les Nouvelles Hébrides. Son maître de camp, Luis Váez de Torres, séparé de lui par une tempête, gagna la Nouvelle-Guinée,qu'il f u t le second à reconnaître, et découvrit le continent australien. Depuis lors, le détroit qui sépare la Nouvelle-Guinée de l'Australie porte son nom (1). (1) C'est à Vàez de Torres que l'on doit la connaissance du sagou des papous. La Nouvelle-Guinée f u t découverte par Iñigo Ortiz de Retes, parti de la Nouvelle-Espagne avec Ruy López de Villalobos. (C. P.) — Cf. l'article du D r Hamy, Luis Vaes de Torres el Diego de Prado y Tovar, explorateurs de la NouvelleGuinée (Bulletin de Géographie hist. et descript., 1907, n° 1, p. 47-72) où l'on trouve une bonne bibliographie de la question. (R. R.)


DEUXIÈME PARTIE

LES FONDATIONS



CHAPITRE

PREMIER

LA B A S E É C O N O M I Q U E

DES

CONQUÊTES

Il ne faut pas oublier que le premier établissement des Espagnols dans les Iles reposa sur trois notions chimériques. Colomb, croyait-on, était arrivé a u x Indes, a u x seules Indes, les Indes Orientales et, une fois trouvée la nouvelle route, on allait voir s'ouvrir u n e ère de campagnes militaires contre les princes païens. On comptait fonder une série de factoreries pour le trafic des aromates, de la soie et de l'ivoire, et importer par barils l'or des rivières q u ' a v a i e n t remontées les caravelles de l'Amiral. Le fait est littéralement exact. Voici u n passage du journal de bord de Colomb, relatif au 8 janvier 1493 : « E t , comme la mer était pleine et que l'eau salée se mêlait à l'eau douce, il fit remonter la rivière sur la chaloupe à une petite distance ; ils remplirent les barils de la chaloupe et, de retour à la caravelle, t r o u v è r e n t dans les cerceaux des barils des parcelles d'or ; et de même dans les cerceaux des pipes ». P a r là s'explique la présence, dans la seconde et malheureuse expédition de Colomb, de t a n t de nobles jouvenceaux, apprentis gentilshommes. Mais il n ' y a v a i t ni Indes ni factoreries ; et, si l'on trouva de l'or, ce ne f u t que plus t a r d , et toujours en petite quantité. Ce qu'on t r o u v a i t surtout, c'étaient les fièvres et la faim. Sans se lasser, le paradis tropical absorbait des vies. La terre ne fournissait point de quoi se nourrir. Il s'écoula beaucoup d'années a v a n t que les établissements espagnols eussent une existence propre ; et


— 74 — celle-ci ne reposa point sur les mines d'or. C'est donc u n e erreur, et la plus nuisible des erreurs, celle qui contient u n élément de vérité, que de se représenter les colonies des Antilles comme des camps de mineurs. Les mines, ou plus exactement les placers aurifères, étaient une loterie, u n mirage insensé ; c'était, dans une certaine mesure, une ressource, mais non le centre économique de la vie aux Antilles. Tout au contraire, ce mirage les dépeuplait d'Espagnols, car on allait chercher l'or dans d'autres régions, de même que le travail des mines les dépeuplait d'Indiens. Plus encore : le conquistador classique, le type quasi fabuleux du conquistador, n'exista point dans les Iles. Il en sortit, comme il sortit de l ' I s t h m e , mais, dans les Iles et dans l'Isthme, il f u t bien peu guerrier. Agriculteur et éleveur, il s'enrichit par l'élevage des a n i m a u x , la culture du sucre et le lavage de l'or. Quand il a v a i t une aisance suffisante ou une grosse fortune, due pour la plus grande partie a u x t r a v a u x que nous avons dits, il q u i t t a i t l'Ile Espagnole, Cuba, la J a m a ï q u e , Porto-Rico ou l'Isthme, pour conquérir des empires sur le continent ou pour échouer tragiquement sur une côte déserte, parmi les forêts marécageuses. On dit avec raison que l ' u n des principaux facteurs de la conquête de l'Amérique f u r e n t les chevaux. C'est la vérité ; mais, si le cheval, l'acier et la poudre fondèrent la domination espagnole sur des millions d'indigènes, n'oublions pas le chien, redoutable cavalerie légère du conquistador, qui paralysait l'ennemi. Toutefois, si le cheval joua u n rôle très considérable dans la conquête, celui du cochon f u t beaucoup plus considérable encore ; on ne saurait en exagérer l'importance. La conquête du Mexique, celle du Pérou, celle de la Nouvelle-Grenade f u r e n t l'œuvre des éleveurs des Antilles, qui ravitaillaient les expéditions. Pourquoi la première fondation de Buenos-Aires échoua-t-elle, si ce n'est parce qu'elle m a n q u a i t d'une base agricole ?


— 75 — « Dans cette Ile Espagnole, dit Oviédo, et dans toutes ces régions, il n ' y avait point cle chevaux, e t c'est d'Espagne que l'on amena les premiers et les premières juments, et il y en a t a n t qu'il n'est plus besoin d'aller les chercher dans d'autres pays ni de les amener d'ailleurs ; au contraire, il y a dans cette île t a n t de t r o u p e a u x de j u m e n t s et ils se sont multipliés de telle manière qu'on a t r a n s p o r t é des chevaux de cette île dans d'autres qui sont peuplées de chrétiens et où ils sont m a i n t e n a n t de même en grand nombre et abondance ; et à la Terre Ferme, à la Nouvelle-Espagne, à la Nouvelle-Castille on en a amené de cette île, et tous ceux qu'on trouve ailleurs dans les Indes proviennent de cette race. E t une j u m e n t ou u n poulain dressés dans cette île est arrivé à valoir trois ou q u a t r e ou cinq caslellanos ou pesos d'or et même moins. » Ce renseignement a plus d'importance que la description de toutes les batailles livrées p e n d a n t la conquête de l'Amérique. « Des vaches, je dirai la même chose q u a n t à leur nombre ; car c'est u n fait connu que dans cette île il y a de fort grands t r o u p e a u x de vaches, et qu'une bête à cornes v a u t u n peso d'or et que beaucoup en ont tué, non pour la viande, qu'ils laissaient de côté, mais pour vendre le cuir et l'envoyer en Espagne ; et chaque année il p a r t beaucoup de b a t e a u x chargés de ces peaux. E t il y a dans cette ville et dans l'Ile des gens qui possèdent trois et quatre et cinq et six et sept et huit et neuf et dix mille têtes cle bêtes à cornes, voire d a v a n t a g e . . . On amena aussi des brebis et des moutons et il y a m a i n t e n a n t des t r o u p e a u x de ces anim a u x . Il y eut autrefois dans cette île de grands t r o u peaux de porcs, mais lorsque les habitants se m i r e n t à cultiver la canne à sucre, comme les porcs étaient dangereux pour les cultures, beaucoup a b a n d o n n è r e n t cet élevage ; mais il y en a encore beaucoup, et la campagne est remplie de bêtes sauvages, vaches et chiens ;


— 76 — et il y a une grande q u a n t i t é de chiens sauvages, qu i se sont sauvés dans la montagne et qui sont pires que des loups et font plus de dommages... Il y a aussi dans cette île beaucoup d'ânes de la race de ceux q u ' o n amena d'Espagne, et des mules et des mulets qui ont été élevés et vivent fort bien ici et qui sont nés dans l'île même de l'union des ânes et des j u m e n t s . E t , comme je l'ai dit dans une a u t r e partie de m o n histoire, je dis de nouveau ici ou je rappelle au lecteur que dans cette ville l'arrelde de vache v a u t deux maravedis (lequel arrelde pèse 64 onces)... Des chèvres ont été amenées d'Espagne et des Canaries et des Iles du Gap Vërt1, e t on a constitué quelques t r o u p e a u x de ces anim a u x , et celles qui réussissent le mieux ici sont les petites chèvres de la Guinée et du Cap Vert et des Iles ; mais cette espèce n'est pas fort nombreuse dans ces îles (1). » « On a amené dans cette île et dans les îles voisines, et en Nouvelle-Espagne et en Terre Ferme, beaucoup dé poules et de coqs d'Espagne, et il y a de très nombreux et très beaux chapons, et en fort grande q u a n t i t é dans toutes ces parties des Indes ; on a a p p o r t é beaucoup de pigeons domestiques, et ils- s'élèvent bien et il y en a beaucoup dans cette ville, dans beaucoup de maisons et dans les fermes... On a a p p o r t é quelques dindons de Gastille, mais ils ne prospèrent point ni ne multiplient comme en Espagne, et la même chose doit être dite des canards de Gastille, car ceux qui viennent ici ne multiplient point et ne prospèrent point comme en Espagne, bien qu'il y ait quelques canards domestiques de Gastille que l'on a aussi apportés et qui se sont élevés fort bien et d o n t il y a u n grand nombre, vu qu'il y en a beaucoup d'originaires (1) Gonzalo Fernândez de Oviedo, Hisloria général IJ nalural de las Indias, livre X I I , chapitre ix.


— 77 — de cette île, mais plus petits. » (Oviedo, op. cit., livre X I V , cliap. m . ) Sans les t r o u p e a u x des îles, et s u r t o u t sans les chevaux, les porcs, les chèvres, les brebis ,et les poules, on n ' a u r a i t pas fait u n seul pas dans l'intérieur du continent. Voici ce qu'écrit Bernai Díaz del Castillo sur les conquérants de la Nouvelle-Espagne : « Disons à cette heure que toutes les personnes que j'ai nommées a v a i e n t proche de cette ville, dans leurs estancias où ils faisaient le pain cassave, des t r o u p e a u x de porcs, et chacun s'employa à fournir le plus de vivres qu'il pouvait. Or, en cet état, rassemblant des soldats et a c h e t a n t des chevaux, qui en cette saison et dans ce temps étaient fort rares et très chers, comme cet hildalgo par moi mentionné qui se n o m m a i t Alonso Hernández Puertocarrero n ' a v a i t pas de cheval ni même de quoi en acheter un, Cortés lui acheta une j u m e n t grise, qu'il paya avec les aiguillettes d'or qu'il p o r t a i t sur l'habit de velours qu'il a v a i t fait faire à Santiago de Cuba comme je l'ai dit. E t , en ce m o m e n t , arriva au p o r t de la Trinidad u n navire de la H a v a n e que m o n t a i t u n certain J u a n Sedeño, h a b i t a n t de ladite H a v a n e , avec chargement de pain cassave et porc salé qu'il allait vendre à des mines d'or, près de Santiago de Cuba. E t quand le J u a n Sedeño eut pris terre, il alla baiser les mains à Cortés, qui, après force devis, lui acheta le navire, le porc salé et la cassave à crédit. E t le J u a n Sedeño s'en v i n t avec nous. Nous avions déjà onze navires, et t o u t nous succédait prospèrement, grâce à Dieu (1)... ». Mais les chevaux et les porcs n ' a u r a i e n t -servi de rien sans l e gros bétail, qui enrichissait les colons par l'exportation, et s u r t o u t sans l'agriculture qui leur perm e t t a i t d'organiser des flottes coûteuses. Ils a u r a i e n t (1) Bornai Díaz, Historia verdadera de la conquista de la Nueva España, chapitre x x - x x i . (Trad. José-Maria de Ilérédia.)


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78 —

pu en organiser une, mais point toutes celles qui se succédèrent au cours d ' u n demi-siècle. Les conquêtes ne f u r e n t point l'œuvre de la misère désespérée d'aventuriers faméliques, engagés sur les quais de Séville ; derrière eux, il y a v a i t les richesses des hidalgos et des gentilshommes qui cultivaient la canne à sucre, ancêtres de D. Francisco Aguilera, de D. Máximo Gómez et de D. Mario Menoral, c'est-à-dire des Caudillos et présidents des modernes républiques insulaires. Depuis l'époque d'Ovando, l'île d ' H a ï t i était paisible, et on y comptait « dix à douze mille Espagnols, d o n t beaucoup d'hidalgos et gentilshommes (1) ». Ils ne firent pas tous des conquêtes sur le continent, cela est vrai, mais il est vrai aussi que, si les conquêtes ne se firent pas littéralement grâce a u x produits de leur culture, sans celle-ci il eût été p a r f a i t e m e n t impossible d'équiper régulièrement toutes les flottes qu'on arma plus t a r d . La principale culture des Antilles était la canne à sucre, plante r a p i d e m e n t acclimatée et rapid e m e n t exploitée industriellement. « La culture de la canne à sucre est une des plus riches qu'il puisse y avoir en t o u t e province ou r o y a u m e du monde, et dans cette île il y a beaucoup de canne très bonne et cultivée depuis peu. » (Oviedo, op. cit., liv. IV, chap. v i n . ) Dès le début, on fit des tentatives de plantations, et les colons tiraient du miel de la canne ; mais le bachelier Gonzalo de Velosa, « à ses propres frais et avec de très grandes dépenses... et avec beaucoup de peine fit venir dans cette île des gens expérimentés dans la culture de la canne, construisit u n petit moulin mû par des chevaux et f u t le premier à faire du sucre dans cette île ; et c'est lui seul qu'il f a u t remercier comme principal inventeur de cette riche culture ». On disp u t a i t à Velosa la gloire de cette initiative, car cer(1) Ricardo Cappa, Colón xj los Españoles, Las Casas.

p. 269. Cappa cito


— 79 — tains disaient que Pedro de Atienza, h a b i t a n t de la Concepción de la Vega, a v a i t planté les premières cannes, et que VAlcaide Miguel Ballester, naturel de Catalogne, en a v a i t tiré du sucre ; mais l'inventeur des moulins f u t Velosa. Velosa s'associa avec deux frères, Cristóbal et Francisco de Tapia, respectivem e n t Veedor et Alcaide de Saint-Domingue, et ils fondèrent à eux trois u n moulin qui, au bout d ' u n certain temps, devint la propriété exclusive de F r a n cisco de Tapia, ce qui n ' é t a i t pas peu de chose, car «le possesseur d ' u n moulin i n d é p e n d a n t et bien outillé est maître d'une grande richesse. Pour que je ne répète point u n grand nombre de fois ce que je vais dire, le lecteur doit juger par ce moulin de tous les a u t r e s : parmi les moulins puissants et bien outillés, outre la valeur propre de l'édifice où on fait le sucre et de celui où on le raffine et le conserve, il y en a qui coûtent dix et dou?e mille ducats d'or et plus a v a n t d'être en pleine exploitation, et il ne serait pas exagéré de dire quinze mille ducats ; car il est nécessaire d'avoir continuellement quatre-vingts ou cent nègres et même cent vingt, et quelques-uns de plus pour que les moulins fonctionnent mieux ; et pour leur nourriture il f a u t avoir t o u t prêt u n bon troupeau ou deux de mille, deux mille ou trois mille vaches, sans compter la construction des bâtiments, les gages des ouvriers qui font le sucre, l'achat de charrettes pour apporter de la canne et du bois au moulin, et tous ceux qui font le pain et qui soignent et arrosent les cannes, et d ' a u tres choses nécessaires et qui sont fort coûteuses ». (Oviedo.) Un bon moulin, comme celui du licencié Zuazo, membre de l'Audience de Saint-Domingue, qui passa à Cuba et f u t visiteur au Mexique, valait plus de 50.000 ducats d'or et en r a p p o r t a i t chaque année beaucoup plus de 6.000. Dans l'île, Oviedo compt a i t de son temps vingt grands moulins en pleine exploitation et quatre petits moulins à chevaux. Le


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80 —

sucre était u n article d ' e x p o r t a t i o n comme les cuirs. «Continuellement, les navires venus d ' E s p a g n e s'en r e t o u r n e n t chargés de sucre excellent (1). Les mélasses qui, dans cette île, se perdent ou se donnent pour rien, feraient la richesse d'une a u t r e grande province. E t ce qui est le plus é t o n n a n t , c'est que beaucoup de ceux qui vivent dans ces régions et qui y passèrent il y a t r e n t e - h u i t ans, ne t r o u v è r e n t dans ces Indes a u c u n de ces moulins, et que c'est par nos mains et notre industrie qu'ils ont été construits en si peu de temps ». (Oviedo.) Cela v e u t dire que, entre 1508 et 1546, année où Oviedo termina son quatrième livre, l'industrie de la canne à sucre s'était établie non seulement, à l'Ile Espagnole, mais à San J u a n de P u e r t o Rico et à la J a m a ï q u e . C'était l'époque des grandes conquêtes, et ce que l'agriculteur des Antilles introduisit t o u t d ' a bord sur le continent f u t le petit moulin, devenu historique, dont les restes existent encore à Cuernavaca, centre de la riche zone sucrière mexicaine. (1) L'arrobe se vendait un peso et demi.


CHAPITRE

LE

SILLON

DE

II

TRIPTOLÈME

Cortés occupa définitivement Tenoclititlán le 13 a o û t 1521. La guerre a v a i t ruiné la ville. E n 1522, le conquistador d e m a n d a à l'Espagne des cannes à sucre, des mûriers en vue de la fabrication de la soie, des pieds de vigne et beaucoup d'autres plantes (1). Dans une lettre du 15 octobre 1524, il demande « que chaque navire a p p o r t e une certaine quantité de plantes et qu'on ne puisse partir sans les emporter, car cela fera beaucoup pour le peuplement et la durée de la province ». Dans u n mémoire présenté en 1542, le même Cortés disait « qu'il a v a i t fait venir dans les terres nouvelles des bêtes de toutes espèces et aussi beaucoup de plantes, et en particulier des mûriers, ainsi que des cocons de soie,, et qu'il a v a i t pratiqué dix ans cette industrie, j u s q u ' a u m o m e n t où beaucoup s'y adonnèrent, en comprenant l'intérêt (2) ». Andrés de Tapia, dans sa relation de la conquête, confirme les paroles de Cortés et dit qu'il f u t aidé dans cette t â c h e (1) Antonio de Herrera, Déc. I, livre V, chapitre XXII. — Joaquín García Icazbalccla, La Industria de la Seda en Mexico. — Obras, Opúsculos varios, tome I, 2 e édition, Mexico, Victoriano Agüeros, 1905. (2) Col. de Doc. inéditos para la Historia de España, tome I V , p. 223.

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— 82 — par le vice-roi du Mexique, D. Antonio de Mendoza (1). Contemplant son œuvre de conquistador, Bernai Diaz del Gastillo passe en revue « les biens et profits dus a u x exploits et conquêtes ». Il parle d'or, d'argent et de pierres précieuses, mais i m m é d i a t e m e n t après il mentionne « les soies et les laines et même la salsepareille et les cuirs qui sont allés et v o n t chaque année de Nouvelle-Espagne en Castille ». Le conquistador estime fort les trésors métalliques de sa Nouvelle-Espagne, mais s u r t o u t « le grand nombre de cités, villas et villages peuplés d'Espagnols, les dix évêchés, sans compter l'archevêché de la très insigne ville de Mexico, les saintes églises cathédrales, les monastères de Dominicains, Franciscains et Rédemptoristes, les hôpitaux e t les importantes indulgences qui y sont attachées, et le collège universel où l'on enseigne aux étudiants la grammaire, la théologie, la rhétorique, la logique et la philosophie et d'autres arts et sciences, qui délivre les grades de licencié et de docteur, et les imprimeries qui publient des livres en latin et en langue vulgaire ». (Bernai Diaz del Gastillo, op. cit., chap. ccx.) Le baron de H u m b o l d t écrit, contre le préjugé général : « E n é t u d i a n t l'histoire de la conquête, on admire l'activité extraordinaire avec laquelle les Espagnols du x v i e siècle ont r é p a n d u la culture des végét a u x européens sur le dos des Cordillères, d'une extrémité du continent à l'autre. Les ecclésiastiques, et surt o u t les religieux missionnaires, ont contribué à ces progrès rapides de l'industrie. Les jardins des couvents et des curés ont été a u t a n t de pépinières, d'où sont sortis les végétaux utiles récemment acclimatés. Les conquistadors mêmes, que l'on ne doit pas regarder tous comme des guerriers barbares, s'adonnaient dans leur vieillesse à la vie des champs. Ces hommes (1) Col. de Doc. inédilos para la Hisloria de Mexico, tome II, 593.


— 83 — simples, entourés d'Indiens d o n t ils ignoraient la langue, cultivaient de préférence, comme pour se consoler de leur isolement, les plantes qui leur rappelaient le sol de l ' E s t r a m a d o u r e et dés Castilles. L'époque à laquelle u n f r u i t d ' E u r o p e mûrissait pour la première fois était signalé par une fête de famille. On ne saurait lire sans intérêt ce que l'inca Garcilasso rapporte sur la manière de vivre de ces premiers colons. Il raconte avec une naïveté t o u c h a n t e comment son père, le valeureux Andrés de la Vega, réunissait ses vieux compagnons d'armes, pour partager avec eux trois asperges, les premières qui fussent venues sur le plateau de Cuzco (1). » Les terres conquises ou pacifiées, comme on disait, étaient des champs d'expériences. Certaines cultures prospéraient ; à d'autres, le sol ou le climat ne convenait point. Il y a v a i t des cas d'acclimatation appar e n t e suivie de décadence rapide. Quelques cultures, qui paraissaient pleines de promesses, n ' a p p o r t a i e n t q u e des déceptions, soit qu'elles ne trouvassent point de marché, soit qu'elles se heurtassent à la concurrence ruineuse d'articles similaires. J e parlerai en leur temps des questions relatives au trafic et ne traiterai ici que des tentatives empiriques faites par les agriculteurs et les éleveurs. A P a n a m a se répéta ce qui s'était passé dans les Iles : il y a v a i t des légumes, des jardins et du bétail, mais ni blé ni avoine. Pedro C.ieza de León parle des eslancias et des exploitations agricoles «oùl'on a planté (1) Essai politique sur le royaume de la Nouvelle-Espagne, 2 e éd., tome II, Paris, 1827, p. 478-479. Agustín de Zarate^ dans son Historia del Perú (liv. IV, chap. ix), dit au sujet de Pizarre : « Le marquis lut très ardent aussi à faire prospérer cette terre, « en la labourant et la cultivant. Il bâtit quelques très bonnes « maisons dans la ville des Rois (Lima) et dans la rivière qui y i passe établit deux barrages pour des moulins, où il passait « tous ses moments de liberté, pressant les ouvriers qui travail« laient à les construire ».


— 84 — beaucoup de choses d ' E s p a g n e , telles que les orangers, les citronniers et les figuiers. E n outre, il y a d ' a u t r e s fruits qui sont de la terre même, tels que les ananas savoureux, les bananes, de nombreuses et bonnes goyaves, des caïmites,. des aguacates et d'autres..,. Dans le territoire de cette" ville, on ne trouve ni blé ni avoine. Les propriétaires des estancias récoltent beaucoup de maïs et font toujours venir de la farine du Pérou et d'Espagne. » (Pedro Gieza de León, Crónica del Perú, chap. n.) Le blé arriva au Pérou d ' u n e façon romanesque, comme à la Nouvelle-Espagne. On dit q u ' I n è s Muñoz, femme de Francisco Martín Alcántara, frère de Pizarre, f u t la première Espagnole qui v i n t au Pérou. C'est à elle que l'on d u t l'introduction de presque tous les arbres et plantes qu'il y a v a i t dans les huertas et les jardins de Lima. Un jour qu'Inès triait du riz qui venait d'arriver d'Espagne dans u n baril, pour offrir à Pizarrece mets alors fort rare, elle vit, parmi le riz, quelques grains de blé, « et les m i t de côté dans le dessein de les semer et de voir si l'on pourrait cultiver le blé dans ce pays. Elle les sema dans u n pot à fleurs, avec a u t a n t de soin et de précautions que si elle eût planté des pieds de mignonnette ou de basilic ; et, grâce à la sollicitude avec laquelle elle veilla sur son petit semis, l'arrosant avec opportunité, les graines germèrent, la plante se développa avec une vigueur remarquable et donna de n o m b r e u x et grands épis ». On répéta l'opération un grand nombre de fois et la récolte se multiplia de telle façon qu'au b o u t de trois ou q u a t r e ans on pouvait moudre le blé et faire du pain — non probablement sans qu'on eût dans l'intervalle d e m a n d é quelque bon envoi de graine à la Vieille ou à la Nouvelle-Espagne. L ' i m p o r t a n t , c'est qu'en 1539 le pain valait u n demi-réal la livre et qu'en 1543 on en a v a i t trois livres et demie pour u n réal. Nulle p a r t il n ' é t a i t aussi bon marché q u ' à Quito,

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— 85 — où, o r d i n a i r e m e n t , on d o n n a i t h u i t p a i n s d ' u n e livre p o u r u n r é a l , « ce q u i c o r r e s p o n d a i t e n E s p a g n e à u n maravedís la l i v r e (1) ». L e n è g r e d e C o r t é s t r o u v e d e s g r a i n s d e b l é p a r m i le r i z (2), I n é s M u ñ o z t r o u v e d e s g r a i n s d e b l é p a r m i le r i z ; n ' e s t - c e p a s là u n e v a r i a n t e d e la m ê m e l é g e n d e qui servit à expliquer u n fait intéressant pour tous ? G a r c i l a s o d e la V e g a d i t d a n s ses Comentarios reales q u e M a r í a E s c o b a r i n t r o d u i s i t le b l é a u P é r o u . « P o u r le m ê m e e x p l o i t , les p a ï e n s t i n r e n t Cérès p o u r u n e d é e s s e , e t les g e n s d u p a y s n e firent a u c u n c a s d e c e t t e f e m m e ». Ce q u i e s t p r o b a b l e , c ' e s t q u e , e n t r o u v a n t d e s c l i m a t s t e m p é r é s , on d e m a n d a u n e b o n n e q u a n t i t é de semence, s a n s a t t e n d r e le m i r a c l e d u r i z e t d e s p o t s à f l e u r s ; m a i s p a r t o u t o n c é l é b r a i t l ' i n t r o d u c t e u r s u p p o s é ou r é e l d e s c é r é a l e s . « A Q u i t o , le p r e m i e r b l é e u r o p é e n (1) Historia del Nuevo Mundo, par lo P. Bernabé Cobo, de le Compagnie de Jésus (avec notes de D. Marcos Jiménez de la Espada), Sociedad de bibliófilos andaluces, Séville, 1901, tome II, p. 411-417. (2) Le nègre de Cortés, semi-légendaire pour quelques écrivains, a n é a n m o i n s — e t fort heureusement — réellement existé, ainsi qu'il appert de la Relación de las personas que pasaron a esta Nueva España y se hallaron en et descubrimiento, toma y conquista délia, document du plus vif intérêt, trouvé aux archives des Indes par le savant investigateur D. Francisco del Paso y Troncoso, envoyé du gouvernement mexicain. Au n° 169 de la liste, J u a n Garrido dit « qu'il se fit chrétien de son plein gré à Lisbonne et f u t sept ans on Castille et alla à Saint-Domingue, et y f u t le même nombre d'années ; de là, il alla dans d'autres îles, d'où il gagna San Juan de Puerto Rico, où il f u t beaucoup de temps, et il vint ensuite à cette Nouvelle-Espagne et participa à la prise de cette ville de Mexico et aux autres conquêtes, et s'en f û t ensuite à l'île avec le Marquis, et il f u t le premier dans ce pays qui 'récolta et sema du blé, et c'est de là que vint tout celui qu'on y trouve à présent ; et il fit venir dans cette Nouvelle-Espagne .beaucoup de semences de végétaux ; et il est marié et a trois .eniants et est très pauvre... » La Relación des archives de Paso y Troncoso, propriété de la République Mexicaine, est conservée à Madrid.


— 86 — a été s e m é près du c o u v e n t de S a i n t - F r a n ç o i s p a r le P. Josse Rixi, natif de Gand, en F l a n d r e . Les moines y m o n t r e n t e n c o r e a v e c i n t é r ê t le v a s e d e t e r r e d a n s l e q u e l le p r e m i e r f r o m e n t e s t v e n u d ' E u r o p e , e t q u ' i l s r e g a r d e n t comme une relique précieuse. Que n'a-t-on c o n s e r v é p a r t o u t le n o m d e c e u x q u i , a u lieu d e r a v a g e r la t e r r e , l ' o n t e n r i c h i e les p r e m i e r s d e p l a n t e s u t i l e s à l ' h o m m e ! » ( H u m b o l d t , Essai, t o m e I I , p . 4 2 1 . ) O n s ' é t a i t o c c u p é , d è s le d é b u t de l a c o l o n i s a t i o n d e s A n t i l l e s , de la v i g n e , d e l ' o l i v i e r , d e s a r b r e s f r u i t i e r s e t d e s l é g u m e s d ' E u r o p e , e t o n m a n i f e s t a le m ê m e i n térêt pour certaines plantes africaines. Fr. Tomás de Berlanga, évêque de P a n a m á , pilote, et d é c o u v r e u r de l ' a r c h i p e l d e s G a l á p a g o s , a v a i t , e n 1516, a p p o r t é l a b a n a n e d e s C a n a r i e s à l ' I l e E s p a g n o l e (1).

(1) Cobo, op. cit., tome II, p. 444. L'introduction de la banane à l'Ile Espagnole par Fr. Tomás de Berlanga est historique et démontrée avec certitude ; mais n'y avait-il pas de bananes sur le continent ? On a disputé là-dessus avec beaucoup de vivacité. Humboldt a traité la question avec son étonnante clarté et sa vaste érudition. Ses conclusions sont les suivantes : I o A l'Ile Espagnole, il n'y avait pas- de bananes en 1516, année de leur acclimatation par Fr. Tomás de Berlanga ; 2° Fr. Tomás de Berlanga ne put introduire que l'espèce Camburi (Caule nigrescente strato, fructu minore ovato elongato). C'est la banane de Guinée, la seule que l'on trouve dans les pays tempérés comme les Canaries, la Tunisie, l'Algérie et la région de Málaga ; 3° La banane Arlon et la banane Dominico existaient en Amérique avant l'arrivée des Espagnols, et VArlon se confond avec le Zapalole des anciens Aztèques ; 4° D'Océanie vint la banane de Tahiti, le Meuja de la Mer du Sud, dont les premiers pieds furent transportés à bord de la frégate Aguila. Voyez NouvelleEspagne, tome II, p. 382-387. Candolle est d'un autre avis. & En résumé, dit-il, voici ce qui me paraît le plus probable : une introduction faite de bonne heure par les Espagnols et les Portugais à Saint-Domingue et au Brésil, ce qui suppose, j'en conviens, une erreur de Garcilasso quant aux traditions des Péruviens. Si cependant des recherches ultérieures venaient à prouver que le Bananier existait dans quelques parties de l'Amérique avant la découverte par les Eu-


— 87 — Un a u t r e prélat illustre, D. Sebastián Ramírez de Fuenleal, et D. Vasco de Quiroga, u n des civilisateurs les plus remarquables d'Amérique, l'introduisirent au Mexique en 1531. Mais comment transporter les pieds qu'il fallait faire venir d'Europe, et comment réaliser p r a t i q u e m e n t ce que demandait Cortés en 1524 ? Le grand évêque Zumárraga proposa que les employés de la Casa de Contratación envoyassent sur les navires des plants de végétaux de toutes espèces, en p r e n a n t soin de ne pas les laisser sécher, et q u ' à Vera-Cruz les capitaines pussent les vendre à quiconque voudrait les acheter. Une des premières plantes introduites par les Espagnols f u t la vigne. Naturellement, elle ne réussit point dans les Iles et en Nouvelle-Espagne ; elle d u t passer le Tropique pour trouver u n climat convenable dans quelques provinces intérieures de l ' E s t et dans les missions de Californie. Mais, pour des raisons d'ordre commercial, cette culture ne f u t jamais très i m p o r t a n t e . Comm e n t arrivèrent au Pérou les premiers plants de vigne ? Par P a n a m á ou par la Nouvelle-Espagne ? Il y a v a i t à P a n a m a u n auditeur, le Dr. Robles, si a t t a c h é à la terre qu'il ne voulait pas qu'on le n o m m â t au Pérou : « J ' a i m o n estancia, mon petit troupeau de vaches et j'ai fait venir des chèvres de dehors. D'Espagne, j'ai fait venir beaucoup de plants et de semences, et quel-

ropéens, je croirais à une introduction fortuite, pas très ancienne, par l'effet d'une communication inconnue avec les îles de la mer Pacifique ou avec la côte de Guinée, plutôt qu'à l'existence primitive et simultanée du Bananier dans les deux mondes... Enfin, pour terminer ce que j'ai à dire du Bananier, je remarquerai combien la distribution des variétés est favorable à l'opinion de l'espèce unique... En particulier, les deux qui sont le plus répandues en Amérique diffèrent sensiblement l'une de l'autre et se confondent chacune avec des variétés asiatiques, pu s'en rapprochent beaucoup. » (L'Origine des Plantes cultivées, Paris, 1883, p. 248.)


— 88 — ques-uns prospèrent, particulièrement les vignes (1) ». Illusion. Mais où les vignes prospérèrent assurément, ce f u t au Pérou ; en 1551, H e r n a n d o de Montenegro y fit la vendange et on lui paya le raisin u n demi-peso d'or la livre,suivant le prix fixé par le licencié Rodrigo Niño. Montenegro jugea que le prix était t r o p bas et fit appel d e v a n t l'Audience, car il considéra comme u n préjudice q u ' o n rabaissât la valeur « d ' u n f r u i t qui était si nouveau et si agréable ». E n effet, « on est i m a i t t a n t les premiers ceps qu'il était nécessaire de les faire garder par des gens armés, de peur qu'on ne les volât ou q u ' o n ne coupât les sarments. Du premier cep q u ' o n p o r t a a u Chili, u n religieux me r a c o n t a q u ' é t a n t soldat à ce moment-là, il se t r o u v a présent à la vente e t qu'on le v e n d i t 3..000 pesos et que ses premiers sarments se vendirent 100 pesos chacun. Il n ' y a pas lieu de s'en étonner ; et l'on n ' a u r a point de peine à le croire si l'on considère les prix auxquels se vendaient dans les premières années toutes les choses apportées d'Espagne.. Cette plante s'est d é j à propagée à travers toutes les Indes, et principalement dans ce royaume, de telle sorte q u ' e n beaucoup d'endroits il y a de g r a n d s champs d e vignes, e t quelques-uns si considérables qu'ils donnent de quinze à vingt mille arrobes de m o û t ; et le vin qui se récolte dans le district judiciaire d ' I c a , qui a p p a r t i e n t au diocèse de Lima, fournit à lui seul la cargaison de plus de cent navires qui v o n t vers d ' a u t r e s provinces de ce r o y a u m e ou d ' a u t r e s pays. On récolta d'abord le vin dans la vallée de Lima ; mais on s ' a p e r ç u t ensuite que les vallées d'Ica, Nasca et Pisco convenaient très bien à la culture de la vigne, e t íes h a b i t a n t s de Lima préférèrent réserver les terres de leur vallée à la culture du blé, de (1) Memorial d u 20 septembre 1539, dans Industria agrícolapecuaria llevada a América por los Españoles, par Ricardo Cappa, S. J., tome I, p. 35.


— 89 — divers plantes et légumes et des arbres fruitiers ; néanmoins, pour le plaisir d'avoir du raisin, ils entretiennent dans tous les jardins de la ville et des environs u n grand nombre de treilles, et, quand ils sont mûrs, les raisins valent u n demi-réal la livre. « Dès que l'expérience eut m o n t r é la grande abondance de vin que fournissait ce royaume, les Espagnols se mirent à planter une grande quantité de vignes, aussi bien dans les vallées côtières que dans les vallées intérieures, particulièrement dans la province de Charcas ; et le vin est d é j à si bon marché que, dans les vallées où il se récolte, il v a u t de trois à q u a t r e pesos l'arrobe, ce qui équivaut à six ou h u i t r é a u x en Espagne. La première espèce de vigne qui se p l a n t a dans ce pays, et qui est la plus abondante, est u n peu rouge, t i r a n t sur le noir ; aussi le vin qu'elle produit est-il clairet ; mais on a d é j à i n t r o d u i t d ' a u t r e s espèces, telles que chasselas, muscats blancs et noirs, et deux ou trois a u t r e s espèces ; et l'on a commencé à faire du vin blanc.,.. Dans les vallées de la Nasca, on s'est mis il y a peu d'années à fouler le vin dans de grands sacs de toile grossière et le vin est ainsi beaucoup plus pur, plus clair et plus blanc, en sorte qu'il v a u t q u a t r e r é a u x de plus la crachée que les autres. Me t r o u v a n t dans ces vallées, je m'enquis de l'origine de cette invention, e t l'on me dit q u ' u n Indien qui ne possédait point où fouler le raisin d'une petite treille qui lui appartenait, le foula par nécessité dans des sacs de grosse toile, et, lorsqu'on vit que ce vin était supérieur a u x autres, les Espagnols se mirent à faire volontairement ce que l'Indien a v a i t fait par nécessité. » (Cobo, op. cil., tome I I , pp. 378-380.) A v a n t que l'on p l a n t â t les vignes, la botiche valait de vingt à cinquante pesos ; elle baissa ensuite de trois ou quatre, dit le P. Cobo. E t c'est que, dit-il, « il y a dans ce r o y a u m e du Pérou des régions au climat si a d m i r a b l e que, dans certaines, les vignes conservent


— 90 — leurs feuilles t o u t e l'année et que, dans d'autres, elles peuvent produire en n'importe quelle saison, de telle manière que dans u n même champ on taille les pieds à différentes époques et ils donnent des fruits t o u t e l'année, les uns après les autres, dans l'ordre où ils ont été taillés ». (Cobo, op. cit., tome II, p. 381.) Il est curieux de voir comment on vola u n pied d'olivier à Antonio de Ribera, u n des premiers h a b i t a n t s de Lima, mari de la fameuse Inés Muñoz. Ce gentilhomme a v a i t été envoyé en Espagne comme procureur en 1560 et, à son retour, il a p p o r t a deux grandes cuves de bois avec de jeunes oliviers de l'Ajarafe de Séville. Deux ou trois seulement arrivèrent vivants. Il les planta dans sa huerta et les fit garder par u n grand nombre d'esclaves et de chiens. Cette vigilance f u t inutile, car quelqu'un lui déroba u n des arbrisseaux qui r e p a r u t à cinq cents lieues de là, au Chili, « où en fort peu de temps il donna une grande quantité de rejetons que l'on planta et qui prirent racine avec une grande facilité... Des oliviers plantés par ledit Don Antonio, u n seul d u t survivre, car on montre a u j o u r d ' h u i , au milieu d ' u n grand champ d'oliviers qu'il possédait, u n olivier très vieux et très gros qui est le premier qu'on planta dans le pays et d'où sont nés tous les oliviers qui s ' y t r o u v e n t actuellement ; je l'ai vu plusieurs fois (1)... ». A Lima, on appelle cet olivier l'olivier castillan. Cet olivier castillan f u t historique. Quand il eut grandi, son propriétaire en coupa une branche, e t lors d'une grande fête q u ' o n célébra par une procession, il plaça cette branche sur le chemin du Très-Saint-Sacrement. Beaucoup voulaient s'en emparer, mais u n chanoine prévint la convoitise générale, saisit la branche et la donna à u n propriétaire de huerla, Gonzalo Guillén, pour s'associer avec lui. La branche prit racine e t (1) Cobo, op. cil., tome II, p. 382-383. Le P. Cobo arriva au Pérou à la fin du xvi» siècle et y vécut fort longtemps.


— 91 — d e v i n t u n a r b r e a v a n t son père, l'olivier castillan. Guillén d o n n a alors une b a r r e d ' a r g e n t au chanoine p o u r qu'il r e n o n ç â t à son droit de co-propriétaire. U n e fois s e u l m a î t r e d e l ' a r b r e , il v e n d i t d e s r e j e t o n s q u i lui r a p p o r t è r e n t d e q u a t r e à c i n q m i l l e pesos e t , à la fin, il p l a n t a u n c h a m p d ' o l i v i e r s dans l a huerta o ù a v a i t p r o s p é r é la b r a n c h e d u c h a n o i n e . L a p r e m i è r e olive v a l a i t u n t r é s o r ; e n o f f r i r s i x à u n i n v i t é é t a i t u n e folle p r o d i g a l i t é . Mais il n e se p a s s a point beaucoup d'années a v a n t que l'on vendît l'almud s i x pesos. E n 1596, il é t a i t d e s c e n d u à d e u x pesos e t , d a n s les p r e m i è r e s a n n é e s d u siècle s u i v a n t , ce n ' é t a i t p l u s Valmud, m a i s la f a n è g u e , q u i c o û t a i t d e u x pesos. « E t c e t t e b a i s s e d e p r i x si c o n s i d é r a b l e s ' e s t p r o d u i t e e n si p e u d ' a n n é e s q u e j ' a i c o n n u u n e p e r s o n n e d e p u i s l o n g t e m p s d a n s le p a y s q u i a v u v e n d r e les o l i v e s a u x t r o i s p r i x q u e j ' a i d i t s . » (Cobo.) (1). (1) La Leijenda negra présente toujours l'Espagnol commo l'ennemi des arbres. Ce n'est pas l'opinion d'un écrivain qui ne saurait être suspecté, Oexmelin, lequel dit, dans sa description de l'Ile Espagnole : « On trouve dans cette Isle quantité d'Orangers et de Citronniers que Ja nature produit d'elle-même. Les fruits n'en sont pas agréables comme ceux qu'on cultive en Europe ; au contraire, ils sont fort aigres, petits, et toutefois pleins de suc, n'ayant pas l'écorce épaisse. Ces citrons et ces orangers sont semblables à ceux qu'on void ordinairement. Les Espagnols et les Portugais ont eu soin, venant dans cette Isle, d'y planter des arbres fruitiers, et de la peupler d'animaux qu'on n'y voyoit point. Quand un Espagnol se trouve dans line forest, et qu'il y rencontre quelque arbre fruitier, il a soin de planter la semence du fruit qu'il mange. C'est pour ce sujet que les terres qu'ils ont habitées sont plus remplies de toutes sortes d'arbres fruitiers quo celles que les autres Nations habitent. Aussi voit-on dans l'Isle espagnole de grandes plaines qui ne sont couvertes que d'orangers, produisant des oranges aussi douces que celles qui viennent de Portugal, dont les Portugais ont apporté l'espèce de la Chine en Europe. » (H isloire des Avaniuriers qui se sont signalez dans les Indes, etc., 2 vol., Paris, 1713, tome I, l r e partie, chap. vu, p. 62.) (R. R.)


CHAPITRE

III

LA P R O P A G A T I O N D E S A N I M A U X U T I L E S .

D'après Zárate, les soldats de Pedro de Alvarado, au cours de la fameuse randonnée de P u e r t o Viejo à Quito, f u r e n t si a t r o c e m e n t tourmentés par la faim qu'ils mangèrent beaucoup de chevaux, « encore qu'ils valussent chacun de quatre à cinq mille castellanos » (Historia del Perú, liv. II, chap. x). Nous avons vu, en effet, que les chevaux étaient fort peu n o m b r e u x dans les îles, au m o m e n t où l'on préparait l'expédition du Mexique. Cela ne prouve point que les éleveuTs négligeassent le développement de cette espèce ; mais, t o u t simplement, le nombre des chevaux restait bien inférieur à la d e m a n d e considérable que provoquaient les fréquentes expéditions des conquistador s. Nous savons par le P. Cobo que l'un des premiers conquérants du Pérou, qui était en même t e m p s u n des premiers h a b i t a n t s de Lima, Diego de Agüero, allant de Cuzco à la province de Quito, t r o q u a son cheval q u i était fatigué contre u n a u t r e qui était frais «et d u t donner, en outre, mille pesos d'or. «On vendait habituellement dans ce r o y a u m e u n cheval trois à quatre mille pesos d'or, ce qui, vu la valeur q u ' a v a i t alors la monnaie, ferait a u j o u r d ' h u i plus de 14.000 ducats. » (Cobo, op. cit., t o m e II, p. 353.) On r a c o n t a i t à Lima que les caciques de S u n a g u a n a , encomienda de ce même Diego, reprochaient à leur maître de tenir plus à son cheval q u ' à ses Indiens. Pour leur faire plaisir, Diego coupa les jarrets à son cheval ; les caciques reconnaissants de ce geste magnifique lui firent u n cadeau de


— 93 — 30.000 pesos, «ce qui ferait a u j o u r d ' h u i plus de 80.000 d u cats » (Cobo, tome I I , p. 354). Les chevaux se multiplièrent si r a p i d e m e n t et coûtaient si peu qu'Espagnols et Indiens les employaient comme bêtes de somme et les faisaient travailler comme en Espagne* on fait travailler les ânes. « Dans cette ville de Lima, u n bon roussin de charge ne v a u t que six à douze pesos, et u n cheval de selle pour voyager, même très bon, coûte à peine quar a n t e pesos, et u n bon cheval de course, entraîné, v a u t d ' h a b i t u d e deux à trois cents pesos. ». (Cobo, tome I I , page 355.) Il y a v a i t des chevaux sauvages dans t o u t le continent peu de t e m p s après la conquête, et même dans les Iles, particulièrement dans « l'Ile Espagnole, où, en cheminant, je voyais dans la campagne de grands troupeaux de ces chevaux, qui, lorsqu'ils voient du monde, prennent peur et s'enfuient comme les autres a n i m a u x sauvages ; mais ils sont beaucoup plus nombreux dans la région du P a r a g u a y et de T u c u m â n . On a t t r a p e pour les dresser quelques poulains sauvages après les avoir chassés comme des sangliers et autres bêtes sauvages ». (Cobûj tome II, p. 355-356). H u m b o l d t parle en ces termes de la multiplication des chevaux dans la Nouvelle-Espagne : « Les chevaux des provinces septentrionales, s u r t o u t ceux du Nouveau-Mexique, sont aussi célèbres par leurs excellentes qualités que les chevaux du Chili. Les uns et les autres descendent, à ce q u ' o n prétend, de race arabe. Us errent par bandes devenues sauvages, dans les savanes des Provincias internas. L'export a t i o n de ces chevaux à Natchez et à la NouvelleOrléans devient d'année en année plus considérable. Plusieurs familles du Mexique possèdent dans leurs halos de ganado 30 à 40.000 têtes de bœufs et de chevaux. » (Humboldt, op. cil., tome I I I , p. 59.) Lorsque l'élevage des mulets commença à se développer, il y en eut une telle demande qu'en beaucoup d'endroits on a b a n d o n n a l'élevage des chevaux, ou, du moins, leur dressage. Au Mexique, on employait plus de


70.000 mules pour le trafic de Vera-Cruz. C'était u n animal de luxe pour les calèches de Mexico, de Lima et de la Havane. Comme monture, les gens distingués préféraient la mule au cheval. Les ennemis de Pedro de Alvarado lui volèrent une mule de selle, à la porte même d u palais de l'Audience, où il était allé saluer le Président Nu no de Guzmân. Le démon des Andes, Francisco de Carvajal, allait à mule p e n d a n t ses campagnes. A partir du x v n e siècle, le Pérou i m p o r t a i t une q u a n t i t é énorme de mules qui venaient des Pampas par Salta, T u c u m â n et Potosi. Dans la suite, les ânes se multiplièrent de telle façon que certains revinrent à l ' é t a t sauvage (Ricardo -Cappa, Induslria agricola-pecuaria, tome I, p. 384401). Tous les voyageurs, de Cieza de Léon à H u m b o l d t , en passant par Acosta et Cobo, disent que la multiplication des bêtes à cornes s'opéra en u n très petit nombre d ' a n nées et q u ' o n en rencontrait a u t a n t de sauvages que de domestiques. « Il y a une grande abondance de bêtes à cornes le long des côtes orientales du Mexique, s u r t o u t à l'embouchure des rivières d'Alvarado, Guatacualco et Pânuco, où les n o m b r e u x t r o u p e a u x t r o u v e n t des pâturages c o n s t a m m e n t verts. La capitale du Mexique et les grandes villes qui en sont voisines tirent cependant leurs provisions en viandes de l ' I n t e n d a n c e de Durango.. Les naturels, comme la p l u p a r t des peuples de l'Asie,à l'est du Gange, se soucient très peu du lait, du beurre et du fromage. Ce dernier est fort recherché par les castes de sang mêlé, et il forme une branche du commerce intérieur assez considérable. » « Dans le tableau statistique que l ' i n t e n d a n t de Guadalaxara a dressé en 1802, et que j'ai eu occasion de citer plusieurs fois, la valeur annuelle des cuirs corroyés, est évaluée à 419.000 piastres, celle du suif et du savon à 549.000 piastres. La seule ville de Puebla prépare annuellement 700.000 arrobas de savon et 82.000 cuirs de vaches. Mais l'exportation de ces deux articles par le p o r t de Veracruz a été peu i m p o r t a n t e jus-


— 95 — qu'ici. E n 1803, elle s'est à peine élevée à la valeur de 140.000 piastres. Il p a r a î t même qu'au x v i e siècle, a v a n t que la consommation intérieure eût augmenté avec le nombre et le luxe des blancs, la Nouvelle-Espagne fournissait à l'Europe plus de cuirs qu'elle n'en fournit a u j o u r d ' h u i . Le Père Acosta r a p p o r t e qu'une flotte qui, e n 1587, entra à Séville, portait 63.340 cuirs mexicains ». (Humboldt, op. cit., tome I I I , p. 58-59.) Dans les Iles, dans la région du Plata, au Chili et au Pérou, on n'utilisait que le cuir et le suif des a n i m a u x . Les bouviers m e t t a i e n t de côté la langue, l'échiné et la moelle, et a b a n d o n n a i e n t le r e s t e a u x oiseaux et a u x bêtes sauvages. Au Chili, on brûlait la viande. Naturellement, le bétail sauvage pouvait être t u é par n'importe qui. Un soldat espagnol, qui servit au Chili à la fin du x v i e et au d é b u t du x v n e siècle et qui écrivit u n livre extraordinairement curieux, donne des renseignements qui sont du plus vif intérêt pour notre exposé. Voici u n passage de ce livre : « Ce r o y a u m e est si fertile qu'ordinairement les brebis et les chèvres y m e t t e n t bas deux ou trois petits et plus. Il abonde en toutes espèces de bétail qu'on a fait venir d'Espagne, qui sont la principale ressource de nos Espagnols et dont ils n'utilisent que le suif, la graisse et la peau ; des peaux, ils font des cordouanneries, des basanes et des semelles de soulier, et c'est la principale exportation du pays ; t o u t cela va par mer à la ville des Rois qui est à 500 lieues de ce royaume. E t , en général, ils brûlent toute la chair, ce qui paraîtra une perte considérable, vu sa valeur en Espagne... E t la q u a n t i t é du bétail qu'ils brûlent est si grande qu'elle dépasse chaque année cent mille têtes pour les moutons et les chèvres et douze mille pour les bêtes à cornes, parmi lesquels on trouve des moutons et des bestiaux d'une grosseur merveilleuse ; et ce chiffre est d ' a u t a n t plus é t o n n a n t que le nombre des Espagnols qui se sont fixés


— 96 — dans Ge pays et qui s'occupent d'élevage est fort réduit (1)'». Quand les communications maritimes se f u r e n t organisées, on commença d'utiliser la viande. Au Chili, on l'employa pour l'approvisionnement des b a t e a u x et, en outre, on l'exportait à destination du Callao, d'Arica, de Guayaquil et de P a n a m á . Cette viande salée et séchée s'appelait charqui. Elle était fort demandée sur toute la côte du Pacifique (2). Au Mexique, le porc v i n t d ' E u r o p e comme dans les autres pays, mais on y acclimata aussi une espèce des Philippines. L'industrie des saucissons et jambons devint une spécialité de la ville de Toluca, qui, par sa situasti on à plus de 2,200 mètres au-dessus du niveau delà mer, jouit de conditions exceptionnelles pour l'industrie des salaisons et de la charcuterie. Les premiers porcs, comme les premiers chevaux, se vendaient à des prix invraisemblables : « on achète les cochons de lait s o r t a n t du ventre des truies dix pesos et plus », dit Cieza de León, qui assista à des ventes de ce genre. Lors de la vente à l'encan des biens de Cristóbal de Ayola, une truie f u t adjugée 1.500 pesos. Sebastián de Belalcázar mangea tranquillement cette truie de 1.500 pesos dans u n b a n q u e t qu'il donna e n l'honneur du licencié Vachilo. Néanmoins, tandis que cela se passait à Cali, à Lima on vendait déjà de la viande de porc vingt r é a u x l'arrobe et il n ' y avait pas u n a n que la ville était fondée. A J a u j a , u n porc engraissé valait q u a t r e pesos, ce qui équivalait à huit r é a u x en Espagne. A la différence des autres quadrupèdes, le m o u t o n ne devint pas sauvage. Plus fragile et moins a p t e à s'acclimater, il ne prospérait que dans certaines vallées du (1) Alonso González de Náj.«ra, Desengaño y reparo de la guerra de Chile, Colección de documentos inéditos para la Historia de España, tome XLVII, p. 53. (2) Cf. W.-B. Stevenson, Voyage en Araucanie, au Chili, au Pérou et dans la Colombie, trad. Sétier, tome I, Paris, 1828.


— 97 — Pérou et, au Mexique, les vallées du Michoacân, de clim a t très doux, lui étaient spécialement favorables. Gomme on l'a vu, le Chili était particulièrement riche en moutons. P o u r t a n t l'élevage de cette espèce n ' e u t point le développement q u ' o n pouvait attendre, non par suite de la négligence des colons, mais pour des raisons nettem e n t commerciales d o n t il sera traité plus loin. Les chèvres se propagèrent beaucoup plus que les moutons, à cause de leur facilité à s'acclimater et à retourner à l ' é t a t sauvage. E n résumé, les a n i m a u x utiles se multiplièrent avec plus de rapidité que les besoins ; le problème ne consist a i t plus à s'en procurer, mais à les exploiter avec profit (1). (1) Sur l'introduction des animaux utiles, voy. encore Oexmelin, op. cil., tome I, l r e partie, chapitre vi, p. 53 et chapitre x, p. 78-79. (R. R.)

8


CHAPITRE

IV

L ' I N D U S T R I E D E LA S O I E .

Je note des tentatives, non des résultats. P a r m i celleslà, je parlerai d'une des plus anciennes. La culture de la soie en Nouvelle-Espagne f u t tentée, au début, avec des mûriers indigènes, et ensuite avec des arbres produits par des plants espagnols. Cortés, qui a v a i t pris l'initiative de cette culture, d u t s'absenter de Mexico, pour aller d'abord a u x Hibueras, puis à la cour, où il a v a i t été appelé. Cependant d'autres, semble-t-il, le prévinrent dans la réalisation de son projet. Francisco de Santa Cruz r e ç u t d ' E s p a g n e u n q u a r t d'once d ' œ u f s de ver à soie, et "il les donna au Veedor Delgadillo qui possédait près de la ville une huerla où il y a v a i t de bons mûriers. Delgadillo était Grenadin et e n t e n d a i t bien cette cult u r e . Il récolta t a n t d'œufs qu'il restitua à Santa Cruz plus de deux onces pour le q u a r t qu'il en a v a i t reçu et distribua le reste à diverses personnes. Tel f u t le commencement de l'industrie de la soie en Nouvelle-Espagne (Herrera, Décade IV, liv. I X , chap. iv). Cela se passait en 1531. E n 1573, u n certain Martin Cortés — qu'il ne f a u t pas confondre avec les deux fils du conquistador, l'un bâtard et l'autre légitime, qui portaient ce même n o m — disait dans u n mémoire au vice-roi : « Votre Seigneurie sait bien que j'ai été le premier dans ce pays à cultiver le mûrier, et que j'ai produit et travaillé la soie,et que j'ai t r o u v é la teinture cramoisie, et d'autres couleurs très convenables et profitables. » Le célèbre érudit mexicain


Icazbalceta croit, en effet, que ce Martín Cortés devança D. H e r n a n d o et Delgadillo. La soie que l'on recueillait en 1531 serait provenue en grande partie de la soie introduite par Martín Cortés pour son compte, ou pour celui du conquistador. E n t o u t cas, Martín Cortés était u n grand connaisseur en la matière, et il avait étudié les divers clim a t s du Mexique en vue de la culture de la soie, car il offrait de faire pousser en quinze ans cent mille mûriers à Huejotcingo, Cholula et Tlascala. Comme récompense, il d e m a n d a i t 1 'encomienda vacante de Tepeji, agglomération qui, depuis lors, s'appela Tepeji de la Seda (Cf. Garcia Icazbalceta, Opúsculos Varios, tome I, p. 134). La Mixtèque f u t la zone mexicaine qui se spécialisa dans la culture de la soie. « C'est une région fort peuplée, dit le P. Motolinia dans son Historia de los Indios de la Nueva España, et fort riche, où il y a des mines d'or et d'argent, de très nombreux et très bons mûriers ; c'est pourquoi l'on commence à produire de la soie dans ce pays. E t bien qu'en Nouvelle-Espagne cette culture soit récente, on dit que la récolte de soie sera cette année de plus de 15.000 livres ; et cette soie est si bonne que les ouvriers qui la travaillent disent que la Tonolzi est meilleure que la soie lustreuse de Grenade, et la soie lustreuse de cette Nouvelle-Espagne est e x t r ê m e m e n t bonne... Il f a u t noter que l'on produit de la soie d u r a n t t o u t e l'année sans aucune interruption. A v a n t d'écrire cette lettre en la présente année de 1541, j'ai parcouru à pied cette région d o n t je parle p e n d a n t plus de t r e n t e jours, et, p e n d a n t le mois de janvier, j'ai vu en beaucoup d'endroits des œufs de ver à soie dont certains éclosaient déjà et des vers noirs et d'autres blancs d'une mue et de deux, et de trois, et de quatre mues ; et d'autres vers déjà en liberté; et d'autres vers en t r a i n de filer; et d'autres dans les cocons et des papillons qui pondaient des œufs. Dans t o u t ce que j'ai dit, il f a u t noter trois choses ; la première, c'est qu'on p e u t faire éclore les œufs sans se les m e t t r e dans le sein, ni dans du linge,


— 100 — comme on fait en E s p a g n e ; la seconde, c'est que les vers ne m e u r e n t à aucune époque, ni par suite du froid, ni par suite de la chaleur, e t la dernière, c'est que les mûriers ont des feuilles vertes t o u t e l'année,à cause de la douceur du climat. » (Epistola proemial, édit. Sánchez García, Barcelone, 1914, p. 7-8-.) Motolinia pensait q u ' a u b o u t de peu de t e m p s la Nouvelle-Espagne p r o d u i r a i t plus de soie que t o u t le reste de la chrétienté. Cette prédiction se réalisa-t-elle ? T r e n t e ans plus t a r d , l'industrie de la soie florissait au Mexique, et l'Anglais H e n r y H a w k s faisait l'éloge des produits mexicains. Un a u t r e Anglais, Miles Philipps, s ' e n t e n d i t avec u n ouvrier pour a p p r e n d r e à tisser du g o r j a r a n e t du t a f f e t a s . Mais les Philippines, u n e fois colonisées, et la r o u t e du « r e t o u r de l'Ouest » u n e fois t r o u v é e , la soie chinoise blessa à m o r t la p r o d u c t i o n mexicaine, encore que, d ' a p r è s des lettres d u viceroi E n r i q u e z de Almanza au roi (5 décembre 1573 e t 9 janvier 1574), le p r o d u i t asiatique f û t t o u t à fait inférieur (Carlas de Indias, p. 293-298). On a expliqué c e t t e décadence par d ' a u t r e s causes, mais la vraie est celle q u e j'ai dite ; car même si l'on a d m e t que la soie chinoise f û t inférieure, son prix lui p e r m e t t a i t de braver t o u t e concurrence. E n effet, le grand vice-roi Revillagigedo disait, d e u x siècles plus t a r d , au § 384 de sa célèbre Instruction que, selon le chef de Yexpédilion botanique,cette industrie convenait a d m i r a b l e m e n t au caractère des indigènes et à la n a t u r e du climat, comme l'expérience l ' a v a i t prouvé à Tula, Oajaca et ailleurs, en matière de soie crue, floche, torse, etc., e t comme « on en i m p o r t e de Chine plus de 50.000 livres, les 300.000 pesos qui s o r t e n t a c t u e l l e m e n t du pays pour cet a c h a t p o u r r a i e n t y rester ». Il n ' y a v a i t sans d o u t e rien à faire pour empêcher la disparition de cette industrie, puisque les intérêts si n o m b r e u x qui se t r o u v a i e n t liés à sa prospérité ne p u r e n t rien empêcher. Sur les seules terres de Cortés, cent c i n q u a n t e hommes é t a i e n t occupés à ce travail. Les


— 101 — tisserands se groupèrent à Mexico, et à la fin du xvi« siècle existait encore la corporation de Y Arle mayor delà Seda. Les Indiens, si propres aux t r a v a u x de patience et de délicatesse, tels que cette industrie, avaient à leur disposition u n livre d'instructions écrit pour eux par le n a t u raliste Alonso Figuerola, chanoine de la cathédrale d'Oajaca. Gonzalo de las Casas écrivit u n traité complet sur Y Arte para criar seda en la Nueva España. Ce livre f u t imprimé à Grenade en 1581 et réimprimé en 1620. Mais il se passa pour la soie la même chose que pour la laine,-le coton, le chanvre et le lin. D'autres centres de production qui pouvaient facilement ravitailler tous les marchés du monde ruinèrent ces premiers essais. Il en reste du moins la preuve que le travail était intelligemm e n t dirigé par les premiers colonisateurs.


CHAPITRE V AURI

RVBIDA

SITIS.

L'or d ' H a ï t i et du Darién rencontra parmi les colons beaucoup d'adversaires, qui critiquaient le travail des mines, et d o n t les a t t a q u e s ont surpassé en violence t o u t ce q u ' o n t dit les détracteurs de l'œuvre espagnole en Amérique. « Labourez la terre et élevez du bétail, ne cessaient-ils de recommander. Ne négligez pas vos terres pour chercher de l'or. » E t , allant plus loin, Las Casas c o n d a m n a i t n e t t e m e n t non seulement les exploitations superficielles des Iles, mais les mines industrielles du continent et « l'enfer du Pérou q u i a appauvri l'Espagne» (1). Pierre Martyr écrivait la phrase fameuse : Auri rabida silis a cullura Hispanos diverlit. Oviedo dit que « le désir de l'or est une grande audace qui a coûté très cher à u n grand nombre » et juge « fort erronée l'opinion qui pousse t a n t de gens à chercher u n profit dont l'utilité est si douteuse et où le péril est si certain aussi bien pour l'âme que pour le corps ». (Liv. X X V , chap. xvi.) P e n d a n t que Colomb reconnaissait la partie méridionale de Cuba, lors de son second voyage, les Espagnols mouraient de faim en Haïti, bien qu'ils se fussent empressés de travailler à l'acclimatation de plantes et d'anim a u x européens. Ces premières colonies avaient a p p o r t é les h u i t truies, d o n t n a q u i r e n t d'après Las Casas, tous les porcs des Indes (Historia de laslndias, liv. II, chap. m ) . (1) Las Casas, Historia de las Indias, Colecciôn de doeumentos inéditos para la Historia de Espana, tome LXV, p. 317.

Lt


— 103 — Les colons s'établirent dans la partie nord de l'Ile E s p a gnole, t o u t en p é n é t r a n t dans l'intérieur pour chercher des terrains aurifères. Un jeune Aragonais, Miguel Diaz, craignant d'être châtié pour avoir blessé dans une rixe u n a u t r e Espagnol, s'enfuit vers le sud de l'île ; il y c o n n u t une Indienne, d o n t il eut par la suite deux enfants, et qui lui m o n t r a les placers de Saint-Domingue ; cet événem e n t fit changer le centre de la colonie. Cet or vierge se t r o u v a i t dans les rivières et sur leurs bords, dans les bois et dans les savanes (Oviedo, liv. II, chap. XIII). Une fois le terrain choisi, on détruisait l'herbe et les arbres, on enlevait les pierres ; on faisait ensuite u n grand trou et on lavait la terre dans quelque ruisseau voisin. Si on cherchait l'or dans u n cours d'eau, on commençait par détourner celui-ci, afin d'examiner les pierres, les creux et les ouvertures du roc. « E t quelquefois, lorsqu'on t o m b e bien, on trouve dans le lit de ces cours d'eau une très grande q u a n t i t é d'or, car le courant réussit quelquefois à entraîner l'or dans des trous, d'où la force de l'eau n'est pas suffisante pour le tirer. » La terre une fois enlevée, car d ' h a b i t u d e l'or n'est pas visible, « ils remplissent de terre des corbeilles ; et d'autres Indiens p r e n n e n t ces corbeilles et les p o r t e n t au courant où sont installés les Indiennes et les Indiens chargés du lavage, et ils vident ces corbeilles dans d'autres plus grandes d o n t se servent ceux qui lavent la terre, et les porteurs r e t o u r n e n t chercher de la terre, p e n d a n t que les premiers lavent celle q u ' o n leur a apportée. » (Oviedo.) Le lavage était fort délicat et d e m a n d a i t beaucoup de patience ; on y employait d ' h a b i t u d e des Indiennes ou des négresses. Pour deux laveuses, il y a v a i t deux porteurs de terre et deux terrassiers. « Ces Indiens t r a vaillent à la récolte de l'or, sans compter les a u t r e s Indiens qui, d ' h a b i t u d e , p r e n n e n t soin des fermes où les Indiens r e n t r e n t pour dormir et manger et ont leur habit a t i o n ; les autres les suivent dans la campagne, prépar a n t le pain et les autres vivres, avec quoi les uns et les


— 104 — autres se soutiennent. E t dans les fermes de cette espèce, il y a des femmes qui, continuellement, font la cuisine et préparent le vin et le pain (là où ils le font de maïs ou de manioc) et d'autres qui p o r t e n t leur repas à ceux qui travaillent aux champs et à la mine. E n sorte que si vous demandez à quelqu'un combien de corbeilles il y a à laver dans sa mine, et qu'il vous réponde qu'il y en a dix, vous devez entendre d ' h a b i t u d e que celui qui arrive à ce chiffre fait travailler cinquante personnes par corbeille à laver, encore que certains y réussissent avec moins de monde. » (Oviedo.) Comprend-on m a i n t e n a n t l'aversion du colon riche pour la recherche de l'or ? Aux yeux du propriétaire foncier, les chercheurs d'or étaient des aventuriers qui n'avaient rien et ne risquaient rien. E t le riche agriculteur s'irritait d a v a n t a g e en v o y a n t que les majordomes des gentilshommes et des oisifs de la Cour exploitaient les mines de leurs maîtres ; les uns et les autres dépeuplaient r a p i d e m e n t le pays. Ils faisaient mourir les Indiens de faim et d'épuisement, les m e t t a i e n t en fuite et les réduisaient au suicide. Bien plus, lorsque l'on m a n q u a i t d ' I n diens pour les mines des courtisans, on en prenait aux agriculteurs. Pourquoi ne croirions-nous pas Oviedo, q u a n d il dit que les encomenderos mariés et fixés dans le pays considéraient et t r a i t a i e n t leurs Indiens comme leurs e n f a n t s ? E n f a n t s ou bétail, ils avaient intérêt à la conservation des Indiens, qui disparaissaient r a p i d e m e n t et, avec eux, la colonie. Il leur convenait donc de les bien t r a i t e r , et que les autres fissent de même. Mais c'était t o u t le contraire qui arrivait avec les chercheurs d'or et avec les courtisans de la métropole : « en effet, comme les Indiens étaient dirigés par les i n t e n d a n t s et les m a j o r d o m e s de ces gentilshommes, et que ce qu'ils désiraient, c'était l'or que l'on recueillait au prix de la vie de ces misérables Indiens, ils écrivaient a u x principaux d'ici et à leurs majordomes de leur envoyer de l'or ; et, comme tous les principaux officiers d'ici étaient les obligés de ces


— 105 — seigneurs, leur b u t à tous était de se procurer, d'envoyer et de recevoir de l'or, pour quoi l'on faisait travailler excessivement et l'on t r a i t a i t fort mal les Indiens ; et ils mouraient tous, ou du moins en si grand nombre que les repartimientos de deux cents et trois cents Indiens étaient r a p i d e m e n t épuisés, et qu'il fallait les reconstituer avec d'autres Indiens qu'on prenait a u x h a b i t a n t s de cette région. De cette façon, les repartimientos des colons allaient diminuant, p e n d a n t que ceux des gentilshommes a u g m e n t a i e n t ; et tous mouraient de leurs mauvais t r a i t e m e n t s , ce qui contribua grandement à leur totale destruction. » (Oviedo, liv. IV, chap. m . ) Les Indiens Lucayos n'étaient pas des esclaves gratuits, car il fallait fréter des b a t e a u x pour les transporter, e t celui qui allait les razzier ne le faisait pas sans bénéfice. Le prix légal était de q u a t r e pesos par tête ; mais, comme on les employa a u x pêcheries de perles de Cubagua, qui r a p p o r t a i e n t des gains énormes, et que leur nombre en même temps vint à diminuer rapidement, le prix m o n t a à cent et cent cinquante pesos. (Las Gasas, Historia de las Indias, liv. II, chap. XLV.) Avec cette disparition et l'introduction des esclaves nègres qui en f u t la conséquence, l'extraction de l'or cessa d'être une folle aventure et devint chose courante parmi les colons solidement établis. Les assoiffés d'or cherchaient d'autres Indiens, qui pussent donner en t r i b u t le précieux métal ou, du moins, l'extraire, et d ' a u t r e s pays mystérieux, aux immenses trésors : Birú, Culúa, Meta, Eldorado.


C H A P I T R E VI PAUVRETÉ,

CUPIDITÉ,

FOLIE

Quiconque se contenterait de lire les c h a r m a n t e s Décades de Pierre Martyr pourrait se laisser tromper p a r cette série de tableaux, d'une couleur locale t o u t e artificielle, et qui sont la première manifestation de l'exotisme littéraire. Pierre Martyr v e u t recevoir et donner des renseignements sur t o u t ce qui est lointain et extraordinaire, parler de nouveautés qui aient u n parf u m de légende classique. « L'invincible roi Ferdinand, nous dit Pierre Martyr, a mangé d ' u n a u t r e f r u i t qui vient de ces terres nouvelles. Ce fruit a beaucoup d'écaillés .et, q u a n t à l'aspect, la forme et la couleur, il rappelle beaucoup la pomme de pin ; mais il a la tendresse du melon, et, par la saveur, il l'emporte sur tous les autres fruits ; car il ne provient pas d ' u n arbre, mais d'une herbe du genre du chardon ou de l'acanthe. Le roi luimême lui donne le premier rang. » (Décade II, liv. IX.) Tout ce qu'on sème ou plante, dit-il encore, réussit admirablement. Oui, t o u t réussit admirablement, et les fruits indigènes, d'une saveur exquise, sont fort salutaires pour l'homme. Mais il n ' y a pas de blé, il n ' y a pas de pain ; car, en dépit de t o u t e sa sollicitude, le colon voit que l'épi ne graine pas. Il n ' y a pas de blé ? demande Las Casas, indigné d'entendre cette affirmation dans la bouche de l'évêcjue Quevedo. Il n ' y a pas de blé dans les Iles ? S'il n ' y a pas de blé, quels sont ces grains que l'on garde au couvent des Dominicains de l'Ile Espagnole ? Mais le blé n ' é t a i t qu'une curiosité, non une vraie cul-


— 107 — ture. Les Espagnols d u r e n t avoir l a r g e m e n t recours au maïs et au manioc, j u s q u ' a u m o m e n t où ils a t t e i g n i r e n t les h a u t s p l a t e a u x du continent. Les expéditions n ' a u r a i e n t pas fait u n pas sans les .aliments indigènes, maïs et manioc. C'était u n e chose q u ' u n conquistador n'oubliait jamais, et, a v e c ' l e lard, maïs et manioc f o r m a i e n t la base du r a v i t a i l l e m e n t . S'il p o u v a i t , il e m m e n a i t les porcs vivants. Les commissaires J u a n de San Martin e t Antonio de L e b r i j a disaient au roi, a u s u j e t de la Nouvelle-Grenade : « Le p a y s est fort riche en gibier que l ' o n t u e en grande q u a n t i t é , et en particulier en lapins q u ' o n appelle coris et d o n t on t u e u n e q u a n t i t é i n n o m brable, sans compter t o u t e la v i a n d e de porc qu'il y a u r a désormais, car les gens qui v i n r e n t du Pérou laissèrent dans ces r o y a u m e s plus de trois cents truies t o u t e s pleines. » (Oviedo, liv. X X I V , chap. xi.) Imaginez-vous l ' e x p é d i t i o n de S e b a s t i á n de Belalcázar accompagnée d ' u n t r o u p e a u de cochons de Quito à C u n d i n a m a r c a ? Ce n ' e s t pas ainsi que l'on n o u s peint d ' h a b i t u d e le conquistador classique. Un des a v a n t a g e s du pain de manioc é t a i t sa durée de conservation. « Le p a i n de manioc se conserve u n a n e t plus, et on le t r a n s p o r t e par mer dans t o u t e s ces îles et côtes de la terre ferme, et même, comme b e a u c o u p d ' a u t r e s , j ' e n ai e m p o r t é en E s p a g n e , et, d a n s les mers e t les terres de ce pays, c'est u n f o r t b o n pain, car il reste b e a u c o u p cle t e m p s sans se corrompre, sauf s'il e s t mouillé. » (Oviedo, liv. V I I , chap. n.) S'engager dans u n e conquête p a r a î t u n e chose bien simple. Si le conquistador est p a u v r e , mais a de l'audace et du prestige, comme Alonso de Ojeda, par exemple, u n a u t r e , soit J u a n de la Cosa, l'aide de son a r g e n t et de l'argent de ses amis e t prête u n navire, avec u n ou d e u x brigantins, qui s e r v e n t a u t r a n s p o r t des vivres et de d e u x cents hommes. Veut-il a u g m e n t e r sa flotte, il t r o u v e de l ' a r g e n t que lui procure le bachelier Enciso. Ojeda le récompense en le n o m m a n t alcalde mayor de sa Nouvelle-


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Andalousie, et le bachelier donne de quoi fréter u n nouveau navire et le charger de vivres. (Las Casas, liv. II, chap. LU.) Mais les hommes t o m b e n t malades, quelquesuns meurent, tués par les flèches empoisonnées de l'ennemi ; les vivres s'épuisent et les expéditions t o u r n e n t d ' h a b i t u d e au désastre. Ojeda,ce brilla'nt courtisan qui, pour amuser la Reine Catholique, faisait de téméraires pirouettes sur une p o u t r e au h a u t de la Giralda, m e u r t abandonné, dans la misère la plus humiliante et la plus sordide ; son rival Nicuesa disparaît en mer ; La Gosa perd la vie dans les forêts de Turbaco ; et Enciso ne recouvre pas u n centime du capital qu'il a v a i t risqué dans l'entreprise. Cependant, le conquérant qui a échoué en deux occasions ne faiblit pas, si sa santé est intacte, et p a r t pour la troisième fois à la recherche du pays de ses rêves, de Culua, de Meta ou de Cibola. C o m m e n t a n t le passage où Gômara prétend q u ' à Cempoal Gortés, de peur d'effrayer ses soldats, n'osait pas dire ouvertement qu'il allait à Tenochtitlân pour mettre la main sur Motecuhzoma, Bernai Diaz demande : « De quelle condition sommes-nous donc, nous Espagnols, pour ne pas aller de l ' a v a n t et pour rester dans des pays où nous n'avons ni profit ni guerre ? » (Chap. L V I I . ) Ne concluons point que le conquistador est u n héros ou u n fol obstiné. C'est u n type aussi complexe que son sort est divers. Tous, cependant, ont u n t r a i t commun. « Les Espagnols sont d'une n a t u r e inquiète et désireux de nouveauté, selon Tite-Live. » (Oviedo, liv. X X V I , chap. i.) Beaucoup p a r t e n t à la conquête de Meta, entre a u t r e s cinq capitaines de la Terre Ferme, d o n t trois Espagnols et deux Allemands, ces derniers au service de la maison Welser, à qui l'Empereur a v a i t accordé une concession. Ces capitaines sont : Diego de Ordaz, Hierônimo Dortal, Antonio Cedeno, Ambrosio Alfinger et Jorge de Espira. E n même temps, u n des lieutenants de Pizarre avance vers Meta. « C'est Meta qu'ils cherchèrent, et c'est dans cette recherche qu'ils se perdi-


— 109 — r e n t . . . Qu'est donc cette Meta dont la renommée a été si grande dans ces régions, sur laquelle certains ont envoyé en Espagne des renseignements si fabuleux et qui nous a coûté si cher ? » Un groupe d'hommes arrive ; ils voient les montagnes : c'est Mêla. Les soldats demandent à l'un d'entre eux, le plus habile, de les guider. Si le mystère n'est pas découvert par le courageux interprète Esteban Martin, personne ne le découvrira. Esteban Martin avance'avec cinquante hommes, les Indiens le repoussent ; il revient blessé et meurt au bout de vingt jours. Tous sont tristes et découragés, « car c'était u n homme extrêmement redoutable par sa lance et u n excellent guide, d'une grande habileté, et tel qu'on en trouve fort peu dans la guerre »... Un seul homme vaut-il donc plus que tous les autres réunis ? leur demande le gouverneur. — Non, répondent-ils avec élan : suivons le chemin d ' E s t e b â n Martin ! » Ils mirent les Indiens en fuite, mais ne purent profiter de rien malgré leur victoire ; « chaque jour, le nombre de malades augmentait ; chez les Chogues', il n'y avait que du maïs ; on tint conseil et l'on r é solut de se retirer derrière le Rio Papomene. Tous criaient : « Nous ne voulons pas d'or... Tirez-nous de ce mauvais pays... Dans la situation où nous sommes, ce que nous voulons ce n'est pas de l'or, ce n'est pas autre chose que la vie, et non point la perdre sciemment, en nous b a t t a n t contre le ciel, et en nous lançant dans des entreprises impossibles. Ramenez-nous à Goro, et nous y referons notre santé, nous y renouvellerons nos équipements et nos armes. » (Oviedo, liv. X X V , chap. XII.) C'est une retraite, ce n'est pas u n désastre. En désastre finit l'expédition de Hortal, en face de cette même Meta qui pipait leur convoitise. Ils trouvaient du manioc et du maïs dans les villages indigènes. Personne ne leur résistait. M a i s voici que soudain les chevaux deviennent enragés et se m e t t e n t à ronger leurs selles. Un soldat, furieux, lire l'épée et coupe la langue à son cheval. D'autres sont, forcés d'aller à pied,parce que les montures meurent.Les-


— 110 — hommes sont a t t a q u é s d'une fièvre qui les plonge dans u n profond sommeil, et les- malades restent abandonnés dans le désert. L'expédition rencontre une rivière. Parmi le sable du rivage, on voit des paillettes d'or. Mais comm e n t pourraient-ils travailler, dans u n pareil é t a t d'épuisement ? Il n ' y a pour eux, disent-ils, que des pleurs et point d'or. Il ne reste que deux chevaux de tous ceux qu'on a v a i t emmenés. L ' u n d'eux a p p a r t e n a i t au soldat Villareal. Celui-ci le m e t à m o r t d ' u n coup d'épée, et la j e t t e ensuite dans la rivière. Il v e u t être tué par les Indiens. Un a u t r e soldat vole le dernier cheval qui reste et s'éloigne du camp pour le manger. Un troisième, Salamanca, s'en va vivre avec les Indiens. Mais ces hommes n ' o n t point a t t e i n t le dernier échelon de la misère morale. Au nombre de ceux qui suivent Felipe Gutiérrez dans les campagnes de Veragua figure Diego Lôpez ; « p e n d a n t le chemin, il se mit en colère contre u n Indien qui lui a p p a r t e n a i t et le tua d ' u n coup d'épée, car il lui avait coûté fort peu à élever... Après cette action cruelle, il continua de suivre le gouverneur. Parmi les chrétiens qui venaient derrière, deux arrivèrent à l'endroit où était le cadavre de l'Indien ; l'un s'appelait Diego Gômez et l'autre, naturel de Ajofrin, J o h â n de Ampudia ; il leur p a r u t qu'il y a v a i t là u n fort bon dîner ; ils décidèrent donc de passer la nuit en cet endroit et de célébrer les obsèques de cet Indien en l'ensevelissant dans leur propre v e n t r e . . . Un des jours suivants, ces deux hommes avec d'autres moins faibles et moins affamés arrivèrent à d ' a u t r e s charniers où il n ' y a v a i t rien à manger ; et ils mouraient de faim ; et ces deux hommes qui avaient dîné de l'Indien t u è r e n t u n chrétien qui s'appelait H e r n a n d o Dianes, naturel de Séville, qui allait en leur compagnie et qui était malade. Ces méchants hommes le mangèrent, avec l'aide d ' u n gentilhomme catalan nommé J o h â n Maymôn et d ' u n a u t r e qui s'appelait J o h â n de Guzmân, naturel de Tolède, et de J o h â n de Becerra et d'autres, j u s q u ' a u nombre de dix ; et tous


— 111 — j u r è r e n t de ne rien dire. Après avoir mangé ce malheureux pécheur, ils passèrent la nuit en cet endroit. Le lendemain, ils p a r t i r e n t et arrivèrent le soir à deux autres chaumières, qui n'étaient qu'à une lieue et demie ou deux du village dé la Concepción, où se t r o u v a i t le gouverneur ; et, cette nuit-là, ces mêmes deux hommes, J o h à n de Ampudia et Diego Gómez, qui étaient les ordonnateurs de ces repas de chair humaine, et u n a u t r e de leur espèce, t u è r e n t u n a u t r e Espagnol, nommé Alonso González, qui était malade, et, avec les sept autres, le mangèrent de la même façon. E t ces assassins se disputèrent pour savoir qui mangerait la cervelle. Ce f u t J o h à n de Ampudia, le plus dur de tous, qui l'emporta ; il mangea donc la cervelle ; et ils se disputèrent aussi pour le foie. » (Oviedo, liv. X X V I I I , chap. x i e t c h a p . xvi.) Cet acte de cannibalisme était u n délit, car les victimes étaient des Espagnols. Un des coupables, Guzmán, par peur du châtiment, révéla t o u t , après qu'on lui eut promis le pardon. Ampudia et Gómez f u r e n t brûlés vifs par ordre de VAlcalde mayor et les autres f u r e n t marqués au fer rouge sur le visage de la lettre G, comme esclaves du roi Charles. Guzmán resta en liberté pour prix de sa délation. L'anthropophagie,, lorsqu'on ne mangeait que de vils Indiens, était péché, mais non délit. E n réalité, elle ne révélait qu'une profonde dégradation morale. Ainsi, lorsque le capitaine J u a n de la Cosa perdit ses navires dans le golfe de Uraba, plus de la moitié de ses compagnons moururent, et presque tous t o m b è r e n t malades dans le village qui p o r t a i t le même nom. Les naufragés subirent une longue série de martyres. Plus de cent hommes déjà avaient péri. Il en restait a u t a n t , tous affaiblis et malades. Au bout de dix-huit mois, ils résolurent de quitter ce village en s ' e m b a r q u a n t dans le canot et les brigantins. Ils arrivèrent à Zamba ; et, comme ils t r o u v è r e n t fort peu à manger, « et souffraient terriblement de la faim, quelques-uns cle ces


— 112 — chrétiens tuèrent un Indien, firent rôtir ses entrailles, les mangèrent et mirent une partie de l'Indien à cuire dans une grande marmite pour emporter à manger dans leur canot. J u a n de la Cosa le sut, renversa la marmite qui était sur le feu et où cuisait cette chair humaine, et gourmanda ceux qui dirigeaient cette cuisine erx leur faisant honte de leur acte. » (Oviedo, liv. X X V I I , chap. n ) Le cas d'anthropophagie le plus désespéré f u t sans doute celui des compagnons de Narvâez qui, abandonnés sur u n îlot, souffrirent si cruellement de la faim qu'ils mangèrent cinq Espagnols (Oviedo, liv. X X X V , chap. il). « Ces quatre chrétiens é t a n t partis, nous dit Alvar Núñez Cabeza de Vaca, il y eut quelques jours après une période de froid et de tempête si aiïreuse que les Indiens ne pouvaient arracher les racines et que l'on ne pouvait plus compter sur les cours d'eau dans lesquels ils avaient l'habitude de pêcher ; et les maisons étaient si peu protégées que les habitants commencèrent à mourir les uns après les autres, et cinq chrétiens qui étaient campés sur la côte se trouvèrent dans une telle nécessité qu'ils se mangèrent les uns les autres, jusqu'à ce qu'il n'en restât plus qu'un, qui ne f u t pas mangé, puisqu'il était tout seul. )) [Naufragios y relación delà Florida, chap. xiv.) « E t pour que tu saches, lecteur, dit Oviedo à propos des épreuves que subirent les compagnons de Hernando de Soto dans le Mississipi, pour que tu saches quelle était la vie de ces Espagnols, voici ce que rapporte Rodrigo Rangel, témoin oculaire, entre autres exemples de la détresse ou la faim les réduisit au cours de cette entreprise :il v i t u n gentilhomme nommé Don Antonio Ossorio, frère du marquis d'Astorga, vêtu d'un pourpoint de mauvaise étoffe de ce pays, déchiré sur les côtés, à demi nu, sans coiffure pour protéger sa tête chauve, sans chausses, sans souliers, avec une rondache, sans fourreau, et cela par des gelées et des froids très violents. E t la pensé • de ce qu'il était et de la gloire de son origine lui faisait supporter ces peines sans pleurer, au contraire


— 113 — de beaucoup d'autres, bien qu'il n ' y eût personne qui p û t le secourir, malgré ce qu'il était, et encore qu'en Espagne il t i r â t , chaque année, 2.000 ducats d ' u n bénéfice ecclésiastique ; le jour où il le vit ainsi, il n ' a v a i t sans doute pas mangé une bouchée et devait chercher sa subsistance avec ses ongles. » (Liv. X V I I , chap. x x v n . ) A Veragua, comme tous se trouvaient dans la situation la plus misérable, et que la p l u p a r t mouraient de la peste provoquée par la m u l t i t u d e de cadavres laissés t o u t p u a n t s dans les chaumières des Indiens ou dans La campagne, « u n homme de bien qui s'appelait Diego de Cainpo, n a t u r e l de la ville de Tolède, se v o y a n t fort mal, sachant qu'il ne pouvait échapper à la m o r t et a y a n t pitié, des a u t r e s qu'il voyait morts et t o u t grouillants de vers, pensait avec dégoût qu'il allait être réduit à cet é t a t et n ' a v a i t plus q u ' u n désir, être enseveli dans l'église. Tout près de mourir,, il sortit de la cabane où il se trouvait, car il sut q u ' o n a v a i t préparé pour u n a u t r e une tombe dans le cimetière de l'église, et, enveloppé dans sa cape, il s'en f u t à cette tombe, non sans peine, bien que la maison f û t voisine du cimetière, et if s'y coucha en r e c o m m a n d a n t son âme à Dieu. On lui demanda pourquoi il agissait ainsi : il pouvait bien vivre encore. Il répondit qu'il préférait mourir là plutôt que clans la cabane, pour être sûr de ne point manquer de sépulture. Peu après, il expira et rendit son âme à Dieu ; on a p p o r t a celui pour qui la tombe a v a i t été préparée, et ils f u r e n t ensevelis ensemble. Dieu ait pitié d'eux et de tous les autres. » (Oviedo, liv. X X V I I I , chap. v u . )

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CHAPITRE LE P R É J U G É

VII

CONTRE LES

MINES.

J u s q u ' e n 1547, c'est-à-dire en u n demi-siècle d'activité, si l'on prend pour point de d é p a r t le début du t r a vail des mines, les Espagnols dans leur conquête avaient trouvé plus d'or que d'argent, mais cette quantité d'or n'atteignit jamais u n chiffre considérable. La grande flotte d'Ovando, qui était, composée de dix-huit embarcations et qui f u t presque t o t a l e m e n t détruite par une tempête en 1502, ne t r a n s p o r t a i t que 2,560 marcs d'or. Ce détail donne une idée de ce qu'étaient les expéditions d'or clans les premiers temps. Au Mexique, C.ortés, de son d é b a r q u e m e n t à Ulua jusqu'à la prise de Mexico, ramassa, en t r i b u t s et en butins, G.270 marcs d'or. Les cent soixante hommes de Pizarre, qui se partagèrent le trésor d ' A t a h u a l p a au Pérou, f u r e n t considérés comme des êtres fabuleux, car le cinquième de la Couronne s'éleva à 41.887 marcs d'or et à 115.504 marcs d'argent. Le b u t i n du Guzco f u t évalué à 25.700 marcs d'or. Le produit des laveries, expéditions, tributs et razzias des Antilles, de Paria, de Santa Marta, du Darién et de la Floride p e u t atteindre le total de 80 à 100.000 marcs en u n demisiècle. Tout l'or du Nouveau Monde ne m o n t a i t donc point en 1545 à 200.000 marcs, d o n t sans doute il n ' a v a i t guère passé que la moitié en Espagne. L'exploitation des m é t a u x ne prit de ,l'importance qu'avec le travail des mines d'argent ; mais celles-ci ne produisirent que fort peu au Mexique p e n d a n t les premières années ; de même au Pérou, jusqu'au m o m e n t où


— 115 — l'on découvrit les mines argentifères du Potosí. La fascination des richesses accumulées dans le lambo de Cajamarca a v a i t été moins affolante que les trésors de la montagne prodigieuse. Tous les samedis, Cieza de León voyait entrer dans les caisses a u x trois serrures, chez le corregidor de la Plata, de 30 à 40.000 pesos pour le cinquième du roi. « E t bien que l'on t i r â t des mines une quantité d'argent telle que le cinquième de Sa Majesté dépassait 120.000 castellanos par mois, on disait que c'était bien peu et que l'affaire ne marchait pas bien. E t ce qui venait à la fonderie n ' é t a i t que le métal a p p o r t é par les chrétiens, non t o u t ce que produisaient les mines, car beaucoup en emportaient des plaques où il leur plaisait, et l'on croit que les Indiens emportèrent chez eux de grands trésors. Cola montre clairement qu'il n ' y a nulle p a r t ailleurs dans le monde de montagne aussi riche... De 1548 à 1551, en effet, le cinquième royal a r a p p o r t é à la Couronne trois millions de ducats, somme supérieure à celle que r a p p o r t a a u x Espagnols la capture d'Atabalipa, et à ce qu'on trouva au Cuzco quand on découvrit cette ville (1). » L ' E s p a g n e f u t inondée d'argent et la proportion entre ce métal et l'or changea considérablement dans l'Europe méridionale. La montagne du Pérou était u n trésor d ' A t a h u a l p a permanent. Le h a u t plateau péruvien mérit a i t déjà le nom de « table d'argent à pieds d'or ». Cepend a n t la production mexicaine a u g m e n t a i t et s'imposait. Le Nouveau Monde remplissait ses promesses et on cessa (1) Cf. Fr. Luis de León, Obras, tome II, p. 82-83 : « Car, comme on le sait de science certaine, des mines d'une seule montagne du Pérou, appelée le Potosi, jusqu'à l'année 85, depuis l'année 45, c'est-à-dire à peine quarante ans, l'impôt du cinquième s'est élevé à cent onzo millions de pesos de treize réaux. En sorte qu'elle a fourni en cet espace de temps cinq cent cinquante millions, sans compter ce que l'on dissimule ». (Cité par Adolphe Coster, Luis de Léon, tome II, New-York-Paris, 1922, p. 183, n. 4.) (R. R.)


— 116 — de s'intéresser à tous les aspects de sa vie qui n ' a v a i e n t point de r a p p o r t avec la production des m é t a u x précieux. Les conséquences s'en firent sentir dans l'Ancien Monde au point de provoquer une révolution industrielle dans l'Europe septentrionale et une formidable catastrophe dans l'économie espagnole. Il est impossible d'apprécier la véritable signification de ce dernier phénomène, qui, peut-être, a été étudié insuffisamment, bien que, parfois, non sans pénétration. Sur la révolution de l'économie européenne, il y a beaucoup à dire, et la question sera traitée à propos des relations commerciales e n t r e l'Espagne et les provinces d'Outre-Mer. Ce qu'il f a u t déterminer ici, ce sont les caractères propres de l'industrie extractive et l'influence qu'elle exerça sur les pays producteurs. La population indigène fut-elle exterminée par le travail d'extraction des mét a u x ? Employa-t-on à cette exploitation des masses d'esclaves ? L'Espagnol était-il a v a n t t o u t , comme on se plaît à le dire, u n chef de mines, après avoir été, comme on se plaît encore à le dire, u n aventurier rapace qui parcourait toutes les Lerres du Nouveau Monde à la recherche de l'or ? Le travail des mines fut-il cause de l'abandon de l'agriculture, de l'élevage et de l'industrie, et créa-t-il u n désert autour des exploitations de m é t a u x précieux ? Pour trouver une réponse à ces questions, il suffit d'interroger u n témoin d o n t l'autorité est incontestée et la probité irréprochable. Mais il convient d'examiner a u p a r a v a n t le tableau général de la production, non au début de l'occupation, mais alors que chaque pays était déjà spécialisé. Les pays qui, avec le temps, se spécialisèrent dans les industries extractives f u r e n t la Nouvelle-Espagne, le Pérou, le H a u t - P é r o u (Bolivie), la Nouvelle-Grenade et le Chili. Au x v m e siècle, le Brésil prit rang parmi les pays miniers d'Amérique, sur la liste desquels il arrivait quatrième, c'est-à-dire a v a n t la Nouvelle-Grenade et le Chili.


— 117 — Voici u n tableau des quantités extraites et de leur valeur : Pesos Kilogrammes Pays OR

Nouvelle-Espagne Pérou Chili Haut-Pérou Nouvelle-Grenade . . . . Brésil

ARGENT

1.609 782 2.807 506 4.714 6.873

537.512 23 .-000.000 6.240.000 140.478 2.060.000 6.827 4.850.000 110.764 2.990.000 — 4.300.000 —

177291

795.581

43.440.000

Le Mexique fournissait donc les deux tiers de la production totale ; et, e n outre, il a toujours joué u n rôle i m p o r t a n t , même après que les mines péruviennes eussent commencé à attirer l ' a t t e n t i o n de l'Europe, e n sorte que l'on p e u t le considérer comme le pays t y p i q u e de l'activité minière. Le baron de H u m b o l d t , d o n t la compétence scientifique en cette matière est exceptionnelle, répond ainsi à la première question : « Un préjugé très répandu en Europe fait croire q u ' u n très petit nombre d'indigènes à t e i n t cuivré ou de descend a n t s des anciens Mexicains se sont conservés jusqu'à nos jours. Les cruautés des Européens ont fait disparaître entièrement les anciens h a b i t a n t s des Iles Antilles. Heureusement on n'est point parvenu à cet horrible résultat sur le continent de l'Amérique. Dans la NouvelleEspagne, le nombre des Indiens s'élève à deux millions et demi ou trois millions, en ne c o m p t a n t que ceux qui sont de race pure, sans mélange de sang européen ou africain. Ce qui est plus consolant encore, et nous le répétons, c'est que, bien loin de s'éteindre, la population des indigènes a a u g m e n t é considérablement depuis cinquante ans, comme le prouvent les registres de la capitation ou du t r i b u t . » [Op. cit., 2* éd., tome I, P a n s , 1825, p. 345.)


— 118 — « Nous avons rappelé que les environs de la capitale du Mexique, et peut-être le pays entier soumis à la domination de Montezuma, étaient jadis plus peuplés qu'ils ne sont a u j o u r d ' h u i ; mais cette grande population se trouvait concentrée sur u n très petit espace. On sait (et la connaissance de ce fait est consolante pour l'humanité) que non seulement, depuis u n siècle, le nombre des indigènes ne cesse d'augmenter, mais qu'aussi toute la vaste région que nous désignons sous le nom général de la Nouvelle-Espagne est plus habitée a u j o u r d ' h u i qu'elle ne l'était a v a n t l'arrivée des Européens. La première de ces assertions est prouvée par l ' é t a t de la capitalion ; la seconde est fondée sur une considération très simple. Au commencement du x v i e siècle, les Otomites et d'autres peuples barbares occupaient les pays situés au nord des rivières de Panuco et de Santiago ; depuis que la culture du sol et la civilisation ont avancé vers la Nouvelle-Biscaye et vers les Provincias internas, la population a augmenté dans ces provinces septentrionales avec cette rapidité que l'on r e m a r q u e p a r t o u t où u n peuple nomade est remplacé par des colons agriculteurs. » (Ibicl., p. 300.) Cette a u g m e n t a t i o n f u t plus considérable là précisém e n t où les mines acquirent le plus grand développement, sur la ligne de G u a n a j u a t o à Zacatecas. Mais H u m b o l d t ne s'arrête point aux observations que pourrait suggérer cette considération générale, fondée sur les données statistiques, et donne à notre question une réponse complète. « Le travail du mineur est u n travail entièrement libre dans t o u t le royaume de la Nouvelle-Espagne ; aucun Indien, aucun métis ne p e u t être forcé à se vouer à l'exploitation des mines. Il est absolument faux, quoique cette assertion se trouve répétée dans les ouvrages les plus estimés, que la Cour de Madrid envoie des forçats en Amérique pour y travailler a u x mines d'or et d'argent. Des malfaiteurs russes ont peuplé les mines de la Sibérie ; mais dans les colonies espagnoles ce genre de châtiment


— 119 — est heureusement inconnu depuis des siècles. Le mineur mexicain est le mieux payé de tous les mineurs ; il gagne au moins 25 à 30 francs par semaine de six journées, tandis que la journée des ouvriers qui travaillent à l'air libre, par exemple au labourage, est de 7 livres 16 sous sur le plateau central, et de 9 livres 12 sous près des côtes. Les mineurs lenaleros et faeneros, qui sont destinés à transporter les minerais a u x places d'assemblage (despachos), gagnent souvent plus de six francs par journée de 6 heures. A Freiberg, en Saxe, le mineur gagne par semaine de cinq journées, 4 livres à 4 livres 10 sous. » (Op. cit., tome I I I , p. 249-250.) Le prolétariat minier du Mexique n'avait donc rien à envier à celui de l'Europe. E t même la condition du cultivateur, moins heureux que le mineur, était infinim e n t moins pénible que celle du p a y s a n européen. C'était u n être primitif, non u n paria, comme le paysan prussien, russe ou anglais. Les mots de H u m b o l d t sont concluants : « Dans l'intérieur du Mexique, dit-il, le m o t agriculteur rappelle des idées moins pénibles et moins attristantes. Le cultivateur indien y est pauvre, mais il est libre. Son é t a t est bien préférable à celui des paysans dans une grande partie de l'Europe septentrionale. Il n ' y a ni corvée, ni servage dans la Nouvelle-Espagne. Le nombre des esclaves y est presque nul. Le sucre, pour la plus grande partie, est produit par des mains libres. » (Op. cit., tome I I , p. 373.) Enfin le baron de H u m b o l d t a définitivement discrédité la légende de l'Espagnol u n i q u e m e n t occupé à la recherche de l'or : « Ceux qui ne connaissent l'intérieur des colonies espagnoles que par les notions vagues et incertaines publiées j u s q u ' à ce jour, a u r o n t de la peine à se persuader que les sources principales de la richesse du Mexique ne sont pas les mines, mais une agriculture qui a été sensiblement améliorée depuis la fin du dernier siècle. Sans réfléchir à l'immense étendue du pays, et sur-


— 120 — t o u t au grand nombre de provinces qui paraissent entièrement dépourvues de m é t a u x précieux, on s'imagine c o m m u n é m e n t que t o u t e l'activité de la population mexicaine est dirigée vers l'exploitation des mines. L'agriculture a f a i t sans doute des progrès très considérables dans la Capitania général de Caracas, dans le r o y a u m e de Guatérnala, dans l'île de Cuba, et p a r t o u t où les montagnes sont censées pauvres en productions du règne minéral ; mais on a eu t o r t d'en conclure que c'est a u x t r a v a u x des mines qu'il f a u t a t t r i b u e r le peu de soin donné à la culture du sol dans d'autres parties des colonies espagnoles. Ce raisonnement serait juste peut-être lorsqu'on ne l'applique q u ' à de petites portions de terrains. Dans les provinces de Choco et d'Arïtioquia, et sur les côtes des Barbacoas, les h a b i t a n t s aiment mieux chercher de l'or de lavage, dans les ruisseaux et les ravins que de rechercher une terre vierge et fertile. Au commencement de la conquête, les Espagnols qui a b a n d o n n a i e n t la péninsule ou l'archipel des Canaries pour s'établir au Pérou ou au Mexique n ' a v a i e n t d ' a u t r e intérêt que celui de découvrir des m é t a u x précieux. Auri rabida siiis a cultura Hispanos divertit, dit u n écrivain de ce t e m p s , Pierre Martyr d'Angliiera, dans son ouvrage sur 'le Y u c a t a n et la colonisation des Antilles. Mais ce raisonnement ne peut a u j o u r d ' h u i servir à expliquer pourquoi dans ces pays qui ont trois ou quatre fois plus d'étendue que la France, l'agriculture est dans u n état de langueur. Les mêmes causes physiques et morales qui e n t r a v e n t tous les progrès de l'industrie nationale dans les colonies espagnoles ont été contraires à l'amélioration de la cult u r e du sol. Il n'est pas douteux que si l'on perfectionne les institutions sociales, les contrées les plus riches en productions minérales seront t o u t aussi bien, et peutêtre mieux cultivées que celles qui paraissent dépourvues de m é t a u x . C'est u n désir naturel à l'homme de ramener t o u t à des causes d'une simplicité apparente, et ce désir a introduit dans les ouvrages d'économie politique une


— 121 — manière de raisonner qui se p e r p é t u e paree qu'elle flatte la paresse d'esprit de la multitude. La dépopulation de l'Amérique espagnole, l'état d ' a b a n d o n dans lequel s'y t r o u v e n t les terres les plus fertiles, le manque d'industrie manufacturière sont attribués a u x richesses métalliques, à l ' a b o n d a n c e de l'or et de l'argent ; comme d'après cette même logique, tous les m a u x de l'Espagne dérivent ou de la découverte de l'Amérique, ou de la vie nomade des mérinos, ou de l'intolérance religieuse du clergé ! « On n'observe guère que l'agriculture soit plus négligée au Pérou qu'elle ne l'est dans la province de Gumana ou à la Guyane, dans lesquelles, cependant, il n'existe aucune mine en exploitation. Au Mexique, les champs les mieux cultivés, ceux qui rappellent à l'esprit des voyageurs les plus belles campagnes de la France, sont les plaines qui s'étendent depuis Salamanca jusque vers Silao, G u a n a x u a t o et la Villa de León, et qui e n t o u r e n t les mines les plus riches du monde connu. P a r t o u t où des filons métalliques ont été découverts dans les parties les plus incultes des Cordillères, sur des plateaux isolés et déserts, l'exploitation des mines, bien loin d'entraver la culture du sol, l'a singulièrement favorisée. Les voyages sur le dos des Andes ou dans la partie montagneuse du Mexique offrent les exemples les plus f r a p p a n t s de cette influence bienfaisante des mines sur l'agriculture. Sans les établissements formés pour l'exploitation des filons, que de sites seraient restés déserts, que de terrains non défrichés dans les quatre intendances de Guanaxuato, de Zacatecas, de San Luis Potosi et de Durango, entre les parallèles de 21 et 25 degrés, où se t r o u v e n t réunies les richesses métalliques les plus considérables de la Nouvelle-Espagne ! » {Op. cit., tome I I , p. 373-376.) Les villes naissent, le trafic les u n i t entre elles, e t lorsqu'un jour la veine métallifère est inondée, s'engorge ou se perd, lorsque le mineur émigré à la recherche d'autres filons, les villes restent et les routes commer-


— 122 — ciales c o n s e r v e n t u n e a c t i v i t é q u i v i t d e s d e u x s o u r c e s primordiales de t o u t e vie é c o n o m i q u e : « L a b o u r a g e e t p â t u r a g e (1) ». (1) Sur la situation des ouvriers dans les mines on trouvera des renseignements intéressants dans l'opuscule de M. Carmelo Viñas Mey, La Legislación social en la Recopilación de Indias,. Madrid, 1921. (R. R.)


TROISIÈME PARTIE

LES

CIVILISATEURS



CHAPITRE RELIGIEUX

PREMIER CIVILISATEURS.

Les premières nouvelles du Mexique q u ' o n reçut en Espagne, même a v a n t l'occupation de la capitale aztèque, eurent u n grand retentissement, s u r t o u t parmi les ordres religieux, alors dominés par l'esprit du cardina; Cisneros, qui venait de mourir. La réforme réalisée par le grand prélat, qui a v a i t su purifier la vie religieuse espagnole eut des conséquences infinies dans l'hémisphere occidental. Deux illustres Franciscains, le Français F r J e a n Clapion et l'Espagnol F r . Francisco de los Angeles, d e m a n d è r e n t des privilèges en faveur de leur ordre et, le 25 avril 1521, Léon X délivrait une bulle qui concédait a u x Franciscains des droits fort étendus pour l'évangélisation des nouvelles régions. P a r une bulle du 13 mai 1522, Adrien VI a u g m e n t a encore ces prérogatives Mais F r . J e a n Clapion m o u r u t , Fr. Francisco de los A n g e l e s f u t élu général, et l e chef de la première mission franciscaine f u t F r . Martin de Valencia, qui s'embarqua •n 0U r la Nouvelle-Espagne accompagné de onze religieux et arriva à San J u a n de Ulûa le 13 mai 1524. C'est la fameuse mission dite des douze Apôtres. Il y eut parmi eux, e t parmi ceux qui v i n r e n t ensuite, beaucoup de religieux d ' u n mérite e x c e p t i o n n e l , hommes d ' a c t i o n et organisateurs de premier ordre, mais aucun d'entre eux n ' é t a i t vulgaire, ignorant ou négligent. 11 est juste de faire le même éloge des autres ordres, et s u r t o u t des Dominicains et des Augustin*. Ces missionnaires n étaient pas tous Espagnols. Il y a v a i t des F l a m a n d s et


— 126 — des Français singulièrement cultivés, comme Fr. Arnaldo de Basaccio et Fr. J u a n Focher, de l'Université de Paris. De cette même Université était sorti l'Espagnol F r . J u a n de Gaona, une des premières gloires de l'Eglise américaine. F r . Francisco de B u s t a m a n t e figurait parmi les plus grands prédicateurs de son temps. Fr. Alonso de la Vera Cruz f u t une a u t o r i t é en matière de théologie. D'autres se distinguèrent dans le Nouveau Monde comme leurs frères s'étaient distingués dans l'Ancien, et même d ' u n e façon plus mémorable. Il y a v a i t parmi eux des nobles ; trois même avaient du sang royal dans les veines. Leur apostolat n ' é t a i t point d'occasion, ni leur héroïsme de nécessité ; ils avaient a b a n d o n n é des situations avantageuses, les plaisirs du monde, les honneurs universitaires, la griserie des triomphes oratoires, pour se consacrer à u n très humble travail, l'évangélisation de peuplades ignorantes et à demi barbares. Un des trois missionnaires du d é b u t (1523), Pierre de Gand, frère lai de l'ordre de Saint-François et p a r e n t de Charles-Ouint, accomplit avec une persévérance étonnante une œuvre d'une incomparable fécondité ; il t r a vailla u n demi-siècle sans une défaillance. Pierre de Gand est le fondateur des premiers établissements d'éducation et d'instruction dans le Nouveau Monde. Chaque couvent franciscain était formé de deux édifices en équerre, une église orientée de l'est à l'ouest et une école, avec u n dortoir et une chapelle, tracée en ligne droite vers le nord, p a r t a n t de l'abside de l'église. E n t r e ces édifices et le cloître des Pères s'étendait une grande cour destinée à l'enseignement des adultes et des enfants qui n ' é t a i e n t pas élèves de l'école. De loin, le premier couv e n t franciscain de Mexico se distinguait par une croix fort élevée taillée dans le tronc d ' u n ahuehuete gigantesque. L'école de Fr. Pierre de Gand eut j u s q u ' à mille élèves ; beaucoup a p p a r t e n a i e n t à la noblesse indigène. Outre le catéchisme et les éléments du castillan, on leur enseignait le latin et la musique. Dans la même enceinte,


Pierre de Gand a v a i t organisé u n établissement spécial pour l'enseignement des arts et métiers. Ces cours étaient fréquentés par u n grand nombre d'adultes, s u r t o u t par ceux qui p r a t i q u a i e n t quelqu'un de ces métiers a v a n t la conquête et désiraient se perfectionner en a p p r e n a n t les méthodes européennes. Il y a v a i t là des peintres, des sculpteurs, des graveurs, des tailleurs de pierre, des menuisiers, des jardiniers, des fondeurs, des brodeurs, des tailleurs, des cordonniers, etc., etc. C'est ainsi que, le lendemain de la reconstruction de Mexico, on y t r o u v a i t u n catéchisme pour les enfants et les adultes, une école d'enseignement primaire et d'arts libéraux pour les nobles aztèques et une école professionnelle pour les artisans. Pierre de Gand fit plus encore : il fonda pour les enfants u n hôpital qui ne doit pas être considéré seulement comme une fondation charitable, mais aussi comme le premier centre d'enseignement de la médecine (1). Hors de la iraza, ainsi qu'on appelait l'enceinte de la ville espagnole, le premier évêque de Mexico, Fr. J u a n de Zumárraga, fonda à Santiago de Tlaltelolco u n autre collège pour les Indiens, dans u n dessein différent. Le collège de l'évêque était u n séminaire sui generis. Les Franciscains voulaient, d'une part, aller à la noblesse indigène pour qu'elle se mêlât plus facilement aux conquérants, et ils se proposaient, d ' a u t r e p a r t , de répandre parmi le peuple des connaissances utiles. L'évêque voulait former une élite d'indigènes ; le collège n ' a v a i t que soixante élèves ; ils apprenaient la grammaire latine, la rhétorique, la philosophie, la musique et la médecine tropicale ; ces indigènes devaient être ensuite les maîtres des jeunes religieux espagnols et leur enseigner la langue du pays, son (1) Joaquín García Icazbalceta, La Instrucción pública en Mexico durante el siglo XVI, dans Opúsculos varios, tome I, p. 176.


— 128 — histoire, ses rites et. ses. coutumes. ; les nouveaux missionnaires. seraient ainsi bien préparés, à leur ministère et pourraient le. remplir sans difficulté. Du collège de TlaltelolcQ sortit l'état-major indigène des missions : traducteurs., scribes., typographes et lecteurs. Plus tard, d'autres besoins a p p a r u r e n t , à quoi les relig i e u x s'efforcèrent de. satisfaire. Les métis, enfants de conquérants, et de femmes nobles du pays conquis, appartenaient à la classe supérieure ; mais Mexico était une ville populeuse, centre d'attraction pour des aventuriers sans résidence fixe, appelés los de la capa al hombro, qui débarquaient, à ULûa et montaient jusqu'à la capitale pour gagner ensuite les mines ou s'enrôler dans. les. expéditions ; il y eut donc au bout d ' u n certaintemps u n nomb r e considérable de métis nés d'unions illégitimes et passagères. C'est pour eux surtout que le vice,roi D. Antonio de Mendoza fonda le collège de San. J u a n de Letrân, éta• bli en face de celui de Pierre de Gand. Les Augustins s'occupèrent de l'éducation plus soignée que réclamaient les créoles et les. métis de classes supérieures ; u n des plus illustres religieux de cet ordre, Fr. Alonso de la VeraCruz, fonda,enl575,le grand college de San Pablo et constitua une bibliothèque dont le premier noyau f u t formé par les livres qu'il avait apportés lui-même et qui remplissaient soixante caisses. Il 'constitua également les bibliothèques que son ordre avait décidé de fonder à Mexico, Tiripitio et Tacâmbaro Le collège de Fr. Alonso. possédait des cartes, des globes et des instruments scientifiques. L'arrivée des Jésuites,en 1572, marquale début d une action systématique en vue de la formation morale de la société créole. Les Jésuites se réservèrent le rôle de directeurs de conscience des hautes, classes et d'éducateurs de la jeunesse distinguée. A partir de ce moment-la, les membres de la Compagnie représentèrent une puissance morale considérable. Rien ne contribua t a n t à l'émancipation des provinces américaines que l'expulsion de la


— 129 — Société de Jésus à la fin du x v i n e siècle. E n outre, comme elle ne perdit point la ferveur des premiers jours lorsqu'elle se consacra au travail énorme des missions, depuis la Californie jusqu'au Paraguay, elle devint l'organisme officiel de la pacification des Indiens et l'instrum e n t nécessaire de la civilisation au milieu des déserts et des forêts vierges. L'expulsion des Pères f u t l'acte le plus déraisonnable que pouvait commettre u n gouvern e m e n t espagnol : d ' u n côté, elle mécontenta les classes supérieures et les laissa abandonnées aux tentations et aux périls d'une imitation frivole ; d ' u n a u t r e côté, elle plongea le continent dans la sauvagerie, après les bienfaits d'une œuvre séculaire (1). A v a n t l'arrivée des Jésuites, on a v a i t fondé l'Université de Mexico, simple reflet d ' u n reflet ; car, si par sa constitution, elle se présentait comme fille de l'Université de Salamanque, en réalité elle ne faisait que suivre, parfois sans bonheur, la marche plus rapide des collèges mexicains, auxquels elle devait recourir pour se constituer u n personnel compétent.

L'Université de San Marcos, à Lima, créée vers le milieu du x v i e siècle f u t une fondation fastueuse digne de la ville fastueuse où elle s'élevait (2). Elle jouissait des (1) Malgré tous ses préjugés, Michel Chevalier a rendu hommage à l'œuvre du clergé et particulièrement des Jésuites au Mexique (Le Mexique ancien et moderne, Paris, 1864, p. 259 et p. 321-322). Sur les missions dans l'Amérique espagnole, cf. Henri Lorin, Le Travail en Amérique avanl et après Colomb, Paris, 1914, p. 402, 411-413, 417-430. Sur les missions du Vénézuéla, de la Guyane et de la Colombie, voyez Jules Ilumbert, Les Origines Vénézuéliennes, Bordeaux-Paris, 1905, p. 15-16 et 20-21, et Histoire de la Colombie et du Vénézuéla, Paris, 1920, p. 54-55, 67 et 97. (R. R.) (2) Il y avait à Lima, au début du XVIII0 siècle, 30.000 habit a n t s , et l'on y comptait, d'après le voyageur William Burck, 10


— 130 — mêmes privilèges que l'Université de Salamanque ; elle possédait une sonnette d'argent que lui a v a i t offerte Charles-Quint, et deux urnes du même métal, pour les votes des examinateurs, envoyées d'Espagne en 1613. Grâce à ses énormes revenus, l'Université p u t e n t r e tenir j u s q u ' à trente-cleux chaires. On trouvait, en outre, à Lima le Prolomedicalo, centre indépendant de l'Université. Santa F e de Bogotá a v a i t deux universités ; celle de Santo Tomás a v a i t été fondée en 1627 par les Dominicains, après une chaire de grammaire, créée en 1543, et une chaire d ' a r t s libéraux et de théologie, créée en 1572 ; de leur côté, les Jésuites a v a i e n t fondé 1 'Universidad Javeriana qui a v a i t pour patron, comme son nom l'indique, saint François Xavier. La rivalité entre ces deux Universités donna lieu à des incidents curieux. La Nouvelle-Grenade comptait, en outre, vingt-trois collèges e t u n très grand nombre d'écoles primaires, car chaque couvent a v a i t la sienne. (Vicente G. Ouesada, La vida intelectual en la America española, p. 176 sq.) Dans les provinces du Río de la Plata, la ville universitaire par excellence était Córdoba del T u c u m á n ; les Jésuites y établirent leur Colegio Máximo en 1613, et dix ans plus t a r d ils p u r e n t y conférer les grades universitaires. Toutefois, les plus ambitieux préféraient Charcas, d o n t l'Université devint le centre intellectuel le plus actif de l'Amérique espagnole ; tandis qu'à Lima on rest a i t a t t a c h é a u x vieilles traditions, il y avait à Charcas u n p r u r i t d'innovations, à en juger par la vogue d o n t jouissaient parmi les étudiants Montesquieu, Rousseau et A d a m Smitli. Le Río de la P l a t a eut aussi u n Prolomedicalo, et p e n d a n t les dernières années de la période 4.000 carrosses. Lors de l'entrée du vice-roi duc de Palata (1682) deux des rues que devait parcourir le cortège furent pavées de barres d'argent, dont la valeur totale, d'après Burck, s'élevait à 17.000.000 de livres sterling.


— 131 — dite coloniale on y travailla à l'établissement d'une Académie navale et d'une Académie de dessin. • *

*

Mais ces statistiques n e donnent qu'une idée imparfaite de l'œuvre civilisatrice accomplie par les ordres religieux. Ils o n t créé une société nouvelle. Celle-ci a p p a r a î t dès les premières années. L ' a u t e u r des Comentarios Reaies, Garcilaso de la Vega, en est le plus caractéristique exemple ; fds d ' u n conquérant espagnol e t d'une princesse péruvienne, il passa de longues années en Espagne et y écrivit une histoire, peut-être fantaisiste çà et là, mais incomparablement précieuse, de ces Incas d o n t les soldats de Pizarre balayèrent l'empire. Garcilaso fait entrer dans l'histoire et dans les lettres universelles une race nouvelle. E t ce livre essentiellement américain, selon Menéndez y Pelayo, est la plus belle des œuvres de l'amour filial : l'écrivain u n i t dans ce même amour la race forte de son père et la race débile de sa mère, qui pleurait sur les tombes des rois glorifiés par son fils (1). N'est-ce pas aussi u n cas t y p i q u e que celui de Valeriano, cet Indien de Mexico, qui, peu d'années après la conquête — les destructeurs de la grande Tenochtitlân vivaient encore —- avait appris à prononcer des discours dans le latin le plus pur ? Car les religieux apportaient au monde nouveau le trésor de l'antiquité classique. Le Jésuite créole Blas Valera, u n des premiers historiens du Pérou, d o n t les papiers dispar u r e n t en partie lors de l'agression anglaise contre Cadix, rédigea son livre, selon Garcilaso, « en u n latin fort élégant ; et il aurait pu le rédiger en beaucoup d'autres langues, car il en a v a i t le don ». (1) Cf. Julia Fitzmaurice-Keïïy, El Inca Garcilasso delà Oxford, 1921 (R. R.J.

Vega,


C H A P I T R E II

RELIGIEUX

LINGUISTES

ET

HISTORIENS.

A leur arrivée, les missionnaires trouvèrent en Nouvelle-Espagne u n nombre considérable de langues aussi différentes les unes des autres que le russe du f r a n çais ou l'espagnol du basque. Pour commencer, le plus urgent était de connaître le nahuatl, langue des Aztèques, qui était, en outre, la langue auxiliaire dans beaucoup de régions. P e n d a n t leurs premiers pas, les Franciscains eurent recours à l'aide d ' u n petiL Espagnol, Alonso de Molina, qui, plus tard, entra dans l'ordre de saint François et rédigea u n livre fort utile ; Alonso a v a i t appris en peu de temps la langue du pays. Ils eurent recours ensuite a u x enfants indigènes qui connaissaient bien le castillan et le latin. Mais les missionnaires voulurent aussi prêcher dans l'idiome même de leurs ouailles et y réussirent. Le P. Andrés de Olmos, par exemple, apprit divers dialectes des Chichimèques et composa des grammaires et des vocabulaires mexicains, huastèques et totonaques. Tous ces livres et u n ouvrage historique qu'il avait écrit ont disparu. Il ne nous est parvenu, après mille déboires, qu'une grammaire mexicaine, réimprimée à Paris en 1875 (1). (1) Fr. Andrés de Olmos, Grammaire de la langue nahuall oit mexicaine, composée en 1547, publiée avec des notes, éclaircisse menls, etc., par Rémi Siméon, Paris, Imp. Nationale, 1875, in-8° de xv-273 pages. (R. R.)


— 133 — Alonso de Molina, le premier interprète des missionnaires, composa u n vocabulaire mexicain, imprimé en 1555, réimprimé en 1871, admirablement édité à Leipzig, en 1880, par P l a t z m a n n . Le Français Fr. Maturino Gilberti laissa u n dictionnaire et u n vocabulaire de la langue tarasque. Fr. J u a n Bautista Laguna composa u n dictionnaire tarasque. Nous avons une grammaire mistèque du P. Reyes et u n vocabulaire mistèque de Fr. Francisco de Alyarado. Fr. Luis de Villalpando écrivit une grammaire et u n vocabulaire mayas. Fr. J u a n de Córdoba rédigea une grammaire zapotèque, imprimée à Mexico en 1578. Ce n'est là, du reste, qu'une t o u t e petite partie des œuvres linguistiques des missionnaires ; presque toutes sont perdues. Destinées a u x nécessités quotidiennes des prédicateurs, professeurs, néophytes et élèves, on les rééditait quand le temps ou la négligence les a v a i t détruites, et personne ne pensait à les recueillir pour la postérité. Les missionnaires qui a v a i e n t appris une langue indigène commençaient par écrire une docirina, u n sermonario ou u n confesionario. Pierre de Gand fit imprimer à Anvers, en 1528, u n e Docirina mejicana qu'il a v a i t rédigée, et qui f u t imprimée à Mexico par la suite deux ou trois fois. Le P. Molina fit imprimer deux ou trois Doctrinas et deux Confesionarios. Le Dominicain Fr. Domingo de la Anunciación publia aussi une Docirina ; une a u t r e f u t donnée par F Augustin Fr. J u a n de la Anunciación. Fr. Bernardino <le Sahagùn composa une Psalmodia christiana pour les fêtes des Indiens. Le P. Gaona écrivit des Coloquios de la paz y tranquilidad del alma. Fr. J u a n de la Anunciación prononça, en mexicain, u n grand nombre de sermons qui f u r e n t ensuite imprimés. E n langue chuchone, de la famille du mistèque, f u t publiée une Doctrina de- Fr. Bartolomé Roldán, une a u t r e en huastèque des P P . Guevara et Cruz, et une a u t r e en zapotèque de l'évêque d'Oajaca, Pedro de Feria. L'évêque de Guatémala Marroquin publia une Doctrina ullaleca.


— 134 — Lorsque les missionnaires commençaient à connaître la vie morale des populations indigènes, ils s'appliquaient à rassembler des renseignements pour l'histoire et l'ethnographie des pays américains. Fr. Toribio de Benavente, qui arriva avec Martin de Valence et prit le nom indigène de Motolinia (le pauvre), écrivit la première Historia de los indios de la Nueva España, œuvre charm a n t e de simplicité et de fraîcheur. Ce livre est d'une grande valeur. Ce n'est point u n recueil d'annales, mais u n traité descriptif de la religion et des coutumes aztèques et u n tableau admirable de l'évangélisation franciscaine (1). Les traités historiques du P. Olmos sont perdus. Le P. Tovar, qui était Mexicain, travailla à recueillir et à interpréter les peintures hiéroglyphiques, et le P. Duran, Mexicain aussi et métis, à ce q u ' o n croit, composa à l'aide de ces m a t é r i a u x son Historia de la Nueva España e islas de Tierra Firme. Cet ouvrage servit de base à la partie mexicaine de la célèbre Historia Natural y Moral de las Indias du P. José Acosta, naturel de Medina del Campo. « Vers 1580, a p p a r a î t u n auteur d'une importance capitale pour l'étude des choses indigènes, le P. Sahagûn, dont les écrits sont une mine inépuisable. Son intimité avec les naturels, auxquels il consacra entièrement sa vie, et l'amour que ceux-ci lui portaient en retour lui permirent de se procurer des renseignements qui restèrent inaccessibles à d'autres. Il t r a i t a de t o u t : histoire ancienne, législation, usages, religion, rites, et même de l'histoire naturelle et de la médecine, telles que les Indiens les comprenaient. » (Joaquín García Icazbalceta, Opúsculos varios, tome I, p. 253.) Le P. Sahagún (1) Cette Historia a été publiée par le laborieux érudit Garcia Icazbalceta, au tome I de sa Colección de documentos para la Historia de Mexico, avec une introduction de D. José Fernando Ramírez, le mieux informé et le plus pénétrant des archéologues mexicains, et, plus récemment, par le P. Sánchez García, à Barcelone, en 1914.


— 135 — est le prince des e t h n o g r a p h e s mexicains. Sa vie et son œ u v r e sont réellement merveilleuses. Il a r r i v a en Nouvelle-Espagne quelques années après les premiers Franciscains. N o m m é professeur au collège de S a n t i a g o de Tlatelolco, fondé, c o m m e nous l'avons vu, par l'évêque Z u m á r r a g a , le P . S a h a g ú n se consacra à l'enseignem e n t d u r a n t près de s o i x a n t e ans. Personne ne c o n n u t c o m m e lui les indigènes ; personne ne s u t avec a u t a n t de m é t h o d e et d ' h a b i l e t é m e t t r e la m a i n sur t o u s les renseignements relatifs à l'histoire, a u x c o u t u m e s , a u x rites, a u x lois, a u x connaissances t e c h n i q u e s , a u x c r o y a n ces et a u x superstitions, nécessaires à q u i c o n q u e v e u t avoir u n e idée complète d ' u n e société. Il écrivait en mexicain pour e x p r i m e r plus fidèlement la pensée des indigènes qui lui c o m m u n i q u a i e n t des notes pour son ouvrage. Celui-ci se p e r d i t par suite de m a n œ u v r e s louches, et, lorsque l'héroïque P. S a h a g ú n p u t le recouvrer, à l'âge de q u a t r e - v i n g t s ans, il e n t r e p r i t le t r a v a i l g i g a n t e s q u e de le t r a d u i r e en espagnol sous le t i t r e de Hisloria General de las Cosas de Nueva España. Le livre r e s t a l o n g t e m p s inédit à Madrid ; en 1829, D. Carlos Maria B u s t a m a n t e le publia à Mexico ; il f u t édité ensuite p a r Lord K i n g s b o r o u g h au t o m e V I de ses Anliquilies of Mexico (1831) (1). Le livre m o n u m e n t a l de S a h a g ú n f u t utilisé p a r F r . J e r ó n i m o de Mendieta clans son Historia eclesiástica indiana, écrite à la fin du x v i e siècle e t publiée p a r Icazbalceta en 1870. Mendieta utilisa aussi les ouvrages de Motolinia et du P . Olmos. F r . J u a n de T o r q u e m a d a , d a n s sa Monarquía indiana, publiée au d é b u t du x v n e siècle, se servit s u r t o u t de Mendieta. Les sources originales pour l ' é t u d e des a n t i q u i t é s mexicaines s o n t donc, a v e c Tovar et D u r á n , Motolinia, Olmos et S a h a gún ; mais S a h a g ú n d o m i n e t o u s les a u t r e s . (1) II y a une traduction française de cet ouvrage, par D. Jourdanet et R. Siméon (Paris, G. Masson, 1880), accompagnée d'une introduction et de notes. (R. R.)


Sur le reste de l'Amérique espagnole, je dois être plus bref ; je donnerai simplement quelques indications révélatrices de l'esprit qui dirigea ce travail p e n d a n t plusieurs siècles. E n 1599, le P. Ludovico Bertoni, de la Compagnie de Jésus, était en mission à Juli, dans la province de Chicuito, près du lac Titicaca. C'est là qu'il écrivit et imprima des livres sur la langue des Indiens Aymaras et autres. Il publia successivement u n Arle de la lengua aymara, u n Vocabulario, u n Sermonario et une Vida de Crislo. Un grand apôtre, le prélat de Lima, saint Toribio de Mogrovejo, fit imprimer u n Confesionario et u n Prontuario de Voces quechuas. Quant a u x fécondes missions du Méta et de l'Orénoque, voici ce q u ' e n dit u n historien vénézuélien, D. Arbtides Bojas : « Les études que les missionnaires Casani et Zamora ont consacrées aux peuplades indigènes sur les limites du Vénézuéla et de l'ancienne Cundinamarca, et les divers ouvrages des missionnaires capucins, jésuites et franciscains, qui ont jeté t a n t de lumière sur l'histoire de notre pays, constit u e n t à eux seuls une riche bibliothèque de travail. Il ne f a u t pas oublier que beaucoup de villages du Vénézuéla ont été fondés par les missionnaires, au cours de deux siècles, et que c'est à eux seuls que les anthropologistes d ' a u j o u r d ' h u i doivent les renseignements d o n t ils disposent sur les langues et les coutumes des indigènes (1) ». (1) Historia Pahia. Leyendas Históricas de Venezuela, 2 v., Caracas, 1890. — Il faut rappeler ici les noms des PP. Ruiz Blanco, Antonio Caulin, Diego de Tapia, Francisco de Tauste, José de Caravantes, José Rivero, Francisco de Olmo, Gilli, Celedon, Fernández et Bartolomé. On trouve à la Bibliothèque du Palais Royal de Madrid des travaux inédits sur les langues du Vénézuéla, et aux Archives des Indes un traité sur la langue salive de l'Orénoque. Cf. Julio C. Salas, Los indios caribes, Barcelone, 1921, p. 211.


Dans son Historia de la Imprenta en et anliguo virrei nato del Rio de la Piala, l'historien chilien D. José Toribio Medina nous expose certains faits qui paraissent invraisemblables. Un Jésuite, le P. José Serrano, traduisit en guarani le livre délicieux du P. Eusebio de Nieremberg, De la diferencia entre lo temporal y lo eterno. Il traduisit aussi le Flos Sanclorum du P. Rivadeneyra. Le Provincial, le P. Tirso González, voulut faire publier ces traductions. Mais, semble-t-il, on n ' a v a i t point d'imprimerie. T o u t s'arrangea à la fin, et les deux ouvrages par u r e n t au d é b u t du x v n e siècle, imprimés en caractères indigènes par de pauvres Indiens ignorants ; aussi le P. Serrano disait-il que ce travail a v a i t été l'œuvre de Dieu. Les Guaranis des missions, du reste, imitaient l'imprimerie a v a n t d'en avoir une ; ils copièrent u n missel d'Anvers avec une telle fidélité q u ' o n ne pouvait distinguer l'exemplaire manuscrit de l'exemplaire imprimé. (Gf. Vicente G. Quesada, op. cit., p. 269 sq.) (1). (1) Cf. sur l'œuvre philologique et scientifique des religieux en Argentine, Ricardo Rojas, La Literatura argentina. II. Los coloniales, Buenos-Aires, 1918, p. 230-249, en Colombie et au Vénêzuela, J . Humbert, Histoire de la Colombie et du Vénézuéla, p. 27, n. 1, et p. 68. — Voir encore Gonzalo Zaldumbide, Un aperçu des idées et des mœurs hispano-américaines au XVIIIe siècle, dans la Revue de l'Amérique latine, 1 e r octobre 1922, p. 154163. (R. R.)


CHAPITRE

III

L ' I M P R I M E R I E DANS LE NOUVEAU MONDE

« A n o n y m u s r a u t sane mihi ignotus, De Zumarragay sodalis, u t existimo, alicujus Rcligiosi ordinis, qui ad' Americam t r a n s f r e t a v i t , laudatur quod scripserit : Historia de Nueva España. » — Malheureuse Amérique, écrivait Beristáin, qui cent cinquante ans après là découverte étais si peu connue que l ' u n des plus érudits et des plus curieux lettrés d ' E u r o p e , r e n c o n t r a n t le nom extraordinaire de Zumarraga, avec l'indication que ce personnage a v a i t été religieux et a v a i t vécu dans tes provinces, ignorait encore que le premier évêque de Mexico s'appelait Zumárraga et qu'il était religieux franciscain. » (Joaquín García Icazbalceta, Don Fray Juan de Zumárraga, Estudio biográfico y bibliográfico, Mexico, 1881, p. 241.) Qu'à l'époque de Nicolás Antonio on ignorât le nom du premier évêque de Mexico, cela n ' a v a i t rien d ' é t o n n a n t . Un évêque n'est q u ' u n personnage de clocher, et il n ' y a pas d'érudit, si érudit soit-il, qui s'intéresse a u x évêques. Ce qu'il y a d'étonn a n t , c'est que l'évêque Zumárraga, l'Espagnol qui introduisit l'imprimerie dans le Nouveau Monde, soit inconnu et dans sa patrie et dans ce Nouveau Monde, même après les révélations d'Icazbalceta. E n 1527, Charles-Quint se rendit à Valladolid pour y tenir les Corles générales. P e n d a n t la Semaine Sainte, l'Empereur se retira au couvent de l'Abrojo, et il y connut Fr. J u a n de Zumárraga, qui était père gardien.


— 139 — Peu après, Fr. J u a n p a r t i t pour la Nouvelle-Espagne comme évêque désigné, sans bulles ni consécration, - car les relations avec le Saint-Siège étaient suspendues : c'était l'époque du sac de Rome par les Impériaux. Aux prises avec des difficultés sans nombre suscitées par les trois coquins qui, sous le nom d'auditeurs, remplissaient de troubles la .Nouvelle-Espagne, l'évêque Zumârraga regagna l'Espagne où il séjourna de 1533 à 1534. On a v a i t déjà nommé vice-roi u n h o m m e éminent, D. Antonio de Mendoza, qui arriva à Mexico en novembre 1535. Zumârraga, consacré en 1534, arriva a v a n t lui. Nous avons beaucoup de raisons de penser q u ' a v a n t de partir il s ' é t a i t mis d'accord avec le viceroi pour l'établissement d'une imprimerie dans la ville de Mexico, et que l'on a v a i t déjà conclu les a r r a n gements nécessaires. Cette imprimerie f u t une succursale de la maison sévillane de J u a n Cromberger ; en 1538, elle a v a i t commencé à travailler. Le plus probable est que l'initiative p a r t i t de l'évêque, qui connaissait déjà le pays ; Zumârraga se préoccupait d'ailleurs beaucoup d ' y faire venir des cultivateurs et des artisans pour instruire les indigènes, des a n i m a u x utiles, des semences pour la propagation des espèces végétales européennes, des ornements et des livres pour le culte et les écoles. La succursale mexicaine de Cromberger f u t dirigée par J u a n Pablos (Giovanni Paoli), qui, au b o u t de dix ou onze ans, finit par l'acheter a u x héritiers de Cromberger. Paoli était de Brescia, en Lombardie. Après avoir vécu quelques années à Mexico, il prit ses lettres de naturalisation le 17 février 1543, quand il eut reçu la nouvelle de la mort de son patron. Peu après, il dem a n d a i t u n terrain pour construire sa maison e t , en 1548, il obtenait, comme imprimeur et comme libraire, des privilèges qui f u r e n t renouvelés en 1554. Cinq ans plus t a r d se fonda une a u t r e imprimerie, celle d'Antonio de Espinosa, qui plaida à la Cour contre les privilèges


— 140 — accordés à Pablos. Quelques mois après, Pablos disp a r u t , et Pedro Ocharte lui succéda. Aux imprimeries d'Espinosa et d'Ocharte s'ajouta, en 1575, celle de Pedro Balli, d o n t l'établissement vécut j u s q u ' à la fin du siècle. E n t r e 1577 et 1579 s'ouvrit la quatrième imprimerie de Mexico, celle d'Antonio Ricardo (Ricciardi), de Turin. Ricardo était en relations d'affaires avec les Jésuites, pour lesquels il travaillait, et a v a i t son atelier dans le collège de Saint-Pierre et Saint-Paul. Ce f u t le seul imprimeur de Mexico qui ferma boutique ; c'est qu'il q u i t t a Mexico pour se transporter à Lima où il introduisit l'imprimerie. Presque toutes les œuvres qui sortaient des presses mexicaines étaient des Cartillas, des Doctrinas, des Gramáticas, des Vocabularios rédigés par les religieux, et des Misales, des Salterios et des Antifonarios ; elles publièrent aussi des ouvrages de législation civile ou ecclésiastique, comme les Constituciones du Concile de 1555, les Ordenanzas de Mendoza et le Cedulario de Puga, les traités de médecine de Bravo, F a r f á n et López de Hinojosa (1), la Física de F r a y Alonso de la Vera Cruz, les célèbres Problemas de Cárdenas et les deux volumes d ' A r l e Militar y Náutica du D r Palacios (2).

Tels f u r e n t les débuts. Deux siècles plus t a r d , il y a v a i t en Amérique q u a t r e vice-royautés où l'on imprimait de n o m b r e u x ouvrages scientifiques et politiques. Les Gacelas satisfaisaient le désir général d'ap(1) Francisco Bravo, Opera medicinalis (1570) ; P. Agustín Farfán, agustino, Tratado breve de medicina (1579-1592-16041910); Alonso López de Hinojosa, Suma y recopilación de cirugía (1578-1595). (2) García Icazbalceta, Introducción de la imprenta en México, dans Opúsculos varios, t . I.


— 141 — prendre ; avec des articles sur les progrès de la science et ses applications à l'agriculture et à l'industrie, elles contenaient des articles politiques. De cette activité est née l'indépendance.

\


CHAPITRE

LES ESPAGNOLS ET LA

IV

FLORE

AMÉRICAINE

L'Espagne a apporté au Nouveau Monde la civilisation de l'Ancien. Elle a transformé la géographie des deux continents américains en y acclimatant des anim a u x et des plantes qui ont fini par constituer leur principale richesse e t par caractériser les pays qu'elle a autrefois dominés. La République Argentine exporte en Europe du blé et du bétail. Ce même pays a exporté aussi déjà, bien que d'une façon exceptionnelle, les vins de Mendoza. Il en a même — fait invraisemblable — expédié en France. L ' U r u g u a y et le Chili sont des pays d'élevage. Les olives du Pérou rivalisent au Mexique avec celles d'Andalousie. La Nouvelle-Espagne envoyait de la farine a u x Antilles. A une époque aussi reculée que le mois de mai 1494, Colomb p u t observer que la canne à sucre prospérait à l'Ile Espagnole, et les Antilles finirent par être des pays essentiellement sucriers. Le café constitue la richesse de Porto-Rico et du Salvador. Quels avantages la découverte de l'Amérique a-t-elle rapportés a u x Espagnols et au monde européen ? L'Amérique ne donna pas sa civilisation à l'Europe, mais elle enrichit les trésors d o n t celle-ci disposait et, par ses m é t a u x précieux, provoqua la révolution industrielle qui a transformé le monde. Sa faune ne pouvait se comparer a u x espèces beaucoup plus utiles


— 143 — introduites par les Espagnols, et c'est t o u t juste si, grâce à u n oiseau de basse-cour, le dindon ou guajolote de la Nouvelle-Espagne, elle modifia — bien légèrement, à vrai dire — l'économie européenne. E n revanche, l'Amérique a pu faire profiter les E u ropéens de sa magnifique flore. Les importations américaines se p e u v e n t diviser en trois catégories : plantes alimentaires, plantes médicinales, plantes industrielles.' Quelles sont les plus importantes ? Il est facile de remarquer à première vue que c'est fort t a r d seulem e n t que la flore américaine a exercé une action profonde sur la vie économique de l'Europe, et que les exportations comme les acclimatations des premiers temps n ' e u r e n t qu'une influence t o u t e superficielle. « Colomb, dit Gomara, dans son récit de la découverte, e m p o r t a dix Indiens, q u a r a n t e perroquets, des lapins que l'on appelle hutias, des ignames, des piments, du maïs qui sert à faire du pain, et d'autres choses extraordinaires et différentes des nôtres, en témoignage de ce qu'il a v a i t découvert. » (López de Gomara, Historia general de las Indias, chap. xvi.) A la suite de cette première Exposition agricole américaine, le piment, l'igname et le maïs restèrent en Europe. Málaga p a t r o n n a naturellement la culture de l'igname. Fernández de Oviedo l'introduisit à Avila, sa patrie. Le maïs devait exercer une influence notable dans une des régions les plus peuplées et les plus américaines de l'Espagne, la Galice ; mais il devait être employé d'une façon beaucoup plus générale et variée dans plusieurs régions de l'Europe, en particulier comme fourrage ou comme grain pour les a n i m a u x . L'Italie et la Hongrie l'ont adopté dans l'alimentation de l'homme, sous forme de bouillie, pour la consommation domestique immédiate, car la farine qu'il donne dans ces pays ne perm e t pas la panification. Il est démontré que les haricots, d o n t nous n'examinerons pas l'origine botanique, se répandirent r a p i d e m e n t à partir du x v i e siècle e t


— 144 — que t o u t e l'Europe r e c o n n u t par expérience la grande richesse alimentaire de cette plante, qui f u t i n t r o d u i t e par les Espagnols, au moins comme culture (1). L ' a n a n a s f u t apprécié et loué par le Roi Catholique, mais son petit-fils, Charles-Quint, procéda avec précaution et méfiance : « Il loua l'odeur, mais ne voulut pas se risquer à goûter la saveur ». E n t o u t cas, l'ananas, qui était arrivé non sans difficulté, car, selon Pierre Martyr, il pourrissait presque complètement p e n d a n t le voyage, chercha u n climat doux et p u t prospérer dans l'Ancien Monde, à tel point que son origine a été discutée. Le mani ou cacahuète s'acclimata au x v n e siècle. Le t o p i n a m b o u r arriva également t a r d en Europe. E n revanche, l'agave et le nopal f u r e n t plantés dans le nord de l'Afrique et dans le sud de l'Espagne à p a r t i r du xvx e siècle. La t o m a t e se r é p a n d i t u n peu p a r t o u t , comme le poivre, et l'aguacate ou laurier-avocat se t r o u v a i t à Valence a v a n t 1564 (2). A Málaga et d a n s d'autres endroits du sud de l'Espagne s'acclimatèrent quelques anones, la chayóte et la papaye. La'fraise du Chili a pris une plus grande extension et est cultivée depuis le d é b u t du x v m e siècle. Elle a donné des résultats particulièrement satisfaisants depuis qu'on s'est mis à la croiser avec la fraise de Virginie. (1) Cf. A. de Candolle, op. cit., p. 275 : « Le Phaseolus vulgaris n'est pas cultivé depuis longtemps dans l'Inde, le sud-ouest de l'Asie et l'Egypte. On n'est pas complètement sûr qu'il f û t connu en Europe avant la découverte de l'Amérique. A cette époque, le nombre des variétés s'est accru subitement dans les jardins d'Europe et tous les auteurs ont commencé d'en parler. La majorité des espèces du genre existe dans l'Amérique méridionale. Des graines qui paraissent appartenir à cette espèce ont été trouvées dans des tombeaux péruviens d'une date un peu incertaine, mélangées avec beaucoup d'espèces toutes américaines ». (2) Miguel Colmeiro, Primeras noticias acerca de la vegetación americana, Madrid, 1892, p. 57-58.


— 145 — Deux produits américains transformèrent dans une certaine mesure la vie européenne : l'un, le cacao, a enrichi l'alimentation des peuples occidentaux, et, bien qu'il ne se soit pas acclimaté dans l'Ancien Monde, il a provoqué la naissance et le développement d'industries actives dans les principaux pays européens ; moins i m p o r t a n t que le cacao, le manioc s'est répandu en Europe sous la forme de tapioca. La pomme de terre enfin n'a pas été seulement u n élément nouveau ; elle a révolutionné le monde moderne. Une a u t r e importation américaine, le tabac, ne doit être considéré que comme u n mal sans compensation. E n somme, si l'on regarde seulement l'aspect économique de la question, on p e u t assurer que les acquisitions les plus importantes pour l'Europe du point de vue commercial f u r e n t l'acclimatation de la p o m m e de terre et du t a b a c et l'exploitation industrielle du cacao. Or celui-ci, comme le maïs et le tabac, se répandit t o u t seul, mais la pomme de terre ne f u t introduite qu'après des campagnes fort énergiques contre la répulsion qu'elle inspirait. Chaque pays européen a eu son champion de la pomme de terre. Il convient donc de se demander si les Espagnols se rendirent compte de la valeur nutritive de ce tubercule et s'ils eurent u n Parmentier. Nous possédons sur ce point des renseignements du plus vif intérêt. Le sagace et consciencieux C.ieza de León parle de la pomme de terre dans deux passages : « P a r m i les aliments du pays, en dehors du maïs, il y en a deux qui sont considérés comme la principale nourriture des Indiens : on appelle le premier Papas ; c'est une espèce de truffe, laquelle, après avoir été cuite, est aussi t e n d r e à l'intérieur qu'une châtaigne cuite ; elle n'a pas plus d'écorce ni de noyau que la truffe, car elle naît aussi comme elle sous terre. C'est le produit d'une herbe semblable au coquelicot... ». (Crónica del Perú, chap. XL.) 10


— 146 — Il dit ailleurs : « La partie q u ' o n appelle Collas est, selon moi, la plus grande région de t o u t le Pérou et la plus peuplée... La principale nourriture des h a b i t a n t s est formée par des Papas, qui sont des espèces de truffes, ainsi que je l'ai dit ailleurs dans cette histoire ; ils les sèchent au soleil et les gardent d'une récolte sur l'autre. La Papa séchée prend le n o m de Chuno. Ils l'estiment fort et y a t t a c h e n t une grande valeur, car ils n ' o n t point de c a n a u x d'irrigation comme beaucoup d'autres de ce r o y a u m e pour arroser leurs champs. E t q u a n d ils n ' o n t pas d'eau pour la culture, ils se t r o u v e n t dans une situation difficile et pénible s'ils n ' o n t point pour se soutenir ces papas séchées. E t beaucoup d'Espagnols s'enrichirent et s'en f u r e n t prospères en Espagne en se c o n t e n t a n t d'aller vendre de ce chuno a u x mines de Potosí ». (G lia p. x c i x . ) Diego DávilaBriceño, corregidor de Iiuarchiri, disait en 1586, dans sa description de la province des Yauyos : « Sur les pentes des montagnes desdites rivières (Rimac, Pachacamac, Mara, etc.), on sème et on récolte les papas, qui veulent une terre froide e t qui sont u n des principaux aliments des Indiens dans cette province ; ce sont des espèces de truffes ; et si en Espagne on les cultivait de la même manière, ce serait u n grand remède pour les années de famine ». (Relaciones Geográficas de Indias, tome I, p. 63. Cf. Cobo, op. cit., tome I, p. 362.) Un des premiers médicaments, sinon le premier, que les Espagnols introduisirent en Europe f u t le gayac, « u n arbre, écrit Castillejo, qui rend la santé alors q u ' o n la croit perdue et parfois fait disparaître le mal de la jeunesse », et il a j o u t e : « Même si la conquête de Colomb ne donnait pas à notre nation d ' a u t r e gloire que celle de l'avoir trouvé, c'est une gloire si grande, si divine, si extraordinaire que pour elle seule l'Ile E s p a gnole p e u t rivaliser avec l'Espagne t o u t entière ». Le gayac a perdu son crédit comme topique, mais il est resté comme matière première de certains médi-


— 147 — caments. « E t a u j o u r d ' h u i sa valeur scientifique consiste dans la précieuse propriété désoxygénante de sa teinture utilisée comme réactif chimique. » (Alejandro San Martín, Influjo del Descubrimiento de Colón en las Ciencias médicas, Madrid, 1912, p. 25-26.) Ensuite arrivèrent la salsepareille, le sassafras, le b i t u m e de Cuba, précurseur du lointain îchtyol, l'huile' minérale, ce qui nous écarte m o m e n t a n é m e n t du monde végétal. Sensiblement plus tard, en 1638, la comtesse de Chinchón, vice-reine du Pérou, c o m b a t t a i t des fièvres intermittentes, d ' u n caractère fort rebelle, au moyen d'une écorce que lui procura D. Francisco López de Cañizares, gouverneur de Loja, qui lui-même a v a i t été ainsi soigné par u n Indien. C'était la quinine, qui arriva peu après en Europe, où elle prit en botanique le nom de Chinchona, en souvenir de la vice-reine. Ce nom a été consacré par Linné. Après la découverte de Pelletier en 1820, la quinine est devenue le préservatif habituel des Européens dans les climats torrides. Les Anglais, en dépit de leur hostilité première, finirent par l'adopter et même l'introduisirent en Asie. La coca, p a r f a i t e m e n t connue des Indiens comme aliment d'épargne, était déjà employée comme dentifrice par les Jésuites au x v n e siècle. Le P. Cobo éprouva ses effets calmants plus de deux siècles a v a n t qu'Aurep s'en servît comme anesthésique. Le curare, poison fait avec du jus de strychnine, d o n t les Indiens enduisaient la pointe de leurs flèches, est m a i n t e n a n t employé en médecine pour l'anesthésie périphérique. Aux substances précédentes, il f a u t ajouter l'ipécacuana, la paullinie, le copahu, le condurango et le jaborandi, encore qu'ils soient brésiliens ; la r a t a n h i a , la saponaire du Pérou et du Chili ; l'ellébore et le jalap de Mexico ; le b a u m e de Tolu, et le b a u m e du Pérou — qui est du Salvador — Vilex paraguayensis, etc. (San-Martín, p. 51-52.)


— 148 — P a r m i les produits employés dans l'industrie, il f a u t citer le bois du Brésil, le bois de campêche, le caoutchouc, etc. Des deux cent quarante-sept espèces cultivées q u ' a étudiées Candolle, cent quatre-vingt-dix-neuf sont européennes, quarante-cinq américaines et trois d'origine douteuse. P a r m i les plantes américaines, deux seulement, u n tubercule et certaines courges, proviennent des Etats-Unis, malgré l'étendue de leur territoire destiné à nourrir bientôt, selon Candolle lui-même, des centaines de millions d ' h a b i t a n t s . (Origine des plantes cultivées, p. 362.)


CHAPITRE LES

V

NATURALISTES

Un médecin de Séville, Nicolas de Monardes, s'était consacré avec ardeur à recueillir des renseignements sur les médicaments usités dans les Indes (1). Il const i t u a u n musée de produits exotiques semblable à celui q u ' a v a i t alors Rodrigo de Zamorano, le cosmographe de la Casa de Conlralaciôn. E n 1565, Monardes publiait une Hisloria médicinal de las cosas que Iraen de nuesIras Indias Occidentales que sirven en la Medicina. Cet ouvrage f u t réimprimé en 1569. Deux ans plus t a r d , en 1571, p a r u t la seconde partie, « o ù il est t r a i t é du t a b a c et des sassafras et de beaucoup d'autres herbes e t plantes, graines et liqueurs, qui sont venues dernièr e m e n t de ces régions et qui ont de grandes vertus et des effets merveilleux. « Le titre est séduisant, même au x x e siècle. Que devait-ce être alors ! E n 1574, et 1588, le livre était réimprimé sous le titre s u i v a n t : Primera y segunda y lercera parle de la hisloria médicinal, etc... Le succès f u t énorme, h'Hisloria médicinal f u t t r a d u i t e en latin, en français, en anglais et en italien. Toute l'Europe se sentait attirée par le mystère des Indes, et toute l'Europe cherchait à le deviner. C'est ainsi que nous voyons Philippe I I organiser la première expédition scientifique américaine et confier (1) Cf. Carlos Pereyra, El doctor Monardes. Sus libros y su museo. Bolelln de la Biblioteca Menéndez y Pelayo. Santander, octobre 1922.


— 150 — la direction à son médecin, le D r Francisco H e r n á n d e z . Cette expédition f u t , comme t o u t ce q u ' e n t r e p r i t Philippe II, bon marché, grandiose et stérile. Le Tolédan Francisco Hernández est à la fois le premier héros et le premier m a r t y r de la science en Amérique. Les sacrifices d ' H e r n á n d e z f u r e n t t o u t d ' a b o r d les sacrifices coutumiers des serviteurs de ce m o n a r q u e . Assurément, le b u d g e t de l'expédition était fort élevé , mais H e r n á n dez reçut-il réellement 60.000 ducats pour son voyage ? Le fait est qu'il touchait fort peu et dépensait beaucoup. Il voyagea sept ans sans être p a y é et travailla infatigablement, sans auxiliaires, car il n ' é t a i t accompagné que de son fils. Bien plus, sa r é p u t a t i o n professionnelle lui a u r a i t valu une fortune au Mexique, mais il se refusa à exercer la médecine. Sous les climats les plus divers, il défia la maladie comme t o u t s a v a n t de vocation et f u t plusieurs fois à la m o r t . Troisième et dernière immolation, que l'on p e u t appeler le m a r t y r e du s a v a n t : H e r n á n d e z r e n t r a en Espagne en 1577 avec seize volumes de t e x t e et d'estampes relatifs à l'histoire n a t u relle des pays qu'il a v a i t parcourus et u n volume sur les coutumes et les antiquités des Indiens. Il laissa au Mexique u n e copie intégrale de son ouvrage. Celui-ci était écrit en latin, mais l'auteur en t r a d u i s i t une partie en castillan, et les Indiens en commencèrent aussi u n e t r a d u c t i o n mexicaine. Hernández v o y a i t d é j à ses livres t r a n s p o r t e r d ' a d m i r a t i o n l ' E u r o p e s a v a n t e et étonner les indigènes américains. Que fit le roi bureaucrate ? Ce que f o n t tous les m o n a r q u e s de la terre : ils paient ceux qui les servent bien ; mais, par-dessus le marché, il comm i t presque u n e indélicatesse. Il fit venir u n relieur, s'entendit avec lui, fit faire une reliure de cuir bleu avec des ornements d'or et des fermoirs, des coins et des fleurons d'argent, « le t o u t d ' u n excellent travail et très bien fait ». Après quoi, l<f roi ensevelit les livres dans la Bibliothèque de l'Escorial. L ' i n f o r t u n é


— 151 — H e r n á n d e z m o u r u t le 28 j a n v i e r 1587, dix ans a p r è s cette i n f â m e s o u s t r a c t i o n . La copie conservée au Mexique se p e r d i t , la t r a d u c t i o n n a h u a t l f u t i n t e r r o m p u e par u n singulier h a s a r d . Près d ' u n siècle plus t a r d , l ' œ u v r e colossale d ' H e r n á n d e z é t a i t d é t r u i t e d a n s l'incendie de l'Escoriai. Il est vrai que quelque chose a survécu des t r a v a u x du n a t u r a l i s t e espagnol e t de cette première g r a n d e e x p l o r a t i o n scientifique du Nouveau Monde. Peu a p r è s la m o r t d ' H e r n á n d e z , Philippe I I fit r é s u m e r l'ouvrage par u n de ses médecins, l ' I t a l i e n N a r d o A n t o n i o Rechi. Rechi e u t t o u t j u s t e le t e m p s de t e r m i n e r son t r a v a i l . Il m o u r u t , e t son r é s u m é t o m b a d a n s l'oubli. Le prince italien Federico Cesi, à qui l'on parla de ce livre, l'acq u i t e t le publia en 1628 sous le t i t r e de Rerum medicarum Novse Hispaniœ thesaurus, car Philippe I I a v a i t ordonné de r é s u m e r seulement la p a r t i e médicale (1). L ' o u v r a g e de Rechi é t a i t a c c o m p a g n é de figures qui f u r e n t gravées sur bois. On a j o u t a c o m m e i n t r o d u c t i o n des généralités qui f u r e n t f o r t appréciées. U n h u m b l e frère lai du c o u v e n t de S a n t o Domingo de Mexico, F r . Francisco J i m é n e z , n a t u r e l de L u n a , en Aragon, qui, « par des m o y e n s e x t r a o r d i n a i r e s », a v a i t mis la m a i n sur u n exemplaire du t r a v a i l de Rechi, dev a n ç a le prince Cesi e t publia en 1615 u n e t r a d u c t i o n de l ' o u v r a g e . F r . Francisco J i m é n e z a v a i t été médecin ; il a v a i t soigné les m a l a d e s à l ' h ô p i t a l de H u a x t e p e c et il a v a i t eu l'occasion d ' é p r o u v e r les v e r t u s des p l a n t e s , des a n i m a u x e t des m i n é r a u x . Voici le t i t r e de sa t r a d u c t i o n : Cuatro Libros de la Naturaleza y Virtudes de las Plantas y Animales que eslán recevidos en el uso de Medicina de la Nueva España, y la Método y corrección y preparación que para administrallas se requiere con lo que el Dr. Francisco Hernández escrivió en Lengua Latina. (1) Certains croient que la première édition ne parut qu'en 1651.


— 152 — Muy ülil paral todo género de gente que vive en estancias y pueblos do no hay Médicos ni Botica. Traduzido, y aumentados muchos simples y compuestos. Y otros muchos secretos curativos (1). Un jésuite espagnol, le P. J u a n Eusebio Nieremberg, publia en 1635 une Historia nalurae maxime peregrinae et, heureusement, y inséra plus de deux cents pages in-folio de l'ouvrage d ' H e r n á n d e z et beaucoup de figures qui ne se t r o u v e n t point dans le résumé de Rechi. Don J u a n Bautista Muñoz, historiographe des Indes, découvrit au collège impérial des P P . Jésuites de Madrid une copie sans dessins du travail d'Hernández, et le ministre des Indes D. José de Gálvez, marquis de la Sonora, proposa au roi Charles I I I de faire imprimer l'ouvrage avec les dessins du résumé publié à Rome. Le roi accéda à cette proposition. D. Casimiro Gómez Ortega f u t chargé de diriger l'édition et, en 1790, sous Charles IV, f u r e n t publiés les trois premiers tomes, relatifs à la botanique, mais sans les figures. L'ouvrage d ' H e r n á n d e z ne f u t donc publié que d'une façon fragmentaire et, pour ce qui est des antiquités et des opuscules, il est presque t o t a l e m e n t perdu. Deux siècles après le voyage d ' H e r n á n d e z , D. José Celestino Mutis, botaniste et astronome, p a r t a i t pour l'Amérique du Sud comme médecin du marquis de Vega, vice-roi de la Nouvelle-Grenade. Mutis entra plus t a r d dans les ordres, mais il n ' a b a n d o n n a pas les recherches scientifiques et il passa u n demi-siècle à constituer u n trésor inappréciable de m a t é r i a u x pour l'étude de la flore de Bogotá, m a t é r i a u x qui, par une coupable négligence, suivant l'expression du D r H a m y , sont restés inédits. Le 31 septembre 1801, H u m b o l d t écrivait à son frère qu'il désirait vivement faire la connaissance du célèbre botaniste D. José Celestino Mutis ; il lui (1) Garcia Icazbalceta, Los médicos de México en el siglo dans Opúsculos varios, tome I.

XVI,


— 153 —

x

«donnait sur ce personnage d'intéressants détails:« C'est u n ecclésiastique âgé, vénérable, de près de 72 ans, et aussi u n homme riche. Le roi compte pour l'expédition botanique ici même 10.000 piastres par an. Depuis 15 ans, t r e n t e peintres travaillent chez Mutis ; il possède 2 à 3.000 dessins grand in-folio, qui sont des miniatures. Après celle de Banks, de Londres, je n'ai jamais vu une bibliothèque botanique aussi grande que celle de Mutis (1). » E t dans une lôttre écrite de Lima à Delambre, secrétaire de l ' I n s t i t u t de France, le 25 novembre 1803, il dit que,pour voir Mutis, il a remonté en q u a r a n t e jours le Rio Magdalena. « . . . Le docteur Mutis m ' a fait cadeau de près de cent dessins magnifiques en grand folio, figurant de nouveaux genres et de nouvelles espèces de la Flore de Bogola manuscrite. J ' a i pensé que cette collection, aussi intéressante pour la botanique que remarquable à cause de la beauté du coloris, ne pourr a i t être en de meilleures mains q u ' e n t r e celles de Jussieu, L a m a r c k et Desfontaines, et je l'ai offerte à l ' I n s t i t u t national comme une marque de mon a t t a chement. » (Op. cit., p. 141.) Dans u n a u t r e passage de la lettre, il dit que Bonpland, le botaniste de l'expédition, et lui-même avaient comparé leurs herbiers avec ceux de Mutis et qu'ils avaient consulté u n grand nombre de livres dans l'énorme bibliothèque de ce grand homme (2). Dans une a u t r e lettre, écrite du Mexique au n a t u raliste valencien D. Antonio José Cavanilles, directeur du J a r d i n Botanique de Madrid, H u m b o l d t parle une (1) E.-T. Hamy, Leltres américaines d'Alexandre de Humboldt (1798-1807), p. 126. (2) L'expédition de Humboldt, qui a une importance capitale dans l'histoire des sciences, est en outre le plus bel hommage qui ait été rendu à l'œuvre de l'Espagne. On l'a trop oublié. L'auteur de ces lignes a publié une monographie intitulée Humboldt en América, qui n'est qu'un modeste essai de réparation.


— 154 — fois de plus de Mutis d'une façon émouvante : « Les idées qu'on a répandues en Europe sur le caractère de cet homme célèbre, sont on ne peut plus fausses. Il nous a traités à Santa Fe avec cette franchise qui avait de l'analogie avec le caractère particulier de Banks ; il nous a communiqué sans réserve toutes ses richesses en botanique, zoologie et physique ; il a comparé ses plantes avec les nôtres et il a permis enfin de prendre toutes les notes que nous désirions obtenir sur les genres nouveaux de la flore de Santa Fe de Bogota. Il est déjà vieux, mais on est étonné des t r a v a u x qu'il a faits et de ceux qu'il prépare pour la postérité ; on admire q u ' u n homme seul a i t été capable de concevoir et d'exécuter u n si vaste plan » (p. 150-151). « M. López m ' a communiqué son mémoire sur le quina a v a n t de l'imprimer, et je lui dis alors que ce mémoire faisait voir avec évidence que M. Mutis a v a i t découvert le quina dans les montagnes de Tena en 1772, et que lui, Lopez, l'avait vu près de Honda, en 1774. » (p. 151). Les espèces et variétés de la prodigieuse collection de Mutis s'élèvent à 2.800. Les dessins de la collection dépassent 6.000, car il y a des doubles et des représentations partielles (1). H u m b o l d t parle d ' a u t r e s naturalistes e t explorateurs. Il cite J u a n Tafalla, professeur de botanique à Lima e t successeur de Ruiz et de P a v ó n dans les t r a v a u x que ces deux s a v a n t s avaient entrepris au Pérou et au Chili; D. Vicente Olmedo, envoyé en 1790 à Loja pour étudier le quinquina ; D. Vicente Cervantes, pharmacien madrilène, directeur du J a r d i n botanique de Mexico; D. Francisco Julio Caldas, botaniste et astronome éminent, directeur de l'observatoire de Santa Fe ; D. Francisco Antonio Zea, élève de Mutis et successeur de Cavanilles, a v a n t Lagasca, au J a r d i n Botanique de (1) Sur Mutis, cf. Jules Humbert, Histoire de la Colombie et du Vénézuéla, p. 71-72. (H. R.)


— 155 — Madrid. T o u t e l'Amérique a v a i t été p a r c o u r u e ou v e n a i t de l'être par de s a v a n t s naturalistes. Ruiz e t P a v ó n passaient dix ans à visiter le Pérou e t le Chili ; Sessé e t Mociño faisaient u n e exploration de h u i t ans à t r a vers la Nouvelle-Espagne ; Boldó allait à Cuba ; P i n e d a e t Nee p a r t a i e n t avec Malaspina faire le t o u r du monde. Les géodésistes Ulloa e t Jorge J u a n faisaient des observ a t i o n s d'histoire naturelle sur la côte sud-américaine du Pacifique. Le général Azara, venu faire des é t u d e s géographiques, décrivait les oiseaux e t les q u a d r u p è d e s du Rio de la P l a t a . . . E x a m i n o n s les r é s u l t a t s de ces t r a v a u x . J o r g e J u a n et Antonio de Ulloa, envoyés pour participer a u x t r a v a u x géodésiques des s a v a n t s français qui passèrent à Quito afin de mesurer u n arc du méridien t e r r e s t r e , p a r c o u r u r e n t l'Amérique du Sud p e n d a n t dix ans. Ulloa publia en 1748 u n e Relación histórica del viaje a la America meridional, qui intéressa à la fois les astronomes e t les botanistes. Cet ouvrage f u t suivi des Nolidas Americanas, publiées en 1772. Les noms de D. Mart i n Sessé e t de D. J o s é Mariano Mociño sont liés à u n e des expéditions scientifiques les plus r e m a r q u a b l e s . Sessé é t a i t directeur du J a r d i n B o t a n i q u e de Mexico, fondé en 1788, e t il f u t chargé d'organiser l'expédition ; il e m m e n a Mociño, élève de Cervantes, lequel resta à la direction du j a r d i n . Les explorateurs p a r c o u r u r e n t en h u i t ans (1795-1804) plus de 3.000 lieues et c o n s t i t u è r e n t u n herbier e x t r ê m e m e n t riche e t u n e copieuse collection de dessins en couleur, t r a v a i l du Mexicain D. A t a n a s i o E c h e v a r r í a et de D. J u a n de Dios Cerda. Après la m o r t de Sessé, à Mexico, les herbiers passèrent au J a r d i n B o t a n i q u e de Madrid, avec trois volumes de notes m a nuscrites sur la flore mexicaine. Mociño r e n t r a en E s pagne e t f u t exilé p a r «le roi capable de justifier t o u t e s les républiques ». Déçu, c r a i g n a n t la disparition de ses 1.800"dessins, le b o t a n i s t e les confia dans le Midi de la F r a n c e à Candolle, qui les e m p o r t a à Genève. A la


— 156 — fin de son temps d'exil, Mociño réclama ses dessins à Candolle, et le naturaliste génevois s'empressa de les copier avec l'aide de deux cents travailleurs volontaires. Tous les h a b i t a n t s de Genève qui savaient dessiner s'acharnèrent p e n d a n t huit jours à copier les huit cents dessins qui m a n q u a i e n t encore pour qu'on eût la collection complète. Candolle sauva ainsi la collection de Mociño, car, lorsque celui-ci m o u r u t à Barcelone, les dessins originaux passèrent a u x mains d'un médecin qui les a b a n d o n n a a u x r a t s . La Flora Mejicana, œuvre collective des explorateurs, et la Flora de Guatemala, due exclusivement à Mociño, sont d'une valeur inappréciable. Plus t a r d , de 1823 à 1825, deux Mexicains, La Llave et Lexarza, publièrent u n ouvrage intitulé Novarum vegelabilium descripliones, fondé sur les t r a v a u x de Sessé et de Mociño. E n 1870, p a r u t la Flora Mejicana de Vclasco et, en 1874, les Calques des dessins de la Flore du Mexique de Mociño el Sessé qui ont servi de types d'espèces dans le système ou le prodromus, du génevois Candolle. D. Hipólito Ruiz et D. José P a v ó n explorèrent le Pérou et le Chili de 1778 à 1788. Leurs t r a v a u x f u r e n t aussi intéressants que malheureux. Quarante-trois caisses de leurs exemplaires se perdirent sur les côtes du Portugal avec le bateau qui les portait en Espagne. Une autre partie de leurs herbiers et de leurs manuscrits périt dans u n incendie. E n 1792, ils publièrent une Quinologia, qui f u t t r a d u i t e en allemand et en d'autres langues, et, en 1794, u n Floree peruviana: et chilensis prodromus. E n 1798, ils firent imprimer u n tome du Syslema vegelabilium florse peruvianse et chilensis, et, de 1798 à 1802, trois tomes de leur Flora, ouvrage d o n t les autres tomes sont restés inédits. Les manuscrits et l'herbier sont au J a r d i n B o t a n i q u e de Madrid (1). (1) Miguel Colmeiro, La botánica y los botánicos de la Península Hispano-Lusitana, Madrid, 1858, p. 127. Primeras noticias acerca de la vegetación americana, tome II, p. 47-48,


— 157 — Dans l'intention des auteurs, l'ouvrage devait contenir 3.000 planches et les dessins correspondant a u x tomes inédits dépassent 1.600; ils sont presque tous en couleurs. D. J u a n Tafalla, élève de R u i z e t d e P a v ó n , envoya ensuite u n grand nombre de plantes. Il f u t professeur à Lima, et il e u t comme auxiliaire Mancilla, qui accompagna I l u m b o l d t et Bonpland et herborisa avec eux. A la fin de juillet 1789 p a r t a i t de Cadix, commandée par Malaspina, une expédition à laquelle participèrent comme naturalistes l'illustre Guatémaltèque D. Antonio Pineda et u n Français devenu Espagnol, D. Luis Nee ; au Chili, Tadeo Haenke se joignit aux explorateurs. Les savants herborisèrent à Montevideo et dans la colonie du Sacramento. Ils visitèrent la Patagonie et les Iles Malouines, puis l'archipel de Chiloe, le Chili, le Pérou et la Nouvelle-Espagne. Malheureusement Pineda m o u r u t a u x Philippines en 1792. L'expédition p a r c o u r u t ensuite les Mariannes et la Nouvelle-Hollande, traversa de nouveau le Pacifique, et les botanistes, après avoir débarqué au Callao, gagnèrent Lima, où Nee et Haenke se séparèrent. Le premier gagna Talcahuano et la Concepción et, de là, se rendit par terre à Buenos-Aires ; les Observaciones y descripciones de Nee, les trois cents dessins de Guio, Pulgar, Pozo, Lindo et autres, e t l'herbier de dix mille plantes, d o n t q u a t r e mille étaient nouvelles, passèrent au J a r d i n Botanique de Madrid. On a publié une partie des t r a v a u x de Pineda et de Nee. Malaspina laissa u n Viaje alrededor del mundo qui n'a été publié q u ' e n 1885, par D. Pedro de Novo y Colson. Haenke constitua ses Beliquiae Haenkeanae, publiées à Paris de 1830 à 1836. D. Baltasar Manuel Boldó, envoyé à Cuba, fit des recherches sur la Flora Cubana qui f u r e n t interrompues par sa m o r t en 1799. Ses Descripciones manuscrites f u r e n t envoyées au J a r d i n Botanique de Madrid, où l'on trouve également quelques dessins de Guio pour l'ouvrage de Boldó.


— 158 — D. Félix Azara f u t chargé, en 1871, de représenter l'Espagne lorsqu'on détermina sur place les limites que le traité de San Ildefonso a v a i t données a u x possessions espagnoles et portugaises en Amérique. Il séjourna dans l'Amérique méridionale j u s q u ' à 1801. Une partie de ses observations f u t publiée à Paris, en français, et sans qu'il le sût. L ' a u t e u r fit imprimer à Madrid des Apuntamientos para ta Historia Natural de los Cuadrúpedos y Pájaros del Paraguay y Río de la Plata. On publia également à Paris, en français et sans son nom, u n récit de son voyage en Amérique du Sud, ouvrage qui p a r u t en espagnol vingt-six ans après la m o r t de l'auteur, sous le titre de Descripción e Historia del Paraguay y del Río de la Plata (1847). Azara fit quelques observations botaniques d o n t il parle dans cet écrit. Colmeiro a dressé u n catalogue raisonné des deux cent sept ouvrages en espagnol où sont décrites ou mentionnées des plantes exotiques, presque toutes des Indes occidentales et orientales. Il y en a de fort curieux. J ' e n citerai au hasard quelques-uns, en laissant de côté ceux d o n t la renommée est universelle, tels que les ouvrages de Pierre Martyr, Oviedo, Acosta, Cobo, Herrera, Molina et Clavijero. On trouve dans ce catalogue, par exemple, le Tratado de las drogas y medicinas de las Indias Orientales, con sus plantas debuxadas al vivo, de Ciistóbal Acosta, qui f u t publié à Burgos en 1578 et d o n t une t r a d u c t i o n latine par L'Ecluse p a r u t à Anvers en 1582, en 1593 et en 1605. Cette dernière édition sortit des presses de la célèbre maison d'édition Plantin. Une t r a d u c t i o n italienne p a r u t à Venise en 1585, une t r a d u c t i o n française en 1619. Cristóbal Acosta publia aussi une collection de Remedios específicos de la India Oriental y de la América. Les Carlas del D1 Castañeda p a r u r e n t à Séville de 1600 à 1604. « Le D r Castañeda écrivit à L'Ecluse une série de lettres, d o n t quatorze se t r o u v e n t dans cette collection, e t où l'on voit qu'il lui donnait des renseignements


— 159 — i m p o r t a n t s sur des plantes exotiques, particulièrem e n t américaines, d o n t il lui r e m e t t a i t des semences ». (Golmeiro, op. cit., p. 31.) Outre les Problemas y secretos maravillosos de las Indias, de J u a n Cárdenas, où il est t r a i t é du chocolat, « tel qu'en usaient les Mexicains et les Espagnols d'Amérique, avec les noms des produits qui entraient dans la composition de cette boisson », le chocolat a eu sa littérature dont forme partie le Curioso tratado de la naturaleza y calidad del chocolate, d'Antonio Colmenero (Madrid, 1631), ouvrage t r a d u i t e n français (Paris, 1642), en latin (Nuremberg, 1644), publié de nouveau en français (Lyon, 1671), en italien (Venise, 1678), e n anglais (Londres, 1685), et encore en italien (Bologne, 1694). Si le x v i e siècle f u t l'époque des révélations surprenantes, le x v i i e siècle celle de la curiosité minutieuse, parfois crédule, le x v m e allait être l'époque de la germination scientifique. L ' E s p a g n e m a r c h a i t à l ' a v a n t garde : « Aucun gouvernement européen, écrit H u m boldt, n'a sacrifié de sommes plus considérables poui avancer la connaissance des végétaux, que le gouvernem e n t espagnol. Trois expéditions bolaniques, celles du Pérou, de la Nouvelle-Grenade e t de la Nouvelle-Espagne, dirigées par MM. Ruiz et Pavón, par Don José Celestino Mutis, et par MM. Sesse et Mociño, ont coûté à l ' E t a t près de deux millions de francs. E n outre, des jardins de b o t a n i q u e o n t été établis à Manille e t a u x îles Canaries. La commission destinée à lever les plans du canal de los Guiñes f u t aussi chargée d'examiner les productions végétales de l'île de Cuba. Toutes ces recherches, faites p e n d a n t vingt ans dans les régions les plus fertiles du nouveau continent, n ' o n t pas seulem e n t enrichi le domaine de la science de plus de q u a t r e mille nouvelles espèces de plantes, ils (sic) ont aussi contribué beaucoup à répandre le goût de l'histoire naturelle p a r m i les h a b i t a n t s du pays ». ( H u m b o l d t , Nouvelle-Espagne, tome I, p. 426-427.)


CHAPITRE LES

VI

MÉTALLURGISTES

A \ e c le travail des mines se développa une techniquequi reposait, au début, sur l'empirisme des naturels de chaque pays, et qui, a u x dernières années de la colonisation, atteignit le niveau scientifique des exploitations européennes les plus perfectionnées. Selon Cieza de León (Crónica del Perú, chap. cix), on d u t avoir recours dans les mines du Potosí aux procédés suivants, employés par les indigènes : « les minerais extraits étaient broyés à l'aide de pierres, puis portés dans des fourneaux de réduction appelés, s u i v a n t leur forme, Huairas ou Toccochimpus. Les Huairas étaient de petits fourneaux en forme de pots de fleurs, de 0 m.85 environ de hauteur, percés de trous sur t o u t leur pourtour et munis, à la partie inférieure, d'une ouverture rectangulaire. On plaçait dans ce pot du charbon de bois et au-dessus le minerai ; au-dessous était u n récipient en terre cuite dans lequel coulait le métal au f u r et à mesure qu'il était fondu. Les Huairas étaient placés sur le sommet des collines où le v e n t était violent, et on allumait le charbon ; la ventilation établie palles trous était suffisante pour fondre l'argent et l'or ». (H. Beuchat, Manuel d'Archéologie américaine, Paris, 1912, p. 685-687.) Quatre ans après l'époque où écrivait Cieza de León, c'est-à-dire en 1554, Bartolomé de Medina arrivait au Mexique et se consacrait au travail des mines à P a c h u c a . C'est à Medina que l'on doit l'introduction de l'amal-


— 161 — gamation. D'après une relation du milieu du x v n e siècle, il a v a i t entendu dire en Espagne qu'avec du mercure et du sel ordinaire on pouvait extraire l'argent des minerais qu'on ne réussissait pas à fondre. E t dans une lettre du 31 décembre 1554 l'on informait l'Empereur de ce qui suit : « Ici est arrivé u n certain Bartolomé de Medina, de Séville, qui dit qu'il a m e n a i t u n Allem a n d (et on ne l'a point laissé passer) qui sait travailler les minerais d'argent avec le mercure, procédé bien supérieur à t o u t ce que l'on fait et sait ici ; et il a fait l'expérience des indications qu'il lui a données, d'où l'on voit que ce serait u n grand profit que de laisser entrer cet Allemand ». Le fait est que ce Bartolomé de Médina, disciple de l'Allemand inconnu, introduisit le procédé du' Palio « avec u n succès certain et sans passer par les difficultés qui accompagnent t o u t e réforme », comme dit l'éminent chimiste espagnol D. José Bodriguez Carracido (Esludios Histórico Críticos de la Ciencia Española, Madrid, 1917, p. 126). E t même Mosen Antonio Boteller, qui travaillait avec Medina à Pachuca, f u t appelé en Espagne en 1558 par le directeur des mines de Guadalcanal, parce qu'il connaissait le procédé int r o d u i t par Medina au Mexique. Ce fait m o n t r e q u ' e n Espagne, où il y a v a i t t a n t de mineurs allemands, on ne connaissait pas le procédé de Medina et que les résult a t s obtenus par celui-ci passaient pour une nouveauté aux yeux des métallurgistes d ' E s t r e m a d u r e . Le procédé du Patio ne devait pas être connu non plus en Allemagne, puisque trente-quatre ans plus t a r d , en 1588, u n Espagnol, J u a n de Córdoba, offrait à la Cour impériale d'introduire le procédé d'extraction de l'argent par le mercure (Carracido, op. cit., p. 127-128). Cela ne v e u t pas dire que Bartolomé de Medina soit l ' a u t e u r d'une nouveauté sans précédent. Une invention n'est que le terme final d'une série, et c'est pourquoi l'on voit si souvent des hommes qui n ' o n t pas été en rela10


— 162 — lions, mais qui ont suivi deux lignes parallèles, faire en m ê m e temps la même découverte. « La solubilité de l'argent dans le mercure, de même que dans le plomb, est connue depuis une haute antiquité ; mais le mercure n ' a v a i t jamais été utilisé d a n s l'industrie, n ' a y a n t pas la propriété d'extraire l'argent du minerai. Le procédé dit de fusion était le seul employé ; on m e t t a i t à profit la solubilité de l'argent dans le plomb fondu et l'élimination progressive de celui-ci, qui s'oxyde au contact de l'air ; l'argent reste comme seul résidu métallique, car il ne s'altère point en présence de l'oxygène de l'atmosphère ». (Carracido, op. cit., p. 130.) Les avantages de l'amalgamation consistaient dans une économie de combustible e t dans la mise à profit de minerais de faible teneur. Pour profiter de ces avantages, Bartolomé de Medina d u t se fonder sur le fait indiqué, à savoir la solubilité de l'argent dans le mercure ; mais, comme l'argent ne se présente que combiné avec d'autres corps, il est nécessaire de détruire ces combinaisons à l'aide du mercure, qui s'empare du métal pur. « C'est sur la découverte des mécanismes chimiques qui aboutissent en dernier terme à la dissociation de l'argent et des m a t é r i a u x à quoi il est uni qu'est fondée la gloire du grand métallurgiste du milieu du x v i e siècle... Le procédé de Bartolomé de Medina, dit aussi du Palio, parce qu'il se p r a t i q u a i t sur u n sol dallé, consiste à ajouter au minerai broyé et imprégné d'eau du sel ordinaire, une substance dénommée magistral (constituée par le produit du grillage de cuivre pyriteux) et du mercure, t o u t cela pour obtenir u n amalgame d'argent et le dissocier finalement par l'action de la chaleur. J e n'ai pas à exposer les nombreuses réactions que l'on p e u t supposer... mais ce qu'il f a u t assurément faire remarquer, c'est que rien n'est plus flatteur pour notre amour-propre national que de voir l'empirisme de nos mineurs du x v i e siècle mener


— 163 — à bien des opérations et inventer des procédés d o n t on n ' a v a i t à la fin du x i x e siècle qu'une explication imp a r f a i t e ; guidés dans leurs actes par des intuitions puissantes, ils a d a p t a i e n t leur technique aux différentes compositions des minerais et ils devançaient ainsi le système de réactions établi par la chimie moderne. » (Garracido, op. cit., p. 132-133.) Un autre mineur mexicain, J u a n Capellán, de Tasco, inventait u n cône métallique, appelé capellina, pour recueillir et utiliser le mercure volatilisé. L'usage de la capellina entraîne une économie de mercure et s u r t o u t évite l'action nocive des vapeurs mercurielles. Pedro Fernández de Velasco introduisit définitivem e n t l'amalgamation au Pérou, où elle a v a i t été essayée sans succès et où elle devait produire des résultats considérables, après la découverte de la mine de mercure de Guancavelica, en 1563, par u n personnage semilégendaire, Amador de Cabrera. Deux mineurs du Pérou, les frères J u a n Andrés et Carlos Corzo y Lleca, inventèrent l'addition d'eau de fer au minerai, procédé qui p e r m e t t a i t d'économiser du combustible, épargnait du mercure et procurait u n meilleur r e n d e m e n t d'argent. Gabriel de Castro se présentait à la même époque comme l'inventeur de l'eau de fer et voyagea à travers l'Europe en faisant connaître son procédé. Les mines de mercure épuisèrent le combustible des environs et il était nécessaire de transporter les minerais à vingt et trente lieues de distance. Rodrigo de Torres Navarra utilisa Vliicho, « paille qui croît sur toutes les collines du Pérou et qui est une espèce de sparte », et qui produit une flamme très vive. Pour l'exploitation du mercure ont été d'une grande importance le perfectionnem e n t des fours de javeca, introduit par Pedro Contreras, en 1596, et l'invention du four busconil, en 1632, par Lope de Saavedra Barba, El Buscón. Alvaro Alonso Barba, naturel de Lepe et curé de Potosi, passe pour le seul métallurgiste notable du x v n e siècle ; il publia, en


— 164 — 1640, u n Arle de los Melales, écrit sur la prière de D. J u a n de Lizazaru, président de l'Audience de la P l a t a . E n Allemagne, qui est le pays d ' E u r o p e où l'on a le plus étudié la métallurgie, le livre de Barba f u t t r a duit et plusieurs fois édité (Hambourg, 1676 ; F r a n c fort, 1736 et 1739; Vienne, 1749). Nous arrivons au x v u i e siècle. Nous avons déjà vu Je développement de la technique minière à cette époque en Nouvelle-Espagne. E n Nouvelle-Grenade e t au Pérou, on notait également u n progrès technique. Dans la lettre déjà citée de I l u m b o l d t à son frère Guillaume, on lit ce qui suit : « De Honda, j'ai visité les mines de M a n q u i t a et de S a n t a Anna, où l'infortuné d ' E l h u y a r t r o u v a la m o r t ». Ce passage a été annoté de la f a ç o n suivante par le conseiller des mines Karsten, de Berlin : « Les deux célèbres chimistes espagnols Don José e t Don F a u s t o d ' E l h u y a r étudièrent à Freiberg, vers 1780. Don F a u s t o étudia aussi la chimie à Upsala, sous Bergmann. Il a m e n a dans la NouvelleEspagne, où il était directeur général des mines de Mexico, des mineurs de la Saxe, tandis que son frère aîné, Don José, était directeur des mines à Santa F e de Bogotá. C'est là que ce dernier t r o u v a la m o r t ». Le nom de F a u s t o d ' E l h u y a r est gravé sur le portique de l'Ecole des Mines de Mexico, avec ceux de D. Joaquín Velázquez de Léon et de D. Andrés del Rio (1). La chimie é t a i t née et les métallurgistes mexicains m e t t a i e n t à profil les idées nouvelles élaborées à Freiberg, à Upsal et à Paris. « Les principes de la nouvelle (1) Del Rio f u t condisciple de Humboldt en Saxe. De Velázquez de León, Humboldt lui-même dit ce qui suit : « Le géomètre le plus marquant que la Nouvelle Espagne ait eu depuis l'époque de Siguenza, était D. Joaquin Velasquez Cardenas y Léon... Le voyageur français (Chappe)... s'étonna... de rencontrer en Californie un Mexicain qui, sans appartenir à aucune académie et sans être jamais sorti de la Nouvelle-Espagne, en faisait a u t a n t que les académiciens ». (Op. cil., tome I, p. 430432.)


— 165 — chimie, écrit H u m b o l d t , que l'on désigne dans les colonies espagnoles par le m o t u n peu équivoque de la nouvelle philosophie (nueva filosofia), sont plus répandus au Mexique que dans bien des parties de la Péninsule. Un voyageur européen serait surpris sans doute de rencontrer dans l'intérieur du pays, sur les confins de la Californie, de jeunes Mexicains qui raisonnent sur la décomposition de l'eau dans le procédé de l'amalgamation à l'air libre. L'Ecole des Mines renferme u n laboratoire de chimie, une collection géologique rangée d'après le système de Werner, u n cabinet de physique dans lequel on trouve des i n s t r u m e n t s précieux de Ramsden, d'Adams, de Lenoir et de Louis Berthoud, mais aussi des modèles exécutés dans l'a capitale même avec la plus grande précision et avec les plus beaux bois du pays. C'est à Mexico qu'a été imprimé le meilleur ouvrage minéralogique que possède la littérature espagnole, le Manuel d'oryclognosie, rédigé par M. del Rio, d'après les principes de l'école de Freyberg, dans laquelle l'auteur s'est formé. C'est à Mexico qu'on a'publié la première t r a d u c t i o n espagnole des Elémens de chimie de Lavoisier. Je cite ces faits isolés, parce qu'ils nous donnent la mesure de l'ardeur avec laquelle on commence à embrasser les sciences exactes dans la capitale de la Nouvelle-Espagne. Cette ardeur est bien plus grande que celle avec laquelle on s'y livre à l'étude des langues et de la littérature anciennes. » (Op. cil., tome I, p. 428-429.)


CHAPITRE VII L'ÂME

D E LA

PIERRE

Comment les étrangers voyaîent-ils et voient-ils encore le spectacle de la ville américaine ? « L'architecture coloniale de la Nouvelle-Espagne représente la première et aussi la plus i m p o r t a n t e manifestation des arts plastiques dans le Nouveau Monde sous l'influence européenne, a v a n t l'époque où le progrès commença à produire a u x E t a t s - U n i s ce que nous voyons actuellement. Avec ses arts auxiliaires, sculpture et peinture décoratives, l'architecture mexicaine se r a t t a c h e au m o u v e m e n t esthétique le plus i m p o r t a n t qui a i t eu lieu dans l'hémisphère occidental (1). » Dans le prologue de son livre The soul of the Spain, l'écrivain anglais Havelock Ellis écrit ce qui suit : « Il y a longtemps, q u a n d j'avais à peine 6 ans, mon père me mena du Callao à Lima pour passer la journée d a n s la capitale du Pérou. C'était la première grande ville étrangère que je voyais, et l'aspect de ses rues, qui dans la suite m ' e s t devenu si familier, et qui me l'était alors si peu, les vastes portiques et les aimables patios me produisirent une impression ineffaçable. Plus t a r d , j'ai fini par considérer comme singulièrement significatif le fait que j'aie porté mes premiers regards hors du monde anglo-saxon sur u n e ville de tradition hispanique, tradition si séduisante à mes yeux, si propre à émouvoir et à charmer ». (1) Spanish-colonial architecture in Mexico, by Sylvester Baxter, Boston, 1901, vol. I, Introduction.


— 167 — Passons m a i n t e n a n t à d'autres impressions et à d'autres jugements sur les traces matérielles laissées en Amérique par le génie constructeur de la race espagnole et sur l'atmosphère des villes hispano-américaines. Voici ce qu'écrit sur le Chili une femme d ' u n e fine sensibilité, Mary Graham : « Valparaiso, 10 mai 1822. — Grâce aux amis de terre et à ceux de la frégate, je suis confortablement installée dans mon home. T o u t le monde est plein d ' a t t e n t i o n s pour moi. Un voisin me prête u n cheval, u n autre tel ustensile d o n t j'ai besoin ; on ne t i e n t pas compte des différences de nationalité et de coutumes. J e suis arrivée avide de bonté et de tendresse et j ' e n reçois des marques de toutes p a r t s » . Le 9, elle a v a i t décrit sa maison « u n des types les plus parfaits de demeure chilienne », qui comprend u n large corridor, une salle et u n balcon spacieux donnanL au sud-ouest. « D e v a n t la maison s'étend u n jardin ; il descend j u s q u ' a u bras d'eau qui me sépare de VAlmendral. Ce j a r d i n est planté de pommiers, de poiriers, d'amandiers, de vignes, de pêchers, d'orangers, d'oliviers et de cognassiers. On y trouve des calebasses, des melons, des choux, des pommes de terre, des fèves et du maïs, et aussi quelques fleurs. Derrière la maison s'élève une petite colline a b r u p t e , rougeâtre et pelée. Sur ses pentes croissent des arbustes fort b e a u x . . . E t sans arrêt passent des files de mules qui approvisionnent le marché de Valparaiso... » « Santiago. J o u r de la Saint-Augustin. •— Nous avons passé u n bon m o m e n t à converser dans le paiio ou jardin intérieur, semblable a u x paiios mauresques d o n t parlent les romanciers et les voyageurs. Des Indiennes petites et très jolies nous servirent du maté. J ' a i profité des m o m e n t s de liberté que m ' a laissés saint Augustin pour aller à la grande et belle église qui a p p a r t i n t a u x Jésuites ; les musiques militaires, qui j o u e n t p e n d a n t la messe, et les majestueuses mélodies de

i


l'orgue produisaient u n effet magnifique. J ' a i visité aussi la cathédrale, d o n t l'intérieur est f o r t beau, bien qu'elle ne soit pas terminée. » Voici m a i n t e n a n t ce qu'écrit u n officier de la Legión Británica de los Independientes, Mahony : « Bogotá a été construite au pied d'une montagne fort escarpée e t presque inaccessible. A 2.000 ou 2.500 pieds audessus de la ville s'élèvent les deux chapelles de Nuest r a Señora de Guadalupe et de Nuestra Señora de Montserrat. On y monte par des sentiers difficiles pour les chèvres mêmes. Là vivent quelques religieux, dans une solitude profonde, malgré la proximité d ' u n e ville populeuse, car ils reçoivent u n i q u e m e n t la visite des paysans qui leur a p p o r t e n t les provisions de la semaine. Le voyageur curieux qui fait l'ascension de cette montagne trouve une ample compensation à ses fatigues dans la vue grandiose que l'on découvre des chapelles. Au milieu du r a v i n qui sépare les pics de Montserrat et de Guadalupe se trouve la délicieuse quinta qui a p p a r t i n t à Bolivar. Le j a r d i n qui l'entoure abonde en fleurs de toutes espèces, s u r t o u t en roses. On y voit des jets d'eau alimentés par les sources des montagnes. Les maisons particulières de Bogotá sont bien construites en général. La p l u p a r t n ' o n t q u ' u n étage qui donne sur u n patio arabe avec fontaine et orangers. Il n'est pas é t o n n a n t que cette coutume introduite en Espagne ait gagné l'Amérique du Sud. Au pied du large escalier, il y a d ' h a b i t u d e u n saint Christ o p h e p o r t a n t l ' e n f a n t Jésus et t e n a n t u n palmier en guise de b â t o n . Les chambres de cet u n i q u e étage c o m m u n i q u e n t entre elles et toutes reçoivent l'agréable fraîcheur du patio. Trois ou quatre, les plus grandes, sont réservées a u x réceptions qui sont fort animées et intelligemment adaptées a u x goûts de chaque âge. On offre aux visiteurs du chocolat, des g â t e a u x et de l'eau glacée et, a v a n t leur d é p a r t , on brûle en leur honneur des p a r f u m s . »


— 169 — Il est fort remarquable que l'architecture espagnole, qui a laissé des m o n u m e n t s admirables de la Californie au Chili, a i t pu exercer une influence sur les manifestations artistiques du génie anglo-saxon. Le style propre des missions californiennes et néo-mexicaines e t des constructions espagnoles de l'Arizona et du Texas r e p a r a î t a u j o u r d ' h u i dans la Californie yankee, et u n artiste aussi influent dans sa patrie que H e n r y Hobson Richardson a été conquis par la vigueur et les masses, puissantes des édifices espagnols (Baxter, op. cit., p. 6-7). Si l'on demande à u n étranger cultivé ce qui le f r a p p e le plus en Nouvelle-Espagne, il répond que c'est la m u l t i t u d e des coupoles. A v a n t de voir une ville, on voit des coupoles. Il y a des coupoles dans tous les villages, dans tous les h a m e a u x ; et, même dans les endroits solitaires, où le regard cherche en vain les h a b i tations des hommes, surgit subitement la demi-sphère de l'ermitage rustique, d o n t le rouge tezonile resplendit du chaud éclat doré des azulejos. E t si, au passage du train, le voyageur voit une ferme antique, il croit que le patio andalou, les hautes galeries, le vestibule dallé, la fontaine et les pots de basilic « évoquent le charme magique de l'Espagne musulmane ». Il est singulier que les églises primitives reproduisent presque t o u j o u r s des formes méridionales, de même que les palais des conquérants. Sans doute, certaines réminiscences gothiques se présentent avec insistance ; il p e u t y avoir exceptionnellement une cathédrale platéresque ; mais ce qui domine, c'est la note pittoresque et semi-mauresque spécialement andalouse (1). Une église d'époque récente, la Capilla real de Cholula, est une imitation de la mosquée de Cordoue, avec soixante-quatre grandes colonnes cylindriques qui sou(1) Cf. Spanish archileclure of the XVI cenlurij, by Arthur Byne and Mildred Stapley, New-York, 1907.


— 170 — t i e n n e n t les coupoles du temple (Baxter, op. cit., tome I, p. 24) : « La Nouvelle-Espagne ne connut p a s la longue période de simplicité coloniale des possessions anglaises. La terre se transforma comme si elle a v a i t été illuminée par la lampe d'Aladin. Grâce à l'énergie stupéfiante des conquérants, avides de pouvoir et de richesses, animés en même temps d'une foi profonde, la Nouvelle-Espagne devint florissante au b o u t de quelques années et se transforma en u n r o y a u m e merveilleux, d o n t l'immensité se couvrit de villes splendides, qui s'élevaient soudainement en plein désert ou venaient occuper l'emplacement d'une ancienne cité indigène ». (Baxter.) La Nouvelle-Espagne, d o n t u n e des plus belles cathédrales, par exception, est platéresque, a préféré l'architecture baroque p e n d a n t u n e partie du x v i e siècle et t o u t le x v n e . Le x v n i e se caractérise par u n goût fanatique pour le churriguéresque, j u s q u ' à la réaction violente, et, par là même, u n peu injuste qui f u t dirigée par le célèbre Valencien D. Manuel Tolsá ; on revint au gréco-romain, a u x dépens des chefs-d'œuvre de J u a n Martínez Montañés, Jerónimo Balbás, Lorenzo Rodríguez et E d u a r d o Francisco de Tresguerras (1). La peinture aussi a eu son histoire en Amérique. (1) Sur l'architecture coloniale du Mexique, les principaux ouvrages à consulter sont Manuel G. Revilla, El arle en Mexico en la época antigua y durante el Gobierno virreinal, Mexico, 1S93, Genaro Garcia et Antonio Cortés, Arquitectura en Méjico, Mexico, 1914, et Díaz Barroso, La arquitectura colonial en la Nueva España, Mexico, 1921. Voir aussi, de Federico Mariscal, La Patria y la Arquitectura nacional. Sur la peinture au Mexique, à défaut des Diálogos de D. Bernardo Couto, il faut consulter le second, volume (El virreinato) de Mexico a través de los siglos de Vicente Riva Palacio. Dans México y su evolución social, on trouve un grand nombre de belles gravures. Le livre du marquis de San Francisco, Arle colonial, Mexico, 1916, est très complet et donne une idée parfaite des palais du x v m e siècle. — Pour les généralités, cf. Martin S. Noël, Contribución a la historia de la arquileclura hispano-americana, Buenos-Aires, 1921.


Il y a u n e vigoureuse école mexicaine. E t puis on recev a i t des t a b l e a u x d ' E u r o p e . D ' a p r è s certains, Greco allait à Séville au d é p a r t e t à l'arrivée des flottes, pour expédier des t a b l e a u x e t t o u c h e r de l ' a r g e n t v e n u des Indes. Le c h a n t r e d ' A r e q u i p a , Dr. F r a y D. Fulgencio Maldonado, qui v o y a g e a en n a b a b à t r a v e r s l ' E u r o p e et d o n n a plus de 100.000 pesos à des œuvres de b i e n faisance, légua ses t a b l e a u x e t ses livres a u x F r a n c i s cains Récollets. Le Dr. D. P e d r o B r a v o de L a g u n a s poss é d a i t plus de d e u x cents t a b l e a u x des écoles f l a m a n d e , espagnole e t italienne, s o i g n e u s e m e n t catalogués. (Cf. R i c a r d o C a p p a , Dominación española en América, Bellas Arles, t o m e I, p. 36-37.) C e p e n d a n t , avec la douceur discrète d ' u n ruisseau, le style m u d é j a r p o u r s u i v a i t son c h e m i n en u t i l i s a n t parfois les azulejos que, pour satisfaire à u n g o û t général d'orientalisme, les b a t e a u x de Chine débarq u a i e n t à Acapulco. L ' a m b i a n c e morale ne f u t pas la m ê m e , et ne p o u v a i t pas l'être, d a n s t o u t e s les villes ni p e n d a n t t o u t e s les phases de leur d é v e l o p p e m e n t . Mais s'il est permis de r é s u m e r en quelques m o t s ce qui p e u t ê t r e généralisé, nous dirons que la • vie d a n s les villes h i s p a n o - a m é r i caines, agitée e t poétique au x v i e siècle, « m a n d a r i n e s q u e » au x v n e , a été s u r t o u t consacrée a u x études scientifiques au x v i n e , j u s q u ' à la fin de la période coloniale. « Les progrès de la culture intellectuelle, d i t H u m b o l d t , s o n t t r è s m a r q u a n t s à Mexico, à la H a v a n e , à L i m a , à S a n t a - F e , à Ouito, à P o p a y á n e t à Caraccas.. De t o u t e s ces g r a n d e s villes, la H a v a n e ressemble le plus à celles de l ' E u r o p e , sous le r a p p o r t des usages, du r a f f i n e m e n t du luxe e t du t o n de la société. C'est à la H a v a n e que l'on c o n n a î t le m i e u x la s i t u a t i o n des affaires politiques et leur influence sur le c o m m e r c e . . . L ' é t u d e de? m a t h é m a t i q u e s , de la chimie, de la m i n é ralogie e t de la b o t a n i q u e est plus r é p a n d u e à Mexico,


— 172 — a Santa-Fe e t à Lima. P a r t o u t a u j o u r d ' h u i on observe un: grand m o u v e m e n t intellectuel, une jeunesse douée d'une rare facilité pour saisir les principes des sciences On prétend que cette facilité est plus remarquable encore chez les h a b i t a n t s de Quito et de Lima qu'à Mexico et à Santa-Fe. Les premiers paraissent jouir d'une plus grande mobilité d,'esprit, d'une imagination plus vive ; tandis q u e les Mexicains et les natifs de Santa-Fe ont la r é p u t a t i o n d'être plus persévérants à continuer les études auxquelles ils ont commencé à se vouer... « Aucune ville du nouveau continent, sans en excepter celles des Etats-Unis, n'offre des établissements scientifiques aussi grands et aussi solides que la capitale du Mexique. Je me borne à nommer ici l'Ecole des mines qui est dirigée par le s a v a n t d ' E l h u v a r , et sur laquelle nous reviendrons en p a r l a n t de l'exploitation métallique ; le J a r d i n des Plantes et l'Académie de peinture et de sculpture. Gette académie porte le titre à'Academia de las nobles arles de Mexico. Elle doit son existence au patiiotisme de plusieurs particuliers mexicains et à la protection du ministre Galvez. Le gouvernement lui: a assigné u n hôtel spacieux dans lequel se trouve une collection de plâtres plus belle et plus complète q u ' o n n ' e n trouve dans aucune partie de l'Allemagne. On est étonné de voir que 1' « Apollon du Belvédère », le « groupe de Laocoon » et des s t a t u e s plus colossales encore aient pu passer par des chemins cle montagne qui sont au moins aussi étroits que ceux du Saint-Gothard ; on est surpris de trouver ces chefsd ' œ u v r e de l'antiquité réunis sous la zone torride, dans u n plateau qui surpasse la hauteur du couvent du grand Saint-Bernard... » (Op. cil, tome I, p. 422-424.)


QUATRIÈME PARTIE

NOTES DE POLÉMIQUE



ESPAGNOLS ET EN

ANGLO-SAXONS

AMÉRIQUE

On a s o u v e n t c o m p a r é l ' œ u v r e de l ' E s p a g n e e t celle de l'Angleterre en Amérique. L'oeuvre de l ' E s p a g n e e s t u n e œ u v r e de conquête, c'est-à-dire de violence, de d e s t r u c t i o n , de f a n a t i s m e . L ' œ u v r e de l'Angleterre est u n e œ u v r e de liberté. P a r c e qu'elles é t a i e n t esclaves, parce qu'elles é t a i e n t espagnoles, les Républiques hispano-américaines o n t eu u n e vie p a u v r e e t agitée. P a r c e qu'elles é t a i e n t libres, les colonies anglaises o n t eu u n e vie riche et paisible. Ces affirmations s o n t fausses, e t il nous f a u t les e x a m i n e r de n o u v e a u ; car la c o m p a r a i s o n repose sur u n e idéalisation i n d u l g e n t e de la société anglo-américaine et sur la c o n d a m n a t i o n s a n s j u g e m e n t de t o u t ce qui est espagnol. R e p r e n o n s cette comparaison, mais p a r t o n s des f a i t s .


CHAPITRE

PREMIER

LA B A S E G É O G R A P H I Q U E D E LA C O L O N I S A T I O N E S P A G N O L E DANS LE NOUVEAU

MONDE

La géographie imposa à la colonisation espagnole une dispersion peu favorable ,au r e n d e m e n t complet de l'énergie qui f u t dépensée. Les Espagnols occupèr e n t u n grand nombre de pays qui formaient des unités géographiques e x t r ê m e m e n t diverses. E n outre, tous ces ,pays étaient coupés les uns des autres. Les quatre Grandes Antilles, il est vrai, forment avec les Petites Antilles une ligne d'une courbe régulière, qui ressemble à une tige d o n t les r a m e a u x t e r m i n a u x prolongent les deux pointes occidentales d'Haïti ; ces deux r a m e a u x sont Cuba et la J a m a ï q u e . La côte du Vénézuéla, celle de la Nouvelle-Grenade, celle de la Floride et celle du Mexique constituaient u n ensemble splendide du point de vue naval, car leur possession assurait la domination complète des deux bassins de la Méditerranée américaine : et celle-ci, après avoir été la porte du commerce avec les Iles des Epices, devint celle des riches pays colonisés par l'Espagne. Mais ces idées ne pouvaient se présenter qu'au b o u t d ' u n siècle ; l'œuvre du hasard ne pouvait avoir la perfection du calcul ; et, cependant, le même hasard modifiait la destination de la Méditerranée américaine, car, loin de devenir une escale commerciale entre l'Europe et l'Asie, elle se transforma exclusivement en base de colonisation. Cuba était l'étape indiquée pour les expéditions vers le Mexique, et


— 177 — la J a m a ï q u e pour les expéditions vers le Honduras. Saint-Domingue paraissait devoir être la base de la colonisation sur la côte des Perles et de Maracaibo. Après l'occupation du Darién et l'établissement d'une colonie à P a n a m á , il se fonda t o u t e une série d ' é t a blissements, de Costa-Rica à Champerico. Cependant, la séduction du Pérou était chaque jour plus puissante ; c'est ainsi que l ' I s t h m e ne devint pas une escale sur la route des pays asiatiques, mais la base do la colonisation des pays que baignait la Mer du Sud. Le Mexique, qui se t r o u v a i t hors de la sphère d'action de P a n a m á et sur le prolongement de Cuba, avait également sa face principale sur l'Océan Pacifique. E n somme, les deux bassins de la Mer des Antilles f u r e n t la base d'une expansion colonisatrice, non d ' u n empire commercial semblable à celui des Portugais ; et cette colonisation t o u r n a i t le dos à l'Europe et regardait vers l'ouest. Ces faits ont été d'une importance décisive dans l'histoire de l'œuvre espagnole. * *

*

L'entreprise de Cortés au Mexique est la principale des grandes conquêtes, mais l'échec des expéditions complémentaires en Floride et sur les bords du Mississipi devait devenir à la longue une cause d'imperfection, de faiblesse et de danger pour l'hispanisme mexicain. Le hasard de l'histoire dirigea le courant dans u n autre sens. Après l'expérience des Antilles, la vision de l'Anahuac f u t pour les Espagnols u n e n c h a n t e m e n t q u ' o n retrouve encore chez les géographes trois siècles plus t a r d . Ceux-ci nous disent, en effet, que le Mexique est u n pays tempéré, comme suspendu au-dessus de la zone tropicale ; ils nous disent que l'altitude moyenne est de 1.100 mètres, et la t e m p é r a t u r e moyenne fort inférieure à celle des pays africains situés sous la même 10


— 178 — latitude, de 15 degrés, comme à Nice et à Perpignan. (Elisée Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, t o m e X V I I , p. 72.) Dans certaines vallées, le t h e r m o m è t r e ne descend jamais au-dessous de quatorze degrés et ne monte pas au-dessus de dix-huit. C'était le premier des pays nouveaux où l'on p û t cultiver avec succès le blé, d o n t on a t t r i b u e l'introduction à u n nègre de Gortés, fait que Bernai Diaz del Castillo rappelle sous sa forme légendaiie, ainsi que nous l'avons vu ; Bernai Diaz lui-même enterra sept pépins d'orange et vit plus t a r d les arbres qui en étaient nés. Le Mexique présentait d'énormes avantages, sa riche flore indigène avec le cacao, la cacahouette e t l'aguacate ; c'était u n c h a m p d'acclimatation e x t r ê m e m e n t varié, grâce a u x trois étages de la région centrale, par 19° de latitude ; on y pouvait trouver u n terrain favorable a u x arbres tropicaux des Antilles, on y pouvait faire prospérer r a p i d e m e n t le caféier, l'oranger et le bananier ; des plaines immenses s'étalaient où il était facile de cultiver le blé. E t , sur t o u t e cette étendue de climats superposés, on ne voyait jamais disparaître les milpas, qui produisent la souple céréale indigène, ni les vertes gousses du haricot, la légumineuse la plus riche en élém e n t s nutritifs. Mais le triangle du h a u t plateau mexicain se prolonge dans deux directions, vers le nord-est et le nordouest, c'est-à-dire vers les p l a t e a u x de la Californie et vers le réseau fluvial du Texas. Il fallait ainsi u n effort gigantesque pour ne pas laisser sans protection les côtes subtropicales du golfe du Mexique et pour occuper la Sierra Madré occidentale, centre d'une prodigieuse exploitation minière. Les colonisateurs f u r e n t attirés par la Californie. La réunion de Santa F e à la ville de Mexico par u n chemin de 2.200 kilomètres m o n t r e que la Nouvelle-Espagne regardait vers le Pacifique. La Nouvelle-Espagne s ' é t a i t fixé u n triple objectif d o n t les éléments étaient étroitement solidaires : deve-


— 179 — nir une base d'activité navale dans le Pacifique, diriger la colonisation vers les côtes septentrionales du golfe du Mexique, du Rio Palma à la Floride, et développer l'extraction minière, point de d é p a i t du développem e n t industriel. Cette tâche d e m a n d a i t u n homme de génie aux larges vues. L ' h o m m e de génie était là ; c'était Eternando Gortés. Elle exigeait aussi le concours d'une minorité choisie, car l'action d ' u n homme de génie sans cette coopération ne p e u t être que personnelle ; cette minorité choisie, qui tendit à se former là où était Cortés, arriva à point nommé, constituée par u n groupe de civilisateurs animés de l'esprit créateur du cardinal Cisneros. Elle exigeait enfin u n m o u v e m e n t d'opinion, l'action mécanique de la masse ; et la masse aussi se m e t t a i t en m o u v e m e n t là où était Cortés. On a v a i t m o n t é le rouage nécessaire pour faire de la Nouvelle-Espagne u n pays de navigateurs et de négociants, le centre d'une puissante industrie minière e t d ' u n commerce exotique, lorsque le grand h o m m e f u t disgracié. On poursuivit l'œuvre commencée, mais d ' u n e façon moins cohérente et en s ' a b a n d o n n a n t plus à l'instinct que du temps de Cortés. Elle échoua à la fin, parce qu'on n'accepta pas les conséquences logiques du m o u v e m e n t commercial qui unissait le nouveau pays aux vieilles civilisations du monde asiatique. La découverte fortuite de l'or de Veragua et du Darién fit considérer l ' I s t h m e comme le centre de l'expansion colonisatrice. Ce f u t u n contresens fatal. La Nouvelle-Espagne se t r o u v a , en effet, isolée au fond de son golfe désert, en même temps qu'elle se t r o u v a i t mutilée par l ' a b a n d o n dans lequel on laissa les régions du nord-est. Elle f u t condamnée à vivre d'elle-même et pour elle-même, sans r a p p o r t s ni communications avec les autres provinces. Ses richesses devinrent stériles sous ce ciel perpétuellement printanier. D ' a u t r e p a r t , le Mexique tenait t r o p de place, au d é b u t de la colonisation, pour ne pas détourner en grande partie


— 180 — le courant migratoire qui s'était formé dans la mer des Caraïbes, route plus naturelle et plus facile, mais au b o u t du compte moins profitable que celle du Mississipi et que celle de la baie Chesapeake, objets des expéditions de Soto et de Vazquez de Ayllôn. E n outre, la rencontre de barrières inattendues allait bouleverser les plans de colonisation dans le continent méridional, qui n ' é t a i t pas susceptible d'être pénétré de f r o n t comme le continent septentrional. Celui-ci pouvait être a t t a q u é par le Mexique, par le réseau fluvial du Texas, par celui du Mississipi, et par les rivières de l'Atlantique. Mais par où a t t a q u e r l'Amérique du sud, d o n t 7 millions de kilomètres carrés sont couverts par la forêt bourbeuse du système amazonique ? Il fallait aller jusqu'au sud de Sào Paulo, c'est-àdire j u s q u ' à son triangle terminal. La côte vénézuélienne, si p a r f a i t e m e n t articulée, n'est pas une porte de pénétration continentale, et le gigantesque Orénoque n'est pas une rivière de hinlerland ; il suit parallèlement la côte, se j e t t e dans l'Océan à une extrémité du territoire, et, si on le remonte, ne mène qu'à une barrière, la Sierra de Mérida ; sur sa rive droite s'ét e n d l'immense et inabordable monde amazonique ; sur sa rive gauche, la chaîne andine e t la mer. La Nouvelle-Grenade, rivale de la Nouvelle-Espagne, étant, elle aussi, u n pays de h a u t s p l a t e a u x tempérés, aux climats délicieux, couvre 325.000 kilomètres carrés, au-dessus d'une base de 750.000 kilomètres carrés de terres chaudes et marécageuses. La région des hautes vallées, plus étroitement unies que celles de l'Anahuac et de pentes plus douces, s'ouvre comme u n éventail qui aurait sa clavette à P a s t o e t ses deux baguettes extrêmes à Antioquia et Bucaramanga. La partie la plus agréable à habiter s'étend donc du nord au sud et, par conséquent, sur le bord du continent. On entre en Colombie par u n couloir fluvial, celui du Magdalena, qui est la quatrième des grandes artères


— 181 — sud-américaines, et du côté du Pérou on en sort par l'espèce de perron que forment les deux chaînes volcaniques des Andes équatoriennes. On trouve superposés, dans ce pays intermédiaire, les climats les plus divers, depuis la côte asphyxiante de Guayaquil jusq u ' a u x neiges éternelles, d o n t la masse resplendissante se détache sur u n ciel d ' u n bleu profond et lumineux. Le Pérou s'étend sur quinze degrés de latitude, de 3° à 18° de latitude sud. A la différence de ce qui se passe dans d'autres pays d'Amérique, d o n t les plat e a u x doivent uniquement à leur altitude de jouir du climat de la Ligurie ou du Roussillon, comme la Colombie ou le Mexique, le climat de la côte n'est pas rigoureux. Le courant de H u m b o l d t , qui entraîne une masse considérable d'eau des mers antarctiques, fait baisser la température. A Lima, la moyenne annuelle est de 19°, tandis qu'à Bahia, ville brésilienne située presque sous la même latitude, elle est de 35°. Les brouillards persistants contribuent aussi à abaisser la t e m p é r a t u r e du littoral péruvien. E n revanche, la montagne est moins froide que dans d'autres pays de caractère analogue, mais cette zone au climat très doux est montagneuse et côtière, car elle suit les Andes, t o u t en inclinant légèrement vers le sud-est, pour rejoindre les plateaux du H a u t Pérou. C'est par ceux-ci, qui forment une partie de l'actuelle Bolivie, que s'opéra la première pénétration, en diagonale ; le H a u t Pérou, en effet, se relie à Salta et à J u j u y , provinces intérieures de la République Argentine, et se trouve par le P a r a g u a y en contact avec le Brésil. Les Espagnols entrèrent donc dans le continent sud-américain à rebours, car ce f u t la seule route qu'ils trouvèrent ouverte, puisqu'ils commencèrent leurs explorations par l'embouchure de l'Orénoque et les continuèrent par les côtes vénézuéliennes et par l'Isthme. La Nouvelle-Grenade resta d'abord inconnue et isolée et on


ne la découvrit q u ' e n l ' a t t a q u a n t comme une forteresse, de trois côtés, par le Magdalena, par Quito et par Coro et les Andes. Tandis que les colonisateurs cherchaient les h a u t s plateaux de la Bolivie actuelle, wun courant de migration entraînait les Espagnols vers la zone longue e t étroite qui, entre la h a u t e chaîne andine et une chaîne plus petite, proche de la côte, forme le pays chilien, série de vallées délicieuses et fertiles, au climat tempéré, favorable a u x céréales et a u x arbres européens, et dont la partie méridionale, très humide, rappelle les péninsules occidentales de l ' E u i o p e . Le désert d ' A t a c a m a , qui coupait le Chili du Pérou, le laissait dans u n isolement total de ce côté ; et pour communiquer avec les provinces du Piata, il fallait franchir la chaîne des Andes, inaccessible p e n d a n t une partie de l'année. Buenos Aires, d o n t l'estuaire a t t i r a l ' a t t e n t i o n bien a v a n t que l'on connût l'e>istence du Mexique et que l'on soupçonnât celle du Pérou, fut, comme la Floride et la Louisiane, le t h é â t r e de t e n t a t i v e s infructueuses. De même que les embouchures de l'Apalachicola, du Mississipi et du Sabine River, celle du P i a t a était d ' u n accès difficile pour les colons, en particulier à cause de l'hostilité persistante des indigènes. Lorsqu'en 1580 on fonda Buenos Aires, le dessin de la colonisation espagnole, t o u t e récente qu'elle f û t , était déjà tracé : les pays colonisés se t o u r n a i e n t le dos, et chacun présentait des avantages et des séductions qui fermaient l'esprit des colons au sens de l'unité. Le m o u v e m e n t colonisateur si intense, si fécond en initiatives géniales, gâta tous les fruits que celles-ci donnèrent, parce que ce ne f u r e n t pas les affluents qui se réunirent pour former u n seul grand fleuve, mais le grand fleuve qui, tel le Rhin, se dispersa en ramifications obscures.


C H A P I T R E II L E S CARACTÈRES D E LA COLONISATION EN

AMÉRIQUE

DU

ANGLO-SAXONNE

NORD

On calcule qu'entre la région forestière de la côte atlantique et les rives du Mississipi, il y a v a i t moins de 150.000 Indiens. « L'énergie, l'initiative et l'industrie des races civilisées trouvaient comme c h a m p d'action u n continent vierge. La réunion de ces a v a n tages économiques e t de ressources naturelles extraordinairement étendues et variées a p r o d u i t des résult a t s matériels sans parallèle dans l'histoire. » (Coman, Indusirial History of the United Slaies, p. 8.) La colonisation anglo-saxonne présente u n autre caractère t o u t à fait particulier, le choix comme territoire d'expansion d'une côte placée en face de Plym o u t h et des cinq ports. Après avoir suivi p e n d a n t le x v i e siècle les routes espagnoles, par les Canaries et les Antilles, d'où ils prenaient vers le nord pour gagner le cap Fear, ainsi n o m m é à cause du caractère de piraterie des expéditions,. les marins anglais t r a v e r sèrent directement l'Atlantique. « E n 1602, B a r t h é lémy Gosnold, u n des associés de Raleigh, t e n t a la traversée en p r e n a n t pour b u t la baie de Massachusetts. Cette t e n t a t i v e démontra que l'Angleterre était mille milles plus près de ses provinces américaines que l'Espagne des siennes, et, dans la suite, on ne s'écarta pas de la voie directe ». (Coman, op. cit., p. 16.) U n a u t r e t r a i t distinctif de la colonisation anglaise f u t la faible étendue de l'aire de peuplement, qui, p e n d a n t


t o u t e la période coloniale, ne dépassa pas P e m a q u i d e e t S a v a n n a h d ' u n e p a r t , l'Océan et la chaîne des A p a laches d ' a u t r e p a r t . Le troisième caractère de la colonisation anglaise en Amérique f u t que « la côte qui s ' o f f r a i t a u x entreprises des Anglais é t a i t aisément accessible de la mer. Toutes les rivières, Gonnecticut, H u d s o n , Delaware, S u s q u e h a n n a , P o t o m a c , J a m e s River, qui descendent du plateau des Apalaches, p e u v e n t être remontées presque j u s q u ' à leur source par des b a t e a u x de faible t i r a n t d'eau, e t elles f u r e n t pour les explorateurs et les colons aussi pratiques que des routes macadamisées ». (Coman, op. cit., p. 15.) L ' é p o q u e m ê m e de la colonisation la r e n d i t facilem e n t définitive. J e a n Cabot, chef de l'expédition anglaise qui p a r t i t de Bristol en 1497, découvrit le contin e n t américain a v a n t Colomb, mais les Anglais employèrent u n e g r a n d e partie du x v i e siècle à des expéditions de piraterie contre le commerce espagnol. Tandis que l'activité colonisatrice de l ' E s p a g n e comm e n ç a i t avec le second voyage de Colomb, u n a n après la découverte de la nouvelle r o u t e maritime, l'Anglet e r r e ne fondait sa première colonie q u ' a u d é b u t du x v i i e siècle ; car les t e n t a t i v e s de Gilbert e t de R a leigh, à la fin du x v i e siècle, échouèrent p i t e u s e m e n t . Nous examinerons plus loin la signification de ce fait. La première colonie anglaise f u t Jamestovvn. E n suite se f o n d è r e n t P l y m o u t h (1620), Salem (1628) e t Boston (1629). A v a n t 1640, on c o m p t a i t déjà chaque année de nombreuses expéditions coloniales, qui part a i e n t de Bristol, de P l y m o u t h ou de Londres. C'était l'époque où émigraient. les puritains persécutés par les cavaliers. E n s u i t e , ce f u r e n t vingt années p e n d a n t lesquelles les émigrants étaient des cavaliers persécutés par les puritains ; de 1660 à 1688, il e u t u n e nouvelle période d ' é m i g i a t i o n puritaine. Il n ' e s t pas vrai, comme on le d i t f i é q u e m m e n t , que ces émigrants, républicains ou royalistes, aient été des a m a n t s pla-


toniques de la liberté à la recherche d ' u n pays où ils pussent se gouverner s u i v a n t leur idéal. C'étaient des victimes d'une tyrannie qui devenaient t y r a n s à leur tour, q u a n d ils le pouvaient, dans leur patrie d'origine ou dans h» nouvelle. La liberté qu'on note à la fin, à certaines dates, dans ces colonies, ne f u t pas le r é s u l t a t d ' u n choix volontaire ; elle s'imposa : la diversité des croyances e t la violence des conflits rendaient nécessaire une conciliation. Mais la liberté n'existait pas d ' u n e façon générale. J a m a i s il n ' y eut de liberté accueillante pour l'étranger. La première chose que faisait u n puritain en Angleterre quand il prenait le pouvoir, c'était de poursuivre les royalistes ; en Amérique, il perçait la langue des quakers avec u n fer rouge. Mais le conflit ne m a n q u a pas d'utilité, et c'est grâce à lui qu'il y eut des colonies où la tolérance f u t acceptée comme une nécessité sociale. Une de ces terres de tolérance f u t le Maryland, « colonie de propriétaires » concédée à lord Baltimore, qui se proposait de créer u n lieu de refuge pour les catholiques persécutés et de constituer pour sa famille u n é t a t féodal ou semi-féodal. Le concessionnaire m o u r u t , et son fils f u t incapable de réaliser ses plans. La colonie se peupla pour la plus grande p a r t de puritains d o n t le nombre a u g m e n t a lorsque leurs coreligionnaires f u r e n t expulsés de Virginie. Le voisinage de religions différentes et la nécessité de parvenir à u n équilibre politique entre l'Assemblée et le Gouverneur, représentant du propriétaire, amenèrent la promulgation de l'Acte de tolérance, d o n t le premier article c o n d a m n a i t à la peine de m o r t tous ceux qui blasphémeraient contre l'une des personnes de la Très Sainte Trinité ou nierait son existence. Seuls bénéficiaient de la tolérance ceux qui professaient le christianisme. (Asbley, American History, p. 59-61.) Lorsque, plus t a r d , on établit une législation coloniale uniforme, la tolérance f u t adoptée comme principe général, excepté


— 186 — pour les catholiques. E n d ' a u t r e s termes, l'intolérance f u t consacrée comme u n e conquête de la liberté. (Ashley, op. cit., p. 83.) Mais si, du point de vue matériel, l'exiguïté de la zone de colonisation est de la plus grande i m portance, il ne f a u t pas attacher moins de valeur à la brièveté de la période p e n d a n t laquelle cette colonisation se développa et au caractère spécial du courant d'immigration, formé d ' h o m m e s qui n'ét a i e n t pas attirés par la fascination d ' u n monde mystérieux, mais par la simple nécessité d ' u n changement de milieu. Précisément, les conditions de ce milieu sans séduction extérieure f u r e n t le plus grand bonheur des colonies anglaises. A l'est du méridien 100 de Greenwich e t au nord du 35e degré, le sol américain est, en général, supérieur à celui de l'Europe. P r a t i q u e m e n t , il est t o u t entier cultivable et ses produits sont infiniment plus variés (1). Après la n a t u r e du sol, « les bois d ' u n pays détermin e n t en grande partie l'utilisation de ce pays par l'homme. Or le système des Apalaches e t t o u t e la région qui s'étend entre les Apalaches et la mer, de même que le littoral du golfe du Mexique, j u s q u ' a u Mississipi, sont les zones forestières les plus riches de la période historique, si l'on m e t de côté les Tropiques » (Shaler). E t nous avons déjà parlé des rivières sans lesquelles il e û t été impossible de mener à bien aussi rapid e m e n t l'œuvre colonisatrice. Les richesses métallifères du continent nord-américain sont de deux sortes pour l'historien : celles de la cordillère occidentale, plus a b o n d a n t e en m é t a u x précieux que t o u t e a u t r e chaîne du monde, mais d o n t on n ' a pu profiter qu'à la fin de l'expansion territoriale ; e t les richesses minérales nécessaires à l'industrie (1) Nathaniel S. Slialer, Physiography 0/ Norlh America (dans Winsor, Narrative and crilical hislory 0/ America, t. IV), p. 6.


— 187 — q u ' o n t r o u v a i t copieusement dans la zone primitive. Le plus i m p o r t a n t des m é t a u x , le fer, existe dans tous les E t a t s , à quelques-uns près, comme la Floride, mais la région des Apalaches, avec le Missouri e t le Michigan, l'emporte de beaucoup sur ce point. Les gisements de houille n'exercèrent aucune influence sur la colonisation et n ' o n t pris de l'importance q u ' a près l'indépendance, avec le développement de la grande industrie ; mais il convient de signaler dans cette brève revue physiographique que le territoire ouvert à l'expansion anglo-saxonne en Amérique est doté de tous les éléments indispensables à une civilisation industrielle autonome. « Dans l'ensemble, les réserves souterraines de combustible sont beaucoup plus riches en Amérique q u ' e n Europe. La zone carbonifère est h u i t fois plus étendue pour le moins et le« conditions des mines sont beaucoup plus avantageuses pour l'extraction. Excepté l'Asie, aucun a u t r e contin e n t sans doute ne présente les mêmes ressources en charbon ; la zone chinoise p a r a î t beaucoup plus étendue, mais la qualité du minerai n'est pas éprouvée, encore qu'elle soit certainement très bonne ». (Shaler, op. cit., p. 9.) Le pétrole existe également par quantités énormes, et on a calculé que son volume était égal à celui d ' u n lac imaginaire qui a u r a i t quatre mètres de profondeur et couvrirait toute la surface des É t a t s de NewYork et de Pensylvanie.

Les colons anglo-saxons ne rencontrèrent aucun des obstacles qui s'opposent souvent à l'occupation d ' u n pays. Il n ' y avait, en effet, ni glaciers, ni déserts, ni marais. « Si le lecteur suit l'intéressant exposé de la conquête saxonne que donne Green dans son ouvrage sur la formation de l'Angleterre, il verra comment


— 188 — les marécages et les forêts marécageuses a r r ê t è r e n t p e n d a n t de longs siècles le travail d'expansion. On ne trouve pas en Amérique de grandes surfaces marécageuses dans la partie élevée cpii s'étend au sud du Saint-Laurent, si l'on excepte le Maine et les provinces britanniques ; dans tous les autres districts, le feu ou la hache peuvent facilement préparer le terrain à la culture. Lorsque l'on considère les conditions physiques de l'occupation de l'Amérique du Nord par les Européens, on doit a t t a c h e r une importance t o u t e spéciale à l'absence de hautes terres marécageuses, car la sécheresse des forêts empêche la. formation de marais. » (Shaler, op. cit., p. 13.) Une des grandes facilités que rencontrèrent les colonies anglo-saxonnes f u t commune à toutes celles du continent et n'explique pas à elle seule leur succès. Cependant nous devons la mentionner, quitte à l'éliminer ensuite. Pour u n premier établissement, le maïs présente beaucoup plus d ' a v a n t a g e s que le blé. E n premier lieu, il produit le double pour une même surface, et, en outre, il est beaucoup moins sensible aux variations de température. C'est une culture beaucoup plus résistante ; la récolte p e u t avoir lieu à des moments qui seraient funestes pour le blé. E t elle est plus économique, car il n ' y a pas à faucher les pieds, mais seulement à couper les épis. Enfin, le maïs donne u n r e n d e m e n t plus régulier, et comme fourrage sa tige est supérieure à la paille. Mais ce qui r e c o m m a n d a i t s u r t o u t le maïs aux premiers colons, c'est qu'on pouvait le semer sans labourer le sol et sans défricher le terrain, car il suffisait de tuer les arbres en ô t a n t l'écorce avec la hache. « La civilisation rudimentaire des indigènes de cette région (EtatsUnis) reposait sur cette culture et sur celle de la calebasse, que l'on p r a t i q u a i t sans doute parallèlement, comme le firent ceux qui héritèrent de leurs terres et de leurs méthodes de culture. Presque p a r t o u t et en même


— 189 — temps, les colons européens adoptèrent les cultures et les procédés des Indiens. Les plantations de pieds de maïs mêlés de calebasses f u r e n t p e n d a n t de longues années la principale, sinon l'unique culture de l'Amérique du Nord. E t il n'est pas exagéré de dire que sans ces produits américains et sans les méthodes de culture également américaines, l'établissement des premières colonies sur ces côtes a u r a i t été beaucoup plus difficile. » (Shaler, op. cit., p. 12.) Certaines difficultés eur e n t des résultats défavorables. L'une d'elles est la plus grande extension du territoire couvert par les glaces p e n d a n t la période glaciaire, c o m p a r a t i v e m e n t à l'Europe. E n Europe, la moitié de la Grande-Bretagne, la péninsule Scandinave et une partie du nord de l'Allemagne et de la Suisse seulement f u r e n t recouvertes par les glaces, tandis qu'en Amérique t o u t le territoire situé au nord de Susquehanna et la moitié au moins de celui qui s'étend au nord de l'Ohio f u r e n t soumis à cette influence. D'après les géographes, ces terrains présentent une grande résistance initiale à l'action de la charrue, à cause de l'abondance des pierres, mais, après le défrichement, leur fertilité se maint i e n t d'une façon inaltérable. « J a m a i s je n'ai vu s'épuiser des terrains de cette espèce », écrit Shaler (op. cit., p. 12). La difficulté que présentait le défrichement, augmentée par l'abondance de la végétation forestière, donnait plus de stabilité aux colonies, car le colon, qui rencontrait au d é b u t toutes les facilités possibles pour la culture du maïs et de la calebasse et qui s u r m o n t a i t ensuite les obstacles du défrichement, ne t e n a i t pas à recommencer ces pénibles t r a v a u x sur u n a u t r e terrain et était d ' a u t a n t moins t e n t é d'émigrer que son c h a m p ne donnait jamais de signes d'épuisement. Aussi la population était-elle très stable et il n ' y avait émigration que lorsqu'elle a v a i t a t t e i n t une densité suffisante pour que la colonie fondatrice ne f û t pas en péril ; celle-ci, du reste, n'était pas exclusivement


— 190 — agricole, ou, si elle l'était, se livrait à des cultures d'exportation. Le t a b a c du sud, qui f u t la base primitive de la zone esclavagiste, importatrice de nègres, et tes bois de construction du nord f u r e n t les premières causes de distinction entre les aristocratiques planteurs e t les riches armateurs. Cependant, poussée par l'invasion des immigrants européens, la masse générale de la population se préparait à occuper de nouvelles terres dans l'ouest.


CHAPITRE

LE

DÉVELOPPEMENT ET

ARGUMENT

TERRITORIAL,

POLITIQUE CONTRE

III

LA

DES

ÉCONOMIQUE

ETATS-UNIS.

COLONISATION

ESPAGNOLE.

Nous avons vu que les Anglais eurent l'énorme avantage de coloniser u n territoire qui, par son climat et ses produits, était de tous points semblables à la mèrepatrie, et qui présentait en même temps des possibilités d'expansion illimitées. Cette expansion se trouva facilitée en partie par le petit nombre des indigènes et la relative faiblesse des puissances rivales. La Hollande f u t la première éliminée, et la conquête de sa colonie, la Nouvelle-Hollande (1664), que les Anglais appelèrent New-York, permit de relier entre elles les colonies du nord, c'està-dire la Nouvelle-Angleterre, qui s'étendaient jusqu'au Kennebec, et les colonies du sud, qui s'étendaient presque jusqu'au James-River. Après la conquête de la Nouvelle-Amsterdam (New-York) et la fondation d e la Caroline, les colonies se trouvèrent former une ligne continue sur la côte jusqu'au Savannah (Ashley, op. cit., p. 68-84). La l u t t e contre les Français dura près d ' u n siècle « t commença en 1689. Elle marque le début de la première grande expansion continentale anglo-saxonne. A la différence des Anglais, qui limitèrent a u x plantations leur travail de colonisation, les Français donnèr e n t à leur occupation une forme essentiellement militaire, avec des postes avancés, qui ne pouvaient se


— 192 — maintenir sans l'aide de leurs armées. Les Anglais constituèrent un pays nouveau, capable de se maintenir par u n système p u r e m e n t défensif ; au contraire, la sécurité des possessions françaises reposait sur l'offensive. Il est intéressant de signaler cette différence, d ' a u t a n t plus que les méthodes françaises se r a p p r o c h e n t des méthodes espagnoles. C'est comme explorateurs e t capitaines, comme missionnaires et comme trafiquants que les Français vinrent en Amérique. C'est avec Monts, sous Henri IV, que commencèrent les aventures des Français en Amérique du Nord. Le successeur de Monts, Samuel Champlain, qui fonda Québec, est u n r e p r é s e n t a n t typique de la pénétration française. Il fonda la ville ou le village de Québec en 1608, fit alliance avec les Algonquins du Saint-Laurent et comb a t t i t les Iroquois. Le résultat de tous ces efforts f u t médiocre : Québec ne comptait que deux mille âmes u n demi-siècle après sa fondation. Elle t o m b a au pouvoir des Anglais et ne f u t restituée qu'à la suite de négociations diplomatiques. Champlain m o u r u t en 1633, et cinq ans plus t a r d Jacques Cartier commençait ses explorations dans le bassin du Mississipi. E n 1673, Marquette et Joliet descendaient le grand fleuve jusq u ' à son confluent avec l'Arkansas. Un a u t r e grand explorateur, Cavelier de la Salle, conçut le p r o j e t a m bitieux de soumettre à la domination française t o u t le bassin du Mississipi, qui est le plus vaste et le plus riche du monde, et de le relier au système du SaintL a u r e n t et des Grands Lacs par une ligne stratégique de forts. Un voyageur allemand d o n t le n o m m'échappe a dit que ses compatriotes sont de bons soldats sans chefs, les Français et les Espagnols de bons chefs sans soldats, et que seuls les Anglais ont des chefs et des soldats. Ce paradoxe n'exprime nullement la vérité ; pour ce qui est des Français et des Espagnols, jamais leurs hommes de génie n ' o n t m a n q u é d'auxiliaires


— 193 — dignes d ' e u x ;. mais c'est par exception seulement que la mère-patrie les a aidés et soutenus. Cavelier de la Salle explora en 1679 la zone qui s'étend du lac Erié à l'Ohio, et quelques années plus t a r d il voulut explorer le cours du Mississipi, ce à quoi il réussit en 1682 ; après deux tentatives sans succès, il parvint, en effet, à l'embouchure du fleuve. La nouvelle expédition dirigée par Cavelier de la Salle pour soumettre à la France t o u t le bassin du Mississipi et le relier au Canada échoua l a m e n t a b l e m e n t au Texas, où l'explorateur f u t t u é par u n de ses soldats (1687). Néanmoins, quelques t e m p s plus t a r d , les Français s'établirent en Louisiane. Mobile f u t fondée en 1701 et la Nouvelle-Orléans en 1718. Peu a u p a r a v a n t , le traité de Ryswick (1697).avait sanctionné l'établissement des Français a u x Antilles, c'est-à-dire au cœur même des domaines espagnols, où les Anglais possédaient aussi une base navale de premier ordre. On ne p e u t s'expliquer ni la victoire des colonies anglaises, ni l'échec de la colonisation française, si entreprenante, si géniale dans l'intelligence des grandes routes stratégiques, si apte à l'assimilation des races indigènes, si habile dans l'exploitation commerciale des zones qu'elle réussissait à dominer. L ' œ u v r e des Français f u t contrariée par la nature : le SaintL a u r e n t est bloqué par les glaces p e n d a n t cinq ou six mois de l'année, et ses rapides gênent la navigation ; en outre, le territoire occupé par les Français, situé au nord de la zone du maïs, ne présentait pas les mêmes avantages initiaux que la zone anglaise ; le climat est plus froid ; la culture, à laquelle on n e p e u t travailler q u ' à u n certain m o m e n t de l'année, moins sûre ; enfin la n a t u r e du sol réduit le r e n d e m e n t . De là, u n r e t a r d dans la colonisation française qui f u t e x t r ê m e m e n t a v a n t a g e u x pour les Anglais. Quand les Français essayèrent, bien après leur établissement dans la région du Saint-Laurent et des Grands Lacs, de former la 17


— 194 — ligne stratégique du Mississipi, les colonies anglaises étaient déjà solidement enracinées, ce qui n'arriva pas a u x colonies françaises par suite de la médiocrité de l'immigration (Shaler, op. cil., p. 12-13). Le premier conflit américain entre les Français et les Anglais, dit « Guerre du roi Guillaume », que termina le traité de Ryswdck (1697), ne f u t pas défavorable a u x Français, grâce au génie du comte de Frontenac. La seconde guerre, appelée en Amérique guerre de la reine Anne, et en Europe guerre de la succession d ' E s pagne, finit au t r a i t é d ' U t r e c h t et f u t profitable a u x Anglais, qui acquirent Terre-Neuve, l'Acadie et le territoire de la baie d ' H u d s o n . Les Français se trouvaient désormais d e v a n t deux ennemis : les colonies anglaises, qui avaient l'avantage des lignes intérieures, et le pouvoir impérial anglais, a p p u y é à la fois sur TerreNeuve et sur l'Acadie, pour gêner les Français dans l'exploitation des pêcheries, et sur le territoire de la baie d ' H u d s o n , pour leur fermer le f r u c t u e u x commerce des fourrures. A la fin de la troisième guerre franco-anglaise, au traité d'Aix-la-Chapelle, en 1748, t r a i t é qui était plus une trêve qu'une paix, les F r a n çais avec une grande ligne de ports, avec leurs routes stratégiques et les deux bases extrêmes de la Nouvelle-Orléans et de Montréal, disposaient d ' u n admirable plan théorique ; mais ils n ' a v a i e n t pas d'empire colonial ; ils n ' a v a i e n t que le cadre d ' u n empire. La lutte décisive se déroula de 1754 à 1763. Ce f u t la Guerre de Sept Ans, qui, d'ailleurs, en Amérique, dépassa cette durée. La France perdit t o u t le territoire qui s'étendait entre les colonies anglaises et le Mississipi ; forcée de choisir entre la Guadeloupe et le Canada, elle a b a n d o n n a le Canada. L'Espagne récupéra la Havane, en échange de la Floride. Le t r a i t é de Paris, qui consacra la défaite française, f u t à la fois l'origine de la grandeur des colons américains, déjà suffisamment forts pour vivre par eux-mêmes et oc-


— 195 — •cuper les territoires conquis sur la France, et l'origine <lu grand empire britannique, par suite de l'acquisition de l'Inde et du Canada. La guerre de Sept Ans, qu'on appela en Amérique du Nord l'ancienne guerre f r a n çaise et indienne, eut pour résultat de donner a u x colonies anglo-américaines la possibilité de vivre d'ellesmêmes, sans la protection de l'Angleterre, et de les stimuler à s'emparer des territoires situés au delà des Apalaches et perdus par les Français. Le roi d'Angleterre voulut fermer ces territoires a u x colonies, d o n t •les riches propriétaires provoquèrent le m o u v e m e n t d'indépendance afin de confisquer à leur profit l'expansion vers l'ouest, qu'ils considéraient avec raison comme inévitable. Le traité de paix de 1783, qui reconnut l'indépendance des Etats-Unis, fit gagner, en outre, à ceux-ci u n point fort i m p o r t a n t , qui a v a i t été une des causes fondamentales, sinon la vraie et unique cause, de la guerre : la domination sur le territoire compris entre les Apalaches et le Mississipi. Ainsi l'Angleterre a v a i t fait pour les E t a t s - U n i s la Guerre de Sept Ans, et la France, qui a v a i t été la victime de cette guerre, était venue aider ensuite les Etats-Unis à cueillir le-fruit de la victoire remportée sur elle-même. Les représentants diplomatiques des E t a t s - U n i s en Europe p e n d a n t les négociations avec l'Angleterre étaient deux hommes f o i t habiles, F r a n k l i n et J a y . Franklin réussit à faire nommer comme plénipotentiaire britannique Richard Oswald, qui était t o u t entier sous son influence. Mais les Yankees avaient ordre d'agir selon les idées des plénipotentiaires français, car sans l'alliance française les Etats-Unis eussent succombé. Cependant, malgré les instructions de Philadelphie, les agents anglais et nord-américains formèrent le p r o j e t de "' e n t,endre a u x dépens des Français et des Espagnols, Lorsque Franklin demanda à J a y s'il


— 196 — était prêt à négliger ses instructions pour faire une paix antifrançaise, antiespagnole et probritannique : « Aussi prêt, répondit J a y , qu'à casser cette pipe » E t il brisa sa pipe, et en jeta les morceaux dans la cheminée (Ashley, op. cit., p. 184). Le 30 novembre 1782, le t r a i t é préliminaire anglo-yankee était signé « dans le dos » des plénipotentiaires alliés. L'Espagne, qui a v a i t participé à la guerre comme alliée de la France et avait aidé les Yankees, o b t i n t par le traité de paix la rétrocession des Florides, et la France lui céda la Louisiane. Les E t a t s - U n i s à leur naissance avaient donc l'Espagne pour voisine. La première pensée politique des Etats-Unis, selon la formule de Franklin, f u t cle s'agrandir a u x dépens de leurs voisins et principalement d'acquérir la Louisiane et les Florides. La Louisiane f u t acquise en 1803 ; la France, à qui l'Espagne l'avait de nouveau cédée sous condition, la vendit aux Etats-Unis. Les Florides, qui m a n q u a i e n t encore, f u r e n t incorporées a u x domaines de l'Union, de 1813 à 1819, partie par invasion, partie par traité. Les E t a t s - U n i s t e n t è r e n t alors de s'agrandir a u x dépens de l'Angleterre, comme ils s'ét a i e n t agrandis a u x dépens de la France et de l'Espagne, et ce f u t la cause réelle de la guerre de 1812^1814 ; mais le loyalisme du Canada et l'incapacité militaire des chefs de l'Union firent échouer la t e n t a t i v e . Le Canada a vécu e t s'est développé sous la domination britannique. L'agrandissement territorial se fit ensuite aux dépens du Mexique, cette fois vers le sudouest. E n 1848, les E t a t s - U n i s avaient déjà a t t e i n t presque toute leur extension territoriale actuelle et dominaient la région la plus riche et la plus vaste q u ' a i t jamais formée u n seul territoire continu. Toutes ces annexions avaient été relativement faciles. Celle du Texas ne f u t que l'incorporation d'une république nominale fondée par des colons anglo-


— 197 — saxons (1). La Californie et le Nouveau-Mexique f u r e n t incorporés à la suite du t r a i t é de Guadalupe-Hidalgo (2 février 1848), après une rapide et simple campagne contre la république voisine, alors plongée dans l'anarchie. (1) Cf. Carlos Pereyra, Tejas, La primera Méjico.

desmembración

de


C H A P I T R E IV LA

SERVITUDE

NOIRE LES

ET

LA

COLONIES

SERVITUDE

BLANCHE

DANS

ANGLAISES

On voit que le cas des E t a t s - U n i s est u n cas unique, sans parallèle. Pour bien comprendre ce q u ' a été exact e m e n t l'œuvre de l'Angleterre en Amérique, • il est nécessaire d'étudier ce qu'elle a fait j u s q u ' à la p e r t e de ses colonies. Il f a u t dire t o u t d'abord que ce qui a provoqué cette perte, ce n'est pas la formation d ' u n é t a t d'esprit hostile à l'Angleterre, mais la naissance d'intérêts incompatibles avec la domination anglaise. D u r a n t une grande partie de la guerre d'Indépendance, le loyalisme resta vigoureux, et ce qui fit pencher la balance en faveur des rebelles, ou si l'on v e u t des révolutionnaires, ce sont l'aide financière de la Hollande, l'intervention militaire de la France et l'action navale franco-espagnole. Cette dernière, de l'aveu même de l'amiral yankee Mahan, f u t le facteur décisif, avec les erreurs techniques de l'Amirauté anglaise. L'Angleterre s u t coloniser; elle sut conserver l'attachement de ses enfants d'outre-mer ; elle sut les défendre contre l'agression française ; mais elle ne sut pas concilier avec les intérêts généraux de l'empire les intérêts particuliers des colonies. Celles-ci s'unirent a u x puissances rivales pour rompre le lien britannique et f u r e n t assez habiles pour tirer les plus grands avantages et de leur adversaire et de leurs alliés ; à la fin de la guerre, elles étaient prêtes à faire cause com-


— 199 — mune avec celui-là contre ceux-ci. Le semblable produit le semblable, et l'Angleterre reconnut avec complaisance sa propre image quand elle vit J o h n Adams, B e n j a m i n Franklin et J o h n J a y jouer avec les hommes d ' E t a t de Londres, de Paris et de Madrid. Un pays qui produisait des négociateurs de cette force et des négociants de même force, n'est pas l'innocente Arcadie, imaginée par les panégyristes de la grandeur américaine. Il y eut une grandeur américaine, mais elle consiste en goûts ploutocratiques et seigneuriaux, qui ne t a r dèrent pas à se t r a n s f o r m e r en goûts de domination et d'impérialisme. On a t t r i b u e au peuple yankee deux grandes vertus : l'amour du travail et l'amour de la liberté. E n revanche, ces mêmes hommes et leurs frères ou cousins les Anglais ont fait a u x Espagnols deux reproches : qu'ils sont fainéants et amis de la servitude pour eux-mêmes comme pour les autres. Selon certaines fantaisies historiques, les colons anglais d'Amérique avaient deux amours et une haine : leurs deux amours étaient la liberté et le travail ; leur haine, l'or et les autres m é t a u x précieux. Nous parlerons plus loin de la question de l'or, q u a n d nous traiterons de la piraterie anglaise, a v a n t — et même après — la formation des colonies. Les Anglais ne cherchaient pas de mines d'or, assurément : ils cherchaient de l'or monnayé, ou en barres, pour le moins, et le ravissaient aux galions espagnols ou a u x factoreries américaines, quittes à violer des tombes pour l'arracher a u x morts. Devenus colons, les Anglais se passèrent d'or, parce qu'il n ' y en a v a i t pas dans le territoire qu'ils occupaient ; mais ce n ' é t a i t pas qu'ils s'en désintéressaient. Selon J o h n Smith lui-même, les cinquante compagnons de cet aventurier étaient des gens fort préoccupés d ' u n e seule idée : « Us ne parlaient que de l'or ; ils ne pensaient q u ' à l'or ; ils ne faisaient que fouiller et laver, et raffiner de l'or. » Même après qu'il eut été prouvé


que la p o u d r e brillante envoyée en Angleterre n ' a v a i t a u c u n e valeur, e t que les p r é t e n d u e s m o n t a g n e s cl'or n ' é t a i e n t que de la terre rouge (red clay), ces cavaliers visionnaires ne v o u l a i e n t e n t r e p r e n d r e a u c u n travail utile (Coman, Industrial History of the Uniled Slates, p. 30). . On dira q u ' a v e c de pareilles gens on ne fonde p a s u n e colonie, e t que les colons d e v a i e n t être très différ e n t s des cavaliers visionnaires de J o h n S m i t h . E n effet, « il y a v a i t dans t o u t e s les colonies u n e différence bien m a r q u é e entre les classes sociales, moins accentuée en Pensylvanie e t en Nouvelle-Angleterre, plus n e t t e d a n s la Caroline du Sud. Dans le nord, on t r o u v a i t u n e aristocratie de naissance, mais u n savoir exceptionnel ou des affaires heureuses p e r m e t t a i e n t d'arriver au premier r a n g . Dans le sud, le n o m e t les propriétés a v a i e n t u n e i m p o r t a n c e e x t r ê m e . La classe moyenne, composée de c u l t i v a t e u r s i n d é p e n d a n t s ou de c o m m e r ç a n t s , d o m i n a i t dans la Nouvelle-Angleterre, car on n ' y t r o u v a i t que peu de salariés, e t on ignorait presque les esclaves. E n P e n s y l v a n i e aussi, la classe m o y e n n e é t a i t très nombreuse, bien qu'il y e û t de grandes différences e n t r e le riche c u l t i v a t e u r des vallées orientales e t le r u d e e t i g n o r a n t colon de l'intérieur. D a n s presque t o u t e s les a u t r e s colonies, la classe m o y e n n e é t a i t c o m p a r a t i v e m e n t peu nombreuse ». (Ashley, op. cil., p. 105.) E t le peuple ? P u i s q u e les h a u t e s classes procédaient de l'énergique Yeomanry, pilier de la race d u r a n t plusieurs siècles (1), il est bon de connaître la composit i o n du peuple des travailleurs, car les g r a n d s seigneur?., des Carolines e t les aristocratiques propriétaires né^ôcïàîtts de la Nouvelle-Angleterre ne p a s s a i e n t V \>

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-fl)^« A large percent âge were of that sturdy yeoman stock. Tvhich ira-s-been the backbone of the English race, for several centuries. » (Aslîley, op. cit., p. 104.)


— 201 — pas l'Océan pour « m e t t r e la main à la pâte ». « Les Indiens, dit Goman, étaient des fainéants, du moins selon les blancs, et n ' a v a i e n t aucune a p t i t u d e pour le travail agricole. Les tentatives qui f u r e n t faites pour contraindre au travail manuel cette race indisciplinée n ' e u r e n t pas de succès, car les indigènes t o m b a i e n t malades et mouraient. » (Op. cit., p. 41.) Il fallait donc avoir recours à des bêtes de somme d'une a u t r e origine. L ' I n d i e n f u t mis de côté et exterminé, comme on a u r a i t exterminé u n troupeau de rennes ; on le remplaça par des noirs et par des blancs. Nous avons déjà vu que l'on c o m p t a i t 300.000 nègres dans les colonies anglaises a v a n t l'indépendance. Lorsque l'esclavage f u t aboli, en 1863, p e n d a n t la guerre de Sécession, il y a v a i t 4.000.000 d'esclaves d'origine africaine. On les a v a i t d ' a b o r d employés à la culture du t a b a c en Virginie, et q u a n d on faillit abolir l'esclavage à la suite de l'épuisement des terres productrices de tabac, l'invention de la machine à égrener le coton ouvrit de larges perspectives à l'exploitation agricole fondée sur le travail des nègres. De là le développement que prit la peculiar institution après l'indépendance. Mais les esclaves noirs formaient une classe spéciale, rassemblée dans une certaine zone. De même que l'on achetait de la mélasse dans les Antilles pour la t r a n s former en r h u m , e t le r h u m en nègres, qui à leur t o u r étaient transformés en tabac, riz et coton (c'était le trafic triangulaire entre les Antilles, la Nouvelle-Angleterre et l'Afrique), on i m p o r t a i t des travailleurs blancs, aussi esclaves que les noirs, mais qui, toutefois, pouvaient espéier êtie u n jour émancipés. « Dix mille travailleurs, dit Goman, étaient enlevés chaque année (spirited away) p a r la force ou par la ruse » (op. cit., p. 43). C'étaient des Anglais, des Ecossais et des Irlandais, qui, on le voit, ne traversaient pas l'Atlantique en c h a n t a n t des hymnes à la liberté. « P e n d a n t l'occupation de l'Irlande par Cromwell, dit encore Goman,


— 202 — de très nombreuses cargaisons d'Irlandais f u r e n t envoyées en Amérique » (op. cit., p. 43). Il n ' y avait pas assez de travailleurs en Amérique, il y a v a i t t r o p de mécontents en Irlande : le pieux Cromwell, Bible en main, rétablissait l'équilibre. « On déporta aussi u n grand nombre de cavaliers partisans des Stuarts. » (Goman, op. cit., p. 43.) Ceux-là non plus ne s'en allaient pas travailler volontairement, bien qu'ils ne se livrassent qu'à des t r a v a u x de bureau. Plus t a i d , après la restauration de Charles II, les Têtes-Rondes à leur tour f u r e n t séquestrés de force, envoyés aux colonies, e t vendus là-bas (Coman, op. cit., p. 53). « Les Ecossais de l'insurrection de 1678 f u r e n t également déportés, de même que les paysans anglais qui participèrent à la rébellion de Monmouth. On les t r a n s p o r t a i t aux îles Barbades ou à la J a m a ï q u e [cette île t o m b a au pouvoir des Anglais en 1655, sous la dictature de Cromwell], dans tous les ports, en général, où l'on pouvait espérer trouver acheteur, mais on les débarqua pour la plup a r t dans les colonies du sud [des Etats-Unis actuels], où s'étendaient les grandes propriétés. Les petites fermes de la Nouvelle-Angleterre faisaient une dem a n d e moindre d'esclaves blancs (indentured servants). » Qu'étaient, en réalité, ces indentured servants ? La question a une telle importance que, pour éviter des interprétations erronées, je citerai des écrivains yankees : « Il y a v a i t dans toutes les provinces anglaises (d'Amérique) une classe de serviteurs blancs engagés envers leurs maîtres pour u n certain nombre d'années... Les uns étaient des condamnés que l'on envoyait en Amérique pour y terminer leur peine, les autres étaient des serviteurs indented qui s'engageaient à servir pend a n t cinq ans, en remboursement de leur t r a n s p o r t dans le Nouveau Monde. Beaucoup des individus de cette seconde catégorie étaient d'honnêtes gens, a p t e s au travail, mais pauvres, et qui, à l'expiration de leur


— 203 — contrat, achetaient des terres labourables et devenaient des citoyens utiles. Cependant, la m a j o r i t é des serfs ainsi embauchés étaient indolents et misérables, et formaient dans les colonies u n groupe énorme de parasites, particulièrement entre New-York et la Caroline du Nord, Mais plus lourde pour les colonies était la charge des condamnés de droit commun, d o n t les habitudes et les goûts criminels constituaient une menace pour la tranquillité publique. « P e n d a n t la durée de leur contrat, les engagés dépendaient absolument de leurs maîtres, qui parfois les traitaient avec dureté. Les tentatives d'évasion étaient sévèrement punies, et l'on a u g m e n t a i t la durée du c o n t r a t des coupables. Dans quelques colonies, à la seconde t e n t a t i v e , ils étaient marqués au fer rouge sur la joue ; à la troisième ils étaient condamnés à mort, si le maître le demandait. F r é q u e m m e n t , la sit u a t i o n cle ces serfs était meilleure qu'on n ' a u r a i t pu l ' a t t e n d r e et on pourrait la comparer avec a v a n t a g e à celle des ouvriers agricoles d'Angleterre. Dans certains cas, les exilés pour délits politiques occupaient des situations importantes dans les b u r e a u x ou dans les affaires. » (Ashley, op. cit., p. 106.) Les esclaves blancs de cette espèce étaient préférés aux noirs, et c'est seulement lorsqu'on vit que le blanc ne pouvait travailler sous des climats subtropicaux insalubres que l'esclavage noir commença à se développer. Les nègres de la Virginie et du Maryland étaient, en général, moins mal traités que ceux du sud, parce qu'ils étaient natifs du pays et aussi parce qu'on créa dans ces colonies une sorte d'élevage des nègres, destiné à approvisionner en ébène les colonies du sud. Dans celles-ci, cependant, la m a j o r i t é des esclaves étaient des sauvages importés directement d'Afrique, et qui coûtaient si peu « qu'il était plus économique de les tuer de travail que d'économiser leurs forces. Il n'est pas é t o n n a n t , par là même, que les nègres maltraités


— 204 — haïssent leurs maîtres et leurs surveillants, et fussent soumis à une discipline de fer ». (Ashley, op. cit., p. 107.) Le prix initial d ' u n nègre était supérieur à celui d ' u n blanc, s u r t o u t à celui d ' u n e n f a n t ou d ' u n j e u n e homme ; mais, à cause de la résistance physique du nègre, indiscutablement plus grande, l'Africain présentait l'avantage d'être plus productif à la longue. Le blanc valait six à dix livres sterling (Goman, op. cit., p. 44-45) et le nègre dix à cinquante. Pour la culture du tabac, par exemple, une plantation d o n t le terrain é t a i t donné g r a t u i t e m e n t r a p p o r t a i t de vingt à trente mille livres sterling par an. Au début, elles étaient cultivées par ies blancs « enlevés par la force ou par la ruse » ; ensuite, on eut recours a u x nègres. Pour être profitable, la plantation ne devait pas avoir moins de mille acres, Chaque esclave p o u v a i t cultiver cinquante acres, et il suffisait d ' u n surveillant par cinquante esclaves. Un esclave produisait du t a b a c pour une valeur de seize livres et coupait du bois pour u n e valeur de q u a t r e livres, Si l'on déduit trois livres steiling pour l'entretien de l'esclave et deux livres dix shillings pour l'intérêt du capital employé à l ' a c h a t du nègre, celuici r a p p o r t a i t une somme liquide de plus de quatorze livres par an. « Lorsqu'à ce p r o d u i t on a j o u t e les bénéfices r é s u l t a n t de l ' a u g m e n t a t i o n naturelle du prix des esclaves sur le marché, on se rend compte de l'importance que présentaient les avantages immédiats de l'esclavage. » (Coman, op. cil., p. 57-58.)


CHAPITRE V LES

LIBERTÉS

POLITIQUES

Telles étaient les institutions du berceau de.la liberté. De ces institutions fondamentales et des liber tés,,plus modestes, des nègres et des pauvres, passons a u x libertés de luxe, les libertés politiques e t les libertés intellectuelles. Il n ' y a point de manuel d'histoire, point de discours, de t o a s t ou d'ode en espagnol — après la libération des consciences, cela v a sans dire — qui ne contienne u n éloge véhément des puritains, des pèlerins et du Mayflower, chargé d'une si a b o n d a n t e provision de liberté e t de vertu. Renseignons-nous auprès des historiens nord-américains. L'immigration puritaine commença en 1630 et dura onze ans. La première expédition, dirigée par J o h n Winthrop, c o m p t a i t mille personnes. Au total, les puritains qui débarquèrent en Nouvelle Angleterre f u r e n t vingt mille hommes, femmes e t enfants (John Fiske, New England, p. 101-104 .et 137-146) : « Us ne venaient point à la recherche de la liberté religieuse, mai" dans le seul dessein de fonder leur .église et d'adorer Dieu de la façon qu'ils préféraient ». (Ashley, op. cit., p. 52.) Aimer la liberté est une chose, fuir la tyrannie en est une autre, e t très différente : celui qui aime v r a i m e n t la liberté la v e u t pour ies autres comme pour lui-même ; le p u r i t a i n f u t essentiellement u n fanatique, ennemi de la liberté, et ce qui subsiste .de l'esprit p u r i t a i n se manifeste d'une manière odieusement oppressive, sous la form du canl, a p p u y é par la puis-


— 206 — sance navale et militaire des Anglo-Saxons des deux mondes. « Bien que non conformistes, les puritains émigrés suivaient envers les autres sectes ou religions de leur colonie la politique que Jacques I e r a v a i t suivie envers eux. C'est ainsi que f u r e n t exclus de la colonie puritaine ceux qui s'obstinèrent à pratiquer les rites anglicans ou, d'une façon générale, des rites non puritains. » (Ashley, op. cit., p. 53.) Car, si les puritains o n t apporté la liberté en Amérique, ils l'ont apportée indirectement : leur tyrannie provoqua de nombreuses rébellions. Un dissident, Roger Williams, expulsé du Massachusetts par les puritains, s'en f u t à Providence au lieu de 1 entrer en Angleterre, et y fonda une colonie en 1636. Les partisans d'Anne Hutchinson, expulsés aussi, fondèrent en 1687 les colonies de Rhode Island e t New Hampshire. E n général, le Nord était p u r i t a i n et le Sud anglican ; il y a v a i t des presbyté riens dans la Caroline du Sud, la Virginie Occidentale e t la Pensylvanie ; les baptistes dominaient en Rhode Island ; en Pensylvanie seulement les catholiques avaient des églises. L'intolérance était la règle générale. « Ce n'est qu'en Pensylvanie et en Rhode Island que l'on t r o u v a i t quelque chose qui p û t être appelé liberté religieuse. » (Ashley, op. cit., p. 116.) Passons aux libertés politiques. Le système anglais et le système nord-américain, et ce f u t le point de d é p a r t de la lutte de 1776-1782, différaient sur l'application du principe représentatif aux colonies. Des cinq cents membres que comptait la Chambre des Communes, moins du cinquième était élu par les comités •—• circonscriptions territoriales — et la grande m a j o r i t é par les bourgs, c'est-à-dire par des localités qui souvent n ' é t a i e n t plus que des h a m e a u x ou des châteaux en ruines (rottenboroughs). E n fait, les membres de la m a j o r i t é étaient désignés par quelques riches propriétaires influents, et même les représent a n t s des bourgs les plus peuplés et des comtés n'é-


— 207 — t a i e n t élus que par u n p e t i t nombre de citoyens, car la propriété seule conférait le droit de vote. Les Américains se plaignaient de n'être pas représentés au Parlement ? Mais huit millions d ' h a b i t a n t s sur neuf, en Angleterre, pouvaient en dire a u t a n t , puisqu'ils n e jouissaient pas du droit de vote. Les Américains étaient virtuellement représentés, sinon réellement. Telle était la thèse anglaise. A ce système s'opposait le système américain. Les assemblées d'Amérique étaient formées par les représentants des municipes ou comtés. Mais quel était le résultat pratique ? Le droit de suffrage était si bien limité que 95 % des habit a n t s ne pouvaient voter ; il est vrai que beaucoup, qui ne participaient pas aux affaires coloniales, participaient au gouvernement local. (Ashley, op. cit., p. 123.) U n historien canadien, en se f o n d a n t sur des textes fort éloquents, a fait là-dessus des réflexions pleines de sens : « Dix ans a v a n t la réunion de la Convention -Constitutionnelle, lorsque les oligarques de la Désunion dominaient dans le gouvernement des Provinces, ou E t a t s , et que les masses populaires n ' a v a i e n t ni pouvoir ni influence, les chefs séparatistes, occupés à diriger la guerre contre le gouvernement de la métropole, s ' a t t r i b u è r e n t ostensiblement le rôle de libérateurs de la population coloniale, afin qu'elle ne f û t point gouvernée sans leur assentiment, mais ils s'efforçaient en même temps de l'écarter le plus possible de toute participation aux n o u v e a u x gouvernements qu'ils étaient en train de fonder. C'est ainsi que J o h n Adams, selon lequel l'homme libre était « celui qui n'est soumis qu'à la loi qu'il a acceptée », s'unit à ses collègues pour réduire eu esclavage u n grand nombre des habitants de sa propre province, et pour priver du droit de suffrage tous ceux qui ne possédaient point u n immeuble en pleine propriété ou ne remplissaient point des conditions analogues ».


— 208 — (Arthur Johnston, Myilis and facis of ihe American révolution, Toronto, 1910, p. 163 sq.) Selon Adams, il f a u t être propriétaire pour avoir du j u g e m e n t ; en théorie, la seule Lase morale du gouvernement est le consentement du peuple, mais la sagesse politique exclut Je pauvre, comme elle exclut la femme et l'enfant. Le vote de celui qui n e possède rien n'est q u ' u n e marchandise dans les mains de celui qui possède quelque chose et, par conséquent, u n élément de corruption. E n somme, les chefs des colonies, doués en a p p a rence de la plus sublime candeur, étaient des politiques supérieurs, qui savaient ne rien abandonner de leur pouvoir et de leur influence. Le pouvoir économique précède le pouvoir politique, et celui-ci n'est q u ' u n e dérivation de la force qui s ' a t t a c h e a u x sources de la richesse. Tels étaient les dogmes de Washington, de Franklin, d'Adams et de tous les défenseurs de la liberté humaine clans cette nation modèle (1). (1) Cf. Carlos Pereyra. La conslilución de los Estados Unidos como instrumento de dominación plutocrática. (Biblioteca de Ciencias Políticas y Sociales, Madrid.)


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CHAPITRE VI UNE

SENTINE

SOCIALE

Sans doute, le b u t principal de MacMaster, dans sa volumineuse et magistrale Histoire du Peuple des Etats-Unis, est de montrer le contraste entre l ' é t a t social de sa patrie au m o m e n t de l'indépendance et sa situation p e n d a n t le dernier tiers du x i x e siècle. L'auteur se propose de m e t t r e en relief les résultats d ' u n siècle de liberté. Mais q u ' a v a i t fait alors, en deux siècles, la plus parfaite des races sur le plus riche des territoires ? La liberté ne commença-t-elle pas à fleurir seulement après la capitulation anglaise ? Ne peut-on pas en dire a u t a n t du bien-être matériel ? Les colonies n ' a v a i e n t point d'industrie, sauf la construction des navires que le bon marché de la matière première r e n d a i t plus économique que dans la métropole. E t p o u r t a n t , ces communautés, essentiellem e n t agricoles, où l'on aurait dû être aussi heureux qu'au Pérou, ne satisfaisaient pas aux nécessités élémentaires du prolétariat... « Un ouvrier non spécialisé, scieur de bois, m a n œ u v r e , terrassier, maçon, menuisier, moissonneur, touchait généralement deux shillings par jour. Parfois, quand les travailleurs étaient peu nombreux, il t o u c h a i t plus, et il était envié de ses camarades si, le samedi, il r a p p o r t a i t à sa famille quinze shillings, somme qui ferait actuellement moins de q u a t r e dollars. E t , cependant, tous les témoignages, d ' u n c o m m u n accord, reconnaissent que de 1774 à 1784 les salaires a v a i e n t doublé. Ce salaire p e r m e t t a i t à l'ouvrier de nourrir ses enfants et lui épargnait à 14

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— 210 — lui-même la prison ; mais il lui fallait vivre de la façon la plus sordide. L ' h a b i t a t i o n basse et obscure qu'il appelait sa maison était dépourvue de beaucoup d'objets utiles ou agréables que possèdent a u j o u r d ' h u i les ouvriers les plus pauvres. Il n ' y avait point de tapis : on r é p a n d a i t du sable sur le carreau. Point de verres sur la table, point de vaisselle dans l'Srmoire, point de gravures sur les murs. Le m o t poêle lui était inconnu. Il n ' a v a i t jamais vu de charbon, ni d'allumettes. Il faisait u n grand feu avec des débris de caisses et de tonneaux, l'allumait avec u n silex ou avec les braises apportées de la maison voisine, sa femme y faisait cuire u n repas frugal e t le servait dans de la vaisselle d'étain. D'habitude, il ne mangeait de la viande fraîche qu'une fois par semaine et la p a y a i t alors beaucoup plus cher qu'on ne devait la payer ensuite. Le bushel de maïs coûtait trois shillings, celui de blé huit shillings six pence, q u a t r e pence la fouace de pain (assire) et dix pence la livie de lard. Beaucoup d'articles alimentaires que nous voyons a u j o u r d ' h u i sur la table des plus pauvres étaient alors inconnus, ou, du moins, t r o p chers pour ses modestes ressources... Beaucoup ne pouvaient acquitter leurs dettes ; c'était le délit qui menait le plus de gens en prison ; e t la classe la plus exposée à tomber au pouvoir des créanciers était la moins protégée et la moins indépendante, la grande masse des salariés, artisans et ouvriers, c'est-à-dire ceux qui gagnaient le pain quotidien par le travail quotidien. Il y a cent ans, le maçon qui tombait d ' u n échafaudage ou qui était immobilisé par quelque mauvaise fièvre était sûr d'être arrêté au d é b u t de sa convalescence et emmené en prison pour quelques dollars empruntés p e n d a n t sa maladie (1)... » E t quelles prisons ! Celles d'Espagne dans (1) A History of the peopla of the United States-, par John Bach McMaster, tome I, p. 98-99.


— 211 — le r o m a n picaresque et celles du Mexique clans le Pesont des paradis, comparées à riquillo Sarmiento celles de New-York et de Boston. « La prison de Newgate é t a i t peut-être la pire du pays, mais dans chaque comté il y en avait de telles qu'elles nous paraîtraient a u j o u r d ' h u i indignes des êtres les plus vils et les plus méprisables... Il n ' y pénétrait pas u n r a y o n de soleil. Dans certaines prisons du Massachusetts, les prisonniers étaient enfermés dans des cages, les uns sur les a u t r e s . . . (à Newgate) les coupables avaient les fers a u x pieds et ils étaient enchaînés par le cou à la partie supérieure de la voûte. Dans chacun de ces cachots souterrains, on enfermait de trente à cent prisonniers. L'obscurité était profonde, la saleté horrible ; les parasites pullulaient. L'eau filtrait par les murs et faisait tomber de grandes mottes de terre » (Op. cit., p. 98-99.) Ces horreurs, qui, d'après McMaster, dépassaient celle du trou noir de Calcutta, on les voyait dans le Connecticut cinquante ans après l'indépendance. « T o u t le système primitif était tel que nous ne pouvons le considérer sans pitié et sans répugnance en même temps. Des infractions que des générations moins sévères punissent d'amende ou de prison entraînaient la peine capitale. Des sanctions qui ont été abolies avec indignation comme dignes d ' u n kraal africain étaient regardées avec indifférence. La férule de la discipline f r a p p a i t constamment. Le gibet et le cep n'étaient jamais vacants. Le fouet, les ciseaux pour t o n d r e e t le fer pour marquer les condamnés étaient d ' u n usage quotidien. » A Philadelphie, on voyait des condamnés défiler par les rues, chargés de chaînes ou les menottes a u x mains. « Dans le Delaware qui, encore a u j o u r d ' h u i , charme ses citoyens par le spectacle d é g r a d a n t du whipping post, vingt délits entraînaient la peine de mort. On c o m p t a i t parmi eux l'escroquerie, le r a p t et la sorcelle-


— 212 — rie. » (Op. cil., p. 100.) Ainsi, alors que dans les colonies nord-américaines on t r o u v a i t toutes ces misères, l'abbé Raynal, l'abbé Genty, Castellux et d ' a u t r e s qui s ' a b r i t a i e n t derrière le nom de Raynal démont r a i e n t que l'œuvre américaine de l'Espagne n ' a v a i t été que violence e t cupidité sanguinaire (1). L ' E u r o p e a v a i t échoué dans le Nouveau Monde. L ' h u m a n i t é n ' a v a i t plus d'espoir qu'en la jeune démocratie née près de la rumeur du Niagara. De même, en 1917, 1918 et 1919, tandis que les journ a u x nous peignent le bonheur de l'ouvrier yankee, qui roule automobile, les t a n k s écrasent les masses populaires dans les rues de Cleveland, on fait dispar a î t r e u n quartier nègre dans l'incendie d'East Saint-Louis, la terreur règne à Chicago, et les murs de la Maison Blanche, habitée par l'Arbitre moral de l'Univers, sont éclaboussés de sang. (1) Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les Indes, 1770. Castellux, Discours sur les avantages et les désavantages de la découverte de l'Amérique, 1787. Genty, Influence de la découverte de l'Amérique sur le bonheur du genre humain, 1788.


CHAPITRE VII LA C O L O N I S A T I O N A N G L O - S A X O N N E E T LA C O L O N I S A T I O N ESPAGNOLE

Les faits que nous avons exposés m e t t e n t en relief les énormes avantages d'une colonisation circonscrite à une zone relativement peu étendue, entourée de territoires d'expansion vingt fois plus vastes. Chaque pas en a v a n t e n t r a î n a i t l'acquisition de nouvelles sources de richesse et provoquait en même temps une a u g m e n t a t i o n de l'immigration européenne, qui devenait tous les jours plus nombreuse. Le contraste est f r a p p a n t entre la modestie des débuts et l'importance considérable du résultat, comme entre la première impulsion des colonisateurs méridionaux et le marasme qui succéda. Le premier cas nous fournit u n des meilleurs exemples d'économie de l'effort, et le second de dissipation de l'énergie ; élans généreux, désintéressement guerrier, et, si l'on veut, appétits grossiers aussi, mais de proportions colossales et qui, à se satisfaire, épuisaient l ' a p t i t u d e même d o n t dépendait l'expansion colonisatrice des peuples latins. Or, ce que l'on p e u t dire, en général, des Français, des Portugais et des Espagnols, s'applique t o u t particulièrement à ces deux derniers peuples et s u r t o u t à l'Espagnol, qui t a r i t les sources de son énergie dans l'œuvre même qui m a r q u e le m o m e n t culminant de son histoire. Mais on ne p e u t faire ce parallèle sans suivre de façon spéciale le développement propre des colonies anglaises. Leur formation diffère de celle des


— 214 — provinces espagnoles et portugaises en ceci qu'elles ont été le résultat de la fusion de divers éléments européens sans aucune collaboration indigène. Il est bon de donner quelques chiffres. Vers le milieu du x v i u e siècle, les colonies anglaises comptaient moins de 1.250.000 habitants. La Virginie était la plus peuplée ; venaient ensuite le Massachusetts et la Pensylvanie. E n réalité, il y a v a i t à peine u n million de colons, car le nombre des nègres africains s'élevait à 300.000. La majorité de la population était anglaise. P a r m i les autres blancs, il y avait des Ecossais et des Irlandais, qui v i n r e n t en grande partie du nord de l'Irlande p e n d a n t la première moitié du x v m e siècle. Beaucoup de familles protestantes françaises se réfugièrent aussi en Amérique après la révocation de l ' E d i t de Nantes (1685). Les Ecossais et les Irlandais vivaient en Pensylvanie et dans les Garolines, les huguenots français dans la Caroline du Sud. Mais presque tous les étrangers, ou, en d ' a u t r e s termes, les non-Anglais, résidaient dans les colonies du centre : tels les Allem a n d s en Pensylvanie, les Suédois et les Ecossais, les Français et les Hollandais. « Un q u a r t de la population totale des colonies, probablement, était de n a tionalité anglaise. » (Ashley, op. cit., p. 104 et 105.) E n résumé, nous avons : Anglais Irlandais ou Ecossais, Allemands, çais, Suédois et Hollandais Nègres Total

700.000 Fran250.000 300.000 1.250.000

E n t r e 1750 et 1800, l'immigration f u t faible ; néanmoins, la population quadrupla ; ce fait s'explique sans aucun doute par la pénétration territoriale, entre. 1783 et les dernières années du siècle, et révèle avec évidence l'habileté des principaux artisans de l'indé-


— 215 — pendance ; t o u t de suite, ceux-ci virent clairement les avantages de la spéculation dans le territoire situé au delà des Apalaches, que l'Angleterre a u r a i t voulu fermer a u x colons. La population, qui atteignait cinq millions et demi en 1800, ne cessa d ' a u g m e n t e r a v e c le progrès de l'expansion territoriale e t la puissante immigration européenne. E n 1850, elle était de 23 millions ; en 1860, de 31.000.000. E n 1910, les E t a t s - U n i s c o m p t a i e n t 92.000.000 d ' h a b i t a n t s , d o n t 78.500.000 nat i o n a u x (85 % ) et 13.500.000 étrangers (15 % ) . Voici d'où venaient les étrangers : Royaume-Uni Allemagne Ganada Russie et Finlande Italie Autriche Hongrie. Suède Norvège Mexique Autres pays . : Total

.

. .

2.500.000 2.500f000 1.100.000 1.700.000 1.300.000 1.100.000 490.000 665.000 403.000 219.000 363.000 .12.340.000

Voici, d ' a u t r e p a r t , u n tableau de l'immigration en 1913 : Royaume-Uni Allemagne Scandinavie Autriche-Hongrie. Italie Russie et Finlande

88.204 34.329 32.267 254.825 265.542 291.040

Total

966.207


— 216 — P e n d a n t la première moitié du x i x e siècle, 2.500.000 immigrants débarquèrent aux Etats-Unis ; il en déb a r q u a a u t a n t entre 1850 et 1860. « La m a j o r i t é était composée d'Anglais ou d'Allemands, gens d'une intelligence et d'une énergie également exceptionnelles, qui s'assimilèrent a u x h a b i t a n t s du pays et perdirent presque tous leurs caractères antérieurs. » (Ashley, op. cit., p. 333.) On ne saurait exagérer l'importance de l'immigration dans les progrès des Etats-Unis. Un écrivain français, M. Gonnard, s'exprime ainsi au s u j e t de l'influence de la culture et du sang allemands a u x E t a t s Unis : « Depuis 1820, l'Allemagne a donné à la république américaine 6 à 7.000.000 de ses enfants, soit près d ' u n q u a r t des émigrants de t o u t e nationalité que celle-ci a reçus. Aussi, au dernier Gensus américain de 1900, on évaluait à 7.800.000 le nombre des individus établis a u x E t a t s - U n i s dont les deux ou l'un des deux parents étaient d'origine allemande, et sur ce nombre, plus de 2.500.000 étaient nés en Allemagne. Presque tous, au reste, étaient naturalisés ; f o r t peu restent sujets de l'Empire ». (L'Emigration européenne au XIXe siècle, Paris, 1906, p. 147-148.) Voilà pour le nombre. Pour l'influence, M. Gonnard cite u n autre publiciste français, M. Viallatte, selon lequel l'élément allemand « a été u n des meilleurs parmi ceux qui o n t contribué à former les E t a t s - U n i s contemporains. Il a fourni à l'industrie américaine des ouvriers habiles, économes, appliqués. Les émigrants allemands ont joué u n rôle i m p o r t a n t dans l'édification de l'industrie métallurgique, des industries mécaniques et chimiques. Dans les états-majors de ces industries, les noms à désinence allemande sont fréquents, et lorsqu'on visite les usines des E t a t s de Pensylvanie, de NewYork, d'Ohio, d'Illinois on est f r a p p é par le nombre des ouvriers d o n t la physionomie t r a h i t l'origine allem a n d e . Us sont généralement p a r m i les plus habiles e t


— 217 — les plus estimés. Mais le plus grand service que l'élém e n t allemand ait rendu aux Etats-Unis, c'est de lui avoir donné cette classe de cultivateurs qui sont allés s'établir à la suite des pionniers américains dans la vaste région située entre l'Ohio, les Grands Lacs et le Mississipi... » (p. 148). L ' i m m i g r a n t n'a pas seulement contribué de façon fort heureuse au développement de l'activité générale ; il a été aussi, en quelque sorte, un agent de fusion, et il a contribué à la disparition d ' u n régionalisme plus ou moins latent. Gela doit se dire s u r t o u t des Irlandais et des Allemands. Les famines irlandaises, qui début è r e n t en 1845, et l'échec de la révolution allemande en 1848 f u r e n t pour les Etats-Unis des aubaines sans pareilles. Bien différentes sont l'influence et la valeur des immigrants méridionaux et orientaux, Italiens, Hongrois, Juifs et Slaves, qui se sont déversés par grandes masses sur les E t a t s - U n i s p e n d a n t les dernières années du x i x e siècle ; loin d'être des éléments de progrès, ces nouveaux immigrants, a u x langues exotiques, à la vie humble et a u x prétentions modestes, f u r e n t une p â t e molle entre les mains des capitalistes. Mais ce bétail h u m a i n contribua par ses muscles au développement d'une splendide civilisation matérielle.


CHAPITRE LE

COLOSSE

AUX

Vili

PIEDS

D'ARGILE

On a reproché à l'Espagne le système qu'elle a d o p t a dans ses relations commerciales a \ e c ses provinces américaines, comme si l'exclusion de l'étranger a v a i t été une invention et une pratique particulièrement espagnoles. Tous les peuples colonisateurs, à l'époque moderne, ont considéré leurs établissements d'outremer comme des provinces analogues aux provinces européennes, sans quoi il n ' y a u r a i t pas eu de solidarité possible. E t même, pour donner plus de force à cette union, on élabora u n système de limitation de la production qui, du point de vue économique, faisait de ces établissements lointains des prolongements et des compléments de la mère-patrie. « Les colonies anglaises d'Amérique du Nord étaient habituellement désignées par le nom de plantations, et considérées comme une simple continuation de l'Angleterre ; aussi ne devait-on pas traiter ces colonies comme des groupes indépendants, mais comme des parties d ' u n t o u t auxquelles s'appliquaient les principes courants de la politique économique... Les restrictions q u ' o n leur imposait dérivaient d ' u n mécanisme f o n d a m e n t a l , qui n'est nullement irrationnel, et c'est pourquoi on leur interdisait d'entrer en concurrence avec la mèrepatrie (1) ». (1) W. Cunningham, Western civilisation in its economie aspects. Mediaeval and modem times, p. 219-220.


— 219 — La politique de l'Espagne sur ce point f u t moins rigoureuse. « Malgré une tendance persistante à une organisation exclusive e t restrictive, l'Espagne interv i n t d ' u n e façon peu systématique dans l'économie américaine, et sa politique f u t sensiblement différente de celle que p r a t i q u a i e n t presque tous les peuples européens à l'époque du mercantilisme. Pour des raisons économiques, elle se m o n t r a toujours hostile a u x étrangers. E n effet, elle voulait principalement réserver au roi ou à ses sujets les énormes bénéfices de ce commerce et s u r t o u t empêcher l'exportation de m é t a u x précieux \ e r s les pays étrangers. Mais t o u t en mainten a n t son privilège de fournisseur unique de produits européens, la métropole n'insista pas pour se faire acheter par les colonies le? articles qu'elles-mêmes produisaient de leur côté, II y eut assurément u n certain nombre de prohibitions, mais nous voyons aussi les souverains travailler au développement de l'industrie et de l'agriculture et les protéger (1). » Ce système eut u n défaut, plus funeste pour l'Espagne péninsulaire que pour l'Espagne américaine : ce monopole n ' é t a i t pas espagnol et antiaméricain, mais bien p l u t ô t antiespagnol. Lorsqu'il n ' y a v a i t pas encore de Nouvelle-Espagne ni de Pérou, la reine Isabelle se proposa de faire particulièrement bénéficier les Castillans du commerce des Iles situées « du côté des Indes ». Ce privilège, justifié par les circonstances, devait à la longue devenir incompatible avec les intérêts de l'unité espagnole. Ensuite, les Rois Catholiques voulurent donner à la Couronne u n droit de contrôle et de protection dans la colonisation et une p a r t directe dans les bénéfices commerciaux. Leur second projet ne p u t se réaliser par suite du développement imprévu (1) Clarence Henry Haring, Trade and navegalion belween Spain and the Indies in the limes of the Hapsburgs, Cambridge, Harvard University Press,1918, p. 123.


— 220 — d u commerce américain. Lorsqu'il était encore dans son enfance, on créa, le 20 janvier 1503, u n organisme spécial, la Casa de Conlralaciôn de Séville, qui, par sa constitution, pouvait répondre aux desseins de la Couronne, et pouvait canaliser p a r f a i t e m e n t l'activité commerciale. Il en f u t ainsi, en effet ; mais cette mesure, qui aurait dû être provisoire resta en vigueur p e n d a n t trois siècles. La Casa de Conlralaciôn, organisme puissant et capable d'une activité plus utile et plus vaste, f u t subordonnée à la politique d'une monarchie parasitaire qui rendit chaque jour le privilège plus strict, au point de placer t o u t le commerce américain dans les mains de l'oligarchie d'une seule ville espagnole, et exclut ainsi de ses bénéfices l'énorme m a j o r i t é du peuple, au grand dommage de la production et du commerce maritime. La Casa de Conlralaciôn de Séville f u t donc le symbole du monopole d ' u n groupe, qui avait u n caractère non seulement local, mais antinational. De là n a q u i t en Espagne cette croyance que la découverte de l'Amérique avait été une cause de ruine pour la nation. Les Rois Catholiques laissèrent une Espagne prospère, populeuse et entreprenante, une Espagne s u r t o u t f o r t e m e n t attirée par la mer. La courbe continua de monter p e n d a n t le règne de Charles-Quint... j u s q u ' à la catastrophe : les industries s'arrêtèrent, les grands centres urbains se -vidèrent, le pays entier appauvri a b a n d o n n a la saine expansion colonisatrice pour l'émigration qui dépeuplait la métropole. Il y e u t peut-être un concours de circonstances défavorables dans cette décadence ; car, à côté des folies de la Couronne e t des a t t e n t a t s commis par les Codes contre l'industrie, nous trouvons des faits tels que les épidémies venues du Levant, à quoi l'on n'a pas donné l ' a t t e n t i o n qu'ils méritent. Malgré t o u t , il semble que l'inondation d'argent américain, augmenté de celui de Guadalcanal, amena a u t o m a t i q u e m e n t l'expulsion de l'or et une élévation des prix telle que les articles espagnols s'accu-


221 mulaient sur le marché, tandis que les produits é t r a n gers entraient en masse et que l'argent se m e t t a i t à sortir à son tour. Le remède, évidemment, était dans le développement du commerce d'outre-mer ; mais pour cela u n seul p o r t était insuffisant (1). E n outre, comme le t r a f i c maritime était menacé de mort, en temps de guerre, par les corsaires ennemis, et, en temps de paix, par ces mêmes corsaires devenus de vulgaires pirates, on n ' a v a i t q u ' u n moyen de le sauver, c'était que l'Espagne t o u t entière t r a v a i l l â t à rendre sa marine marchande, si mobile et audacieuse au temps des Pinzón et de J u a n de la Cosa, capable de nettoyer la mer. Les flottes de guerre étaient alors inconnues. La puissance navale d ' u n pays dépendait de la valeur de sa marine marchande, qui se t r a n s f o r m a i t en marine de g u e n e quand il était nécessaire. L'Espagne, de ce point de vue, disposait de ressources énormes et d'éléments inappréciables : la vocation, l'expérience de la population côtière, le bois excellent de la zone cantabrique, qui alimentait ses arsenaux, et le bois non moins excellent de Cuba, du Y u c a t á n et des côtes du Pacifique, du Chili à la Nou(1) Le licencié Zuazo disait, dès le 22 janvier 1528, • qu'il fallait favoriser les marchands et leur donner la liberté d'aller aux Indes par tous les ports, car il y avait de grands inconvénients à ne donner au commerce que la seule issue de Séville ». On lit dans un autre mémoire : « La base de la colonisation, ce seront les travailleurs, les champs de blé, les vignobles, les plantations de coton, etc..., qui, avec le temps, donneront plus de profit que l'or... Il faut en même temps que tous les ports de Castille puissent exporter des marchandises et des vivres, sans que l'on soit forcé d'aller à Séville. » Voy. collection Muñoz, tome L X X V . Voy. aussi José Arias Miranda, Examen crítico histórico del influjo que tuvo en el comercio, industria y población de España su dominación en América, Madrid, 1854. L'auteur prétend que toute la législation favorisait l'Amérique aux dépens de l'Espagne. Son étudo a le défaut d'être unilatérale, mais, en dépit de son esprit de système, on y trouve des considérations du plus grand intérêt.


— 222 — velle-Espagne (1), le fer de Biscaye, de très bonne fibre végétale en Europe et en Amérique, e t des m a t é r i a u x pour calfater. Mais il eût fallu confier la police des mers aux marins et a u x a r m a t e u r s ; la Couronne s'y opposa, ou, plus exactement, les créanciers du roi qui exploit a i e n t le privilège de Séville. On s ' a t t a c h a avec une obstination invraisemblable à restreindre le trafic et à l'arracher à la nation, pour le confier à une oligarchie de commerçants, en échange des avances que ceux-ci faisaient à u n monarque ruiné qui possédait l ' E m p i r e des Indes et vivait d'expédients (2). Le commerce américain devait passer par u n entonnoir et, pour veiller sur ce commerce de p o r t unique, on organisa le système des flottes. Celles-ci f u r e n t instituées officiellement en 1543, mais, dès 1537, on a v a i t commencé à en expédier (3). Les b â t i m e n t s devaient être au moins de cent tonn e a u x et chaque flotte devait en compter dix au minim u m , protégés par u n nombre suffisant de navires armés, qui variait selon les circonstances ; toutes les (1) La première construction navale d'Amérique date de 1496. Colomb arma alors une caravelle appelée Sanla Cruz. Son frère ensuite en construisit deux autres. Naturellement, cette industrie devait être plus active sur le Pacifique. Vingt ans après la découverte de la Mer du Sud, trente navires avaient été construits dans les arsenaux américains du Ponant. Vers la fin du x v i s siècle, on essaya de développer la construction navale à la Havane, Campêche, Saint-Domingue, Porto-Rico et la J a maïque. Mais cette activité ne résolut pas le problème, pour la raison qui est donnée dans le texte. (2) Il faut dire en toute justice que, par un préjugé bizarre, mais fort répandu on Espagne, les consommateurs étaient partisans de ces restrictions. « Les Cortes de Valladolid demandaient qu'on ne laissât point sortir à destination des Indes les articles fabriqués en Espagne, car ce trafic portait un grave préjudice, aussi grave, ou plus, que l'exportation des produits vers d'autres provinces ». (Arias Miranda, op. cil., p. 73.) (3) Voir l'ordonnance du 13 février 1552 pour la Conlralacion et la cédule du 16 juillet 1561.


— 223 — flottes comprenaient u n navire-capitaine et u n navireamiral. Il y a v a i t une flotte en mars et une a u t r e en septembre. Les galions voguaient de conserve j u s q u ' à la mer des Caraïbes ; là, chaque navire prenait la direction du p o r t où il devait se rendre. Le gros gagnait Nombre de Dios, sur l'Isthme, pour y débarquer les marchandises destinées aux pays du Pacifique et embarquer l'argent du Pérou. Au retour, La H a v a n e était le point de concentration des envois du Pérou et du Mexique. Tel est le système qui, avec des interruptions fréquentes, l'une même de quinze ans, et avec des modifications diverses qu'il n'est pas possible d'exposer ici, dura j u s q u ' a u dernier tiers du x v i u e siècle. Le seul port de l'Espagne autorisé à faire le commerce f u t Séville, j u s q u ' a u d é b u t de ce même x v m e siècle, puis Cadix j u s q u ' à l'admission de onze ports espagnols : Málaga, Alicante, Carthagène, Barcelone, Santander, La Corogne, Gijón, Palma, Santa Cruz de Tenerife, Tortosa, Almería, outre Cadix et Séville. La Liberlad de Comercio f u t définitivement établie le 12 octobre 1778, mais ces ports commencèrent à commercer avec l'Amérique dès 1765. A u p a r a v a n t , et toujours au cours du x v u i e siècle, on a v a i t concédé une série de privilèges spéciaux à des sociétés commerciales de la Péninsule pour le t r a f i c avec certaines zones américaines, comme la célèbre Compagnie Guipuzcoane, qui travailla au Yénézuéla. Les compagnies, de commerce f u r e n t : la Compagnie du Honduras, fondée en 1714, celle de Caracas, fondée en 1738, celle de La Havane, fondée en 1740, et celle de Saint-Domingue, en 1757. Il faut mentionner aussi la Compagnie des Philippines, qui dura peu de temps. Considérant le seul aspect commercial du système, u n économiste espagnol écrit que cet a b a n d o n du commerce entre deux mondes a u x Jueces de Sevilla doit paraître insensé, e t il s'étonne « q u ' o n ait m a i n tenu p e n d a n t près de trois siècles, avec une rare per-


— 224 — sévérance, une pareille monstruosité. Gomment étaitil possible que la Casa de Gontrataciôn approvisionnât en toutes choses tous les marchés américains ? Gomm e n t l'Espagne allait-elle absorber toutes les richesses et tous les produits d'outre-mer (1) ? » Mais examinons le degré de faiblesse navale où la politique de la Couronne fit tomber l'Espagne. Les Français, les Anglais et les Hollandais a t t a q u a i e n t les vaisseaux des Indes en temps de paix comme en temps de guerre. Or il était évident, par les offres q u ' o n faisait c o n s t a m m e n t au roi, q u ' e n échange de la liberté du commerce, telle qu'elle f u t établie en 1778, les a r m a teurs du Pays Basque, de Santander et de la Galice auraient pu équiper une flotte m a r c h a n d e capable de faire face à l'ennemi et que, unis a u x a r m a t e u r s a n d a lous et catalans, et s u r t o u t avec le concours des arsen a u x américains, ils auraient complètement chassé des Indes les boucaniers (2). Mais quel a été le résultat de ce t r a f i c limité a u x flottes officielles ? Français, Hollandais et Anglais s'emparèrent peu à peu des Antilles. Ils ne p a r v i n r e n t pas, il est vrai, à s'établir sur le continent, et l'Angleterre échoua dans son projet de m e t t r e la main sur le commerce hispano-américain ; (1) J . Piernas Hurtado, La Casa de Conlralaciôn de las Indias, Madrid, 1907, p. 29. (2) C'est ce qu'on vit clairement vers le milieu du x v m e siècle. « Pendant la seule période qui va de 1742 à 1754, les gouverneurs de la Havane et de Santiago délivrèrent plus de cinquante lettres de course et plus de cinquante bâtiments, vaisseaux, brigantins et balandres, montés par les marins et les jeunes gens du pays, s'emparèrent de plus de trente frégates et brigantins et de quatre-vingt-trois embarcations, presque toujours à l'abordage et sans perdre plus de treize bâtiments. Ces années-là furent aussi prospères que glorieuses pour Cuba ; on prit aux étrangers plus de six cents nègres, plus de mille Anglais furent faits prisonniers, et la valeur des prises faites atteignit plus de deux millions de pesos. » (Jacobo de la Pezuela, Hisloria de Cuba, dans Indaslrial naval, par Ricardo Cappa, tome III, p. 103-104.)

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— 225 — mais l'Espagne et ses provinces d'outre-mer p a y è r e n t u n lourd t r i b u t aux écumeurs de l'Océan. Nous avons déjà conté u n épisode de l'activité des corsaires f r a n çais sur la côte brésilienne, e t nous les avons vus s'emparer d ' u n des premiers b a t e a u x partis du Mexique. Mais cela n ' é t a i t rien. E n 1536, u n corsaire pénétra dans le p o r t de Chagres, s'empara d ' u n navire qui t r a n s p o r t a i t des chevaux de Saint-Domingue, jeta ceux-ci à la mer e t s'enfuit avec le bâtiment. Quelques jours après, il s ' e m p a r a i t de trois autres b a t e a u x abandonnés et les emmenait par le canal de la Floride. E n 1540, c'était le sac de San Germán de P u e r t o R i c o ; en 1541, celui de la B u r b u r a t a ; en 1544, Carthagène des Indes t o m b a i t a u x mains des pirates. A Santa Maria de los Remedios, ceux-ci pillèrent j u s q u ' a u x tombes des églises ; La Havane, Santiago de Cuba et Santa María de los Remedios les repoussèrent la même année; en 1555, les flibustiers occupèrent la ville et, forcés de se r e m b a r quer, commencèrent sur l'ordre de leurs chefs par incendier la cathédrale et l'hôpital et piller les maisons ; les plantations de La Havane, comme celles du Cap de la Vela, f u r e n t rasées, les arbres fruitiers coupés e t les a n i m a u x domestiques massacrés ; trois mois plus t a r d , d'autres flibustiers ravagèrent ce qui restait e t brûlèrent les maisons que les h a b i t a n t s commençaient à reconstruire (1). Ces colonies naissantes, peu peuplées, éloignées les unes des autres, auraient dû être protégées par une marine vigilante, e t ne le f u r e n t point. Le gouvernem e n t des Indes t e n t a de n o m b r e u x remèdes, comme les Fiólas de Barlovento, les pataches côtières, les célèbres galions de Pedro Menéndez de Avilés, les petites embarcations qui croisaient parmi les récifs des îles ; mais tous ces remèdes f u r e n t abandonnés, soit q u ' o n les r e c o n n û t (1) Colección de documentos relativos a ¡as posesiones de Ultramar, Segunda Serie, tome VI, p. 22 23, 360. 17


— 226 — insuffisants, soit que l'on m a n q u â t d'argent. L ' u n i q u e remède à quoi l'on aurait dû avoir recours ne f u t pas employé. Qui a v a i t fondé ces colonies ? L'Espagne. Qui devait les soutenir ? L'Espagne seule. La Couronne ne sut pas voir que le colonisateur et le marin se complétaient ; elle ne sut pas voir que les Petites Antilles, t o t a l e m e n t abandonnées, et les Grandes, à moitié abandonnées, deviendraient une base pour les étrangers, si on ne facilitait pas leur accès aux Espagnols ; ceux-ci seraient venus travailler à l'exploitation du bois et des bêtes sauvages pour la fabrication du cuir, à la culture des plantes tropicales, à la construction navale et à la chasse au boucanier. Après les corsaires français v i n r e n t les pirates anglais de la reine Elisabeth, dont les entreprises f u r e n t plus ambitieuses. J o h n Hawkins a t t a q u a i t en 1565 le Rio de la Hacha, en Terre Ferme ; mais, en 1568, il était mis en fuite, à Ulua, par la flotte espagnole ; en 1577, Francis Drake passait le détroit de Magellan et désolait t o u t e la côte du Pacifique ; Thomas Cavendish capt u r a i t en 1587, sur la côte de Californie, le galion de Manille Sanla Ana. Clifïord, Grenville et d'autres terrorisaient la Terre Ferme. P e n d a n t les huit dermeres années du xvi® siècle et p e n d a n t les deux premières du x v i i e , Essex et Howard incendiaient les b a t e a u x de la baie de Cadix. Drake et Hawkins entreprenaient de nouvelles opérations contre les Antilles et Cumberland d é v a s t a i t l'île de Porto-Rico. La destruction de l'Invincible Armada marque le commencement d'une ère nouvelle, et pour l'Espagne e t pour l'Angleterre. L'Espagne commença à décimer et l'Angleterre à prospérer. La domination de la mer devint la préoccupation essentielle des hommes d ' E t a t anglais. C'est u n i q u e m e n t par la domination de la mer que l'Angleterre l'emporta sur l'Espagne. Elle détruisit la marine espagnole à la fin du xvi* siècle, dans le nord. Elle la détruisit de nouveau au x v n e sur les


— 227 — c ô t e s d e Sicile, e t l u i d o n n a le c o u p d e g r â c e à T r a f a l gar, au d é b u t du x i x e . Lorsque commença cette lutte d e p l u s d e d e u x siècles, l ' E s p a g n e é t a i t u n g é a n t e t l ' A n g l e t e r r e u n pygrriée ; l ' E s p a g n e p o s s é d a i t les p a y s les p l u s r i c h e s d e l ' A n c i e n e t d u N o u v e a u M o n d e , le M e x i q u e , le P é r o u , N a p l e s , M i l a n , les F l a n d r e s e t les P a y s - B a s ; elle d i s p o s a i t d e la m e i l l e u r e i n f a n t e r i e e t d e s g é n é r a u x les p l u s f a m e u x d e l ' E u r o p e . L e s y s t è m e espagnol n ' a v a i t q u ' u n p o i n t faible, mais qui corresp o n d a i t p r é c i s é m e n t au seul p o i n t f o r t de l'Angleterre, e t l ' E s p a g n e s ' o b s t i n a à d é t n u i r e e l l e - m ê m e sa p u i s s a n c e navale, tandis que l'Angleterre, comme nous l'avons dit, consacra t o u t e son énergie au d é v e l o p p e m e n t de ses r e s s o u r c e s m a r i t i m e s (1). « L a r e i n e E l i s a b e t h n ' a v a i t q u e t r e n t e - s i x v a i s s e a u x d e g u e r r e a u d é b u t d e la l u t t e d é c i s i v e a v e c l ' E s p a g n e , e t p r e s q u e t o u t e sa f l o t t e c o n (1) Le principe qui f u t à la base de la grandeur anglaise avait été formulé avant la découverte de l'Amérique par VAdelanlado de Castille, D. Martin de Padilla : « N'est point maître do la terre qui n'est point maître de la mer ». Mais l'Angleterre le reconnut, l'appliqua et le pratiqua, tandis que l'Espagne le méconnut et l'oublia. C'est en vain que le génial Saavedra Fajardo prétendait faire comprendre la théorie du pouvoir naval, qu'il formula avec une netteté surprenante ; on croit lire un ouvrage de l'amiral Mahan : « Si l'Espagne n'avait plus les deux pôles de la Méditerranée et de l'Océan, sa grandeur tomberait aussitôt... C'est pourquoi l'empereur Charles-Quint et le duc d'Albe don Fernando conseillèrent au roi Philippe II d'avoir de grandes forces navales. L'Espagne, qui part des Pyrénées pour s'élancer dans la mer' entre l'Océan et la Méditerranée, doit fonder son pouvoir sur la marine, si elle veut aspirer à la domination universelle et la conserver. La disposition du pays est favorable, et les ports sont bien placés pour l'entretien des flottes et pour entraver la navigation des autres nations, qui s'enrichissent ainsi et se fortifient en vue de nous faire la guerre—principalement si l'on assure par les armes le commerce et le trafic des marchandises, qui développent la marine, transforment les ports en arsenaux et en magasins, les enrichissent de toutes les choses nécessaires aux flottes, donnent au royaume do quoi les entretenir et le peuplent et le multiplient. » (Empresci, LXVIII.)


— 228 — sistait en des b a t e a u x marchands réunis à Londres, à Bristol e t dans d ' a u t r e s ports. Les particuliers se chargeaient personnellement du c o m m a n d e m e n t de leurs navires pour travailler à la déroute des Espagnols. Les hostilités révélèrent l'infériorité de la flotte m a r chande e t la nécessité d ' u n t y p e spécial pour la guerre navale. P e n d a n t le siècle qui suivit, les Anglais consacrèrent t o u t leur effort à la création d'une flotte de combat homogène, c'est-à-dire construite spécialem e n t pour la guerre et soumise à une seule autorité. La force croissante de l'Angleterre sur mer donnait de l'énergie à ses ambassadeurs, et les Anglais commencèrent à porter h a u t la tête ». (Archibald H u r d , Sea Power, Londres, 1906, p. 54-55.) La piraterie hollandaise eut son m o m e n t de splendeur, qui correspondit précisément au d é b u t de la décadence espagnole. E n 1598, en 1615 et en 1623, les côtes du Pérou f u r e n t le t h é â t r e de ses exploits. Jacques l ' E r m i t e bloqua le Callao p e n d a n t cinq mois, et le chef qui lui succéda après sa m o r t dévasta Guayaquil. Les principales prouesses des Hollandais f u r e n t , en 1625, l'occupation de Pernambuco, qu'ils t i n r e n t p e n d a n t u n q u a r t de siècle, et la prise d'une flotte des Indes en 1628, succès sans précédent. La décomposition de l'empire espagnol se précipite p e n d a n t la première moitié du x v n e siècle. E n 1640, Louis X I I I disait que t o u t e la marine espagnole consistait en u n vaisseau loué aux Anglais et u n a u t r e prêté par le duc de Florence (Cesáreo Fernández Duro, Armada Española, tome IV, p. 259). E n 1655, l'Angleterre s'empara de la J a m a ï q u e (1). Cromwell voulait avoir une base pour la poursuite des flottes des Indes. Celles-ci f u r e n t prises, en effet, en 1656 e t en 1657, mais sur les côtes d'Andalousie et près des Canaries, non dans la mer des Antilles ; l'ar(1) Les boucaniers français et anglais occupaient Saint-Christophe depuis 1625.


g e n t que t r a n s p o r t a i t la première t o m b a a u x mains des assaillants, et l'argent de la seconde d u t être jeté à la mer. Cependant, Santa Maria et le Rio de la H a c h a étaient dévastés. Trois ans plus t a r d , Santa Maria l'était de nouveau, e t la course s'étendait j u s q u ' à Tolú, Cumaná, Coro et Puerto-Cabello. La liste des pillages qui eurent lieu p e n d a n t quinze ans à partir de la prise de la J a m a ï q u e est d'une longueur édifiante : C u m a n á (deux fois), Cumanagota (deux fois), Maracaïbo et Gibraltar de Indias (deux fois), Rio de la Hacha (cinq fois), Santa Marta (trois fois), Tolú (huit fois), Portobello (une fois), Ghagres (deux fois), P a n a m á (une fois), Santa Catalina (deux fois), Trujillo (une fois), Campêche (trois fois), Santiago de Cuba (une fois). Un grand nombre de villages, dans l'intérieur de la Española, du Honduras, du Nicaragua et du Costa-Rica, f u r e n t rasés en diverses occasions. De 1671, année de la fameuse prise de P a n a m a par H e n r y Morgan, à 1685, il y eut une a u t r e razzia épouvantable, p e n d a n t laquelle, d'après le marquis de Varinas, disparurent soixante millions de couronnes, sans compter ce qui f u t volé ou détruit sur mer. L'Angleterre a v a i t suffisamment ruiné l'Espagne et participait déjà d'une façon assez considérable aux bénéfices du commerce hispano-américain pour qu'il lui p a r û t absurde de continuer le sytème de la piraterie. Les Français de leur côté, maîtres de la Tortue, a y a n t u n pied en Haïti, comprirent aussi que leur propre intérêt leur conseillait de légaliser leur situation. Néanmoins, le banditisme maritime vécut encore quelques années. C'est ainsi qu'en 1683 Vera-Cruz f u t occupée par les pirates et souffrit p e n d a n t plusieurs jours les horreurs de la faim et du pillage (1). La même année, Campêche (1) Cf. Relación de la ocupación y saqueo de Vera Cruz, sacado de una caria de Méjico, Colección Navarrele, tome X X X I I I , fol. 10, et Gervasio Artiñano, El comercio de Indias durante el reinado de los Auslrias, Madrid. 1917, p. 228-229.


— 230 — t o m b a i t a u x mains des pirates. Ceux-ci gagnaient le Pacifique, soit en t r a v e r s a n t l'Isthme, soit en faisant le tour par le détroit de Magellan. Les dernières a t t a ques ne f u r e n t pas les moins brutales, et l'occupation de Carthagène, en 1697, p a r u t marquer l'apogée du désordre. Le célèbre Pointis croyait pouvoir s'emparer du pays, mais il n ' y réussit point et d u t se retirer avec les forces régulières, laissant la place à ses auxiliaires les boucaniers. Les Français m i r e n t la m a i n sur u n trésor et, parmi les j o y a u x du butin, leur chef emporta une émeraude qu'il offrit à Louis X I Y , q u a n d le RoiSoleil reçut, avec de grands honneurs, son habile capitaine. Il ne m a n q u a i t plus à la décadence espagnole que la consécration des traités ; elle ne t a r d a pas. P e n d a n t le x v m e siècle, après la paix d ' U t r e c h t , l'Espagne se releva, mais dans u n cercle beaucoup plus restreint, comme simple satellite de la France, j u s q u ' à la consommation de sa ruine, conséquence du suicide de Trafalgar. Une fois de plus, l'Angleterre voulut m e t t r e la main sur les provinces hispano-américaines et t e n t a une a t t a q u e militaire directe ; mais elle échoua à Buenos Aires. Les pays américains s'éveillèrent à la vie indép e n d a n t e , en théorie t o u t au moins, et t o m b è r e n t en fait dans la dépendance commerciale et financière de l'Angleterre, remplacée plus t a r d , d'abord au Mexique, puis dans l'Amérique du Sud, par les Etats-Unis. Il est miraculeux que le commerce entre l'Espagne e t les pays d'outre-mer ait pu se soutenir et se développer malgré la ruine industrielle de la nation, la perte de la base navale des Antilles, l'insuffisance de la m a r i n e royale et les erreurs de la politique adoptée par la Couronne. Mais t o u t s'explique, car il n ' y a pas de miracles en histoire. P e n d a n t les t r e n t e ans qui suivirent la déclaration de la liberté commerciale entre les ports espagnols et les ports américains, l'augmentation du trafic f u t constante et correspondit exactement a u


— 231 — développement maritime ; mais le commerce était nécessairement soumis a u x contingences de la lutte navale, et il diminua quand cette lutte f u t défavorable (1). Ainsi, au d é b u t du x i x e siècle, les colonies espagnoles furent, p e n d a n t deux ans sans relations commerciales avec l'Europe. Voici la valeur des exportations p e n d a n t les jours qui précédèrent l'Indépendance : PESOS

P r o d u i t s agricoles Produits miniers

30.000.000 38.500.000 Total

68.500.000

Les importations, y compris les importations de contrebande, s'élevaient à 59 millions. Les pays américains contribuaient à l'exportation pour les chiffres suivants (en pesos) : Produits agricoles

Vice-royauté de Nouvelle Espagne 9.000.000 Vice-royauté du Pérou et capitainerie générale du Chili 4 . 0 0 0 . 0 0 0 Vice-royauté de NouvelleGrenade 2.000.000 Vice-royauté de Buenos Aires (et Haut-Pérou) . . . . 2.000.000 Capitainerie générale de Caracas 4.000.000 Capitainerie générale de La H a v a n e et P o r t o - R i c o . . 9 . 0 0 0 . 0 0 0 Tots 1

' 30.000.000

Prodoits miniers

22.500.000 8.000.000 3.000.000 5.000.000

38.000.000

(1) De 1722 à 1769, on lança 26 navires et 13 frégates. De 1773 à 1795, on lança 29 vaisseaux de ligne, dont 10 armés de 112 canons, 30 frégates et 22 brigantins. On mit en ligne contre l'Angleterre 63 vaisseaux et un total de 294 bâtiments. Le personnel monta de 600 hommes à l'époque de Philippe V à 30.000


— 232 — On p e u t se rendre compte de ce que signifiait alors l'approvisionnement d ' u n groupe de pays qui absorbait des marchandises européennes pour une valeur de 59 millions de pesos, si l'on considère qu'en 1791 l'exportation des E t a t s - U n i s était de 19 millions et que l'Angleterre e x p o r t a i t en France, en Allemagne et au P o r t u g a l pour moins de 26 millions : 5.700.000 en France, 7.600.000 au Portugal et 12.400.000 en Allemagne. E n 1802, le t r a f i c f u t exceptionnel, par suite de l'accumulation des marchandises p e n d a n t les hostilités. Seul, Cadix r e ç u t d'Amérique pour 82 millions de pesos, ce qui é q u i v a u t à l'importation totale de l'Angleterre en 1790. Le développement de ce t r a f i c reposait sur la flotte de Charles I I I , qui, unie à celles de la France et de la Hollande, a v a i t paralysé la flotte britannique p e n d a n t la guerre d'indépendance des E t a t s Unis ; mais, après Trafalgar, il s'agissait seulement de savoir si l'Angleterre serait maîtresse réelle ou virtuelle des ports par où se faisait le t r a f i c hispano-américain, Vera-Cruz, la H a v a n e , le Callao, Carthagène, Buenos Aires, la Guaira, Guayaquil, Porto-Rico, Cumaná, Santa Marta, P a n a m á et Portobello. en 1788 et à 60.000 en 1795. Cf. Gervasio Artiñano y de Galdácano, La producción española en la edad moderna, Madrid, 1914, p. 61-62.


CHAPITRE LAS

CASAS

ET

«

LA

IX

DESTRUYCION

DE

LAS

INDIAS

»

On a dit qu'une colonie sans esclaves est u n couteau sans lame (Nieboer, Slavenj as an induslrial systern). L'Angleterre a cherché des esclaves blancs pour la Nouvelle-Angleterre et des esclaves noirs pour ses plantations de t a b a c et d'espèces subtropicales. Elle a exterminé les indigènes dans ses colonies du nord et les a exterminés dans ses colonies du sud ; elle les a exterminés au Canada ; elle les a exterminés en Australie. E n Afrique du Sud, Anglais et Hollandais se sont contentés d'exploiter les indigènes, comme on exploite t o u t e race inférieure ; ils les exploitent encore. Le nègre y est privé des droits les plus élémentaires, et plus de q u a t r e millions d'individus se t r o u v e n t dans une situation lamentable (1). La disproportion entre les blancs et les gens de couleur dans les pays tropicaux occupés par les Européens m o n t r e bien que ceux-ci ne v o n t pas vivre sous certains climats pour travailler eux-mêmes, mais pour faire travailler des races inférieures : « Dans les pays soumis à la domination européenne, la proportion entre blancs et gens de couleur varie beaucoup de l ' u n à l ' a u t r e : cette proportion est de 1 à 600 à Ceylan, et de 1 à 10 dans les Barbades. L'extraordinaire q u a n t i t é de blancs qu'on t r o u v e dans cet archipel est due à l'intro(1) Cf. The colour problem in South Africa, by William Charles Scully (The Edinburgh Review, July, 1912). Sur la situation des indigènes dans l'Afrique du Sud, voyez encore New Age, 19 juillet 1917.


— 234 — duction d'esclaves blancs, il y a deux cents ans ; leurs descendants forment une classe abjecte. E n dehors de l'Australie, d o n t les mines ont attiré une énorme population blanche qui change c o n s t a m m e n t (continually shifiing), aucune colonie tropicale ne possède une population blanche proportionnellement aussi considérable que celle des Barbades. » (Delusions about tropical culiivations, b y G. W. William des Vœux, The nineteenlh cenlury, July, 1894.) Lorsqu'ils occupèrent Saint-Domingue et les trois autres Grandes Antilles, Cuba, Porto-Rico et la J a m a ï que, les Espagnols croyaient y trouver des mines d'or inépuisables e t des esclaves pour le travail d'extraction comme pour l'entretien journalier des colons. Mais bientôt les mines se trouvèrent épuisées, e t les Antilles, comme les Canaries, devinrent des pays exclusivement agricoles, spécialisés, en dehors de l'esclavage, dans les cultures tropicales, canne à sucre, banane, ananas, orange et café. Mais, à ce moment-là, la population indigène avait déjà disparu : les réserves d'esclaves, comme les Lucayes, s'épuisèrent aussi ; et l'on d u t avoir recours à l'introduction des nègres, qui donna u n caractère spécial à la Méditerranée américaine e t modifia sa destinée. La disparition de la population indigène est u n des problèmes historiques les plus intéressants, non seulem e n t en lui-même, mais aussi parce qu'on s'en est servi comme a r g u m e n t contre la conquête espagnole. L ' E s p a gnol est essentiellement destructeur, incapable de t o u t e création ; c'est l'aventurier qui quitte sa patrie à la recherche de l'or, et reste indifférent à toutes les séductions du bien-être conquis par u n effort persévérant e t méthodique. L'Espagnol, fidèle à ses origines guerrières, s'oppose a u x races supérieures, et t o u t particulièrement a u x irréprochables Anglo-Saxons, par les traits suivants : orgueil, ignorance, mépris du travail, cupidité, fanatisme e t cruauté. Or, ce jugement, ou plutôt cette c o n d a m n a -


— 235 — tion, prononcée au x v i e et au x v i i e siècle par les ennemis de l'Espagne, est devenu une chose entendue, sur quoi il n ' y a v a i t pas à revenir, a v a n t même que l'on conn û t le caractère particulier de l'œuvre espagnole en Amérique, c'est-à-dire a v a n t la fin du premier siècle de la conquête et la formation des centres « différenciés » de colonisation, comme la Nouvelle-Espagne, la N o u velle-Grenade, le Pérou, le Chili, le Vénézuéla et le Paraguay. On me p e r m e t t r a de transcrire, en manière d'introduction à l'étude de cette question, u n passage de H u m b o l d t digne d'être soigneusement médité, comme toutes les pages du s a v a n t allemand : « Comme la population primitive des Antilles a complètement disparu, car les zambos caraïbes, nés de l'union des indigènes et des nègres, f u r e n t transportés en 1796 de l'île de San Vicente à celle de R a t â n , on doit considérer la population actuelle des Antilles (2.850.000) comme composée d'élém e n t s européens et africains. Les nègres de race pure en constituent presque les deux tiers, les blancs u n sixième et les sang-mêlé u n septième. Dans les colonies espagnoles du continent, les descendants des Indiens, qui ont disparu, se t r o u v e n t être les métis et les zambos, nés de l'union des indigènes soit avec des blancs, soit avec des nègres. On ne peut faire dans l'archipel des Antilles cette constatation consolante. L ' é t a t de cette société, au d é b u t du x v i e siècle, était de telle n a t u r e que les colons s'abstinr e n t de s'unir aux indigènes, sauf dans certains cas, très rares, comme il arrive actuellement a u x Anglais du Canada. Les Indiens de Cuba ont disparu comme ont disparu les Guanches des Canaries •— bien qu'à Guanabacoa et à Ténérife on ait renouvelé, il y a q u a r a n t e ans, certaines pensions, modiques à la vérité, en faveur de quelques familles qui prétendaient avoir plus ou moins de sang indien ou guanche dans les veines. Nous n'avons plus les éléments nécessaires pour connaître le chiffre de la population de Cuba ou d'Haïti à l'époque de Christophe


— 236 — Colomb. Comment pourrait-on a d m e t t r e l'affirmation de certains historiens, fort judicieux pour le reste, qui évaluent à u n million d ' h a b i t a n t s la population de Cuba lors de la conquête, en 1511, et à 14.000 les restes de cette population en 1517 ? Toutes les données statistiques que nous trouvons dans les écrits de l'évêque de Chiapa (Fr. Bartolomé de Las Casas) sont pleines de contradictions, et, s'il est vrai que l'excellent religieux dominicain F r . Luis B e r t r á n — qui f u t persécuté par les Encomenderos, comme a u j o u r d ' h u i les méthodistes par quelques planteurs anglais — affirma à son retour « que les 200.000 Indiens de Cuba périraient victimes de la cruauté européenne », il est nécessaire d'en conclure pour le moins q u ' e n t r e 1555 et 1569, la race indigène n ' é t a i t pas près de s'éteindre, néanmoins ; telle est la confusion où se d é b a t t a i e n t les historiens de cette époque que, pour Gomara, il n ' y avait plus u n seul Indien à Cuba à partir de 1553. Si l'on v e u t avoir une idée de l'imprécision qui régnait dans les évaluations des premiers voyageurs espagnols, à u n m o m e n t où l'on ignorait encore le chiffre exact de la population des provinces espagnoles ellesmêmes, il suffit de se rappeler que le chiffre d ' h a b i t a n t s proposé par Cook et d'autres navigateurs pour l a h i t i e t les Iles Sandwich, à une époque de statistiques plus exactes, varie dans la proportion de u n à cinq. Admettons que Cuba, d o n t les côtes étaient riches en poisson et la fertilité extraordinaire, ait nourri des millions d ' I n diens (extrêmement sobres du reste, car ils ne m a n geaient pas de viande), qui cultivaient le mais, le manioc et d'autres racines comestibles ; mais, si sa population était si nombreuse, n'aurait-ellc pas connu une civilisation plus avancée que celle que nous m o n t r e n t les relations de Colomb ? Les h a b i t a n t s de Cuba auraient été moins avancés que ceux des Lucayes ? Quelle q u ' a i t été la puissance des causes de diminution, comme la t y r a n nie des conquérants, l'infériorité intellectuelle des vain-


— 237 — eus, les t r a v a u x excessivement pénibles dans les laveries d'or, la petite vérole et les suicides, il est difficile de concevoir q u ' e n t r e n t e ou q u a r a n t e ans on ait pu voir disparaître t o t a l e m e n t non pas u n million, mais seulement trois ou q u a t r e cent mille Indiens. La guerre avec le cacique H a t e y f u t de courte durée, e t n ' e u t lieu que dans la partie la plus orientale de l'île. On se plaignit peu de l'administration des deux premiers gouverneurs espagnols, Diego Velâzquez et Pedro de Barba. L'opposition des indigènes commença vers 1539, à l'arrivée du cruel I i e r n a n d o de Soto. Gômara prétend que, quinze ans plus t a r d , il n ' y a v a i t plus u n seul Indien ; mais il f a u t bien convenir que des survivants de cette population, en nombre considérable, avaient gagné la Floride dans des pirogues, croyant, d'après d'antiques traditions, que c'était le pays de leurs ancêties. La mortalité des esclaves nègres dans les Antilles p e u t jeter quelque lumière parmi toutes ces contradictions. L'île de Cuba aura paru f o r t peuplée à Colomb e t à Velâzquez, s'ils l'ont trouvée telle que la t r o u v è r e n t les Anglais en 1762. Les premiers voyageurs se laissent facilement tromper par les apparences et évaluent la population d'après la m u l t i t u d e q u ' a t t i r e sur la côte l'arrivée des vaisseaux européens, mais il est sûr que Cuba, avec les villes et villages qu'elle a a u j o u r d ' h u i , ne c o m p t a i t pas en 1762 plus de 200.000 h a b i t a n t s . Quarante-deux années ne suffisent pas pour que d ' u n peuple, même réduit en esclavage, même soumis a u x brutalités les plus inhumaines, à des t r a v a u x excessifs, mal nourri et ravagé p a r l a petite vérole, il ne reste que le souvenir. Dans beaucoup des petites Antilles qui a p p a r t i e n n e n t a u x Anglais, la diminution de la population est de 5 0/0 par an ; à Cuba, elle dépasse 8 0/0 ; mais la disparition totale de 200.000 individus en quarante-deux ans représente une diminution annuelle de 26 0/0, ce qu'on ne p e u t croire qu'avec peine, même si l'on a d m e t que la mortalité parmi les Indiens a été beau-


— 238 — coup plus forte que chez les nègres, achetés fort cher (1). » Accepterons-nous avec la même légèreté que certains historiens le chiffre de deux millions d ' h a b i t a n t s pour l'Ile Espagnole ? Dans ce cas, on aurait exterminé en u n demi-siècle, dans les q u a t r e grandes Antilles, une population indigène qui dépasserait de beaucoup quatre millions, si l'on tient compte des Indiens importés d'autres îles et de la Terre Ferme. Ces absurdes fantaisies numériques ne sont pas nécessaires pour rendre insupportable la lecture de La Deslruycion de las Indias, titre du plus populaire des écrits de Las Casas, présenté à l'Empereur en 1542 et publié en 1552. Il s'agissait là d ' u n fait malheureusement inévitable. Les îles une fois découvertes, le sauvage primitif devait forcément disparaître. L'indigène des quatre grandes Iles était une créature fragile, qui vivait dans des conditions exceptionnelles de clim a t et d'alimentation et ne pouvait supporter a u c u n changement de vie et s u r t o u t aucun travail, même sous le régime le plus bienveillant. Nus, sobres, pacifiques, les indigènes vivaient sous la protection maternelle d'une terre abondante et d ' u n climat délicieux. Ils étaient si sensibles au changement qu'il suffisait de les transporter dans u n endroit exposé au v e n t de la terre ou sur u n point élevé de la cordillère insulaire pour que se r o m p î t l'équilibre précaire de la vie organique. L'existence de ces indigènes des Antilles était donc ce que l'on pourrait appeler u n miracle, dû au concours de causes diverses, qui avaient fait d'eux une des espèces humaines les moins résistantes et les moins susceptibles d ' a d a p t a t i o n . Emmenés en Espagne, ils mouraient, même adoptés par la noblesse et au milieu du faste des palais. Ceux qui v i n r e n t en Europe au début, avec Colomb, pour être (1) Alexandre de Humboldt, Ensayo político sobre la isla de Cuba, traduction espagnole (très mauvaise), Paris, Renouard, 1827, p. 125-133 (C. P.). Nous n'avons pu nous procurer le texte original de cet ouvrage. (N. T.).


— 239 — vendus comme esclaves, disparurent complètement, et il est probable que, dans u n milieu si défavorable, ils mour u r e n t tous p e n d a n t la première année de leur séjour. Les indigènes des Iles devaient donc disparaître, non par oppression ou par pression, mais par simple contact. La brutalité inhérente à t o u t conquérant dans u n pays vierge, brutalité qu'il est superflu de justifier ou d ' a t t é nuer, ne fit que précipiter l'extermination. Alors même que les premiers colons auraient essayé d'éviter la disparition du travailleur indigène, celle-ci se serait produite, car t o u t peuple qui vit librement, sans nécessités, sauf le besoin rudimentaire d'une nourriture que lui procurent des racines panifiables et une céréale facile à cultiver, u n peuple qui ne se vêt point ni ne se chauffe, est p a r f a i t e m e n t incapable de devenir t o u t à coup le soutien d ' u n a u t r e peuple d o n t les besoins sont infiniment supérieurs. Dans le cas le plus favorable, ce peuple périt par son refus formel de se reproduire et par le développem e n t croissant du suicide collectif. A ces deux causes et à la disparition immédiate des esclaves par suite de la fatigue et des mauvais traitements, il f a u t ajouter u n facteur très i m p o r t a n t : les épidémies que le contact avec la nouvelle race provoqua dans les Iles. Mais il est impossible de déterminer quelle a été n u m é r i q u e m e n t la cause prépondérante. Cette disparition produisit chez l'Européen u n mouvem e n t d'horreur et fit naître en même t e m p s certains calculs. Quinze ans après le d é b u t de l'occupation, u n religieux de l'ordre de saint Dominique, Fr. Antonio Montesinos, m o n t a en chaire pour invectiver contre les artisans de cette extermination. Les colons élaborèrent t o u t u n système pour se justifier : l'Indien était paresseux et préférait le suicide au travail ; il était si pervers qu'il se refusait au devoir de la procréation, pour priver de serviteurs ses maîtres naturels ; ses vices t o u t païens dans lesquels il persévérait avec obstination, en particulier la sodomie, irritaient Dieu, et la sagesse suprême


— 240 — conseillait l'extinction de cette race infâme. Un prêtre de Cuba entendit les prédications des Dominicains, fit son examen de conscience et conclut qu'il ne pouvait recevoir ni administrer les sacrements t a n t qu'il a u r a i t des esclaves indiens à son service. Il alla donc trouver le gouverneur et renonça a u x Indiens qu'il possédait. Ce prêtre, par la suite Frère Prêcheur à Saint-Domingue et évêque de Chiapa en Nouvelle-Espagne, était Bartolomé de Las Casas. Un apostolat d ' u n demi-siècle, une activité étonn a n t e fondée sur une extraordinaire érudition théologique, sur une dialectique vigoureuse et souple et sur u n héroïsme admirable, font de Las Casas u n des sommets de l'humanité. Son œuvre est encore actuelle ; elle est universelle en même temps, et, d'Amérique, gagna l'Espagne et, d'Espagne, le monde entier. On a dit que l'Angleterre sans ses colonies et sans sa puissance ne v a u d r a i t pas moins, puisqu'elle a Shakespeare. On en p e u t dire a u t a n t de Las Casas et de l'Espagne, qui, elle, a perdu son empire. P a r u n singulier paradoxe, ce sont les descend a n t s des Encomenderos, de ceux qui ont exploité l ' I n dien, qui ont approuve et continué t o u t e la prédication de Las Casas, laquelle condamnait le péché de leurs ancêtres et protestait contre la persistance de l'exploitation. Ceux qui contredisent et renient Las Casas, ce ne sont pas les descendants des Encomenderos, mais les descendants de ceux qui n ' e u r e n t rien de c o m m u n avec la conquête, qui n'en f u r e n t ni les artisans ni les bénéficiaires, car ils restèrent en Espagne. Comment expliquer ce paradoxe ? Très simplement. Las Casas a posé une question américaine, une question sociale qui, en Amérique, s'appelle conquête et, en Europe, exploitation du prolétariat par le capitalisme. Les races opprimées e t les races conquises commencent par rester impuissantes et muettes. A v a n t qu'elles balbutient la première phrase de revendication, celle-ci naît d'une critique interne chez les conquérants d o n t l'esprit est plus curieux et la conscience plus délicate. Sous une forme diffuse, embryon-


— 241 — naire, avec des délais dans l'application et des réserves sophistiques, la protestation de Las Casas a conquis l'âme complexe des descendants des conquistadors, de même que le marxisme conquiert parfois le fds d ' u n capitaine d'industrie. E n Espagne, au contraire, on a réagi contre Las Casas, on l'a condamné parce que le nom de l'apôtre des Indes a été utilisé en Angleterre et en France comme u n i n s t r u m e n t de polémique contre l'Espagne et, enfin, on a vu enlui u n mauvais patriote, et, par une gradation naturelle, u n ennemi de la patrie. Mais la prédication de Las Casas n ' a v a i t pas u n caractère national, elle avait u n caractère humain, profondém e n t religieux dans son origine et social dans son but. La vérité est qu'il ne f a u t pas accuser Las Casas d'être le fondateur de la tradition antiespagnole, mais lui assigner sa place à la tête des grands évangélisateurs, de Fr. J u a n de Zumârraga, de l'évêque P a l a f o x y Mendoza, de Ruiz Montoya, de tous c e u x q u i l u t t è r e n t a v e c h é r o ï s m e pour la race conquise. On a aussi voulu voir dans Las Casas u n prêcheur stérile d o n t les élucubrations étaient justes et indiscutables en théorie, mais p r a t i q u e m e n t inapplicables, en somme u n simple agitateur. Mais Las Casas est quelque chose de plus, il est beaucoup plus ; c'est u n missionnaire, u n réaliste, un révolutionnaire pour qui sont légitimes tous les moyens de détruire l'iniquité. Las Casas est une organisation complète, la plus vaste, la plus riche, la plus forte de toutes celles qui consacrèrent leur activité morale à ce nouveau champ d'expériences. C'est u n chrétien primitif et u n politique de feu dans la manière de Carlyle ; il écrit comme u n théologien du Moyen Age et il est u n ancêtre des philosophes égalitaires. Nous comprenons qu'on ait voulu le supprimer. Cela est plus facile que de l'admirer et plus facile encore que de l'interpréter. Las Casas a donné lieu à des discussions comiques, comme toutes celles où les adversaires ignorent ce dont ils parlent. Aux accusations du Lascasisme, on oppose 17


— 242 — une déíense fondée sur les cédules royales. Que de sottises n'a-t-on pas dites au nom de cette admirable législation, des Indes ! Il ne m a n q u a i t rien à ce répertoire de charité, qu'une loi qui fît appliquer les autres. Il f a u d r a i t u u volume pour exposer et discuter les bourdes d u Lascasisme et de 1 'Anlilascasisme. Nous nous bornerons à noter u n fait qui n'est le résultat d'aucune cédule, la persistance de la race indigène et son mélange avec les conquérants. Le métis s'incorpora à la classe conquérante. T o u t ce que l'Indien souffrit ensuite ne f u t pas l'œuvre de la conquête, mais d'une nouvelle société formée en parties égales de blancs et de métis. Aussi, lorsqu'ils écrivirent leurs Noiicias secretas de América (Londres, 1826), D. Jorge J u a n et D. Antonio de Ulloa ne firent-ils pas une œuvre qu'on p û t utiliser contre l'Espagne, et rien ne serait moins compréhensible que cette interprétation, si les hommes n'étaient pas illogiques. Le formidable réquisitoire de ces deux illustres marins, inspiré par u n profond sentiment d'équité, ne p e u t être qu'antiaméricain, car il m e t à nu les vices f o n d a m e n t a u x d'une société, vices indépendants du lien politique de cette société avec l'Espagne. D ' a u t r e part, les conclusions du livre de J u a n et d'Ulloa ne peuvent pas s'étendre à tous les pays américains, et, même au Pérou, d o n t ils parlent spécialement, les Indiens ne vivaient pas tous dans les mêmes conditions, car certains étaient libres de t o u t e sujétion. Les Indiens pouvaient se diviser de la façon suivante : lo Les Indiens sauvages (bravos), s u r t o u t ceux qui, dans le nord du Mexique et au sud du Río de la Plata, utilisaient les chevaux sauvages pour leurs courses errantes, et qui, plus tard, adoptèrent les armes à feu ; 2° Les Indiens pacifiques qui vivaient complètement isolés, sans lien avec les groupes de formation européenne ; 3° Les Indiens rassemblés en missions, s u r t o u t par les Jésuites ; ces missions des Jésuites sont u n exemple


— 243 — exceptionnel des vraies méthodes pour comprendre et diriger les peuples dits inférieurs ; 4° Les Indiens qui, même lorsqu'ils formaient partie de groupes européens et étaient soumis aux lois espagnoles, vivaient d'une façon indépendante sous la forme, de communautés, républiques ou caciquats ; 5° Les Indiens qui, individuellement, a p p a r t e n a i e n t à la classe des propriétaires et d o n t la condition était semblable à celle des blancs et des métis ; 6° Les Indiens de la classe prolétarienne qui, comme tels, vivaient dans des conditions e x t r ê m e m e n t variables et d o n t la situation, par conséquent, é t a i t plus ou moins bonne ; 7° Les Indiens qui, par leur passivité, étaient victimes d ' u n e oppression distincte de l'oppression p u r e m e n t économique d o n t souffre le prolétariat de tous les pays. Les groupes de cette catégorie étaient plus nombreux dans certaines régions que dans d'autres, et leur condition a été indépendante du régime politique. Les Indiens, en somme, se divisèrent en deux grandes masses : la masse de ceux qui disparurent pour former l'élément métis et la masse des prolétaires.


CHAPITRE LES BUCHERS

DE

X

L'INQUISITION

J e ne vais pas défendre l'obscurantisme, ni l'idéal des siècles de foi. A u j o u r d ' h u i il est aussi parfaitement anachronique de défendre L'Inquisition que de l ' a t t a quer. Une campagne contre l'Inquisition ne se justifie que pour ceux dont les lumières sont les chandeliers de Ferney. L'Inquisition a été l ' i n s t r u m e n t religieux d e l'unité espagnole et, ensuite, une arme contre une force rivale. On a dit que le catholicisme est une religion politique et le protestantisme une religion morale. Mais le protestantisme a été politique aussi, car il s'est m o n t r é intolérant envers le catholicisme, comme nous l'avons vu à propos des colonies anglaises. La tolérance dont ont profité les sectes protestantes dans quelques-unes des colonies n'a été que le résultat d'une nécessité. Pour le reste, la vie morale des peuples anglo-saxons est généralement plus étroite, plus dure, plus insidieuse, et connaît des formes de tyrannie sociale et domestique ignorées des races méridionales, d o n t la sensualité païenne a humanisé la vie religieuse sous tous ses aspects. L'Inquisition défendait la forteresse et ne t y r a n nisait pas les défenseurs. Elle a été dure avec le judaïsme, dont elle redoutait la renaissance et s u r t o u t l'invasion ; elle a suivi à son égard une politique d'extirpation systématique fort efficace. Mais ceux qui voient l ' I n quisition espagnole sévissant contre les délits d'opinion se t r o m p e n t lourdement. M. Desdevises du Dézert, dont les t r a v a u x sont d'ail-


— 245 — leurs excellents, écrit dans son Espagne de l'Ancien Régime : « On arrive à admirer l'héroïsme de ceux qui s ' a v e n t u r e n t à écrire dans u n pays où la vue d ' u n livre nouveau semblait m e t t r e en fureur prêtres et magist r a t s . Il fallait être réellement fort ou possédé de la passion du vrai pour courir de gaîté de cœur a u - d e v a n t de pareils dangers ». On a cité ce passage pour montrer l'innocence de Menéndez y Pelayo et prouver que, contrairement à l'opinion de cet historien, l'Inquisition maintenait le pays dans l'ignorance la plus complète de toutes les nouveautés. Ni l ' E s p r i t des lois de Montesquieu, ni l'Empire romain de Gibbon, ni les traités les plus inoiîensifs d'anatomie ou de géographie n ' é c h a p p a i e n t aux fureurs de la police noire. Cependant, au d é b u t de l'émancipation, lorsque la j u n t e de gouvernement de Buenos Aires décide de •créer une bibliothèque publique, elle fait appel à u n Franciscain, Fr. Cayetano Rodríguez. Celui-ci demande des livres de tous côtés ; ses confrères lui en envoient ; et ce ne sont pas des recueils ou des ouvrages tendancieux, mais l'Histoire naturelle de Pline, le dictionnaire de physique de Brisson, les œuvres de Locke, une Histoire naturelle « par u n membre de l'Académie des Sciences de Londres (1) ». Le fait n'est pas exceptionnel. La lecture des livres prohibés dans les presbytères, les couvents et les palais des vice-rois fournirait matière à u n beau roman. Mais ce r o m a n n ' a u r a i t rien d'héroïque ; t o u t arrivait et t o u t se lisait sans péril (2). (1) Cf. Agustín Piaggio, Influencia del Clero en la independencia argentina, p. 175-178, et Marius André, La fin de l'empire espagnol d'Amérique, p. 119-120. (2) Le curé José Maldonado, frère du célèbre géographe, « se r< posait en traduisant un chapitre de la Becherclie de la Vérité, du P. Malebranche, occupation singulière pour un curé des Indes espagnoles ». « C'est un fait... que le Quito colonial se nourrissait abondamment des philosophes français ; Espejo s'abreuva de leurs doctrines et dans ses œuvres passent triomphalement les noms des encyclopédistes. » « Le fils d'un indien et d'une métisse


— 246 — E n effet, d a n s les derniers t e m p s , lorsque l ' E t a t e u t à l u t t e r s u r t o u t contre les a d e p t e s de la philosophie politique du x v i n e siècle, e t non contre la p r o p a g a n d e p r o t e s t a n t e , ni contre les survivances du j u d a ï s m e , l ' I n q u i s i t i o n d e v i n t plus souple e t plus douce d a n s ses procédés, cessa de croire en elle-même et finit par disp a r a î t r e sans b r u i t . Depuis l o n g t e m p s déjà, elle ne s'occ u p a i t que de la police intérieure de l'Eglise e t ne faisait plus que poursuivre les f a u x prêtres, les illuminés, les diseuses de bonne a v e n t u r e , les bigames et les sorciers nègres. U n voyageur anglais nous conte ce q u ' é t a i t l ' I n q u i sition à Lima a v a n t l ' é m a n c i p a t i o n . Ce v o y a g e u r disp u t a i t d a n s u n café avec u n certain Père B u s t a m a n t e , religieux dominicain, au s u j e t d ' u n e i m a g e ou sculpt u r e de N u e s t r a Señora del Rosario, et le moine, e f f r a y é p e u t - ê t r e de ce qu'il e n t e n d a i t , i n t e r r o m p i t la convers a t i o n p a r des paroles é n i g m a t i q u e s et m e n a ç a n t e s . Le soir même, c o m m e l'Anglais j o u a i t au billard, le c o m t e de Montes de Oro, Alguacil Mayor de l'Inquisit i o n , le m a n d a s e c r è t e m e n t et lui dit confidentiellement qu'il é t a i t dénoncé au Saint-Office et qu'il serait appelé le j o u r s u i v a n t à c o m p a r a î t r e d e v a n t ses juges. — Connaissez-vous le R é v é r e n d Père B u s t a m a n t e ? c o m m e n ç a - t - o n par d e m a n d e r au v o y a g e u r . — J e connais le F r è r e B u s t a m a n t e , qui ne doit pas être le R é v é r e n d Père d o n t on me parle, car je ne l'ai j a m a i s vu que dans les cafés. — Avez-vous eu avec lui quelque discussion sur des points t o u c h a n t la religion ? —• J ' e n ai eu sur des matières relatives à la superstition. pauvre put acquérir facilement une vaste érudition, avoir à sa disposition (sans compter les riches bibliothèques privées qui firent l'étonnement de Caldas) une bibliothèque publique de 40.000 volumes, en devenir le directeur, etc. » (Gonzalo Zaldumbicle, art. cité, p. 159-160.) (R. R.)


— 247 — On ne doit pas parler de pareilles choses dans tin café. J ' a v a i s déjà fait cette observation au P. Bustamante. La conversation, nous dit le voyageur, continua sur ce ton, et, comme elle n ' a v a n ç a i t à rien, l'accusé r e ç u t ordre de se retirer, mais on lui dit a u p a r a v a n t que le procureur l ' a t t e n d r a i t le lendemain matin, à huit heures. L'Anglais se rendit à cette convocation, l'inquisiteur l'invita à partager son petit déjeuner, et ce f u t t o u t . — J ' a i voulu vous parler seul à seul, lui dit le procureur, pour vous dire confidentiellement ce que je ne pouvais vous dire dans une audience publique. Modérez-vous et soyez p r u d e n t (1). Mais voyons ce q u ' é t a i t la grande Inquisition au t e m p s de la sombre domination théocratique qui, d'après Hume, colonel de l'armée britannique et historien du peuple espagnol, « a laissé sa trace dans le caractère de ce peuple ». On poursuivait quatre sortes de gens : les judaïsants, les Anglais luthériens, les imposteurs, bigames, etc... et ceux qui se livraient à des pratiques superstitieuses. D'après les renseignements donnés par Garcia Icazbalceta, on compta en NouvelleEspagne, p e n d a n t une durée de 277 ans, trente-neuf exécutions capitales à la suite d Autos de Fé (2). Aux Etats-Unis, d'après une statistique qui porte sur trente années, à la fin du xix* siècle, il y a v a i t u n lynchage toutes les 59 heures et quart. Garcia Icazbalceta, d'ailleurs, reconnaît loyalement qu'il p e u t y avoir eu au Mexique u n nombre de victi-

(1) Stevenson, op. cit., tome I, p. 268-274. (2) Plus deux exécutions d'Indiens, l'un pendu, 1 autre brûle pour s'être livrés à des sacrifices humains. Les Indiens échappaient à la juridiction du Saint-Office. Ils étaient traduits devant un Proviseur spécial comme sorciers, possédés du démon, magiciens, bigames, etc...


— 248 — raes plus grand que celui qu'il indique (1). Doublons le chiffre, ce qui est excessif : quatre-vingt-deux exécutions en 277 ans, voilà de quoi faire perdre aux bûchers de VInquisition une bonne partie de leur réputation. Ces bûchers n ' o n t pas été si f r é q u e m m e n t dressés, ni si terribles qu'on l'a dit ; beaucoupcroient à t o r t qu'ils ont consumé des milliers de personnes e t que, p e n d a n t les trois siècles d'obscurantisme, chaque jour huit ou dix individus étaient réduits en cendres. Ne supprimons pas une seule des ombres t r a giques de l'Inquisition. N ' a t t é n u o n s pas l'horreur de ses prisons secrètes. Mais convenons qu'elles n'empêchait pas d'atteindre aux plus hautes cimes de la pensée ; on ne devait pas avoir grand'peur d ' u n tribunal qui, par certains côtés, ne laissait pas d'être bouffon. Examinons l'Auto général du 11 avril 1649, le plus grandiose de ceux qui eurent lieu en Nouvelle-Espagne. L'échafaud f u t érigé en face du collège des Dominicains de Portacoeli, avec lequel il communiquait par une fenêtre transformée en porte. Cet échafaud coûta 7.000 pesos et le vélum qui le couvrait 2.880. Il y eut 109 condamnés, 74 hommes et 35 femmes, à savoir : u n individu suspect de luthéranisme et de calvinisme, neuf autres suspects de garder la loi de Moïse, dix-sept judaïsants convaincus, deux individus réconciliés en effigie pour le même motif, deux femmes réconciliées ensuite comme judaïsantes, huit individus exécutés en personne comme simulateurs (parmi eux six femmes), dix judaïsants morts en prison exécutés en effigie, huit judaïsants évadés exécutés en effigie et quarante-sept judaïsants morts en dehors de la prison, exécutés aussi en effigie. Passons à u n autre Auto général, celui du 19 novembre 1659, présidé par le vice-roi, duc d'Alburquerque, et qui f u t (1) Joaquín García Icazbalceta, Aulos de Fe celebrados en México, dans Opúsculos varios, tome I, p. 130.


— 249 — le dernier des grands Autos. Le vice-roi, dans la procession, f u t accompagné de cinq cents personnes à cheval. L'échafaud, moins grand, f u t encore plus riche que le précédent. II y eut vingt-neuf condamnés, vingt-trois hommes et six femmes. Sept d'entre eux f u r e n t exécutés en personne comme juifs et cinq comme hérétiques. C'est au cours de cet Auto que f u t exéçuté le célèbre Irlandais D. Guillén de L a m p a r t , aventurier, charlatan, conspirateur et aliéné (1). D. Guillén évita d'être brûlé vif, en s'étranglant avec l'anneau de fer par lequel il était a t t a c h é à u n poteau du bûcher. A v a n t de passer en revue les Autos ordinaires et courants, je récapitulerai les Autos les plus i m p o r t a n t s : 1574 5 exécutions en personne 1596 8 — — 1601 3 — — 1649 13 — — 1659 7 — — 1678 1 — — 1699 1 — — 1715(douteux) 1 — — Total

~39

Ainsi, en vingt-cinq ans, nous avons trois Autos avec seize exécutions, puis viennent quarante-huit ans sans u n seul Auto ; en dix ans, nous avons deux Autos avec vingt exécutions ; en quarante-neuf ans, deux Autos avec deux exécutions ; en seize ans, u n Auto avec une exécution ; et, p e n d a n t les cent cinq dernières années de la domination espagnole, l'Inquisition ne dresse plus de bûchers. Il f a u t dire qu'ils n'étaient pas toujours alimentés. Ainsi, sur les treize condamnés de Vauto de 1649, u n seul f u t brûlé, le juif Tomás Treviño (1) Cf. le livre de D. Luis Gonzalez Obregón, D. Guillén de

Lamparl.


— 250 — de Sobremonte, les autres f u r e n t étranglés a v a n t d'être brûlés. Passons aux autos courants, sans bûcher. E n 1662, nous avons u n auto particulier de deux Espagnols e t cinq nègres, d o n t u n sang-mêlé et une mulâtresse, condamnée pour sorcellerie ; en 1664, u n auto avec six condamnés, pour sorcellerie e t bigamie ; en 1670, u n auto avec q u a t r e renégats et trois sorcières ; en 1676, avec q u a t r e bigames, dont trois mariés en Espagne, u n e négresse accusée de blasphème, u n p e t i t sorcicr mulâtre de vingt ans, et u n homme de quatre-vingtdix ans suspect de ne pas croire à la présence réelle ; en 1677, auto de Fr. F e r n a n d o de Olmos, Augustin, supérieur p e n d a n t six ans, poursuivi pour avoir fait des révélations diaboliques, pour devoir 10.000 messes et pour s'être fait ordonner par supercherie ; la même année, auto d ' u n ermite de Puebla accusé d'imposture ; en 1679, auto de Fr. Gabriel de Cuéllar, qui a v a i t dit cinq messes, n ' é t a n t que sous-diacre ; en 1681, auto d ' u n métis du Callao, qui s'était marié deux fois ; en 1696, auto de dix-sept bigames, d ' u n hérétique, avec Sambenilo, d'une bigote illuminée, d'une a u t r e poursuivie pour imposture et de quatre femmes et deux hommes poursuivis pour sorcellerie. 11 y eut à Lima t r e n t e exécutions, d o n t quinze p a r le feu, p e n d a n t t o u t e la durée de la funeste institution. Comme au Mexique, la persécution f u t particulièrement dure contre les juifs portugais (1), et, comme au Mexique, le tribunal perdit de sa rigueur à partir du milieu du x v n e siècle. Les accusés étaient pour la p l u p a r t des bigames, des prêtres débauchés, des bigotes déséquilibrées, et de petites gens suspects de superstition. J e prends au hasard quelques cas entre 1660 et 1666, pend a n t la période la plus sinistre : Simon Mandinga, nègre, r e ç u t cent coups de fouet pour s'adonner à la (1) Cf. J . Lùcio de Azevedo, Hisloria dos chrislâos novos porluguescs, Lisbonne, 1922, p. 438-440. (R. R.)


— 251 — divination ; Fr. J u a n Sánchez de Avila f u t condamné pour avoir dit la messe et avoir confessé sans être prêtre, e t avoir t e n t é de séduire des femmes au confessionnal ; Pedro Ganui, chanoine de la cathédrale de Quito, d u t payer 3.000 pesos pour avoir dissimulé la personne et les biens d ' u n individu poursuivi par le Saint-Office. F u r e n t encore condamnés : F r . Miguel Melo, de Buenos Aires, frère lai de l'Ordre de la Merci, pour avoir dit la messe ; F r . Diego Bazán, frère lai de l'Ordre de Saint-Jean-de-Dieu, pour s'être déguisé en femme, avoir fui de son couvent et s'être marié à Cuzco ; Fr. Cristóbal de Latorre, pour avoir sollicité des femmes au confessionnal ; Fr. José de Quezada, diacre, pour avoir dit la messe ; J u a n de Torralba, pour s'être livré à des pratiques superstitieuses Ana de Ayala, Petronila de Guevara, Josefa de Liévana, J u a n a de E s t r a d a , Magdalena Camacho, J u a n a de Cabrales e t Catalina Pizarro, magiciennes ; Sebastián de Chagaray, mulâtre libre, bigame ; Fr. Jacinto de Herrera, prêtre, naturel de Grenade, pour avoir souhaité d'être emporté par le diable, avoir blasphémé le Christ et avoir blasphémé, au jeu, l'Immaculée Conception (1). Passons de la Lima de 1666, victime de l'ignorance et de la tyrannie, à la très libre Boston, où, vingt-deux ans plus t a r d , soit en 1688, une vieille Irlandaise f u t accusée d'avoir ensorcelé une famille. L'Irlandaise f u t p e n d u e et le promoteur du procès, le Révérend Cotton Mather, ministre de l'Eglise de Boston, publia u n livre en Angleterre pour démontrer qu'effectivement l'Irlandaise avait accompli des actes qui révélaient u n pacte avec le démon. Quatre ans plus tard, en 1692, les médecins déclarèrent possédées du démon trois filles du Bévérend Parris, de Salem. La magicienne qu'on (1) Ci. J . T. Medina, Historia del tribunal del Santo Oficio de la Inquisición de Lima (1509-1820), Santiago du Chili, 1887, tome I I , p. 179-180.


— 252 — accusa f u t une Indienne, et le Révérend Parris ordonna de la fouetter pour lui faire confesser ses maléfices. Cotton Mather accourut, décréta u n jeûne général et -entreprit une enquête ; près de cent personnes étaient impliquées dans cette affaire. Le gouverneur arriva ensuite, on organisa u n tribunal spécial, on prononça quelques sentences, e t les exécutions commencèrent. Vingt personnes périrent sur l'échafaud, et cinquantecinq évitèrent de peu la mort, car elles avaient été proclamées coupables. Le plus singulier de l'affaire —• où l'on eut recours à des tortures comme la « presse » — est q u ' o n ne persécutait pas la superstition, mais la négation de la superstition. Cotton Mather et Parris voulaient démontrer la réalité de la possession diabolique et, pour y parvenir, recouraient à la torture, à la délation, au témoignage de personnes qui ne pouvaient déposer validement. Une mère f u t condamnée sur des paroles inconscientes de sa fille, âgée de sept ans, et u n vieillard faillit l'être sur les mensonges de sa petitefille, qui se r é t r a c t a par la suite. Le sorcier qui s'avouait sorcier était bien près de l'acquittement ; ce qui était dangereux, c'était de nier l'existence du sorcier. Un ministre, Burroughs, f u t accusé de sorcellerie ; il déclara que la sorcellerie n'existait point, et ce f u t le motif de sa condamnation (1). Mather n ' é t a i t pas u n homme insignifiant. Il publia de 380 à 400 livres ; il connaissait les principales langues anciennes et modernes ; il était membre de l'Université de New-Cambridge ; douze ans après son hécatombe de sorciers, il reçut de l'Université de Glasgow le titre de docteur en théologie, et enfin, en 1714, il f u t élu membre de la Société Royale de Londres. Le s a v a n t chilien D. José Toribio Medina, qui a étudié particulièrement l'histoire de l'Inquisition, di(1) Cf. George Bancroft, Hislory of the United States, tome III, p. 87-94.


— 253 — sait, en 1887, q u ' a u x pénibles impressions nées de l'ét u d e du passé ténébreux (de l'Amérique du Sud) « succèdent les joies paisibles que procure à notre âme la loi du progrès ; nous voyons que l ' h u m a n i t é d o n t nous formons partie — e t même les peuples qui connurent l'Inquisition — m a r c h e n t sans s'arrêter... » Un peuple qui ne c o n n u t pas l'Inquisition et qui ne s'arrête guère en chemin p u t entendre ces mots au Congrès des Races, le 22 juin 1918 : « F r é q u e m m e n t u n nègre accusé d ' u n crime quelconque, véritable ou imaginaire, est brûlé vif au milieu d'une m u l t i t u d e en délire, qui se partage comme souvenirs les débris de cette chair t o u t e chaude, encore. P e n d a n t les premiers jours de 1918, q u a t r e hommes f u r e n t lynchés en Géorgie. La femme de l'un d'eux, Mary Turner, qui était enceinte, eut la hardiesse de dire qu'elle accuserait en justice l'exécuteur de son mari et le ferait arrêter. On la mena à u n arbre, on la pendit par les pieds, on 1' « ouvrit » du h a u t en bas, e t on lui arracha du ventre son enfant, qui f u t piétiné par les lyncheurs ». De tels actes sont commis par le peuple le plus libre du monde, et non de façon illicite, mais dans le plein exercice de ses droits. Le peuple le plus libre du monde— à qui, en effet, on laisse la plus grande liberté pour tuer des nègres et même pour lyncher une femme blanche tous les ans — accepte en revanche les contraintes les plus violentes en matière d'opinion. Une femme figure parmi les n o m b r e u x socialistes qui f u r e n t condamnés à dix, vingt et même quatre-vingt-dix ans de prison pour certaines opinions émises au s u j e t de la guerre de 1914-1918 ; elle f u t condamnée à dix ans de prison t o u t simplement pour avoir déclaré que la société devait veiller à ce que la guerre ne f û t point u n négoce. M. Eugène V. Debs, candidat des socialistes à la Présidence des Etats-Unis, protesta contre cette sentence inique, et il f u t à son tour condamné à dix ans de prison. Un décret interdit de mentionner Wall-


— 254 — Street, le sanhédrin des financiers new-yorkais, dans les écrits relatifs à la guerre. Toute rëvue ou journal en langue étrangère devait, a v a n t la publication, envoyer à la censure une t r a d u c t i o n certifiée fidèle par u n notaire. Cela se passait p e n d a n t la guerre ; mais, en temps de paix, on avait interdit une brochure du journal socialiste de New-York The Call, uniquem e n t parce qu'elle divulguait certaines indications des services officiels qui révélaient t o u t e la misère des classes laborieuses. Nierons-nous, après cela, « les joies paisibles que procure à notre âme la loi du progrès ? »


CONCLUSION

INDIENS,

NÈGRES

ET

SANG-MELÉ

Dans u n des premiers j o u r n a u x d'Espagne, on pouv a i t lire, sous une signature d'aspect catalan, que le m o t Amérique ne représente quelque chose de sérieux e t d ' i m p o r t a n t pour le monde moderne que si on l'applique a u x seuls Etats-Unis, car le reste du continent n ' e s t q u ' u n e « salade » d'Espagnols, de Portugais, d'Indiens, de nègres et de sang-mêlé. Ce dédain sans mesure est l'antithèse de l'envie ; il se glorifie de t o u t ce qui est étranger. Il n ' y a pas d'Indiens a u x Etats-Unis, cela est vrai, excepté quelques exemplaires, conservés clans les réserves à titre de curiosités zoologiques. Le gouvernem e n t soigne ces Indiens avec la même sollicitude que les buffles du Bronx. Mais, s'il n ' y a pas d'Indiens a u x E t a t s - U n i s , il y a des nègres, et l'élément africain est plus n o m b r e u x a u x E t a t s - U n i s que dans t o u t e l'Amérique espagnole. Y a-t-il des nègres en Argentine, en Uruguay, au Chili, au Mexique, dans l'Amérique Centrale ? Ils sont fort n o m b r e u x dans les Antilles e t sur certains points de la eôte de la mer des Caraïbes. Mais, là même où les nègres constituent u n e partie considérable de la population, comme à Cuba, et, hors de l'Amérique espagnole, au Brésil, ils ne forment pas une masse étrangère, mais un. élément qui s'assimile peu à peu. Les quatorze millions de nègres, authentiques e t « lynchables » e t les q u a t r e millions de mulâtres qui vivent aux Etats-Unis peuvent n'être q u ' u n cinquième


— 256 — ou u n septième de la population totale (selon que l'on range les mulâtres parmi les blancs ou parmi les noirs), mais la population nègre, rassemblée dans une certaine zone, constitue une « occasion p e r m a n e n t e » de guerre civile, avec tous les épisodes barbares qui accompagnent les luttes de races, lorsque l'une d'elles se voit privée de ses droits (1). Les incendies du quartier nègre d'East-Saint-Louis, la terreur de Chicago, les batailles dans les rues de Washington m o n t r e n t dans quelle barbarie est obligée de vivre une société qui v e u t établir chez elle, par la seule force matérielle, la suprématie d'une race. Bien différent a été le système des peuples ibériques quand ils ont émancipé les nègres. L'historien brésilien M. de Oliveira Lima a t r a i t é ce s u j e t avec u n noble esprit d'indépendance, au cours de conférences prononcées dans les Universités yankees (2). Le lieu, la chaire qu'occupait le conférencier, la valeur personnelle de celui-ci et l'intérêt des idées qu'il exprima m é r i t e n t que nous nous arrêtions u n m o m e n t pour examiner cette synthèse. « Vous avez gagné beaucoup de terrain et vous nous avez tous considérablement distancés, à partir de l'indépendance, dit Oliveira Lima aux Yankees, ce cjui signifie sans nul doute que, par la (1) Le vicomte Bryce (Soulli America, p. 215) déclare qu'aux Etats-Unis presque toute la population noire du Sud a été dépouillée de ses droits civiques. (2) Ces conférences eurent lieu aux universités de Stanford, Berkeley, Chicago, Cornell, Columbia, John Hopkins et Harvard. La franchise pleine de dignité de M. de Oliveira Lima forme un contraste singulier avec la platitude de la grande masse des Espagnols et des Hispano-Américains qui, parlant dans les Universités yankees, croient devoir reconnaître notre infériorité collective. M. de Oliveira Lima est un homme indépendant, un grand seigneur, un prince des lettres. Sa sympathie pour les Yankees mérite le respect, car elle est décente et sincère (C. P.). Les conférences de M. de Oliveira Lima ont été réunies en volume sous le titre de La Evolución política de la América latina, Madrid, s. d. (R. R.).


— 257 — race, le milieu et le moment, nous n'étions pas aussi bien préparés que vous à la réalisation consciente de notre destinée. La race, dans notre cas, révélait l'influence de croisements physiques et m o r a u x . Sans m a n q u e r de reconnaître la supériorité de quelques métis sur leurs parents, considérés individuellement, M. Lacerda, dans u n mémoire que j'ai déjà cité, signale que le legs de la race noire consiste essentiellement en tares mentales et physiques, en conceptions fausses de la vie et de la m o r t , en superstitions grossières qui v o n t j u s q u ' a u fétichisme et en une impuissance générale à comprendre t o u t sentiment élevé de l'honneur et de la dignité humaines. Le tableau paraîtra fidèle ou excessif suivant les tendances ou les préjugés de ceux qui l'examineront ; mais, dans tous les cas, l'auteur laisse de côté l'influence morale de l'Europe, si puissante encore sur le sang-mêlé que l'homme politique le plus habile des dernières années du Brésil impérial était u n mulâtre, et que l'écrivain le plus délicat, le plus subtil et le plus athénien de t o u t e la littérature brésilienne était également u n mulâtre. C'était, d ' a u t r e part, u n métis que le plus noble des poètes brésiliens, u n des grands lyriques américains, Gonçalves Dias, artiste à la vive imagination, à l'opulent coloris, au r y t h m e admirable et à la sensibilité profonde, qui sut évoquer les traditions indigènes et idéaliser l'âme de la population autochtone. L'existence d'esprits supérieurs qui animèrent des corps où circulait le sang de races dites inférieures démontre de façon irréfutable l'influence du croisement des idées. Du reste, si le métissage physique marque de son empreinte propre, pourquoi le métissage moral ne marquerait-il pas de la sienne ? E t si le métissage physique est u n e cause de décadence, pourquoi le métissage moral ne serait-il pas une cause de progrès ? Les exemples que je vous ai cités ne sont rien ; on pourrait en trouver des centaines d'autres en l'Amérique latine. 17


— 258 — « Il est vrai que le milieu se caractérisait par u n excès de violence et de tyrannie. Gomme tous les envahisseurs, les conquistadors étaient prodigues dans l'emploi de l'une et de l'autre. L'inégalité dans l'éducation e t la différence de \ i s i o n intellectuelle qui en résulta ne p u r e n t produire, au m o m e n t de l'émancipation, qu'une harmonie insuffisante entre des éléments destinés à vivre unis. Mais si, au lieu de consulter le passé, ou, ce qui est la même chose, d'expliquer par l'histoire et la tradition les résultats actuels de l'évolution politique et morale de l'Amérique latine, en insistant sur le premier point, nous considérons a t t e n t i v e m e n t l'avenir, il nous sera permis de nous demander quelle est celle des deux orientations qui renferme le plus de sagesse. « L'orientation pratique, imprimée inconsciemment au problème des races par les fils de la Péninsule ibérique p e n d a n t la période coloniale, orientation qui ne s'est pas modifiée après l'indépendance, pourra peutêtre faciliter la solution de ' ce problème ou, mieux, assurer sa solution pour l'avenir. E n effet, tandis que dans votre pays, qui, sous t a n t d'aspects, est le plus avancé du globe et celui où les problèmes m o r a u x m a r c h e n t le plus rapidement vers la solution définitive, la question des races reste posée et provoque des violences que les intellectuels et les. disciples des philosophes comme vous sont les premiers à déplorer et à condamner, nous avons résolu le problème de façon satisfaisante, par une fusion qui ne tardera pas à faire disparaître les éléments inférieurs dans l'élément supérieur. Ainsi, lorsque parmi nous il n ' y aura plus de sang-mêlé, lorsque dans nos pays le sang nègre ou indien se sera dilué dans le sang européen, qui, à une époque relativement proche, il f a u t le r a p peler, î e ç u t des apports berbères, numides, tartares et autres, vous conserverez indéfiniment à l'intérieur de


— 259 — vos frontières des groupes de population irréductibles, de couleur différente et de sentiments hostiles. » II est certain que les splendeurs de la civilisation industrielle, les chiffres vertigineux de la presse quotidienne, lorsqu'elle nous peint la richesse des E t a t s Unis, et l ' a r t subtil des Yankees pour tromper par des discours artificieux laissent dans l'ombre les luttes ethniques, de même qu'ils cachent la misère des basses classes de cette société et maintiennent dans l'erreur l'Europe fascinée. Mais, pour les NordAméricains qui pensent, le problème ne laisse pas d'être fort inquiétant. Le même Oliveira Lima signale avec précision cette différence entre les colonies anglo-américaines et les colonies ibéro-américaines. « Si l'on fait la comparaison, on pourra même dire que la condition des colonies ibéro-américaines était alors supérieure, sous certains aspects, à celle des colonies anglo-américaines d o n t l'expansion étonne a u j o u r d ' h u i le monde. » A quel type, en effet, a p p a r t e n a i t la partie de la société anglo-saxonne qui reposait sur l'esclavage et quelles f u r e n t les relations entre ces deux classes d'hommes ? Voici u n tableau d'Emile B o u t m y dans son livre sur l'Amérique du Nord : « De l'esclavage était né le mépris du travail. Les grands propriétaires vivaient dans l'oisiveté une grande partie du jour ; le sport seul les en faisait sortir. Les fils de gentlemen qui ne pouvaient pas faire leur éducation en Angleterre n ' a v a i e n t de ressource que le médiocre collège de William et Mary, ou bien des précepteurs particuliers, qui, faute de mieux, étaient pris t r o p souvent parmi les convicts. Leur ignorance était extrême. C'était la condition de t o u t le Sud. Les Carolines n'avaient, à elles deux, pas plus de cinq écoles à la fin de la période royale. L'Alabama, le Mississipi, le Missouri, n'en a v a i e n t encore aucune en 1830. La Virginie était u n peu mieux pourvue. Au temps de Noah Webster, les instructions données au


— 260 — représentant du Maryland par ses c o m m e t t a n t s étaient, pour les trois quarts, signées d'une croix. J u s q u ' e n 1776, la Virginie n ' e u t qu'une seule imprimerie s entièr e m e n t sous la main du gouverneur. E n 1749, il n ' y a v a i t à New-York q u ' u n e seule boutique de libraire ; il n ' y en a v a i t aucune en Virginie, en Maryland e t dans les deux Garolines. Le Gonnecticut a v a i t à lui seul a u t a n t de j o u r n a u x que tous les E t a t s au sud de la Pensylvanie. Dans cette sorte de vide intellectuel, les hommes n'entendaient plus que la voix de leurs instincts. L'isolement, le m a n q u e de lumières, le pouvoir arbitraire sur les esclaves, la lutte aux frontière^ avec les Indiens, a v a i e n t développé une sorte d'individualisme violent et farouche qui produisait, en masse, des demi-barbares, à l ' é t a t d'exception, des hommes supérieurs, aptes et exercés à commander, pénétrés d ' u n e sorte de conscience naive de leur droit à être pris pour chefs. Même vers 1840, les enfants considéraient le courage physique comme le plus noble a t t r i b u t de l ' h u m a n i t é , le travail manuel comme u n déshonneur, l'homicide comme u n accident assez ordinaire, la générosité comme plus i m p o r t a n t e que la justice, et l'humiliation a u x yeux des hommes comme le plus intolérable des m a u x . On a d o p t a i t des m œ u r s turbulentes et cavalières pour éviter l ' i m p u t a t i o n de lâcheté ; on se livrait à des dépenses excessives pour éviter l ' i m p u t a t i o n d'indigence. Il f a u t se représenter l'existence d'alors, en Virginie et dans les provinces plus méridionales, comme une sorte de vie de château qui ressuscitait u n moyen âge sans troubadours, mais où la servitude de la glèbe, l'hospitalité facile, le luxe étalé, l'oisiveté des longs jours qu'entrecoupaient seuls des duels, des rixes brutales, des j e u x et des paris, des combats de coqs, des chasses au gibier ou à l'Indien, rappelaient les m œ u r s d ' u n pays de Marche dans l ' E u r o p e du x m e siècle. Le colon s'y rapprochait à grand t r a i n du sau-


— 261 — vage. » (Eléments d'une psychologie politique du peuple américain, 2 e édition, Paris, 1906, p. 279-282.) Le même Bryce, déjà cité, a u t e u r d ' u n livre si dénig r a n t pour l'Espagne, après avoir promené à travers les pays américains ses regards pleins de mépris, formule une conclusion identique à celle d'Oliveira Lima : « La première pensée de quiconque est préoccupé, comme t o u t le monde a u j o u r d ' h u i , de la mise à profit des ressources naturelles, est u n sentiment de contrariété, lorsqu'on voit qu'aucune des races continentales de l'Europe, si puissantes par leur nombre ou par leurs talents, comme les Etats-Unis, l'Allemagne ou l'Angleterre, n'a mis la main à la pâte, pour parler familièrement... Mais il sera peut-être bon d ' a t t e n d r e et de voir les nouvelles conditions du siècle qui vient. Les peuples latino-américains p e u v e n t être quelque chose de différent do ce qu'ils paraissent a u j o u r d ' h u i aux yeux de l'Europe et de l'Amérique du Nord ». (Bryce, op. cit., p. 420-421.) Nous ne voudrions pas penser que l'expérience sera peu satisfaisante ; mais donnera-t-on a u x sociétés ibéro-américaines le temps de faire cette expérience, a v a n t qu'elles reçoivent la loi de quelqu'une « des races occidentales si puissantes par leur nombre et par leurs talents ? » « On ne sait jamais ce que l'on fonde », dit Renan. L'Espagne a laissé une longue série d'interrogations sur une ligne de 10.000 kilomètres. L'Angleterre at-elle fait plus en A m é r i q u e ? Bien que les faits cités dans ce livre fournissent une réponse à cette question, on me p e r m e t t r a de présenter une observation finale. A l'intérieur des domaines américains du roi d ' E s pagne, l'œuvre d'hispanisation s'étendait du 41 e degré de latitude australe au 37 e de latitude boréale. Ces territoires énormes et discontinus, quatre fois grands comme l'Inde britannique, peuplée de plus de 300 millions d'âmes, avaient au plus 16 millions d ' h a -


— 262 — bitants. Il m a n q u a i t en outre, pour les unir, u n lien géographique, et pas u n d'entre eux ne pouvait disposer des éléments nécessaires à une f u t u r e expansion alimentée par la colonisation européenne. Les provinces du Rio de la Plata présentaient trois avantages favorables au développement d'une vie indépendante, accès facile, rivières navigables et climat tempéré, mais elles m a n q u a i e n t de fer et de charbon, facteurs décisifs au m o m e n t de la t r a n s f o r m a t i o n industrielle. Cependant, grâce à ces avantages, elles se développèr e n t d'une façon extraordinaire. E n t r e 1857 et 1918, près de 5 millions de personnes débarquèrent en Argentine. Ce n'étaient pas tous des immigrants, car il f a u t tenir compte du voyage circulaire des moissonneurs italiens, mais il est très significatif que, sur 7.800.000, 2.300.000 se soient fait naturaliser. Le petit Uruguay, qui faisait partie autrefois de la vice-royauté du Río de la Plata, avec une population de 1.300.000 habitants, reçoit environ 250.000 immigrants ou visiteurs par an. Or, ces deux pays étaient les moins peuplés a v a n t l'indépendance, car ils comptaient à eux deux 600.000 habitants. La population du reste de l'Amérique espagnole n'est pas restée stationnaire, mais les conditions géographiques favorisent particulièrement l'Argentine et l'Uruguay, et l'immigration n'a pas la même importance dans les autres pays hispano-américains. E x cepté Cuba, centre d ' a t t r a c t i o n pour les Espagnols de la Péninsule qui forment une grande partie de sa population, l'Amérique espagnole est a u j o u r d ' h u i relat i v e m e n t isolée, presque a u t a n t qu'à l'époque des caravelles ou à celles des galions et des barcos de registro. Le Chili est aussi propice à la colonisation que les Etats-Unis et les pays du Piata, mais il est désavantagé par sa situation loin des grandes routes maritimes. D'autres raisons plus complexes, certaines de caractère exclusivement économique, ont mis hors de c o m b a t


— 263 — les pays hispano-américains. Le Vénézuéla, par exemple, est d'une fertilité prodigieuse ; ses côtes sont admirablement découpées ; mais elles donnent pour une grande p a r t sur une mer intérieure, et l'arrière-pays n'est pas susceptible de devenir u n centre céréalifère comparable au Canada ou à l'Argentine. Peu de pays sont aussi propres à l'élevage et à la culture des fruits tropicaux ; mais il ne présente pour les immigrants aucun des avantages d o n t jouissent les pays où l'on accède par le Mississipi. Le Mexique est u n golfe désert ; le Mexique, pays sans ri\'ières navigables, et même sans rivières d'aucune sorte, avec u n régime de pluies funeste pour la culture des céréales, devait protéger contre la sécheresse ses riches terres arides, et n ' a v a i t pour cela d ' a u t r e ressource que les bénéfices de l'industrie minière. Cette ressource fit d é f a u t au m o m e n t de la t r a n s f o r m a t i o n économique du pays, quand on commençait à peine à organiser l'irrigation en vue de la création d'une grande culture. Le choc de l'invasion napoléonienne en Espagne provoqua au Mexique une explosion d'anarchie, qui ruina l'industrie minière p e n d a n t soixante-dix ans, et, quand celle-ci se f u t reconstituée, le pays ne pouvait plus en utiliser les bénéfices, car l'exploitation a v a i t passé aux étrangers. La guerre civile au Vénézuéla et en Nouvelle-Grenade ne f u t pas moins destructrice. La r u p t u r e du lien avec l'Espagne se fit au prix d'une lutte qui entraîna la disparition des classes dirigeantes et qui, outre des ruines matérielles énormes, s u r t o u t au Vénézuéla, provoqua une crise morale dont les suites sont encore sensibles après u n siècle. Le Pérou vécut au milieu de secousses perpétuelles, la Bolivie devint u n « peuple malade », comme l'appelle u n de ses fils, Alcides Arguedas. L'Amérique centrale se divisa en cinq fractions minuscules sans gouvernement, « caciq u a t s » incapables d'une vie propre, et qui, m a n q u a n t de tous les a t t r i b u t s constitutifs d ' u n E t a t , se livrèrent


— 264 — successivement à l'étranger. Seuls le Chili, avec sa judicieuse « oligarchie de blancs », et le Paraguay, prudemment mis à l'abri de la contagion générale par l ' é n e r g i e de ses dictateurs, eurent une vie ordonnée ; ils attendirent qu'il leur f û t possible de se développer dans la paix. Le Chili y réussit ; mais le Paraguay eut à repousser une invasion funeste, résultat de l'anarchie argentine qui livra cette fraction de l'ancienne viceroyauté aux caprices impuissants, mais furieux et destructeurs, du Brésil. Telle aurait été l'œuvre de l'Espagne ; l'Espagne donc n'aurait fait que créer des anarchies. C'est l'affirmation des hispanophobes ; e t ils la fondent sur ce fait que l'Espagne n'a exporté que des violences. En contradiction avec cette thèse, d'autres affirment que cette infécondité espagnole n'est que le triste résultat de la survivance des indigènes. Examinons sommairem e n t ces deux points. Les Etats-Unis se sont-ils constitués sans violence ? Les Anglais du x v i u e siècle ont-ils été moins conquérants que les Espagnols du x v i e ? E t la guerre d'indépendance des Etats-Unis n'a-t-elle pas été une guerre civile, aussi brutale, aussi destructrice, aussi folle, aussi inconsidérée que n'importe quelle guerre civile hispano-américaine ? Bien plus, on fit à Buenos Aires sans la moindre agitation ce qui a coûté sept années de guerre aux Etats-Unis, et de guerre stupidement conduite. Cette guerre de sécession se fit-elle avec des fleurs ? Les guerres à mort du Vénézuéla sont des romans pastoraux à côté des marches d'Atlanta à la mer. Le premier incendiaire des temps modernes est Sherman, et Grant le général qui prodigua la chair à canon avec le moins de scrupules. Ce qui caractérise l'Amérique espagnole, ce ne sont pas les guerres civiles en elles-mêmes, mais leur longue durée ; et cette durée n'est le résultat ni de la violence espagnole ni de l'inculture nègre ou indigène. Le Chili a vécu pacifique-


— 265 — m e n t , et les métis y dominent ; le Brésil aussi s'est développé sans troubles, et une grande partie de sa population a du sang nègre dans les veines. L'instabilité économique a été la cause générale des bouleversements de l'Amérique espagnole. Gomment s'est pacifiée l'Argentine, qui conquit sans l u t t e son indépendance, et vécut ensuite, longuement, en pleine anarchie ? P a r le' peuplement et l'enrichissement. A quoi le Mexique dut-il sa tranquillité de deux siècles e t demi ? Au grand filon de Zacatecas, qui d o n n a 600 millions de pesos, et au grand filon de G u a n a j u a t o , qui fit naître une « Lombardie » au milieu du territoire désert des Ghichimèques. Pourquoi l'anarchie s'y estelle implantée et perpétuée ? Parce que le Mexique n'est maître que de son sol ingrat et de son ciel inconst a n t , en u n m o t de sa pauvreté seule, tandis que ses richesses sont en réalité aux étrangers. A qui appartient la Bolivie ? Quelles luttes diplomatiques ne se sont pas livrées deux grandes puissances pour les baies de la Colombie e t son pétrole ? Chaque pays d'Amérique est u n problème. On ne résout pas le problème du Pérou avec des renseignements sur le problème de Costa-Rica. Les Argentins emploient déjà, fréquemment, le m o t « différenciation ». Ils se plaisent à s'appeler les Yankees du Sud. Cet orgueil n'est pas illégitime, mais ceux qui ont lutté, avec moins de bonheur et peut-être plus r u d e m e n t , contre u n e géographie hostile et contre la menace des grandes races, peuvent apporter à l'histoire u n témoignage et. une affirmation de l'origine commune. Il en est ainsi du Rhin : le bras de l'embouchure, qui s'élargit orgueilleusement pour porter le trafic de Rotterd a m , est formé d ' e a u x semblables à celles du bras fluvial, t r i s t e m e n t perdu parmi les cités mortes du Zuyderzée : elles ont passé par le même lit et réfléchi les m ê m e s tours. FIN


Note sur les principales monnaies, mesures, etc., mentionnées dans L'Œuvre de l'Espagne en Amérique. Voici quelle était, à la fin du x v e siècle et au x v i e , la q u a n t i t é de métal fin que contenaient les principales monnaies de Castille et des Indes : Maravédis (argent) . Maravédis (or) . . . Real (argent) . . . D u c a t (or) Peso ou castellano (or)

0 0 3 3 4

gr. gr. gr. gr. gr.

0938 00928 19 48 60

La fanègue, en Castille, était la douzième partie du cakiz (666 litres environ) ; c'est une mesure u n peu inférieure au médimne classique de 58 1. 92. L'almud est la douzième partie de la fanègue. L'arrobe pèse 24 livres espagnoles, soit 11 kil. 500. (R. R.)


TABLE DES MATIÈRES

Avertissement

7

Préface

9 Les explorations

Première partie. —

Ch. Ch. Ch. Ch. Ch. Ch. Cli.

maritimes.

. . .

I e r . — De Colomb à Magellan II. — De Magellan à Estevâo Gomes III. — La pénétration continentale IV. — Le Pacifique V . —• « Luctantes v e n t o s » VI. — Les c o s m o g r a p h e s VII. — Les côtes américaines de l'Océan Pacifique

p a r t i e . — Les fondations Ch. 1er. — La base économique des conquêtes . . .

Deuxième

Ch. Ch. Ch. Ch. Ch. Ch.

II. — Le sillon de Triptolème III. — La p r o p a g a t i o n des a n i m a u x u t i l e s . . . IV. — L'industrie de la soie V. — « Auri rabida sitis » VI. — Pauvreté, cupidité, folie VII. — Le préjugé contre les m i n e s

Troisième partie.

Ch. Ch. Ch. Ch. Ch. Ch. Ch.

Les civilisateurs

I e r . — Religieux civilisateurs II. — Religieux linguistes et historiens. . . . III. — L'imprimerie dans le Nouveau Monde . IV. — Les Espagnols et la flore américaine . . V. — Les naturalistes VI. — Les métallurgistes VII. — L'âme de la pierre

19 21 28 34 43 47 66 71

73 SI 92 98 102 106 114 123

125 132 138 142 149 160 166


268 — N o t e s de polémique

173

E s p a g n o l s et Anglo-Saxons en A m é r i q u e

175

Quatrième

partie.

C h . I e r . — L a base g é o g r a p h i q u e de la c o n q u ê t e espagnole d a n s le Nouveau Monde C h . II. — Les caractères de la colonisation a n g l o s a x o n n e en A m é r i q u e d u Nord . . . . C h . III. — Le d é v e l o p p e m e n t t e r r i t o r i a l , é c o n o m i q u e et p o l i t i q u e des Etats-Unis, a r g u m e n t c o n t r e la colonisation e s p a g n o l e . C h . IV. — La s e r v i t u d e n o i r e et la servitude b l a n c h e d a n s les colonies anglaises C h . V . — Les libertés p o l i t i q u e s C h . VI. — U n e s e n t i n e sociale C h . VII. — La colonisation a n g l o - s a x o n n e et la colonisation e s p a g n o l e C h . V I I I . — Le colosse a u x pieds d ' a r g i l e C h . I X . — Las Casas et « La D e s t r u y c i o n de las I n dias » C h . X. — Les b û c h e r s de l ' I n q u i s i t i o n Conclusion.

Indiens,

nègres et sang-mêlé

Note s u r les p r i n c i p a l e s m o n n a i e s , m e s u r e s , etc., m e n t i o n n é e s d a n s L'OEuvre de l'Espagne en Amérique. .

I M P - M O D E R N E - N I C O L A S , RENAULT & G " , P O I T I E R S

176 183

191 198 205 209 213 218 233 244 235

266


Société d'Edition « LES BELLES LETTRES » 95, B o u l e v a r d R a s p a i l , P A R I S R . C. 17.053.

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