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TITRE HUITIEME
DE L'IMMIGRATION A LA CITOYENNETE : DESTIN COLLECTIF D'UN GROUPE HUMAIN
Comme tous les grands courants migratoires de l'histoire, celui étudié ici débouche sur l'implantation d'un nouveau groupe humain dans le pays d'arrivée. Venus en principe pour quelques années seulement, avec, au terme de leur engagement, la perspective du retour au pays "fortune" faite, les Indiens sont finalement, pour plus des trois quarts d'entre eux, décédés ou restés en Guadeloupe. C'est à la fin de leur engagement que se pose le problème de leur devenir en Guadeloupe : rester ou rentrer. Soit s'enraciner et s'établir définitivement dans ce qui est devenu leur nouveau pays, au prix, sans doute, de la perte d'une part plus ou moins importante de leur identité et de leur culture d'origine, mais avec, à terme, la perspective de la créolisation et de l'assimilation juridique par accès à la nationalité française pour leurs enfants ; soit demander leur rapatriement et s'armer de patience pour attendre le temps qu'il faudra avant de retourner en Inde. Car, et c'est ce qui apparaîtra tout d'abord à travers le chapitre XVIII, il est extrêmement difficile pour les Indiens qui le désirent d'être rapatriés, et seule une minorité de ceux qui le souhaitent l'ont été effectivement. Puis s'agissant de ceux qui, volontairement ou non, sont restés en Guadeloupe, nous retracerons (Chapitre XIX) le long chemin qui les conduit à l'isolement face à la société créole à l'intégration dans celle-ci.
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CHAPITRE XVIII
LA FIN DE L'ENGAGEMENT ET LE "CHOIX" DE RESTER OU DE RENTRER
Les guillemets s'imposent ici. Ce "choix" entre l'une et l'autre de ces deux possibilités n'est que rarement affaire de préférence personnelle ; ce sont les circonstances et les opportunités du moment qui, le plus souvent, dictent la décision. La plupart des Indiens qui sont restés auraient probablement préféré repartir, mais, faute de suffisamment de convois organisés par l'administration pour les rapatrier, la possibilité ne leur en a pas vraiment été donnée.
1. LA PRESSION SUR LES INDIENS POUR LES CONTRAINDRE A RESTER 1.1. Les faux-semblants d'un "choix" biaisé Le choix offert par les textes aux Indiens à la fin de leur engagement demeure le plus souvent théorique, en raison, de l'énorme pression mise sur eux par les planteurs pour les obliger à se rengager.
a) Une réglementation théoriquement protectrice L'existence d'un droit à rapatriement est ce qui distingue fondamentalement une émigration libre d'un courant migratoire organisé, public ou privé. Les Irlandais des années 1850 en partance pour les Etats-Unis n'ont qu'un aller simple ; les Indiens pour les colonies sucrières au XIXe siècle ou les Marocains recrutés par Citroën à l'époque des Trente Glorieuses se voient en principe garantir le voyage de retour. Dès le début, c'est donc très normalement que les premiers textes réglementant l'immigration dans les colonies françaises posent le principe que, sauf en cas de condamnation pénale, l'immigrant introduit avec les concours des fonds publics aura, à la fin de son engagement, "droit au passage de retour" pour lui, sa femme et ses enfants mineurs ; s'il préfère toutefois renouveler son engagement, il recevra "une prime d'une somme équivalente aux frais de son rapatriement". Pour s'assurer que les colonies respecteront bien leurs obligations dans ce domaine, les dépenses y afférentes sont classées par-
1047 mi les dépenses obligatoires de leurs budgets1. Dans leurs grandes lignes, ces dispositions sont reprises par l'article 9 de la convention du 1er juillet 1861, qui précise en outre que l'immigrant ayant contracté un nouvel engagement et perçu la prime ad hoc conserve son droit à rapatriement à l'issue de celui-ci. Pour la mise en œuvre concrète de ce principe, il est renvoyé à des textes locaux d'application. La procédure administrative à suivre à la fin des engagements est fixée pour l'essentiel dès les années 18502 ; elle est développée avec un luxe de détails par le décret du 30 juin 18903, mais sans réels changements sur le fond. Elle se déroule en trois étapes. En premier lieu, constater et établir le droit à rapatriement4. Dans les quinze jours qui suivent la date théorique (cinq ans jour pour jour) d'expiration de l'engagement précédent, l'engagiste doit donner avis de celle-ci au syndic de sa circonscription ; il précise si le contrat est définitivement expiré, parce que toutes les journées prévues ont été effectuées, ou si au contraire l'immigrant lui doit encore un certain nombre de "journées de remploi" en raison d'absences volontaires. En cas de contestation sur ce point, ainsi qu'à propos des sommes qui pourraient être dues par l'un ou l'autre, il appartient au juge de paix de trancher. Puis, lorsque toutes les journées dues ont été effectuées et toutes les sommes payées, "l'engagement est définitivement terminé et réglé", et le syndic doit alors, en principe, en faire mention sur le carnet de l'immigrant, ce qui établit son droit à être rapatrié. Mais avant que cela soit fait, le planteur doit délivrer un congé, par lequel il atteste que l'immigrant a effectivement accompli toutes ses obligations et que son engagement est définitivement terminé ; c'est seulement sur le vu de ce document que le syndic porte sur le carnet de l'immigrant la mention prévue par le décret. Cette formalité est une séquelle de l'ancienne "organisation du travail", qui exigeait la production d'un "congé d'acquit" par tous les "cultivateurs créoles travaillant au livret et désireux de changer d'employeur5. Elle arrangeait trop les engagistes d'immigrants pour dispa-
1. Art. 2 du décret du 13 février 1852 et art. 37 de celui du 27 mars 1852, reproduits dans Recueil immigration, p. 1-2 et13. 2. Titre IV (art. 39 à 49) de l'arrêté gubernatorial du 16 novembre 1855 et tire V (art. 31 à 39) de celui du 24 septembre 1859, reproduits dans ibid, p. 29-31 et 63-64 ; les dispositions de ce dernier texte sont reprises pratiquement sans changement par le chap. VI (art. 67 à 76) de l'arrêté du 19 février 1861, publié dans GO Gpe, 22 février 1861. 3. JO Gpe, 15 août 1890. Nous donnerons les références précises des différents articles concernés tout au long des développements correspondants dans la suite de ce chapitre. 4. Art. 54 du décret de 1890. 5. Art. 6 de l'arrêté gubernatorial du 23 octobre 1852 : "Nul ne pourra admettre à son service un individu astreint au livret si celui-ci ne produit son livret, portant le congé ou certificat d'acquit de ses précédents engagements" ; GO Gpe, 25 octobre 1852. Disposition maintenue en vigueur par l'arrêté du 14 mars 1873 (Ibid, 21 mars 1873), mais qui, en fait, n'est pratiquement plus appliquée aux Créoles ; voir supra, chap. II.
1048 raitre en même temps qu'elle ; tombée en désuétude pour ce qui concerne les Créoles, elle continue d'être appliquée rigoureusement aux Indiens jusqu'au bout6. Une fois son droit à rapatriement établi, vient pour l'immigrant la seconde étape de la procédure conduisant éventuellement à celui-ci : celle du choix entre rester ou rentrer7. S'il ne se prononce immédiatement, il dispose pour cela d'un délai d'option d'un an, pendant lequel il doit passer un contrat transitoire d'engagement, soit avec son ancien engagiste, soit avec tout autre planteur ; tout au long de cette période, il demeure soumis aux textes relatifs à l'immigration et au statut des immigrants, mais, en contrepartie, il bénéficie de la part de son engagiste "transitoire" de toutes les prestations normalement dues à tous les engagés. Troisième étape, enfin : la décision et ses effets. Nous nous plaçons ici dans l'hypothèse où l'immigrant décide de rester en Guadeloupe8 et ne demande pas, ou n'obtient pas, un permis de libre résidence9. Il lui faut tout d'abord trouver un employeur ; s'il choisit de ne pas rester chez son ancien engagiste, il dispose, pour en chercher un nouveau, d'un délai de dix jours pendant lequel l'autorisation à lui délivrée dans ce but par le syndic, et dont mention est portée sur son carnet, "équivaut, en ce qui concerne les justifications à faire aux agents de la force publique, à une constatation régulière de (son) emploi du temps"10 et lui évite donc d'être arrêté pour vagabondage. Les conditions du rengagement sont peu flexibles. Pour tout ce qui concerne "le logement, la nourriture, le mode de paiement des salaires, les conditions de retenues sur les salaires, les jours de repos, les soins médicaux et les frais d'inhumation", les contrats ne peuvent déroger aux prescriptions réglementaires11 ; seuls sont négociables la durée des rengagement, qui peut être inférieure à cinq ans12, ainsi que les salaires, dont les taux de 12,50 F par mois pour les hommes et 10 F pour les femmes appliqués lors du premier engagement, sont considérés comme un plancher en cas de rengagement13. Enfin, l'immigrant qui se rengage a droit à une prime14, tout en conservant son droit à rapatriement, en vertu de la Convention. La conclusion du nouveau contrat est soumise à diverses conditions de forme. Il doit être passé en présence du syndic en double original, dont l'un déposé dans les trente jours au 6. Bien que le décret du 30 juin 1890 n'exige plus la production d'un congé par l'immigrant en fin d'engagement, la réalité des relations entre engagistes et engagés sur les habitations continue de l'imposer aux Indiens qui désirent quitter leur employeur ; il en est fait mention en 1892 dans le Rapport Comins, p. 7, et dans ANOM, Gua. 56/397, dossier I.20, rapport de l'inspecteur général des Colonies Espeut, 27 mars 1897. 7. Art. 62 du décret de 1890. 8. Voir infra, p. 1095, pour le cas où il demande son rapatriement. 9. Sur ce point, infra, p. 1063 et suiv. 10. Art. 63 du décret de 1890. 11. Art. 48. 12. Ibid, id°. 13. Art. 50. 14. Art. 49.
1049 bureau central du service de l'Immigration15, pour qu'il en soit porté mention sur la matricule générale des immigrants tenu par celui-ci16, et l'autre remis dans le même délai à l'engagiste ; l'engagé, pour sa part, n'a droit qu'à une copie certifiée, et mention de son rengagement est en outre portée sur son carnet d'immigrant17. Rappelons enfin que, pour ce qui concerne ses effets juridiques, ce rengagement ne fait que renouveler et proroger la situation antérieure née de l'engagement initial. En application de l'arrêté gubernatorial du 6 juin 1861 et de l'article 40 du décret de 1890, l'Indien rengagé demeure soumis, pendant toute la durée d'exécution de son nouveau contrat, aux textes relatifs à l'immigration et au statut des immigrants ; en pratique, sur les habitations, il n'y a aucune différence entre primo-engagés et rengagés, tous sont traités, et maltraités, de la même façon par leurs employeurs, et tout ce que nous avons dit précédemment au sujet de la vie quotidienne des uns s'applique ne varietur à celle des autres18.
b) Des rengagements contraints et forcés S'il faut en croire les planteurs et l'administration, seul un très petit nombre d'immigrants demandent leur rapatriement à la fin de leur premier engagement. Le pli est pris pratiquement dès le début de l'immigration. En 1861, le Parmentier, transportant le premier convoi de retour pour les Indiens arrivés depuis 1854, n'emporte, outre 20 rapatriés aux frais de la CGM ou de l'administration, que 45 personnes ayant fini leur temps sur les 457 alors dans ce cas dans la colonie ; mais sur ce total, 179 se sont réservées l'année d'option et 233 ont contracté un nouvel engagement19. Par la suite, et pratiquement jusqu'à la fin de la présence d'Indiens dans l'île, il est très difficile de suivre avec un minimum de précision l'évolution du nombre d'ayants-droits au rapatriement ainsi que celle, souvent très divergente, des demandes effectives ; les chiffres dont nous disposons sont souvent erronés20, contradictoires21, reposent sur
15. Art. 58. 16. Art. 27. 17. Art. 59. 18. Voir supra, chap. XV. 19. Avis de la direction de l'Intérieur, publié dans GO Gpe, 5 novembre 1861. 20. Ainsi en 1869, un conseiller général anonyme estime qu'il y a en Guadeloupe environ 4.000 Indiens sujets britanniques, dont "un grand nombre" demandent leur rapatriement. Mais l'année suivante, son propos est complétement déformé par la commission de l'immigration, qui lui fait dire qu'il avait affirmé que "plus de 4.000 Indiens" attendaient leur rapatriement ; CG Gpe, SO 1869, p. 432, et SO 1870, p. 95. 21. Ainsi l'Immigration Report pour 1896 du vice-consul britannique à Pointe-à-Pitre donne le chiffre de 4.300 Indiens qui auraient en principe droit au rapatriement, dont 4.200 y auraient renoncé en acceptant une prime de rengagement ou un permis de résidence. Mais dans le rapport de l'année suivante, ils sont devenus respectivement 4.200 dont 2.036, puis 4.000 dont 2.016 dans celui pour 1898 ; PRO, FO 27/3447, Japp à consul FDF, 23 août 1897, et le même à FO, 27 septembre 1898 ; FO 27/3486, De Vaux à FO, 2 août 1899. Et nous allons voir que les chiffres réels sont encore différents.
1050 des bases douteuses22 ou ne sont pas toujours comparables entre eux23. Le tableau n° 78 rassemble les quelques données disponibles provenant des recensements des demandeurs effectués par le service de l'Immigration.
Tableau n° 78 EVOLUTION DES DEMANDES DE RAPATRIEMENT DES INDIENS DE LA GUADELOUPE Nombre total d'Indiens ayant … renoncé à encore droit au raleur droit patriement (1) (2) 1869 1883 1889 1899 1901 1905
4.000 5.068 6.025
1.300 3.800 4.042 4.974 4.500
dont ont effectivement demandé leur rapatriement (3)
Sources
350 450 1.200 1.288 1.727 1.000
a b c d e f
Situation en fin d'année. Sources a. CG Gpe, SO 1870, p. 95, rapport de la commission de l'immigration. b. Ibid, SO 1884, p. 228-229, intervention du directeur de l'Intérieur ; le nombre des ayants-droit au rapatriement provient des "relevés officiels", par contre celui des Indiens ayant demandé leur rapatriement est une estimation de l'administration, en se basant sur le fait "qu'un grand nombre de ceux qui se font inscrire ne se présenteront pas à l'heure du départ, ce qui arrive toujours". c. ANOM, Gua. 59/411, rapport annuel pour 1889 du chef du service de l'Immigration au directeur de l'Intérieur, 17 mai 1890. d. Chiffres communiqués par l'administration au vice-consul britannique, complétés et transmis par celui-ci à Londres ; PRO, FO 27/3486, gouverneur Moracchini à De Vaux, 15 décembre 1899, et FO 27/3522, De Vaux à FO, 30 octobre 1900, Immigration Report pour 1899. e. PRO, FO 27/3737, le même au même, décembre 1902, Immigration Report pour 1901. f. ADG, Cabinet 6272/1, gouverneur Gautret à M. Col., 26 juillet 1910.
On constate que les Indiens qui demandent effectivement leur rapatriement sont extrêmement minoritaires : à peine 15 % du nombre total de ceux ayant terminé leur engagement24, 30 % seulement de ceux ayant encore droit à être rapatriés25. Pour l'administration et les plan-
22. CG Gpe, SO 1887, p. 656, intervention Danaë : il y a 4.000 Indiens qui ont droit à leur rapatriement : on ne voit pas où il a été pêcher ce chiffre qui est contraire à tout ce que nous savons par ailleurs. 23. Ainsi les Immigration Reports du vice-consul britannique à Pointe-à-Pitre donnent tantôt des "flux" (nombre d'Indiens ayant obtenu leur droit à rapatriement ou y ayant au contraire renoncé dans l'année) tantôt des "stocks" (nombre total existant dans l'île à un moment donné) ; ces chiffres ne peuvent donc pas se prêter à une utilisation sérielle. 24. Colonnes 3 / (1 + 2) en 1889 + 1899 + 1901. 25. Col. 3/2 pour les cinq années 1883 + 1889 + 1899 + 1901 + 1905.
1051 teurs, ceci justifie qu'on n'organise qu'un petit nombre de convois de retour, puisque, de toutes façons, l'immense majorité des Indiens resteront finalement en Guadeloupe. En réalité, une telle attitude revient largement à prendre l'effet pour la cause. Bien sûr, il n'est pas douteux que, de l'aveu même des officiels britanniques, un nombre croissant d'Indiens immigrés aux Antilles depuis longtemps et progressivement créolisés se décident finalement à rester sur place après y avoir "fait leur trou", particulièrement au-delà de 189026, mais à côté, les mêmes sources n'hésitent pas à affirmer que "the number of Indian coolies who have settled voluntarily in the colony is small"27, et il est clair en fait que la plupart d'entre eux n'ont pas vraiment eu le choix28. D'ailleurs, dès le début, les planteurs n'ont jamais fait mystère de leur volonté de limiter le plus possible les rapatriements29, et l'administration n'a pas hésité à les encourager dans cette voie30. Deux raisons : ces Indiens rengagés sont des travailleurs déjà acclimatés, habitués au travail de la canne, et pour cette raison très recherchés par les planteurs ; et il est environ un tiers moins coûteux pour les finances coloniales de leur payer une prime de rengagement plutôt que de devoir les rapatrier31. Nous reviendrons ultérieurement sur la politique de l'administration dans ce domaine32 ; concentrons-nous maintenant sur les différents moyens mis en œuvre par les planteurs pour obtenir des Indiens qu'ils se rengagent. Les engagistes "redoublent d'efforts" pour retenir les "bons travailleurs" et les inciter à resigner, nous dit le commissaire à l'immigration lorsque
26. IOR, P 3904, p. 709, Madras Emigration Report pour 1890, à propos de la Guyane : "It was ascertained from the British consul at Cayenne that … (most of) the Indian emigrants (remaining there) … have settled down in the colony and … are not desirous of returning in their native country". De son côté, le major Comins estime qu'il est exagéré de dire que "des milliers" d'Indiens attendant leur rapatriement, la plupart d'entre eux étant maintenant des "old colonists" aux Antilles ; à la Martinique, il n'y aurait probablement même pas assez de candidats pour organiser un convoi ; Rapport Comins, p. 13. 27. IOR, P 3214, p. 996, mémorandum du consul Lawless au gouverneur de l'Inde sur la situation des Indiens de la Martinique, 6 septembre 1887 ; le mot souligné l'est par nous. 28. "The return passage promised at the close of the five years indentured service was not as a rule, really obtainable" ; IOR, P 2526, p. 419, et P 2976, p. 979, J. Grant, protecteur des emigrants de Calcutta, à gouvernement du Bengale, 31 mars 1885 (interrogatoire de rapatriés par le British Peer) et 23 mai 1887 (idem par l'Avoca). 29. En 1854, alors même que le premier convoi d'Indiens n'est pas encore arrive, le conseiller privé Bonnet, porte-parole fidèle des intérêts des planteurs, estime qu' "il n'y a pas lieu de se préoccuper du rapatriement" des immigrants; ADG, 5K 56, fol. 89-90, 13 juillet 1854. Quelques semaines plus tard, lors de la première séance du nouveau Conseil Général, tout juste rétabli, "plusieurs membres" estiment indispensables de faire venir des familles entières "afin de détruire en elles autant que possible tout motif de désirer leur rapatriement" ; CG Gpe, SO 1854, p. 11. 30. Art. 31 de l'arrêté du 24 septembre 1859 et art. 67 de celui du 19 février 1861 : les émigrants ayant terminé leur engagement seront prévenus individuellement par le syndic "des avantages attachés au rengagement". AOM, Gua. 15/157, dossier Paul Adrien, commissaire à l'immigration Noirtin à directeur de l'Intérieur, 15 juillet 1865, rapport sur le départ du convoi : initialement, 384 Indiens étaient inscrits pour se faire rapatrier par ce navire, mais il a réussi à en "convaincre" (comment ?) 125 de rester. 31. PRO, FO 27/3035, vice-consul James Japp à consul Lawless, 18 avril 1891. 32. Voir infra, § 1-2.
1052 les premiers engagements d'Indiens arrivent à expiration33 ; en réalité, ces "efforts" consistent surtout à exercer sur les Indiens une énorme pression pour les contraindre à se rengager. Les moyens utilisés combinent à la fois le maniement de la carotte et celui du bâton. Les planteurs disposent tout d'abord de toute une palette d'incitations non violentes et qui sont généralement suffisantes. La plus efficace de toutes est le versement par le Trésor colonial de primes publiques, auxquelles les engagistes ajoutent le plus souvent un complément sur leurs ressources propres. Eventuellement, pour convaincre les hésitants, ils peuvent y adjoindre un petit supplément en nature, comme ces planteurs de Saint-François et du Moule qui renoncent aux journées de travail qui leur sont encore dues si les engagés resignent pour cinq ans34. Un autre moyen, trivial mais classique, consiste à flatter le penchant excessif des Indiens pour le rhum afin de leur arracher leur rengagement sous l'influence de la boisson35. Si malgré tout, certains continuent encore à hésiter, la pression monte alors d'un cran. Par exemple, on multiplie "les petites vexations" jusqu'à ce qu'ils changent d'avis36. Le plus souvent, les planteurs refusent tout simplement de délivrer leur congé aux immigrants qui, ayant fini leur temps, annoncent leur intention de partir ; le prétexte invoqué est qu'il leur reste encore des journées de travail à fournir pour "compenser" celles supposées "perdues" pendant leur engagement et dont le nombre est fixé arbitrairement de façon à retarder le plus possible le moment de la libération37. Les malheureux sont alors complétement coincés ; s'ils vont voir le syndic pour lui demander leur rapatriement, celui-ci les renvoie d'abord à leurs engagistes, et s'ils quittent l'habitation à laquelle ils ont été affectés, ils sont poursuivis pour vagabondage. Au bout d'un certain temps, exaspérés par cette situation sans issue, certains finissent par craquer et agressent ceux qu'ils jugent responsables, ce qui leur fait alors perdre toute chance d'être rapatriés38 ; quant aux autres, de guerre lasse, ils doivent bien se résigner à
33. ANOM, Gua. 180/1116, rapport mensuel au directeur de l'Intérieur du 9 décembre 1859. 34. PRO, FO 27/3035, Japp à Lawless, 30 juin 1890, Immigration Report pour 1889. 35. ANOM, Mar. 32/276, mémoire de Lawless au gouverneur Aube, 14 juillet 1880. 36. ANOM, Gua. 56/399, rapport mensuel du 10 novembre 1860 ; plainte des Indiens de l'habitation Reizet, aux Abymes. 37. Sur ce point, voir supra, chap. XV. 38. ADG, T. Corr. PAP, c. 6989, audience du 16 mai 1883 : Ramsamy, engagé sur l'habitation l'Ilet, aux Abymes, condamné à 6 mois de prison pour menaces verbales sous conditions (A menacé le géreur de le "couper en morceaux" s'il ne lui donnait pas son congé d'acquit) ; ibid, 17 novembre 1883 : Pounou (hab. à Baie-Mahault), 6 mois (A menacé son engagiste de mettre le feu à sa maison si …, etc) ; c. 6990, 16 mai 1885 : Ramkawal, 3 mois (A menacé de mettre le feu au bureau de l'Immigration de PAP "si on ne le renvoyait pas dans son pays") ; c. 6991, 4 juillet 1885 : Siouparsan (hab. Claret, Moule), 3 mois (A menacé de mettre le feu à l'habitation si …, etc) ; ibid, 24 septembre 1885, Dalbahadour (Hab. Chantilly, Lamentin), 6 mois (A menacé le syndic de lui "foutre des coups" et de le tuer à la première occasion si on ne lui donnait pas "sa sortie") ; ibid, 29 octobre 1885, Topsy (hab. Valras, Sainte-Anne), 3 mois (A menacé de mettre le feu au bureau de l'Immigration de PAP "si on ne le mettait pas en liberté") ; c. 6992, 7 décembre 1886, Ramjaran (Hab. Roujol, Petit-Bourg), relaxe (A menacé son engagiste de mettre le feu à l'habitation "s'il ne lui donnait pas son congé d'acquit").
1053 se rengager39. Une variante de ce qui précède consiste, pour les grands propriétaires, à refuser d'employer les "time-expired immigrants" comme salariés libres tant qu'ils n'ont pas signé un nouvel engagement40, ce qui les expose alors à tomber dans le vagabondage et la délinquance ; des existences peuvent alors basculer dans le drame pour cela41. Enfin, si, malgré les multiples pressions exercées sur eux, certains Indiens demeurent encore récalcitrants et refusent toujours absolument de se rengager, il existe un ultime moyen pour les convaincre : la violence. Evidemment, ce ne sont pas tous les engagistes qui recourent à de telles extrémités, mais cette méthode semble néanmoins relativement répandue42. Parmi ceux qui s'en rendent coupables, on n'est guère surpris de retrouver le nom de Pauvert43 ; celui-ci inspire aux Indiens de Saint-François une peur telle que pas un seul n'ose demander son rapatriement44. Il ne suffit pas aux planteurs que les Indiens restent en Guadeloupe, ils voudraient en outre qu'ils se rengagent uniquement en faveur de leur premier engagiste. Or, les coolies ont une fâcheuse tendance à changer d'employeur dans l'espoir d'obtenir de meilleures conditions45. Pour essayer de mettre un terme à ce qu'il considère comme une détestable habitude, le Conseil Général vote, en 1860, une prime spécifique de 50 F, venant se rajouter à celle, générale, "de rengagement", en faveur des immigrants qui contracteront de nouveau avec le même
39. Sur tout ce qui précède, voir les excellents développements du Rapport Comins, p. 7, qui décrit très clairement et avec beaucoup de précisions l'espèce d'engrenage qui broie les Indiens dans cette situation. Un exemple concret, l'affaire Taylamé, exposée par le conseiller Danaë dans CG Gpe, SO 1887, p. 656-658, et dont les principales péripéties ont été exposées précédemment. 40. PRO, FO 27/3446, Japp à consul FDF, 1er octobre 1896, faisant notamment référence à des faits survenus trois ans plus tôt ; FO 27/3447, le même au même, 23 août 1897, Immigration Report pour 1896. 41. Ainsi "Sorint Diaron Poulet" (Sandiagompoullé), arrivé en Guadeloupe en 1889 ; à l'issue de son premier contrat, il a refusé de se rengager, malgré de très fortes pressions de son engagiste, et n'a trouvé de l'embauche sur aucune habitation ; il est alors tombé dans la criminalité et a été condamné à la relégation en Guyane ; comme il s'agit en principe d'une peine perpétuelle, il ne sera jamais renvoyé en Inde. Sur toute cette affaire PRO, FO 27/3444, Sorint … à India Office, 6 août 1896, gouverneur Moracchini à Japp, 3 mars 1897, et Japp à consul FDF, 19 juin 1897. 42. CG Gpe, SO 1887, p. 659, intervention Justin Marie : "Quand l'Indien ne veut pas se rengager, on sait ce qui lui arrive". 43. PRO, FO 27/3522, vice-consul De Vaux à Pauvert, 4 janvier 1900 : il a reçu des plaintes d'Indiens de Sainte-Marthe qui accusent les "employés supérieurs" du domaine de les frapper pour les forcer à se rengager ; il lui demande de mettre un terme à ces agissements ; FO 27/3737, le même à FO, décembre 1902, Immigration Report pour 1901 : il accuse, sans le nommer mais de façon transparente, Pauvert d'employer des "illegal means" pour obliger les Indiens à se rengager : l'un d'eux est mort sous les coups. 44. Interprétation par nous d'un passage du Rapport Comins, p. 13, qui a visité le bureau d'un syndicat cantonal où aucun Indien ne s'était inscrit pour être rapatrié ; le major ne nous donne pas son nom, mais il précise que le maire est le principal employeur de la commune ; or, si l'on prend la liste des conseils municipaux telle qu'elle est publiée dans Annuaire de la Gpe, 1890, p. 66-75, on constate que seul Pauvert répond à cette définition. 45. ANOM, Gua. 180/1116, rapport mensuel du 9 décembre 1859, au sujet des premiers engagés ayant achevé leur contrat.
1054 employeur pour une période de cinq ans46. Trois ans plus tard, l'assemblée locale "enfonce le clou" en émettant le vœu que la prime de rengagement ne soit payée qu'à ceux qui se rengageront avec le même engagiste ; mais le ministère refuse tout net une demande aussi manifestement contraire à la Convention47. C'est alors qu'apparait, initialement à la Réunion, la pratique du rengagement anticipé ; les planteurs obligent les immigrants à contracter un nouvel engagement avant que le précédent soit achevé48. Mais bien qu'il la condamne formellement49, le ministère ne parvient pas à empêcher sa généralisation50 ; pire même, faute de pouvoir l'interdire, l'administration doit se résoudre à la réglementer pour essayer d'empêcher l'aggravation des abus en résultant51. En Guadeloupe, dans sa grande circulaire du 16 avril 1881, Alexandre Isaac, dont la volonté d'améliorer le sort des Indiens n'est pourtant pas douteuse, est bien obligé d'admettre la validité des rengagements anticipés s'ils sont passés dans les trois mois précédent le terme du premier contrat52. De nouvelles protestations britanniques53 obligent le gouvernement français à renouveler son interdiction, ce qui est fait par le décret du 30 juin 189054 ; et pourtant, lorsqu'il passe dans l'île, l'année suivante, le major Comins constate que les "anticipatory re-engagements, or those made while the coolie is still under the control of the engagiste", continuent d'être pratiqués dans l'île55. Malgré tout, la volonté des planteurs de conserver les immigrants sur la même habitation pendant toute la durée de leur séjour dans l'île se brise sur la patiente, l'opiniâtreté et sans doute aussi le courage des intéressés, qui veulent au contraire changer d'engagiste à chaque renouvellement de contrat, et y parviennent effectivement dans leur immense majorité, comme le montre le tableau n° 79 pour les 1.172 Indiens de Moule sur lesquels nous sommes renseignés.
46. Avis publié par l'administration dans GO Gpe, 7 juin 1861. 47. ANOM, Gua. 188/1144, M. Col. à gouverneur Frébault, 29 janvier 1863? 48. PRO, FO 27/2295, MAE à ambassade brit. Paris, 26 janvier 1865: des instructions vont être envoyées pour interdire cette pratique. 49. Circulaire aux gouverneurs des vieilles colonies du 25 mars 1865, reproduite dans CG Gpe, SO 1887, p. 659. 50. Voir dans PRO, FO 27/2295, tout un ensemble de correspondance sur le sujet entre le consul britannique et le gouverneur de la Réunion ainsi qu'entre Londres et Paris, janvier à mars 1877. 51. Nouvelles assurances françaises dans ibid, MAE à ambassade brit. Paris, 5 mars 1877. Mais quelques mois plus tard (6 août 1877), le gouverneur de la Réunion prend, avec l'accord de la commission internationale alors réunie pour examiner la situation des Indiens de l'île, un arrêté autorisant les rengagements "dans les six mois qui précèdent le terme du contrat de l'engagé", mais le consul britannique pourra convoquer les Indiens pour les entendre et s'assurer de leur volonté réelle, et le contrat ne deviendra définitif qu'après qu'il ait été contresigné par lui ; PRO, FO 881/3503, Joint Report, p. 21-22. On reste évidemment sceptique ; comment imaginer que, dans une île où les communications sont si difficiles, le consul puisse avoir connaissance de tous les rengagements anticipés signés par les Indiens, et que ceux-ci puissent se rendre à Saint-Denis pour être entendus par lui ? 52. GO Gpe, 19 avril 1881. 53. IOR, L / P & J 3/201, gouvernement de l'Inde à India Office, 27 août 1881. 54. Art. 51. 55. Rapport Comins, p. 5.
1055 Tableau n° 79 RENGAGEMENTS ET CHANGEMENTS D'ENGAGISTE CHEZ LES INDIENS DE MOULE Nombre qui se rengagent chez … le précédent engagiste
un autre planteur
% chez le précédent
1er rengagement 2e rengagement 3e rengagement
170 59 10
677 208 48
20,1 22,1 17,2
ENSEMBLE
239
933
20,4
Source : ADG, Matr. Moule, passim. Traitement informatique des données par J. L. Girard.
Cette possibilité de changer effectivement d'engagiste à chaque renouvellement de contrat ne constitue toutefois pour les Indiens qu'une bien petite satisfaction à l'intérieur d'un système oppressif et brutal ; le major Comins nous dit excellemment en quoi il est détestable et pourquoi il faut l'abolir le plus rapidement possible. "I look upon the whole system of re-engagement as the cause of the greater part of the misery the immigrant suffers in this colony … To say that he, in agreeing to reindenture, is a free agent is an entire misnomer. He has no choice in the matter and is obliged to yield to the force of circumstances … It would require a person an extraordinary power to resist the pressure which is brought to bear upon him … If reintendures were abolished, there would be an immediate an immense improvement in the condition of the coolie", ne seraitce que parce que toute cette répression policière et judiciaire du "vagabondage" des Indiens prendrait fin56. En conclusion, note-t-il, "no material impovement can be expected in the condition of immigrants in Guadeloupe until reindentures have been done away with"57. Comins, et plus largement le gouvernement britannique58, met en cause l'article 40 du décret du 30 juin 1890, qui soumet "les travailleurs immigrants des deux sexes …, pendant toute la durée de leur séjour dans la colonie, … à l'obligation de l'engagement", sauf s'ils ont obtenu un permis de libre résidence. En la forme, il se trompe ; en Guadeloupe, à la différence de la Martinique59, il en a toujours été ainsi depuis le début de l'immigration60, et nous verrons 56. Ibid, p. 5-6. 57. Ibid, p. 7. 58. PRO, FO 27/3522, FO à ambassade brit. Paris, 8 novembre 1899 et 26 janvier 1900. 59. Où, une fois fini leur premier contrat, les immigrants sont libres d'en contracter ou non un autre, avec prime, ou de travailler au livret chez le propriétaire de leur choix en attendant leur rapatriement ; ANOM, Géné. 122/1078, rapport de l'Inspection coloniale sur les services de l'Immigration aux Antilles, 6 juin 1882. Ce qui, naturellement, ne veut pas dire pour autant qu'il n'y ait pas de rengagements à la Martinique, ni que ceux-ci ne donnent pas lieu à divers abus de la part des planteurs, comme le prouvent les plaintes du consul britannique auprès de l'administration locale (ANOM, Mar. 130/1176, document n° 2, Lawless à directeur de l'Intérieur, mémoire du 7 mars 1874 ; Mar. 32/276, mémoire du même au gouverneur Aube, 21 août 1880) ; mais il n'y a pas d'obligation réglementaire. 60. ANOM, Géné. 122/1708, rapport précité de l'Inspection coloniale du 6 juin 1882. L'art. 31 de l'arrêté gubernatorial du 24 septembre 1859 et les art. 67 et 68 de celui du 19 février 1861 ne font certes
1056 d'ailleurs qu'au moment où Comins passe dans l'île, cet article cesse progressivement de recevoir application. Mais sur le fond, l'exactitude de son propos n'est pas douteuse : l'obligation de se rengager rend l'Indien pratiquement prisonnier sur les habitations pendant toute la durée de son séjour en Guadeloupe61, même s'il parvient à arracher la "liberté" de changer de geôlier tous les cinq ans.
1.2. L'attitude de l'administration a) Mauvaise volonté et impécuniosité La brutalité, voire même la violence, des pressions auxquelles sont soumis les Indiens pour se rengager est d'autant plus "efficace" que les planteurs sont confortés dans leur comportement par l'attitude de l'administration. Dès le début, en effet, celle-ci ne met manifestement aucune bonne volonté à exécuter ses obligations en matière de rapatriement des Indiens. Bien que les dépenses affectées à cet objet soient classées parmi les dépenses obligatoires du budget colonial62, il s'en faut de beaucoup que, dans les faits, les crédits nécessaires soient dégagés pour assurer leur financement ; les informations budgétaires dont nous disposions sont malheureusement très incomplètes, surtout pour la décennie 1860, quand commencent les rapatriements, mais on constate sur la colonne (6) du tableau n° 46 que, tout au long des douze années pour lesquelles nous sommes renseignés jusqu'en 1882, les dépenses en question sont nulles ou insignifiantes63. En fait, dans les années 1850, quand l'immigration débute à peine, on se dit que la question n'est pas urgente, que les premiers rapatriements n'interviendront pas avant cinq ans au moins, et qu'il sera alors bien temps d'y pourvoir64 ; puis, au cours de la décennie suivante, lorsque ce temps est venu, on "oublie" tout simplement de prévoir les crédits nécessaires en tablant sur les décès et sur le fait que tous les Indiens concernés ne demanderont pas leur rapatriement65 ; ensuite, comme il n'y a pas de crédits, l'administration ne peut pas organiser de convois de rapatriement, et la boucle est bouclée. Résultat : de 1861 à 1880, huit navires seulement quittent la Guadeloupe pour ramener des Indiens dans leur pays na-
pas du rengagement une obligation positive pour l'immigrant qui ne demande pas son rapatriement, à la différence de l'art. 40 du décret 1890, mais ils ne lui laissent en fait le choix qu'entre ces deux possibilités, sans qu'il puisse, comme à la Martinique, préférer travailler au livret. 61. Rapport Comins, p. 5 : "Instead of five years indentured labour, his compulsory service may last a lifetime". 62. Art. 2 du décret du 13 février 1852. 63. Supra, p. 743 64. Voir sur ce point le très instructif débat au Conseil Privé du 13 juillet 1854 dans ADG, 5K 56, fol. 89-90. 65. CG Gpe, SO 1866, p. 496, échange à ce sujet entre "un membre" anonyme et le rapporteur de la commission de l'immigration.
1057 tal66 ; et encore, on a l'impression que c'est beaucoup plus par crainte des réactions anglaises que par souci de justice que ces rapatriements sont organisés67. Au cours de cette même période, un autre problème agite les relations francobritanniques au sujet du rapatriement des Indiens : celui de la "double peine". L'article 2 du décret du 13 février 1852 dispose en effet que l'immigrant qui aura encouru une condamnation correctionnelle ou criminelle perdra son droit au rapatriement. Il n'y a toutefois aucune automaticité ; pour être appliquée, cette peine doit être prononcée expressément68, ce que, semble-t-il, les tribunaux antillais ne font qu'avec modération69. La question n'est pas abordée au cours des négociations sur la future convention de 1861, et celle-ci ne contient rien à ce sujet. Aussi, lorsqu'ils découvrent l'existence du problème, les Britanniques sont scandalisés ; pour eux, cette peine supplémentaire est inacceptable et absolument contraire à la Convention. En particulier, le gouvernement de l'Inde craint que ce soit un moyen détourné pour ne pas rapatrier ses ressortissants en les condamnant sous de faux prétextes. Nous savons que ce n'est pas le cas, bien au contraire, mais le Royaume-Uni ne saurait se satisfaire d'une application modérée de ce texte. En 1877 et 1878, il exerce donc une vive pression sur le gouvernement français pour cette disposition du décret de 1852 soit abolie70, et il obtient d'autant plus facilement satisfaction que le ministère des Colonies voit là la possibilité de se débarrasser "d'un élément déplorable" en expulsant systématiquement tous les condamnés71. L'application de ce texte est donc "suspendue", et les instruc66. Voir tableau n° 84, p. 1075 et suiv. ; dans ce nombre est compris le convoi de l'Oncle Félix, qui revient en Guadeloupe un mois après son départ et ne repart plus par la suite. On se demande d'ailleurs comment ces différents convois ont été financés, puisqu'aucune dépense à ce sujet n'apparaît dans les comptes définitifs du budget de l'immigration, au moins pour les années au sujet desquelles nous disposons de l'information (Tableau n° 46). 67. CG Gpe, SO 1869, p. 432, "un membre" anonyme : attention ! si la colonie ne tient pas ses engagements en matière de rapatriements, les Anglais risquent d'interdire l'émigration indienne vers la Guadeloupe. 68. PRO, FO 27/2293, vice-consul Nesty à consul FDF, 25 février 1876. 69. Sur l'ensemble de la période 1859-1878, le tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre ne prononce la privation du droit au rapatriement que contre 4,6 % des Indiens condamnés ; ADG, T. Corr. PAP, c. 6979 à 7002, passim. Dans tous les cas, la condamnation principale est d'au moins un mois de prison et sanctionne toujours un délit de vol ou de récidive de vagabondage. A la Martinique, il semble que de telles condamnations soient plus rares encore ; dans son rapport sur le convoi de rapatriement du Marie-Laure, en 1875, le Dr Dounon, médecin-accompagnateur, se plaint que le décret de 1852 n'est plus appliqué sur ce point, parce que les autorités locales préfèrent se débarrasser des indésirables en les expulsant après leur libération, ce qui encombre les voyages de retour "de tout ce qu'il y a de plus mauvais, de plus réfractaire, de la lie des émigrants". 70. Sur tout ce qui précède, voir IOR, P 1152, p. 127-133, et P 1332, p. 9-10, ensemble de correspondances échangées sur la question entre Calcutta, Londres et Paris en 1877 et 1878. La démarche britannique est appuyée par le Quai d'Orsay, qui estime qu'il ne faudrait pas qu'un point "aussi secondaire" vienne remettre en cause les résultats "laborieusement acquis" par la commission internationale de la Réunion, c'est-à-dire la poursuite, un moment sérieusement menacée, de l'immigration indienne dans cette île ; ANOM, Géné. 122/1077, MAE à M. Col., 30 septembre 1878. 71. Ibid, M. Col. à MAE, 16 octobre 1878.
1058 tions nécessaires sont rapidement données aux administrations locales72, puis appliquées sans difficultés73. A partir de 1881, le drame de l'Oncle Félix74 puis bientôt les demandes françaises de rétablissement de l'émigration75 conduisent les Britanniques à se pencher sérieusement sur le problème du rapatriement des Indiens des Antilles. Pour accélérer sa solution, ils mettent alors sur la France une forte pression, qui aboutit à une sensible augmentation du nombre de convois de retour, mais certainement pas autant qu'il serait nécessaire pour rapatrier tous ceux qui le demandent76. Pour une large part, sans aucun doute, cette insuffisance des rapatriements résulte de la situation financière catastrophique dans laquelle se débattent les deux îles, surtout la Guadeloupe, en raison de la crise sucrière, particulièrement à partir de la seconde phase de celle-ci, en 189477. Pour les décideurs locaux, la tentation est grande, pour pouvoir boucler le budget local, de rogner notamment sur les dépenses de rapatriement, qui ne sont jamais considérées comme prioritaires, voire même de les supprimer complétement78 ; conséquence : les crédits prévus ne sont jamais suffisants, et il faut parfois que Paris tape du poing sur la table pour les faire porter au niveau adéquat79. Mais surtout, la correspondance des officiels britanniques, tant avec leurs homologues français qu'entre eux, montre clairement
72. Ibid, M. Col. à gouverneur Antilles, Guyane, et Réunion, 31 octobre 1878 et 5 avril 1879. 73. Le tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre cesse de prononcer cette peine dès la fin de 1878. 74. Infra, p. 1117. 75. Supprimée par la Grande-Bretagne en 1882 à destination de la Réunion et en 1888 pour les Antilles ; voir infra, chap. XXI. 76. Voir infra. 77. A partir de 1894, et pendant une dizaine d'années, les prévisions de recettes ne sont pratiquement jamais réalisées et inversement les prévisions de dépenses sont presque systématiquement dépassées ; le déficit bondit et la Colonie doit s'endetter pour pouvoir continuer à faire fonctionner son administration ; de 1892 à 1902, la Guadeloupe emprunte ainsi 6.700.000 F à diverses institutions financières. Sur tout ceci, voir CG Gpe, SE Mai 1897, annexes, p. I-VI, rapport du directeur de l'Intérieur ; ANOM, Gua. 213/1305, rapport de l'inspecteur des Colonies Méray sur la situation des finances publiques de la Guadeloupe, 30 janvier 1904 ; P ; CHEMIN-DUPONTES, Petites Antilles, p. 318-325. 78. Voir notamment CG Gpe, SO 1887, p. 663-664, intervention Réaux ; PRO, FO 27/2893, consul Lawless à gouverneur Mque, 9 juin 1887 : il se plaint que le Conseil Général et l'administration considèrent les dépenses de rapatriement comme facultatives et faites "à titre gracieux" ; c'est contraire à la Convention ; ibid, le même à FO, 16 août 1887 : le Conseil Général de la Guadeloupe a voté des crédits pour un seul convoi alors que 5.000 Indiens ont droit à leur rapatriement ; CG Gpe, SO 1894, p. 202 : le conseil supprime un crédit de 140.000 F inscrit au projet de budget présenté par l'administration pour constituer un convoi de rapatriement ; PRO, FO 27/3447, Japp à consul FDF, 5 novembre 1897 et 26 janvier 1898 : "Very little (is)done by the Conseil Général … to facilitate the return of these unfortunate people … to their native land" ; au lieu du convoi entier promis, il a voté un crédit de 15.000 F, à peine de quoi rapatrier 50 personnes ; FO 27/3522, De Vaux à FO, 30 octobre 1900, Immigration Report : en principe, 1.288 Indiens auraient dû être rapatriés dans l'année, mais l'état des finances locales ne le permettra que pour un petit nombre seulement. 79. PRO, FO 27/3447, M. Col. à gouverneur Mque, 1er décembre 1897 : le Conseil Général a voté des crédits pour rapatrier 1.000 Indiens en 1898, alors qu'ils sont 1.722 à demander leur rapatriement ; c'est inadmissible, faire modifier (Lettre communiquée par les négociateurs français à leurs homologues britanniques pendant les discussions sur la future convention de la Réunion, pour montrer à quel point Paris se préoccupe de la question).
1059 que l'administration locale y met plus que jamais un maximum de mauvaise volonté : passivité80, promesses non tenues81, sourde oreille82, dispositions inadéquates pour l'organisation des convois83, inefficacité des fonctionnaires chargés en principe de s'assurer que les Indiens ne se rengagent pas contre leur gré84, et même sous-utilisation (volontaire ?) des crédits votés par le Conseil Général85. Nous reviendrons ultérieurement sur ces différentes critiques, sur les explications qu'elles appellent et sur les réponses que l'administration leur donne86 ; mais même si elles sont parfois excessives, pas toujours parfaitement fondées et comportent souvent des justifications plus ou moins convaincantes, elles font néanmoins indiscutablement apparaître ce qui constitue le fil conducteur de la politique de l'administration coloniale en matière de rapatriement, ou plutôt de non-rapatriement, des Indiens à la fin de leur engagement : en conserver le plus grand nombre possible sur place. Sur ce point, elle rencontre complétement les vœux des planteurs et met à leur service tous les moyens dont elle dispose.
80. IOR, P 2278, p. 176-177, consul brit. Cayenne à gouverneur, 19 avril 1883: son administration ne fait absolument rien pour rapatrier les Indiens; PRO, FO 27/3035, consul Surinam (dont dépend désormais le vice-consul à Cayenne) à FO, 5 avril 1890 : faire une démarche diplomatique auprès de la France, sinon "nous ne pourrons arriver à rien" en Guyane; FO 27/3447, James Japp à consul FDF, 23 août 1897, Immigration Report : en 1897, il n'y aura aucun rapatriement ; pourquoi l'administration ne rapatrie-t-elle pas les Indiens par petits groupes par la Transat, "as they did in the case of the Japanese coolies" ; FO 27/3486, De Vaux à FO, 2 août 1899, Immigration Report pour 1898 : l'administration locale ne fait absolument rien pour rapatrier les Indiens ; elle se contente d'enregistrer leurs noms. 81. PRO, FO 27/3112, James Japp à consul FDF, 22 juillet 1892; FO 27/3447, le même au même, 5 novembre 1897 : on lui a promis un convoi pour l'an prochain, mais il ne se fait aucune illusion, cet engagement ne sera pas tenu. 82. PRO, FO 27/3486, consul FDF à FO, 23 mai, 6 juillet et 21 décembre 1899 : il a dû batailler pendant pratiquement toute l'année pour savoir si et quand un convoi de rapatriement serait organisé au cours de la saison 1899-1900. 83. IOR, P 2727, p. 302-303, Lawless à gouverneur Mque, 13 novembre 1885 ; PRO, FO 27/3035, Japp à FO, 30 juillet 1890, Immigration Report pour 1889, et Lawless à gouverneur Mque, 30 avril 1891 : insuffisance des conditions de logement et de nourriture faites aux immigrants avant leur embarquement ; FO 27/3445, IO à FO, 6 décembre 1894 et 8 novembre 1895, répercutant des plaintes reçues à ce sujet depuis la Martinique. 84. ANOM, Mar. 32/276, Lawless à gouverneur Aube, 14 juillet 1880 ; IOR, P 3214, p. 996, mémorandum du même au gouvernement de l'Inde, 6 septembre 1887. En 1900, après que le vice-consul britannique se soit plaint à lui que des Indiens de Sainte-Marthe aient été frappés pour les obliger à se rengager, Pauvert lui répond brutalement qu'il est incompétent pour intervenir directement dans ses affaires sans passer auparavant par l'administration locale, et il ajoute, avec un humour noir dont on ne jurerait pas qu'il soit involontaire, que le renouvellement des contrats se fait devant le syndic, "fonctionnaire assermenté", et que dans ces conditions les Indiens ne peuvent être contraints à signer quoi que ce soit contre leur gré ; PRO, FO 27/3522, Pauvert à De Vaux, 8 janvier 1900. 85. PRO, FO 27/2035, Lawless à gouverneur Mque, 30 avril 1891 : le Conseil Général a voté un crédit de 1.100.000 F pour les rapatriements ; il y avait là de quoi rapatrier environ 3.000 Indiens ; pourquoi ne l'a-t-on pas fait ? 86. Infra, point 2-2.
1060 b) Les incitations financières Pour obtenir des Indiens qu'ils renoncent, au moins provisoirement, à demander leur rapatriement, l'administration ne se contente pas seulement d'être passive, négligente ou sourde ; elle agit également par le biais d'incitations financières. Ces incitations sont prévues dès le début par l'article 2 du décret du 13 février 1852, portant que l'immigrant qui souscrit un rengagement à la fin de son contrat recevra une prime. Cette disposition est reprise par les textes réglementaires postérieurs sur l'immigration87, ainsi que par l'article 9 de la Convention, qui précise en outre que, dans ce cas, l'intéressé "conservera le droit au rapatriement à l'expiration (du) nouvel engagement". Par contre, tout ceci manque singulièrement de précision concernant les modalités concrètes : qui fixe le montant de la prime, quel est celui-ci, et surtout qui paye ? Aucun des textes précités ne répond à ces trois questions en même temps ; nous n'avons que des bouts de réponses. Selon le décret de 1852, la prime représente "une somme équivalente aux frais de rapatriement" de l'immigrant, mais sans préciser à la charge de qui, de l'administration ou des planteurs, elle est mise ; puis, l'arrêté de 1855 porte que le niveau de ces frais sera fixé par le gouverneur, et celui de 1861 par le Conseil Général, en continuant toutefois à conserver le silence sur le point de savoir qui doit la payer. De ce flou juridique résulte, pendant pratiquement quarante ans, une sorte de jeu de cache-cache entre l'administration et les planteurs, chacun essayant de faire supporter le coût des rengagements par l'autre. Enfin le décret de 1890 porte expressément que la prime de rengagement doit être payée par les engagistes, mais, même alors, ceux-ci parviennent tout de même à en faire prendre en charge une petite part par le budget colonial. Dès le début de l'immigration, alors même que les premiers Indiens arrivés dans l'île n'ont pas encore fini leur temps et attendent leur rapatriement "avec impatience", on a conscience dans le milieu des planteurs que, pour les amener à rester en Guadeloupe, il faudra nécessairement leur payer une prime "assez forte", de l'ordre des 100 à 150 F pour un rengagement de cinq ans88. Le lobby des grands propriétaires fait preuve ici d'une redoutable efficacité ; les deux mesures prises en 1860-61 par l'administration et le Conseil Général donnent pleine satisfaction à leurs revendications. En premier lieu le paiement des primes est pris en charge par la Caisse de l'immigration, et en second lieu ces primes sont fixées à un niveau suffisamment élevé pour constituer un "appât" auquel les Indiens résistent difficilement89. Tout Indien qui se rengage reçoit d'abord une prime dite "de rapatriement" de 194 F, censée représenter les frais qu'auraient eu à supporter les finances publiques de la Colonie s'il s'était fait rapatrier effectivement, complétée éventuellement par une prime de "rengagement" de 87. Art. 43 de l'arrêté du 16 novembre 1855, art. 32 de l'arrêté du 24 septembre 1859, art. 43 de l'arrêté du 19 février 1861, art. 49 du décret du 30 juin 1890. 88. ANOM, Gua. 56/399, rapport mensuel du commissaire à l'immigration du 8 juillet 1859. 89. ANOM, Gua. 180/1116, rapport du même du 25 février 1864.
1061 50 F, "spécialement applicable aux rengagements de cinq années avec le précédent engagiste"90. Il semble que les planteurs y rajoutent d'eux-mêmes un complément91 sur le montant duquel nous ne sommes malheureusement pas renseignés. Mais même en se limitant aux seules primes publiques, la première représente déjà 15 mois du salaire de base (12,50 F par mois), et, en y ajoutant la seconde, on dépasse les 17 mois ; on comprend que, trente ans plus tard, dans ses vives critiques du système des rengagements, le major Comins observe, à propos des primes en général, qu'elles constituent "a large sum to give to a cooly", même s'il doit en contrepartie aliéner de nouveau son indépendance pour cinq années supplémentaires92 ; l'objectif visé est atteint : les Indiens se rengagent en masse93. Les données budgétaires présentées dans la tableau n° 4694 montrent que, pendant la période 1869-1877 pour laquelle nous sommes renseignés sur l'application des décisions de 1860-61, les primes95 se montent à une moyenne annuelle de 146.504 F, représentant le rengagement d'environ 700 Indiens par an96, et constituent le second poste de dépense du budget de l'immigration, avec 19,2 % du total ; c'est bien là la preuve de l'importance du problème pour les planteurs. Ce régime demeure inchangé jusqu'en 1880. Les républicains conquièrent alors la majorité au Conseil Général et sont bien décidés à accroitre la part du financement de l'immigration supportée par les bénéficiaires de celle-ci97. Parmi les diverses mesures prises en ce sens figure notamment la réforme des primes. Celle dite "de rapatriement" est supprimée pour l'avenir, tout en continuant néanmoins d'être payée aux immigrants dont les contrats ont été conclus antérieurement, et elle est remplacée par une prime unique de rengagement de 150 F, payée désormais à tous les contrats futurs, qu'ils soient ou non passés en faveur de l'engagiste précédent98. Ces décisions suscitent le mécontentement du consul britannique, qui fait observer que le coût du rapatriement en Inde s'élève aux environs des 250 F et qu'ainsi l'administration réalise une économie sur le dos des Indiens, en violation des dispositions du décret de 185299 ; et effectivement, le tableau n° 46 montre que, sur la période 1881-84, le poste des primes est tombé à une moyenne de 119.469 F par an, en baisse de 18,5 % par rapport à 1869-77. Mais il ne semble toutefois pas que les immigrants soient perdants dans l'affaire, car 90. Sur tout ceci, GO Gpe, 7 juin 1861, arrêté gubernatorial du 5 juin 1861 et avis de la direction de l'Intérieur en date du 6 du même mois. 91. Il y est fait allusion dans ANOM, Gua. 180/1116, rapport du 25 février 1864. 92. Rapport Comins, p. 6. 93. ANOM, Gua. 180/1116, rapport du 21 décembre 1863. 94. Supra, p. 95. Qualifiées de "primes de rengagement" dans le document budgétaire et dans notre tableau, mais en fait, il s'agit évidemment de toutes les primes versées aux Indiens pour les inciter à rester en Guadeloupe. 96. Exactement 645 si l'on suppose que tous se sont rengagés sur la même habitation et ont donc reçu 214 F chacun ; et 755 dans l'hypothèse où aucun ne l'a fait et où la prime s'est donc limitée à 194 F ; il est évident que la réalité doit se situer quelque part entre les deux. 97. Plus de développements sur ce moment, infra, chap. XX. 98. CG Gpe, SO 1880, p. 302-303. 99. IOR, P 3214, p. 1001, mémorandum Japp sur la situation des Indiens en Guadeloupe, 1887.
1062 les engagistes portent alors leur propre prime à un niveau plus élevé, de l'ordre des 150 à 200 F100. Ce système n'est appliqué que pendant très peu d'années. En 1887, sans que le procèsverbal des délibérations explique véritablement pourquoi, l'assemblée locale supprime brutalement la prime de rengagement101, ce qui conduit alors les engagistes à augmenter la leur pour compenser102. Puis elle est rétablie sans beaucoup plus d'explication l'année suivante, mais à 75 F seulement103 ; cette baisse a évidemment d'abord un objectif budgétaire104, mais nous allons voir qu'elle correspond aussi à un changement de la politique mise en œuvre par l'administration pour retenir les Indiens en Guadeloupe. A partir de ce moment, la situation est définitivement fixée pour ce qui concerne la prime publique ; elle demeure inchangée à 75 F jusqu'à la fin. Quant à celle payée par les engagistes, elle se situe le plus souvent entre 200 et 300 F105, "depending on the worth of the labourer"106 et du sexe des rengagés107. Mais il est vrai que, à partir de 1890, la question perd progressivement son acuité108 ; pour l'administration et les grands propriétaires, l'objectif maintenant n'est plus d'obtenir des Indiens qu'ils se rengagent mais qu'ils se fixent définitivement sur place.
c) La politique de fixation sur place et l'installation définitive des Indiens en Guadeloupe L'idée que les immigrants, une fois achevé leur engagement, puissent rester en Guadeloupe pour s'y établir, éventuellement de façon définitive, en y exerçant librement l'activité de leur choix, met longtemps à s'imposer. Pendant plus d'une dizaine d'années après le début de 100. IOR, P 3675, p. 904, mémorandum du gouvernement français à son homologue britannique sur le même sujet, 1889. Rappelons que le début des années 1880 marque l'apogée de la production sucrière en Guadeloupe et que les propriétaires d'habitations et d'usines recommencent alors à manquer de main-d'œuvre. Il n'est donc pas surprenant qu'ils augmentent les primes aux Indiens pour retenir ceux qui travaillent déjà chez eux ou attirer ceux engagés antérieurement ailleurs. 101. CG Gpe, SO 1887, p. 695-696. 102. IOR, P 3675, p. 904, mémorandum du gouvernement français, 1889. 103. CG Gpe, SO 1888, p. 408. 104. On observe sur le tableau n° 46 que la dépense annuelle moyenne pour les primes de rengagement, qui était de 119.469 F en 1881-84, est tombée à 78.870 dix ans plus tard. 105. Ainsi qu'en témoignent les Immigration Reports du vice-consul britannique : entre 200 et 250 F en 1889 (PRO, FO 27/3035, Japp à Lawless, 30 juillet 1890) ; 150 à 300 F en 1891 (FO 27/3112, le même à consul FDF, 22 juillet 1892) ; 150 à 225 F en 1897 (FO 27/3447, le même à FO, 27 septembre 1898 ; 200 à 300 F en 1901 (FO 27/3737, De Vaux à FO, décembre 1902). 106. PRO, FO 27/3112, Japp à consul FDF, 22 juillet 1892, Immigration Report pour 1891. 107. PRO, FO 27/3522, De Vaux à FO, 30 octobre 1900, Immigration Report pour 1899 : 175 à 300 F pour les hommes, 150 à 200 pour les femmes. 108. Comme on peut le voir sur le tableau n° 46. Les dépenses publiques sur les primes de rengagement s'effondrent au cours de la décennie 1890, et elles disparaissent dans les premières années du XXe siècle.
1063 l'immigration, il n'en est absolument pas question, pas même par la plus indirecte des allusions, dans aucun des textes réglementaires sur le sujet. La philosophie des décrets des 13 février et 27 mars 1852, aussi bien que celle des arrêtés gubernatoriaux des 16 novembre1855, 24 septembre 1859 et même 19 février 1861 (alors pourtant que le contenu de la future Convention est déjà parfaitement connu) est que ces immigrants sont des étrangers engagés temporairement, uniquement pour cultiver la terre et soumis pour cela à un statut particulier, qu'ils peuvent se rengager dans les mêmes conditions (et même, il est extrêmement souhaitable qu'ils le fassent) une fois leur engagement précédent terminé, mais que, lorsqu'ils ont définitivement achevé leur temps et ne veulent plus continuer de cette façon, ils doivent être rapatriés ; la possibilité qu'il puisse en être autrement et que des Indiens soient autorisés à s'installer dans l'île sans obligation de s'engager comme salariés sur une habitation n'est prévue ni par ces textes, ni par les contrats-type qui leur sont présentés au moment de leur engagement initial109. C'est la convention de 1861 qui, la première, leur offre cette possibilité. L'article 9 dispose que l'immigrant ayant achevé son temps a le choix entre, soit demander son rapatriement aux frais de la colonie, soit, "s'il justifie d'une conduite régulière et de moyens d'existence, … être admis à résider dans (celle-ci) sans engagement", mais en perdant alors son droit au rapatriement gratuit. Mais en pratique, cette mesure est longue à entrer en application. En 1868 encore, le rapporteur de la commission de l'immigration du Conseil Général s'élève vivement contre "la facilité que l'administration accorde aux Indiens libérés de rester dans la colonie à la condition d'y exercer une industrie quelconque" ; c'est, proteste-t-il, "une dérogation au but que l'on s'est proposé par (leur) introduction. C'est la culture qui a besoin de bras ; quant à l'industrie du petit commerce, qui est la seule qu'exercent les Indiens libérés, ils nuisent à notre population indigène, dont ils prennent la place, et absorbent à leur profit toute les fournitures de leurs congénères"110. C'est au cours de la décennie 1880 que l'opinion locale bascule. On commence tout d'abord à envisager plus favorablement que des immigrants puissent séjourner librement dans la colonie111, puis la possibilité en est inscrite en toutes lettres dans les contrats d'engagement individuels signés par les Indiens à leur arrivée dans l'île112. On prend progressivement conscience qu'il est bien plus intéressant de fixer définitivement sur place "des hommes laborieux et économes", des "bons travailleurs", "faits au pays", en leur accordant une com109. Voir par exemple ceux publiés, pour la Guadeloupe dans Recueil immigration, p. 157-158, et pour la Martinique par G. L'ETANG, La grâce, le sacrifice et l'oracle, p. 470-471, tous deux des années 1850 ; leurs art. 8 et 7, respectivement, ne prévoient que leur rapatriement et rien d'autre. 110. CG Gpe, SO 1868, p. 410. 111. Ibid, SO 1880, p. 309, vote du Conseil qui décide que les contrats de travail "passés par les immigrants qui auront été régulièrement autorisés à séjourner librement dans la colonie" relèveront du droit commun et, à ce titre, seront donc dispenses des droits fixe et proportionnel sur les engagements prévus par le décret du 13 février 1852. 112. Art. 7 du contrat-type publié dans GO Gpe, 25 avril 1882.
1064 plète liberté d'aller et de venir, de s'installer dans l'activité et pour le compte de l'employeur de leur choix, plutôt que de contraindre à tout prix au rengagement des gens réticents et qui, de toutes façons, ne penseront tôt ou tard qu'à partir. Non seulement les finances publiques économiseront une partie du coût de leur rapatriement, mais surtout les conséquences globales, macro-économiques dirait-on aujourd'hui, de leur installation seront extrêmement positives ; on créera "un courant de cultivateurs" nouveaux qui viendront "augmenter le noyau (des) travailleurs créoles" et contribueront ainsi à la prospérité de la colonie, "qui bénéficie sous des formes diverses de (leur) travail"113. En outre, les menaces qui pèsent sur l'immigration indienne aux Antilles depuis son interdiction à la Réunion, en 1882114, puis l'arrêt de fait des introductions après 1885, poussent dans le même sens et incitent l'administration à mettre en place une nouvelle politique à l'égard des Indiens qui se trouvent en Guadeloupe, mais toujours avec le même objectif : les inciter à rester dans l'île115. Cette nouvelle politique demeure toutefois virtuelle pratiquement jusqu'à la fin de la décennie 1880, probablement faute, pour l'administration, de disposer des instruments juridiques et financiers nécessaires à sa mise en œuvre ; en 1886, il n'a encore été délivré que 265 permis de résidence seulement, même pas 2 % de la population indienne totale. Le mouvement débute en 1888. Un an seulement après avoir supprimé toute prime de rengagement116, les conseillers généraux décident de la rétablir, mais à un niveau de 75 F seulement qui n'est plus guère attractif, et en même temps ils votent la création d'une prime dite "de séjour libre" de 150 F pour les immigrants qui obtiennent une autorisation de séjour sans engagement117. Puis, deux ans plus tard, le décret du 30 juin 1890 vient, pour la première fois, donner un cadre réglementaire précis à la question "des immigrants dispensés de rengagement et des permis de séjour", à laquelle il consacre tout un chapitre (le neuvième) et cinq articles (nos 113 à 117).
Tableau n° 80 113. Sur tout ce qui précède, voir ANOM, Géné. 122/1078, rapport de l'Inspection coloniale sur les services de l'Immigration aux Antilles, 6 juin 1882 ; CG Gpe, SO 1888, p. 396-398, intervention Souques, et SO 1891, p. 232-233, rapport de la commission de l'immigration. 114. Voir infra, chap. XXI. 115. CG Gpe, SO 1887, p. 13, discours d'ouverture du gouverneur : "Tout le monde … comprend que la colonie doit s'efforcer de retenir, en assurant des garanties et des avantages sérieux au travail libre, le plus grand nombre possible de ces 17.000 Indiens qui représentent aujourd'hui l'effectif total de la main-d'œuvre étrangère. Il faut tendre, par la justice et la générosité de nos procédés à l'égard de ces immigrants, à faire du rapatriement l'exception". SO 1888, p. 8, le même citant "une note récente" du chef du service de l'Immigration : "Il n'est pas douteux qu'avec les adoucissements apportés au régime du travail et quelques avantages pécuniaires, on n'arrive à retenir dans le pays un noyau d'Indiens acclimatés de dix mille travailleurs au moins dont on pourra tirer un excellent parti". 116. Voir supra. 117. CG Gpe, SO 1888, p. 408.
1065 EVOLUTION DU STATUT DES INDIENS ADULTES A LA FIN DU SIECLE
1885 1886 1889 1890 1892 1893 1897 1898 1899 1901 1906 1913
TOTAL
Engagés Nbre %
Libres sans permis Nbre %
14.489 15.725 12.667 12.683 12.015 11.477 11.985 12.287 12.448 11.448
8.041 8.708 4.356 3.500 2.726 2.575 2.378 2.229 1.688 1.161 env. 400
env. 6.400 6.752 7.814 7.700 7.418 7.094 7.989 8.486 9.198 8.824
55,5 55,4 34,4 27,6 22,7 22,4 19,8 18,2 13,6 10,1
11.476
44,5 42,9 61,7 60,7 61,7 61,8 66,7 69,0 73,9 77,1
Permis de résidence Nbre % 265 497 1.483 1.871 1.808 1.618 1.572 1.562 1.464 837
1,7 3,9 11,7 15,6 15,8 13,5 12,8 12,5 12,8
Sources (a) (b) (b) (b) (b) (b) (c) (c) (c) (c) (d) (e)
Situation au 31-12 des années citées Sources (a) D'après chiffres cités dans CG Gpe, SO 1886, p. 451, intervention Lignières ; le nombre exact de libres sans permis est 6.448, mais nous arrondissons à 6.400 pour tenir compte de l'existence éventuelle de permis de résidence. (b) ANOM, Gua. 59/411, rapports du chef du service de l'Immigration au directeur de l'Intérieur des 1er mars 1887, 17 mai 1890, 19 juin 1891, 31 août 1893, 31 juillet 1894. (c) Immigration Reports du vice-consul britannique ; PRO, FO 27/3447, Japp à FO, 27 septembre 1898 ; FO 27/3486, De Vaux à FO, 2 août 1899 ; FO 27/3522, le même au même, 30 octobre 1900 ; FO 27/3737, le même au même, décembre 1902. (d) Deux chiffres de 342 et 412 engagés sont cités dans CG Gpe, SO 1907, p. 45 et 46. (e) Chiffres cités dans ADG, Cabinet 6294/5, rapport gubernatorial sur la situation de la Guadeloupe en 1913. Nota : la source ultime de tous ces chiffres est évidemment le service de l'Immigration.
L'immigrant qui, à l'expiration de son engagement, désire séjourner librement dans la colonie sans être obligé de souscrire un nouvel engagement, doit adresser une demande en ce sens au gouverneur, accompagné de deux certificats, l'un du syndic cantonal dont il dépendait jusqu'alors attestant de sa bonne moralité et de ses habitudes de travail, l'autre du maire de sa commune établissant qu'il possède des moyens d'existence suffisants ; le dossier est communiqué ensuite pour avis au protecteur des immigrants, chef du service de l'Immigration, puis, de là, au directeur de l'Intérieur, sur la proposition duquel le gouverneur accorde ou non le permis de séjour. Ce permis peut être temporaire (un an renouvelable) ou permanent (immédiatement ou par transformation d'un permis temporaire) et sa validité s'étend à la femme et aux enfants mineurs du bénéficiaire ; il peut toutefois être révoqué à tout moment, notamment en cas de condamnation pénale de celui-ci. Son principal effet est de dispenser l'intéressé de l'application des règlements "relatifs au patronage des immigrants" ; il peut être propriétaire et se livrer à toute industrie ou travail manuel, et les contrats qu'il passe dans le cadre de son activité ne relèvent que du droit commun.
1066 On peut voir sur le tableau n° 80 les effets de cette nouvelle politique. Le nombre de permis de séjour bondit, multiplié par sept entre 1886 et 1892 ; 15 % des Indiens de la Guadeloupe en ont alors un. Naturellement, ces mesures provoquent un vif mécontentement chez les officiels britanniques, qui estiment qu'elles sont contraires à la Convention118 et qu'elles n'ont d'autre but que de retenir à tout prix les Indiens dans l'île119, ce que reconnait d'ailleurs très volontiers le gouvernement français120. Malgré ces résultats apparemment prometteurs, le Conseil Général, les estimant insuffisants, supprime la prime de libre séjour en 1891 dans un but d'économie121. On observe sur le tableau n° 80 que cette décision donne un coup d'arrêt aux demandes de permis de séjour ; à partir de 1893, leur nombre diminue régulièrement jusqu'à la guerre. Mais cela ne relance pas pour autant le mouvement des rengagements. Les décisions de 1889 et 1890 font s'effondrer le nombre de ceux-ci, puis l'évolution se poursuit lentement dans le même sens au cours de deux décennies suivantes ; il est probable que, à la veille de la guerre, il ne reste, enfin ! plus un seul Indien soumis au statut de l'engagement en Guadeloupe ; progressivement, la libre résidence sans permis de séjour s'impose comme le mode normal de fixation de ceux qui restent dans l'île. C'est là une tendance lourde, qui s'affirme à partir du milieu des années 1880 : à la fin de leur engagement, les Indiens refusent de le renouveler ; ils quittent les habitations, changent souvent de commune122 "and betake themselves to other forms of agriculture or modes of life … entirely free from the restrictions of the Immigration Ordinance"123. En principe, le décret du 30 juin 1890, en rappelant solennellement, complétant et précisant toute la réglementation antérieure sur le sujet, devrait permettre à l'administration de "resserrer les boulons", mais c'est tout le contraire qui se produit. A partir du moment où ce texte est publié, l'institution de l'engagement commence à se liquéfier. L'article 40, qui rend obligatoire le rengagement des Indiens restés dans la colonie à l'expiration de leur premier contrat et n'ont pas été autorisés à résider librement, n'est pas appliqué ; faute, en effet, de pouvoir les rapatrier, l'administration ne fait rien pour les contraindre à se rengager et se contente d'exiger d'eux un travail régulier "au
118. Celle-ci prévoit bien une prime pour l'immigrant qui renonce temporairement à son rapatriement pour se rengager, mais non pour celui qui renonce définitivement à son droit. On craint du côté britannique que les Indiens, mal informés, se fassent piéger et, après avoir touché la prime, découvrent trop tard qu'ils ne peuvent plus se faire rapatrier. 119. PRO, FO 27/3035, Japp à Lawless, 18 avril 1891 ; Rapport Comins, p. 5. 120. Dans son mémorandum de 1899 à son homologue britannique : la différence de 75 F en faveur de la prime de séjour a pour but de "favoriser le travail libre" ; IOR, P 3675, p. 904. 121. CG Gpe, SO 1891, p. 232-238. 122. ANOM, Gua. 11/130, gouverneur Le Boucher à M. Col., 9 janvier et 11 juin 1886 ; Gua. 56/411, chef du service de l'Immigration à directeur de l'Intérieur, 17 mars 1885, 17 mai 1890, 13 juillet 1892. 123. Rapport Comins, p. 5.
1067 livret"124. Il en va de même pour ce qui concerne l'article 54 ; les engagistes se dispensent de donner avis aux syndics de la fin des engagements dans les quinze jours qui suivent celle-ci, et il n'est plus alors possible de connaître la situation statutaire exacte des Indiens, qui échappent ainsi au contrôle de l'administration125. Conséquences de ce qui précède : ils sont de moins en moins nombreux à se rengager et, dès la fin de la décennie, la plupart d'entre eux sont libres de tout engagement sans avoir reçu de permis de résidence126.
Tableau n° 81 LE MOUVEMENT DES RENGAGEMENTS A LA FIN DU SIECLE Nombre de rengagements dans l'année 1885 1889 1890 1897 1898 1899 1901
660 800 env. 260 86 123 352 6
% de ceux ayant fini leur engagement précédent dans l'année
84 100 49 3,5
sources (a) (b) (c) (d) (d) (d) (d)
Sources (a) Etat statistique joint au mémorandum Japp de 1887 sur la situation des Indiens de la Guadeloupe ; IOR, P 3214, p. 1005. (b) PRO, FO 27/2035, Japp à FO, 30 juillet 1890, Immigration Report pour 1889. (c) Le chiffre de 217 jusqu'à fin Octobre est donné par le gouverneur dans son discours d'ouverture ; CG Gpe, SO 1890, p. 25. Nous avons supposé une évolution linéaire et proportionnelle jusqu'à la fin de l'année. (d) Immigration Reports du vice-consul britannique ; références note (c) sous tableau n° 80.
Il est probable que, initialement, cette évolution est la conséquence de la crise sucrière ; les planteurs aux abois ne peuvent plus toujours entretenir et rémunérer les Indiens qui sont sur leurs habitations127, et ceux-ci, sans doute maintenus plus ou moins de force jusqu'à la fin de leur engagement, s'en vont dès que celui-ci est fini sans chercher un nouvel employeur et sans que l'administration les contraigne à le faire. Puis, cette volonté des Indiens de mener une vie libre dans l'île s'ils ne peuvent se faire rapatrier rencontre la nouvelle politique de fixation 124. JO Gpe, 6 novembre 1891, dépêche ministérielle du 7 septembre 1891 condamnant cette pratique et rappelant en vain l'obligation du rengagement pour tout immigrant ayant terminé son temps et n'étant pas autorisé à séjourner librement dans la colonie. 125. ANOM, Gua. 56/397, dossier I.20, rapport de l'Inspecteur général des Colonies Espeut sur le service de l'Immigration de la Guadeloupe, 27 mars 1897. 126. Ibid, id°, et tableau n° 80. 127. Infra, chap. XX.
1068 sur place mise en œuvre à leur intention à partir de la fin des années 1880. Et ceci d'autant plus que, après la suppression de la prime de libre séjour, en 1891, un autre moyen, peut-être encore plus attractif pour eux, les incite désormais à rester : la possibilité d'accéder à la terre. Dès 1887, il est prévu de les faire bénéficier eux aussi de la constitution de la petite propriété par morcellement des anciennes habitations-sucreries expropriées par le Crédit Foncier Colonial et rachetées par la Colonie par le jeu de sa garantie de remboursement à celui-ci128 ; en 1891, la Guadeloupe compte déjà 269 "paysans et propriétaires ruraux" indiens129, e, même si nous ne sommes pas renseignés sur ce point, il est probable que leur nombre tend à s'accroitre lentement par la suite. A son tour, l'île connaît la même mutation que tous les autres territoires de la Caraïbe : la lente constitution d'une petite paysannerie indienne130 ; mais même ainsi, nous ne jurerions pourtant pas que tous ceux qui ont renoncé, en droit ou en fait, à leur rapatriement en échange d'un lopin de terre l'aient fait volontairement.
1.3. Les résultats : les Indiens "piégés" Les effets conjugués de cette double pression exercée par les planteurs et l'administration, joints à la durée interminable de chaque engagement et rengagement131, produisent bien les résultats souhaités : les Indiens sont piégés en Guadeloupe. Venus théoriquement pour cinq ans, le temps d'amasser un petit pécule, ils "ne peuvent plus" repartir, dirait-on dans un raccourci osé, en réalité ne peuvent repartir qu'après y avoir passé l'essentiel de leur vie active, et parfois même l'essentiel de leur vie tout court, n'emportant avec eux qu'un bien maigre pécule, et même rien du tout pour la majorité d'entre eux.
a) Des vies entières sur les habitations En 1887, en réponse à une demande du consul Japp sur le nombre d'Indiens inscrits comme rapatriables auprès du service de l'Immigration, le gouverneur de la Guadeloupe lui répond qu'ils sont 1.590 adultes, "dont le droit au retour … est ouvert depuis trois ans et remontent même pour quelques-uns à l'origine même de l'immigration"132. Si l'on interprète correctement ce dernier membre de phrase, cela voudrait donc dire que certains Indiens sont là depuis trente ans au moins, et même, en théorie, depuis 33 ans, à supposer que, parmi eux, s'en trouvent qui soient arrivés par l'Aurélie, le premier convoi d'introduction, le jour de Noël 1854.
128. CG Gpe, SO 1887, p. 13, discours d'ouverture du gouverneur ; SO 1890, p. 25, idem. 129. Rapport Comins, appendice B annexé, "Census of the East Indian population of Guadeloupe". 130. Dès les années 1870 à Trinidad et en Guyane britannique ; K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 387-417. Après 1920 à Surinam ; R. HOEFTE, In place of slavery, p. 127. 131. Voir supra, chap. XV. 132. IOR, P 3213, p. 7 ; c'est nous qui soulignons.
1069 A priori, on n'ose y croire ! Et pourtant, le tableau qui suit, relatif aux deux convois de rapatriement sur lesquels nous sommes renseignés, montre que, même si de telles durées sont exceptionnelles, pratiquement la moitié des Indiens restent en Guadeloupe au moins dix ans et que des séjours de vingt ans et plus sont relativement fréquents ; la durée moyenne des séjours des rapatriés par le premier de ces deux convois (le Copenhagen) est de onze ans, elle se situe à douze ans pour le second (le Jorawur), et elle atteint treize années pour un convoi au départ de la Martinique133.
Tableau n° 82 DUREE TOTALE DU SEJOUR DES INDIENS DE DEUX CONVOIS DE RAPATRIEMENT Convoi du Copenhagen (1882)
Convoi du Jorawur (1886)
Nbre d'années
Nombre
%
Nombre
%
Moins de 10 10 à 19 20 à 29 30 et plus
229 146 77
50,7 32,3 17,0
179 112 24 2
56,5 35,3 7,6 0,6
Plus long séjour
27 ans
31 ans
Sources Copenhagen : ANOM, Gua. 91/637, dossier du convoi, état des passagers, annexé à gouverneur Laugier à M. Col., 28 février 1882. Jorawur : ANOM, Gua. 61/436, dossier du convoi, rapport médical du Dr Daliot, Octobre 1886 ; et IOR, P 2728, p. 1432, état des immigrants arrivés à Pondichéry, 1886.
Si l'on considère que la durée moyenne de survie des Indiens sur les habitations est de 9 ans et que les deux tiers d'entre eux décèdent avant leur douzième année de présence en Guadeloupe134, cela signifie donc que, à peu de choses près, un engagé âgé de 20 ans au moment de son arrivée dans l'île et rapatrié douze années plus tard, durée moyenne du séjour des immigrants, y a consommé l'essentiel de son espérance de vie, au moins de vie productive, au service d'un planteur ayant tiré de lui pratiquement toute la force de travail qu'il était susceptible de donner au cours de son existence ; on le retient "until he is of no further use", note, accablé, le major Comins135.
133. Le Nantes-Bordeaux, en 1889 ; PRO, FO 27/3035, Lawless à gouverneur, 30 avril 1891. 134. Supra, chap. XV. 135. Rapport Comins, p. 5.
1070 b) Des vies entières dans la misère Quittant un jour son pays de naissance pour fuir la misère, l'Indien y revient, dix, vingt ou trente ans plus tard, généralement aussi misérable qu'il en était parti ; les rapatriés des colonies françaises arrivent en Inde "in a destitute condition", "wretched at the extreme", se plaignent les autorités britanniques locales136. A quoi, naturellement, l'administration française, vexée, répond que c'est faux, qu'ils ramènent en Inde des économies conséquentes, et que, de toutes façons, ceux qui reviennent des colonies britanniques n'en ramènent pas beaucoup plus137. Le tableau suivant fournit quelques éléments permettant de trancher ce débat.
Tableau n° 83 SOMMES RAPATRIEES PAR LES INDIENS Convoi
Nbre de pass.
Sommes transf. F
F par pass.
Estimation autres éléments rapportés F
TOTAL RAPATRIE F
TOTAL F par pass.
Parmentier
65
12.000
184
62.000
954
Paul Adrien
295
41.038
139
66.000
223
Marie-Laure Copenhagen
50.000 en march. et espèces 20.000 en numéraire 5.000 en bijoux
305 508
77.935 67.596
255 133
130.000
256
British Peer Loire-Inférieure
Un montant équivalent en espèces
655 460
96.000 43.000
146 93
85.000
184
Néva Nantes-Le Havre Nantes-Bordeaux Hindoustan
667 808 830 661
48.000 66.222 106.101 69.635
72 82 128 105
A peu près autant en numéraire Id°
100.000
150
Trois paquebots en 1893 Trois paquebots en 1894
695
73.115
105
512
60.705
118
"Plus de fortes sommes en or"
Sources : dossiers des convois, cités tableau n° 84, p. 1075 et suiv. Nota : il s'agit uniquement des sommes transférées ou emportées au départ de la Guadeloupe ; les chiffres à l'arrivée publiés par les administrations française et anglaise en Inde, qu'ils soient en F ou en Rs, sont le plus souvent trop divergents de ceux reproduits ici pour pouvoir être utilisés concurremment avec eux.
136. PRO, FO 27/2550, IO à FO, 28 avril 1881 ; FO 27/3035, gouvernement de l'Inde à IO, 10 juin 1890. 137. ANOM, Géné. 118/1035, M. Col. à MAE, 26 mars 1882 ; Gua. 56/401, gouverneur Moracchini à M. Col. , 20 juillet 1896.
1071 Les sommes rapatriées par les Indiens se composent de deux éléments. En premier lieu, celles confiées au Trésor Public pour transfert en Inde où elles sont récupérées par le déposant à son arrivée, diminuées de 1,50 % pour frais de transmission. En second lieu, celles emportées par les rapatriés eux-mêmes sous forme d'espèces métalliques, bijoux et éventuellement marchandises. Dans quelques dossier de convois, le commissaire à l'immigration ou le médecin-accompagnateur donnent une estimation, que nous avons reproduite ici. Pas de données pour les autres, mais les contemporains sont unanimes pour estimer qu'il s'agit généralement de sommes importantes138. En fonction des quelques éléments disponibles, osons l'hypothèse qu'elles aboutiraient à peu près à doubler le montant de celles transférées. D'après les données rassemblées dans ce tableau, les montants transférés par l'ensemble des convois qui y sont cités représentent un total de 761.347 F pour 6.461 passagers, soit 118 F par passager. De son côté, l'administration de la Guadeloupe communique au major Comins la somme de 765.472 F transférés en Inde par les rapatriés depuis le début des rapatriements jusqu'en 1891139, soit, pour 7.384 départs140, 103 F par passager. Enfin, les chiffres d'origine indienne, quoique souvent très divergents de ceux en provenance de la Guadeloupe pour chaque convoi pris séparément, permettent d'arriver globalement, en supposant que les divergences s'annulent plus ou moins, à un transfert comparable de 127 F par passager141. De tout ceci, retenons un ordre de grandeur de 115 F transférés par rapatrié, donc un total de 230 F pour tenir compte des autres éléments rapportés avec les convois. * *
*
Ce résultat suscite deux interrogations, auxquelles il convient de répondre successivement.
138. PRO, FO 27/2893, consul brit. Pondy à gouvernement Madras, 1er octobre 1886, à propos d'un convoi rapatrié de la Martinique par le Hereford ; IOR, P 2976, p. 981, le même au même, 14 mai 1887, convoi de l'Avoca depuis la Martinique ; Rapport Comins, p. 16. 139. Ibid, id°. 140. Chiffre calculé à partir des données du tableau n° 84. Il inclut tous les passagers au départ de la Guadeloupe (65 par le Parmentier), à l'exception de ceux de l'Oncle Félix, revenu dans l'île et dont les passagers ont été remboursés de leurs dépôts au Trésor. 141. A Pondichéry de 1882 à 1900, les 2.349 rapatriés de Guadeloupe ont transféré 111.905 F et 76.251 Rs, soit, au cours légal de 1,68 F par Rs, 128.101 F. A Calcutta de 1882 à 1901, 4.231 rapatriés (tous de Guadeloupe sauf deux années où toutes les colonies françaises sont données ensemble) ont transféré 354.333 Rs, soit 595.279 F. Total = 835.285 F pour 6.580 rapatriés. Madras et Calcutta Emg Reports, années citées. Nota : le cours de la Rs en F ne cesse de diminuer au cours de cette période. Celui de 1,68 F/Rs fixé lors de la tentative de stabilisation de 1893 représente une sorte de médiane.
1072 1. Que représentent exactement ces chiffres ? Ils peuvent s'apprécier d'un triple point de vue. En premier lieu, par comparaison avec les sommes ramenées par les émigrants revenus des colonies britanniques. A Calcutta, sur l'ensemble de la période 1882-1901 au cours de laquelle les Indiens partis en Guadeloupe reviennent, le montant moyen déclaré par rapatrié est de 83 Rs depuis celle-ci, contre 145 pour les retours de toutes les colonies142 ; de Guyana et Trinidad, chaque Indien revenu entre 1870 et 1917 rapatrie en moyenne 284 et 437 F respectivement143, contre 230 depuis la Guadeloupe. Même si l'on admet, avec le consul britannique à Pondichéry, "that there is some truth in the statements that those migrants (from) the French Colonies … are afraid to disclose the real result of their economy", et ne déclarent donc pas tout ce qu'ils ramènent avec eux en Inde144, la différence est trop importante pour être tenue pour négligeable ; sur ce point, les critiques de l'administration anglo-indienne sont parfaitement confirmées, et notamment cette observation faite par le major Pitcher, lors de son enquête de 1882 sur l'émigration dans les North Western Provinces et l'Oudh : en général, les émigrants revenus des colonies françaises (et dans cette région, il s'agit presque uniquement de la Guadeloupe) "come back pauper"145. Cette pauvreté est d'autant plus grande que, second élément d'appréciation, les sommes rapatriées sont très inégalement reparties ; les quelques cas sur lesquels nous sommes renseignés montrent que le nombre de partants qui transfèrent leurs économies en Inde par la voie du Trésor avant d'embarquer ne dépasse que rarement les 20 % de l'ensemble des passagers par convoi146. En admettant même que l'on puisse aller jusqu'à doubler ce chiffre pour tenir compte de ceux ramenant leurs économies avec eux en espèces métalliques et bijoux, cette proportion confirme bien a contrario les observations plus "littéraires" faites par divers fonctionnaires en charge des convois sur l'extrême dénuement de la grande majorité des Indiens rapatriés de Guadeloupe147. Bien sûr, il existe quelques convois dont les passagers font preuve 142. Calcul d'après Calcutta Emg Report, années citées. 143. Calculé d'après les données reproduites par K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 365366 ; les chiffres donnés en $ ont été convertis en F au taux de 5,20/1 et ceux en £ à 25/1. 144. IOR, P 2976, p. 981, rapport sur le convoi rapatrié de la Martinique par l'Avoca, 14 mai 1887. 145. Déposition devant la commission Sanderson ; Parl. Papers, 1910, vol. XXVII, 2e partie, p. 177. 146. Nous connaissons ce nombre pour six convois. Sur le Loire-Inférieure, 30 des 156 à destination de Pondichéry (= 19,2 %) ; IOR, P 2727, p. 21, consul brit. Pondy à gouvernement Madras, 1er septembre 1885. Sur le Néva, 119 sur 667 (= 17,8 %) ; ANOM, Gua. 91/638, dossier du convoi, rapport médical du Dr Hercouët, 1885. Sur le Hereford, depuis la Martinique 115 sur 905 (= 12,7 %) ; PRO, FO 27/2893, consul brit. Pondy à gouvernement Madras, 1er octobre 1886. Sur le Nantes-Le Havre, 157 sur 808 (= 19,4 %) ; IOR, P 3213, p. 5, Japp à Lawless, 19 août 1887. Sur l'Avoca, depuis la Martinique, 152 sur 855 (= 17,8 %) ; IOR, P 2976, p. 981, consul brit. Pondy à gouvernement Madras, 14 mai 1887. Sur le NantesBordeaux, 163 des 522 à destination de Calcutta (= 31,2 %) ; ANOM, Gua. 15/161, dossier du convoi, gouverneur Pondy à M. Col., 14 mai 1889. 147. Dans le convoi de l'Indus, environ le tiers des rapatriés "ne ramenaient strictement rien que les vêtements qu'ils avaient sur eux" ; ANOM 76/566, dossier du convoi, rapport médical du Dr Lacascade, 10 janvier 1869. Sur le Néva, "en général, ils (= les rapatriés) étaient très pauvres. Très peu d'entre
1073 d'une aisance matérielle exceptionnelle148, et nous connaissons par ailleurs un tout petit nombre de rapatriés qui reviennent avec de véritables fortunes149, mais globalement, s'il avait pour objet d'amasser un pécule, le projet migratoire se solde par un échec ; ce n'est qu'n allerretour dans la misère. Mais même pour ceux qui ramènent avec eux des économies, il n'est pas certain que l'on puisse pour autant parler de succès. Car le dernier moyen d'apprécier la "valeur" des sommes rapatriées consiste à les confronter à toutes les souffrances et à tout le temps qu'il a fallu pour les réunir. Impossible, naturellement, de se prononcer sur le premier des deux termes de cette confrontation150, mais pour ce qui concerne le second, on peut à tout le moins s'interroger. Ainsi, il a fallu aux deux rapatriés les plus aisés revenus par le Nantes-Le Havre 7 et 16 ans respectivement pour amasser 3.400 F et 2.550 F151. Si nous prenons le rapatrié moyen, qui ramène une somme moyenne de 230 F après un séjour moyen de l'ordre des 12 ans en Guadeloupe, il a tout juste pu économiser, en chiffre rond, 20 F par an. Compte tenu de tout ce qu'on lui avait fait miroiter avant son départ152, il est probable qu'il espérait beaucoup plus153. Ex post, le jeu en valait-il vraiment la chandelle ?
2. Comment ont été constituées les économies rapatriées ? La première possibilité à laquelle on songe est évidemment l'épargne, mois après mois, année après année, d'une partie du salaire perçu par les engagés. Mais cette solution ne saurait aller bien loin. Si nous reprenons le cas précédemment évoqué du rapatrié moyen, la eux avait fait des économies" ; rapport médical cité à la note précédente. Sur le Jorawur, "la plupart" des 240 rapatriés pour Pondichéry "sont complétement dénués de ressources" ; ANOM, Gua. 61/436, dossier du convoi, gouverneur Le Boucher à M. Col., 24 avril 1886. Il y a 14 indigents sur le Copenhagen, 35 sur le British Peer et 50 sur le Loire-Inférieure ; voir tableau n° 87, p. 1115. 148. IOR, P 2976, p. 981, consul brit. Pondy à gouvernement Madras, 14 mai 1887, rapport sur le convoi de rapatriés de Martinique par l'Avoca : "The signs of their well being sautaient aux yeux (sic !). Every one of them, with but one exception, had brought back a more or less substantial quantity of luggage ; between thirty and forty of their women were profusely covered with jewels". 149. Parmi les rapatriés revenus par le Nantes-Le Havre, le "highest individual deposit" pour Pondichéry se monte à 2.550 F et celui pour Calcutta à 3.400 F ; IOR, P 3213, p. 5, Japp à Lawless, 19 août 1887. Le record semble détenu par un certain Viranin, qui se rapatrie à ses frais par le paquebot en 1896 en emportant avec lui 20.000 F ; ANOM, Gua. 56/401, gouverneur Moracchini à M. Col., 20 juillet 1896. 150. Encore que l'argent permette d'oublier bien des choses. Dans son rapport précité à la note 151 sur les rapatriés de l'Avoca, le consul britannique à Pondichéry observe que "they were so thoroughly satisfied with the world in general that none of them, except (one), had no complaint whatever to profer". 151. Même référence que note 152 ; pas d'information concernant Viranin. 152. Calcutta Emg Report, 1882-83, p. 3 : le succès des recrutements de l'agence française s'explique notamment par "the inviting nature of the terms offered, including … free rations, two suits of clothe annually free of cost, and a free return passage after five years", tous avantages auxquels le protecteur des immigrants, rédacteur de cette notice, aurait pu ajouter la gratuité du logement et celle des soins médicaux. Peu d'agences peuvent s'aligner sur de telles conditions. 153. En pure théorie, étant complétement pris en charge matériellement par son engagiste, l'émigrant pourrait économiser jusqu'à 150 F par an, 750 sur toute la durée contractuelle de son engagement. On ne jurerait pas qu'aucun n'ait jamais fait ce calcul simpliste avant de signer.
1074 somme moyenne de 20 F qu'il peut économiser chaque année, pour petite et médiocre qu'elle paraisse, représente déjà 13 % d'un salaire monétaire de 12,50 F par mois x 12 = 150 F, un taux d'épargne remarquable compte tenu des retards de paiement, voire même des impayés, des retenues et des multiples autres facteurs qui expliquent qu'il ne reçoive jamais, finalement, la totalité de ce qui lui est dû. Admettons tout de même que, à force de se priver de tout, un "cultivateur" indien parvienne à se constituer, sur son seul salaire, une épargne de quelques centaines de F (200, 300 ?), mais il est clair qu'au-delà les sommes rapatriées proviennent d'autres sources que le seul travail des champs : petit commerce, prêts usuraires à des compatriotes154, et surtout élevage. D'après les informations communiquées par l'administration au major Comins, lors de son passage dans l'île, en 1892, les Indiens de la Guadeloupe possèdent 1.043 bovins, 286 chevaux, 21 mules, 53 ânes et 1.400 cochons155. Il semble que ces derniers soient destinés essentiellement à l'auto-consommation familiale156, mais il n'en va manifestement pas de même pour ce qui concerne les autres catégories de bestiaux. Chaque année, les juges de paix de la Grande-Terre doivent trancher un certain nombre157 de procès relatifs à la vente par des Indiens de bovins, le plus souvent, et plus rarement de chevaux ou de mules. Les débiteurs sont majoritairement indiens, mais lorsqu'il s'agit de Créoles, ce sont fréquemment des bouchers, preuve de la spécialisation de certains immigrants dans l'élevage. Autre observation intéressante : les Indiens dont il est question ici sont généralement encore sous contrat d'engagement, parce que cette activité d'élevage peut s'exercer dans le cadre de l'habitation, ou tout au moins sur les marges de celle-ci, et n'est pas absolument incompatible avec le travail salarié dans les champs, même si, pour beaucoup d'entre eux, c'est aux prix d'épuisantes doubles journées. Mais si l'on considère que, selon les chiffres présentés à l'audience, un cheval ou un bœuf peut se vendre jusqu'à 200 et 300 F, il y a manifestement là, pour ceux qui ont la possibilité et le courage de s'engager dans cette voie, une importante source de revenus et donc d'économies potentiellement rapatriables.
154. "Many Indians have an extraordinary faculty for saving or acquiring money by usury, petty trading, etc, and the sums they accumulate are out of all proportions to their apparent opportunities for collection" ; Rapport Comins, p. 16. Dans les registres des justices de paix de la Grande-Terre, on trouve de nombreuses affaires dans lesquelles des Indiens, souvent même encore sous contrat d'engagement, poursuivent des débiteurs indélicats, majoritairement indiens mais fréquemment aussi créoles, en remboursement de sommes d'argent à eux prêtées. Le montant le plus élevé est de 700 F, une somme considérable si l'on considère qu'elle a été prêtée par deux engagés, comparaissant avec l'assistance du syndic cantonal ; ANOM, Gr. 2008, J. Paix St-Fs, audience du 25 mai 1886, Virapin et demoiselle Moutama contre Odiapin. 155. Rapport Comins, p. 17 156. Le passage précité du Rapport Comins constitue la seule trace de leur existence que nous ayons trouvée. 157. Une quinzaine par an à Pointe-à-Pitre et Moule, entre cinq et dix à Port-Louis et SaintFrançois. Voir références exactes dans la liste des sources, ADG, pour Pointe-à-Pitre, ANOM pour les trois autres.
1075
2. "L'AN PROCHAIN A BENARES" : L'ODYSSEE DES RAPATRIEMENTS Ceux qui, après avoir manifesté leur intention d'être rapatriés, ont résisté aux pressions, à "l'appât" des primes et au découragement, finissent généralement –mais pas toujours- par rentrer tôt ou tard chez eux ; mais avant de pouvoir se baigner de nouveau dans le Gange, quelles "galères", au pluriel, ne devront-ils pas affronter, avant, pendant et même après le voyage !
2.1. Présentation statistique Comme pour les voyages d'introduction, commençons par établir la statistique des rapatriements ; c'est l'objet du tableau n° 84.
a) Les convois Tableau n° 84 LES CONVOIS DE RAPATRIEMENT DES INDIENS DEPUIS LA GUADELOUPE Quelques préliminaires - Les convois sont classés dans l'ordre chronologique des départs de la Guadeloupe. Chacun d'eux fait l'objet d'une fiche en quatre parties, consacrées successivement au navire, au départ de la Guadeloupe, à la navigation et à l'arrivée en Inde. - Le numéro attribué à chaque convoi l'est par nous, et non par l'une ou l'autre des administrations concernées de l'époque. Il n'a donc aucun caractère officiel ; il est destiné uniquement à faciliter nos références dans la suite de ces développements. - Pour les navires affrétés en commun par plusieurs colonies américaines, nous donnons deux séries de chiffres relatifs aux passagers et à leur devenir pendant la traversée. Le premier ne concerne que les passagers embarqués en Guadeloupe, le second, entre parenthèses, porte sur l'ensemble du convoi. - La durée du voyage inclut le jour du départ depuis le dernier port antillais (ex. Jacques Cœur, n° 2, le 9-8-1863, au départ de la Martinique) et celui de l'arrivée dans le premier port indien (toujours Pondichéry quand il y en a deux). Il s'agit donc de la traversée stricto sensu ; la navigation inter-insulaire aux Antilles, quand le navire est affrété en commun par plusieurs colonies, et celle entre Pondichéry et Calcutta ne sont pas prises en compte ici. - Jours de navigation = durée du voyage - escales, comptabilisées en jours de calendrier (une relâche comprise entre le lundi en fin de journée et le mardi matin sera comptée pour deux jours). - Naissances en cours de route. Ne sont comptabilisés ici que les enfants arrivés vivants en Inde. Ceux décédés avant l'arrivée ne sont comptabilisés ni dans les naissances ni dans les décès. - Les sources sont présentées après le tableau lui-même. - Dans la ligne "Observations", une astérisque renvoie à un ensemble de développements complémentaires placés après la liste des sources.
1076 Numéro du convoi
1
2
Nom du navire
PARMENTIER
JACQUES CŒUR
Nature
Trois-mâts
Trois-mâts
Armateur
Transat
Transat
Pavillon
F
F
Départ de PAP le
8-10-61
29-7-63
(9-8-63 de Mque)
Passagers embarqués
61 ou 65
(401)
243
(441)
(401)
243
(441)
dont
H
51
F
8
E
2
pour Pondy 61 ou 65 Cal. Port d'arrivée
Pondichéry
Pondichéry
Date(s)
10-3-62
15-12-63
Durée totale du voyage
154
129
dont jours de navigation Escales
127 ?
+ Maurice
Le Cap
Décès en route
7
(248)
(35)
Tx Mté (% embarqués)
11,47
(61,84)
(7,93)
Passagers débarqués
54
(153)
(406)
Naissances en route
Observations
1077
Numéro du convoi
3
4
Nom du navire
PAUL ADRIEN
INDUS
Nature
Trois-mâts
Voilier
Armateur
Transat
James Nourse
Pavillon
F
GB
Départ de PAP le
15-7-65
10-8-68
Passagers embarqués
295
386
dont
H
189
F
57
E
49
pour Pondy 295
386
Cal. Port d'arrivée
Pondichéry
Pondichéry
Date(s)
26-10-65
22-12-68
Durée totale du voyage
104
135
dont jours de navigation Escales
Pernambouc, Maurice
Naissances en route
1
Décès en route
17
37
Tx Mté (% embarqués)
5,76
9,58
Passagers débarqués
278
349
Observations
1078
Numéro du convoi
5
6
Nom du navire
CONTEST
n. d.
Nature
Voilier
Armateur Pavillon
GB
F
Départ de PAP le
21-3-71Kl n.d.)
1872 (via Mque)
Passagers embarqués
354
222
dont
H
218
F
84
E
52
pour Pondy 354
222
Cal. Port d'arrivée
Pondichéry
Date(s)
6-7-71
Durée totale du voyage
108
dont jours de navigation Escales
Pernambouc, Maurice
Naissances en route Décès en route
15
Tx Mté (% embarqués)
4,36
Passagers débarqués
339
Observations
1079
Numéro du convoi
7
8
Nom du navire
n. d.
MARIE – LAURE
Nature
Trois-mâts
Armateur Pavillon
F
Départ de PAP le
1873 (via Mque)
26-2-77
(Via Cayenne)
Passagers embarqués
262
305
372)
pour Pondy 262
305
(372)
dont
H F E Cal.
Port d'arrivée
Pondichéry
Date(s)
Août 1877
Durée totale du voyage dont jours de navigation Escales Naissances en route Décès en route Tx Mté (% embarqués) Passagers débarqués Observations
1080
9
Numéro du convoi Nom du navire
ONCLE FELIX
COPENHAGEN
Nature
Voilier
Trois-mâts
Pavillon
F
GB
Départ de PAP le
18-9-80
2-2-82
Passagers embarqués
439
508
Armateur
dont
H
335
F
123
E
50
pour Pondy 439
303
Cal.
205
Port d'arrivée
Retour en Gpe
Pondichéry
Date(s)
20-10-80
16-7-82
Durée totale du voyage
166
dont jours de navigation
146
Escales
Bahia, Le Cap, Maurice
Naissances en route Décès en route
72
Tx Mté (% embarqués)
14,17
Passagers débarqués
436
Observations
1081
Numéro du convoi
10
11
Nom du navire
BRITISH PEER
LOIRE-INFERIEURE
Nature
Trois-mâts
Vapeur
Armateur
James Nourse
Banque Maritime
Pavillon
GB
F
Départ de PAP le
12-6-84
30-5-85
Passagers embarqués
655
460
H
401
277
F
157
115
E
97
68
pour Pondy 192
156
Cal.
463
304
Port d'arrivée
Poncy puis Cal.
Pondy puis Cal.
Date(s)
8-10 puis 10-11-84
27-8 puis 6-9-85
Durée totale du voyage
119
89
dont jours de navigation
115
77
Escales
Le Cap
Le Cap
Naissances en route
1
Décès en route
59
23
Tx Mté (% embarqués)
9,0
5,0
Passagers débarqués
596
437
dont
Observations
1082
Numéro du convoi
12
13
Nom du navire
NEVA
JORAWUR puis MONT-TABOR
Nature
Trois-mâts
Trois-mâts
Armateur
James Nourse
James Nourse
Pavillon
GB
GB
Départ de PAP le
12-7-85
5-4-86 par Jorawur
Passagers embarqués
667
673
H
410
419
F
161
167
E
96
87
pour Pondy 172
240
Cal.
495
433
Port d'arrivée
Calcutta
Pondy puis Cal. par Mt Tabor
Date(s)
8-12-85
7 puis 13-9-86
Durée totale du voyage
150
156
dont jours de navigation
147
115
Escales
Le Cap
Le Cap, Port-Elizabeth
Décès en route
76
75
Tx Mté (% embarqués)
11,39
11,14
Passagers débarqués
591
598
dont
Vapeur GB
Naissances en route
Observations
1083
Numéro du convoi
14
15
Nom du navire
NANTES – LE HAVRE
NANTES – BORDEAUX
Nature
Vapeur
Vapeur
Armateur
Cie Nantaise Navig. Vapeur
Cie Nantaise Navig. Vapeur
Pavillon
F
F
Départ de PAP le
13-8-87
23-2-89
Passagers embarqués
808
830
H
485
452
F
199
231
E
124
147
pour Pondy 296
308
Cal.
512
522
Port d'arrivée
Pondy puis Cal.
Pondy puis Cal.
Date(s)
20 puis 29-10-87
14 puis 27-4-89
Durée totale du voyage
69
50
dont
dont jours de navigation Escales
Marseille
Naissances en route
2
1
Décès en route
27
50
Tx Mté (% embarqués)
3,34
6,02
Passagers débarqués
783
781
Observations
1084
Numéro du convoi
16
17
Nom du navire
HINDOUSTAN
VILLE DE BORDEAUX puis SAGHALIEN
Nature
Vapeur
Paquebots
Armateur
Borelli (Marseille)
Transat Mess. Mmes
Pavillon
F
F
Départ de PAP le
17-1-91
24-7-93
Passagers embarqués
661
239
H
372
122
F
176
62
E
113
55
pour Pondy 269
62
Cal.
392
177
Port d'arrivée
Pondy puis Cal.
Pondy puis Cal.
Date(s)
10 puis 16-3-91
10 puis 14-9-93
Durée totale du voyage
53
49
dont jours de navigation
51
Escales
Le Cap, Réunion
Naissances en route
3
Décès en route
18
2
Tx Mté (% embarqués)
2,72
0,83
Passagers débarqués
646
237
dont
Observations
Marseille, Colombo
1085
Numéro du convoi
18
19
Nom du navire
VILLE DE MASEILLE
FERDINAND DE LESSEPS
puis CALEDONIEN
puis NATAL
Nature
Paquebots
Paquebots
Armateur
Transat
Transat
Mess. Mmes
Mess. Mmes
Pavillon
F
F
Départ de PAP le
23-8-93
25-10-93
Passagers embarqués
223
233
H
138
130
F
48
60
E
37
43
pour Pondy 78
106
Cal.
145
127
Port d'arrivée
Pondy puis Cal.
Pondy puis Cal.
Date(s)
8 puis 12-10-93
5 puis 9-12-93
Durée totale du voyage
45
42
Marseille, Colombo
Marseille, Colombo
dont
dont jours de navigation Escales Naissances en route
1
Décès en route
2
2
Tx Mté (% embarqués)
0,89
0,85
Passagers débarqués
221
230
Observations
1086
Numéro du convoi
20
21
Nom du navire
FERDINAND DE LESSEPS
VILLE DE MARSEILLE
puis OCEANIEN
puis SYDNEY
Nature
Paquebots
Paquebots
Armateur
Transat
Transat
Mess. Mme
Mess. Mme
Pavillon
F
F
Départ de PAP le
27-7-94
27-8-94
Passagers embarqués
191
204
H
122
125
F
47
40
E
22
39
pour Pondy 72
83
Cal.
119
121
Port d'arrivée
Pondy puis Cal.
Pondy puis Cal.
Date(s)
8 puis 12-9-94
7 puis 11-10-94
Durée totale du voyage
44
42
Escales
Marseille, Colombo
Marseille, Colombo
Naissances en route
1
Décès en route
2
3
Tx Mté (% embarqués)
1,04
1,47
Passagers débarqués
188
201
dont
dont jours de navigation
Observations
1087
Numéro du convoi
22
23
Nom du navire
VILLE DE BORDEAUX
SALVADOR
puis OXUS
puis DUPLEIX
Nature
Paquebots
Paquebots
Armateur
Transat
Transat
Mess. Mmes
Mess. Mmes
Pavillon
F
F
Départ de PAP le
23-9-94
20-9-98
Passagers embarqués
117
48
dont
H
57
F
37
E
23
pour Pondy 30
6
Cal.
87
42
Port d'arrivée
Pondy puis Cal.
Pondy puis Cal.
Date(s)
4 puis 8-11-94
? puis 15-11-98
Durée totale du voyage
43
dont jours de navigation Escales
Marseille, Colombo
Marseille
0
0
117
48
Naissances en route Décès en route Tx Mté (% embarqués) Passagers débarqués Observations
1088
Numéro du convoi
24
25
Nom du navire
SALVADOR
FERDINAND DE LESSEPS
puis DUPLEIX
puis DUPLEIX
Nature
Paquebots
Paquebots
Armateur
Transat
Transat
Mess. Mmes
Mess. Mmes
Pavillon
F
F
Départ de PAP le
21-8-99
20-7-1900 (via Mque)
Passagers embarqués
70
83
dont
H
32
F
22
E
16
pour Pondy 12
19
Cal.
58
64
Port d'arrivée
Pondy puis Cal.
Pondy puis Cal.
Date(s)
14 puis 18-10-99
19 puis 25-9-1900
Durée totale du voyage
55
dont jours de navigation Escales
Marseille
Naissances en route
1
Décès en route
2
Tx Mté (% embarqués)
2,85
Passagers débarqués
69
Observations
Marseille 0
835-55
1089
Numéro du convoi
26
27
Nom du navire
CANADA puis DUPLEIX
n. d.
Nature
Paquebots
Voilier
Armateur
Transat
Pavillon
F
F
Départ de PAP le
2-9-01
Mars 1906
Passagers embarqués
80
600
dont
Mess. Mmes
H F E
pour Pondy 32 Cal.
48
Port d'arrivée
Pondy puis Cal.
Date(s)
n. d.
Durée totale du voyage dont jours de navigation Escales
Bordeaux
Naissances en route Décès en route
0
Tx Mté (% embarqués) Passagers débarqués Observations
80
1090 Sources Les principes de base de leur utilisation, et donc la méthodologie qui en résulte, sont les mêmes que ceux mis en œuvre pour l'élaboration du tableau n° 27, p. 521, sur les convois d'introduction, auquel nous renvoyons donc globalement ici. Les numéros sont ceux des convois. 1. Parmentier ANOM, Gua. 106/745, dossier du convoi. 2. Jacques Cœur Avis publié par le service de l'Immigration dans GO Gpe, 29 décembre 1863. ANOM, Géné. 118/1011, cahier "Immigration indienne. Navires, transports", récapitulatif pour les colonies américaines 1855-65 ; origine non précisée mais probablement services du ministère des Colonies. 3. Paul Adrien ANOM, Gua. 15/157, dossier du convoi. 4. Indus ANOM, Gua. 76/566, dossier du convoi. 5. Contest Ibid, id°. 6 et 7. Nom du navire inconnu Tableau dressé par le service de l'Immigration et reproduit, malheureusement sans citer la source, par R. BOUTIN, Population de la Gpe, vol. II, p. 243, et SINGARAVELOU, Indiens de la Gpe, p. 50 (le chiffre imprimé pour 1873 est 1.262, mais il s'agit manifestement d'une "coquille", d'ailleurs corrigée p. 57). 8. Marie-Laure GO Gpe, 6 mars 1877, bull. mme ; Arch. Dipl., ADP, Inde 4, liasse "Coolies, 1877", état des émigrants rapatriés à Pondichéry depuis 1874, dressé par l'ordonnateur colonial des Etablissements français de l'Inde, 24 octobre 1877. Oncle Félix IOR, p 1662, proceedings d'août à décembre 1881, p. 123-145, dossier envoyé par le vice-consul Nesty au Foreign Office et transmis par celui-ci en Inde, janvier à août 1881. 9. Copenhagen ANOM, Gua. 91/637, dossier du convoi ; Calcutta Emg Report, 1882-83. 10. British Peer ANOM, Gua. 91/638, dossier du convoi ; IOR, p 2526, p. 415-418, rapport du protecteur des émigrants de calcultta au gouvernement du Bengale, 10 mars 1885. 11. Loire-Inférieure ANOM, Géné. 122/1077, Bernard, directeur de la Bq Mme, à M. Col., 29 mai 1885 ; Gua. 91/638, dossier du convoi ; IOR, P 2727, p. 21, rapport du consul britannique à Poncdichéry au gouvernement de Madras, 1er septembre 1885. 12. Néva ANOM, Gua. 91/638, dossier du convoi ; Madras Emg Report, avril-décembre 1885. 13. Jorawur/Mont-Tabor ANOM, Gua. 61/436, dossier du convoi ; IOR, P 2728, p. 1429, rapport du consul britannique à Pondichéry au gouvernement de Madras, 13 septembre 1886.
1091 14. Nantes – Le Havre ANOM, Gua. 61/437, dossier du convoi ; IOR, P 3213, p. 4-5, James Japp à Lawless, 19 août 1887. 15. Nantes – Bordeaux ANOM, Gua. 15/161, dossier du convoi ; Gua. 59/410, état statistiques du convoi (Origine : ministère des Colonies). 16. Hindoustan Gua. 28/261, dossier du convoi ; Gua. 59/410, état statistique du convoi. 17, 18, 19. Paquebots ANOM, Gua. 59/410, états statistiques des convois ; Madras et Calcutta Emg Reports, 1893. 20, 21, 22. Paquebots ANOM, GUA. 59/410, états statistiques des convois ; Madras et Calcutta Emg Reports, 1894. 23, 24, 25, 26. Paquebots ANOM, Gua. 55/394, liasse "Rapatriement des immigrants", pas de dossier constitué par convoi, mais ensemble de correspondances des gouverneurs de la Guadeloupe et de Pondichéry au sujet, respectivement du départ et de l'arrivée de chacun d'eux ; Calcutta Emg Reports, années citées. 27. Voilier sans nom Tableau précité de l'administration (sous convois nos 6 et 7) ; ADG, Cabinet 6272/1, gouverneur Gautret à M. Col., 26 janvier 1910.
N. B. : Dans la suite de nos développements jusqu'à la fin de ce chapitre, ces références ne seront, sauf exception, plus reprises systématiquement. Toutes les fois qu'il sera question d'un navire ou d'un convoi sans mention de source, c'est aux pages précédentes qu'il conviendra de se reporter pour connaitre celle utilisée.
Observations particulières à certains convois. Les numéros sont ceux des convois. 1. Parmentier Navire affrété en commun pour les trois colonies américaines ; 85 passagers embarqués en Guyane et 241 à la Martinique. Selon l'avis publié par le service de l'Immigration au moment du départ dans GO Gpe, 5 novembre 1861, la Transat aurait embarqué en outre "pour son propre compte" quatre autres Indiens arrivés par un précédent convoi et qui n'avaient pas pu être placés "en raison de leur état d'invalidité". Le nombre total de passagers embaqués en Guadeloupe serait donc de 65, chiffre repris dans les tableaux publiés par SINGARAVELOU, Indiens de la Gpe, p. 50, et R. BOUTIN, Population de la Gpe, vol. II, p. 243. Mais il n'est plus fait état de ces quatre passages supplémentaires à aucun moment dans le dossier du convoi ; dans les divers documents qui y sont conservés, on ne compte toujours que 61 passagers embarqués en Guadeloupe. Pour ce qui concerne l'énorme surmortalité ayant ravagé le convoi en cours de route, voir infra. 2. Jacques Cœur Navire affrété en commun avec la Martinique. 4. Indus Un passager disparu en cours de route.
1092 6 et 7. Nom du navire inconnu En dehors du tableau cité dans la liste des sources, nous n'avons aucune information sur ces deux convois ; leurs dossiers ne sous sont pas parvenus, et d'après les bulletins maritimes publiés régulièrement dans la Gazette Officielle, aucun navire n'a quitté la Guadeloupe pour l'Inde en 1872 et 1873. Il s'agit très probablement de deux navires affrétés en commun avec la Martinique et partis de celle-ci mais dont la gestion administrative a été assurée par la direction de l'Intérieur de cette colonie, ce qui explique que celle de la Guadeloupe n'en ait conservé aucune trace. On observe d'ailleurs dans B. DAVID, Population martiniquaise, p. 120, tableau 18, que deux convois sont partis depuis la Martinique en 1872 et 1873, emportant respectivement 272 et 283 rapatriés. En y ajoutant ceux en provenance de la Guadeloupe, on arriverait alors à 494 et 545 passagers en tout, des nombres habituels pour des convois d'émigrants indiens au milieu du XIXe siècle. Inversement, les 245 rapatriés martiniquais de 1861 portés dans le même tableau, ibid, id°, sont certainement, à quatre unités près, ceux partis par le Parmentier, géré pour sa part par l'administration de la Guadeloupe. 8. Marie-Laure Navire affrété en commun avec la Guyane. Année 1878. Le tableau précité de l'administration (sous convois nos 6 et 7) indique l'existence d'un convoi de 438 rapatriés, mais il s'agit probablement d'une erreur. En effet, nous n'en avons trouvé aucune trace, même indirecte. D'après les bulletins maritimes publiés dans la Gazette Officielle, aucun navire n'a quitté la Guadeloupe pour l'Inde en 1878. Il ne peut pas s'agir non plus d'un navire affrété en commun avec une autre colonie. Le tableau précité publié par B. DAVID montre qu'aucun convoi de rapatriement n'a quitté la Martinique cette même année. Quant à ce qui concerne la Guyane, le consul britannique à Cayenne se plaint, dans une lettre au gouverneur du 19 avril 1883 (IOR, P 2278, p. 176-177), qu'aucun immigrant n'a été rapatrié depuis six ans, ce qui renvoie bien au Marie-Laure (n° 8), mais exclut l'hypothèse d'un convoi au départ de cette colonie en 1878. La proximité de ces deux chiffres (438 et 439) nous incite à penser que, très postérieurement, dans les années 1890, le fonctionnaire chargé de l'établissement de ce tableau s'est "mélangé les pinceaux" et a porté par erreur dans l'année 1878 le nombre de rapatriés partis initialement par l'Oncle Félix en 1880. On observe d'ailleurs que, dans ce tableau, aucun départ n'est porté pour cette dernière année, et ce n'est peut-être pas seulement parce que ce navire est revenu en Guadeloupe après un mois d'une navigation catastrophique. Oncle Félix Sur la lamentable odyssée de ce convoi, voir infra. 9. Copenhagen Ce navire termine à Pondichéry ; les passagers pour Calcutta ont été transférés sur un autre bâtiment à destination de ce port, où ils sont arrivés le 9 août 1882. 10. British Peer Dans les décès en cours de route sont comptés 11 passagers initialement destinés pour Calcutta mais débarqués à Pondichéry en raison de leur état sanitaire catastrophique et morts à l'hôpital de cette ville. Le tableau précité de l'administration (sous convois nos 6 et 7) porte 600 rapatriés seulement pour 1884 ; nous ne savons comment expliquer cette différence. 11 et 12. Loire-Inférieure et Néva Le tableau précité de l'administration (sous convois nos 6 et 7) porte 958 rapatriés seulement pour 1885, contre 1.127 d'après les dossiers de ces deux convois ; nous ne savons comment expliquer cette différence. 12. Néva En raison d'une navigation très longue et très difficile, ce navire a "sauté" l'escale de Pondichéry pour rallier directement Calcutta ; les passagers pour le sud de l'Inde ont été ramenés ensuite par un autre navire, arrivé à Pondichéry le 21 décembre 1885.
1093 13. Jorawur/Mont-Tabor Le convoi a quitté la Guadeloupe par le Jorawur. Pris dans une tempête au large de l'Afrique du Sud et très gravement endommagé, celui-ci va à Port-Elizabeth pour se faire réparer ; les passagers sont débarqués et, après plus d'un mois d''attente, finalement rapatriés par le Mont-Tabor. 14. Nantes – Le Havre La relative brièveté du voyage laisse deviner que ce convoi est passé par Marseille et le canal de Suez. Année 1888 Le tableau précité de l'administration (sous convois nos 6 et 7) fait état de l'existence de 379 rapatriés ayant quitté la Guadeloupe. C'est de toute évidence par erreur. Dans sa représentation des derniers convois de rapatriement au départ de l'île, le Rapport Comins, p. 10, reproduisant des informations communiquées par le service de l'Immigration, n'en signale aucun entre celui de 1887 (Nantes-Le Havre) et celui de 1889 (Nantes-Bordeaux). Il ne peut pas s'agir non plus de passagers ayant transité par la Martinique, aucun convoi n'ayant quitté l'île en 1888 (tableau précité de B. DAVID). Enfin, les Emigratinon Reports indiens montrent qu'aucun convoi de rapatriement n'est arrivé à Pondichéry ou Calcutta depuis les Antilles françaises cette même année. Pour toutes ces raisons, nous n'intégrons pas ce chiffre dans ce tableau. 17 à 22. Paquebots Navires de la Transat de la Guadeloupe à Marseille ; des Messageries Maritimes de Marseille à Colombo ; "vapeur intercolonial" Eridan de Colombo à Pondichéry puis Calcutta. 19. Ferdinand de Lesseps / Natal A l'arrivée de Pondichéry, 2 passagers manquent "left behind somewhere". 20. Ferdinand de Lesseps / Océanien 2 passagers débarqués à Marseille. 23 à 26. Paquebots Le Dupleix est direct de Marseille aux deux ports de l'Inde. 25. Ferdinand de Lesseps / Dupleix Les rapatriés de Guadeloupe ont été d'abord transférés à la Martinique par le Saint-Domingue, assurant les liaisons inter-antillaises de la Transat. 27. Voilier sans nom Aucune autre information sur ce convoi. Il ne semble pas être arrivé à Calcutta, et au-delà de 1904, les Madras Emigration Reports regroupent toutes les provenances extra-asiatiques dans une rubrique unique "Other ports".
b) Les rapatriés Ce tableau permet de comptabiliser 9.482 passagers embarqués en Guadeloupe158 ; à ce chiffre, il faut ajouter un petit nombre de gens rapatriés individuellement, soit d'office par l'administration, soit par leurs propres moyens159 ; mais ils ne sont certainement pas nom-
158. En comptant 65 passagers sur le Parmentier (n° 1) ; naturellement les 539 passagers de l'Oncle Félix (sans n°) ne sont pas compris dans ce chiffre, car une fraction d'entre eux sont repartis par le convoi suivant. 159. Voir infra.
1094 breux sur l'ensemble de la période. Au total, admettons comme très proche de la réalité un nombre total de départs de l'ordre des 9.600 à 9.700 personnes, inférieur à 10.000 en tout état de cause. Intéressons-nous maintenant de plus près aux caractéristiques de ce groupe, en le comparant notamment à celui des débarqués au moment de leur arrivée en Guadeloupe. A partir de cette comparaison, on peut en quelque sorte lire une partie du sort des Indiens immigrés dans l'île.
Tableau n° 85 COMPARAISONS STRUCTURELLES ENTRE ARRIVANTS ET REPARTANTS Immigrants débarqués
Repartants débarqués
Sur … personnes dont l'âge et le sexe sont connus Hommes Femmes Enfants
25.233 67,0 24,5 8,5
7.179 59,9 24,7 15,4
Sur … origines géographiques connues Pondy – Kl + Madras Calcutta
42.274 65,6 34,4
8.882 51,4 48,6
En % Sources : Tableaux nos 27 et 84.
La structure par sexe et par âges des rapatriés ne peut malheureusement être appréhendée qu'à travers les trois catégories très générales des hommes adultes, femmes adultes et enfants, faute de disposer d'une répartition plus fine par années sur toute la pyramide des âges. On n'est pas particulièrement surpris de la baisse relativement importante de la proportion des hommes embarqués par rapport à celle des débarqués ; soumis aux travaux les plus durs sur les habitations, ceux que refusaient les Créoles et que ne pouvaient faire les femmes indiennes, ce sont principalement eux qui sont littéralement tués au travail et nourrissent la mortalité terrifiante qui frappe les Indiens en Guadeloupe. Par contre, nous ne savons pas comment expliquer que la part relative des enfants soit près de deux fois plus élevée chez les repartants, alors que nous savons que la natalité est toujours demeurée très basse dans le groupe indien pendant son séjour dans l'île.
1095 Pour ce qui concerne d'autre part les rapports entre rapatriements et origines géographiques des immigrants, il apparait nettement que les Indiens en provenance de la vallée du Gange ont bénéficié de leur droit au retour d'une façon proportionnellement beaucoup plus large que ceux originaires du Sud, bien que l'immigration par Calcutta ait commencé en Guadeloupe près de vingt ans après celle depuis Pondichéry (1873 contre 1854). Paradoxalement pourtant, c'est peut-être cela qui explique la différence. Nous verrons dans la suite de ce paragraphe que les rapatriements ne débutent réellement de façon suivie qu'au début de la décennie 1880, précisément au moment où les immigrants en provenance du nord de l'Inde, très majoritaires dans les arrivées depuis une dizaine d'années, commencent à réclamer massivement leur retour au pays et à l'obtenir enfin pour beaucoup d'entre eux. A ce moment-là, au contraire, les Tamouls immigrés entre 1854 et 1873, quand Pondichéry et Karikal jouissaient du monopole de "l'approvisionnement" de la Guadeloupe en coolies, sont, pour beaucoup d'entre eux, décédés ou ont définitivement "fait leur trou" dans l'île, et finalement ils ne sont qu'un nombre relativement plus limité à pouvoir ou à vouloir encore demander leur rapatriement après tant d'années ; quant à ceux arrivés plus récemment, depuis 1873, et certainement davantage portés à vouloir rentrer chez eux, ils sont très minoritaires par rapport aux originaires du Nord, principaux bénéficiaires de l'accélération du mouvement des retours. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que, sur l'ensemble de la période d'immigration, les Indiens arrivés depuis Calcutta fournissent près de la moitié des repartants alors qu'ils ne représentent que le tiers seulement des débarqués.
2.2. L'attente interminable des Indiens libérés a) Espoirs et désillusions Les différents textes réglementant l'immigration détaillent longuement les formalités relatives aux rapatriements160 ; plusieurs de leurs dispositions concernent notamment la situation des Indiens qui, étant enfin libres, ont manifesté le désir d'être rapatriés et attendent de l'être effectivement. Le principe de base est extrêmement simple : sauf s'ils disposent de moyens propres d'existence, en fait les économies réalisées au cours de leur engagement, ou si l'administration "ordonne (leur) entrée immédiate au dépôt", ils doivent continuer à travailler sur une habitation pratiquement jusqu'à leur départ ; ils ont toutefois le choix de leurs conditions juridiques d'embauche pendant cette période, soit "au livret" comme journaliers, éventuellement chez plusieurs employeurs successifs, soit en prolongeant leur engagement chez leur ancien engagiste, mais sous condition suspensive, soit en contractant un engagement
160. Titre IV, art. 39 à 49, de l'arrêté gubernatorial du 16 novembre 1855 ; titre V, art. 31 à 39, de l'arrêté du 24 septembre 1859 ; chap. VI, art. 67 à 76, de l'arrêté du 19 février 1861 ; chap. XIII, art. 139 à 148, du décret du 30 juin 1890.
1096 limité au temps de leur attente chez un nouveau propriétaires. Enfin, dix jours au moins avant la date prévue pour le départ du navire devant les ramener en Inde, l'administration doit les prévenir de se rendre à Pointe-à-Pitre pour y accomplir les ultimes formalités avant l'embarquement. On imagine les espoirs et l'impatience de ceux qui ont été enfin désignés pour partir, et inversement la désillusion et l'abattement de ceux qui doivent attendre. Hélas ! dans l'histoire des Indiens rapatriables depuis les Antilles, les moments d'abattement sont infiniment plus nombreux et infiniment plus longs que ceux de joie. Cette attente constitue en effet une épreuve de plus dans le long chemin de croix qu'ils ont dû parcourir depuis leur débarquement, bien longtemps auparavant. Elle est interminable : des années avant d'être désignés, des mois avant de partir effectivement, en n'en étant d'ailleurs jamais tout à fait sûr avant que le navire lève l'ancre. Deux raisons complémentaires, tenant à la fois au nombre et au calendrier des convois, viennent conjuguer leurs effets pour plonger jusqu'au dernier moment les candidats au retour dans l'incertitude et dans l'angoisse.
b) L'insuffisance chronique des convois La Guadeloupe est, de tous les territoires de la Caraïbe ayant reçu des Indiens, l'un de ceux dans lesquels les rapatriements ont été les moins importants. Le taux théorique de retours161 y est de 22,6 % seulement sur l'ensemble des années 1854 à 1906162, contre 46,8 % à la Martinique entre 1853 et 1900163, 32,5 % à Surinam de 1873 à 1929 et 30,1 % en Guyana de 1870 à 1917 ; seule Trinidad fait plus mal encore, avec 20,6 % sur cette même durée164. Toutefois le rythme n'est pas uniforme d'un bout à l'autre de la période d'immigration ; l'histoire externe des rapatriements depuis la Guadeloupe, et plus largement depuis les deux îles françaises de la Caraïbe, se subdivise en deux moments très fortement contrastés.
161. Défini comme le rapport du nombre de rapatriés au départ de la colonie considérée à celui des introductions pendant l'ensemble des périodes d'immigration et de rapatriement. C'est évidemment très approximatif, puisqu'on ne tient pas compte ici de la mortalité. Malheureusement, nous ne disposons de chiffres à peu près complets sur celle-ci que pour les deux îles françaises ; ils sont très incomplets s'agissant de Trinidad et de la Guyana, et presque totalement absents pour ce qui concerne Surinam (au moins à travers l'étude de R. HOEFTE). 162. Calculé d'après tableaux n° 27 et 84. 163. Calculé d'après le tableau publié par B. DAVID, Population martiniquaise, p. 120. Le taux réel est même probablement très légèrement supérieur, car ce tableau s'arrête en 1900, et il manque quelques dizaines de retours pour les toutes premières années du XXe siècle. 164. Proportions pour ces trois colonies calculées d'après les données publiées respectivement par R. HOEFTE, In place of slavery, p. 62 et 64, et K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 365-366 et 532535.
1097 Le premier se caractérise par une dramatique insuffisance des moyens mis en œuvre par l'administration locale pour procurer aux Indiens le voyage de retour auquel ils ont droit. Pour mesurer l'ampleur de ses carences à cet égard, nous rapportons au nombre des introductions jusqu'à la campagne 1872-73 (convois nos 1 à 49 du tableau n° 27) celui des rapatriements jusqu'en 1877 compris (convois nos 1 à 8 du tableau n° 84), soit quand, cinq ans après, tous les immigrants arrivés depuis 1854 auraient, en principe, dû être rapatriés. Le taux théorique de retours est alors ridiculement faible, à peine 9,5 % ; à la Martinique, calculé sur la même période, il atteint 18,8 %. Et pourtant, cette situation, contraire à la fois aux engagements internationaux de la France et à la simple équité, fait encore très peu de "vagues" et ne laisse pas de traces dans les archives. Alors que les rapports mensuels du commissaire à l'Immigration montrent que, dès le début, les Indiens n'hésitent pas à multiplier les plaintes sur tous les sujets liés à l'exécution (la non-exécution, plutôt) de leurs contrats, pas une seule doléance au sujet des rapatriements ne nous parvient avant le début des années 1880 ; quant aux consuls britanniques qui, à partir de ce même moment, commencent à multiplier les interventions sur ce point165, ils demeurent encore muets. Dans ces conditions, l'administration de la Guadeloupe peut encore se désintéresser de ce qu'elle considère sans doute comme un problème secondaire parmi tous ceux que soulève l'immigration ; bien sûr, on évoque de temps en temps pour la forme l'éventualité de représailles britanniques166, mais, comme les consuls ne bougent pas, il n'y a pas vraiment de raison de s'inquiéter. En fait, elle se contente simplement de constater que très peu d'Indiens demandent leur rapatriement, sans trop chercher à savoir comment et par quels moyens est obtenue leur discrétion sur ce point, et donc elle ne prévoit pas d'organiser des convois de rapatriement, ou si peu167. De temps à autre, toutefois, une voix isolée s'élève pour rappeler qu'il faudrait bien, tout de même, se pencher un peu sur la question et prévoir de rapatrier quelques coolies, mais elle est généralement étouffée par les protestations de tous ceux qui pensent que les immigrants sont très heureux en Guadeloupe et qu'ils n'ont pas du tout envie de retourner chez eux168. Eventuellement, l'administration peut alors, exceptionnellement (en moyenne un tous les deux ans entre 1861 et 1877), organiser un convoi, puis l'indifférence et la routine reprennent le dessus, les Indiens recommencent à attendre, et tout redevient pour le mieux dans
165. Voir infra. 166. CG Gpe, SO 1869, p. 432, "un membre" anonyme. 167. Sur l'attitude de l'administration locale face au problème des rapatriements, voir supra. 168. ADG, 5K 56, fol. 89-90, Conseil Privé du 13 juillet 1854, préparation du premier budget de l'immigration : à plusieurs reprises, le gouverneur Bonfils rappelle qu'il faut prévoir de rapatrier les Indiens, mais les conseillers-colons font manifestement la sourde oreille ; Bonnet, leur porte-parole le plus actif, lui répond même en substance qu'on verra plus tard. CG Gpe, SO 1866, p. 496, "un membre" fait observer que, dans le projet de budget, "la commission semble avoir perdu de vue qu'elle (va) avoir à faire face à des dépenses de rapatriement" ; réponse du rapporteur : "Tous ne demanderont pas à être rapatriés, et puis il faut tenir compte des décès" ; SO 1870, p. 95, rapport de la commission de l'immigration : il n'y a pas à s'inquiéter, 350 Indiens seulement réclament leur rapatriement ; SO 1879, p. 123, la même, même chiffre et même conclusion.
1098 le meilleur des mondes migratoires guadeloupéens possibles. En somme, la politique de l'autruche. Tout bascule au début des années 1880 ; le second temps de l'histoire externe des rapatriements commence. Trois facteurs expliquent ce changement. En premier lieu, les Indiens commencent à sortir de leur silence et à s'agiter de plus en plus bruyamment contre la situation inique qui leur est faite. En 1884, l'annonce de la formation prochaine d'un convoi provoque des scènes d'émeute devant le bureau de l'Immigration de Pointe-à-Pitre, "assailli" par plus de mille candidats au rapatriement169 ; au cours des années suivantes, chaque départ pour l'Inde s'accompagne de manifestations de mécontentement chez ceux qui n'ont pu embarquer et auxquels on demande d'attendre encore170. L'administration commence à réaliser que la politique suivie jusqu'alors conduit directement "dans le mur". "La lenteur regrettable avec laquelle on a procédé au rapatriement des ayants-droit" a créé progressivement une situation explosive, susceptible de dégénérer en troubles à l'ordre public171 ; inversement, à la fin de 1885, l'organisation de deux convois en trois mois, le LoireInférieure et le Néva, emportant ensemble plus de 1.100 rapatriés, fait considérablement baisser la tension sur les habitations, les Indiens travaillent mieux, les relations avec les engagistes s'améliorent, le vagabondage diminue172. Par la suite, les plaintes sur l'insuffisance des rapatriements, relayées par les officiels britanniques173, mais aussi par les adversaires politiques de l'immigration174, ne cessent plus jusqu'à la fin du siècle. Très vite, l'administration tire de toute cette agitation la seule conclusion qui s'impose : il faut absolument organiser des convois, "dont l'expédition ne peut (plus) être différée"175.
169. ANOM, Gua. 91/638, dossier British Peer, rapport médical du Dr Blanchetière, 8 novembre 1884. 170. ANOM, Gua. 12/139, gouverneur Coridon à M. Col., 11 juillet 1885 ; Gua. 11/130, Laugier au même, 9 février 1886, et Le Boucher au même, 2 mars 1887. 171. ANOM, Gua. 12/139, Laugier à M. Col., 9 juin 1884 ; CG Gpe, SE juin 1883, p. 3, discours gubernatorial d'ouverture de la session. On note effectivement au même moment une multiplication des incidents provoqués par des Indiens ayant fini leur temps et exaspérés de ne pouvoir obtenir leur rapatriement ; voir supra, note 38 de ce chapitre. 172. ANOM, Gua. 12/139, Coridon à M. Col., 11 novembre 1885. 173. ANOM, Gua. 56/399, "Humble pétition" des Indiens de la guadeloupe au consul de GrandeBretagne et au gouverneur de Madras, 14 novembre 1884 ; IOR, P 2526, p. 419 et 550, protecteur des émigrants de Calcutta à gouvernement du Bengale, 10 mars et 21 avril 1885, interrogatoire de rapatriés venus respectivement de la Guadeloupe par le British Peer et de la martinique par le Ville de SaintNazaire ; P 2976, p. 979, le même au même, 23 mai 1887, idem de la même île par l'Avoca ; Rapport Comins, p. 12. A ces diverses références, il convient d'ajouter : 1) Les pétitions adressées, dans les décennies 1880 et 1890, par plusieurs groupes d'Indiens au gouvernement britannique afin qu'il les aide à rentrer chez eux ; et 2) Les interventions des consuls anglais auprès des autorités locales sur tous les sujets liés au problème général des rapatriements, et qui font également état des plaintes des Indiens. 174. Sur ces différents points, voir infra. 175. CG Gpe, SO 1883, p. 146, le directeur de l'Intérieur.
1099 En second lieu, les contrecoups de l'affaire de la Réunion conduisent les Britanniques à s'intéresser de plus près au sort des Indiens émigrés dans les colonies américaines de la France176, et en particulier à leur retour au pays177. Par l'intermédiaire du Foreign Office, le ministère de l'Inde fait exercer sur le gouvernement français des "strong pressures" afin qu'il se décide enfin à donner au problème du rapatriement des coolies des Antilles et de la Guyane une solution conforme à la Convention178, pressions que la Rue Oudinot répercute à son tour sur les gouverneurs pour qu'ils accélèrent le mouvement179. L'interdiction de l'émigration indienne, d'abord vers la Réunion, en 1882, puis vers les Antilles, en 1888180, donne au Royaume-Uni un moyen de pression supplémentaire, en liant son autorisation de la reprise des recrutements au règlement de la question des rapatriements depuis la Guadeloupe et la Martinique181, et, à Paris, on est tout à fait convaincu qu'il ne s'agit pas d'un propos gratuit182. Enfin, aux Antilles mêmes, les consuls sont chargés d'informer les gouverneurs de l'importance que le gouvernement britannique attache à ce problème183, ce qui les conduit alors à mettre un maximum de pression sur les autorités locales, multipliant les interventions à jets continus184 dans tous les domaines relatifs aux rapatriements : plaintes sur l'insuffisance du nombre de convois et l'attente interminable imposée aux candidats au départ185, demandes répétées pour savoir quand
176. Infra, chap. XXI. 177. Le tournant dans l'attitude anglaise se situe, semble-t-il au début de 1878, quand le gouvernement du Bengale demande à l'agent français d'émigration de Calcutta comment il se fait qu'aucun des Indiens émigrés par ce port pour la Guadeloupe n'ait encore été rapatrié ; Charriol lui transmet alors la réponse du gouverneur, qui rappelle que l'immigration en provenance du nord de l'Inde n'a commencé dans son île qu'à la fin de 1873 et que les premiers engagés n'ont donc pas encore fini leurs contrats, mais il est significatif que la question ait été posée ; IOR, P 1152, proceedings du 2e semestre 1878, p. 3. 178. PRO, FO 27/2657, India Office à FO, 7 mars 1883 ; FO 27/3075, le même au même, 21 juillet 1891 ; FO 27/3445, le même au même, 6 décembre 1894 et 8 novembre 1895 ; ANOM, Gua. 55/394, dossier "Rapatriement des immigrants", MAE à M. Col., 19 avril 1900, répercutant de nouvelles interventions britanniques. 179. ANOM, Gua. 91/460, M. Col. à gouverneur Gpe, 20 septembre 1883 ; Géné. 122/1077, le même au même, 24 juillet et 11 décembre 1884 ; Gua. 28/262, le même à gouverneur Mque, 23 octobre 1890 ; PRO, FO 27/3447, le même au même, 1er décembre 1897 (extrait communiqué par le gouvernement français). 180. Voir infra, chap. XXI. 181. PRO, FO 27/3447, IO à FO, 9 mars 1898, et ambassade brit. Pais au même, 28 octobre 1898 ; FO 27/3522, FO à ambassade, 8 novembre 1899 et 26 janvier 1900. 182. Révélateur à cet égard le titre d'un dossier constitué entre 1898 et 1901 au ministère par le bureau chargé de suivre la question, et conservé dans ANOM, Gua. 55/394 : "Rapatriement des immigrants indiens à la Martinique et à la Guadeloupe, se rattachant au dossier de la reprise de l'immigration à la Réunion" (souligné par nous). 183. PRO, FO 27/2478, gouverneur Mque à Lawless, 25 juin 1880, en réponse à une lettre non conservée de celui-ci dans ce sens ; FO 27/2893, Lawless à gouverneur, 9 juin 1887 ; FO 27/3486, FO à consul Mque, 2 août 1899. 184. PRO, FO 27/3447, Japp à consul FDF, 5 novembre 1897 : au cours des derniers mois, il n'a pas écrit moins de six lettres au gouverneur sur le sujet. 185. ANOM, Mar. 32/276, Lawless à gouverneur Aube, 14 juillet 1880 ; IOR, P 2278, p. 176-177, consul Cayenne à gouverneur Guyane, 19 avril 1883 ; PRO, FO 27/2893, Lawless à gouverneur Mque, 22 novembre 1886 ; FO 27/3035, le même au même, 30 avril 1891 ; FO 27/3112, Japp à consul FDF, 22 juillet 1892, Immigration Report pour 1891.
1100 sera organisé le prochain convoi186, critiques sur les modalités de cette organisation187, protestations contre le traitement infligé aux rapatriés en instance d'embarquement188, etc. Il est évidemment difficile de mesurer précisément l'impact direct de cette offensive diplomatique britannique, mais nul doute qu'elle ait certainement contribué à inciter les administrations concernées à prêter au problème des rapatriements toute l'attention qu'il méritait et à organiser en conséquence les convois nécessaires. Cette double action des Indiens et du gouvernement britannique donne un très fort coup d'accélérateur au mouvement des rapatriements dans les deux îles. Le taux théorique des retours entre 1882 et la fin des rapatriements bondit à 158 % à la Martinique189, qui peut ainsi "écluser" une grosse partie des retards accumulés au cours de la période précédente. L'évolution est nettement moins favorable en Guadeloupe, avec un taux de 86,6 % seulement. On observe toutefois que l'effort fait par l'administration est considérable, même s'il est encore insuffisant pour donner satisfaction à tous ceux qui demandent à être rapatriés ; jusqu'en 1894, plus d'un convoi par an part pour l'Inde (nos 9 à 22 du tableau n° 84). Puis les difficultés budgétaires interrompent le mouvement ; pendant quatre ans, pas un seul Indien n'est rapatrié aux frais de la Colonie. C'est alors qu'intervient le dernier facteur venant obliger l'administration à reprendre les rapatriements : ce problème devient un enjeu politique en Guadeloupe. De 1897 à 1900, en effet, les deux gouvernements métropolitains concernés reçoivent, envoyée directement de la colonie, une série de pétitions, rassemblant au total un millier de signatures, par lesquelles des Indiens libérés "depuis nombre d'années" se plaignent de ne pouvoir obtenir leur passage de retour et leur demandent en conséquence d'agir auprès des autorités locales pour qu'ils soient
186. PRO, FO 27/3447, Japp à consul FDF, 5 novembre 1897 ; FO 27/3486, consul Mque à FO, 26 mai et 6 juillet 1899. 187. IOR, P 2728, p. 981-989, échange "musclé" de correspondance entre Lawless et le directeur de l'Intérieur de la Martinique, mai 1886, au sujet de la préparation du Hereford ; PRO, FO 27/2893, Lawless à gouverneur, 9 juin 1887, protestation contre le fait qu'on ne l'ait pas informé à temps de la formation du dernier convoi de rapatriement ; il n'a pas pu avertir les Indiens concernés ; ANOM, Gua. 61/437, Jappa à gouverneur Gpe, 9 et 11 août 1887, protestation contre le trop grand nombre de rapatriés embarqués sur le Nantes-Le Havre. 188. Voir infra, p. 189. Définition et sources du calcul, supra.
1101 enfin rapatriés190 ; les réactions des chancelleries leur donnent au moins satisfaction sur ce dernier point191. Nul doute, naturellement, que ces démarches ne traduisent avant tout l'exaspération de leurs auteurs, qui se heurtent depuis des années à un mur et ne savent plus où s'adresser pour pouvoir enfin rentrer chez eux. Mais, s'il est vrai qu'ils sont les inspirateurs directs de ces textes, ce ne sont de toute évidence pas eux qui ont tenu la plume ; le style, le vocabulaire, la qualité, pour ne pas dire la préciosité, de la langue, l'écriture calligraphiée, tout montre qu'ils ont été rédigés par des Créoles instruits. Nous en connaissons même précisément un, "Eugène Tamarin, ancien conseiller général, Morne-à-l'Eau", qui n'hésite pas à indiquer son nom et son adresse au bas de la pétition du 31 octobre 1898 de 58 Indiens de cette commune. Or, Tamarin est un des plus chauds partisans du jeune et charismatique leader nègre et socialiste Hégésippe Légitimus, alors en train d'émerger comme l'étoile montante de la scène politique guadeloupéenne, où il s'affronte immédiatement et sévèrement avec Ernest Souques, propriétaire de Darboussier et de Beauport, et chef de file incontesté du groupe des Blancs-créoles en général et des usiniers en particulier192. A cet égard, d'ailleurs, la concentration de ces pétitions sur les années 1897 à 1900 n'est pas neutre ; c'est le pire moment de la crise politique, sucrière, monétaire, sociale et raciale, qui ravage la Guadeloupe entre 1894 et 1906, en même temps que le paroxysme de l'affrontement entre Souques et ses adversaires193. Il semble très vraisemblable que ceux-ci ont alors utilisé et canalisé le mécontentement des Indiens en vue d'affaiblir les usiniers, dont nous savons par ailleurs qu'ils étaient prêts à utiliser tous les moyens, même les pires, pour sauver leurs entreprises de la faillite194 ; pour le gouverneur, en tout cas, il est clair que les pétitionnaires ont été manipulés195, tandis que le consul britannique accuse Légitimus, qu'il ne porte manifestement pas dans son cœur196, d'extorquer de l'argent aux Indiens
190. PRO, FO 27/3446, 16 Indiens de l'habitation Richeval (Morne-à-l'Eau) au Foreign Office, 24 mai 1897 ; FO 27/3447, 28 employés à l'usine Clugny au même, 19 juin 1898 ; ibid, 39 lettres au même, portant les signatures de 94 Indiens de toute la Grande-Terre, 11 au 25 octobre 1898 ; ibid, pétition de 58 immigrants de Morne-à-l'Eau au même, 31 octobre 1898 ; FO 27/3522, 414 Indiens, résidence n. d., au même, 1er avril 1900 ; ANOM, Gua. 55/394, dossier "Rapatriement des immigrants", 394 Indiens au président de la République et au ministre des Colonies, 28 avril 1900. 191. PRO, FO 27/3446, IO à FO, 3 août 1897, et FO à consul Mque pour transmission à Japp, 17 août 1897 ; FO 27/3522, IO à FO, 17 juillet 1900 ; ANOM, Gua. 55/394, dossier "Rapatriement des immigrants", M. Col. à gouverneur, 10 mai 1900. 192. J. P. SAINTON, Nègres en politique, t. II, p. 193-249 ; Ph. CHERDIEU, Vie politique, t. I, p. 83233. 193. Ibid, p. 235-319 ; Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 164-217 ; Grand industriel, p. 106117 ; Crise de change, 1ère partie, p. 83-95. 194. Mêmes références que note précédente. 195. ANOM, Gua. 55/394, dossier "Rapatriement des immigrants", Joseph-François à M. Col., 28 juin 1900. 196. "Mr Légitimus is vain, ambitious and unscrupulous. He has all the faults of the Negroes but none of their virtues. He is a confirmed believer in sorcery and charm, and is said to have been seen in many occasions, straying in the cemetery …, at dead of night, excavating the tombs and digging into the graves … in search of bones which he utilizes for his "hoodooing business". C'est un démagogue, un raciste anti-blanc, qui abuse
1102 en leur faisant croire qu'il va écrire à la reine Victoria pour les faire rapatrier197. Mais même si tout ceci est exact, cette campagne aboutit tout de même à relancer le mouvement des rapatriements ; chaque année entre 1898 et 1901, quelques dizaines d'Indiens obtiennent leur passage de retour (nos 23 à 26 du tableau n° 84), donnant ainsi satisfaction "à ceux qui montraient le plus d'empressement à rejoindre leurs foyers"198. Au-delà, il semble que le problème perde très nettement de son acuité ; les interventions britanniques sur le sujet cessent après 1901 et les dossiers constitués au ministère des Colonies pour suivre l'évolution du mouvement perdent singulièrement de leur épaisseur. En 1902, à l'initiative du Conseil Général, on décide d'organiser un dernier convoi pour rapatrier tous ceux des Indiens qui désireront encore l'être199. Il faut quatre ans pour les rassembler ; en mars 1906, un voilier dont nous ne connaissons même pas le nom (n° 27 du tableau n° 84) quitte la guadeloupe avec 600 personnes à bord200, en quelque sorte pour solde de tout compte. Compte tenu de ce manque global de convois et de l'immense difficulté qui en résulte pour se faire rapatrier, il n'est pas surprenant que certains Indiens parmi ceux ayant le mieux réussi en émigration finissent par se payer eux-mêmes le passage de retour201 ; nous connaissons toutefois un cas où l'un d'eux parvient à se faire rembourser le prix de son voyage par l'administration de Pondichéry, mais il ne doit certainement pas s'agir d'un simple coolie "de base", puisqu'il a réussi à susciter en sa faveur une intervention du Foreign Office auprès du gouvernement français202. A la catégorie qui précède viennent en outre s'ajouter tous ceux qui, après avoir demandé et obtenu un permis de résidence sans engagement, et donc perdu par ce fait leur droit au rapatriement gratuit203, se décident ultérieurement à rentrer malgré tout au pays en se payant le voyage. On imagine que, compte tenu du prix élevé du billet204, une telle solution ne peut concerner qu'un très petit nombre de gens. Nous n'en connaissons que 33 cas, dont huit semblent de la crédibilité de ses "brutishly ignorant auditors" et cherche à utiliser les Indiens pour la réalisation de ses objectifs politiques ; PRO, FO 27/3747, De Vaux à FO, 30 octobre 1898. 197. Ibid, id°. Mis au courant de cette affaire, le ministère décide de ne pas donner suite "les témoignages recueillis étant peu concluants et les actes délictueux n'ayant pas été démontrés"; PRO, FO 27/3486, gouverneur Gpe à De Vaux, 17 juillet 1899. 198. ANOM, Gua. 55/394, dossier "Rapatriement des immigrants", gouverneur Moracchini à M. Col., 14 février 1900. 199. ANOM, Gua. 28/262, gouverneur Rognon à M. Col., 6 août 1902 ; CG Gpe, SO 1902, p. 385387 ; c'est la dernière fois de son histoire que l'assemblée locale aborde la question. 200. ADG, Cabinet 6272/1, gouverneur Gautret à M. Col., 26 janvier 1910. 201. Comme Viranin, qui s'est embarqué à ses frais sur le paquebot de Marseille en emportant avec lui 20.000 F ; ANOM, Gua. 56/401, gouverneur Moracchini à M. Col., 20 juillet 1896. 202. IOR, P 4981, p. 1083-1084, septembre 1896. 203. Art. 141 du décret du 30 juin 1890. 204. Dans le cas cite à la note 210, Sidambaram, le bénéficiaire de ce remboursement, a dû payer 388 F, une somme dont nous savons qu'elle est très largement au dessus des moyens de l'immense majorité des Indiens rapatriés.
1103 avoir organisé eux-mêmes leur voyage205 et les 25 autres se sont greffés sur des convois organisés par l'administration206, sans doute pour pouvoir bénéficier du tarif négocié avec la Transat207 ; s'il y en a d'autres, ils ne sont certainement pas bien nombreux. De toutes façons, les immigrants qui se paient eux-mêmes leur passage ne peuvent être admis dans les convois expédiés par l'administration qu'après que celle-ci ait embarqué tous ceux rapatriés aux frais de la Colonie208. En tout état de cause, et sauf les quelques rarissimes exceptions précédemment notées, le rapatriement individuel ne constitue pas une alternative au manque de convois.
c) Irrégularité et imprévisibilité des convois Même quand l'administration a définitivement constaté et établi leur droit au rapatriement, même quand ils sont inscrits sur la liste des partants par le prochain convoi, les Indiens rapatriables ne sont jamais absolument certains de pouvoir partir, en raison de l'absence à peu près totale d'informations dans laquelle ils sont laissés sur le moment de leur départ. En effet, il n'y a aucune régularité dans l'organisation des convois ; l'administration les forme au coup par coup quand il y a suffisamment de gens à rapatrier pour remplir un navire. On voit sur le tableau n° 84 que l'intervalle entre deux départs est extrêmement variable. En moyenne, sur l'ensemble de la période de rapatriements, il est légèrement supérieur à un an et demi (19 mois)209, mais il est supérieur à trois ans dans cinq cas, au début, quand le mouvement démarre difficilement210, et à la fin, quand il commence à se ralentir sérieusement211. Même au plus fort des rapatriements, entre 1882 (n° 9, Copenhagen) et 1894 (n° 22, Ville de Bordeaux/Oxus), les convois deviennent plus nombreux mais ils ne sont pas plus réguliers pour autant, et les intervalles séparant les départs varient encore de un mois, entre les paquebots en 1893 et 1894, à deux ans et demi, entre l'Hindoustan (n° 16) et le Ville de Bordeaux/Saghalien (n° 17). C'est en vain que les officiels britanniques, qui recueillent les doléances des Indiens à
205. Outré Viranin et Sidambaram précités, les Madras Emg Reports indiquent un retour via Marseille en 1902 et 5 en 1903. 206. Six par le Paul Adrien en 1865 (convoi n° 3), treize par le Copenhagen en 1882 (n° 9), trois par le Ville de Bordeaux/Saghalien en 1893 (n° 17), un par le Ferdinand de Lesseps/Océanien en 1894 (n° 20), et deux la même année par le Ville de Marseille/Sydney (n° 21). 207. Elle a obtenu des passages à 332 F, contre 388 F pour Sidambaram, revenu en individuel ; ANOM, Gua. 28/262, gouverneur Rognon à M. Col., 6 août 1902. 208. Art. 148 du décret de 1890. 209. Départ de l'Oncle Félix intégré dans le calcul ; il n'est pas arrivé en Inde, mais le convoi a tout de même été organisé par l'administration de la Guadeloupe. 210. Jusqu'en 1880 : il y a 37 mois entre les départs du Paul Adrien et de l'Indus (nos 3 et 4), 48 mois entre le n° 7 et le Marie-Laure (n° 8), et 43 entre ce dernier et l'Oncle Félix. 211. Après 1894 : les nos 22 (Ville de Bordeaux/Oxus) et 23 (Salvador/Dupleix) sont séparés par 48 mois et les nos 26 (Canada/Dupleix) et 27 (le dernier) par 50 mois.
1104 ce sujet, réclament une organisation plus régulière des convois, si possible un par an, au pire un tous les deux ans, mais pas moins212. A l'irrégularité vient s'ajouter l'imprévisibilité. On ne sait jamais avec certitude quand doit être organisé le prochain convoi. Les consuls britanniques eux-mêmes éprouvent souvent les pires difficultés à être renseignés sur ce point, soit parce que l'administration locale leur fait de fausses promesses213, soit parce qu'elle hésite longuement avant d'arrêter une position214. Puis, quand cette organisation est enfin annoncée, la date du départ demeure longtemps inconnue en raison des délais nécessaires à la préparation du convoi215, et il peut se passer des mois avant que le navire lèvre l'ancre216. Mais pendant tout ce temps, les Indiens doivent bien vivre. En général, ils essaient d'éviter au maximum de se rengager sur une habitation, même conditionnellement et transitoirement, de peur des pressions qu'ils ne manqueront pas d'y subir pour rester définitivement217. Les plus "favorisés" trouvent parfois à travailler "à la journée" sur des propriétés des environs du port d'embarquement, d'autres sont placés par l'administration "en subsistance" sur les habitations domaniales, la plupart d'entre eux sont admis au dépôt de l'Immigration et employés à "divers travaux d'hygiène et autres pour le service de la Ville"218. Malheureusement pour eux, les conditions de vie au dépôt sont extrêmement mauvaises219. La place manque parfois pour loger tout le monde220, et la nourriture y est si insuffi-
212. ANOM, Mar. 32/276, mémoire du consul Lawless au gouverneur Aube sur les améliorations à apporter au service de l'Immigration, 14 juillet 1880 ; Rapport Comins, p. 10. 213. PRO, FO 27/3447, Japp à consul FDF, 5 novembre 1897 : le gouverneur l'a assuré qu'il allait organiser un convoi en 1898 et que les crédits nécessaires seraient inscrits au budget ; scepticisme de Japp, en raison des difficultés financières de la Colonie. Il n'a pas tort ; finalement le Conseil Général n'a voté que 15.000 F de crédits pour cela, à peine de quoi rapatrier 50 Indiens ; ibid, le même au même, 26 janvier 1898. 214. PRO, FO 27/2893, Lawless à FO, 16 août 1887, transmettant une information communiquée par Japp, à la Guadeloupe : malgré plusieurs interventions auprès du gouverneur, il n'a pas pu savoir si d'autres convois seront organisés cette année. Voir également, dans FO 27/3486, tout un échange de correspondance à la Martinique au sujet de l'organisation éventuelle d'un convoi en 1899 : consul à FO, 26 mai et 6 juillet 1899 : il n'arrive pas à obtenir des informations des autorités locales sur ce point ; elles ne répondent pas à ses lettres ; gouverneur à consul, 9 juillet 26 août 1899 : il n'est pas en mesure de lui donner l'information demandée ; consul à FO, 21 décembre 1899 : enfin le gouverneur vient de l'informer qu'un convoi serait organisé en février prochain. 215. Voir infra. 216. Quelques exemples : le premier communiqué de l'administration relatif au futur convoi n° 2 (Jacques Cœur) est publié dans GO Gpe, 20 janvier 1863, et le départ se situe le 29 juillet. Pour le Paul Adrien, avis dans ibid, 2 juin 1865, et départ le 15 juillet. Pour l'Oncle Félix, avis dans ibid, 18 juin 1880, et départ le 18 septembre. Pour le Copenhagen, avis dans ibid, 25 octobre 1881, et départ le 2 février 1882. Pour le British Peer, avis dans JO Gpe, 22 avril 1884, et départ le 12 juin. 217. Rapport Comins, p. 12. 218. IOR, P 2727, Lawless à gouverneur Mque, 13 novembre 1885. 219. Ils sont "dans une triste position" ; ibid, id°. 220. PRO, FO 27/3035, Japp à FO, 30 juillet 1890, Immigration Report pour 1889 : beaucoup d'Indiens en attente de rapatriement ont dû dormir plusieurs nuits en plein air sur la place du Marché
1105 sante que beaucoup doivent puiser dans leurs économies pour pouvoir manger à leur faim221. Enfermés là pendant des mois à attendre un évènement apparemment improbable222, beaucoup finissent par fuir ce lieu de désespérance, ce qui n'est certainement pas la chose à faire si l'on ne veut pas manquer le départ ; certains se livrent à la mendicité et sont alors arrêtés pour vagabondage223, d'autre consomment toutes leurs économies, puis, quand elles sont épuisés, n'ont plus d'autre choix que de se rengager sur une habitation pour ne pas subir le même sort224.
d) Les explications de l'administration : vraies raisons et faux prétextes A sa décharge, l'administration fait valoir que son action en matière de rapatriement se heurte à la fois à des difficultés d'organisation et au comportement des Indiens eux-mêmes. Pour ce qui concerne, tout d'abord, l'organisation des convois, le grand problème réside dans le fait que, dans la plupart des îles des Petites Antilles, il n'y a pas, à la différence des colonies grosses "importatrices" d'immigrants, un "stock" permanent d'Indiens suffisamment important pour pouvoir remplir régulièreemnt un navire de rapatriés par an225. Ce n'est pas le service de l'Immigration de la Guadeloupe qui l'affirme, mais le major Comins, pourtant bien critique à son égard : "In colonies like Cayenne, Martinique, Surinam, Saint-Lucia, Jamaica and Guadeloupe, employing few immigrants, it must happen that considerable periods will elapse before a sufficient number can be collected who will definitely decide to return"226. Certes ! Mais, à cela, c'est le ministère lui-même qui objecte que "le droit au rapatriement … n'est pas subordonné à la question de savoir s'il y aura un nombre de demandes suffisant pour qu'il y ait lieu d'affréter spécialement un navire. Ce droit existe dès que le travailleur est libéré de son engagement". Et s'il manifeste le désir d'en user, il appartient à l'adminisde Pointe-à-Pitre, et l'un d'eux y est mort ; il a dû faire des "strong remontrances" pour que l'administration s'occupe enfin de les loger. 221. Ibid, Lawless à gouverneur Mque, 30 avril 1891. 222. Les rapatriés par le Loire-Inférieure, en 1885, ont dû attendre deux mois au dépôt de Pointe-àPitre ; ANOM, Gua. 91/638, dossier du convoi, rapport médical du Dr Leclerc, 20 septembre 1885. A la Martinique, quatre mois d'attente à Fort-de-France pour le convoi du Nantes-Bordeaux, en 1890 ; PRO, FO 27/3035, Lawless à gouverneur Mque, 30 avril 1891. 223. IOR, P 2727, le même au même, 13 novembre 1885. 224. ANOM, Mar. 130/1176, document n° 2, le même au même, 7 mars 1874 ; PRO, FO 27/3035, le même au même, 30 avril 1891 ; Rapport Comins, p. 5. 225. Comme en Guyana ou, dans une moindre mesure, à Trinidad, d'où sont rapatriés une moyenne de 1.134 et 563 Indiens par an, respectivement, entre 1870 et 1917 ; encore que, même là, il y ait eu parfois des années sans rapatriements, particulièrement dans les décennies 1850 et 1860, quand il y avait encore relativement peu d'Indiens à rapatrier, et même après 1870 à Trinidad ; K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 363-366. Par comparaison, la moyenne se situe à 211 rapatriements par an en Guadeloupe entre 1861 et 1906 et à 284 à la Martinique de 1858 à 1900. 226. Rapport Comins, p. 12.
1106 tration de trouver alors une autre solution227. D'autre part, nous verrons que la pratique administrative locale dans la composition des convois de rapatriement consiste à entasser le maximum de passagers sur les navires, dans des proportions très supérieures à celles des convois d'introduction228, et, dans ces conditions, il faut beaucoup plus de temps pour réunir le nombre de retournants souhaité. Ainsi quand le gouverneur de la Martinique, en réponse à une plainte du consul, lui déclare que "ce n'est pas sans peine" qu'on a pu réunir le dernier contingent parti, celui de l'Avoca, alors que ce navire emportait près de 900 passagers229 ; l'euton scindé en deux convois distincts, il est probable qu'il eût été plus facile de trouver d'abord 450 rapatriés, puis, un peu plus tard, 450 autres, mais, il est vrai, à un coût globalement supérieur à celui de la solution retenue. L'administration fait valoir, en second lieu, que le comportement des immigrants ne lui facilite pas la tâche. Beaucoup d'entre eux se font inscrire pour se faire rapatrier puis changent d'avis et renoncent au dernier moment à partir, souvent même sans prévenir. Ces fluctuations imprévisibles compliquent considérablement l'organisation des convois ; c'est parfois avec peine que l'on parvient à réunir quelques dizaines de partants alors qu'ils sont plusieurs centaines d'inscrits pour être rapatriés230. Nul doute que, ici aussi, le problème soit très réel, surtout au tournant du siècle, quand, le temps ayant fait son œuvre, beaucoup d'Indiens, même inscrits, se demandent si, après vingt, trente ou quarante ans de Guadeloupe, cela vaut encore bien la peine de se faire rapatrier en laissant derrière eux enfants et petits-enfants, simplement pour la satisfaction de mourir sur la terre de leurs ancêtres. Mais à côté, combien, infiniment plus nombreux, ont fini par céder au découragement, "probably for the reason that they saw little probability of ever being repatriated"231. Finalement, ces tentatives de justification de l'administration sentent trop fortement le mauvais prétexte pour être réellement crédibles ; même si, ponctuellement, tel ou tel facteur objectif, telle ou telle difficulté particulière, peuvent sans doute expliquer les problèmes qu'elle rencontre dans l'organisation de certains convois, c'est bien, en définitive, l'énorme pression mise sur les Indiens pendant tout le séjour en Guadeloupe, celle qu'elle exerce ellemême et celle qu'elle laisse les planteurs exercer232, qui explique que, sur l'ensemble de la période d'immigration, tant d'entre eux aient été conduits à renoncer à leur rapatriement. 2.3. L'organisation des convois par l'administration 227. ANOM, Gua. 28/262, M. Col. à gouverneur Mque, 23 octobre 1890 ; en l'occurrence, cette solution consistera à l'embarquer sur un paquebot. 228. Infra. 229. PRO, FO 27/2893, gouverneur Lawless, 29 novembre 1886. 230. Ibid, id° ; FO 27/3486, gouverneur Gpe à De Vaux, 2 octobre 1899 ; ANOM, Gua. 28/262, gouverneur Rognon à M. Col., 6 août 1902. Confirmation dans l'Immigration Report de la Guadeloupe pour 1899 ; PRO, FO 27/3522, De Vaux à FO, 30 octobre 1900. 231. PRO, FO 27/3447, Japp à consul FDF, 23 août 1897, Immigration Report pour 1896. 232. Voir supra, paragraphe premier de ce chapitre.
1107
a) Le choix du navire Une fois que le Conseil Général a voté les crédits nécessaires, il appartient à la direction de l'Intérieur d'organiser le ou les convoi(s) correspondant(s). Assez curieusement en apparence, alors que l'organisation des introductions est très strictement réglementée et que de multiples précautions et vérifications sont ordonnées pour s'assurer des conditions offertes aux passagers pendant le voyage233, les textes relatifs aux convois de rapatriement sont rares, lacuneux et imprécis. L'action de l'administration dans ce domaine repose sur une référence globale au décret du 27 mars 1852, quelques articles des arrêtés de 1859 et 1861 et du décret de 1890, quelques instructions ministérielles, et c'est à peu près tout ; il n'existe même pas un simple arrêté local rassemblant et codifiant l'ensemble des dispositions et des pratiques en vigueur en la matière. En fait, ce n'est que la première d'une longue série de constatations dans le même sens que nous serons amenés à faire tout au long des développements qui suivent : les administrations coloniales sont aux petits soins pour les immigrants dans le sens des introductions, qui leur apportent des forces de travail fraiches, mais elles se contentent seulement d'assurer un service minimum minimorum pour les rapatriés, qui n'ont plus aucun intérêt à leurs yeux et encore moins à ceux des planteurs. Avant de lancer la procédure devant aboutir, plusieurs mois plus tard, au départ d'un convoi, l'administration doit d'abord savoir s'il lui faut ou non l'organiser. En principe, les engagistes doivent déclarer leurs immigrants en fin de contrat, mais, outre que les libérations se font forcément sur un rythme très irrégulier et ne concernent pratiquement jamais suffisamment de monde en même temps pour remplir un navire, il n'est peut-être pas certain que l'administration fasse entièrement confiance aux planteurs pour effectuer spontanément les déclarations nécessaires. Elle passe donc dans la presse locale un avis à leur intention informant qu'elle envisage de constituer bientôt un convoi de rapatriement et qu'ils doivent donc lui signaler les travailleurs demandant celui-ci, ou devant prévisiblement le demander d'ici là, ainsi que ceux dont ils désirent se débarrasser "en raison de leur invalidité ou pour toute autre cause"234. Si nécessaire, cet avis est renouvelé quelques mois plus tard235. Enfin, quand elle a reçu suffisamment de réponses positives, elle annonce officiellement l'organisation d'un convoi236 et met alors en marche la procédure ad hoc.
233. Supra, chap. XI et XII. 234. Voir par exemple les avis publiés dans GO Gpe, 20 janvier 1863 (futur convoi du Jacques Cœur), 2 juin 1865 (Paul Adrien), 16 septembre 1879 (Oncle Félix). 235. Ibid, 16 avril 1880 (futur convoi de l'Oncle Félix). 236. Ce qui est notamment le cas pour ce même convoi ; voir avis publié dans ibid, 18 juin 1880.
1108 Le premier stade de celle-ci, et de très loin le plus important, consiste à choisir un moyen de transport. Deux solutions sont successivement retenues par l'administration. Pour les seize premiers convois, jusqu'en 1891, il s'agit toujours de navires spécialement affrétés par elle. Le plus souvent, chaque colonie américaine agit séparément, mais il se produit parfois que, soit pour des raisons d'économie, soit parce que les contingents à rapatrier par chacune d'elles ne sont pas suffisamment importants pour justifier des expéditions distinctes, elles affrètent en commun un seul navire pour transporter tout le monde dans un même convoi ; c'est le cas notamment, pour ce qui concerne la Guadeloupe, du Parmentier (avec Martinique et Guyane), du Jacques Cœur et des nos 6 et 7 du tableau n° 84 (avec Martinique) et du Marie-Laure (avec la Guyane), mais également pour le convoi du Ville de SaintNazaire, organisé en commun par la Martinique et la Guyane en 1884237. Les modalités du choix du navire évoluent en fonction des modifications survenues dans les conditions juridiques et techniques de ce type de transport. A l'époque du monopole de la CGM/Transat sur l'introduction de travailleurs indiens dans les colonies américaines238 l'administration n'a pas le choix : elle doit obligatoirement passer par elle pour les rapatriements également. Les conventions signées par le ministère avec le Compagnie prévoient que celle-ci mettra chaque année à la disposition de chacune des deux îles un navire pour rapatrier les Indiens ayant fini leur engagement ; le prix est fixé à 291 F par rapatrié en dessous de 50 passagers, à 242 F pour 50 à 100 passagers et à 194 F pour plus de 100 passagers239. C'est en vertu de ces dispositions que sont organisés les trois premiers convois de rapatriement, en 1861, 1863 et 1865 ; de toute évidence, il n'y a pas encore suffisamment de demandes pour organiser une expédition par an. Une fois expirée la dernière convention avec la Transat, en 1865, le marché du transport des Indiens vers et depuis les colonies françaises est ouvert à tous les armateurs ; l'administration recourt alors au système de l'appel d'offres240, mais sans pour autant obtenir des prix plus intéressants que ceux de la Transat, bien au contraire241. Il faut croire que l'affaire est drôlement juteuse, à voir la vive rivalité qui oppose, en 1883 et 1884, la Banque Maritime, une filiale du Comptoir d'Escompte, à une compagnie anglaise exploitant une ligne de vapeurs entre New York et Calcutta, pour obtenir le monopole des rapatriements à partir de la Guade-
237. IOR, P 2526, Lawless à FO, 26 novembre 1884, annonçant son départ de Fort-de-France. 238. Voir supra, p. 239. Art. 9 de la convention du 22 juin 1858, reproduite dans Recueil immigration, p. 136-137 ; art. 12 de celle du 20 juillet 1862, publiée dans GO Gpe, 3 octobre 1862. 240. Voir avis publiés dans ibid, 18 juin 1880 (futur convoi de l'Oncle Félix) et 25 octobre 1881 (Copenhagen). 241. Elle doit payer 270 F par rapatrié adulte sur le Copenhagen et 245 F sur le Jorawur.
1109 loupe242 ; mais finalement, l'administration ne donne pas suite, le prix demandé (300 F par passager) étant trop élevé. Les navires sont donc affrétés au coup par coup en fonction des nécessités. Sur les douze compris entre le début des rapatriements et 1886 dont les caractéristiques sont connues243, onze sont à voile et six battent pavillon britannique, dont quatre appartenant à James Nourse, le principal transporteur d'émigrants indiens vers les colonies sucrières dans la seconde moitié du XIXe siècle244. Ce sont évidemment les mêmes que nous avons rencontrés antérieurement, amenant des convois d'introduction aux Antilles, et auxquels l'administration, profitant de leur présence sur place, confie immédiatement après leur arrivée le soin de ramener des rapatriés en Inde245. A une date que nous ne connaissons pas, mais qui se situe entre 1887 et 1889, le système est changé. Le ministère décide que, désormais, les rapatriements depuis les Antilles ne pourront plus être effectués que par des vapeurs français, ce qui exclut par conséquent les vapeurs étrangers et tous les voiliers, quelle que soit leur nationalité246. Effectivement, à partir du convoi n° 14, le pavillon britannique disparaît sur la ligne, par contre, il semble que la seconde partie de cette décision ait été exécutée beaucoup moins strictement, puisque nous savons que le 27e et dernier convoi, en 1906, s'effectue par un voilier ; compte tenu du fait que le transport de passagers par navires à voile vit ses derniers moments, avec des bâtiments vieux et mal entretenus, on imagine dans quelles conditions d'inconfort et de précarité ces gens ont dû être rapatriés alors. Autre changement introduit au cours des années 1880 : l'administration renonce aux appels d'offre et traite directement de gré à gré avec les armateurs ; ainsi avec la Compagnie Nantaise de Navigation à Vapeur pour les deux convois rapatriés par le Nantes-Le Havre et le Nantes-Bordeaux, en 1887 et 1889 respectivement247, ou avec la maison Borelli, de Marseille, pour l'affrètement de l'Hindoustan, en 1891248. Les progrès techniques et les gains de productivité réalisés en matière de navigation à vapeur, joints à l'augmentation des tonnages, donc du nombre de rapatriés par convoi, permettent aux armateurs de diminuer leurs coûts et
242. ANOM, Gua. 91/640, gouverneur Laugier à M. Col., 23 novembre 1883 ; Géné. 122/1077, le même au même, 24 septembre 1883, 31 janvier et 10 mai 1884, et Banque Mme au même, 5 mars 1884. 243. Oncle Félix compris mais nos 6 et 7 du tableau n° 84 exclus. 244. Sur lequel voir supra, chap. XI. 245. Comme on peut le voir en confrontant les dates d'arrivée des convois d'introduction (Tableau n° 27) et de départ de ceux de rapatriement (Tableau n° 84) pour certains navires. Ainsi l'Indus (n° 40 des introductions) arrive en Guadeloupe avec son convoi en mai 1868 et repart (n° 4 des rapatriements) en août ; le Contest, effectue un voyage de rapatriement (n° 5) entre deux convois d'introductions (nos 46 et 47), avec seulement un mois d'arrêt à Pointe-à-Pitre en février-mars 1871 ; idem pour le Copenhagen (n°9 des rapatriements entre les nos 81 et 84 des introductions ; attente de deux mois, de fin novembre 1881 à début février 1882) ; le Néva arrive avec le convoi d'introduction n° 92 en mai 1885 et repart deux mois plus tard avec le n° 12 des rapatriements ; idem pour le Nantes-Bordeaux (arrivée n° 93 en janvier 1889, départ n° 15 en février). 246. ANOM, Géné. 141/1205, liasse "Marchés, offres", M. Col. à James Nourse, 23 février 1889, en réponse à une offre que lui avait faite celui-ci pour un convoi de rapatriement depuis la Martinique. 247. CG Gpe, SE juillet 1888, p. 16, discours d'ouverture du gouverneur. 248. ANOM, Gua. 28/262, gouverneur Rognon à M. Col., 6 août 1902.
1110 de proposer alors des tarifs en baisse249, qui aboutissent à l'élimination des voiliers de ce marché. L'Hindoustan constitue le dernier navire affrété spécialement par l'administration de la Guadeloupe dans des conditions normales250 pour rapatrier un convoi d'immigrants en Inde. Au-delà commence le temps des retours par paquebots. L'idée en est initialement suggérée par le ministère au gouverneur de la Martinique, pour faire cesser la situation circulaire vicieuse selon laquelle, comme il n'y a pas assez de demandes, on ne peut pas organiser de convois, et comme il n'y a pas de convois, il n'y a pas de demandes ; il n'y a qu'à les rapatrier par la voie des paquebots, ordonne-t-il251. Malgré un certain scepticisme initial du côté britannique252, l'expérience démarre à l'extrême fin de 1891253, et elle se révèle vite tellement concluante que le major Comins, lors de son passage aux Antilles, suggère qu'elle soit étendue à la Guadeloupe254 ; l'accord entre les deux métropoles est finalisé au début de 1893255 et, dès la fin de l'année, le convoi embarqué sur le Ville de Bordeaux (n° 17) inaugure la nouvelle route. Une convention conclue avec la Transat, tant en son nom propre que pour le compte des autres transporteurs concernés, organise le fonctionnement de ce nouveau mode de rapatriement256. Pour un prix de 300 F par passager, porté à 332 à partir de 1898257, les Indiens sont transportés en 3e classe (la plus basse) jusqu'à leur sous-continent d'origine. Ils empruntent d'abord les paquebots de la Transat jusqu'à Marseille, à l'exception des rapatriés du convoi n° 26 qui, pour une raison qui nous échappe, passent par Bordeaux avant d'être acheminés par train jusqu'au port phocéen. A Marseille, dans l'attente de la correspondance, ils sont pris en charge par la Transat, qui reçoit pour cela une indemnité de 1,50 F par adulte et par jour ; on n'ose imaginer comment ils sont traités pour ce prix là ! Puis ils embarquent sur les navires des Messageries Maritimes desservant l'Indochine jusqu'à Colombo, où le "vapeur intercolo249. A la fin des années 1880, la Compagnie Nantaise traite à 250 F par passager et Borelli à 242 ; ibid, id°. Alors qu'au début de cette même décennie, Nourse demandait 260 F et le Copenhagen 270. 250. Nous ne considérons pas, en effet, comme telles celles ayant présidé à l'expédition du voilier transportant le convoi n° 27 et dernier, en 1906. Il est clair que l'administration a affrété un "navirepoubelle" au prix le plus bas possible pour en finir une fois pour toutes avec ce problème des rapatriements. 251. ANOM, Gua. 28/262, M. Col. à gouverneur Mque, 23 octobre 1890. 252. PRO, FO 27/2035, Lawless à gouverneur Mque, 30 avril 1891 : le gouvernement de l'Inde voudrait avoir un peu plus de précisions ; il craint que "l'adoption du nouvel itinéraire (ait) surtout en vue de retarder autant que possible le rapatriement des Indiens" ; FO 27/3075, IO à FO, 21 juillet 1891 : il n'est pas contre, mais à condition que toutes les dispositions soient prises pour assurer aux Indiens "comfort, health and protection", surtout pendant leur attente à Marseille. 253. Ibid, MAE à ambassade brit. Paris, 4 novembre 1891. 254. Rapport Comins, p. 12. 255. PRO, FO 27/3167, IO à FO, 14 janvier 1893, et MAE à ambassade brit. Paris, 28 février 1893. 256. ANOM, Gua. 28/262, gouverneur Nouët à M. Col., 29 mai 1893, annonçant la signature. Le texte ne nous est pas parvenu, mais nous connaissons son contenu grace au cahier des charges établi en 1891 par l'administration de la Martinique pour le rapatriement par paquebots des Indiens de l'île, reproduit dans Rapport Comins, appendice A. 257. Indications portées dans ANOM, Gua. 28/262, gouverneur Rognon à M. Col., 6 août 1902.
1111 nial" Eridan, affrété par l'administration des Etablissements français de l'Inde, assure la correspondance pour Pondichéry et Calcutta258 ; après 1895, quand les Messageries ont mis en service le Dupleix pour relier directement l'Inde à la France, le changement à Ceylan est évidemment supprimé. L'intérêt de ce système est double. En premier lieu, l'administration n'est plus obligée, si elle a vraiment la volonté de rapatrier les Indiens, d'attendre de rassembler le minimum de 600 à 700 personnes nécessaires pour affréter un navire à moindre coût. On peut désormais les faire partir par petits groupes de quelques dizaines à 200, au besoin par chaque paquebot (un par mois) si nécessaire. L'autre avantage est d'ordre financier, particulièrement précieux en ces temps de crise budgétaire et d'extrême détresse des finances coloniales : l'administration peut étaler les dépenses de rapatriement et n'engager que celles qui sont immédiatement nécessaires. Pour rapatrier un convoi de 600 personnes à 250 F par passager, il faut sortir d'un seul coup 150.000 F, sans compter les dépenses annexes (entretien des partants au dépôt, même à coût très réduit, éventuellement pendant plusieurs mois ; recrutement d'un médecinaccompagnateur ; etc). Inversement, si on embarque 200 Indiens sur les paquebots, on paie sans doute 332 F par passager, mais la facture à régler immédiatement n'est plus que de 66.000 F, sans oublier les économies réalisées sur les frais annexes (les paquebots étant à dates fixes, il suffit de convoquer les Indiens peu de jours avant le départ ; il n'y a pas de médecin à recruter et à payer, le suivi médical en cours de route étant assuré par celui du bord ; etc) et même si, dans la suite de l'année, il s'avère nécessaire d'organiser un second convoi, les finances publiques sont encore gagnantes sur l'exercice budgétaire total. Ceci sans compter que l'administration n'a aucun scrupule à faire traîner au maximum le règlement des sommes dues à une compagnie aussi puissante que la Transat. Celle-ci éprouve notamment les pires difficultés pour obtenir le paient d'une facture de 52.966 F pour le convoi (n° 20) expédié en juillet-août 1894 par le Ferdinand de Lesseps/Océanien. Pourtant, la provision existe théoriquement au budget local, mais il est probable qu'elle a été utilisée à autre chose ; l'administration commence par "oublier" de payer, puis "égare" le dossier, puis, quand, miraculeusement, celui-ci est retrouvé, comme l'ordonnancement de la dépense n'a pas été effectué dans les délais réglementaires, il faut recommencer toute la procédure. En mars 1896, comme elle commence à en avoir assez, la Transat demande au ministère de prendre directement les choses en main, ce qui lui est accordé, mais elle joue vraiment de malchance : l'affaire est engloutie dans les méandres de la bureaucratie ; le bureau chargé du paiement "avait perdu de vue" les pièces nécessaires. Finalement, la compagnie n'est payée que le 19 décembre 1896 d'une facture envoyée en novembre 1894259.
258. Indications données dans les dossiers des convois conservés dans ANOM, Gua. 59/410. 259. Sur cette histoire digne de Courteline, voir l'énorme dossier rassemblant toutes les pièces, conservé dans ANOM, Gua. 55/394, liasse "Paiement à Compagnie Transatlantique", passim.
1112 Au total, de 1893 à 1901, 1.488 Indiens, répartis entre dix convois (nos 17 à 26) sont rapatriés par la voie des paquebots, soit 15,7 % du total de ceux comptabilisés dans le tableau n° 84, en observant toutefois que la tendance est nettement à la baisse au cours de cette période (plus de 200 passagers par convoi en 1893, un total de 695 dans l'année ; à peine un convoi par an avec une moyenne de 70 rapatriés entre 1898 et 1901), ce qui confirme en partie les propos des administrations locales sur l'épuisement progressif du "stock" d'Indiens rapatriables. Dès lors, l'affaire cesse d'être intéressante pour la Transat, à qui elle n'assure plus qu'un petit nombre de passagers, et encore pas sur tous ses navires au départ des Antilles ; en 1902, quand l'administration lui demande de diminuer son prix, elle refuse tout net260. Ainsi s'achève l'histoire des rapatriements par les paquebots. En 1906, pour l'expédition du dernier convoi, le secrétariat général de la Colonie retourne à l'ancien système de l'affrètement particulier d'un navire entier.
b) Le choix des partants et la composition du convoi Deux mots caractérisent l'action de l'administration dans ce domaine : entassement et évacuation des "non-valeurs". 1. Le nombre de rapatriés embarqués par convoi évolue dans le sens d'un entassement croissant, surtout après 1880. En 1887, le consul Japp proteste auprès du gouverneur Le Boucher contre l'embarquement de 739 équivalents-adulte261 sur le Nantes-Le Havre, alors que, compte tenu du fait que le navire jauge 750 tx, ils ne devraient pas, selon la convention de 1861, être plus de 682 ; il lui est répondu que la Convention ne concerne pas les rapatriements et que l'administration applique ici le décret du 27 mars 1852, qui prévoit un passager par tonneau262. Et le gouverneur de s'étonner : depuis 26 ans qu'on rapatrie des Indiens dans ce pays, c'est la première fois qu'un consul britannique soulève cette question ; selon lui, l'intervention de Japp s'explique par le fait que, représentant plusieurs armateurs anglais en Guadeloupe, il est frustré qu'aucun d'eux n'ait été retenu pour transporter ce convoi263. L'explication est peut-être exacte dans ce cas précis, mais globalement elle est tout de même un peu courte. En réalité, si les représentants de la Grande-Bretagne aux Antilles ne s'étaient pas plaints jusqu'alors de l'entassement des Indiens rapatriés, c'est tout simplement qu'ils n'avaient pas eu l'occasion de le faire. La comparaison, pour les navires où c'est possible, entre le nombre de passagers transportés dans les convois d'introduction et celui des convois de rapatriement montre à l'évidence qu'il n'y a pas entassement dans le sens Antilles-Inde 260. ANOM, Gua. 28/262, gouverneur Rognon à M. Col., 6 août 1902. 261. Sur le sens de cette expression, voir supra, tableau n° 27. 262. IOR, P 3213, p. 6, échange de lettres des 9 et 10 août 1887. 263. ANOM, Gua. 61/437, Le Boucher à M. Col., 19 août 1887.
1113 jusqu'en 1880 ; pour un même navire ils sont toujours moins nombreux lors des voyages de retour qu'à l'aller dans tous les convois de rapatriement jusqu'à celui du Contest compris, et les deux sens s'équilibrent encore globalement au cours de la décennie suivante (Voir tableau n° 86). C'est tout simplement que la pression des planteurs et de l'administration sur les Indiens
Tableau n° 86 COMPARAISON DU NOMBRE DE PASSAGERS DANS LES DEUX SENS POUR CERTAINS NAVIRES
Navires Jacques Cœur
Paul Adrien Sigisbert Cézard Indus Contest Marie-Laure
Sens des introductions (Inde – Antilles) Source Année Nbre pass. (a) 1861 670 n° 23 1863 526 n° 28 1864 471 (a) 1859 393 1866 399 n° 4 1856 822 n° 40 1868 473 n° 46 1870 473 n° 47 1871 471 (b) 1872 351
Oncle Félix
(a)
Copenhagen
n° 81 n° 84 n° 72 (a) n° 92 n° 68 n° 75 n° 85 n° 89 n° 93
Néva
Jorawur Hereford Nantes-Bordeaux
1878 1879 1881 1882 1879 1883 1885 1878 1879 1882 1884 1888
450 449 469 465 481 460 495 544 670 525 502 605
Sens des rapatriements (Antilles – Inde) Source Année Nbre pass. n° 2 1863 441
n° 3
1865
295
(b) n° 4 n° 5
1865 1868 1871
491 386 344
(b) n° 8 sans n°
1875 1877 1880
368 372 439
n° 9
1882
508
n° 12
1885
667
n° 13 (c)
1886
673
1886 1889 1889
905 830 879
n° 15 (d)
Sources et observations Les navires sont classés dans l'ordre chronologique des rapatriements. Les numéros dans la colonne des sources du sens des introductions renvoient au tableau n° 27, et ceux du sens des rapatriements au tableau n° 84. Les lettes dans ces mêmes colonnes concernent des convois vers ou depuis la Martinique sur lesquels nous sommes renseignés et que nous avons inclus dans ce tableau pour élargir la base de notre comparaison : (a) Tableau publié par B. DAVID, Population martiniquaise, p. 161-162. (b) Relevés effectués par J. SMERALDA-AMON, Immigration Martinique, p. 413. (c) Information donnée dans PRO, FO 27/2893, consul brit. Pondy à gouvernement Madras, 1er octobre 1886, rapport sur l'arrivée du convoi. (d) PRO, FO 27/2035, gouvernement de l'Inde à IO, 10 juin 1890, au sujet de la mortalité excessive pendant le voyage.
1114 pour les "inciter" à se rengager est tellement forte264 qu'ils ne sont pas assez nombreux pour remplir convenablement les navires chargés de les rapatrier. Dans ce domaine également, tout bascule au début de la décennie 1880. On constate que, à partir de 1882 et du Copenhagen, tous les navires rapatrieurs sont, par comparaison avec l'aller, plus ou moins lourdement surchargés de passagers ; on compte autour des 9 % d'embarqués de plus sur le Copenhagen, entre 35 et 45 % sur le Néva, jusqu'à 23 % sur le Jorawur, de 72 à 80 % sur le Hereford, et 37 à 45 % sur le Nantes-Bordeaux. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que les plaintes se multiplient à ce sujet265. C'est la conséquence du fait que la pression a changé de sens ; c'est l'administration coloniale française qui en est désormais l'objet de la part de ses homologues britanniques. Pressées de rapatrier un maximum d'Indiens, les directions de l'Intérieur en entassent le plus grand nombre possible sur les navires. Et peu importe ensuite les conditions dans lesquelles ils sont transportés ; l'essentiel est de "faire du chiffre". 2. "Les convois de rapatriement sont aussi des convois d'évacuation", note cyniquement le Dr Béchon, médecin-accompagnateur de celui rapatrié de la Martinique par le Hereford, en 1886266, tandis qu'une dizaine d'années auparavant, un de ses confrères, commentant le triste état des rapatriés qui lui avaient été confiés, n'hésitait pas à les qualifier tout tranquillement de "déchets"267. Au-delà du choc qu'ils provoquant au premier abord, il reste que ces forts propos décrivent très exactement le principal abus de l'administration en matière de composition des convois. Normalement, en effet, les immigrants ayant demandé leur rapatriement devraient être acheminés dans l'ordre chronologique de leur libération et de leur inscription sur la liste des rapatriables. Mais en pratique, les choses ne se passent pas du tout ainsi ; l'administration fait le tri entre les candidats au départ, et elle ne s'en cache même pas268, malgré les protestations 264. Supra, premier paragraphe de ce chapitre. 265. Outre l'affaire précitée du Nantes-Le Havre, voir également les plaintes relatives au Copenhagen (n° 9 du tableau n° 84) ; IOR, P 2057, p. 281, consul brit. Pondy à gouvernement Madras, 18 octobre 1882. Au Loire-Inférieure (n° 11)) ; P 2727, le même au même, 20 novembre 1885. Et à deux convois rapatriés par le Nantes-Bordeaux en 1889, l'un depuis la Guadeloupe (n° 15), l'autre de la Martinique ; PRO, FO 27/3035, IO à FO, 29 janvier 1890, et gouvernement de l'Inde à IO, 10 juin 1890. 266. PRO, FO 27/2893, rapport médical joint au rapport du consul brit. Pondy à gouvernement Madras sur ce convoi, 1er octobre 1886. 267. Dr Dounon sur le Marie-Laure au départ de la Martinique, 1873. 268. CG Gpe, SE février 1883, p. 74, rapport de la commission de l'immigration : il faut se débarrasser de "ces Indiens rebelles au travail et à la discipline qui sont une cause de trouble continuel pour l'agriculture" ; SE juin 1883, p. 3, discours d'ouverture du gouverneur : "La Colonie … a intérêt à se débarrasser de tous ces immigrants qui se refusent obstinément au travail, abandonnent les campagnes pour se porter dans les bourgs et les villes, … encombrent les hospices et le dépôt de Fouillole, et deviennent ainsi une cause incessante de dépenses improductives pour la Caisse de l'immigration". ANOM, Gua. 59/411, chef du service de l'Immigration à directeur de l'Intérieur, 1er mars 1887 : il faut systématiquement renvoyer en Inde "les non-valeurs et les réfractaires, ainsi que les travailleurs qui,
1115 britanniques269. Chaque convoi est l'occasion pour elle de se débarrasser d'individus considérés, pour une raison ou pour une autre, comme inutiles et/ou indésirables, dont on ne peut (plus) tirer aucun travail et dont la présence en Guadeloupe constitue une charge pour les planteurs et la collectivité. Le tableau suivant permet d'apprécier l'importance du phénomène.
Tableau n° 87 "CONVOIS DE RAPATRIEMENT, CONVOIS D'EVACUATION" Nbre total de pass. adultes Parmentier Paul Adrien Copenhagen British Peer Loire-Inférieure Jorawur Nantes-Le Havre TOTAL
Fins de contrat
"Non-valeurs" et indigents (a)
Mesures de police
Autres
Nbre
%
Nbre
%
Nbre
%
Nbre
%
63 246 458 558 392 586 684
45 193 278 440 271 413 578
71,4 78,5 60,7 78,9 69,1 70,5 84,5
16 (b) 40 (d) 81 (14) 77 (35 90 (50) 149 88
25,4 16,3 17,7 13,8 23,0 25,4 12,9
0 7 46 41 31 24 18
2,8 10,0 7,3 7,9 4,1 2,6
2 (c) 6 (e) 53 (f) 0 0 0 0
3,2 2,3 11,6
2.987
2.218
74,3
541
18,1
167
5,6
61
2,0
Sources : les mêmes que tableau n° 84. Notes (a) "Non-valeurs" et indigents sont le plus souvent comptabilisés ensemble ; quand ils sont donnés séparément, le premier chiffre est celui du total et le second, entre parenthèses, celui des indigents seuls. (b) Dont 2 rapatriés aux frais de la Transat qui les avait introduits alors qu'ils étaient manifestement hors d'état de fournir le moindre travail. (c) Un ancien interprète et sa femme, qui n'étaient pas des engagés. (d) Dont 4 rapatriés aux frais de la Transat. (e) Rapatriés à leurs frais. (f) Avaient précédemment renoncé au rapatriement et touché la prime correspondante, puis ont remboursé celle-ci pour se faire rapatrier aux frais de la colonie.
Très normalement, les immigrants en fin de contrat constituent la grande majorité des rapatriés, en gros les trois quarts sur l'ensemble des sept convois pour lesquels nous sommes informés. Il semble toutefois se produire un certain tassement de leur importance relative parvenus … au terme de leur engagement, ne sont pas disposés à prolonger leur séjour à la Guadeloupe". 269. Voir à ce sujet, IOR, P 3214, p. 996, mémorandum Lawless au gouvernement de l'Inde, 6 septembre 1887 ; PRO, FO 27/3035, le même à gouverneur Mque, 30 avril 1891 : il espère que la proposition de rapatrier désormais les Indiens par la voie des paquebots n'aura pas pour objet "de retarder autant que possible le rapatriement des Indiens valides, tout en fournissant une voie de se débarrasser (des) vieux ou paresseux" ; FO 27/3486, De Vaux à FO, 2 août 1899 : quand un convoi de rapatriement se prépare, l'administration sélectionne soigneusement les Indiens "with bad records" pour s'en débarrasser, alors que les "good ones" ne sont jamais appelés, pour pouvoir les garder en Guadeloupe ; ceux-là n'ont aucune chance de revoir l'Inde.
1116 entre le milieu des années 1860 (Paul Adrien) et celui de la décennie 1880 (Jorawur), mais la série est trop courte pour savoir s'il s'agit seulement d'une évolution passagère à moyen terme ou au contraire d'une tendance lourde sur tout le demi-siècle au cours duquel sont effectués des rapatriements (1861-1906). A contrario, les autres causes du rapatriement forment le quart du total, ce qui est énorme si l'on considère que, normalement, les immigrants ne devraient pouvoir retourner chez ceux qu'après avoir achevé leur engagement. Deux groupes de passagers entrent dans cette catégorie. En premier lieu, ceux faisant l'objet d'un rapatriement d'office aux frais de la Caisse d'Immigration sur décision spéciale du gouverneur270 ; ils sont peu nombreux, entre 2 et 10 % selon les convois, un peu plus de 5 % en moyenne, sans que l'on distingue dans le tableau n° 87 une tendance particulière d'évolution de leur nombre. Les textes sont avares de précisions sur les raisons qui peuvent justifier une telle décision ; il est simplement question de "mesures de police" prises pour des motifs d'ordre public, mais nous ne connaissons qu'un très petit nombre d'exemples concrets. Il s'agit généralement de "mauvais sujets", rebelles à tout travail dans les champs de canne, résistant à toutes les pressions et à toutes les menaces, et susceptibles, par l'exemple détestable qu'ils donnent, de "gâter" tout un convoi ou toute une habitation ; les deux brahmanes arrivés par le Syria en 1881 ou le cipaye du second Copenhagen (1883) ayant survécu à des "rigueurs extralégales les plus prolongées" et à un séjour au pénitencier des Saintes, sont de ceux-là. En second lieu, les "non-valeurs", auxquels viennent, sur certains convois, s'ajouter les indigents ; ils forment de très loin l'essentiel des Indiens rapatriés avant la fin de leur engagement, avec 18 % sur l'ensemble des sept convois pour lesquels nous sommes informés, et, semble-t-il, en proportion croissante au cours des vingt années comprises entre le Paul Adrien et le Jorawur. Cette expression, dont la délicatesse n'est pas la qualité dominante, désigne tous les immigrants dans l'incapacité physique de travailler. Et tout d'abord les vieillards "usés par l'âge, les maladies ou le travail"271, étant donné que dans le contexte local du moment, les Indiens sont vieux à 35 ans, des vieillards à 40 et cacochymes à 50 ; nous ne sommes malheureusement pas renseignés sur leur nombre dans tous les convois, mais ils sont une cinquantaine sur les 246 adultes embarqués sur le Paul Adrien, et "la plupart" des rapatriés pour Pondichéry par le Jorawur sont qualifiés de "vieux Indiens" par l'administration.
270. Art. 37 du décret du 27 mars 1852, art. 39 de l'arrêté du 16 novembre 1855, art. 69 de l'arrêté du 19 février 1861, art. 139 du décret du 30 juin 1890. 271. ANOM, Gua. 15/157, dossier Paul Adrien, commissaire à l'immigration à directeur de l'Intérieur, 15 juillet 1865, au sujet de la composition du convoi.
1117 C'est surtout à propos des invalides, infirmes et malades incurables ou en phase terminale que se justifie pleinement l'expression de "convois d'évacuation" employée par le Dr Béchon. En principe, ne peuvent être embaqués les immigrants trop faibles pour supporter le voyage et ceux dont les maladies "pourraient être une cause de danger" pour les autres passagers272 ; à ces causes générales d'exclusion, chaque médecin-accompagnateur de convoi ajoute ses propres critères lors de la visite précédant théoriquement le départ, en fonction de ses connaissances ou de son expérience de ce genre de voyage273. Mais en réalité, les choses se passent rarement ainsi, parce que l'administration fait tout pour se débarrasser, pour jeter, des gens que, sans cela, elle devrait soigner et/ou nourrir interminablement à l'hospice ou au dépôt de Fouillole. Les médecins-accompagnateurs sont volontiers écartés ou trompés274, les passagers sont le plus souvent embarqués sans examen médical préalable275 ou sinon de pure forme, la plupart sont en mauvaise santé, "worn-out, fragile and feeble"276, beaucoup sont malades, complétement épuisés et/ou incapables de supporter le voyage, certains sortent même directement de l'hospice277. Le scandale de l'Oncle Félix montre jusqu'où peuvent aller ces pratiques et les conséquences dramatiques qu'elles sont susceptibles d'entrainer278. Ce navire quitte Pointe-à-Pitre pour l'Inde le 18 septembre 1880 avec 439 passagers à son bord. Après une quinzaine de jours de navigation, il est pris dans un cyclone au large de la Guyane et subit de très gros dommages qui l'obligent à revenir en catastrophe en Guadeloupe. Il y arrive le 20 octobre après avoir déjà perdu 22 passagers. Comme les autorités sanitaires craignent une épidémie de fièvre jaune à bord, il est envoyé aux Saintes, où les passagers sont débarqués pour une quarantaine qui dure 80 jours, jusqu'au début de janvier 1881.
272. Voir par exemple les avis publiés pour l'organisation des futurs convois du Jacques Cœur, du Paul Adrien et de l'Oncle Félix, dans GO Gpe, 20 janvier 1863, 2 juin 1865 et 2 juillet 1880 respectivement. 273. Par exemple, le Dr Leclerc, sur le Loire-Inférieure, refuse systématiquement tous les porteurs de plaies aux jambes qui sont très difficiles à guérir en mer, en raison de l'humidité. 274. Ainsi le Dr Dounon sur le Marie-Laure, au départ de la Martinique en 1875 : "Pendant tout le temps de mon séjour à Fort-de-France, je n'ai pas pu aller (au dépôt des immigrants), vu que je n'avais pas d'autorisation. De la sorte, j'ai reçu un convoi que je n'avais jamais vu …, je me suis trouvé avoir à bord, peu de jours après le départ, plus de 20 blessés dont les plaies m'avaient été dissimulées par les vêtements … L'administration veut ainsi s'éviter les embarras que lui susciterait certainement un médecin qui recevrait un tel convoi en parfaite connaissance de cause. J'ai même été blâmé par M. le directeur de l'Intérieur pour avoir refusé trois hommes tout à fait hors d'état de faire la traversée. L'un était pourtant paralysé des deux jambes, l'autre était fou, le troisième était à la dernière période d'une dysenterie chronique". 275. Sur le Parmentier. 276. PRO, FO 27/2893, consul brit. Pondy à gouvernement Madras, 1er octobre 1886, sur le convoi du Hereford, arrive de la Martinique. 277. Rapport du Dr Th. Lacascade, sur l'Indus ; rapport du consul britannique à Pondichéry sur le convoi du Copenhagen, dans IOR, P 2057, p. 281. 278. Sur tout ce qui suit, voir, sauf indication contraire, le gros dossier réuni entre janvier et août 1881 par le vice-consul britannique à Pointe-à-Pitre, et reproduit dans PRO, FO 881/4449 et 4668, passim.
1118 Et c'est alors qu'éclate le scandale. On réalise que ces 22 décès ne sont pas dus à la fièvre jaune, comme on le craignait initialement, mais au "weak state of health in which some of the coolies embarked". Il apparaît que les autorités sanitaires de la Colonie les ont laissés partir alors qu'il était évident qu'ils ne pourraient pas supporter le voyage ; parmi eux, deux amputés embarqués sur une civière avec leur moignon non cicatrisé et purulent, affectés par des très fortes fièvres et de gros risques de gangrène. Il est clair que la commission chargée d'examiner les Indiens avant leur embarquement a bâclé son travail. Le plus dramatique ici est que cette affaire n'aura pas de suite. Les différentes autorités locales concernées "ouvrent le parapluie" pour se renvoyer mutuellement la responsabilité de ces morts, et l'enquête ordonnée par le gouverneur après de très fortes pressions britanniques ne débouche sur rien, en tout cas pas sur des poursuites judiciaires. Quant aux survivants, après avoir été autorisés à quitter les Saintes, ils sont complétement abandonnés à eux-mêmes et s'éparpillent dans la nature sans que personne ne se préoccupe de leur sort pendant pratiquement un an. C'est seulement en décembre 1881 que l'administration annonce qu'elle est en mesure de leur rembourser les sommes qu'ils avaient déposées au Trésor avant leur départ279 et qu'elle cherche à débrouiller leur situation280. Certains sont employées sans contrat par des planteurs avec une autorisation temporaire de l'administration, d'autres survivent comme ils peuvent en puisant dans les économies qu'ils avaient conservées par devers eux, puis, une fois celles-ci épuisées, sont bien obligés de souscrire un nouvel engagement de cinq ans, et 200 seulement parviendront finalement à se faire rapatrier avec le convoi suivant, celui du Copenhagen, qui quitte la Guadeloupe en février 1882281, près d'un an et demi après le départ de l'Oncle Félix. Si l'on tient compte du fait que celui-ci avait embarqué initialement 439 passagers, cela signifie que cette lamentable histoire a brisé la vie de plus de 200 personnes, parties dans l'allégresse du retour et obligées au bout du compte de retourner à une existence qu'elles espéraient bien avoir abandonnée pour toujours.
c) Les ultimes formalités et le départ En même temps qu'elle sélectionne les futurs rapatriés par le prochain convoi, l'administration doit se préoccuper de réunir les conditions nécessaires à un traitement satisfaisant des passagers en cours de route.
279. Avis publié dans GO Gpe, 9 décembre 1881. 280. Ils doivent informer le syndic dont ils dépendent pour faire savoir s'ils maintiennent leur demande de rapatriement ou s'ils régularisent leur situation par un nouveau contrat d'engagement ; ibid, 31 décembre 1881. 281. ANOM, Gua. 91/637, dossier Copenhagen, gouverneur Laugier à M. Col., 28 février 1882.
1119 Et tout d'abord leur équipement individuel. Ils doivent être pourvus de vêtements "suffisants" pour la traversée : une casaque et un pantalon de laine et quatre rechanges neufs en toile, auxquels viennent s'ajouter deux pagnes et deux mouchoirs pour les femmes ; plus, pour tous, une couverture de laine282. Initialement, tout ceci doit être fourni par les engagistes, et il est même prévu que "tout immigrant qui se présentera pour être rapatrié sans être muni de ces vêtements sera éliminé du convoi"283. Nous ne savons au bout de combien de convois et de gens "éliminés" on prend conscience du caractère monstrueux de cette disposition, mais à partir de 1880 au moins c'est l'administration elle-même qui fournit les vêtements et la couverture aux partants284. Second problème à régler avant l'embarquement : trouver un médecin-accompagnateur pour le convoi. Quand le navire choisi pour le rapatriement vient d'arriver de l'Inde avec un convoi d'introduction, l'administration essaye autant que possible de conserver le médecin ayant déjà fait le voyage aller ; c'est le cas pour trois d'entre eux, les Drs Vergniaud sur le Copenhagen (A 1881, R 1882), Hercouët sur le Néva (A 1884, R 1885) et Castellan sur le NantesBordeaux (A 1888, R 1889). Sinon, elle recourt, comme son homologue de Pondichéry pour les convois d'introduction, au ministère afin qu'il lui envoie par le paquebot un médecin de la Marine285. Et enfin, si le ministère ne peut rien faire pour elle, il ne lui reste plus qu'à trouver un volontaire sur place286 ; à notre connaissance, trois convois seulement ont été accompagnés par un médecin civil, le Parmentier, le Paul Adrien et l'Oncle Félix. Puis vient la visite du navire par une commission ad hoc "chargée spécialement de contrôler (sa) bonne appropriation … au point de vue de l'exécution des règlements de l'immigration"287, en particulier pour ce qui concerne l'aménagement des parties destinées à recevoir des passagers ainsi que les divers équipements nécessaires pour le voyage, canots de sauvetage, pièces à eau, système de ventilation, coffre de médicaments, etc288. en fait, comme les navires transportant des émigrants sont de plus en plus spécialisés dans ce type d'activité289, il est probable que les différentes commissions chargées de les inspecter, tant en Inde avant les voyages aller qu'aux Antilles avant ceux de retour, comptent mutuellement les unes sur les autres pour effectuer une visite approfondie et bâclent plus ou moins celle qu'elles ont à faire, 282. Avis publié dans GO Gpe, 11 février 1871, pour la préparation du convoi du Contest. 283. Ibid, id°. 284. Avis publié pour la préparation des convois de l'Oncle Félix, du Copenhagen et du British Peer, dans GO Gpe, 2 juillet 1880, 30 décembre 1881 et 29 avril 1884 respectivement. 285. Voir supra, chap. XII. 286. GO Gpe, 6 août 1880, appel d'offre du service de l'Immigration pour un médecinaccompagnateur du prochain convoi (l'Oncle Félix). 287. Elle est composée du commissaire colonial à l'inscription maritime, de l'inspecteur de l'immigration du port d'embarquement, de l'officier du port de départ, d'un médecin désigné par le chef du service colonial de Santé, et d'un expert maritime juré désigné par le président du tribunal territorialement compétent ; art. 197 du décret du 30 juin 1890. 288. Art. 19 du décret du 27 mars 1852, auquel renvoie le texte précédent. 289. Voir supra, chap. XI.
1120 et parfois même s'abstiennent totalement de la faire290 ; s'il est arrivé jusqu'ici, il sera bien capable de repartir! Toutes les formalités qui précèdent ayant été effectuées et le contingent à embarquer sélectionné, l'administration annonce la clôture des inscriptions pour le prochain convoi ainsi que des opérations de préparation de celui-ci291. Quand tout est prêt, les partants sont convoqués par l'intermédiaire des syndics. Ils doivent être prévenus, ainsi que leurs engagistes, dix jours au moins avant l'ordre de départ pour le port d'embarquement, ordre donné lui-même au plus tard trois jours avant la date prévue pour le départ du navire292 ; à la Martinique, l'administration avertit parallèlement le consul britannique afin qu'il répercute l'information auprès des intéressés293, mais nous ne savons pas si cette habitude est également observée en Guadeloupe. Avant leur embarquement, les Indiens convoqués pour partir sont en principe hébergés au dépôt de l'immigration, à Fouillole, mais nous avons vu précédemment dans quelles lamentables conditions294. Normalement, ils doivent subir une visite médicale295 destinée à s'assurer qu'ils seront capables de supporter le voyage, mais, ici aussi, nous savons ce qu'il en est réellement à cet égard296. D'autre part, c'est probablement à ce moment-là qu'ils déposent au guichet du Trésor Public les économies qu'ils désirent faire transférer en Inde, mais nous n'avons trouvé aucune information précise sur ce point. Jusqu'à la dernière minute, aucun des futurs rapatriés n'est jamais absolument certain de partir. En premier lieu parce que, quelle que soit la hâte de l'administration d' "évacuer" les malades, infirmes, invalides et autres "non-valeurs", il peut toujours se produire qu'un médecin-accompagnateur plus responsable et/ou plus courageux que les autres refuse mordicus d'accepter tel ou tel Indien manifestement hors d'état de supporter la traversée297. D'autre part, il semble bien que, à partir des années 1880, quand l'insuffisance du nombre de convois pour rapatrier tous ceux qui le demandent devient criante, l'administration prenne la mauvaise habitude de pratiquer la surconvocation des rapatriables, afin de pouvoir suppléer sans attendre aux défections de dernière minute, dont nous savons qu'elles ne sont pas rares, ainsi qu'aux rejets pour raisons médicales ; et si, au bout du compte, le nombre de gens susceptibles
290. Cas du Parmentier (mais il semble être unique). 291. Voir par exemple l'avis relatif au convoi du British Peer, publié dans JO Gpe, 30 mai 1884. 292. Art. 145 du décret du 30 juin 1890. 293. PRO, FO 27/2893, Lawless à gouverneur, 9 juin 1887 : il se plaint que, "contrairement à l'habitude", on ne l'ait pas prévenu de la formation du convoi de l'Avoca. 294. Voir supra. 295. Devant une commission composée du chef du service de l'Immigration, du médecinaccompagnateur du convoi et d'un autre médecin désigné par le chef du service colonial de Santé. 296. Voir supra. 297. Voir deux exemples précis supra, notes 273 et 274 de ce chapitre.
1121 d'être embarqués est plus élevé que celui des places à bord, les convoqués en surnombre sont alors "renvoyés péremptoirement". Nous ne connaissons qu'un seul cas de cette nature298, mais il est probable qu'il n'est pas unique. Enfin vient le moment tant attendu où le navire lèvre l'ancre. Mais même là encore, la triste odyssée de l'Oncle Félix montre, même si elle est unique et exceptionnelle, que, jusqu'au bout, les rapatriés ne sont jamais complétement sûrs de revoir l'Inde. et ceci, sans parler des risques de décès et autres aléas liés au voyage.
2.4. "A passage to India" a) La route des retours Comme celle des introductions, la route des retours contourne normalement le continent africain par le sud. Sur les 18 convois rapatriés par des navires affrétés par l'administration dont nous connaissons l'itinéraire299, tous les voiliers, au nombre de treize, et trois vapeurs300 empruntent la route du Cap ; deux vapeurs seulement301 passent par la Méditerranée et le canal de Suez. Naturellement, les Indiens rapatriés par la voie des paquebots passent également par la France, mais il s'agit là de lignes régulières de voyageurs dont l'objet principal n'est pas de rapatrier des immigrants ; à ce titre, et sauf exception, elles ne nous concernent pas ici. Les navires à vapeur, dont la navigation est indépendante des vents et des courants peuvent partir, et partent effectivement, à n'importe quel moment de l'année, quel que soit leur itinéraire302. En moyenne, les cinq sur lesquels nous sommes informés mettent 65 jours hors tout entre les Antilles et l'Inde ; la durée du voyage ne dépend ni de la route choisie303, ni 298. PRO, FO 27/2893, Lawless à gouverneur Mque, 9 juin 1887, au sujet de la formation du convoi de l'Avoca. 299. Les nos 1 à 5 et 8 à 16 du tableau n° 84, affrétés par l'administration de la Guadeloupe, auxquels, pour élargir notre échantillon, nous rajoutons quatre navires en provenance de la Martinique sur lesquels nous avons trouvé des rapports de voyage au hasard de nos recherches : le Marie-Laure (voilier), en 1875 ; rapport médical du Dr Dounon, reproduit dans J. SMERALDA-AMON, Immigration Mque, p. 230-234 ; le Ville de Saint-Nazaire (vapeur), en 1884 ; rapport sur son arrivée dans IOR, P 2526, p. 291, consul brit. Pondy à gouvernement Madras, 6 février 1885 ; le Hereford (voilier), en 1886 ; PRO, FO 27/2893, le même au même, 1er octobre 1886 ; et l'Avoca (voilier), en 1887 ; IOR, P 2976, p. 982-985, le même au même, 14 mai 1887, et rapport médical joint. Nota : dans la suite de ces développements, nous nous abstiendrons désormais de redonner systématiquement ces quatre références. 300. Loire-Inférieure, Hindoustan et Ville de Saint-Nazaire. 301. Le Nantes-Bordeaux et probablement le Nantes-Le Havre. 302. Hindoustan en janvier, Nantes-Bordeaux en février, Loire-Inférieure en mai, Nantes-Le Havre en août, Ville de Saint-Nazaire en novembre. 303. Laissons de côté le Loire-Inférieure, particulièrement lent, pour comparer la durée totale du voyage des quatre autres pris deux à deux : le Nantes-Bordeaux et le Nantes-Le Havre, qui passent par Marseille, mettent 50 et 69 jours respectivement, contre 53 et 66 pour l'Hindoustan et le Ville de SaintNazaire, qui empruntent la route du Cap.
1122 Carte n° 15 LES ROUTES DES CONVOIS DE RAPATRIEMENT
1123 du moment du départ et des conditions de mer304, mais des qualités nautiques des navires concernés et de la puissance de leurs machines305. Tous font au moins une courte escale au Cap ou à Marseille pour refaire du charbon, à l'exception de l'Hindoustan qui, après le Cap, relâche quelques heures à la Réunion pour une raison que nous ne connaissons pas ; en outre, le Loire-Inférieure doit s'arrêter onze jours au Cap puis de nouveau cinq à la Réunion à cause de difficultés mécaniques, ce qui explique en grande partie la longueur de son voyage (89 jours hors tout), exceptionnelle pour un navire à vapeur. Ajoutons enfin que les Indiens rapatriés par la voie des paquebots mettent normalement une quarantaine de jours, transfert en France compris, à l'exception du convoi n° 24 (Salvador puis Dupleix en 1899), qui prend 55 jours, une durée exceptionnellement longue résultant vraisemblablement d'un problème particulier survenu lors de l'attente de la correspondance à Marseille. Par comparaison, évidemment, les voiliers souffrent de deux handicaps majeurs : sensibilité aux conditions de navigation et lenteur. De fortes contraintes liées au régime des vents pèsent en effet sur la navigation à voile entre les Antilles et l'Inde, au début et en fin de voyage. Dans la zone des Caraïbes et jusqu'au nord du Brésil, il vaut mieux éviter de se trouver en mer à la saison des cyclones, en septembre et début octobre, sous peine d'être, comme l'Oncle Félix, parti au plus mauvais moment (18 septembre), frappé et gravement endommagé peu de temps après le départ306. D'autre part, comme à l'aller307, les navires se dirigeant vers l'Inde sont soumis à l'alternance des moussons ; il leur faut quitter les Antilles de façon à entrer dans l'Océan Indien environ huit à dix semaines plus tard, au moment de la mousson maritime, qui souffle du sud-ouest entre mi-avril et mi-octobre et les porte directement vers leur destination. Cette double contrainte détermine très directement le choix de la date de départ. Nous connaissons celle-ci pour treize convois308 ; pour la grande majorité d'entre eux (huit, soit 61,5 %), elle se situe au meilleur moment, entre avril et août309 ; le Copenhagen, qui part un peu trop tôt (début février), franchit le cap de Bonne-Espérance avant le renversement de la mousson et connaît ensuite quelques difficultés dans l'Océan Indien ; l'Oncle Félix prend la mer en septembre, ce qui, nous le savons, ne lui portera pas chance ; enfin, les trois derniers navires lèvent l'ancre hors saison310,
304. L'Hindoustan, qui franchit le cap de Bonne-Espérance en février, au moment le moins favorable, ne met que 53 jours, escale au Cap comprise ; inversement, il faut 89 jours, dont 77 de navigation, au Loire-Inférieure, qui rencontre pourtant du beau temps pendant tout le voyage. 305. Et le Loire-Inférieure semble particulièrement handicapé de ce double point de vue. 306. Voir supra. 307. Supra, chap. XII. 308. Oncle Félix compris. 309. Jorawur (avril), Hereford (mai), British Peer (juin), Paul Adrien, Contest, Néva et Marie-Laure (au départ de la Martinique, 1875), en juillet, Jacques Cœur (août). 310. Parmentier (octobre), Avoca (novembre), Indus (décembre).
1124 mais cela n'empêche toutefois pas deux d'entre eux de faire un voyage sans histoire jusqu'en Inde311. Depuis la Guadeloupe, les navires longent l'arc antillais puis la côte nord du Brésil jusqu'à la hauteur du cap São Roque ; toute cette partie du voyage offre peu de difficultés, bien que les vents et les courants soient généralement défavorables jusqu'à l'équateur, et seule la zone de calmes au franchissement de celui-ci peut éventuellement retarder la marche. En général, les convois ne s'arrêtent pas au Brésil ; sur les dix dont les escales sont connues, trois seulement le font volontairement312. Ils descendent le long de la côte brésilienne jusqu'à la hauteur de l'île de Santa Catarina, afin d'rattraper les vents d'ouest, dominants entre les 30e et 35e degrés de latitude sud, qui les ramènent directement sur le Cap ; il y a alors généralement deux mois qu'ils sont partis, mais, si les conditions ont été mauvaises dans l'Atlantique, cela peut prendre beaucoup plus de temps, comme le Jorawur, qui met 77 jours depuis la Guadeloupe. En principe, seuls les navires qui ne se sont pas arrêtés au Brésil font une courte et unique escale de quelques heures à deux jours au Cap pour embarquer des vivres frais et des médicaments, les autres vont directement jusqu'à Maurice ; mais le Copenhagen, dont tout le voyage n'est qu'une longue suite de "galères", s'arrête à la fois au Brésil, et au Cap et à Maurice313. Normalement, le franchissement du cap de Bonne-Espérance n'offre pas de difficultés majeures dans le sens ouest-est si on rentre dans l'Océan Indien dans la bonne saison ; les vents dominants d'ouest de l'Atlantique sud sont alors immédiatement relayés par la mousson maritime. Ceci dit, même au meilleur moment, des mauvaises surprises sont toujours possibles ans les parages. Ainsi le Contest, qui y passe pourtant fin mai, doit affronter plusieurs jours de très mauvais temps. Plus dramatique encore, en juin 1886, le Jorawur est pris dans une tempête au large du Natal et manque de couler ; démantelé, il parvient tout de même à rejoindre Port-Elizabeth pour se faire réparer ; les passagers sont débarqués et doivent attendre 37 jours dans des conditions très précaires avant d'être transbordés sur le vapeur Mont-Tabor qui les ramène en Inde. Au-delà du Natal, le voyage ne pose en principe plus de grands problèmes ; les vents sont favorables, la saison des cyclones dans l'Océan Indien est terminée, et la seule difficulté éventuelle réside dans la rencontre d'une zone de calme au franchissement de l'équateur en remontant vers l'Inde. Si tout se passe bien, les navires mettent six à sept semaines entre le Cap et Pondichéry. Mais en cas de renversement précoce de la mousson, leur marche peut être 311. Indus et Avoca. Par contre, bien que nous ne soyons pas informés précisément, il est clair que le Parmentier a connu de grosses difficultés puisque son voyage dure 155 jours, le second temps le plus long de tous ceux connus. 312. Indus et Contest à Pernambouc (Récife), ainsi que, probablement, le Parmentier. Le Copenhagen fait, pour une cause inconnue, une escale de sept jours à Bahia, qui n'était pas prévue initialement. 313. Voir infra.
1125 sérieusement ralentie ; ainsi le Néva, qui fait pratiquement du sur-place pendant une semaine à la latitude de Ceylan et met plus de deux mois pour rejoindre Calcutta en "brûlant" l'arrêt de Pondichéry. Au total, alors que, à l'exception de celui du Jorawur, ils ne connaissent pas d'incident majeur interrompant durablement leur progression, les voyages de rapatriement par voiliers sont extrêmement longs. Avec une moyenne de 139 jours jusqu'à Pondichéry (convoi du Jorawur exclu), ils mettent deux fois plus de temps que par vapeurs (65 jours) et pratiquement deux mois de plus que ceux d'aller (82 jours)314 ; pour Calcutta, il faut compter entre deux et trois semaines de plus selon la durée de l'arrêt dans le comptoir français et les conditions de navigation dans le golfe du Bengale. Le plus rapide (Paul Adrien) prend 104 jours, contre 69 pour son homologue dans le sens des introductions, le plus long (Marie-Laure depuis la Martinique en 1875) 172 contre 139315, et ils sont quatre (sur onze durées connues) à mettre 150 jours ou plus316. Des longueurs aussi excessives ne peuvent pas ne pas se répercuter sur les conditions du voyage et la santé des passagers.
b) Les conditions du voyage Comme pour les convois d'introduction, mais moins complétement toutefois, nous sommes relativement bien informés par les rapports médicaux317 ainsi que par les comptes rendus d'interrogatoire des rapatriés par les autorités françaises318 et britanniques319 du port d'arrivée. Globalement, on peut en tirer la conclusion que les voyages de rapatriement se passent mal ou très mal sur les voiliers, plutôt moins mal sur les vapeurs affrétés par l'administration et relativement bien sur les paquebots des lignes régulières. C'est principalement à travers la comparaison des taux de mortalité à bord qu'apparaît la différence, ainsi que le montre le tableau suivant. Très clairement, il apparaît que, comme lors des voyages d'aller320, la mortalité des convois dépend d'abord de la durée de la traversée. Mais ce n'est évidemment pas le seul facteur. Les paquebots, par exemple, sont non seulement plus rapide, mais également plus conforta314. Voir supra, chap. XII. 315. En excluant, naturellement, les cinq voyages d'aller ayant connu des difficultés majeures ; ibid, id°. 316. Outre le Marie-Laure précité (172 jours), il s'agit des Néva (150), Parmentier (154) et Copenhagen (166). 317. Paul Adrien, Indus, Contest, Copenhagen, British Peer, Néva, Jorawur, Hereford, Avoca. 318. Parmentier, British Peer, Nantes-Le Havre, Nantes-Bordeaux. 319. Consul à Pondichéry et/ou protecteur des immigrants de Calcutta : Copenhagen, British Peer, Loire-Inférieure, Ville de Saint-Nazaire, Hereford, Avoca. 320. Voir tableau n° 35.
1126 Tableau n° 88 LA MORTALITE SUR LES CONVOIS DE RAPATRIEMENT
Tous voiliers (a) dont Mté inférieure à 8,83 % (b) supérieure à 8,83 % (c) Vapeurs affrétés par l'administration (d) Paquebots de ligne
Durée moyenne du voyage (jours)
Mté moyenne à bord (% du nombre de pass. embarqués)
139 114 145 65 45
8,83 5,64 10,63 4,57 0,87
Sources : Tableau n° 84, et note 299 de ce chapitre. Notes : (a) Non compris le convoi du Parmentier, en raison de l'énorme surmortalité, tout à fait exceptionnelle, qui le frappe, ni celui du Jorawur, dont le voyage est brutalement interrompu sur les côtes sudafricaines pendant plus d'un mois. (b) Jacques Cœur (totalité du convoi), Paul Adrien, Contest et Avoca (44 morts pour 886 passagers embarqués = 4,96 %). (c) Indus, Copenhagen, British Peer, Néva, Marie-Laure (au départ de la Martinique en 1875, 37 morts pour 368 passagers embarqués = 10,05 %) et Hereford (90/905 = 9, 94 %). (d) Pour le Ville de Saint-Nazaire au départ de la Martinique, 48 décès sur 852 passages embarqués = 5,63 %.
bles, moins humides et offrent des conditions d'hygiène très supérieures à celles de tous les autres navires ; le seul incident connu à leur sujet concerne les rapatriés par le premier convoi empruntant cette voie (Ville de Bordeaux/Saghalien, n° 17 du tableau n° 85), qui se plaignent d'avoir été nourris avec de la viande de porc, mais sur intervention de l'administration, cette pratique cesse dès le convoi suivant321. En second lieu, la composition du convoi et l'état sanitaire général des passages au moment de l'embarquement influencent également très fortement la mortalité en cours de route ; plus grand est leur délabrement physique et plus nombreux sont les décès qui les frappent. L'exemple précité de l'Oncle Félix en constitue une excellente illustration322, et ce n'est certainement pas un hasard si les quatre voiliers connaissant la mortalité la plus élevée sont non seulement très lents, mais également porteurs de convois en très mauvais état dès le départ323. 321. ANOM, Gua. 28/262, M. Col. à gouverneur Nouët, 9 décembre 1893, et Gua. 56/401, gouverneur Moracchini à M. Col., 20 juillet 18896. 322. Voir supra. 323. Commentant la mortalité très élevée survenue sur le Néva (150 jours, tx M =11,39 %), le protecteur des immigrants de Calcutta observe qu'elle ne semble due ni à l'entassement, ni à l'insuffisance de nourriture ou de médicaments, ni au manque de soins médicaux, ni à une épidémie, mais que "nearly all the death were due to general debility, which rendered the coolies unfit to sustain a lengthened and tyring voyage" ; PRO, FO 27/2841, IO à FO, 30 juillet 1886. Même genre d'observation de la part du Dr Dounon,
1127 Mais le phénomène ne concerne pas que les voiliers ; les médecins-accompagnateurs embarqués sur les vapeurs font également la même constatation324. Révélateur de cette corrélation est la comparaison des taux moyens de mortalité sur les voiliers dans les deux sens : 2,69 % à l'aller325, alors pourtant même que les passagers, recrutés souvent à bout de ressources et de forces, ne sont pas bien vaillants, 8,83 % au retour. La mortalité dans les convois de rapatriement doit enfin s'apprécier par référence aux conditions de mer et aux circonstances de la traversée. Celle du Copenhagen est catastrophique à tous égard. Obligé tout d'abord de faire une escale imprévue de sept jours à Bahia et pris dans des vents contraires dans l'Atlantique, il met trois mois pour atteindre le Cap ; puis, le retard de la mousson le confronte à une zone de calmes très étendue à l'entrée de l'Océan Indien, et il lui faut six semaines pour rallier Maurice, contre quatre normalement ; à tout ceci viennent s'ajouter les effets de l'entassement, de l'insuffisance et de la mauvaise qualité de l'eau et de la nourriture. Résultat : quand il arrive à Maurice, le convoi a déjà perdu 52 passagers et compte plus de cent malades, ce qui oblige le capitaine à une troisième escale, également imprévue, pour prendre des médicaments et des vivres frais ; à l'arrivée à Pondichéry, il est mis en quarantaine et quarante passagers sont envoyés à l'hôpital. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que, avec ses 14,17 % de décès, le Copenhagen établisse le record de mortalité de tous les convois pour lesquels nous sommes renseignés. Autre "galère" du même genre pour un résultat pas très éloigné du précédent (Tx M = 11, 14 %), celui du convoi rapatrié par le Jorawur ; tout va de travers pendant le voyage : seize jours de calmes au premier franchissement de l'équateur, puis trois jours bloqué par des vents contraires en vue du Cap sans pouvoir entrer au port ; il y a déjà 77 jours qu'il est parti (deux semaines de plus que la normale). Mais le pire est à venir : quatre jours après avoir quitté le Cap, le navire est pris pendant deux jours dans une énorme tempête qui casse les deux mats principaux, suivie d'une semaine de très gros roulis avant d'arriver par miracle, complétement démantelé, à PortElizabeth. Pendant tout ce temps, les Indiens demeurent enfermés dans l'entrepont, secoués dans tous les sens, ce qui contribue à "achever" les plus mal en point. Débarqués ensuite à Port-Elizabeth, ils doivent attendre 37 jours, du 9 juillet au 16 août, dans des conditions très précaires, en souffrant terriblement du froid en plein cœur de l'hiver austral. Finalement, comme la réparation du Jorawur s'annonçait très longue, l'administration de la Guadeloupe, alertée par le médecin-accompagnateur et le consul de France, parvient à les faire embarquer sur le vapeur Mont-Tabor, qui les ramène en Inde. sur le Marie-Laure (172 jours, 10,05 %) et du consul britannique à Pondichéry à propos des convois arrivés par le Copenhagen (166 jours, 14,17 %) et le Hereford (131 jours, 9,94 %). Concernant ce dernier, le Dr Béchon, qui vient d'effectuer la traversée avec lui, note que les convois de rapatriement comprennent toujours "un chiffre considérable de vieillards, de débiles (et) d'infirmes ; c'est dans ces diverses catégories d'individus que les décès se produisent en grand nombre". 324. Dr Leclerc, sur le Loire-Inférieure : "Ce sont les non-valeurs, les indigents et les mesures de police qui ont fourni la plus grande mortalité". 325. Tableau n° 35.
1128 Encore faut-il noter, dans les deux cas qui précèdent, que ni la bonne volonté ni la compétence des hommes ne font défaut. Ainsi dans l'affaire du Copenhagen, l'enquête ouverte par les autorités anglo-indiennes après l'arrivée à Calcutta : le capitaine Miller a déjà effectué 19 traversées entre l'Inde et la Caraïbe et n'a jamais eu le moindre problème, le Dr Vergniaud, médecin-accompagnateur, est également un habitué de ce genre de voyage, et les passagers ne se plaignent pas d'avoir été maltraités ; mais toutes les circonstances étaient totalement contraires pendant tout le voyage. C'est donc dire que, quand aux circonstances défavorables, viennent s'ajouter l'incompétence et l'indifférence des responsables du convoi, le rapatriement peut déboucher sur un véritable drame, comme celui que connaissent les passagers du Parmentier. Affrété en commun par les trois colonies américaines, ce navire, parti initialement de Cayenne pour compléter sa "cargaison" en Martinique puis en Guadeloupe, arrive à Pondichéry après un voyage de 154 jours, ponctué d'au moins une escale à Maurice, en ayant perdu le nombre effarant de 248 passagers sur les 401 embarqués, soit une mortalité de 61,84 %; en outre, 150 malades doivent être installés et soignés après leur débarquement. Une épidémie de choléra déclarée à bord après l'escale de Maurice explique, certes, 128 de ces décès, mais il en reste encore 120 autres = 29,92 %, pour lesquels l'administration des Etablissements français de l'Inde décide l'ouverture d'une enquête. Et ce que révèle celle-ci est accablant ; cette affaire est encore pire que celle de l'Auguste, dix ans plus tôt326, qui avait provoqué un énorme scandale : 1) Précautions hygiéniques insuffisantes ; 2) Installations pour loger et traiter les malades totalement inadaptées ; 3) "Manque complet" de vivres spécifiques pour les malades et épuisement rapide des médicaments ; 4) Absence de précautions préventives contre les maladies, pas de couvertures pour le franchissement du Cap ; 5) Vivres d'une qualité "détestable" ; 6) Incompétence totale du capitaine dont c'était le premier voyage de ce type, "l'indiscipline la plus complète" régnait à bord ; 7) Aucune visite préalable du navire et de ses passagers, on les a embarqués sans se préoccuper de savoir comment ils seraient installés ; 8) Longueur excessive du voyage, plus de cinq mois hors-tout, pour une ou des raison(s) que l'enquête ne nous révèle pas. Il semble d'ailleurs que le médecin civil recruté pour accompagner le convoi n'ait pas été beaucoup plus compétent dans son domaine que le capitaine dans le sien : il aurait fait jeter à la mer des supposés morts mais qui ne l'étaient peut-être pas encore ; des témoins indiens les auraient entendus crier au moment où ils étaient balancés par-dessus bord. Le scandale dans cette affaire ne réside pas seulement dans le martyre subi par les Indiens au cours du voyage, mais également dans la réaction des administrations concernées après que tout ceci soit révélé. Nous ne connaissons pas celle des responsables guyanais et martiniquais, mais le service de l'Immigration de la Guadeloupe s'empresse immédiatement d' "ouvrir le parapluie". Le commissaire Huguenin fait lourdement remarquer que ce n'était 326. Voir supra, chap. V.
1129 pas à lui de faire vérifier l'état du navire ni les installations prévues pour les passagers, puisque le convoi n'avait pas commencé son voyage en Guadeloupe, que toutes les opérations qui devaient être faites par son service l'ont été parfaitement, et la meilleure preuve de ce qu'il avance c'est que les passagers embarqués à Pointe-à-Pitre n'ont eu "que" 11,47 % de mortalité, contre plus de 71 % pour les autres. Quant aux autorités de Pondichéry, leur principal souci est manifestement d'étouffer l'affaire, probablement par crainte des réactions britanniques à un moment particulièrement difficile de leurs relations avec leurs homologues de Madras327, et il semble bien qu'elles y parviennent ; le médecin-accompagnateur et son assistant indien sont condamnés à une amende (!) de montant inconnu, tandis que le capitaine se voit retirer son brevet "pour un temps assez long", mais on ne trouve nulle part, parmi les divers documents consacrés à ce convoi, la moindre trace d'une intervention de l'administration angloindienne, comme si on était parvenu, côté français, à éviter qu'elle soit mise au courant. En dehors de ce problème, essentiel, il est vrai, de la surmortalité des passagers, les convois de rapatriement ne connaissent pas de problèmes très sensiblement différents de ceux d'introduction, mais ils les connaissent par contre de façon beaucoup plus accentuée, parce que, manifestement, ni les administrations organisatrices, ni, dans une moindre mesure, les responsables de l'acheminement et de l'accompagnement, ne font autant d'efforts au retour qu'à l'aller. Ainsi en est-il pour ce qui concerne la nourriture. Vers la Guadeloupe, nous l'avons vu328, la qualité est, certes, médiocre, mais au moins les quantités sont-elles suffisantes, sauf dans deux ou trois cas apparaissant comme plus ou moins exceptionnels par rapport à la quarantaine de convois sur lesquels nous sommes renseignés. Vers l'Inde, au contraire, sur six dossiers dans lesquels le problème des approvisionnements est abordé, un seul se déclare satisfait des quantités et de la qualité des vivres embarqués (Avoca), bien que le médecinaccompagnateur accuse le capitaine et l'équipage d'en détourner une partie et de rogner sur les distributions ; à côté, sur les cinq autres convois, de vives critiques sont émises à un titre et/ou à un autre (Parmentier, Jacques Cœur, Copenhagen, Ville de Saint-Nazaire, Marie-Laure au départ de la Martinique en 1875). Non seulement, les passagers mangent mal, mais en outre ils ne mangent pas toujours à leur faim. Les rapports médicaux confirment d'ailleurs ce qui précède, au moins pour ce qui concerne la mauvaise qualité de la nourriture servie aux rapatriés. Bien qu'ils soient dans l'en327. Rappelons qu'en 1865, les deux administrations coloniales en Inde sont engagées depuis quatre ans dans une très sévère épreuve de force à propos de la mise en œuvre de la convention de 1861, dont les autorités britanniques essaient de restreindre et de contrôler le plus possible l'application ; voir supra, chap. VIII. Leur avouer dans un tel contexte qu'un convoi revenant des colonies françaises sur un navire français a perdu plus de 60 % de ses rapatriés aboutirait à aggraver encore davantage le conflit. 328. Supra, chap. XII.
1130 semble beaucoup moins détaillés que dans le sens des allers329, ils fournissent néanmoins une approche "littéraire" de la situation sanitaire des convois. Sur les huit pour lesquels nous sommes renseignés sur ce point, quatre sont atteints par des maladies liées à des carences alimentaires (scorbut ou béribéri), ce qui prouve que les passagers ont été nourris sans aucun souci diététique (du riz, du riz, du riz, encore du riz, toujours du riz)330, et sur cinq navires, les mêmes ou d'autres331, les passagers souffrent, et décèdent, d'une épidémie de dysenterie, que, dans trois cas au moins, les médecins-accompagnateurs attribuent à la mauvaise qualité des approvisionnements alimentaires. Naturellement, les effets de ces pathologies sont très lourdement aggravés par l'état d'épuisement et de délabrement physique dans lequel les passagers ont été embarqués, ainsi que par le froid qui règne dans les parages du cap de BonneEspérance lorsque les navires franchissent celui-ci entre juin et septembre, en plein hiver austral332, froid que, dans certains cas, l'absence ou l'insuffisance de couvertures ne permet pas toujours de combattre333. Enfin, quelques convois sont également frappés par des maladies infectieuses, mais, à l'exception de la meurtrière épidémie de choléra du Parmentier, celles-ci semblent prendre relativement peu d'extension et les médecins-accompagnateurs parviennent toujours à en garder plus ou moins le contrôle : varicelle sur l'Avoca, varicelle et typhoïde sur le Nantes-Bordeaux, quelques cas de fièvre jaune sur le Copenhagen. Enfin, comme lors des voyages d'aller, il se produit ici aussi un certain nombre d'incidents entre les divers participants au voyage. Une difficulté classique concerne les relations entre le capitaine du navire et le médecin-accompagnateur du convoi. Sur l'Avoca, elles sont exécrables entre le Dr Champeaux, jeune médecin de la Marine dont c'est la première mission d'accompagnement d'un convoi d'Indiens, qui exige une application stricte des règlements, et le capitaine Hatch, vieux loup de mer qui fait le transport d'émigrants depuis des années et n'entent manifestement pas se laisser dicter sa conduite par celui qu'il considère sans doute comme un "petit crétin". En tout cas, il y a clairement un problème de commandement sur ce navire, dont le capitaine en personne organise lui-même le détournement des vivres des passagers –autre grand classique-, tandis qu'éclate en pleine mer une véritable bataille rangée entre matelots indiens et passagers au sujet d'une femme de mœurs "très légères". De même s'observent sur le Marie-Laure lors de son voyage au départ de la Martinique, en 1875, des difficultés de cohabitation entre castes, provisoirement mises entre parenthèses dans un réflexe 329. Et le fait qu'ils soient moins détaillés constitue déjà en soi un indice révélateur du moindre soin que les médecins-accompagnateurs apportent à l'accomplissement de leur mission. Si les Indiens arrivent en mauvaise santé en Guadeloupe, il leur faudra rendre des comptes, expliquer, se justifier, car ce sera une perte pour la Caisse de l'Immigration et les planteurs. Mais en Inde, sauf grosse surmortalité comme sur le Copenhagen ou drame du type Parmentier, qui s'en soucie ? 330. Copenhagen, Loire-Inférieure, Néva, Marie-Laure (au départ de la Martinique en 1875). 331. Indus, Copenhagen, Loire-Inférieure, Néva, Ville de Saint-Nazaire. 332. Le record semble détenu par le Néva, sur lequel le Dr Béchon a relevé 8° seulement en août. 333. Sur le Parmentier et le Jacques Cœur. On observe toutefois qu'il s'agit là des deux premiers convois de rapatriement partis des Antilles, ce qui explique probablement en partie certaines insuffisances dans leur organisation ; par la suite, on n'entend plus parler de ce problème.
1131 de survie face à la grande "broyeuse" de culture indienne que constitue l'habitation334, mais qui réapparaissent inchangées dès que les Indiens se retrouvent entre eux, loin de la pression des engagistes. Mais à côté, surviennent également pendant les rapatriements des problèmes qui ne pouvaient pas se rencontrer dans les convois d'introduction. Ainsi ceux posés sur ce même Marie-Laure par les rapatriés par mesure de police, qui se montrent si indisciplinés, injurieux et menaçants, que même "les mestrys les plus sévères" n'en viennent pas à bout. Autre détestable nouveauté : les vols entres passagers de l'argent et des bijoux qu'ils ramènent avec eux ; sur le Loire-Inférieure, un rapatrié pour Calcutta se fait ainsi dérober 500 F après qu'on ait défoncé sa malle. Si l'on ajoute à tous ces débordements le triste spectacle des malades, des infirmes, des vieillards prostrés qui économisent leurs derniers souffles de vie pour revoir l'Inde avant de mourir, et de tous ceux détruits par l'habitation et le rhum, que dix, vingt ou trente ans de souffrances ont rendu complétement indifférents et insensibles à tout, il est probable que règne, sur ces navires de rapatriement une atmosphère épouvantable de violence larvée qui les fait ressembler peu ou prou, au moment du débarquement, à une sorte de cour des miracles.
c) L'arrivée en Inde En principe, tous les convois de rapatriement depuis les colonies françaises d'Amérique abordent le sous-continent à Pondichéry ; il n'y a jamais d'escale à Karikal pour y débarquer les émigrants partis de ce comptoir. Jusqu'en 1882, quand il n'y a que des Tamouls à rapatrier, le chef-lieu des Etablissements constitue le seul port d'arrivée des navires chargés de ce transport ; au-delà, ceux-ci, après un arrêt de quelques jours à deux semaines, poursuivent leur route jusqu'à Calcutta pour y conduire les originaires du nord de l'Inde. Ce schéma général est toutefois modifié pour deux navires : le Copenhagen, qui, bien que 40 % de ses passagers soient destinés à Calcutta, n'avait été affrété que pour Pondichéry ; à l'arrivée dans ce port, l'administration des Etablissements embarque les Bengalis sur un vapeur pour les conduire à destination. Et le Néva, qui, très retardé par une navigation longue et difficile (150 jours), "brûle" l'escale de Pondichéry et va directement jusqu'à Calcutta, afin d'arriver à temps pour y embarquer un autre convoi au départ ; après une courte attente pendant laquelle ils sont pris en charge par l'agence française d'émigration, les originaires du sud sont ramenés à Pondichéry par un autre navire. A l'arrivée en rade, la première préoccupation de l'administration est évidemment d'ordre sanitaire. Le navire est inspecté par un médecin du service colonial de Santé, et éventuellement placé en quarantaine si nécessaire ; sur les douze convois sur l'arrivée desquels
334. Infra, chap. XIX.
1132 nous sommes informés, deux seulement font l'objet d'une telle décision, le Nantes-Bordeaux pour six jours et le Copenhagen pour une durée que nous ne connaissons pas. Puis, après que le navire ait reçu la libre-pratique, les malades sont débarqués les premiers et hospitalisés. Nous ne sommes informés à ce sujet que pour cinq convois, mais le peu que nous savons semble confirmer nos conclusions précédentes sur le délabrement physique des rapatriés au moment de leur embarquement et sur la médiocrité générale de leur traitement à bord pendant le voyage ; laissons de côté le Parmentier, qui arrive au plus fort de l'épidémie de choléra qui le ravage et dont, pour cette raison, pratiquement tous les passagers survivants sont hospitalisés (150 sur 153), mais pour ce qui concerne les quatre autres, la proportion des hospitalisés par rapport au nombre de débarqués semble globalement supérieure à celle des convois d'aller à l'arrivée à Pointe-à-Pitre335 : 35/855 = 4,4 % pour l'Avoca, qui, à tous égards, apparaît véritablement comme un cas tout à fait exceptionnel dans le sombre tableau d'ensemble des rapatriements, 40/436 = 9,2 % pour le Copenhagen, 77/743 = 10,3 % pour le Ville de Saint-Nazaire, 30 sur les 151 (= 19,8 %) de la partie du convoi destinée à Pondichéry pour le Loire-Inférieure. De leur côté, les débarqués valides, éventuellement rejoints ultérieurement par les hospitalisés rétablis, sont interrogés sur leur séjour et leur voyage, à Pondichéry par une commission composée notamment du chef du service de l'Emigration et du consul britannique, à Calcutta par le protecteur des émigrants ; un rapport sur chaque convoi est expédié ensuite au ministère des Colonies par l'administration française des Etablissements et au gouvernement de l'Inde par l'autorité britannique ad hoc. Puis, les rapatriés ayant transféré leurs économies par l'intermédiaire du Trésor Public les récupèrent, à Pondichéry aux guichets de cette même administration, à Calcutta auprès de l'agence française d'émigration. A partir de ce moment-là, ils sont libres de retourner dans leur village. Normalement, il leur appartient de se procurer tout seuls les moyens de le faire, ce qui consomme encore une partie du pécule qu'ils ont ramené avec eux. Pendant longtemps, l'administration des Etablissements s'est désintéressée de cette question, estimant que sa responsabilité envers les rapatriés s'arrêtait après leur débarquement, mais, à la suite de vives plaintes britanniques, elle est obligée de revoir sa position336 ; dans les années 1880, le service de l'Emigration de Pondichéry prend en charge les indigents et leur paie un billet de train jusqu'à la gare la plus proche de leur village337. Compte tenu des difficultés et de la rareté des relations postales entre les Antilles françaises et l'Inde338, on imagine que le retour imprévu de ces rapatriés presque oubliés
335. Voir tableau n° 37, p. 694. 336. ANOM, Géné. 118/1045, Bontemps à M. Col., 26 octobre 1867 ; Géné. 122/1077, Laugier au même, 13 mars 1880. 337. Ainsi pour les 53 indigents arrivés par le Loire-Inférieure. 338. Infra, chap. XIX.
1133 dans un petit village perdu au milieu de nulle part crée forcément une certaine sensation339 : la véritable "fortune" (quelques dizaines de roupies) qu'ils rapportent, les vêtements bizarres qu'ils portent, les langues étrangères qu'ils parlent ou affectent de parler, les habitudes étonnantes qu'ils ont contractées, les histoires stupéfiantes qu'ils racontent, et la douce nostalgie qui embellit leurs récits, tout ceci incite les jeunes du village, à tenter à leur tour l'aventure340 ; et le cycle recommence …
339. Voir par exemple l'anecdote rapportée par le Rapport Grierson, 2e partie, p. 38, sur cette femme revenue de la Guadeloupe après dix ans d'absence sans pouvoir donner de ses nouvelles ; tout le monde la croyait morte. 340. Sur tout ceci, voir supra, chap. V.
1134
CHAPITRE XIX
LES INDIENS FACE A LA SOCIETE CREOLE
Confrontés à une société qui les méprise et les rejette, les Indiens réagissent dans un premier temps par l'isolement et le repli sur soi, une attitude qui, en outre, arrange bien ceux qui les emploient. Mais déjà, sous la pression de la société qui les entoure, commence, presque à leur insu, le processus de créolisation. Celui-ci s'accélère ensuite chez ceux qui, volontairement ou non, restent dans l'ile après la fin de leur engagement, pour se transformer, à la génération suivante, en un enracinement définitif dans la société guadeloupéenne.
1. L'ISOLEMENT Les Indiens sont doublement isolés dans la société créole : psychologiquement, tout d'abord, par les réactions de mépris et de rejet dont ils sont l'objet de la part de la population locale ; physiquement, en second lieu, en raison des pratiques ségrégatives dans lesquelles les enferment les planteurs et l'administration coloniale, mais également où ils s'enferment euxmêmes.
1.1. L'isolement psychologique : le mépris et le rejet a) Le choc de la rencontre Attendus avec impatience avant que débarque le premier convoi1, les Indiens sont, au tout début de leur présence en Guadeloupe, reçus d'abord avec sympathie par la population. Lorsque les premiers d'entre eux arrivent aux Abymes, certains, attirés par la ville proche, vont jusqu'à Pointe-à-Pitre, où ils sont "accueillis par la curiosité publique ; on les appelle dans les maisons pour les examiner plus à l'aise et on leur fit fréquemment des cadeaux de vivres et d'argent"2.
1. ANOM, Gua. 186/1138, gouverneur Aubry-Bailleul à M. Col., 27 mai 1853. 2. Ibid, gouverneur Frébault au même, 25 mars 1860. Le même phénomène s'observe également à la Martinique lorsque les premiers Indiens débarquent à Saint-Pierre ; G ; L'ETANG, La grâce, le sacrifice et l'oracle, p. 141.
1135 C'était trop beau et ne pouvait donc être que provisoire. Très vite, les difficultés de l'adaptation à leur nouvelle vie, le choc des cultures et l'incompréhension réciproque3, conduisent à la dégradation des relations entre Indiens et Créoles. A Pointe-à-Pitre, la population finit par se lasser de ces gens qui affluent, "attirés à la mendicité par … les bénéfices que ces promenades leur procurent", et ce sont désormais la police et la gendarmerie qui les accueillent4. Sur les habitations, les incidents se multiplient. A Capesterre, une rixe éclate entre immigrants et Créoles parce qu'un Noir s'est permis "des attouchements" sur une femme indienne5 ; à Basse-Terre, tout un atelier d'Indiens refuse le travail parce qu'une jeune Créole a "outragé leur dieu"6 ; à Sainte-Anne, un Indien est blessé dans une bagarre avec des Créoles : "Ce travailleur étranger (s'est senti) blessé de la dénomination de Couli qui lui était méchamment donnée par les Nègres créoles", il s'est rebellé et sans l'intervention de la gendarmerie, il aurait certainement passé un sale quart d'heure7. Au moment où se produit ce dernier incident, il y a tout juste deux ans que l'immigration indienne a commencé ; quatre convois seulement, plus les débris d'un cinquième (le Sigisbert Cézard) sont arrivés en Guadeloupe, apportant tout juste 1.976 passagers. C'est dire à quel point l'antagonisme entre immigrants et autochtones est déjà fort ! Il prend très vite des deux côtés une détestable tournure raciste.
b) Pour les planteurs, des sous-hommes Les sentiments profonds des grands propriétaires à l'égard des Indiens apparaissent clairement à travers les expressions qu'ils utilisent pour désigner l'immigration et les immigrants : on se préoccupe de la "qualité" et des délais de "livraison" de la marchandise8, un convoi qui arrive est une cargaison9, et les Anglais, pour leur part, n'hésitent pas à parler de "coolie trade". Pire encore, cette habitude chez beaucoup de planteurs, plus de trente ans après l'abolition de l'esclavage, de continuer, pour décrire leurs relations avec les engagés, à employer des termes qui sont ceux d'un éleveur pour ses bestiaux : "propriétaire" (le planteur) et "propriété" (l'Indien), "acheteur" (de coolies), "voleur" qui emploie sur son habitation des immigrants éva-
3. ANOM, Gua. 56/399, rapport du commissaire à l'immigration au directeur de l'Intérieur, 22 août 1861 : "Au début de cette immigration, l'acclimatement a été difficile. Les habitants ignoraient les mœurs, les habitudes et le tempérament de ces travailleurs … La nostalgie … naissait de leur petit nombre épars sur toute la surface de la colonie". 4. ANOM, Gua. 186/1138, Frébault à M. Col, 25 mars 1860. 5. ANOM, Gua. 180/1116, rapport mensuel du commissaire à l'Immigration du 9 janvier 1856. 6. Ibid, rapport du 5 septembre 1856. 7. Ibid, rapport du 25 janvier 1857. 8. CG Gpe, SO 1854, p. 80, rapport de la commission de l'immigration ; SO 1883, p. 175, intervention Célestin Nicolas. 9. ANOM, Gua. 186/1138, exemplaire du journal pointois L'Avenir du 18 octobre 1856 ; CG Gpe, SO 1867, p. 547, et SO 1868, p. 409, rapports de la commission de l'immigration.
1136 dés, etc10. Pour les engagistes et ceux qui les soutiennent, l'Indien est définitivement un être inférieur11. Pire même, cette infériorité est la conséquence d'un déterminisme génétique ; les Indiens constituent "une race dégénérée"12, frappée de toutes les tare13, et "dont les tendances, les instincts, les vices et le cerveau n'ont rien de commun avec les nôtres"14. En apparence, la position des planteurs semble frappée au sceau de l'incohérence. Si les Indiens sont vraiment ces tristes déchets d'humanité qu'ils décrivent, ct peuvent-ils se donner tant de mal et dépenser tant d'argent pour les faire venir en grand nombre en Guadeloupe, tout en se plaignant par ailleurs qu'ils ne sont jamais assez nombreux ? Mais en réalité, le racisme et le mépris dont ils écrasent les Indiens ont avant tout une fonction idéologique : justifier le traitement inique et toutes les abominations dont ceux-ci sont l'objet ; en les dépeignant comme des sous-hommes, on peut ensuite considérer comme normal de les traiter comme tels. L'étape suivante de l'élaboration du statut idéologique de l'Indien consiste à le déclarer inassimilable15 ; ses mœurs sont trop différentes, sa moralité est "inférieure" et il n'a aucune affinité avec notre civilisation16. Conséquence : on peut le maintenir indéfiniment dans son état de sous-homme, puisque de toutes façons, il est incapable d'en sortir17.
10. Voir sur ce point l'analyse soigneusement argumentée et illustrée de nombreux exemples de V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. I, p. 282-283, reproduisant un article publié dans le Rappel du 23 octobre 1880. 11. ANOM, Gua. 56/399, lettre d'Emile Avril, un français vivant au Vénézuela et de passage en Guadeloupe, à Schoelcher, 28 octobre 1879 : "L'Indien ne compte pour rien. C'est un être méprisé, ce n'est pas un homme, c'est une chose". CG Gpe, SO 1892, p. 222, intervention Clayssen : les Indiens constituent "une vile plèbe". A noter également l'extraordinaire mépris, probablement inconscient, qui se dégage de ce passage des souvenirs d'enfance de Renée Dormoy, la fille de l'ancienne propriétaire de l'habitation Bois-Debout, à Capesterre : lorsque les convois d'Indiens arrivaient à Pointe-à-Pitre, "les propriétaires de toutes les habitations de l'île venaient choisir chacun son lot selon ses besoins et son goût" (souligné par nous) ; JOURDAIN/DORMOY, Mémoires, p. 150. Ce n'est pas ainsi que se passaient les choses, nous le savons (voir supra, chap. XIII), mais l'important ici est l'idéologie dans laquelle baigne ce propos. 12. Courrier, 11 août 1882, séance de la Chambre d'agriculture de Pointe-à-Pitre du 1er juillet 1882, intervention Souques. Pour le Dr A. CORRE, Le crime, p. 126, les Indiens sont des "Aryens dégénérés". 13. "C'est une race dégradée, maladie, faible, d'un sang vicié, voleuse, ivrogne, ne connaissant aucune limite dans sa colère et, dans l'ivresse, se portant spontanément au meurtre et à l'assassinat" ; Commercial, 28 août 1861 ; autre tirade du même acabit dans ibid, 14 février 1866. 14. CG Gpe, SE juin 1885, p. 207, intervention Auguste Isaac ; c'est nous qui soulignons. 15. ADG, 5K 79, fol. 24, Conseil Privé du 6 juin 1861, rapport du directeur de l'Intérieur : "Ce serait une chimère d'espérer l'incorporation (à la population créole) de ces tristes échantillons de la race indienne, rebelles à notre foi, à nos mœurs, à notre langue, à notre nourriture même" ; CG Gpe, SO 1864, p. 379, rapport de la commission de l'immigration : "Aucun rapprochement, aucune fusion n'est à espérer" avec les Créoles. 16. Ibid, SO 1880, p. 278 ; SO 1883, p. 153; SE juin 1885, p. 207, interventions Auguste Isaac. 17. Suite du rapport du directeur de l'Intérieur du 6 juin 1861, cité note 15 : Sans doute pourra-ton à la longue assimiler quelques Indiens, "mais ce n'est ni la liberté des transactions, ni l'abdication de la protection (de l'administration), ni le contrat créole qui résoudront ce problème" ; conclusion : il faut maintenir les immigrants ayant fini leur contrat "dans la situation qui est faite aux engagés primitifs". Sur la signification et les aspects juridiques de ce débat, voir supra, chap. XV.
1137 Il résulte de ceci que toute tentative des Indiens pour se sortir de cette situation et intégrer le monde des hommes "normaux" constitue un objet de scandale et dresse contre elle l'unanimité de l'establishment blanc local. L'affaire de la surenchère d'Henri Sidambaron sur Marquisat l'illustre à merveille. Cette usine est construite en 1883 par F. Lacaze-Pounçou grâce à deux prêts du Crédit Foncier Colonial. Mais le fondateur joue de malchance : l'établissement allume ses feux pour la première fois en février 1884, juste au moment où éclate la première phase de la grande crise sucrière mondiale ; trois ans plus tard, ne pouvant rembourser ses annuités d'emprunt, la famille est expropriée, et l'usine et les huit habitations composant son domaine foncier sont adjugées à Charles Hayot, l'un des membres de la grande famille d'usiniers martiniquais, alors installé en Guadeloupe. Mais celui-ci n'est pas plus capable que son prédécesseur de rembourser le CFC, et il est à son tour exproprié en 1892 à la requête de celuici, qui se fait adjuger le centre par le tribunal de Basse-Terre pour la somme de 70.000 F, ridicule par rapport à la valeur des immobilisations, se montant alors à environ deux millions de F18; Mais quinze jours après le prononcé du jugement, Henri Sidambarom, fils d'un immigrant de Capesterre et lui-même alors interprète au service de l'Immigration19, notifie au greffe du tribunal une surenchère pour un sixième, ce qui porte la mise à prix à 85.000 F ; la nouvelle adjudication est prévue pour le 13 octobre 189220. Mais elle n'aura jamais lieu. Le CFC contre-attaque ; à son tour, il dépose une requête en nullité de la surenchère pour cause "d'insolvabilité notoire du surenchérisseur". Sidambarom a beau protester, rappeler qu'il n'a jamais manqué à ses engagements pour dette, affirmer qu'il a derrière lui un syndicat disposant des moyens financiers ad hoc, et en appeler à l'opinion publique, rien n'y fait : il est écarté ; deux jours avant la nouvelle adjudication, le tribunal de Basse-Terre ordonne qu'il devra procéder à un versement de 300.000 F à la Caisse des Dépôts et Consignations "pour que sa surenchère soit valable". Sidambarom doit abandonner, et le CFC demeure définitivement propriétaire de Marquisat21. Il est clair que, dans cette affaire, ni Henri Sidambarom, ni aucun de ceux qui le soutiennent n'ont l'envie, et encore moins les moyens22, de s'embarquer à faire l'acquisition d'une usine aussi importante, surtout grevée de plus de 1.400.000 F de dettes envers le CFC. Pour lui, comme pour le député Gerville-Réache, dans l'orbite politique duquel il se situe, il s'agit avant tout de dénoncer "l'immobilité notoire des procédés employés" par cet organisme finan18. Sur tout ce qui précède, ADG, Hyp. BT, vol. 215, n° 16, jugement du 15 septembre 1892, historique et adjudication du domaine. 19. Sur la vie et l'œuvre d'Henri Sidambarom, voir la notice qui lui est consacrée dans Encyclopédie Désormeaux, t. VII, p. 2158-2159. 20. La Vérité, 2 octobre 1892. 21. Sur ces différentes péripéties, ibid, 9 et 16 octobre 1892. 22. Henri Sidambarom est alors âgé de tout juste 29 ans, et son modeste traitement d'interprète se monte à 3.000 F par an.
1138 cier "pour se faire adjuger des propriétés de plusieurs millions pour (de) ridicules mises à prix", tout en sachant qu'il récupérerait en tout état de cause sa créance grâce au jeu de la garantie accordée en 1863 par le Conseil Général, et qui va mettre le budget colonial "en coupe réglée"23. On comprend que le CFC ait cherché à se prémunir contre une telle entreprise, qui n'avait d'autre but que de l'obliger à dépenser un peu plus d'argent pour acquérir Marquisat ; mais d'un autre coté, lui-même s'est souvent montré extrêmement "compréhensif" envers des débiteurs insolvables quand ils faisaient partie de l'élite blanche du pays24, et il a laissé en fermant les yeux ou dans certains arrangements avec eux, bien plus que les 15.000 F qu'il aurait dépensés en suivant la surenchère lancée par Sidambarom. L'argument purement financier sonne donc faux, et l'intéressé n'est d'ailleurs pas dupe ; ce qui constitue le principal obstacle à son entreprise, c'est bien son origine25. Où irions-nous, mon Dieu ! si un Indien, un coolie, se mêlait de devenir usinier ; ce serait la subversion complète de la société coloniale, la profanation du Saint des Saints ! Qu'il se contente donc de faire ce pourquoi il est ici : coupé Kann et gadé Bèf ! Et on peut même se demander, enfin, si, dix puis trente ans plus tard, l'attitude de l'administration locale refusant, contre ce même Henri Sidambarom, l'accès des fils d'Indiens à la nationalité française n'est pas l'ultime manifestation de l'idéologie raciste anti-indienne élaborée par les planteurs au XIXe siècle pour maintenir leurs coolies dans la sujétion26. En 1922, lorsque cette affaire est enfin définitivement réglée, les derniers Indiens stricto sensu vivant encore en Guadeloupe sont en train de disparaître progressivement et les passions soulevées pendant longtemps par l'immigration se sont calmées, mais l'idéologie demeure : pas question de laisser les fils des sous-hommes devenir des citoyens27.
23. Sur la nature, le fonctionnement et les conséquences désastreuses de la garantie coloniale au CFC, voir A. BUFFON, Monnaie et crédit, p. 249-254, 278-281 et 359-360. Bien que le CFC se soit fait adjuger Marquisat, sa créance sur la Colonie n'est pas effacée pour autant ; celle-ci devra lui payer 350.000 F au titre de sa garantie pour les dettes Hayot. 24. Souques à Beauport et Darboussier, les frères Dubos à Gentilly, la famille Duchassaing de Fontbressin à Zévallos et Duchassaing. 25. "C'est la première fois que l'on voit pareil fait, et s'il s'était agi de certaine catégorie (noter le singulier) de gens auxquels la seule nuance (de couleur de peau) commande le respect, il va sans dire que le Crédit Foncier se garderait bien de suspecter leur valeur pécuniaire et morale, alors même que l'une et l'autre auraient disparu … Il ne se serait trouvé personne pour contester leur solvabilité. Et bien ! ce qui est juste pour les uns doit l'être aussi pour les autres, … quel que soit leur épiderme ou la race à laquelle ils appartiennent". 26. Voir infra, paragraphe 2 de ce chapitre. 27. Et c'est bien ainsi que le ressentent aujourd'hui encore leurs descendants, comme le montre cette phrase de l'un des plus éminents d'entre eux : "Grâce au combat d'Henri Sidambarom, il (l'Indien) entra enfin dans le monde des hommes" ; c'est donc, a contrario, qu'il n'y était pas avant ; E. MOUTOUSSAMY, Allocution d'ouverture du colloque international sur l'indianité, dans les Indes antillaises, p. 7.
1139 c) Pour les Nègres créoles, des concurrents Les relations entre la population noire autochtone et les immigrants sont mauvaises. Les anciens esclaves et leurs descendants manifestent envers les Indiens un sentiment global de rejet mêlé de mépris28, dont les effets se feront sentir longtemps après la fin de l'immigration, jusqu'au milieu du XXe siècle29 ; cette attitude se retrouve dans toute la Caraïbe et même, plus largement, dans tous les territoires ayant "importé" des Indiens dans la seconde moitié du XIXe siècle30. Ce sentiment puise à des causes multiples et généralement entremêlées. Il y a tout d'abord les réactions de racisme primaire, à l'état brut, que suscitent un aspect physique "étrange" –surtout si cette étrangeté est encore accentuées par une immense misère- et des mœurs différentes. Voici comment, vers la fin de sa vie, le Dr Rosan Girard, un grand progressiste pourtant, un homme qui a consacré sa vie à lutter contre le racisme et les discriminations de toutes natures, décrit les réactions des habitants du bourg du Moule quand les Indiens des environs descendaient en ville, lorsqu'il était enfant, dans les années 1920 : "Les Indiens représentaient pour les gens du bourg un facteur de curiosité et de mépris … Ils ne sortaient presque jamais de l'habitation où ils étaient confinés. On les voyait quelquefois en ville, plus déchirés, si c'était possible, que les Nègres d'habitation, l'oreille et le nez encore percés d'un anneau de cuivre, déambuler en trainant leurs pieds nus sur la route poudreuse … Pour la majorité des enfants créoles, les Indiens étaient encore des gens d'un autre pays, des travailleurs étrangers à la complexion curieuse, ni nègre, ni mulâtre, ni blanc, aux mœurs étranges. On les voyait pleurer lors des naissances, crier des Aye, aye, aye … d'une voie aiguë lorsqu'ils accompagnaient leurs morts. Inclassable dans une société coloniale déjà structurée et aux schèmes bien établis, la communauté indienne n'avait pas droit de cité au propre comme au figuré"31.
28. ANOM, Gua. 180/1116, rapports des 25 janvier et 20 septembre 1857 ("antagonisme", "défiance"), 26 février 1862 (les petits propriétaires créoles dénoncent les immigrants en fuite) ; témoignage du Dr Formel, rapporté par G. L'ETANG, La grâce, le sacrifice et l'oracle, p. 141 (Les Noirs "témoignent en toutes circonstances aux immigrants indiens l'hostilité la plus vive") ; Rapport Comins, p. 4 ("Contempt and dislike felt for the Indians by the general population"), p. 13 ("The hostility of the Blacks"), p. 14 ("The hatred of the Negro for the East Indian") ; PRO, FO 27/3486, vice-consul De Vaux à FO, 2 août 1899 ("It is a notorious fact that the Indians are much disliked by the Negroes here") ; souvenirs d'enfance d'Antoine Tangamen (né en 1902), publiés par L'ETANG/PERMAL, Zwazo, p. 177 ("Les rapports entre Nègres et Indiens ont longtemps été difficiles … Dans mon enfance, et encore des années après, bien des Nègres haïssaient les Indiens"). 29. Comme en témoignent les écrits de deux auteurs venus aux Antilles au début des années 1950, M. LEIRIS, Contacts de civilisation, p. 154-155, et G. LASSERRE, Les "Indiens", p. 148-151. 30. H. TINKER, New system, p. 217-219; M. CROSS, dans Across the Dark Waters, p. 14-37; K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 282-284; B. BRERETON, Race relations, p. 188-189; R. HOEFTE, In place of slavery, p. 102-103. 31. J. P. SAINTON, Rosan Girard. Chronique d'une vie politique en Guadeloupe, Paris, Pointe-à-Pitre, Karthala, Ed. Jasors, 1993, p. 36-37. On peut imaginer l'impression d'étrangeté que produisaient les In-
1140 Pour les Noirs, vient s'ajouter, en second lieu, un sentiment de douce revanche sur un passé haï. On exorcise ses propres humiliations et souffrances en infligeant à son tour les mêmes épreuves à des gens que leur position de derniers arrivants place au tout dernier rang de l'échelle socio-raciale antillaise32. Enfin et surtout, les Indiens sont ressentis d'abord comme des concurrents. Là est l'essentiel ; même si ces diverses explications du sentiment de rejet manifesté à leur égard sont généralement données ensemble par les contemporains33, la dernière est tout de même prédominante. Pour les Créoles, les Indiens ont été introduits aux Antilles afin de casser leur résistance et leur volonté d'une vie nouvelle après l'Abolition34, ils prennent leur travail et leur pain35. Le thème de la "concurrence des bras" constitue l'argument essentiel des adversaires de l'immigration lors des grands débats de la décennie 1880 sur le devenir de celle-ci, particulièrement à partir de 1884, quand l'éclatement de la grande crise sucrière fera brutalement augmenter le chômage dans la population noire36 ; tout le reste est secondaire. Les manifestations d'hostilité envers les Indiens sont multiples et variées ; elles commencent tôt dans la vie, parce que l'enseignement du mépris et de la haine est lui-même précoce37. Tout petit, Antoine Tangamen apprend à se battre avec les négrillons des habitations diens sur les Créoles en regardant les photographies de certains d'entre eux reproduites dans SULTY/NAGAPIN, Migration de l'hindouisme, p. 22, 192-193 et 232. 32. A. CORRE, Le crime, p. 126-127 : "Les Nègres voient en eux (= les Indiens) des esclaves attachés au sol, et, par le mépris qu'ils affectent de leur prodiguer, ils se font illusion sur leurs propres origines". "Placés au dernier rang de la hiérarchie traditionnelles des races et … de l'échelle des classes, les Noirs trouveront la possibilité d'une relative compensation à leur situation d'humiliés en … (méprisant) à leur tour … certains groupes … Les Nègres congos, … les coolies … (qui) non seulement se trouvent en butte à des réactions relevant de la xénophobie …, mais, aux yeux de beaucoup, portent comme une opprobre le fait que leurs ascendants se soient pliés à des besognes dont les esclaves libérés ne voulaient plus" (Michel Leiris) 33. "The Negro … adds to his antipathy as a rival labourer and an interloper his contempt for him as a physical inferior" (Comins). "The Creole, as a rule, looks down on the Indian ; he is a semi-civilised being. He speaks in barbarous languages and his manners are barbarous … He takes work cheaper than the Creole will do, hence he must be ill-treated" (Révérend Mour, 1890, cite par B. Brereton). Références complètes de ces citations, notes 28 à 30, supra. 34. Voici comment Antoine Tangamen, fils d'immigrant lui-même et héritier d'une mémoire orale immédiate, décrit les origines de l'hostilité des Créoles envers les Indiens: "Les Nègres avaient lutté pour en finir avec la canne. A l'Abolition, certains étaient partis cultiver des jardins sur les mornes, travailler à l'usine, vivre dans les bourgs. Mais beaucoup n'avaient rien trouvé. Et la faim les avait ramenés sur les habitations. Mais ils étaient revenus différents. Ils revendiquaient, contestaient, réclamaient des journées moins longues, exigeaient davantage d'argent. Alors on fit venir les Indiens pour remplacer les Nègres, casser leurs revendications et briser leurs rêves. Et les Békés purent continuer à exploiter la canne avec la souffrance des hommes. Après ça, les Nègres s'étaient mis à détester les Indiens, à les injurier, à les traiter de kouli, d'esclaves" ; L'ETANG/PERMAL, Zwazo, p. 169. 35. CG Gpe, SO 1884, p. 225, intervention Célestin Nicolas, et SO 1887, p. 652 et 682, interventions Dorval et Sébastien. 36. Nous ne pouvons ici qu'évoquer rapidement cette question et ce débat, nous réservant d'y revenir longuement dans le chapitre suivant. 37. Le Dr Formel, cité par G. L'ETANG, La grâce, le sacrifice et l'oracle, p. 141, témoigne, en 1873, avoir vu "plusieurs fois dans les rues de Fort-de-France et de Saint-Pierre des petits Noirs excités par
1141 voisines ainsi qu'avec ceux de Basse-Pointe, qui prétendent interdire aux petits Indiens d'entrer dans le bourg en leur "voltigeant des roches"38 ; en Guadeloupe, certains enfants indiens refusent d'aller à l'école avec les petits Noirs, parce que ceux-ci "are apt to bully them"39. Une fois passé le temps des bagarres enfantines, vient celui des insultes entre adultes. Nous savons que le terme de coolie est très tôt considéré comme injurieux par ceux qui l'utilisent et ceux qui le reçoivent40 ; on a beaucoup discuté sur son étymologie41, mais, quelle que soit celle-ci, il est toujours péjoratif, et les Créoles ne manquent pas de l'asséner aux Indiens pour les dévaloriser, soit sous forme de proverbes42, soit d'expressions toutes faites témoignant le mépris qu'ils leur vouent43. Même quand il ne s'agit pas d'insultes à proprement parler, mais de simples moqueries44, l'humiliation n'est jamais très loin. Après l'insulte, le comportement discriminatoire. Ainsi, lors de sa tournée de 1882 dans les North Western Provinces et l'Oudh, le major Pitcher recueille en plusieurs endroits (Cawnpore, Bazapur, Lucknow) les plaintes d'anciens émigrants revenus de diverses iles de la Caraïbe contre les "Negro postmen" auxquels ils donnaient le prix des timbres pour leurs lettres en Inde et qui gardaient l'argent et jetaient les lettres, les privant ainsi de la possibilité de donner des nouvelles à leurs familles, alors qu'ils n'agissaient pas ainsi avec les Noirs45. Plus grave encore, par ses conséquences potentielles, l'attitude de la police et de la justice. La première
leurs parents, poursuivre d'injures et de coups de pierre les coolies qui étaient venus y passer leur dimanche". 38. L'ETANG/PERMAL, Zwazo, p. 178. 39. Rapport Comins, p. 16. 40. Voir incident de 1857 rapporté supra, p. 1135. 41. Longs développements à ce sujet dans H. TINKER, New system, p. 41-43 ; le terme pourrait être d'origine chinoise, indienne de l'ouest, portugaise ou tamoule. L'étymologie retenue par la plupart des auteurs ayant travaillé sur la question serait le mot tamoul Kuli, signifiant salaire et par extension salarié. Il est appliqué systématiquement à tous les émigrants indiens travaillant sur les plantations de la zone intertropicale, aussi bien dans la Caraïbe que l'Océan Indien, le Pacifique, ou les îles et péninsules de l'Asie du sud-est, mais également à un "ensemble varié de travailleurs non spécialisés aux revenus précaires employés à des travaux pénibles" : dockers, manœuvres, tireurs de pousse-pousse, portefaix, soutiers, etc. Les Chinois émigrés vers les Amériques au milieu du XIXe siècle pour y effectuer ce genre de travaux sont, eux aussi, systématiquement qualifiés de coolies. Sur tout ceci, voir G. L'ETANG, La grâce, le sacrifice et l'oracle, p. 144 et SINGARAVELOU, Indiens de la Caraïbe, t. I, p. 45, note 50. 42. "Kouli manjé chyen" ; ce proverbe renvoie en réalité à une coutume alimentaire des coolies chinois qui a été ensuite attribuée à tort à ceux originaires de l'Inde. "Tout Kouli ni an kout dalo pou i fé", proverbe pouvant faire l'objet de deux interprétations distinctes (l'Indien est un alcooliques ; l'Indien est destiné aux travaux les moins considérés socialement), mais qui, dans les deux cas, "énonce une malédiction" ; G. L'ETANG, La grâce, le sacrifice et l'oracle, p. 146, note 128. 43. "Maniè à Couli" (sous-entendu, ce ne sont pas de belles manières), "chapé-Couli" (il a "échappé" à sa condition inférieure d'Indien pour le métissage dont il est issu). 44. On raille le penchant immodéré de l'Indien pour le rhum ou son goût pour les couleurs criardes, son apparence physique frêle, ses petites jambes maigrichonnes et presque sans muscles visibles, etc. 45. Rapport Pitcher, p. 207, 213, 214.
1142 voit dans tout Indiens un coupable en puissance46, la seconde, pour un même crime ou délit, réprime beaucoup plus durement les Indiens que les Créoles, et dans des proportions qui vont croissantes47 ; en outre, quand c'est un Indien qui est accusé, les témoins ne manquent jamais pour l' "enfoncer", alors qu'il est bien difficile d'en trouver un seul lorsqu'il s'agit d'un Noir48. La violence, enfin. Les heurts entre Créoles et Indiens sont relativement fréquents sur les habitations, mais il faut distinguer ici entre violence collective et individuelle. Les affrontements inter-raciaux collectifs entre groupes de "cultivateurs" des deux origines sont rares. Nous n'en connaissons que quatre sur l'ensemble de la période d'immigration, et, chaque fois, ils se limitent à une habitation particulière, n'impliquent qu'un petit nombre de participants, et ne semblent pas extrêmement violents, de grosses bagarres plutôt que des bailles rangées49 ; "l'antagonisme entre les immigrants et les travailleurs créoles se manifeste fort rarement par des actes de (cette) nature", croit utile de préciser le commissaire à l'immigration50, et l'on observe d'ailleurs que les affaires dont il est question ici se situent dans les premiers temps de la présence des Indiens dans l'île, sans doute parce que la ségrégation géographique qui s'installe très vite entre les deux groupes51 limite les possibilités de collisions. C'est une situation et une évolution comparables que l'on observe dans les Antilles britanniques 52. Individuellement, par contre, il en va tout autrement. Le moindre "petit chef" noir peut se permettre de traiter les Indiens comme il n'oserait pas se comporter avec son chien ; ainsi, en 1879, un Français vivant au Vénézuela et en escale en Guadeloupe rapporte, scandalisé, qu'il a vu de ses yeux un huissier nègre de Pointe-à-Pitre "frapper à coups redoublés" un Indien dont le crime était d'avoir mal mis une bride à son cheval"53. L'analyse des jugements du tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre permet de mesurer statistiquement l'ampleur des violences physiques individuelles entre Créoles et Indiens54. Nous connaissons 3.067 affaires de coups et blessures comprises entre 1859 et 1887 pour lesquelles sont indiquées en même temps les origines de prévenus et celles des plaignants. Sur ce nombre, les Créoles sont les auteurs de violences à l'encontre des Indiens dans 186 cas, et les Indiens à l'encontre des Créoles dans 125 cas, soit un total de 311 heurts entre membres des deux groupes et 10,1 % de toutes les affaires de cette nature jugées par le tribunal. Si l'on se rappelle qu'il ne s'agit là que des violences suffisamment graves pour envoyer leurs auteurs en correctionnelle, on mesure à quel 46. ANOM, Mar. 130/1176, document n° 2, mémoire du consul Lawless sur la situation des Indiens de l'île, 7 mars 1874. 47. Voir supra, chap. XVII. 48. PRO, FO 27/3486, vice-consul De Vaux à FO, 2 août 1899. 49. ANOM, Gua. 180/1116, rapports mensuels des 9 janvier 1856, 25 janvier et 20 septembre 1857 ; Gua. 56/399, rapport du 6 novembre 1862. 50. ANOM, Gua. 180/1116, rapport du 25 janvier 1857. 51. Voir infra. 52. B. BRERETON, Race relations, p. 189 ; K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 284. 53. ANOM, Gua. 56/399, Emile Avril à Victor Schœlcher, 28 octobre 1879. 54. Voir chap. XVII pour la méthode et les sources.
1143 point les relations entre immigrants et "cultivateurs" autochtones sont mauvaises sur les habitations, combien l'ambiance doit parfois y être tendue et comment les incidents peuvent y éclater facilement à la moindre occasion ; et ceci bien que les planteurs s'efforcent le plus souvent d'isoler les Indiens du reste de leurs travailleurs.
1.2. L'isolement physique : la ségrégation a) L'enfermement sur les habitations Pendant toute la durée de leur engagement, les Indiens sont étroitement confinés sur les habitations ; on ne les rencontre que très rarement dans les villes et les bourgs55, où leur présence semble d'ailleurs parfaitement incongrue56, et lorsque, exceptionnellement, il arrive qu'ils y soient en nombre, on s'empresse de les renvoyer dans leurs campagnes dès que possible57. Les immigrants ressentent, d'ailleurs, cette contrainte comme très pénible, et c'est là l'une des principales causes d'absence de chez leurs engagistes ; de temps à autre, mus par "un sentiment de curiosité et le désir de voir leurs camarades placés sur les habitations voisines", ils quittent la propriété à laquelle ils ont été affectés, puis, "après avoir parcouru deux ou trois communes, s'ils ne sont pas arrêts par la police, ils rentrent d'eux-mêmes" 58. Cette situation découle de l'action convergente de quatre logiques complémentaires. La logique économique de la production agricole, tout d'abord. Les Indiens ont été introduits en Guadeloupe uniquement pour y cultiver la canne, et ils jouent dans ce domaine un rôle essentiel. Certes, cette activité n'est pas consubstantiellement liée aux grands domaines, comme le montre le développement d'une classe de petits planteurs nègres à partir des années 186059, mais seuls les grands propriétaires ont les moyens de faire face aux frais élevés, même s'ils ne les supportent pas en totalité, qu'entraine le recrutement et le transport de travailleurs
55. En 1884, ils sont seulement 133 résidant à Basse-Terre et 343 à Pointe-à-Pitre, les deux seules communes entièrement urbaines de la Guadeloupe ; ils n'y forment que 1,3 et 1,9 respectivement du nombre total de leurs habitants, proportions à comparer avec les 15 à 30 % des communes sucrières ; voir tableau n° 54, p. 851. 56. Voir sur ce point le témoignage d'enfance du Dr Rosan Girard cité supra. 57. Significatif, à cet égard, le témoignage d'Antoine Tangamen : après la catastrophe de 1902, tout le nord de la Martinique avait été évacué et la population repliée sur Fort-de-France. De nouveaux quartiers furent créés pour loger les réfugiés, dans lesquels beaucoup de ceux-ci restèrent définitivement lorsque fut donné le signal du retour. "Mais seuls les Nègres restèrent à Fort-de-France. Pour les Indiens, il n'y avait de place que sur les habitations" ; L'ETANG/ PERMAL, Zwazo, p. 172 (souligné par nous). 58. ANOM, Gua. 180/1116, rapport mensuel du commissaire à l'immigration du 5 septembre 1856. 59. Supra, chap. II.
1144 depuis, littéralement, l'autre côté de la terre ; arrivés aux Antilles, les Indiens se retrouvent donc forcément sur les habitations. La logique de la "flexibilité" du travail, en second lieu. Les Indiens n'ont pas été introduits en Guadeloupe seulement pour y cultiver la canne, mais aussi pour demeurer en permanence à la disposition des planteurs, afin que ceux-ci puissent les affecter à tout moment à celle des tâches qui leur paraît la plus appropriée en fonction des nécessités de la production, ce qu'ils ne peuvent obtenir des Créoles60. Mais pour cela, ils doivent être capables de les loger, les nourrir et les soigner, même si ce n'est jamais parfaitement, ce qui est impossible à un petit planteur ; seuls les propriétaires d'habitation sont en mesure de faire face au coût de telles obligations. La logique du statut d'immigrant soumis à une réglementation particulière, en troisième lieu. Il n'est certes pas nécessaire de faire venir des Indiens pour bénéficier de la flexibilité que procure la présence d'immigrants "casés" sur les habitations ; le même résultat pourrait tout aussi bien être obtenu à partir d'une immigration libre en provenance des iles anglaises. Sauf que, précisément, il s'agit d'une immigration libre, alors que celle en provenance de l'Inde est réglementée et encadrée par l'action de l'administration, ce qui permet, d'une part d'imposer aux Indiens l'obligation d'obtenir l'autorisation de son employeur pour s'absenter de l'habitation, même les dimanches et jours fériés, et d'autre part de le faire ramener par les gendarmes s'il s'en dispense61, chose difficilement imaginable pour un Barbadien ou un Dominiquais engagé sous l'emprise du droit commun. Le statut particulier des Indiens et la tutelle administrative à laquelle ils sont soumis les enferment juridiquement sur les habitations, ce qui contribue ainsi à les isoler davantage, et l'administration elle-même est bien obligée de le reconnaître62. Enfin, l'isolement des Indiens constitue aussi un moyen pour les planteurs de maintenir la "tranquillité" sur les habitations. Deux moyens sont utilisés pour cela. En premier lieu, les priver le plus longtemps possible de repères, notamment géographiques, afin de limiter les risques qu'ils sortent de l'habitation. Périodiquement, les journaux de la colonie publient des avis d'arrestation d'Indiens "en vagabondage" et incapables de donner le nom de leur engagiste, afin que leurs employeurs, s'ils les reconnaissent à travers la
60. Supra, chap. XV. 61. V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. II, p. 243, reproduisant un article publié dans le Moniteur des Colonies du 7 juin 1885. Il faut attendre le décret du 30 juin 1890 pour que cette obligation soit limitée aux seuls jours ouvrables. 62. Voir à cet égard les propos tout à fait significatifs du directeur de l'Intérieur dans son rapport présenté à ADG, 5K 79, fol. 22-23, Conseil Privé du 6 juin 1861.
1145 description sommaire qui en est faite, puissent venir les chercher63. On peut se demander si cette ignorance n'est pas plus ou moins voulue par les planteurs, car, s'ils le souhaitaient vraiment, ils ne manqueraient sans doute pas de moyens de faire rentrer le nom de l'habitation dans la tête des immigrants dès leur arrivée sur celle-ci. Autre moyen d'isoler les Indiens : les séparer des Nègres et même, si possible, les opposer à eux, afin d'aiguiser la concurrence entre les deux groupes et ainsi mieux s'assurer la "modération salariale" des uns et la "docilité" des autres. La démonstration formelle de l'existence d'une telle politique a été faite pour ce qui concerne la Guyana64, et nous verrons que cette logique du divide ut imperes structure fondamentalement toute l'entreprise migratoire en Guadeloupe depuis les lendemains immédiats de l'Emancipation65. Sur les habitations, elle traduit par une véritable politique ségrégationniste. Nous savons que les planteurs et l'administration coloniale ont cherché à limiter le plus possible les contacts entre immigrants congos et Nègres créoles, afin d'éviter que les premiers soient "gâtés" par les seconds66. La même préoccupation se retrouve s'agissant des Indiens, comme semble le montrer l'existence sur les habitations de "rues couli", de quartiers et de logements particuliers pour eux67. Cette volonté de séparer les deux groupes apparaît également à travers la répartition des Indiens et des Créoles sur le domaine foncier de Darboussier68 : sur les 22 habitations recensées, il n'y en a aucune sur laquelle les deux groupes sont à égalité numérique ou presque, trois seulement où le groupe dominant est représenté à moins de 70 % du nombre total de travailleurs "casés"69, et sur toutes les autres, on ne trouve que, ou pratiquement que (79 % et plus), des représentant d'un seul groupe, trois à dominante créole70 et seize à dominante indienne71. Il est certain que la tendance croissante des Créoles à s'éloigner de la grande culture et leur refus obstiné du "casement" sur les habitations a beaucoup contribué à cette situation, mais ces chiffres n'en sont pas moins révélateurs de la volonté de Souques d'éviter les mélanges. A côté de ses avantages proprement économiques, le maintien des Indiens à l'écart du reste de la population permet en outre aux planteurs de pouvoir les employer comme masse
63. Voir par exemple GO Gpe, 10 septembre 1867 ; en général, ces avis ne concernent que des immigrants arrivés récemment dans l'île. 64. M. CROSS, "East Indian-Creole relations", dans Across the Dark Waters, p. 28-35. 65. Voir infra, chap. XX. 66. Supra, chap. VI. 67. Voir les souvenirs d'enfance d'Antoine Tangamen sur l'habitation Gradis, au nord de la Martinique, publiés dans L'ETANG/PERMAL, Zwazo, p. 169 et 173, et ceux de Renée Dormoy, fille du propriétaire de Bois-Debout, à Capesterre, dans JOURDAIN/DORMOY, Mémoires, p. 157 ("Le village indien"). 68. Voir tableau n° 58. 69. Espérance-Tamarin, I = 68,9 %; Trinité, C = 60 %; Saint-Pierre, I = 69,2 %. 70. Bermingham = 100 %; La Jaille = 87 %; Convenance = 79 %. 71. Trioncelle, Pérou, Cannenterre, Boisripeaux, Germillac et Garnier = 100 %; Espérance-Jobity, Golconde, Belle-Espérance, Houdan, Boyvinière et Blachon = 90 à 97 % ; Mamiel, Petit-Pérou, Dothémare et l'Islet = 79 à 88 %.
1146 de manœuvre pour de basses besognes. Ainsi en 1887, une quarantaine d'entre eux dévalisent une boutique à Saint-François sous la conduite des deux géreurs de l'habitation sur laquelle ils sont employés, qui règlent ainsi par leur intermédiaire une querelle personnelle avec le propriétaire72. Au début du XXe siècle, lorsque les premiers Indiens titulaires de la nationalité française arrivent à l'âge adulte73, ils sont utilisés comme "armée de réserve" électorale dans des opérations de fraude au service des usiniers74 ; bien sûr, ceci ne concerne pas les immigrants stricto sensu, mais il est extraordinairement révélateur de l'isolement de l'ensemble du groupe, que leurs fils, nés en Guadeloupe et citoyens français, puissent encore, vingt ans après l'arrivée du dernier convoi, être embrigadés dans des opérations pareilles. Enfin, lors des grands mouvements sociaux qui agitent au même moment le pays sucrier de l'archipel guadeloupéen, ces mêmes usiniers n'hésitent pas à recourir aux Indiens toutes les fois qu'ils le peuvent pour briser les luttes des travailleurs créoles et à les rendre plus réceptifs à leurs "suggestions", notamment électorales75 ; mais il est vrai que, étant "casés" sur leurs habitations, les immigrants n'ont guère le choix.
b) Le repli communautaire La politique d'isolement des Indiens mise en œuvre par les planteurs est grandement facilitée par la tendance au repli communautaire dans lequel s'enferment eux-mêmes les intéressés jusqu'à la guerre. Pour une large part, cette attitude est logique s'agissant d'un groupe humilié, maltraité, rejeté, misérable, qui se referme sur lui-même à la fois pour se protéger contre les agressions d'un environnement humain hostile et essayer de mener "en interne" une vie qui essaie d'être "normale", c'est-à-dire qui ressemble le plus possible à celle de "là-bas", de "l'Autre Bord" (Antoine Tangamen) ; des exemples très récents de comportements analogues ne manquent pas dans la France et dans le monde du début du XXIe siècle, qui permettent de mieux comprendre celui des Indiens aux Antilles dans la seconde moitié du XIXe.
72. ANOM, Gua. 14/148, gouverneur Le Boucher à M. Col., 2 mars 1887. L'affaire se termine aux assises, où les deux hommes sont condamnés à 3 ans de prison chacun pour "pillage de marchandises et d'effets, effectué en bande à force ouverte" ; ANOM, Gr. 1409, C. d'Ass. PAP, arrêt du 26 octobre 1887. Par contre, les Indiens impliqués dans cette histoire ne semblent pas avoir été inquiétés par la justice. 73. Sur ce point, voir infra. 74. C'est notamment le cas à Port-Louis, lors de l'élection cantonale de 1908, au profit du candidat soutenu par la direction de Beauport ; voir à ce sujet l'échange particulièrement instructif entre les conseillers Clamy et Jean-François, dans CG Gpe, SO 1908, p. 153-154. 75. Ibid, p. 153, intervention Clamy : "Les Indiens qui travaillent dans les champs et ceux qui ne sont pas rentrés jusqu'ici dans nos mœurs forment une armée de réserve dont on dispose le lendemain des élections pour se passer des travailleurs indigènes qui auraient refusé de voter pour l'Usine ; c'est ce qui a eu lieu tout dernièrement à Beauport". A Bonne-Mère en 1900 et à Sainte-Marthe en 1910, des Indiens sont embauchés dès le début de la grève pour remplacer les Créoles ; J. ADELAIDEMERLANDE, Troubles sociaux, p. 13 et 52.
1147 Les immigrants ne sont plus en Inde, certes, mais l'Inde est toujours en eux, même chez les plus anciennement installés dans l'ile. Sa présence se manifeste par une multitude de pratiques que l'on peut qualifier de "culturelles", au sens large, qui constituent autant de "marqueurs" identitaires ; leur fonction première est de maintenir l'appartenance au groupe, dans la perspective, tôt ou tard, d'un retour au pays que l'on croit encore certain. Au tout premier rang, évidemment, la pratique d'une religion encore très proche du modèle original de l'Inde et sans cesse soutenue et vivifiée, tant que dure l'immigration stricto sensu, jusqu'en 1889, "par un apport continu de fidèles ; alors même que la terre natale s'éloignait pour ceux établis depuis longtemps dans la colonie, d'autre arrivaient, prenaient le relais, renouvelaient le culte, … (amenant) les objets, les graines, les savoirs (les livres ?) qui manquaient, fortifiant ainsi la religion au plan local76. Parmi ces diverses manifestations religieuses, la plus importante est de très loin la fête du Pongal77, non seulement en raison de son importance intrinsèque dans le calendrier tamoul78, mais encore parce que sa célébration "donna lieu à la seule reconnaissance explicite par l'administration coloniale de la spécificité religieuse des immigrants"79, et surtout parce qu'elle est la seule où les Indiens peuvent affirmer publiquement face au lourd mépris créole leur appartenance à l'immense et brillante civilisation dont ils sont issus. D'autres pratiques contribuent également au maintien de l'identité indienne chez les immigrants stricto sensu. Ainsi l'usage familial de la langue tamoul, qui se maintient, semble-til jusqu'aux années 192080. Ou, chez les femmes, le port du sari ou autres costumes "traditionnels", au moins les jours de fête81, ainsi que celui quotidien, d'anneaux d'agent autour des bras et des chevilles82 ou perçant le nez ou l'oreille83. Ou encore, le maintien des habitudes alimen76. G. L'ETANG, La grâce, le sacrifice et l'oracle, p. 222. 77. Voir les relations qu'en donnent un témoin martiniquais en 1855, dans ibid, p. 482-484, ainsi que la fille du propriétaire de l'habitation Bois-Debout, à Capesterre, dans JOURDAIN/DORMOY, Mémoires, p. 158-159. 78. C'est la fête la plus importante du calendrier tamoul. Elle est liée au cycle du riz et célèbre la nouvelle année astronomique, lorsque le soleil entre dans la constellation du Capricorne, ver le 11 janvier, passant ainsi du mois défavorable de Magha à celui, favorable, de Taï. Elle marque traditionnellement le début des travaux rizicoles pour la première récolte de l'année dans le sud de l'Inde. 79. G. L'ETANG, La grâce, le sacrifice et l'oracle, p. 206. Le contrat-type d'engagement de Pondichéry prévoit que les immigrants disposeront de "quatre jours de congé par an à l'occasion de la célébration de la fête de Pongale" ; BO des Ets français de l'Inde, 1862, p. 132, annexe n° 3 de l'arrêté local du 3 juillet. Cette obligation est rappelée par la décision gubernatoriale du 15 avril 1882 sur la forme obligatoire des contrats souscrits de nouveau par les immigrants à leur arrivée en Guadeloupe ; JO Gpe, 25 avril 1882. Ainsi que dans l'art. 88 du décret du 30 juin 1890. 80. G. L'ETANG, La grâce, le sacrifice et l'oracle, p. 165. 81. Voir par exemple les photos de deux jeunes filles indiennes richement parées, réalisées l'une à la Martinique en 1907, l'autre en Guadeloupe en 1908, publiées respectivement par SULTY-NAGAPIN, Migration de l'hindouisme, p. 232, et J. M. RENAULT, Bons baisers de la colonie, p. 29. Il est bien évident que ces deux femmes n'allaient pas aux champs dans de telles tenues. 82. Comme cette dame Ramkelaouan, arrivée en Guadeloupe en 1859 et décédée en 1953, âgée de 109 ans, qui portait toujours de tels bijoux au moment de sa mort ; G. LASSERRE, La Guadeloupe, t. I, p. 315, note 188. 83. Outre les deux photos référencées à la note 82, voir également le témoignage d'enfance du Dr Rosan Girard, reproduit supra, p. 1139.
1148 taires emportées en immigration, qui se manifestent notamment par le refus de remplacer le riz par des "vivres du pays"84. Il est donc probable, même si nous sommes très mal renseignés sur ce point, que les Indiens essaient de maintenir une sorte de société "à eux", parallèle à la société d'habitation dans laquelle ils sont plongés. Cette société repose sans doute en partie sur ce qui peut encore rester du système des castes avant qu'il disparaisse85, mais aussi, probablement, sur de nouvelles hiérarchies, dégagées en immigration par les contraintes de l'immigration elle-même, et qui, semble-t-il, exercent sur les comportements des membres du groupe une forte influence86. Il ne faut sans doute pas exagérer l'importance de cette société parallèle, certainement très hétérogène et traversée de multiples conflits et contradictions87, mais elle ne constitue pas moins pour les Indiens un instrument de survie identitaire collective, une sorte de bouclier. Mais elle est aussi un facteur d'exclusion de tout ce qui n'appartient pas au groupe. Les Indiens répondent au racisme dont ils sont victimes de la part des Créoles par leur propre racisme à l'encontre de ceux-ci, sans que, un peu comme dans l'histoire de la poule et de l'œuf, il soit vraiment possible de savoir "qui a commencé". Les rapports du commissaire à l'immigration au directeur de l'Intérieur sur trois incidents survenus à la fin des années 1850 donnent un assez bon aperçu de la nature des sentiments que, à leur tour, les immigrants portent à la population noire qui les entoure. Dans les deux premiers cas, concernant respectivement sur l'habitation Belin, à PortLouis, et une propriété de Trois-Rivières, les Indiens se plaignent de la mauvaise qualité de la nourriture, préparée jusqu'alors par une femme créole, qui leur est distribuée. On remplace 84. Sur ce point, voir supra, chap. XV. Egalement, ce souvenir d'enfance d'Antoine Tangamen : "Les Indiens d'alors ne mangeaient pas comme les Nègres. Ils avaient leurs propres légumes : pas de fruit à pain, de dachine, de malanga …, mais des avelka, des paroka, des pikenga … Et surtout du riz" ; L'ETANG/PERMAL, Zwazo, p. 173. 85. Sur ce point, voir infra. 86. ANOM, Gua. 25/238, dossier Syria, rapport du commissaire à l'immigration au directeur de l'Intérieur sur ce convoi, 20 juin 1881 : "Les Indiens de Calcutta ont une grande confiance et obéissent aveuglément au chef, au protecteur qu'ils ont choisi parmi leurs congénères. Sur les habitations, ces protecteurs sont dépositaires de leur argent, ils paient les dépenses des immigrants, ils les dirigent par leurs conseils. J'ai vu plusieurs fois les Indiens de Calcutta résister en masse aux ordres qui leur étaient donnés, sur un seul signe de ce chef". Le ton général de ce texte laisse à penser que ces hommes, qu'il avait qualifié un peu plus haut de "sirdars" (= l'équivalent hindi des "mestrys" tamouls) ne tiraient pas leur autorité de leur appartenance castique, mais d'autres facteurs de supériorité dans le groupe, nous ne savons pas lesquels (peut-être des responsabilités à eux confiées par les médecins-accompagnateurs des convois pendant le voyage ?). 87. Ce qui reste du système des castes avant qu'il disparaisse complétement, originaires du nord contre Tamouls, ou nouvelles causes d'oppositions issues de l'immigration elle-même ; ainsi en 1858, une bagarre éclate sur une habitation de Sainte-Rose entre deux groupes d'immigrants arrivés par deux navires différents au sujet d'une danse à laquelle ceux d'un convoi n'ont pas voulu admettre un membre de l'autre (impossible, malheureusement de savoir ce qui se cache réellement derrière cette histoire ; peut-être un problème de castes ?) ; ANOM, Gua. 180/1116, rapport mensuel du 6 octobre 1858.
1149 cette cuisinière par une indienne, et le calme revient88. Bien sûr, il n'est pas douteux qu'il s'agisse d'abord d'un problème de qualité et d'inadaptation aux habitudes alimentaires des immigrants, mais pas seulement ; manifestement, les Indiens rejettent cette nourriture aussi parce qu'elle n'a pas été préparée par une des leurs, comme le montrent les brefs commentaires qu'ajoute le commissaire à l'immigration en conclusion à sa relation de ces deux affaires : "Ce sentiment de défiance envers les travailleurs créoles se maintient généralement dans la colonie" ; "l'Indien a de la méfiance pour les étrangers". Le troisième incident survient sur l'habitation l'Hermitage, à Port-Louis également. Une bagarre éclate entre Indiens et Créoles à la suite d'une retenue décidée par un chef d'atelier à l'encontre d'un immigrant ; à l'occasion le commissaire à l'immigration informe son supérieur que les Indiens ne se soumettent aux commandeurs nègres "qu'avec répugnance"89. Une telle attitude doit probablement être relativement fréquente à travers toute la Guadeloupe, comme le montre la rapide généralisation de l'emploi de commandeurs indiens ("mestrys") sur la plupart des habitations pratiquement dès le début des années 1860. Cette pratique facilite certainement beaucoup la transmission des ordres des planteurs et l'organisation du travail, mais en contrepartie elle accentue encore la tendance au repli communautaire des Indiens et la ségrégation entre les Créoles et eux. Les trois affaires qui viennent d'être relatées révèlent clairement, chez les Indiens également, l'existence de réactions de rejet à l'encontre des Créoles, et il est probable que de tels sentiments de leur part sont très largement répandus à travers toutes la Guadeloupe. Les fondements de leurs préjugés ont été bien étudiés dans le cas de Trinidad, où la cohabitation était, semble-t-il, encore plus difficile que dans les îles françaises90. On a avancé l'explication que les Indiens avaient transféré sur les Noirs une partie de leur système des castes, avec toutes les préventions contre autrui et toutes les attitudes de rejet qui l'accompagnent ; dans leur vision de la nouvelle société à laquelle ils étaient confrontés, ils auraient plus ou moins assimilé la population d'ascendance africaine aux intouchables, donc ne méritant que le dégout et le mépris, en raison de leur participation à diverses activités considérées comme impures pour un Hindou, notamment leur consommation de viande de bœuf et de porc. A ceci viennent en outre s'ajouter les effets des préjugés intra-indiens préexistant à l'immigration, manifestés notamment par les originaires du nord du sous-continent, de complexion physique souvent relativement claire, à l'encontre de leurs compatriotes plus foncés qu'eux, notamment les Tamouls, préjugés qui, ici aussi, auraient été transférés sur les Noirs91 ; toutefois, cette se88. Ibid, rapport du 26 septembre 1857 ; et Gua. 56/399, rapport du 10 novembre 1860. 89. ANOM, Gua. 180/1116, rapport du 26 septembre 1857. 90. En 1871, un Européen de passage dans l'île note que "les Hindous regardaient les Nègres comme des sauvages" ; cité par G. L'ETANG, La grâce, le sacrifice et l'oracle, p. 142, note 124. 91. B. BRERETON, Race relations, p. 188-189. Le même type de réactions racistes à l'égard des Noirs s'observe également chez les Indiens de Surinam : "Their kinky hair and black complexion, features identified with ungodliness and pollution, formed the basis of the negative views, which they had already held
1150 conde explication, si elle semble jouer un rôle important à Trinidad, où la plupart des Indiens proviennent de la plaine indo-gangétique, est déjà plus difficilement recevable pour ce qui concerne la Guadeloupe, où l'immense majorité des immigrants sont des Tamouls très noirs, souvent même encore plus que les Nègres qui les entourent, et elle ne l'est même plus du tout s'agissant de la Martinique, qui n'a pratiquement pas reçu d'immigrants originaires du nord de l'Inde92. La conséquence la plus visible de cette tendance des Indiens au repli communautaire est, comme dans toute la Caraïbe93, l'absence totale de contacts sexuels avec les Créoles. Pas question de mariage, bien entendu, mais, même hors mariage, il semble que les Indiens, malgré le petit nombre d'immigrantes de même origine qu'eux, n'aient éprouvé aucune attirance pour les femmes noires. Les planteurs et l'administration coloniale se désolent de cet état de choses, car ils avaient bien espéré, par le rapprochement des deux groupes, accroitre à terme la population rurale du pays –les métis d'aujourd'hui sont les "cultivateurs" de demain-94. Encore faut-il noter que ces plaintes date essentiellement du début de la période d'immigration ; après 1870, elles disparaissent presqu'entièrement, mais il est vrai que les sources ne nous disent pas non plus que, à la différence des Congos95, les deux groupes ont commencé à se mélanger. Dans le mariage, en tout cas, il semble que les unions entre Indiens et Noirs créoles soient extrêmement rares jusqu'au milieu du XXe siècle96. Hors mariage, par contre, elles sont certainement beaucoup plus nombreuses, au point d'aboutir, vers 1950, à la constitution d'un groupe de "chapé-coulis" suffisamment important pour retenir l'attention de Guy Lasserre97 ; mais il est vrai que ce phénomène concerne davantage les seconde et troisième générations d'ascendance indienne en Guadeloupe que les immigrants stricto sensu. C'est en tout cas une preuve parmi d'autres de l'enracinement définitif de cette population dans l'île.
even before migration" ; R. HOEFTE, In place of slavery, p. 102. Lors de son enquête de 1882 dans les North Westerns Provinces, le major Pitcher, Rapport, p. 225, rencontre à Jaunpur trois anciens émigrants revenus de Saint-Vincent et qui se plaignent tout tranquillement des "niggers" de l'île. 92. Voir supra, chap. X. 93. B. BRERETON, Race relations, p. 189 ; K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 284. 94. ADG, 5 K 79, fol. 24, Conseil Privé du 6 juin 1861, rapport du directeur de l'Intérieur : Pas un seul Indien "peut-être", ne s'est "rapproché, même en passant, de la femme créole" ; CG Gpe, SO 1864, p. 379, rapport de la commission de l'immigration : "La race indienne s'est tenue complétement à l'écart de notre population d'origine africaine" ; ibid, SO 1868, p. 411 : les Africains sont préférables aux Indiens, notamment parce qu'ils "contractent des alliances fécondes avec leurs congénères", ce qui n'arrive presque jamais avec les Indiens. 95. Voir supra, chap. VI. 96. Après de longues recherches dans les registres d'état-civil, R. BOUTIN, Population de la Gpe, vol. 2, p. 297-298, n'en signale qu'un très petit nombre de cas dans tout le siècle étudié par lui ; "à la Guadeloupe entre 1850 et 1946, on se marie dans sa race et dans son milieu". 97. G. LASSERRE, Les "Indiens", p. 139-141.
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2. L'ENRACINEMENT Quelle que soit la volonté de l'administration, des planteurs, des Noirs créoles et des intéressés eux-mêmes de maintenir les Indiens à l'écart de la société locale, la séparation ne pouvait évidemment durer qu'un temps. A peine sont-ils débarqués que, déjà, des forces puissantes sont à l'œuvre qui conduiront finalement la majeure partie d'entre eux, nolens volens, à s'enraciner dans la société guadeloupéenne et à participer à leur tour à son destin historique. Ce processus se déroule en trois temps : effacement de l'Inde, créolisation et installation définitive, et enfin, à la génération suivante, accès à la nationalité française.
2.1. Les effets "décapants" de l'éloignement Nous nous inspirons ici d'une expression particulièrement heureuse de Jean Benoist98. L'éloignement, les difficultés et l'insuffisance des relations avec la matrice originelle, puis leur interruption totale après 1889, exercent sur la société indienne transplantée en Guadeloupe des effets terriblement abrasifs, qui concernent tous les aspects de sa culture et même de sa vie quotidienne.
a) Lenteur et difficultés des communications avec l'Inde L'émigration est une rupture. Les Indiens partis au-delà de "l'eau noire" maintiennent difficilement les liens avec leurs familles restées au pays et, plus largement, avec leur société d'origine. Dans toute la vallée du Gange, et probablement dans toute l'Inde, les gens se plaignent du peu de nouvelles reçues des émigrés99 ; le nombre de lettres envoyées par ceux-ci par l'intermédiaire des agences d'émigration de Calcutta se monte à 2.333 depuis la Guyana entre 1874 à 1882 (259 par an pour une population indienne de 80 à 90.000 personnes), 12 depuis le Surinam de 1879 à 1882, et elles sont "few in number" au départ des West Indies100. C'est depuis les Antilles françaises que les nouvelles sont les plus rares ; par une seule lettre en provenant n'arrive à Calcutta jusqu'en 1882101, et, tout au long de son périple dans la présidence du Bengale, le major Grierson recueille les doléances de la population à ce sujet102. Le pro98. J. BENOIST, Hindouismes créoles, p. 191. 99. Rapport Pitcher, p. 165. 100. Rapport Grierson, 1ère partie, p. 37. 101. Ibid, id°. Et IOR, P 1633, proceedings de 1882, p. 15, tableau des envois d'argent faits par les émigrants par l'intermédiaire des agences de Calcutta pendant les trois années précédentes. Au cours de cette période, elles n'ont reçu que 1899 remises, représentant une somme totale de 683.000 Rs, de l'ensemble des colonies britanniques d'immigrations, soit 360 Rs par envoi ; rien des colonies françaises ni de Surinam. 102. Ibid, 2e partie, p. 18 : à Shahabad, "every one has the same story that when a man goes to the French colonies, he is entirely lost sight of. This may occur in the case of Demerara or Mauritius, but is always the case
1152 blème, d'ailleurs, ne se limite pas aux seuls émigrants partis par Calcutta ; ceux recrutés depuis Pondichéry se trouvent exactement dans la même situation et éprouvent les mêmes difficultés pour communiquer avec leurs familles103. Il est probable que, pour une petite part au moins, cette situation s'explique par l'usure du temps et l'érosion causée aux liens affectifs par une absence prolongée, surtout si, comme c'est parfois le cas, ceux qui sont partis l'ont fait sans esprit de retour avec le dessein de commencer une nouvelle vie ailleurs. Mais ce n'est certainement pas là le cas le plus fréquent. Deux facteurs essentiels jouent le rôle principal à cet égard. En premier lieu, les difficultés d'organisation d'un système de transport du courrier entre les Antilles et l'Inde, sur une distance qui s'étend littéralement sur la moitié de la planète. Il n'y a pratiquement pas de relations directes en dehors des rares coolie ships assurant des convois de rapatriement, soit entre zéro et au maximum deux par an au départ de la Guadeloupe, et parfois aucun pendant plusieurs années consécutives104. Les lettres adressées par les émigrants à leurs familles en Inde sont donc confiées aux services postaux et transitent par l'Europe. Mais leur acheminement prend un temps considérable, non seulement en raison de la relative lenteur des moyens de transport disponibles mais également à cause des multiples ruptures de charge survenant tout au long du parcours. Au départ des Antilles, déjà, il n'y a guère que deux ou trois paquebots par mois assurant le service postal, ils effectuent souvent un long et sinueux parcours d'île en île dans l'arc antillais avant d'entreprendre la traversée proprement dite, et il faut dix jours aux plus rapides pour effectuer celle-ci ; parfois, en fonction des dates de départ, il peut se produire un transbordement des sacs postaux aux Antilles mêmes (Martinique ou Saint-Thomas), ce qui rallonge encore le circuit. En outre, si le courrier passe par la "voie anglaise", il faut ajouter une étape supplémentaire à Londres avant son arrivée en France105. Là s'accumulent les délais nécessaires à un nouveau tri et à l'attente d'un paquebot pour l'Inde. Trois semaines de navigation jusqu'à celle-ci, puis nouvelle rupture de charge et nouveaux délais à Pondichéry, Madras ou Calcutta, avant que les postes indiennes
with regard to French"; p. 27 : à Ara, "the people here say that when a coolie goes there (French colonies), it is never heard of again" ; p. 38 : dans un petit village du district de Shahabad, il rencontre une femme revenue après avoir passé dix ans en Guadeloupe sans jamais donner de nouvelles; on la croyait morte, mais elle explique qu'il était impossible d'écrire en Inde depuis les Antilles françaises. 103. IOR, P 693, p. 346, gouvernement de Madras à India Office, 7 octobre 1874 : plainte sur l'insuffisance des relations postales avec la Martinique ; P 694, p. 329-340, novembre 1875 : le sujet est de nouveau abordé dans tout un ensemble de plaintes du gouvernement britannique à propos de l'émigration indienne vers les Antilles-Guyane. 104. Voir supra, chap. XVIII. 105. Ce qui précède sur l'organisation du service postal entre les Antilles et l'Europe provient de la compilation des différents communiqués relatifs à l'acheminement du courrier (heure limite de dépôt dans les bureaux de poste, dates et horaires des paquebots, durée prévisible d'acheminement jusqu'à Paris et/ou aux principaux ports métropolitains, etc) publiés à partir de 1880 dans le Courrier de la Gpe par l'administration des Postes de la colonie et par les compagnies de navigation chargées de ce service avec la France (Transat) ou l'Angleterre (Royal Mail).
1153 se chargent d'atteindre enfin les destinataires, ce qui peut prendre sans doute encore pas mal de temps quand ils habitent des petits villages éloignés des grands centres et des principaux axes de communication. Au total, il faudra peut-être deux à trois mois à une lettre postée en Guadeloupe pour parvenir au fin fond de l'Oudh ou de la principauté de Mysore, ce qui ne permet guère qu'un ou, au mieux, deux échanges complets de correspondance aller et retour par an, et ceci sans même compter les risques de perte, d'oubli dans un centre de tri en cours de route ou de détournement par des postiers indélicats. A la lenteur vient en outre s'ajouter le prix élevé. Pour envoyer une lettre en Inde, il en coute 3 anas106 au départ de la Martinique et 5 depuis la Guadeloupe107, soit 0,47 et 0,78 F respectivement ; cela représente tout de même 3,9 et 6,5 % d'un salaire mensuel théoriquement de 12 F, mais dont nous savons que, dans les faits, il atteint rarement ce montant. Dans ces conditions, il est bien évident que même le plus aimant des fils ne peut guère se payer le véritable luxe qui consisterait à envoyer une lettre par mois à ses parents, alors que deux par an constituent déjà un petit sacrifice financier pour lui. Les difficultés qui précèdent conduisent les administrations antillaises à s'intéresser très tôt au problème des relations postales avec l'Inde. Il est même tout à fait de leur intérêt et de celui des planteurs que les familles reçoivent rapidement et régulièrement des nouvelles de leurs membres partis outre-mer, car cela en incitera peut-être d'autres à émigrer à leur tour108. Au début, ce sont donc les gouverneurs eux-mêmes qui se chargent de transmettre par petits paquets, via le ministère, à leur homologue de Pondichéry les lettres des immigrants résidant dans leurs colonies respectives109. Mais il semble que ce système prenne fin au début des années 1860110 ; il est vrai qu'il est spécialement lourd111, pas très rapide112, praticable seulement pour un petit nombre de lettres, et les gouverneurs ont autre chose à faire qu'à jouer les facteurs. Il est probable qu'au cours des deux décennies suivantes, les Indiens immigrés aux Antilles n'ont d'autre solution pour écrire à leurs familles que de confier leurs lettres à la poste,
106. Un ana = 1/16 de roupie, soit, au cours officiel du change, 0,156 F. 107. Rapport Pitcher, p. 166. 108. ANOM, Gua. 186/1138, gouverneur Bonfils à M. Col., 11 mars 1856. 109. Ibid, id° (5 lettres), et le même au même, 28 mai 1856 (4 lettres), Touchard au même, 12 juin et 18 septembre 1858 (2 fois 2 lettres) ; Inde 466/600, liasse "Correspondance diverse", gouverneur Martinique au même, 11 février 1859 (2 lettres), 25 juillet (2 lettres) et 9 octobre (un mandat de 600 F) 1860, 12 janvier et 25 mars 1861 (2 fois 3 lettres). 110. Plus aucune trace dans les archives au-delà des lettres de 1861 référencées dans la note précédente. 111. Pour chaque envoi, l'administration doit établir tout un dossier, avec lettres d'accompagnement et bordereau d'acheminement. Quelques-uns de ces dossiers sont conservés dans les archives de l'Inde précitées. 112. Les deux lettres parties de la martinique le 11 février 1859, citées note 109, sont arrivées à Pondichéry en mai ; il faut encore ajouter les délais d'acheminement à leurs destinataires par les postes indiennes.
1154 avec tous les inconvénients que nous savons ; et donc ils n'écrivent pas, ce qui expliquerait la multiplication des plaintes à ce sujet dans les années 1870 et au début de la décennie 1880113. En 1884, saisi une nouvelle fois des doléances de plus en plus vives des familles, retransmises depuis l'Inde par l'agent français d'émigration de Calcutta, le ministère décide de prendre enfin le problème à bras le corps et ordonne aux gouverneurs antillais de lui trouver une solution définitive114. Dans les deux iles, on décide de passer par l'administration de l'Immigration. Les lettres sont confiées par les Indiens aux syndics et/ou inspecteurs de l'immigration, puis centralisées à la direction du service, qui les fait ensuite parvenir par la voie postale soit à la direction de l'Intérieur de Pondichéry, soit à l'agence de Calcutta, d'où elles sont enfin acheminées à destination par les postes indiennes ; les frais sont pris en charge par la Caisse de l'immigration, ce qui lève un obstacle important à des échanges réguliers de correspondance. Le même trajet est suivi dans l'autre sens pour les lettres expédiées depuis l'Inde115. Le circuit est à peu près le même pour les envois de mandats, qui passent également par l'administration de deux colonies, mais les frais de transmission (environ 1;,50 % du montant) et éventuellement les pertes sur le change des FF en Rs sont supportés par le destinataire et prélevés sur la somme transférée au moment du paiement116. Il semble que ce système ait donné satisfaction aux intéressés ; en tout cas, on ne trouve plus, à partir de ce moment, de plaintes à ce sujet, et même le Rapport Comins (1892) n'en parle pas, ce qui semblerait montrer que, désormais, le courrier circule enfin normalement avec l'Inde ; mais à ce moment-là, l'immigration est définitivement terminée, et il n'est pas certain que, au moins pour ceux partis depuis le plus longtemps, les anciens émigrés aient encore grand-chose à dire à leurs familles.
b) Distorsions et affaiblissement de l'hindouisme C'est des religions, au pluriel, dont il conviendrait de parler ici, en raison de la présence, parmi les immigrants, d'une proportion non négligeable de musulmans117. Et pourtant, il ne 113. Supra, note 102. 114. ANOM, Géné. 122/1078, lettre du 7 mai 1884. 115. Ibid, gouverneurs Gpe et Mque à M. Col., 16 juin et 24 juillet 1884, et JO Gpe, 20 juin 1884. 116. Voir sur ce point les documents de la pratique conservés dans ANOM, Gua. 56/400, passim. 117. Rappelons que, selon les chiffres donnés par les Calcutta Emigration Reports, les musulmans représentent 15,9 % du nombre total d'émigrants partis pour toutes les destinations par ce port entre 1873 et 1885, période pour laquelle nous avons consulté ces documents, et 15,4 % pour les seules colonies françaises. Nous ne disposons malheureusement pas d'un chiffre global comparable pour ce qui concerne les originaires de Pondichéry-Karikal, mais les quelques données par convoi parvenues à notre connaissance sembleraient montrer que la proportion de Musulmans en provenant était beaucoup plus faible : 16 sur 411 = 3,9 % sur le Troisième Suger (1861) et 21/448 = 4,7 % sur le Père de Famille (1874), respectivement nos 19 et 53 du tableau n° 27. Sur quelques convois à destination de la Martinique : 36/481 = 7,5 % sur le Jumna (1868), 10 à 12 = 11/351 = 3,1 % sur le Marie-Laure (1872), 26/468 = 5,5 % sur le Ville-de-Nîmes, 20/521 = 3,8 % sur le Winifred (les deux en 1874). A noter que l'analyse de 1.212 noms indiens de la Martinique, faite à la demande de B. DAVID, Population martiniquaise, p. 122, révèle la présence de 75 d'origine musulmane, soit 6,2 %, une proportion qui semble confirmer celles
1155 sera question que de l'hindouisme dans les développements qui suivent. En effet, alors que l'Islam résiste vigoureusement en Guyana, à Trinidad ou à la Réunion (Les "Zarabes"), il disparaît complétement et, semble-t-il, en très peu de temps aux Antilles françaises, comme englouti par le milieu créole et sans même qu'apparaisse à travers les archives un effort particulier de celui-ci pour l'éliminer ; il n'en est tout simplement pas question dans les sources : pas la moindre mention de lieux de prière, de fidèles, de respect d'un ou plusieurs des grands piliers de cette religion (le jeûne du mois de Ramadan, par exemple), pas la moindre allusion nulle part, dans un article de journal ou une intervention au Conseil Général, rien, absolument rien, le vide118. La trace de la venue passée d'immigrants musulmans en Guadeloupe réside dans le nom de consonance arabe de certains d'entre eux, plus ou moins bien transcrit par les scribes de l'administration dans les registres matricules du Moule119, et que portent encore aujourd'hui quelques familles d'origine indienne de la commune ; à la Martinique, il semble que même les patronymes musulmans aient disparu120. Très différente, au contraire, est la situation de l'hindouisme, qui se maintient dans les deux îles jusqu'à nos jours, connaissent même, depuis les années 1980, un remarquable renouveau. Mais pendant longtemps, en gros jusqu'au début de la seconde moitié du XXe siècle, c'est seulement d'une élémentaire survie dont il s'agit, et encore est-elle acquise bien difficilement et au prix d'un lent affaiblissement et de nombreuses distorsions par rapport au modèle indien originel121. Les changements apportés à celui-ci par les immigrants installés en Guadeloupe et Martinique et par leurs descendants se situent dans trois domaines principaux.
dégagées précédemment pour les convois. Mais les bases sur lesquelles reposent toutes ces estimations sont trop fragiles pour qu'il soit possible de conclure de façon certaine. 118. Si l'on applique les 15,4 % de Calcutta aux 42.900 Indiens débarqués en Guadeloupe entre 1854 et 1889, on arrive à un total de 6.600 Musulmans. Il y aurait pourtant là largement de quoi constituer une communauté pérenne ; où sont-ils donc passés ? 119. ADG, Matr. Moule, passim. Impossible évidemment de les citer tous. Voici quelques exemples reproduisant l'orthographie des registres : Abdalla(h) et ses diverses variantes (Abdela, Abdoula), Abdelkader ou Abdoulkader (parfois avec un "c") ; Check (pour Sheikh), accompagné d'un autre nom musulman, attaché ou non au précédent (Ibrahim ou Ibram, Ally pour Ali, Houssin pour Hussein, Mamoude pour Mahmoud, etc) ; Kader ou Cader ; Nasir ou Nazir (Nasser) ; et beaucoup de noms se terminant en "…dine" (la religion), par exemple Checkmodine (Sheik Mohiddine). Sans oublier, naturellement, un grand nombre de gens portant le nom du Prophète, sous diverses orthographes (Mahomed, Mohamed, M(o)uham(m)ad, etc), soit seul, soit associé à un autre nom musulman. Merci à notre collègue Abdelkrim Jaïdi pour son aide dans l'identification de ces noms. 120. G. L'ETANG, La grâce, le sacrifice et l'oracle, p. 133-134. Cette disparition semblerait corroborer la conclusion à laquelle paraît conduire l'analyse des quelques convois pour lesquels nous sommes renseignés : la faible proportion de Musulmans débarqués à la Martinique. 121. Cette évolution a fait l'objet de nombreuses études dans le détail desquels nous ne pouvons entrer ici. La plus complète et la plus approfondie est celle de G. L'ETANG, ibid, troisième et quatrième parties, p. 191-356, passim, dont la lecture permet ensuite de se dispenser de beaucoup d'autres. Consacrée à la Martinique, ce qui y est démontré peut le plus souvent être étendu sans problème à la Guadeloupe, mais pas toujours ; nous aurons l'occasion d'y revenir. Les divers autres travaux sur lesquels nous nous sommes appuyé pour mener à bien la rédaction de ce passage sont cités au fur et à mesure de leur utilisation dans les développements qui suivent.
1156 C'est en premier lieu, la nature et la signification même des cultes qui se sont transformées. En apparence, extérieurement, "les gestes rituels et le déroulement des rites ont peu changé"122, et Gerry L'Etang123 a pu observer en 1990 dans le sud de l'Inde un rituel, incluant des sacrifices d'animaux, extrêmement proche de celui en vigueur aux Antilles. Par contre, leur contenu social s'est profondément modifié. Les grandes fêtes communautaires consacrées à l'adoration collective de telle ou telle divinité par l'ensemble du groupe ont progressivement disparu, remplacées par une démarche beaucoup plus personnelle, consistant pour un individu ou une famille à demander un "service" ou une "grâce" (guérison, réussite à un examen ou dans une activité professionnelle, succès amoureux, naissance d'un enfant, ou tout simplement chasser un mauvais sort …). Seuls les intéressés participent à cette première phase ; la demande se fait seul ou en compagnie d'un vatialou (prêtre) qui implore la divinité et lui présente le vœu à exaucer ; elle a généralement lieu le vendredi au cours d'une brève séance. Par contre, une fois que la demande a été satisfaite, la suite de la célébration devient publique et collective. C'est une cérémonie de remerciement, "un acte d'adoration et glorification (qui) revêt souvent des allures grandioses" ; elle a presque toujours lieu le dimanche et dure toute la journée, avec prières et offrandes à la divinité, sacrifices d'animaux, chants, danses, jeux de tambours (matalon) et … beaucoup de rhum124. A son tour, ce changement de contenu se répercute sur la nature même de la puja125. En Inde, celle-ci est "un rite votif, dévotionnel et incantatoire ; les croyants et les dévots implorent la divinité après l'avoir baignée et lustrée avec les éléments rituels prescrits par les textes sacrés", puis "ils formulent leurs vœux, méditent, prient, … brulent de l'encens" et déposent des offrandes au pied de la statue. Dans l'hindouisme antillais, "elle est beaucoup plus un rite votif que dévotionnel ou incantatoire ; le symbolisme des offrandes a perdu de son sens avec le déclin de la dévotion à la divinité et surtout avec celui des rites initiatiques de base"126. Seconde grande distorsion infligée par l'émigration puis l'isolement à la religion importée de l'Inde : le bouleversement du panthéon hindou. Pour commencer, les dieux n'ont déjà plus tout à fait le même nom ; la créolisation de celui-ci s'est accompagnée d'une déformation orale, le "R" de la dénomination initiale, imprononçable pour un gosier créole, étant remplacé par un "L" : Maryamman devient Maliémin, Madouraïviran se transforme en Ma(l)dévilin, Kattavarayan en Kattlayen, etc. Ils n'occupent pas non plus la même place dans la hiérarchie, leurs pouvoirs ont changé, leurs représentations ont été modifiées. La mutation la plus spectaculaire à cet égard est celle de Maryamman, une déesse relativement secondaire de l'hindouisme populaire du pays tamoul, invoquée principalement pour se préserver des maladies 122. SULTY/NAGAPIN, Migration de l'hindouisme, p. 28. 123. Cité par J. BENOIST, Hindouismes créoles, p. 192. 124. Sur tout ce qui précède, voir ibid, p. 193 ; SINGARAVELOU, Indiens de la Gpe, p. 157-163 ; E. MOUTOUSSAMY, Indianité, p. 31-33 ; et surtout SULTY/ NAGAPIN, Migration de l'hindouisme, p. 83124, en particulier pour l'iconographie. 125. Vénération, adoration, hommage, culte. 126. SULTY/ NAGAPIN, Migration de l'hindouisme, p. 28.
1157 contagieuses en général et de la variole en particulier, et représentée généralement dans les sanctuaires par une simple pierre ou sa tête seule. Devenue Maliémin, elle constitue aujourd'hui la divinité majeure du panthéon hindou antillais127, et plus spécialement en Guadeloupe où elle est vénérée par tous les Indiens de l'île, qu'ils soient originaires du sud ou du nord du sous-continent ; représentée aux Antilles par une statue, ses pouvoirs se sont démesurément accrus et elle est invoquée ici pour toutes sortes de raisons et toutes sortes de demandes de grâce dans les domaines les plus divers ; ce changement, survenu "à la faveur de la défection d'autres (divinités), disparues ou affaiblies à l'issue du voyage (depuis) l'Inde"128, a permis de corriger en partie le rétrécissement du polythéisme hindou causé par l'émigration. Autre changement remarquable dans la hiérarchie : Maldévilin, divinité mineure en Inde, est devenue le principal dieu masculin aux Antilles. On note également, entre les deux îles, un certain nombre de différences, qui s'expliquent essentiellement par l'histoire propre de l'immigration indienne dans chacune d'elles : ainsi le culte de Kali, originaire de l'Inde du Nord, est extrêmement vivace en Guadeloupe, où un tiers environ des immigrants proviennent de cette région via Calcutta, alors qu'il disparait très vite à la Martinique, qui n'a reçu qu'un très petit nombre d'engagés depuis ce port129 ; inversement, Kattlayen, longtemps l'une des divinités principales à la Martinique, semble complétement oublié en Guadeloupe. Enfin, les trois dieux majeurs de l'hindouisme, Brahma, Vishnou et Shiva, sont presque totalement absents du paysage religieux indien des Antilles, où ne se retrouvent que de rares traces de leur influence ; c'est évidemment la conséquence de l'origine sociale et religieuse des immigrants, appartenant essentiellement à des castes moyennes ou inférieures, alors que le culte consacré à ces trois dieux ne peut être célébré que par des membres de hautes castes ("hindouisme brahmanique"), dont on sait que très peu ont émigré au XIXe siècle. Inversement, la dévotion populaire des immigrants a fait apparaître aux Antilles des divinités qui n'existent pas en Inde, comme Nagoumila, ce symbole même du syncrétisme religieux créole, auquel l'hindouisme, très tôt, participe pleinement130. La capacité à l'adaptation, à la réinterprétation et à la synthèse, y compris par le syncrétisme et l'absorption d'éléments appartenant originellement à d'autres religions, constitue en effet le troisième grand axe d'évolution de l'hindouisme antillais sous la pression des circonstances nouvelles auxquelles il s'est trouvé confronté. En témoigne tout d'abord le développement du culte de Maryamman parmi les immigrants venus du nord de l'Inde et leurs descendants, bien que, initialement purement tamoule, cette déesse soit totalement étrangère à leurs 127. Au point que, en créole, son nom est devenue synonyme de tout ce qui concerne l'hindouisme local : "un Maliémin" pour un temple hindou, quelle que soit par ailleurs la divinité à laquelle il est consacré ; "faire Maliémin" pour organiser (ou participer à) une cérémonie hindoue. 128. G. PONAMAN, Avatars de Mariamman, p. 69. 129. Voir supra, chap. IX. 130. Sur tout ce qui précède, G. L'ETANG, La grâce, le sacrifice et l'oracle, p. 252-266 et 273-276 ; SULTY/NAGAPIN, Migration de l'hindouisme, p. 23-40 ; L. FARRUGIA, Les Indiens, p. 93-127 ; G ; PONAMAN, Avatars de Mariamman, p. 65-71.
1158 traditions religieuses originelles131 ; et inversement, l'adoption du culte de Kali par des gens d'ascendance tamoule. On observe d'autre part, avec la christianisation progressive des descendants des immigrants dans la première moitié du XXe siècle, à de curieux mélanges avec les figures centrales du catholicisme : Maliémin, la déesse-mère de l'hindouisme créole, est évidemment assimilée à la Vierge Marie (à moins que ce ne soit l'inverse), Maldévilin est, selon les cas, le Christ, Dieu le Père lui-même, ou un saint important du calendrier chrétien132. Mais la démonstration la plus remarquable de cette capacité au syncrétisme de l'hindouisme antillais est l'évolution qui aboutit à l'apparition d'un nouveau dieu, purement local, Nagoumila, forme créolisée de Nagur Mira. Au départ, il s'agit d'un saint homme musulman du XVIe siècle vivant à Nagore, au sud de Karikal (d'où son nom), qui, au cours d'une vie parsemée de prophéties et de miracles, avait notamment sauvé plusieurs navires du naufrage ; après sa mort, la mosquée abritant son tombeau était devenue un lieu de pèlerinage vers lequel accouraient des fidèles de toutes religions et de tout le sud de l'Inde pour implorer ses grâces. La légende rapporte que, lors d'un voyage conduisant des Indiens aux Antilles, le navire, pris dans une terrible tempête, était sur le point de sombrer quand un des passagers invoqua la protection de Nagur Mira, obtenant ainsi de celui-ci la sauvegarde du convoi. Depuis ce moment, les Hindous des Antilles rendent un culte à Nagou Mila pour le remercier de leur avoir permis de franchir "l'eau noire" sans encombre. Cette divinité constitue un modèle de syncrétisme, tant par l'origine multiconfessionnelle de son mythe que par les rites dont elle est l'objet, qui mêlent étroitement éléments hindous et caractéristiques musulmanes133. Evidemment, les diverses mutations dont nous venons de faire état ne sont pas instantanées ; elles ne produisent leurs effets que très lentement, sur trois ou quatre générations jusqu'aux années 1960, et concernent bien davantage les fils et petits-fils des immigrants que les immigrants eux-mêmes. L'hindouisme que pratique ceux-ci est, pendant toute la période faisant l'objet de cette étude, probablement assez peu différent de celui laissé derrière eux en Inde ; l'arrivée des "gros bataillons" d'engagés de la fin de la décennie 1870 et du début des années 1880134, puis la poursuite de l'immigration jusqu'en 1889, même sur un rythme ralenti, fournissent à la pratique locale de la religion le maintien des liens avec l'Inde et le substratum humain nécessaires à la conservation de pratiques culturelles et cultuelles encore très proches de la matrice originelle pendant environ un quart de siècle, en gros jusqu'à la guerre. C'est seulement après celle-ci, quand rapatriements et décès auront sensiblement diminué le
131. SULTY/NAGAPIN, Migration de l'hindouisme, p. 22. 132. FARRUGIA, Les Indiens, p. 97 et 109-110. 133. G. L'ETANG, La grâce, le sacrifice et l'oracle, p. 266-272. 134. Pendant les sept campagnes 1877-78 à 1882-84, 14.452 Indiens débarquent en Guadeloupe, soit une moyenne de plus de 2.000 par an et 33,7 % du total de ceux arrivés dans l'île pendant les 35 années d'immigration ; tableau n° 28.
1159 nombre de fidèles ayant pratiqué en Inde même que l'affaiblissement de la religion commence véritablement à se faire sentir135. Pourtant, malgré le maintien des liens avec l'Inde et l'arrivée continuelle de nouveaux adeptes, l'hindouisme antillais commence très tôt à diverger du modèle indien et à suivre une voie propre par rapport à celui-ci bien avant 1889. Le passage de "l'hindouisme des engagés" à "l'hindouisme d'habitation"136 n'a pas attendu l'arrivée en Guadeloupe du dernier convoi d'immigrants, et encore moins le début du XXe siècle, pour se faire ; il s'opère très progressivement sur une longue période demi séculaire. Et même s'ils n'en ont pas conscience, les immigrants subissent les effets de tous ces changements dès le moment où ils posent le pied en Guadeloupe, en raison des contraintes extrêmement lourdes exercées sur eux par diverses forces locales, qui les obligent très vite à modifier leurs comportements religieux. Ces contraintes peuvent se répartir en deux catégories.
1. Les conditions extrêmement défavorables d'exercice de la religion. Les Indiens se heurtent tout d'abord à l'hostilité de l'environnement sociopolitique local. Laissons pour le moment de côté l'attitude de l'Eglise catholique, sur laquelle nous allons revenir137, mais on observe également, chez les engagistes, une grande réserve envers une religion sur laquelle, en dehors de quelques préjugés imbéciles138, ils ne savent pratiquement rien139 ; chez eux, l'hindouisme est ressenti confusément, sinon comme une menace, du moins comme une possible entrave à leur pouvoir et un facteur de "désordre" sur les habitations140. 135. Comme en témoignent la disparition de nombreux temples et l'arrêt de la célébration de Pongal ; G. L'ETANG, La grâce, le sacrifice et l'oracle, p. 224. 136. Selon l'heureuse formule de Gerry L'Etang. 137. Voir infra. 138. CG Gpe, SO 1868, p. 412, rapport de la commission de l'immigration : "sa religion (= de l'Indien) … semble lui imposer l'obligation de nuire à son engagiste chrétien et à s'en venger par toutes sortes de moyens : vol, incendie, etc". Quatorze ans plus tard, cette énormité de Souques, habituellement mieux inspiré : l'Indien est faible et indolent parce qu'il "se nourrit difficilement, sa religion lui imposant souvent l'obligation de ne pas manger de viande" ; Courrier, 11 août 1882, séance de la Chambre d'agriculture de Pointe-à-Pitre du 1er juillet 1882. 139. Comme en témoignent les souvenir d'enfance de Renée Dormoy, la fille du propriétaire de l'habitation Bois-Debout, à Capesterre : Arnasalon, la vatialou de l'habitation, avait construit un petit temple "où il avait déposé un beau Bouddha (sic !) rapporté de l'Inde" ; JOURDAIN/DORMOY, Mémoires, p. 153. 140. En 1855, certains conseillers privés du gouverneur suggèrent que les planteurs puissent chercher "à tourner l'esprit des immigrants dans les dogmes du christianisme et à leur inculper les maximes de la saine morale" pour les inciter à se convertir ; refus très sec de l'administration : "le gouvernement français (a) garanti aux immigrants le libre exercice de leur culte" ; ADG, 5K 60, fol. 91, 16 novembre 1855. En réalité, derrière la justification apparemment religieuse de cette demande, une réalité beaucoup plus prosaïque se dissimule : les planteurs espèrent que, si les Indiens se convertissent au catholicisme, ils resteront définitivement en Guadeloupe, ce qui permettra d'économiser sur le coût de recrutement et d'acclimatement de nouveau immigrants. En 1863, le commissaire à l'immigration se réjouit de ce que "la fête du Pongal … s'est passée sans désordre, et il est à remarquer que les immigrants sont en général rentrés sur les habitations de leurs engagistes avec plus d'exactitude que les an-
1160 D'un autre côté, il n'est pas de leur intérêt de s'opposer absolument à sa pratique, car ce serait prendre le risque d'incidents et de désertions susceptibles de compromettre la bonne marche de la production ; c'est probablement ce qui explique qu'ils autorisent la construction de temples sur les habitations et parfois confient des responsabilités à des prêtres hindous susceptibles d'exercer sur leurs coreligionnaires une influence "modératrice"141. Mais en dehors de cela, ils ne font rien pour faciliter la pratique de la religion hindoue chez leurs immigrants. Quant à l'administration, elle ignore purement et simplement la religion des immigrants et ne reconnait pas la validité des "mariages indiens"142. Seconde grande difficulté à laquelle se heurtent les Indiens : les conditions d'existence sur les habitations compliquent sérieusement la pratique de leur religion. Adapté au rythme relativement lent d'une vie rurale "traditionnelle" à base d'agriculture vivrière, l'hindouisme populaire tamoul est complétement décalé par rapport aux exigences productivistes de l'industrie sucrière. Ainsi, en Inde, les temples sont des lieux continuellement animés d'une vie intense, où les fidèles vont et viennent, passent et repassent, font une offrande, une prière, se rencontrent, discutent … Rien de tous cela n'est possible en émigration et les lieux de culte sont la plupart du temps très peu fréquentés en dehors des cérémonies, parce que leur triste existence de coolies surexploités ne laisse guère aux immigrants le temps et la possibilité d'une pratique religieuse quotidienne tant soit peu accaparante en dehors de quelques dévotions élémentaires. Le calendrier même du culte en est tout bouleversé. Les célébrations collectives se tiennent non plus aux jours déterminés par la tradition, le calendrier astral et/ou les textes sacrés de l'hindouisme, mais le dimanche, parce que c'est le seul jour où les Indiens sont libres. Même la fête de Pongal, pourtant consacrée contractuellement au moment de l'engagement, subit un glissement chronologique destiné à l'adapter aux contraintes de la campagne sucrière. Selon le calendrier hindou tamoul, elle se situe toujours vers le milieu du mois de janvier, mais à des dates variables d'une année sur l'autre ; or, c'est dans la seconde quinzaine de ce mois que les usines allument leurs feux et que débute la coupe. Très vite, par conséquent, l'administration et les planteurs vont imposer aux Indiens de célébrer Pongal le jour de nées précédentes" ; ANOM, Gua. 56/399, rapport du 13 mars 1863. C’est-à-dire a contrario que tout ne se passait pas aussi bien habituellement. 141. Comme sur l'habitation Bois-Debout, à Capesterre ; JOURDAIN/DORMOY, Mémoires, p. 153. 142. PRO, FO 27/3167, secrétaire du gouvernement provincial du Bengale à son homologue du gouvernement général de l'Inde, 28 juin 1892, lettre jointe à celle de IO à FO, 28 mars 1893. Explication au fait que le Rapport Comins n'ait indiqué seulement que 104 Indiens mariés en Guadeloupe : l'administration française ne reconnaît que les mariages célébrés selon le droit français , c'est-à-dire par le maire : "They take no account of castes marriages, or marriages made according to the customs of countries in which "la famille élargie" is not recogniezed. Consequently, they only recognize those Indians as legally married who have made a declaration before the Maire, and whose marriages are registered in the office of the Commune". Il faut toutefois noter que ce problème de la reconnaissance légale des mariages des Indiens ne se limite pas seulement aux Antilles françaises. A Trinidad et en Guyana, où l'administration est pourtant nettement plus ouverte à ce sujet, cette question soulève également d'énormes difficultés juridiques et pratiques, auxquelles d'abondants développements sont consacrés par K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 243-251.
1161 l'An et lors des trois suivants, même si ces dates "ne correspondent pas aux fenêtres cosmiques et au calendrier astral idoine"143 ; cette solution est définitivement consacrée réglementairement par l'article 88 du décret du 30 juin 1890 qui, énumérant les jours légaux de repos dus aux immigrants, ne parle plus de Pongal mais de "quatre jours de congé au commencement du mois de janvier de chaque année"144. L'hindouisme antillais souffre également, en troisième lieu, du grand dénuement de ses adeptes. C'est un hindouisme du pauvre, et de pauvres, comme en témoigne l'extrême modestie de ses lieux de culte. A la limite, il peut simplement s'agir d'une plate-forme rudimentaire au pied d'un manguier145 ; à la Martinique, le sanctuaire du Macouba est une grotte, celui de Trinité une ancienne citerne de l'usine du Galion146. Quand les Indiens ont commencé à édifier des temples, ils n'ont, pendant longtemps, pu faire mieux que de simples cases de bois couvertes de façon rudimentaire de feuilles de canne ou de tôle147 ; c'est seulement à partir des années 1970 qu'apparaissent les premières constructions en dur148. Quant à ce qui concerne la décoration intérieure, nous n'en avons aucune description pour le XIXe siècle, mais il n'est pas douteux qu'elle soit très parcimonieuse, limitée à quelques pauvres objets, images ou tissus emportés de l'Inde avec eux par des fidèles misérables ; il est significatif à cet égard qu'il ait fallu attendre le début du XXe siècle pour voir arriver en Guadeloupe la première statue complète de Maryamman (et encore venait-elle de Trinidad et non de l'Inde), et plus encore qu'elle ait été importée non pas par un Indien mais par un ancien gouverneur de la Guadeloupe149. Et aujourd'hui, encore, le gopouram du temple de Changy, à Capesterre, pourtant le plus grand et le mieux décoré de la Guadeloupe, fait bien pâle figure comparé aux dimensions et à la statuaire fabuleuse des sanctuaires tamouls des grands pays de la diaspora indienne (Ceylan, Malaisie, Mascareignes, Trinidad …). Enfin, il convient de s'interroger sur la nature et l'ampleur exactes des liens religieux maintenus avec l'Inde à l'époque de l'immigration proprement dite et sur ce que ce maintien apporte précisément aux Indiens déjà installés aux Antilles. Bien sûr, jusqu'en 1889, l'hindouisme guadeloupéen bénéficie d'un apport continu de fidèles, mais quels fidèles ? N'oublions pas que, dans l'immense majorité des cas, les émigrants sont de pauvres hères, chassés par la misère, parfois par la faim, membres la plupart du temps de castes situées aux derniers 143. G. L'ETANG, La grâce, le sacrifice et l'oracle, p. 206. 144. Texte dans JO Gpe, 15 août 1890. 145. E. MOUTOUSSAMY, Indianité, p. 29. 146. G. L'ETANG, La grâce, le sacrifice et l'oracle, p. 292 et 295. 147. Voir la description que G. LASSERRE, Les "Indiens", p. 151, donne, en 1952 encore, du temple de Changy, alors pourtant déjà le principal sanctuaire de la Guadeloupe. 148. En 1975, L. FARRUGIA, Les Indiens, p. 32-34, ne recense encore que quatre temples ou "chapelles" en dur, à Gachet (Port-Louis), l'Anglais (Moule), Vernou (Petit-Bourg) et Changy (Capesterre) ; la "chapelle" de Latschmy Naraen (Moule) est un "baraquement de tôle", celles de Dévarieux (Moule) et de Saint-François sont "délabrées" ; pas d'informations sur les autres lieux de culte. 149. E. MOUTOUSSAMY, Indianité, p. 37.
1162 échelons de la structure socio-religieuse indienne, pratiquant un hindouisme populaire de campagne très éloigné de celui des brahmanes, et dont les connaissances et les compétences théologiques sont probablement limitées. Sans doute y a-t-il parmi eux un certain nombre de pourçari, de gens plus ou moins complétement initiés, d'autres encore qui amènent avec eux des objets sacrés ou des livres de textes religieux150, mais, compte tenu de l'extrême brutalité des conditions d'existence auxquelles ils se trouvent confrontés dès leur arrivée aux Antilles, quelles possibilités ont-ils de transmettre ce qu'ils savent et jusqu'où peuvent-ils faire sentir leur influence sur le pauvre hindouisme de survie pratiqué par les immigrants ? Ils se raccrochent comme ils peuvent au peu qu'ils savent de leur religion ancestrale, même si c'est au prix de déviations plus ou moins graves par rapport aux formes et aux normes de la pratique indienne originelle. N'oublions pas, d'autre part, que ces liens avec l'Inde jusqu'en 1889 sont à sens pratiquement unique. Les immigrants les plus anciennement installés bénéficient, certes, des informations et des connaissances apportées avec eux par les nouveaux arrivants, mais s'ils ont un problème particulier à résoudre, une difficulté à surmonter, une interrogation dont la réponse ne peut être trouvée sur place, ils ne peuvent pas se tourner vers l'Inde faute, nous l'avons vu, de liaisons postales satisfaisantes avec celle-ci151. En définitive, malgré le maintien des relations avec l'Inde, c'est bien avant 1889 que l'hindouisme guadeloupéen a commencé à évoluer en vase clos et à prendre progressivement les caractéristiques fondamentales de la société locale ; la rupture postérieure avec "Mother India" a accéléré ce processus, elle ne l'a pas initié.
2. L'hostilité de l'Eglise catholique. Pour le clergé colonial, l'hindouisme n'est qu'idolâtrie, superstition et paganisme, ses temples et ses statues sont des "simulacres", les démonstrations de foi de ses fidèles une "adoration infâme", et ses cérémonies de détestables manifestations de satanisme. Brel, le Mal absolu, qu'il convient donc de combattre et d'éradiquer par tous les moyens possibles. L'offensive se déroule en deux temps. En premier lieu, l'effort missionnaire152. Il débute dès les années 1850, mais ne produit pratiquement aucun résultat ; les prêtres catholiques ne parlent pas les langues indiennes, leur action se heurte à la mauvaise volonté des planteurs, et surtout les Indiens opposent à toutes les tentatives pour les convertir une sourde mais opiniâtre résistance contre laquelle tous les efforts sont impuissants. Bien sûr, de ci, de là, les sources signalent quelques rares cas de con150. Voir les photos reproduites dans ibid, p. 24, ainsi que les développements de G. L'ETANG, La grâce, le sacrifice et l'oracle, p. 213-214. 151. Supra. 152. Sur tout ce qui suit, ibid, p. 215-219 ; Ph. DELISLE, "Un échec relatif. La mission des engagés indiens aux Antilles et à la Réunion (seconde moitié du XIXe siècle)", Outre-Mers. Revue d'histoire, vol. LXXXVIII, 2001, p. 189-203 ; J. ADELAIDE-MERLANDE, "Trinidad à la fin du XIXe siècle vue par un missionnaire français de l'ordre des Dominicains. Analyse du "journal" du père Cothonay", Bull. Sté d'Hist. Gpe, n° 129, 2001, p. 11-13.
1163 version, présentés comme autant de victoires sur les forces du mal, mais, outre que ces quelques réussites sont en nombre infime au regarde de la "multitude de païens" qui vivent dans les colonies, elles sont souvent obtenues au détriment de gens très affaiblis par la maladie, voire même à l'article de la mort, parfois abandonnés des leurs, et sur le libre arbitre desquels ont peut alors s'interroger. Cette première phase de l'offensive s'achève sur un échec total à la fin du XIXe siècle153. D'où, dans un second temps, la tentation de "passer en force". Les Indiens reçoivent systématiquement des funérailles catholiques, qu'ils l'aient ou non souhaité, et même quand ils ont expressément manifesté leur refus avant leur mort. Entre les deux Guerres Mondiales, profitant de leur volonté d'intégration dans la population créole, l'Eglise met sur eux une énorme pression en vue de convertir ceux qui ne le sont pas encore : séances de catéchèse collective, destruction des "idoles", menaces de faire intervenir la gendarmerie dans le même but, etc154. Les intéressés font le gros dos, cachent leurs statues, suspendent leurs cérémonies et vont à l'église, puis, une fois l'orage passé, ressortent leurs divinités et reprennent leurs "services". Progressivement s'instaure une situation religieuse duale, dans laquelle les Indiens et leurs enfants vont à la fois à la messe et "à Maliémin", ce qui accentue encore les tendances précédemment notées au syncrétisme et donc les divergences entre cet hindouisme de plus en plus créolisé et celui du sous-continent d'origine, d'autant plus que celui-ci connaît de son côté des évolutions dont les Hindous des Antilles ne peuvent évidemment avoir connaissance. Ce refus de l'Eglise catholique locale d'accepter les cultes hindous se manifeste fort avant dans le XXe siècle ; en 1958 encore, l'évêché de la Guadeloupe publie à l'intention de ses fidèles d'origine indienne une "mise en garde" fleurant bon l'ordre moral, par laquelle elle les avertit solennellement de ne plus participer à des réunions "entachées d'idolâtrie" et constituant "un danger de superstition ou de sorcellerie", les menaçant en outre de "sanctions" s'ils continuaient dans une voie "qui blesse leur Foi"155.
c) Les autres conséquences de l'éloignement 1. La disparition du système des castes De tous les bouleversements imposés par le déracinement aux sociétés indiennes de la Caraïbe, celui-ci est probablement le plus important et certainement le plus heureux. Le processus débute avant même que les engagés quittent l'Inde, dans les dépôts des agences d'émigration, et plus encore à bord, en raison de l'entassement, de la promiscuité et de la nourriture standardisée, contre lesquels se brisent déjà un certain nombre de tabous, comme celui du 153. B. DAVID, Population martiniquaise, p. 127, note, après avoir dépouillé les registres paroissiaux, que "très peu d'adultes se firent baptiser au cours de cette période". 154. G. L'ETANG, La grâce, le sacrifice et l'oracle, p. 226-227 ; J. BENOIST, Hindouismes créoles, p. 195-197. 155. Texte publié par E. MOUTOUSSAMY, Indianité, p. 112.
1164 toucher, et d'habitudes, notamment alimentaires, malgré les efforts, le plus souvent infructueux, des membres des plus hautes castes pour maintenir la ségrégation à leur profit156. Sur les habitations, le système des castes s'efface très vite comme principe de base de l'organisation sociale de la population indienne. A la différence de ce qui se passait en Inde avant leur départ, ni le métier ni le statut social des immigrants ne sont plus déterminés par l'appartenance castique. A quelques rares exceptions près, tous, du brahmane au paria, se retrouvent dans les champs de cannes, la houe ou le coutelas à la main, et tous occupent la même position, la dernière, sur l'échelle sociale du pays "d'accueil". En outre, l'organisation souvent très collective non seulement des travaux, mais également de la vie quotidienne ellemême157 interdisent pratiquement le maintien de barrières comportementales entre castes ; dans certaines situations, la simple nécessité de la survie physique conduit à des "mélanges" qui, en Inde, ne seraient absolument pas tolérés158. Autre facteur d'oblitération du système des castes, la jeunesse des immigrants qui, dans leur immense majorité, sont âgés de 25 ans ou moins159 ; il leur et d'autant plus facile de l'ignorer qu'ils ne sont pas soumis à la pression conservatrice d'anciens jouant le rôle de gardiens des traditions (ceux-ci n'ont pas été recrutés). Enfin, sans être à proprement parler combattu, ce système ne jouit d'aucun soutien chez les planteurs ; dans le nouveau mode de structuration socioprofessionnelle auquel sont confrontés les Indiens sur les habitations, la répartition des tâches, et notamment l'attribution de responsabilités à certains d'entre eux, ne tient aucun compte de leurs appartenances antérieures, et les employeurs n'hésitent pas, pour conduire les ateliers d'immigrants, à choisir des mestrys dans les castes les plus basses à partir du moment où ils sont "efficaces"160. Pour les diverses raisons qui précédent, le système des castes s'affaiblit progressivement dans toute la Caraïbe au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, malgré le soutien qu'il reçoit sans cesse de nouveaux arrivants. Mais le rythme de cette évolution varie selon les territoires. A Trinidad et en Guyana, où il bénéficie d'une reconnaissance minimale de l'adminis156. Voir supra, chap. XII. 157. Logement dans des baraques de plusieurs familles pouvant appartenir à des castes différents et qui doivent nécessairement partager un certain nombre d'espaces communs, notamment (horresco referens du point de vue d'un brahmane !) ceux relatifs à l'hygiène (toilettes, points d'eau). Ou encore, nourriture préparée de façon centralisée pour tous les Indiens de l'habitation et prise en commun par eux en puisant ensemble à la main dans le même "canari" (Une habitude assez fréquente au moment de l'arrivée et dans les premiers temps de présence des Indiens, mais qui disparaît ensuite quand ils sont installés, sauf au moment des gros "coups de feu" de la campagne sucrière pour les travailleurs qui sont dans les champs). 158. Ainsi l'eau puisée dans le même seau ou, "pire" encore, bue dans le même quart par les brahmanes et les intouchables au moment de la coupe, un travail desséchant qui impose de fréquentes réhydratations à ceux qui l'accomplissent ; voir la description du rôle central de la "donneuse d'eau" pendant la coupe donnée par G. LASSERRE, La Guadeloupe, t. II, p. 509. 159. Voir tableau n° 26. 160. Sur tout ce qui précède, nous nous inspirons étroitement, faute de sources relatives aux Antilles françaises, des développements concernant Trinidad et la Guyana contenu dans K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 233-234, et B. BRERETON, Race relations, p. 185.186.
1165 tration, c'est d'un lent déclin dont il s'agit ; le système est très affaibli161 mais il ne disparaît pas complétement, et diverses manifestations de l'idéologie castique demeurent vivantes dans ces deux pays jusqu'au milieu du XXe siècle162. Il en va par contre tout autrement dans les colonies françaises. Même à la Réunion, qui est pourtant relativement proche du modèle indien originel et entretient avec le sous-continent d'intenses relations, l'administration ignore totalement les castes, et le major Goldsmid, membre britannique de la commission internationale de 1877 sur cette île, déplore le grand "mélange " qui s'opère entre tous les immigrants qui y sont établis, sans aucune distinction entre les castes ni même entre les religions163. Le silence des sources à ce sujet est encore plus impressionnant s'agissant des Antilles ; le système des castes semble s'y être effondré en très peu de temps, une génération à peine, et sans laisser la moindre trace derrière lui. Cette situation s'explique probablement d'abord par le fait que l'immigration indienne dans les deux îles a duré deux fois moins longtemps qu'à Trinidad et en Guyana (35 ans contre 70) et concerné des populations très sensiblement moins nombreuses164 ; elle est peut-être aussi la conséquence de la répulsion que pouvait provoquer chez certains hauts-fonctionnaires nourris du dogme républicain de l'Egalité, même plus ou moins accommodé à la "sauce créole", un système aussi foncièrement inégalitaire et ségrégationniste, et sur lequel ils préféraient garder le silence, comme pour mieux l'exorciser. Nous ne connaissons, et encore de façon très fragmentaire, la composition par castes que d'un très petit nombre de convois à destination des deux îles165, puis, une fois ceux-ci arrivés aux Antilles, le sujet disparaît totalement des archives ; on n'en parle plus, pas même pour en dire du mal, et nous n'avons trouvé qu'un seul document faisant allusion à l'appartenance castique de certains Indiens de la Guadeloupe166, alors qu'il en existe plusieurs concernant les British West Indies167. Pour en terminer avec ces développements sur la disparition du système des castes
161. D'après le major Comins, qui visite la Guyane britannique en 1891, des Indiens de relativement basses castes y exercent déjà des fonctions sacerdotales dans des cérémonies religieuses hindoues ; cité par K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 234. 162. Sujr les diverses survivances du système des castes à Trinidad et en Guyana au cours de la première moitié du XXe siècle, voir ibid, id°. G. L'ETANG, La grâce, le sacrifice et l'oracle, p. 237-238, émet à ce sujet l'hypothèse que la réaction de total mépris de V. S. Naipaul à l'égard des Indiens qu'il rencontre à la Martinique en 1961 et des dernières formes "dégradées" du pauvre "hindouisme" (les guillemets sont de lui) qu'ils persistent à pratiquer, est avant tout celle d'un brahmane, caste dont est issue sa famille, envers les membres des plus basses castes dont sont supposés provenir ces gens. 163. PRO, FO 881/3503, Joint report, p. 145. 164. 25.000 arrivés à la Martinique et 42.000 en Guadeloupe, contre, respectivement, 144.000 et 238.000 à Trinidad et en Guyane britannique. 165. Voir supra, chap. X. 166. ANOM, Gua. 56/399, rapport du commissaire à l'immigration du 8 juillet 1859 : "Il est élevé dernièrement entre les travailleurs de cette habitation (Moulin-à-Eau, à Capesterre) des rivalités … (qui) se manifestaient pendant le repas, et principalement le dimanche. C'était le résultat de préjugés de caste". Il n'est pas impossible que l'incident rapporté supra, note 87 de ce chapitre (une bagarre entre deux groupes d'Indiens sur une habitation de Sainte-Rose, en 1858), soit également la conséquence d'un problème de castes. 167. Voir les tableaux publiés par K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 112-114.
1166 dans la population indienne de la Guadeloupe, voici une anecdote particulièrement significative. Lorsque le major Comins visite l'île, en 1892, le service de l'Immigration lui remet à sa demande un Census of the East Indian population de la colonie, qu'il annexe à son rapport168. Etabli plus ou moins selon un modèle commun pour toutes les colonies visitées au cours de son voyage169, ce document est organisée autour d'un petit nombre de rubriques, dont la principale concerne les professions des indiens ; une autre s'intéresse à leurs religions, que l'administration n'a pas su ou pas voulu remplir, mais au moins, même vide, est-elle reproduite ici ; mais surtout, il est révélateur qu'il n'y en ait aucune sur les castes, comme si cette question n'avait aucun sens pour les fonctionnaires locaux et ne concernait ni l'administration ni la société indienne de la Guadeloupe.
2. Dans la vie quotidienne L'émigration et l'éloignement de l'Inde ne bouleversent pas seulement les comportements religieux et les habitudes sociales des engagés, ils se répercutent sur toutes les conditions d'existence, même celles relevant de la quotidienneté la plus ordinaire ; on peut apprécier ce phénomène dans deux domaines en particulier. En premier lieu, le vêtement. Il semble que, dans la vie de tous les jours, et plus particulièrement pour le travail des champs, les immigrants aient assez rapidement abandonné leurs vêtements indiens pour s'habiller "à la créole" ; la façon dont ils sont vêtus constitue même un bon moyen de dater approximativement une photographie représentant un groupe d'Indiens au XIXe siècle et de deviner s'ils sont arrivés plus ou moins récemment170. Le changement débute avant même que les engagés aient quitté l'Inde, puisqu'ils reçoivent au moment de l'embarquement une chemise et un pantalon de toile de coton pour les hommes et un pagne de même nature pour les femmes171. Par la suite, quand ils se retrouvent au milieu des plantations, les longs vêtements de coton épais des "cultivateurs" créoles, qui couvrent intégralement les membres, se révèlent autrement plus protecteurs contre le bord coupant des feuilles de canne que de courtes pièces de tissu, laissant découverte la majeure partie du corps, portées par les hommes dans les champs indiens, et autrement plus adaptés que le sari à ce qu'on exige des femmes sur les habitations antillaises. Il est probable en outre que ces pantalons, chemises et robes créoles en grosse cotonnade sont beaucoup moins couteux à faire que des vêtements "traditionnels" indiens qui, dès qu'ils sont un peu élaborés, exigent des mètres et des mètres de tissu. Pour toutes ces raisons, les Indiens ne tardent pas à adopter à leur tour la 168. Rapport Comins, appendice B. 169. Il visite successivement la Guyane britannique, Trinidad, la Jamaïque, Sainte-Lucie, Surinam et la Guadeloupe. 170. Voir à ce sujet les intéressantes observations faites par G. L'ETANG, La grâce, le sacrifice et l'oracle, p. 210-211, sur deux photographies prises en 1903 par un géographe américain. 171. Art. 34 du règlement pondichérien du 3 juillet 1862, publié dans BO des Ets français de l'Inde, 1862, p. 112-113.
1167 même tenu vestimentaire que les Créoles, comme le montrent diverses photographies réalisées à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe172. Bien sûr, cette adoption ne se fait probablement pas sans quelques regrets. Indépendamment même des riches costumes de fête amenés de l'Inde pour les grandes occasions, il arrive aussi que les immigrants reprennent leurs vêtements indiens quand ils ne sont pas aux champs, par fidélité à leurs origines, affirmation de leur identité ou, tout simplement, pour le plaisir. Voici par exemple une photographie représentant "une famille d'immigrants indiens à la Martinique au début du XXe siècle", vêtue comme dans son sous-continent d'origine173. Tout ici montre qu'il s'agit d'un cliché de circonstance, pour lequel l'habillement et la pose des personnages ont été très soigneusement étudiés ; manifestement, ces gens ne sont pas habillés ainsi dans la vie courante et ont voulu mettre leurs plus beaux vêtements "traditionnels" pour les besoins de la photo. L'illusion d'être en Inde est presque parfaite, et pourtant il y a un détail "qui cloche", révélant involontairement à quel point la culture vestimentaire de cette famille est déjà profondément modifiée par l'émigration : les saris ; faute d'avoir trouvé sur place le tissu idoine pour faire le sien et celui de sa fille, la dame a dû utiliser un madras typiquement créole, comme, malgré son nom, on n'en trouve pratiquement jamais en Inde dans l'habillement féminin. Second domaine de la vie quotidienne des Indiens bouleversé par l'éloignement du pays d'origine : la cuisine. Il ne s'agit pas ici des changements imposés de gré ou de force par les planteurs à leurs engagés dans leurs habitudes alimentaires, comme le remplacement du riz par des "vivres du pays"174, voire même la consommation de viande de porc par les Musulmans parce qu'il n'y a rien d'autre175, mais de la nourriture préparée par les femmes pour leur famille. Certains plats disparaissent purement et simplement de la cuisine indienne des Antilles, soit parce qu'il est impossible de se procurer les ingrédients nécessaires, comme les pains "traditionnels" (naans, chappatis, parathas …)176, soit parce qu'ils sont réservés à certaines occasions qui ne se rencontrent guère en émigration, ou originaires de régions de l'Inde dont ne proviennent que très peu d'immigrants (biryanis), soit encore parce qu'il a été impossible d'emporter en émigration les instruments nécessaires à leur préparation (baltis). D'autres ont 172. Voir en particulier celles publiées par J. M. RENAULT, Bons baisers de la colonie, p. 28, montrant "un groupe d'Indiens", et SULTY/NAGAPIN, Migration de l'hindouisme, p. 227 ("Indiens cultivateurs de café aux Antilles"). Malgré leurs titres respectifs, ces trois photographies ne représentaient pas que des Indiens, mais également des Nègres. L'intérêt est ici que tous, quelles que soient leurs origines, sont habillés de la même façon : chemise, pantalon et chapeau de paille pour les hommes, robe et tête "de matador" pour les flammes. 173. Ibid, p. 22. 174. Voir supra, chap. XV. 175. Nous n'avons rien trouvé sur ce point concernant les Antilles, mais c'est une pratique apparemment assez répandue à la Réunion, à en juger par les plaintes recueillies par le major Goldsmid lors de l'enquête internationale de 1877 ; PRO, FO 881/3503, Joint report, p. 145. 176. Il est pratiquement impossible de trouver de la farine dans les campagnes antillaises de la seconde moitié du XIXe siècle. On consomme encore très peu de pain aux Antilles, et seulement dans les milieux urbains aisés, et les importations de farine sont donc réduites et réservées pratiquement aux boulangeries des villes et des principaux bourgs. Voir sur tout ceci R. BOUTIN, Population de la Gpe, vol. 3, p. 550-554.
1168 subsisté et conservé leur nom, mais leur composition a changé, comme le dall (curry de lentilles) ou le massala (massalé en Guadeloupe), une pâte d'épices mélangées servant de base à la préparation du curry. Enfin et surtout, des plats nouveaux sont apparus, résultant de l'incorporation dans des recettes importées de l'Inde d'ingrédients trouvés aux Antilles tandis que d'autres, qui entraient initialement dans la composition originelle, ont disparu parce qu'introuvables localement. Au tout premier rang de ces nouveautés culinaires, mélanges d'adaptation forcées et d'improvisations géniales, vient évidemment le fameux colombo, cette gloire de la cuisine créole, dont ni le nom, ni le goût n'ont d'équivalent dans les grands "classiques" de la cuisine indienne177, pas même le curry madras, pourtant le plus proche de lui par ses origines, sa composition et sa saveur. L'adaptation, d'ailleurs, ne porte pas seulement sur les épices utilisées mais également sur les viandes préparées : le colombo de cabri remplace le curry d'agneau, et, scandale des scandales au regard des grands canons de la cuisine "traditionnelle" indienne, on se régale même de colombos de porc. Par contre, on ne trouve habituellement pas, dans la gastronomie créole, de colombo de bœuf. Toutes ces différentes évolutions permettent de mesurer l'ampleur, mais aussi les limites de la créolisation des immigrants.
2.2. Les voies de l'intégration et de la créolisation L'intégration des Indiens dans la société créole passe d'abord par leur installation définitive en Guadeloupe ; ce point a été examiné antérieurement178. Puis, une fois cette installation fermement assurée, débute le processus de créolisation, qui s'étend généralement sur deux générations et dont les modalités sont à la fois sociales (participation à la vie collective locale), économiques (sortie de l'habitation et ascension professionnelle) et culturelles (adoption de la culture locale).
a) L'intégration croissante des Indiens à la vie sociale de la Guadeloupe Même les plus rétifs des immigrants à la créolisation, même ceux qui ne se sont toujours considérés que comme juste de passage en Guadeloupe, ne peuvent pas vivre pendant vingt, trente, voire même quarante ans complètement à l'écart de la vie collective et de la société locales et totalement à l'abri de leur influence. Qu'ils le souhaitent ou non, Indiens et Créoles vivent ensemble beaucoup d'expériences et partagent beaucoup de moments, le travail, les luttes, les fêtes, qui finissent toujours par conduire à leur rapprochement, prélude à la fusion des générations suivantes.
177. Korma, tikka masala, bhuna masala, dhansak, makhani, do-piazza, pasanda, moghlai, jalfrezi, etc. 178. Supra, chap. XVIII.
1169 C'est tout d'abord dans le cadre de l'habitation que s'opère ce rapprochement. Les deux groupes exécutent les ordres de mêmes planteurs, accomplissent généralement les mêmes tâches, connaissent la même misère et subissent la même violence. Le plus souvent, il est vrai, tout ceci n'est vécu que côte à côte et non pas en commun, en raison de l'immense isolement psychologique et linguistique dans lequel vivent les Indiens, de la politique de séparation d'avec les Créoles menée à leur encontre par les employeurs, et de la véritable ségrégation dans l'habitat et dans la composition des ateliers qui en résulte ; aussi n'est-il pas surprenant que la première génération d'Indiens en Guadeloupe, celle des immigrants stricto sensu, mette pratiquement un demi siècle avant de commencer à réagir en phase avec les Créoles face aux mêmes situations. Comment, toutefois, ne pas supposer que, même vécue séparément, toute cette souffrance n'ait pas de répercussion sur les relations entre les deux groupes et ne leur fasse pas prendre progressivement conscience que, selon l'expression consacrée, ce qui les unit est plus fort que ce qui les divise ; on peut aisément imaginer les pensées profondes des "cultivateurs" créoles de l'habitation de Mocomble pendant que celui-ci massacrait deux de "ses" Indiens à coups de pied et de corde179, ou inversement celles des immigrants face à l'arrestation par les gendarmes de Créoles refusant "l'organisation du travail" dans les années 1850. Mais jusqu'au début du XXe siècle, les obstacles précédemment rappelés à leur rapprochement sont encore trop importants et les occasions de se rapprocher encore trop rares180 pour qu'ils puissent effectivement le faire sur le terrain. C'est à l'occasion du grand conflit de la canne de 1910, avec l'arrivée à l'âge du travail de la première génération d' "Indiens" nés sur place, que commence à s'opérer l'intégration des fils d'immigrants dans le prolétariat agricole guadeloupéen181. Le mouvement s'accélère après la guerre, à l'occasion des grandes luttes des années 1920182, auxquelles les "Indiens" ne sont pas les derniers à participer. On a noté en particulier, à propos de la grève dite "de Bassignac" à la Martinique, en 1923, que, à la différence des conflits de l'avant-guerre, il n'est plus signalé de heurts entre ouvriers agricoles nègres et "indiens" et que les travailleurs de toutes origines sont maintenant unis pour obtenir satisfaction de leurs revendications183. Plus "intégrantes" encore, si l'on ose dire, les conséquences de la fusillade de Duval ; le 14 février 1925, la gendarmerie tire sur un groupe de petits planteurs massés devant cette usine pour réclamer une augmentation du prix de la canne, faisant six morts dont un "Indien". Comme l'observe Ray179. Supra, chap. XV. 180. A part une courte grève des ouvriers industriels sur quelques usines en mars-avril 1900, et quelques troubles sporadiques en 1902 en Grande-Terre, aucun mouvement social d'envergure n'éclate en Guadeloupe avant 1910 ; J. ADELAIDE-MERLANDE, Troubles sociaux, p. 8-28. 181. A diverses reprises, le Rapport Salinière, p. 63-64 et 72, signale la participation active des Indiens aux protestations contre le travail à la tâche que voudraient imposer les usines à tous leurs ouvriers agricoles, de quelques origine qu'ils soient. 182. Sur lesquelles voir C. CELMA, "Le mouvement ouvrier aux Antilles, de la première Guerre Mondiale à 1939", Historial Antillais, t. V, p. 190 et 203-204, et R. GAMA, Grand domaine sucrier, vol. II-2, p. 632-695. 183. C. CELMA, Mouvement ouvrier, p. 202.
1170 mond Gama, "c'était en quelque sorte la contribution indienne vers plus d'assimilation à la classe prolétarienne de la Guadeloupe"184. L'intégration des Indiens dans la société locale passe en second lieu par l'accès à la terre ; aucun symbole de leur enracinement dans la collectivité guadeloupéenne ne saurait être plus fort que celui de ces hommes partis comme coolies de Pondichéry ou de Calcutta en n'ayant que la peau sur les os et le pagne qu'ils portaient sur eux, et qui se retrouvent vingt ou trente ans plus tard avec leur propriété à eux. Les premiers qualifiés de "propriétaires" apparaissent dans les archives à la fin des années 1860. Naturellement, ce processus est lent et difficile. Les habitations monopolisent pratiquement le foncier, et les petits propriétaires nègres se battent pour s'approprier le peu qui reste disponible ; dans ces conditions, il n'y a guère de place pour les Indiens : en 1891, ils ne sont encore que 269 recensés comme "paysans, propriétaires" représentant à peine 2,1 % de la population active immigrante totale185, mais leur nombre tend à s'accroitre rapidement au cours des années suivantes, en conséquence de la politique mise alors en œuvre par l'administration pour favoriser la fixation définitive des Indiens dans l'île186. Bien sûr, leurs parcelles sont minuscules187 et ils sont très dépendants des usines qui leurs achètent leurs cannes188, mais ces problèmes ne leur sont pas spécifiques ; ce sont ceux de tout le groupe des petits planteurs, dont ils forment désormais l'une des composantes à part entière –l'intégration par le prix de la canne, en quelque sorte-. Même le statut de colon partiaire, pourtant si défavorable à ceux qui le subissent, constitue déjà un premier pas sur la voie de l'intégration des Indiens dans la vie sociale locale189. Il est vrai qu'ils sont totalement dépendants des usines et des habitations, mais, pour ce qui nous concerne ici, leur situation est déjà très éloignée de celle des simples "coolies de houe" salariés ; à la différence de ceux-ci, isolés par et chez leurs engagistes, les colons partiaires indiens font pleinement partie de la société guadeloupéenne, parce que les conditions qui leur sont faites par les grands propriétaires pour leur concéder un lopin de terre les conduisent inévitablement à se joindre à leurs homologues nègres, dont ils partagent désormais les intérêts, la misère et les combats.
184. R. GAMA, Grand domaine sucrier, vol. II-2, p. 644. 185. "Census of the East Indian population of Guadeloupe, showing the various occupations followed", reproduit dans Rapport Comins, appendice B. 186. Voir supra, chap. XVIII. 187. Les registres matricules de Moule ne nous donnent malheureusement que très peu d'indications sur le devenir des Indiens une fois terminé leur engagement, mais nous en connaissons deux, autorisés à résider dans la colonie, qui sont qualifiés de "propriétaire", avec indications de la superficie qu'ils possèdent, soit 1,8 et 1 ha respectivement ; un troisième loue une parcelle d'un ha. ADG, Matr. Moule, vol. 3, n° 1078 ; vol. 16, n° 1132 ; vol.32, n° 795. 188. Nombreux exemples de petits planteurs indiens dans les registres des justices de paix de la Grande-Terre ; ainsi, ANOM, Gr. 1936, J. Paix Moule, audience du 21 mars 1883, deux jugements en faveur de Carpin, qui porte ses cannes à l'usine Duchassaing. 189. Ni le Rapport Comins, ni le recensement des Indiens par profession reproduit par celui-ci ne parlent de colons partiaires indiens en Guadeloupe ; mais leur existence est attestée dès 1882 par le Rapport Salinière, p. 132.
1171 Enfin, après les souffrances partagées, la participation commune à des fêtes constitue également un puissant moyen de rapprochement entre Indiens et Créoles –l'intégration dans la joie-. Très vite, les premiers viennent se mêler aux réjouissances des seconds et prendre part aux diverses manifestations organisées à l'occasion. Ainsi lors du 15 août (la fête nationale sous le Second Empire) 1860, à Morne-à-l'Eau, survient "un incident tout particulier ; le premier vainqueur au mât de cocagne était un Indien ; voilà que tout-à-coup ses compatriotes, pour saluer le vainqueur, se sont mis à danser, (et) la population noire étrangère (les Congos) et créole en a fait autant. L'entrain a été général"190. A Trinidad, à partir des années 1880, les Indiens commencent à se joindre aux célébrations de la Toussaint, attirés par la lumière des bougies, et à observer Noël, non pas en tant que fête religieuse mais comme évènement social191. Naturellement, l'inverse est également vrai : les Créoles participent eux aussi aux fêtes indiennes. Ainsi en va-t-il très probablement pour ce qui concerne Pongal, au moins pour les phases non proprement religieuses et rituelles de la fête ; on peut supposer qu'ils prennent part de façon croissante aux danses qui accompagnent celle-ci. A Trinidad, la participation nègre à la procession musulmane de Hossein est massive jusqu'aux graves incidents de 1884192.
b) L'ascension socio-professionnelle hors de la canne et l'enrichissement d'une minorité Le stade supérieur du processus d'intégration des Indiens dans la société créole réside dans la sortie de l'habitation et l'adoption d'une activité professionnelle non agricole ; c'est seulement alors qu'ils quittent véritablement leur statut social de coolie, voué éternellement, quel que soit par ailleurs leur statut juridique, à coupé kann et gadé bèf. Ce processus est évidemment très long à se mettre en place. Il faut attendre que les plus anciens immigrants, ceux arrivés dans la décennie 1850, aient achevé leurs multiples engagements successifs et qu'ils soient enfin libres de leurs travaux et de leurs jours, puis qu'ils soient autorisés à résider dans la colonie193 ; c'est seulement à partir de la fin des années 1860 que comparaissent devant le tribunal de Pointe-à-Pitre les premiers Indiens qui ne sont pas qualifiés de "cultivateurs"194.
190. GO Gpe, 24 août 1860 ; nos remerciements à notre collègue Danielle Bégot qui nous a aimablement communiqué cette référence. 191. K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 253. 192. Ibid, p. 253-257. 193. Sur ce point, voir supra, chap. XVIII. 194. ADG, TPI PAP, c. 6994, audience du 18 février 1867 : Moutoussami, commerçant à Pointe-àPitre. Trois ans plus tard, deux "marchands" indiens sont traduits devant le tribunal correctionnel pour recel ; T. Corr. PAP, c. 6985, audience du 21 mai 1870.
1172 Le recensement des Indiens par professions en 1891, remis par l'administration de la Guadeloupe au major Comins lors de son passage dans l'île195, comptabilise une population active immigrante de 12.479 personnes. De ce total, il faut déduire les 11.272 travaillant sur les habitations et les usines ou pour le compte de celles-ci, 554 domestiques et servantes, et 269 "propriétaires ruraux et paysans". Il reste donc 384 personnes présentant la double caractéristique de l'indépendance professionnelle et de l'exercice d'une activité non agricole, soit à peine 3,1 % de la population active indienne totale. C'est donc dire que ce processus d'ascension socio-professionnelle des Indiens lors de l'habitation commence tout juste à faire sentir ses effets. Il est probable que la grande majorité des membres de ce groupe parviennent tout juste à survivre du métier qu'ils se sont choisis. C'est en particulier le cas de tous ceux, au nombre de 172 = 44,8 %, implantés dans le micro-commerce196, ainsi sans doute que la plupart des 36 artisans et prestataires de services197 et les 21 producteurs de denrées alimentaires198, représentant ensemble 14,8 % du groupe. Mais, quelque misérables qu'ils soient et quelque difficile que soit leur existence, ils sont déjà intégrés de fait, ou en cours d'intégration, dans la société créole, en raison du rôle essentiel que jouent tous les petits marchés, "lolos" et autres boutiques dans la formation des liens de sociabilité à l'échelle micro-locale des quartiers et des sections. Viennent enfin ceux que l'on peut considérer comme formant les couches sociales supérieures de l'immigration, pour lesquels l'intégration passe par l'accès à des fonctions enviées dans l'administration199, même si elles ne sont pas toujours très rémunératrices200, ou par l'exercice du commerce à un niveau supérieure à la boutique201, ou, mieux encore, par l'acquisition de biens mobiliers ou immobiliers permettant d'accéder au statut de propriétaire urbain202. A Moule, deux anciens immigrants libérés se sont même établis comme "industriels"203. Evidemment, ce groupe est extrêmement restreint, ne représentant qu'une fraction infime de la population active indienne totale : 155, 1,24 % dans le recensement reproduit dans le Rapport Comins, 8 seulement, soit 0,25 % de l'ensemble des prévenus indiens traduits devant 195. Rapport Comins, appendice B. 196. 29 "boutiquiers" + 10 "employés ou commis" de boutiquiers + 85 "vendeurs de lait" + 46 "vendeurs d'herbes" + 2 "charbonniers ou vendeurs de charbon". 197. 7 "blanchisseurs" + 5 "prêtres et mendiants" + 9 infirmiers, pharmaciens, accoucheurs" + 11 "orfèvres et joailliers" + 2 "barbiers" + 2 "boulangers et pâtissiers". 198. 20 "maraîchers" et 1 "pêcheur". 199. 9 "interprètes, plantons et messagers du gouvernement" colonial. 200. Un interprète du service de l'Immigration gagne 3.000 F par an, un garçon de bureau dans un service du gouvernement colonial entre 600 et 900 F. Dans ce dernier cas, c'est vraiment un salaire de misère dont il s'agit : environ 2 F par jour, moins qu'un ouvrier spécialisé dans une usine. Mais si avant d'être planton, l'intéressé coupait de la canne avec un statut d'immigrant, quelle promotion ! 201. 23 "marchands, agents ou détaillants". 202. 83 "propriétaires de maison" et 40 "propriétaires de voitures". 203. ADG, Matr. Moule, vol. 13, n° 1582, et vol. 52, n° 1435.
1173 le tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre de 1880 à 1887204. C'est en son sein que se recrutent probablement la majorité des quelques dizaines d'Indiens suffisamment aisés pour pouvoir déposer leurs économies au guichet d'institutions financières205 ; le tableau suivant montre l'évolution de leur épargne à l'extrême fin du siècle.
Tableau n° 89 EVOLUTION DE L'EPARGNE DES INDIENS DANS LES ANNEES 1890
1890 1891 1895 1896 1897 1898 1901
Nombre de déposants
Sommes déposées en F
Moyenne par déposant
Sources
143 168 139 153 147 127 90
124.369 126.805 82.994 92.097 80.140 75.260 102.167
869 754 597 601 545 592 1.135
(a) (b) (c) (b) (b) (b) (b)
Dépôts à la Banque de la Guadeloupe et à la Caisse d'Epargne ; situation au 31 décembre. Sources (a) Rapport Comins, p. 16. (b) Immigration Reports du vice-consul britannique ; PRO, FO 27/3112, Japp à consul FDF, 22 juillet 1892 ; FO 27/3447, le même au même, 23 août 1897, et le même à FO, 27 septembre 1898 ; FO 27/3522, De Vaux à FO, 30 octobre 1900 ; FO 27/3737, le même au même, décembre 1902. (c) ANOM, Gua. 56/401, gouverneur Moracchini à M. Col., 20 juillet 1896.
Ce n'est certainement pas encore la fortune206, mais déjà l'accès à une petite aisance. Pour ces happy few, l'émigration se solde indiscutablement par une réussite, qui leur permet d'améliorer considérablement leur existence et celle de leurs enfants, et certains ont même atteint une position si respectable qu'ils peuvent désormais se payer le luxe d'employer des domestiques créoles207 ; douce revanche !
204. Soit 4 "propriétaires", 2 "commerçants", 2 "propriétaires et commerçants" ; ADG, T. Corr. PAP, c. 6987 à 6993, passim. 205. La Banque de la Guadeloupe et la Caisse d'Epargne. La première ne possède que deux guichets, à Pointe-à-Pitre et Basse-Terre. La seconde n'a pas de réseau propre. Elle ouvre seulement deux bureaux le dimanche matin dans les mairies de ces deux mêmes villes ; en semaine, les perceptions peuvent effectuer toutes les opérations pour son compte ; Annuaire de la Gpe, 1893, p. 363-364 et 368. Il est clair que ces deux institutions sont pratiquement inaccessibles à l'immense majorité des Indiens d'habitations. 206. Nous savons toutefois que certains Indiens rapatriés dans les années 1890 ramènent avec eux des sommes beaucoup plus importantes. 207. Ainsi Latchoumanatevin, propriétaire et commerçant à Pointe-à-Pitre (âge et date d'arrivée en Guadeloupe n. d.) ; il est condamné comme civilement responsable de son domestique Augustin Chérubin, condamné lui-même pour contravention au régime des alcools (transport de rhum non déclaré) ; ADG, T. Corr. PAP, c. 6993, audience du 27 novembre 1887.
1174 c) L'assimilation culturelle et la créolisation Le processus d'acculturation ne concerne pratiquement pas les immigrants eux-mêmes, tout au moins ceux arrivés à l'âge adulte, mais presque uniquement leurs enfants. Ses résultats sont décrits en peu de mots par le consul britannique à la Réunion : "Most of the young Indians have become Roman Catholics and nearly all have married in the country, most Indians but many with Creole women. They would feel lost in an Indian village where they would have no acquaintances and, from what I can learn of questioning many of them, they would never return to India unless more or less compelled by their parents to do so"208. C'est dès le plus jeune âge que débute la créolisation des petits "Indiens", par le contact avec les négrillons de l'habitation, à travers les jeux, le travail dans les "petites bandes"209 et diverses autres activités destinées à améliorer l'ordinaire210 ; en général, alors que des heurts continuent pendant longtemps à l'extérieur, l'entente est bonne entre enfants noirs et "indiens" d'une même habitation211, gommant les différences culturelles qui existaient entre les parents. Par contre, l'école n'est pratiquement pour rien dans ce processus. Jusqu'à la guerre, les enfants des immigrants ne sont pratiquement pas scolarisés212 ; les engagistes ont besoin du petit supplément de force de travail qu'ils leur fournissent, les parents, comme toujours dans les temps d'extrême misère, "prefer that their children should make a few sous by working in the fields213, et l'administration se désintéresse manifestement de la question. Seuls les enfants des quelques familles indiennes qui ont pu s'enrichir, ou ceux dont les parents leur ont tout sacrifié214, reçoivent quelque éducation ; les autres sont abandonnés à eux-mêmes215. En 1891, sur 208. PRO, FO 27/3075, lettre au Foreign Office du 3 juin 1891. 209. Ce sont des groupes d'enfants âgés de huit à quatorze ans employés à des travaux légers sur les habitations : ramasser les "pailles" des cannes, récolter des fruits, surveiller des bestiaux, aider les adultes dans diverses tâches (tenir un outil, une corde …), etc. 210. Antoine Tagamen, évoquant le souvenir de sa mère : "Elle grandit dans l'habitation, elle y apprit le créole et travailla très tôt dans les tibann (les petites bandes) comme tous les enfants d'alors. Le dimanche, elle partait avec d'autres de son âge à la pêche aux écrevisses … Ma mère savait y faire, les petits Nègres lui avaient tout appris" ; L'ETANG/PERMAL, Zwazo, p. 170. 211. Le même, à propos de son enfance sur l'habitation Gradis : "Avec les petits Nègres de Gradis, il n'y avait pas de problème ; nous avions joué, grandi, travaillé ensemble dans les tibann et ils avaient appris à nous aimer" ; ibid, p. 178. 212. Le même : "En ce temps-là, les petits Indiens d'habitation n'allaient pas en classe. Ils n'y étaient peut-être pas acceptés, ou peut-être était-ce parce que leurs parents étaient obligés de les mettre au travail … Même les petits Nègres fréquentaient peu l'école, et en tout cas jamais en période de récolte … L'école était surtout réservée aux enfants du bourg" ; ibid, p. 174. Voir également ANOM, Gua. 56/399, "Humble pétition" des Indiens de la Guadeloupe, 14 novembre 1884 : "Pas d'école pour nos enfants ; ils ne reçoivent aucune éducation". 213. Rapport Comins, p. 16. 214. Comme ceux d'Henri Sidambarom, qui n'étaient pourtant que de pauvres "cultivateurs" sur une habitation de Capesterre et trouvent malgré tout le moyen de lui faire suivre une scolarité secondaire chez les frères de Ploërmel, à Pointe-à-Pitre ; notice biographique publiée dans Encyclopédie Désormeaux, t. VII, p. 2158. 215. Mémorandum du consul Lawless au gouvernement de l'Inde sur la situation des Indiens de la Martinique, 6 septembre 1887 ; IOR, P 3214, p. 996.
1175 les 2.380 enfants indiens que compte la Guadeloupe, à peine 86 vont à l'école216. Conséquence : pour l'essentiel, cette acculturation des "Indiens" de la seconde (voire même de la troisième) génération s'effectue en créole et non pas en français217. En 1882, le major Grierson s'extasie de pouvoir converser en bon français dans un petit village du Bihar avec un petit enfant de neuf ans dont la mère venait juste d'être rapatriée de la Guadeloupe218 ; sans doute avait-il pu aller à l'école pendant son séjour dans l'île, mais c'était certainement une exception. De toutes façons, que ce soit en créole ou en français, l'acculturation des descendants d'immigrants se fait au détriment des langues indiennes. La disparition de celles-ci est particulièrement rapide. Parlées dans les familles jusqu'aux années 1920, tant que vivent encore des anciens qui n'en connaissent pas d'autre, ou mal, leur pratique s'effondre littéralement au cours du demi siècle suivant, comme a pu le constater Laurent Farrugia au cours de sa recherche, au début de la décennie 1970219. Nous devons à Gerry L'Etang, qui a longuement analysé le phénomène, une bonne explication de cette disparition : outre l'arrêt des relations avec l'Inde, après 1889, "le créole s'imposa dans presque tous les domaines de la communication … parce que la société d'habitation n'assura jamais les conditions de reproduction" du tamoul ; celui-ci "n'avait pas de fonctionnalité dans le cadre idéologique et économique d'une société où la langue générée par l'habitation prenait déjà en charge toutes les nécessités de la communication". Et quand ils sortaient définitivement de l'habitation, c'était irrésistiblement le français, langue de l'administration ainsi que de l'ascension et de l'intégration sociales, qui s'imposait aux "Indiens". Dès lors, "balloté entre créolisation et francisation, le tamoul se replia dans le champ du sacré, à l'intérieur duquel s'affirmait une dynamique de résistance à l'acculturation", ne survivant plus que comme langue cérémonielle de l'hindouisme antillais220. L'assimilation culturelle des "Indiens" se traduit également par leur christianisation et l'adoption, au moins formelle, de la religion catholique. A partir des années 1920, un nombre croissant d'immigrants acceptent le baptême pour eux et leurs enfants ; bien sûr, leur catholicisme est encore tout mêlé d'hindouisme, ce contre quoi l'Eglise et son clergé ne cessent de
216. Rapport Comins, appendice B. A la Réunion, pour une population indienne totale de 38.000 personnes, on ne compte que 200 à 300 enfants scolarisés au même moment ; Rapport Muir-Mackenzie, p. 76. A noter que, bien que les Britanniques se donnent volontiers en exemple pour ce qui concerne le traitement des Indiens dans leurs colonies, la situation y est à peine meilleure à cet égard ; à Trinidad en 1891, 2.000 à 3.000 enfants seulement vont à l'école pour une population indienne totale de 70.000 personnes ; K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 263-272. 217. Antoine Tagamen ; "Je n'ai pas fait un jour d'école. C'est pourquoi je n'ai jamais su lire ni écrire, ni même parler francais" ; L'ETANG/PERMAL, Zwazo, p. 174. 218. Rapport Grierson, 2e partie, p. 38 : "He could speak French fluently and fairly grammatically … It was a novel experience to me to hear a nearly naked native boy of nine speaking good French in a Bihar village. His French was better than the Creole English of Demerara" (= la Guyane britannique). 219. La plupart de ses informateurs de langue maternelle tamoule sont alors âgés de 80 ans au moins ; L. FARRUGIA, Les Indiens, p. 109-111. 220. Sur tout ce qui précède, G. L'ETANG, La grâce, le sacrifice et l'oracle, p. 164-167 et 344-348.
1176 s'élever, et un grand nombre de fidèles n'hésitent pas, sans d'ailleurs y voir la moindre contradiction, à se rendre au temple indien voisin à la sortie de la messe, mais ce passage à la religion localement dominante ne traduit pas moins clairement de leur part une volonté forte d'intégration221. Une fois ce premier pas franchi, même à contrecœur, diverses attitudes liées à la religion ancestrale se modifient, divers tabous qui singularisaient encore le groupe tombent, comme, par exemple, l'interdiction de consommer de la viande de bœuf222. Enfin, l'acculturation passe par l'abandon ou le bouleversement de traits culturels qui se situaient jusqu'alors au cœur même de l'identité indienne. Nous avons déjà noté les changements survenus en matières culinaire et vestimentaire223. Autre exemple, celui qui concerne le nom des "Indiens". Par décision arbitraire et pratique unilatérale des officiers créoles d'étatcivil, celui des immigrants, qui, dans le système indien de dénomination des personnes, ne portaient jamais le même que leurs pères (Ayassamy, fils de Moutoucarpin), devient patronyme fixe de type européens, transmis ne varietur (ou presque) de génération en génération par les pères à leurs enfants, et ceux-ci sont en outre pourvus d'autorité d'un prénom français, censé probablement symboliser leur entrée dans une nouvelle communauté nationale ; autrement dit, même si Ayassamy souhaite appeler son fils Vaïtilingon, ce sera finalement, qu'il le veuille ou non, Michel (ou Louis, ou Jean …) Ayassamy, et plus d'un siècle et cinq ou six générations plus tard, ses descendants portent toujours le même nom224. Tout ce qui précède ne devrait toutefois pas laisser penser que l'acculturation s'est faite à sens unique. Les Indiens ont beaucoup pris à et beaucoup reçu de la culture créole, certes, mais ils lui ont aussi apporté, infiniment moins, sans doute, mais tout de même suffisamment pour exercer à son tour sur elle et sur son évolution au cours du XXe siècle, une certaine influence, limitée mais visible, et contribuer ainsi à modifier à son tour certains comportements ou certaines habitudes de la population autochtone ; ainsi, beaucoup de Noirs, et pas seule221. Sur tout ceci, voir des développements plus nourris dans ibid, p. 226-227 ; J. BENOIST, Hindouismes créoles, p. 195-196 ; G. LASSERRE, Les "Indiens", p. 154-155. Ainsi que la célèbre mise en garde adressée en 1958 par l'Eglise de la Guadeloupe à ses "diocésains d'origine hindoue", reproduite par E. MOUTOUSSAMY, Indianité, p. 112. 222. Antoine Tangamen : "Les Indiens … mangeaient très peu de viande, sauf au moment des sacrifices. C'était alors du mouton et du coq. Le bœuf, en principe, était interdit. Mon père (né à la Martinique), pourtant, aimait le bœuf. Mais il en mangeait seul, le préparant lui-même dans un canari spécial qui ne servait qu'à ça. Ma mère (pourtant née à la Martinique elle aussi), refusait de toucher cette viande ; elle m'interdisait aussi d'y goûter, disant que c'était contre la religion" ; L'ETANG/PERMAL, Zwazo, p. 173. 223. Voir supra. 224. Antoine Tangamen : quand ses grands-parents eurent une fille (sa mère), "ils lui choisirent un prénom hindou, Tangomen. Mais quand il fallut la déclarer à la mairie, l'employé répondit que ce n'était pas possible et lui trouva un prénom chrétien : Pauline … Mais dans l'habitation, tout le monde continue à l'appeler Tangomen", nom dont, sous une forme très légèrement modifiée, le petit Antoine héritera comme patronyme ; L'ETANG/PERMAL, Zwazo, p. 170. D'une façon plus générale, on observe toutefois que, jusqu'aux années 1920, de nombreux Guadeloupéens d'origine indienne conservent un prénom indien, accolé ou non à un prénom français ; J. P. SAINTON, Notes pour l'étude, p. 144.
1177 ment eux, et pas seulement ceux des campagnes, n'hésitent pas à "fè Maliémin" pour en obtenir faveurs et protection225, beaucoup de mots tamouls sont passés dans le créole226, et le colombo est devenu, à côté de quelques autres, un véritable "plat national" guadeloupéen.
2.3. L'assimilation politique et l'accès des fils d'immigrants à la nationalité française C'est le couronnement de toute l'évolution décrite dans le point précédent, mais il faut une longue bataille de plus de trente ans pour y parvenir.
a) Un coup de semonce : les réactions britanniques au décret de 1881 sur la "naturalisation" des indigènes de l'Inde française Pendant longtemps, la question de la nationalité des Indiens immigrés dans les colonies sucrières de la France ne se pose ni du côté français, ni du côté britannique ; elle se résout pour ainsi dire d'elle-même par le simple fait que 98 à 99 % d'entre eux proviennent de l'Inde anglaise227. Pour l'administration coloniale française, ce sont des étrangers en résidence temporaire et dont il n'est pas prévu, sauf pour quelques rares cas et sous des conditions strictes, qu'ils se fixent définitivement sur place ; pour le gouvernement de l'Inde, ils demeurent, même en émigration, des British Indian subjects, relevant donc toujours, à ce titre de sa juridiction en dernière instance, de la protection de la Convention de 1861 et des consuls de la reine. Quant aux quelques originaires des comptoirs français de l'Inde échoués comme par accident aux Antilles ou à la Réunion, les textes de l'administration ignorent complétement leur existence ; en théorie, certes, ils jouissent de la "qualité de français"228, mais dans les faits ce ne sont que des coolies comme les autres, soumis au même statut et aux mêmes abus. La situation demeure en l'état jusqu'au début des années 1880, quand l'évolution de la vie politique et du statut des indigènes dans les Etablissements français de l'Inde commence à modifier les données du problème. Depuis 1873, en effet, un petit groupe d'Indiens modernistes, animés d'idéaux laïques et républicains, mènent, sous la conduite d'un notable pondichérien nommé Ponnoutamby, un vigoureux combat en vue d'obtenir l'assimilation, non seulement politique et administrative des Etablissements, mais également culturelle et "morale" de leurs habitants, notamment par la renonciation à leur statut personnel lié à la caste et/ou à la religion et l'adoption en contrepartie du statut civil de droit commun, celui des Européens ;
225. G. LASSERRE, Les "Indiens", p. 156. 226. D. COLAT-JOLIVIERE, "Intégration et/ou banalisation des lexèmes tamouls dans la langue guadeloupéenne", dans R. TOUMSON, Indes antillaises, p. 171-176. 227. Supra, chap. X. 228. J. WEBER, Ets français, t. III, p. 1366-1370.
1178 c'est la raison pour laquelle on les appelle les "Renonçants" et on parle à leur propos de "naturalisation", bien que ce terme soit totalement inapproprié. Après des débuts difficiles, leur lutte, soutenue par l'infatigable Schœlcher et définitivement confortée par le triomphe de la République en France, aboutit au décret du 21 septembre 1881 organisant le renoncement à leur statut personnel des natifs de l'Inde française, à la suite de quoi ils seront régis par les lois civiles et politiques applicables aux citoyens français dans les colonies229. Ce texte suscite immédiatement une vive inquiétude dans les milieux britanniques concernés par l'immigration indienne dans les colonies françaises. Depuis la Réunion, le consul Annesley émet l'opinion que cette "astuce" a essentiellement pour objet de soustraire les Indiens de l'île à sa protection. Il suffira qu'avant de s'embarquer à Pondichéry ou Karikal, l'administration française les oblige, "by fair or foul means", à renoncer à leur statut personnel pour qu'ils deviennent citoyens français et échappent donc à sa juridiction quand ils arriveront sur place ; les émigrants ne prêteront pas attention à ce qui ne sera pour eux qu'une formalité supplémentaire, car il leur est indifférent "whether they embark as British or French subjects, (but) once landed in this colony, there will be no hope left for them, and their fate will be hard indeed". De son côté, un haut fonctionnaire du gouvernement de l'Inde estime que "this decree is doubtless issued by the French Goverrnment with a view to facilitate a supply of Indian laboureres for the French colonies, diverted of British protection which is found irksome by the colonial authorities"230 En réalité, l'administration ango-indienne reconnaitra assez vite que ses craintes n'étaient pas fondées. Pour le gouvernement de la présidence de Madras, il s'agit bien d'une affaire intérieure aux Etablissements, liée à des problèmes électoraux ; l'objectif du décret est d'éliminer les électeurs indigènes en subordonnant leurs droits politiques à la renonciation à leur statut personnel, comme en Algérie231, afin d'éviter les achats de voix et autres manœuvres frauduleuses. Néanmoins le risque existe, et les consuls en poste dans les colonies françaises d'immigration devront être extrêmement vigilants et signaler immédiatement tous les cas qui leurs paraîtront suspects232. Malgré les apparences, toute cette affaire n'est pas une simple tempête dans une tasse de thé ; elle se situe au contraire au cœur même de notre propos. Elle montre en effet l'extrême sensibilité des autorités coloniales britanniques de l'Inde a tout ce qui touche cette question et leur crainte que, sous prétexte de modifier ses lois sur la nationalité, la France en profite pour
229. Sur tout ce qui précède, ibid, t. III, p. 1410-1485. 230. IOR, P 1862, p. 777, consul Annesley à Foreign Office, 23 novembre 1881, et p. 779, mémorandum Wylde au gouvernement de l'Inde, 20 novembre 1881. 231. Sur ce problème de la "naturalisation" des indigènes musulmans d'Algérie à la même époque, voir Ch. R. AGERON, Algériens musulmans, t. I, p. 343-351. 232. Voir à ce sujet tout un ensemble de correspondance entre les gouvernements de Madras et de l'Inde, les consuls britanniques à Pondichéry et Karikal, et l'India Office, dans IOR, P 1862, p. 1103.1113, Octobre 1882.
1179 tourner l'application de la Convention de 1861 et se soustraire ainsi à ses obligations relatives aux Indiens immigrés dans ses colonies.
b) Le différent franco-britannique sur la nationalité des fils d'Indiens de la Réunion (1889-1903) Les craintes anglaises ne vont pas tarder à trouver une nouvelle occasion de se manifester, en raison du changement survenu en 1889, non seulement dans les conditions, mais surtout dans la philosophie même de la législation relative à l'acquisition de la nationalité française par un enfant d'étranger né en France (et dans les vieilles colonies, puisque l'application intégrale du Code Civil a été étendue à celles-ci en 1848). Jusqu'en 1889, en effet, l'article 9 du Code prévoit que "tout individu né en France d'un étranger pourra, dans l'année qui suivra l'époque de sa majorité, réclamer la qualité de Français, pourvu que, (s'il réside) en France, il déclare que son intention est d'y fixer son domicile" … ; dans le cas contraire, il conserve la nationalité de son ou ses parents étrangers. On voit que le principe de base retenu ici est celui du volontarisme ; devient Français qui l'a réellement voulu et fait dans ce but la démarche nécessaire. C'est à cette situation que vient mettre fin la grande loi du 26 juin 1889 sur la nationalité française, dont l'application est étendue aux Européens d'Algérie et aux vieilles colonies insulaires. Aux termes du nouvel article 8, alinéa 4, du Code Civil est Français : "Tout individu né en France d'un étranger et qui, à l'époque de sa majorité (y) est domicilié …, à moins que, dans l'année qui suit sa majorité …, il n'ait décliné la qualité de Français et prouvé qu'il a conservé la nationalité de ses parents par une attestation … de son gouvernement, … et qu'il n'ait en outre produit, s'il y a lieu, un certificat constatant qu'il a répondu à l'appel sous les drapeaux conformément à la loi militaire de son pays, sauf les exceptions prévues aux traités". Ce texte renverse complétement la charge de la preuve. Jusqu'alors, il fallait demander à être Français, désormais il faudra demander à ne pas l'être ; sinon, on le deviendra automatiquement, éventuellement sans le vouloir ni le savoir. On sait, d'ailleurs, que la loi de 1889 ne visait absolument pas les fils des immigrants indiens des colonies, mais plutôt ceux des étrangers, surtout les Italiens et les Belges, installés en France depuis parfois plusieurs générations, et qui continuaient malgré tout à décliner systématiquement la nationalité française pour échapper au service militaire, tant dans leur pays d'origine que dans celui de leur résidence (d'où la disposition terminale). Avant tout, dans une France dont la population augmente beaucoup plus lentement que celle des pays voisins, et notamment celle de l'ancien et futur
1180 ennemi allemand233, il s'agit d'accroitre le nombre de soldats dans la perspective de "la Revanche". Cet article a, d'autre part, pour objet de diminuer à terme le nombre d'étrangers vivant en France, en particulier dans les départements du Nord, de l'Est et du Midi méditerranéens, ainsi qu'en Algérie, où les Français sont minoritaires non seulement face à la population musulmane, mais même par rapport au total des Européens234. Mais une fois voté, c'est tout naturellement que l'administration met cet article en application aux Antilles et à la Réunion ; à partir du second semestre 1889, faute d'avoir effectué une démarche dont ils ignoraient totalement l'existence, les fils d'Indiens immigrés dans ces îles se retrouvent automatiquement pourvus de la nationalité française sans le savoir. Dès l'année suivante, les Britanniques découvrent l'existence du problème235. Dans un premier temps, c'est le blocage. A la Réunion, qui constitue en quelque sorte "l'œil du cyclone" dans toute cette affaire236, un véritable dialogue de sourds oppose le consul Bell, qui rejette totalement ce texte, attentatoire, selon lui, à la Convention de 1861 et aux droits qu'elle confère aux Indiens237, au gouverneur Manès, qui lui répond brutalement que cette question ne le regarde plus désormais, et que la loi sera appliquée, que cela lui plaise ou non238. Finalement, le problème est évoqué au plus haut niveau par les deux gouvernements métropolitains, qui le joignent à l'ensemble de leur contentieux sur la situation des Indiens dans l'île239 ; il devient alors l'un des points essentiels des discussions à ce sujet. Très vite, toutefois, le débat évolue. Avec le pragmatisme qui les caractérise, les Britanniques ne tardent pas à prendre conscience que cette loi offre aux Indiens de réelles possibilités d'amélioration de leur situation240, et malgré les protestations du gouvernement de l'Inde 233. Dans les frontières de l'époque, l'Allemagne passe de 41 millions d'habitants en 1871 à 67 en 1913 (+ 63 %) et la France de 36 à 40 millions (+ 11 %). 234. Sur tout ce qui précède, voir texte de l'article, rapports des commissions et extraits des débats dans Recueil Dalloz, 1889, p. 64-65 ; et surtout les développements essentiels de P. WEIL, Qu'est-ce qu'un Français ?, p. 48-61. 235. PRO, FO 27/3035, consul brit. Réunion à FO, 22 août 1890 : "I cannot conceal … my apprehension that very serious complications will result from the state of things inaugurated by the promulgation in this colony of the new French law of nationality". 236. Tout ce débat, et par conséquent tous nos développements à son sujet, portent en effet uniquement sur la Réunion; il n'est jamais question des Antilles dans les documents qui nous sont parvenus. Ceci étant, le sort des trois vieilles colonies insulaires est très étroitement lié, et il est bien évident que toute décision relative à la Réunion sera tôt ou tard appliquée aux Antilles également. 237. PRO, FO 27/3075, Bell à Manès, 16 et 21 juillet, 12 et 21 août, 4 et 5 septembre 1890. 238. Ibid, Manès à Bell, 21 juillet, 18 août et 12 septembre 1890. 239. Sur ce point, voir infra. 240. PRO, FO 27/3075, consul Bell à FO, 3 juin 1891 : il a de nouveau protesté auprès de l'administration de l'île contre l'application de la loi de 1889 et la perte de leur droit au rapatriement qui en résulte pour les Indiens. Ceci dit, ajoute-t-il confidentiellement, "the Indian who becomes French is, in my opinion, better off than the British Indian. He acquieres all the rights of French citizenship, including his right of voting, he is not bound to "engage" as a labourer, he can travel and reside freely in the island … and is freed from all the vexations … which make a British Indians's life so harassing at time". Un an plus tard, il "enfonce le clou" dans une nouvelle lettre du 23 juillet 1892 : "After carefully weighing the pros and the cons … (of) the new French Natinality Law …, I am absolutely convinced that the share of advantage to be derived for our Indi-
1181 relayées par l'India Office241, n'hésitent pas à passer ses inconvénients par pertes et profits, notamment la perte de leur droit au rapatriement pour les "Indiens" naturalisés français. Au terme d'une discrète évolution, ils cessent leurs attaques globales contre le texte dans son ensemble, pour mieux focaliser leur action auprès du gouvernement français sur ce qui concerne la difficulté majeure à leurs yeux : le problème du service militaire. En effet, dès que la loi de 1889 entre en application, l'administration coloniale de la Réunion s'empresse d'appeler sous les drapeaux tous les fils d'Indiens nés dans l'île et n'ayant pas décliné la nationalité française avant leur majorité242. Pour Londres, cette façon de procéder est contraire à la Convention de 1861. Dans la mesure où les enfants des immigrants sont considérés, tant par celle-ci que par le droit interne français, comme étant eux-mêmes des immigrants jusqu'à leur majorité, ils continuent de relever du droit spécial régissant l'immigration et, en vertu de l'ultime disposition de l'article 8-2 de la loi de 1889243, ne peuvent donc être considérés comme Français. Dans un premier temps, évidemment, les autorités françaises refusent, arguant du fait qu'il s'agit là d'un problème de souveraineté et que, de toutes façons, le Royaume-Uni n'a plus aucune juridiction sur ces personnes244 ; consulté, le Conseil d'Etat rend un avis selon lequel la Convention de 1861 n'entre pas dans le champ de définition des traités internationaux visés par la disposition précitée, et que, "d'ailleurs, (étant) antérieure à la loi de 1889, (elle) ne peut être soumise à ses effets"245. Mais bientôt, il faut bien se rendre à l'évidence : si la France veut obtenir la reprise de l'immigration indienne dans l'île, comme elle le demande avec insistance depuis quinze ans246, il faudra bien qu'elle donne satisfaction aux demandes anglaises dans ce domaine également. Au début de 1897, pour surmonter les réticences britanniques à l'ouverture de négociations, le gouvernement français, en signe de bonne volonté, dépose devant la Chambre des Députés un projet de loi suspendant l'application de la loi de 1889 pour ce qui concerne les fils d'immigrants indiens à la Réunion, qui devront de nouveau demander la nationalité française pour pouvoir en bénéficier, et donnant un délai d'un an à ceux d'entre eux qui l'auraient obtenue de façon automatique depuis 1890 pour exercer effectivement leur droit d'option et la décliner éventuellement247 ; Paris s'engage en outre à ce que le texte soit examiné lors de la session parlementaire de novembre. ans overbalance all other objections … The admission to French citizenship carries with it rights and privileges which far outweigh all other considerations … From the day that an Indian becomes French …, he is free of all obligation to contract engagements and is at liberty … ; and this, for the Indian who has during all his life been treated in this colony as an inferior being and submitted to a state of semi-bondage, is a source of no small gratification" ; IOR, P 4128, p. 943. 241. PRO, FO 27/3075, IO à FO, 25 février 1891. 242. PRO, FO 27/3034, gouverneur Manès à consul Bell, 21 juillet 1890. 243. "… sauf les exceptions prévues aux traités". 244. PRO, FO 27/3075, consul Bell à FO, 3 juin 1891, résumant et envoyant en p. j. tout un échange de correspondance entre lui et l'administration de l'île dans la seconde quinzaine de mai. 245. Avis du 20 octobre 1896 ; texte reproduit dans H. SIDAMBAROM, Procès politique, p. 52. 246. Voir infra, chap. XXI. 247. Exemplaire joint à PRO, FO 27/3446, ambassade brit. Paris à FO, 25 février 1897. Art. 5 : "Les dispositions de l'art. 8, paragraphe 4, du Code Civil cessent d'être applicables à l'individu qui est né à
1182 Cette initiative débloque la situation. En octobre 1897, la négociation sur l'ensemble des problèmes de l'immigration indienne à la Réunion s'ouvre à Paris248. Par contre le projet de loi gouvernemental ne viendra jamais en discussion. Sur place, en effet, à l'exception du petit milieu des planteurs, l'opinion publique est violemment hostile à la reprise des introductions d'immigrants. Soumis à la vive pression de leurs électeurs, et d'autant plus réceptifs à leurs vœux qu'on est à quelques mois seulement des élections législatives, les députés de l'île parviennent à empêcher l'examen du texte jusqu'à la fin de la session et de la législature249. Finalement, après avoir prudemment laissé passer les élections, le gouvernement, craignant de ne pouvoir venir à bout de l'obstruction des députés réunionnais, décide de régler la question par décret, ce qui est fait le 22 décembre 1898250. Mais ce texte a bien du mal à entrer en application : pendant encore quelques mois, l'administration de la Réunion continue toujours de convoquer les fils d'Indiens au service militaire251 ; il faut de nouvelles et très fermes représentations britanniques 252pour que cette situation cesse enfin253. Pour ce qui concerne, par contre, la seconde génération des "Indiens" nés dans l'île (les petits-enfants des immigrants), Londres ne discute pas ; très tôt, les officiels britanniques admettent que, étant né "en France" de parents qui y sont eux-mêmes nés, ces personnes sont Françaises de naissance254. D'ailleurs, quand, quelques années plus tard, le consul a à la Réunion soulève de nouveau le problème255, c'est l'India Office lui-même qui conseille de laisser tomber256. On peut donc croire que cette affaire est enfin définitivement réglée. Hélas ! elle ne l'est pas. Dans la continuité des précédents, et sautant d'une colonie à l'autre à travers les deux hémisphères, de nouveau problèmes viennent se greffer, à la Guade-
l'île de la Réunion de parents introduits dans la colonie sous le régime de l'immigration" ; pour acquérir "la qualité de Français", il devra la réclamer par une déclaration spéciale. Art. 6 : "A titre transitoire, l'individu né à l'île de la Réunion de parents … (immigrants) et auquel l'article 8, paragraphe 4, du Code Civil réservait la faculté de réclamer la qualité d'étranger dans l'année de sa majorité, pourra, dans un délai d'un an, décliner la qualité de Français" par une déclaration spéciale. 248. Voir infra, chap. XXI. 249. PRO, FO 27/3447, ambassade brit. à Paris à FO, 17 février, 21 et 25 avril 1898. 250. Texte joint à PRO, FO 27/3486, la même au même, 7 mars 1899. 251. Ibid, la même au même, 16 janvier 1899, et consul Bennet au même, 28 février 1899. 252. Compte-rendu dans ibid, ambassade à FO, 11 mai 1899. 253. Ibid, consul Bennet au même, 14 juin 1899. 254. Cette position est exprimée, avec, il est vrai, une certaine mauvaise grâce, dès 1894 dans le Rapport Muir-Mackenzie, p. 51. 255. PRO, FO 27/3737, lettre à FO, 15 avril 1902. Il s'agit d'un "Indien" né à la Réunion de parents qui y sont eux-mêmes nés, et que l'administration a appelé au service militaire comme étant "irrévocablement Français". Mais une astuce juridique permet au consul de le considérer comme étant "de la première génération", ce qui le fait alors entrer dans le champ d'application du décret de 1898 précité et qui ouvre la possibilité de décliner la nationalité française. 256. Ibid, IO à FO, 11 février 1903 : au point où en sont les choses, il vaut mieux que les "Indiens" de la Réunion soient définitivement citoyens français, quitte à faire le service militaire, plutôt que de continuer à subir les lois spéciales sur l'immigration.
1183 loupe cette fois. Il faudra encore vingt ans d'un combat à la foi judiciaire et politique pour faire reconnaître une fois pour toute la nationalité française des "Indiens" des vieilles colonies.
c) Le combat d'Henri Sidambarom en Guadeloupe (1904-1923) S'ils se sont beaucoup crispés à propos de la nationalité des "Indiens" de la Réunion, les Britanniques n'ont, par contre, jamais soulevé la moindre difficulté à propos de ceux des Antilles. Les problèmes apparus là, et spécialement en Guadeloupe, sont d'origine uniquement interne ; ils tiennent initialement à des considérations purement politiques et perdurent ensuite pendant vingt ans en raison du comportement bureaucratique de l'administration, qui estime que céder aux revendications des fils et petits-fils d'immigrants reviendrait pour elle à perdre la face. Il faudra, pour surmonter son obstruction, le combat acharné et persévérant d'un homme, Henri Sidambarom, armé d'une inébranlable conviction dans la justesse de sa cause. Né en 1863 à Capesterre, de parents originaires de Kumbakonam, une ville située à une cinquantaine de km de Karikal, et qui se sont sacrifiés pour lui offrir une instruction, Henri Sidambarom, après avoir d'abord travaillé comme interprète au service de l'Immigration, s'établit comme négociant à Pointe-à-Pitre, où il est élu conseiller municipal en 1897 sur une liste républicaine. Cinq ans plus tard, il revient définitivement à Capesterre, où il acquiert vite un statut de notable ; il y fonde une société de secours mutuel pour les travailleurs agricoles de la commune et exercera ultérieurement les fonctions de juge de paix ; il y décède en 1952, entouré de la considération générale257. De son passage au service de l'Immigration, Henri Sidambarom prend très vite conscience des difficultés d'intégration dans la société locale rencontrées par les Indiens ; il réalise que leur avenir à cet égard, et surtout celui de leurs enfants, passe par l'instruction et la francisation258. Dès qu'il atteint sa majorité, en 1884, il s'empresse de faire sa déclaration d'option de nationalité française259. Au cours des vingt années suivantes, il est régulièrement inscrit sur les listes électorales de toutes les communes où il réside successivement, Basse-Terre, Pointe-àPitre, Capesterre, et participe activement à la vie politique locale ; conseiller municipal de ces deux dernières communes, il est même question de lui, un moment, comme possible conseiller général sans que personne trouve à y redire260. 257. Nous reprenons ici très brièvement les principaux éléments biographiques de la notice qui lui est consacrée dans Encyclopédie Désormeaux, t. VII, p. 2158. 258. Voir l'exhortation finale à leur endroit à la fin de l'introduction de sa brochure, Procès politique, p. 12. 259. Ibid, p. 16-17. Rappelons que, jusqu'à la loi de 1889, les enfants d'étrangers nés en France qui désiraient acquérir la nationalité française devaient la réclamer. 260. Procès politique, p. 17 et 41.
1184 C'est en 1904 qu'éclate "l'affaire Sidambarom", et le moment ne doit rien au hasard. L'année précédente, Souques et Légitimus, les deux "poids lourds" de la scène politique guadeloupéenne, ont conclu, sous le nom d' "Entente du capital et du travail", un accord destiné à organiser les relations entre les usines sucrières d'une part et leurs petits planteurs et ouvriers agricoles d'autre part. Pour les usiniers, menacés de faillite par vingt années de baisse des cours du sucre261, cette alliance constitue une véritable "bouée de sauvetage". Elle leur permet tout d'abord, moyennant un minimum de concessions sur les salaires et le prix de la canne, d'obtenir une précieuse trêve sociale qui se prolongera jusqu'en 1910 ; et elle leur donne, en second lieu, une majorité monolithique au Conseil Général, grâce à laquelle ils obtiennent une baisse de 30 % des droits de sortie sur le sucre, dernier expédient encore disponible pour leur éviter de couler. Mais cela ne leur paraît pas encore suffisant. Pour consolider ces résultats et écarter définitivement tout risque de constitution d'une majorité hostile à l'assemblée locale, il faut maintenant éliminer l'opposition à "l'Entente", animée par le député Gerville-Réache. Dans ce but, Souques obtient, grâce à diverses interventions politiques de ses amis parisiens, la nomination de deux véritables proconsuls "de choc" à la tête de l'administration locale, le vicomte Armand de la Loyère, de décembre 1902 à octobre 1904, et Léon Boulloche, surnommé "le Satrape" par la presse réachiste, d'avril 1905 à août 1906. Ces deux hommes vont se comporter exclusivement en "gouverneur de l'Entente", mettant au service de celle-ci la totalité des moyens de la puissance publique. C'est notamment à cette époque qu'apparaissent pour la première fois en Guadeloupe la notion de candidat officiel et son corollaire, la "fraude officielle". Toutes les élections de cette période262 se déroulent dans un climat de fraude administrative massive et de violence qui confine parfois à la terreur ; la seule campagne législative de 1906 fait quatre morts et plusieurs dizaines de blessés graves. Au bout du compte, le résultat souhaité est atteint : "l'Entente" triomphe et le radicalisme mulâtre est éliminé ; au Conseil général, les réachistes sont marginalisés et Gerville-Réache lui-même perd son siège de député263. Tout ceci n'empêchera d'ailleurs pas les principales usines de faire faillite quelques années plus tard et de passer sous le contrôle de capitaux métropolitains, Darboussier en 1907, Beauport en 1908. C'est dans ce contexte d'extrême tension que le gouverneur La Loyère se livre, au début de février 1904, conjointement à un électeur de Capesterre nommé Tharsis Samson qui n'est manifestement là que pour la figuration, à une opération qui s'apparente à un véritable "tripatouillage" de liste électorale, en demandant à la commission de révision de celle-ci pour la commune la radiation d' Henri Sidambarom et de 86 autres électeurs d'origine indienne et 261. En Guadeloupe, le prix moyen des réalisations de Darboussier diminue de moitié entre 1883 et 1904. 262. Municipales puis cantonales de mai et octobre 1904, municipales et cantonales partielles de 1905, les précédentes ayant été annulées par le Conseil d'Etat, législatives de mai 1906. 263. Sur tout ce qui précède, Ph. CHERDIEU, Vie politique, t. I, p. 358-444 ; Ch. SCHNAKENBOURG, Grand industriel, p. 117-127.
1185 africaine (congo) au motif qu'ils ne seraient pas Français. Contrairement à ce que l'on a parfois écrit, ce ne sont pas des préjugés racistes anti-indiens qui guident la démarche gubernatoriale, et encore moins une quelconque volonté de faire appliquer strictement le droit électoral, car cette volonté apparaît alors à géométrie singulièrement variable. L'attitude des maires pour ce qui concerne l'inscription des fils d'immigrants sur les listes électorales change en effet d'une commune à l'autre, pour à Saint-Claude et Capesterre, contre à Moule264, et pourtant La Loyère se garde bien de contester les décisions de tous ceux qui y sont favorables, se limitant à la seule commission capestérienne. En réalité, ses motivations sont purement politiques : il s'agit de faire un exemple. Avec ses convictions ardemment républicaines, son hostilité notoire à "l'Entente" et son influence incontestable sur ses "congénères", comme on dit alors, Sidambarom constitue un très mauvais exemple pour tous les "Indiens" de la Guadeloupe. Dans la situation de crise politique gravissime que connaît alors la colonie, et compte tenu du très petit nombre de voix sur lesquelles se jouent régulièrement toutes les élections, l'inscription, à l'instigation de Sidambarom, de quelques dizaines d'électeurs issus de l'immigration peut suffire à faire basculer un résultat265. C'est ce contre quoi La Loyère et Souques entendent bien se prémunir en coupant le mal à la racine : empêcher les fils d'Indiens d'exercer leur droit de vote, en contestant leur qualité de Français. Le gouverneur appuie sa requête sur deux moyens : 1) Les enfants d'immigrants nés dans la colonie étant, en vertu des décrets des 13 février 1852 et 30 juin 1890, considérés euxmêmes comme des immigrants et régis par leur statut personnel jusqu'à leur majorité, ils ne sauraient jouir de droits politiques sans avoir préalablement effectué les formalités prescrites pour devenir citoyen français ; 2) Or, ni Sidambarom ni aucun des intimés n'ont renoncé à leur statut personnel hindou, comme l'exige le décret du 21 septembre 1881 pour tous les natifs des Etablissements français de l'Inde qui désirent accéder au statut de citoyen266. Par conséquent, ils ne peuvent être inscrits sur les listes électorales. On voit bien que tout ceci ne résiste pas une minute à un examen juridique tant soit peu attentif, et Sidambarom n'a d'ailleurs aucun mal à démonter les pauvres arguments gubernatoriaux. Sur le premier moyen, il fait observer que les problèmes de nationalité sont réglés par la loi et que de simples décrets ne sauraient prévaloir contre elle. Et sur le second, que luimême , comme la quasi-totalité des "Indiens" de la Guadeloupe, sont originaires de l'Inde an264. H. SIDAMBAROM, Procès politique, p. 93. 265. En général, l'abstention est très forte à toutes les élections, de l'ordre des 50 % d'un corps électoral qui, en dehors de Pointe-à-Pitre, se situe entre quelques centaines et 2.000 électeurs par commune. Ainsi pour ce qui concerne Capesterre au moment étudié ici, on compte 1.472 inscrits dans la commune et 3.141 dans le canton en 1901 (n. d. pour 1904). Aux municipales de mai 1904, 58,98 % ont voté, soit 883 électeurs ; aux cantonales d'octobre suivant, 54,83 % et 1.872 électeurs pour l'ensemble du canton. On voit que le vote de la centaine d' "Indiens" "amenés" par Sidambarom aurait pu être tout à fait déterminant. Voir sur tout ceci les tableaux et développements essentiels de J. P. SAINTON, Nègres en politique, t. III, p. 484-487 et p. 554-559. 266. Sur ce texte et les circonstances de sa publication, voir supra.
1186 glaise et que, par conséquent, étant fils d'étrangers nés "en France", leur accès à la citoyenneté française ne peut être régi par un texte relatif aux natifs des Etablissements de l'Inde, mais par l'article 8-4 du Code Civil ou par les dispositions antérieures de celui-ci, selon qu'ils ont atteint l'âge de leur majorité avant267 ou après la loi du 26 juin 1889 ; et que de toutes façons, le décret du 21 septembre 1881 ne concerne pas la Guadeloupe, n'y a jamais été promulgué, et par conséquent ne saurait y être appliqué, même aux originaires de l'Inde française résidant dans l'île. A vrai dire, tous les arguments qui lui sont opposés ne pèsent pas lourd face à la volonté de La Loyère d'en découdre. Sa tactique est simple : entrainer Sidambarom dans un labyrinthe judiciaire et administratif, en espérant qu'il finira par s'y perdre. La commission de révision de la liste électorale de Capesterre ayant rejeté sa réclamation, il fait appel de sa décision devant la justice de paix du canton, qui, à son tour, le déboute de sa demande par jugement du 23 févier 1904. Mais il apparait alors que le juge s'est seulement contenté d'examiner le fond de l'affaire, sans se prononcer préalablement sur les arguments de droit soulevés par le demandeur, comme il doit normalement le faire toutes les fois que se présente une question d'état des personnes ou de nationalité, à moins qu'il préfère renvoyer la cause devant une autre juridiction s'il n'est pas en mesure de statuer par lui-même. Il y a là matière à cassation, et La Loyère ne laisse donc pas passer l'occasion. Par arrêt du 25 avril 1904, la Cour de cassation casse, pour ce motif, la sentence du juge de paix de Capesterre et renvoie l'affaire devant celui de Basse-Terre. Mais il apparaît alors que celui-ci ne désire surtout pas "se mouiller" dans une histoire aussi délicate politiquement. Le 27 juin 1904, saisissant la perche tendue par la Cour de cassation, il renvoie le gouverneur et son acolyte Samson à se pourvoir devant le tribunal de première instance dans un délai d'un mois pour y être statué sur les points de droit soulevés par eux ; puis un mois plus tard (le 27 juillet), comme les deux intéressés n'ont, et pour cause, fait aucun acte de procédure, il est de nouveau saisi par Sidambarom pour se faire adjuger la cause, et rend alors un jugement stupéfiant, renvoyant l'affaire sine die pour 73 des inscriptions contestées et ordonnant la radiation pure et simple de la liste électorale pour 13 autres268. Observons que, au stade où en est l'affaire, La Loyère a déjà atteint en grande partie son but : les inscriptions contestées ayant été suspendues en attendant que la justice se prononce, Sidambarom et les autres électeurs concernés n'ont pu prendre part ni aux municipales de mai, ni aux cantonales d'octobre. Mais au cours des mois suivants, la situation tourne carrément au scandale : Sidambarom ne parvient pas à se faire rendre justice. Malgré ses multiples démarches, tant auprès des juridictions concernées que du procureur général, ni le tribunal de première instance de Basse-Terre, ni le juge de paix ne rendent leur jugement ; saisi à son tour quand il est nommé en Guadeloupe, le gouverneur Boulloche pratique la tactique "de l'édre267. Ce qui est le cas d'Henri Sidambarom lui-même, né en 1863. 268. Tout ce qui précède résume toutes les différentes pièces de procédure reproduites dans H. SIDAMBAROM, Procès politique, p. 13-31 et 56-64.
1187 don" : il voudrait bien faire quelques chose pour lui mais il ne peut évidemment pas interférer dans le cours de la justice, il est désolé, etc269. Cette fois, Henri Sidambarom en a assez. En juillet 1905, il porte l'affaire devant le ministre des Colonies, faisant appuyer sa démarche par ses amis politiques, le sénateur Cicéron et le député Gerville-Réache. Indignés par le traitement dont il est l'objet, les deux parlementaires s'engagent fermement à ses côtés270, et finalement obtiennent une réponse qui donne pleine satisfaction à leur "protégé" : les fils des immigrants indiens nés dans les colonies françaises sont français en vertu de l'article 8-4 du Code Civil ; des instructions en ce sens vont être envoyés au gouverneur de la Guadeloupe afin que les commissions municipales suivent à l'avenir des règles uniformes dans ce domaine271. A la suite de quoi, Sidambarom et les autres électeurs de Capesterre injustement contestés sont réintégrés dans leurs droits, puis, lorsque survient la guerre, les fils d'immigrants sont, comme 11.000 autres Guadeloupéens, très normalement mobilisés et envoyés en métropole pour y combattre272. Mais très peu d'entre eux auront l'occasion de le faire273. En effet, à la fin de 1915, le ministère des Colonies informe les gouverneurs antillais que "l'état-civil ne permettant pas de déterminer à coup sûr la nationalité des … descendants d'Hindous immigrés sous l'empire de la Convention du 1er juillet 1861", ceux-ci seront, à la demande du gouvernement britannique, "considérés comme dégagés de toutes opérations militaires" ; ceux inscrits sur les tableaux de recensement des classes concernées (1889 à 1917) seront donc radiés et ceux déjà incorporés renvoyés dans leurs foyers274. D'après Henri Sidambarom, cette décision aurait été suscitée par un parlementaire de la Réunion, relayant la demande de quelques grands propriétaires influents soucieux de conserver leur main d'œuvre275. Mais par contrecoup, elle relance le débat sur la nationalité des "Indiens". En 1922, bien que le ministère ait rappelé trois ans plus tôt que "les fils et descendants d'Hindous … doivent tous être inscrits sur les listes électorales", et confirmé ainsi une fois de
269. Ibid, p. 32-40. 270. Ibid, p. 41-50. 271. Lettre du ministre Clémentel à Cicéron et Gerville-Réache du 20 janvier 1906, reproduite dans ibid, p. 51-52. 272. "On avait commencé à (en) incorporer un petit nombre au début de la guerre" ; ibid, p. 3. 273. Notons tout de même la présence, sur les monuments aux morts de la Guadeloupe, d'au moins deux noms de consonance indienne, Jean-Joseph Savérimoutou à Saint-Claude et Abdel Simaï à Morne-à-l'Eau. Nos remerciements à notre beau-frère Roland Monduc, qui a eu l'amabilité de faire pour nous les recherches nécessaires à travers les communes de l'île. D'après J. P. SAINTON, Notes pour l'étude, p. 156, moins d'une dizaines d' "Indiens" seraient décédés au front pendant la première Guerre Mondiale. 274. JO Gpe, 25 novembre 1915. 275. Procès politique, p. 3.
1188 plus leur qualité de Français, le gouverneur Jocelyn-Robert, s'appuyant sur la circulaire précitée de 1915, ordonne aux maires de ne pas les recenser pour le service militaire276. Et voici donc que Sidambarom reprend son combat, réclamant pour ses "congénères" le droit de payer "l'impôt du sang". Mais cete fois, l'affaire est rondement menée. Le vieux patriarche est soutenu par les deux députés de la Guadeloupe, Boisneuf et Candace, et sa demande reçoit rapidement une réponse positive. En juin 1923, six mois seulement après son intervention auprès du ministère, le président du Conseil en personne, Raymond Poincaré, après consultations avec les Colonies, les Affaires Etrangères et le gouvernement britannique, tranche définitivement la question : en raison de la Convention de 1861, "les enfants d'immigrés d'origine hindoue de la première génération ne peuvent en aucun cas être astreints au service militaire", mais ceux des générations suivantes sont régis entièrement en matière de nationalité par l'article 8-4 du Code Civil et sont donc Français de naissance277. Ce n'est pas exactement ce qu'espérait Sidambarom, qui proteste contre la restriction concernant la première génération278,mais, pour l'essentiel, celle-ci a désormais largement dépassé l'âge du service militaire, et comme la décision gouvernementale ne remet pas en cause son inscription sur les listes électorales, il ne poursuit pas plus avant dans cette voie ; peu de temps après, d'ailleurs, une circulaire d'application de la loi du 1er avril 1923 sur le recrutement vient clarifier "explicitement les obligations en la matière des Hindous …, de manière que leur situation … ne fasse plus l'objet d'aucun doute"279. Ces décisions semblent avoir provoqué quelques remous chez certains adversaires de Sidambarom280, et il faudra encore longtemps avant qu'elles soient définitivement acceptées par tous dans l'île281. Soixante ans plus tard, l'élection d'Ernest Moutoussamy comme député de la Guadeloupe clôture symboliquement par le haut ce processus d'intégration politique des descendants d'Indiens dans la société créole.
276. Ibid, p. 4-8, et Nouvelliste, 20 et 22 février 1922. 277. Sur tout ceci, voir les différentes pièces reproduites par H. SIDAMBAROM, Procès politique, p. 67-73. 278. Lettre au ministère du 15 septembre 1923 ; ibid, p. 75-76. 279. Ibid, p. 73. 280. En novembre 1923, Sidambarom est agressé publiquement par le conseiller général du Moule, qui lui jette à la face : "Si j'étais maire de ma commune, j'aurais radié de la liste électorale tous les fils d'Hindous puisqu'ils ne sont pas soumis au service militaire. A droits égaux, charges égales", ajoutant, à l'intention de diverses personnes présentes qui lui reprochent, ce faisant, de violer la loi, "qu'aucun jugement au monde, ni les ministres, ni le président de la République ne l'obligeraient à les inscrire tant qu'il ne les verrait pas porter la casaque et les godillots". Sidambarom a l'intelligence de ne pas répondre. Ibid, p. 77-78. 281. En 1968 encore, l'administration refuse un certificat de nationalité française à un fonctionnaire guadeloupéen d'ascendance indienne né d'une mère née elle-même en Inde ; il lui faut plaider pour obtenir satisfaction. Communication de G. FREDERIC au colloque "La présence indienne dans la Caraïbe", Saint-Claude, janvier 2004.
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CONCLUSION DU TITRE VIII
Même hors de l'habitation, rien n'a été facile pour les immigrants et leurs enfants, ceux de la première génération créole. Sans doute ne sont-ils plus soumis à la violence physique des engagistes, mais une autre, de nature institutionnelle, prend immédiatement le relais, celle exercée indirectement par l'administration, sinon à proprement parler pour obliger les Indiens à rester en Guadeloupe, du moins pour faire en sorte qu'ils ne puissent plus repartir ; plus feutrée, presque impalpable (Contre qui se retourner quand il n'y a pas de navire prévu pour les rapatriements ?), elle n'est pas moins destructrice que la précédente, parce qu'elle introduit un facteur supplémentaire de souffrance, psychologique celui-ci, le désespoir. C'est ce désespoir qui fait que la créolisation des Indiens, considérée aujourd'hui, un siècle plus tard, comme un modèle d'intégration "à la française", est en réalité un processus extrêmement douloureux pour ceux, bloqués sur place, qui s'y sont trouvés confrontés à leur corps défendant ; il leur a fallu, sinon accepter, du moins se faire à l'idée, d’abord de ne plus revoir l'Inde, puis de voir leurs enfants abandonner la langue et beaucoup de la religion ancestrales, manger du bœuf et/ou du porc, aller à l'église, perdre progressivement les fondements d'une identité au profit d'une autre … Mais aussi, à la génération suivante, aller à l'école, devenir citoyen, voter, participer pleinement au destin collectif de leur nouveau pays, passer enfin, pour pasticher Aimé Césaire, du statut de coolies entièrement à part à celui de Guadeloupéens à part entière. Pour une fois, c'est sur une note d'optimisme que nous terminons.
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TITRE NEUVIEME
LA FIN DE L'IMMIGRATION (1876 - 1895)
A partir de la fin de la décennie 1870, l'immigration indienne commence à être remise en cause aux Antilles, sous l'effet d'un double refus convergent. C'est tout d'abord celui des élus républicains aux deux conseils généraux. Pour des raisons à la fois politiques et économiques, ils mènent contre l'immigration et toutes les conséquences négatives qu'elle engendre, un combat persévérant qui s'étend sur une dizaine d'années. Mais si elle débouche dès 1884 sur une décision formelle de suppression de l'institution par l'assemblée locale martiniquaise, leur lutte n'est, par contre, pas autant couronnée de succès en Guadeloupe, où les usiniers, quoique sur la défensive face à la pression croissante de leurs adversaires et de la crise sucrière, parviennent malgré tout à maintenir l'immigration jusqu'à son interdiction par la Grande-Bretagne, en 1888-89 (Chapitre XX). De son côté, en effet, le gouvernement de l'Inde manifeste un mécontentement croissant face au traitement inique auquel sont soumis ses sujets dans les colonies sucrières de la France, et ce d'autant plus qu'elle ne tient aucun compte de ses protestations et ne fait aucun droit à ses réclamations. Après une série d'avertissements, dont les deux plus forts sont la suppression de l'émigration vers la Guyane (1876) et la Réunion (1882), il finit, excédé, par interdire, six ans plus tard, tout recrutement à destination des Antilles. Les multiples démarches françaises pour faire revenir la Grande-Bretagne sur sa décision échouent. Après quelques velléités de reprendre l'immigration africaine et divers recrutements "sauvages"
1191 dans les îles anglaises voisines, l'histoire de l'introduction de travailleurs étrangers en Guadeloupe s'achève en 1895 sur la lamentable odyssée des Japonais du Crédit Foncier Colonial (Chapitre XXI).
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CHAPITRE XX
EN GUADELOUPE : LE COMBAT REPUBLICAIN CONTRE L'IMMIGRATION
A la fin des années 1870 et pendant la majeure partie de la décennie suivante, l'immigration constitue l'un des sujets majeurs du débat politique aux Antilles. En Guadeloupe, c'est essentiellement au sein du Conseil Général que l'affrontement a lieu, opposant les élus républicains ou "schoelchéristes", apparus dans le paysage politique local dans la foulée du rétablissement de la République en France, à la droite dite "usinière", animée par les grands propriétaires fonciers exploitant les usines sucrières modernes, et particulièrement par Ernest Souques, le plus grand de tous. Nous retracerons d'abord les principales étapes chronologiques de ce combat, puis nous examinerons les arguments "pour" et "contre" des deux parties ; ce faisant, c'est finalement une sorte de bilan critique de l'immigration que nous serons amenés à établir.
1. LES ETAPES DE L'AFFRONTEMENT 1.1. Les résultats en demie teinte de l'offensive républicaine (1878-1882) a) La fin du consensus autour de l'immigration (décennie 1870) Pendant tout le règne de Napoléon III, l'immigration bénéficie, dans les milieux dirigeants de la Guadeloupe, d'un consensus unanime ; de la première réunion du Conseil Général, en 1854, à la chute du régime impérial, ce sont toujours les mêmes propos qui reviennent pour célébrer une institution qui "a sauvé le pays"1 et en faveur de laquelle aucun sacrifice ne
1. CG Gpe, SO 1854, p. 74, rapport de la commission de l'immigration : elle est "un des moyens de salut les plus efficaces pour le pays … La question … a passé par tous les comices, par toutes les chambres, par tous les conseils municipaux ; elle en est sortie appuyée partout des mêmes arguments, partout escortée des mêmes conclusions, elle est aujourd'hui à l'état d'axiome incontestable. L'immigration, c'est tout l'avenir". Ibid, SO 1870, p. 153, la même : "Ce qui n'était qu'une espérance en 1854 est aujourd'hui une réalité indiscutable ; l'expérience faite ne permet plus le doute. Nos devanciers disaient : "L'immigration doit sauver le pays". Votre commission vous dit à l'unanimité : l'immigration a sauvé le pays". Nota : la phrase soulignée l'est dans le rapport.
1193 sera jamais assez grand2. Il est vrai que les opposants n'ont guère la possibilité de se faire entendre ; la presse est sévèrement contrôlée et le Conseil Général n'est que l'écho fidèle des intérêts des grands propriétaires3. A la fin de la décennie 1860, toutefois, les premiers signes d'effritement de ce consensus commencent à apparaître. Non, certes, que l'immigration soit contestée en tant que telle, et encore moins menacée dans son existence même, mais il est clair que, dans les secteurs de la classe dominante locale non directement concernés par elle, on s'inquiète des prétentions croissantes de ses bénéficiaires et de leur volonté de renvoyer sans cesse davantage la charge de son financement sur le budget colonial, donc sur l'ensemble des contribuables guadeloupéens, au détriment d'autres intérêts qui ne semblent pas moins dignes d'être pris en considération4. La chute du Second Empire a pour conséquence de renforcer encore ces réticences, parce que l'élection du Conseil Général au suffrage universel (au moins en théorie), dès 1870, aboutit à y faire siéger des hommes nouveaux, représentants des intérêts jusqu'alors exclus du jeu politique local5 et vers lesquels ils vont chercher à orienter une partie au moins des ressources budgétaires antérieurement consacrées à l'immigration6. En tout cas, il semble bien que la proclamation de la République ait initialement provoqué quelque inquiétude chez les bénéficiaires de l'immigration, à voir avec quelle ardeur le rapporteur de la commission ad hoc justifie longuement celle-ci devant l'assemblée locale lors de la première session suivant l'établissement du nouveau régime7. Mais dans l'immédiat, ces craintes demeurent sans objet ; 2. Voir supra, note 193 du chap. XIV. 3. Rappelons qu'il est composé pour moitié de membres désignés directement par le gouverneur, et pour l'autre moitié d'élus des conseils municipaux, qui sont eux-mêmes nommés entièrement par le gouverneur. 4. CG Gpe, SO 1866, p 496 : "Un membre fait ressortir que plusieurs intérêts sont en jeu dans cette opération (= la fixation du montant de la prime à rembourser par les engagistes) : l'intérêt général, celui des engagistes et celui des personnes qui n'ont pas besoin d'avoir recours à l'immigration … Ne perdons pas de vue que c'est pour les propriétaires d'habitation que tant de dépenses ont lieu. Il y a aussi l'intérêt des autres contribuables qui ont … coopéré à la formation d'un capital (= les réserves de la Caisse de l'immigration) qu'on court le risque de compromettre" (= en fixant à un niveau trop bas le montant de la prime remboursable par les engagistes). Sur tout ce qui concerne la politique de financement de l'immigration dans les années 1860 et l'offensive des engagistes en vue de faire diminuer leurs charges au détriment du budget colonial, voir supra, chap. XIV. 5. Sur le basculement de la vie politique en Guadeloupe en 1870-71, voir L. ABENON, Vie politique, p. 271-275. 6. CG Gpe, SO 1870, p. 164 : "Un membre énonce que son intention n'est point de combattre l'immigration … , (mais) il y a trois articles du budget qu'il voudrait voir aussi largement dotés que possible, l'immigration, les routes, l'instruction primaire … Il est donc partisan de ces trois éléments importants de la prospérité du pays, mais il ne peut être de l'avis de l'honorable rapporteur lorsqu'il demande pour l'immigration la moitié des droits de sortie sur les denrées coloniales". Ibid, SO 1871, p. 287 : "un membre" qui se déclare convaincu que l'immigration "est indispensable au salut du pays", ajoute cependant "qu'on ne doit pas se laisser aller à des exagérations qui auraient pour résultat d'entraîner la faillite générale de nos budgets". 7. CG Gpe, SO 1870, p. 153-154. La session ordinaire de 1870 a été renvoyée en février-mars 1871 en raison de la guerre en France et de ses répercussions en Guadeloupe. Les principaux passages de ce rapport en forme de défense et illustration de l'immigration sont reproduits supra, note 198 du chap. XIV.
1194 pour l'essentiel, même si le temps de la facilité et des avantages obtenus sans combat est fini pour eux, les planteurs parviennent encore à préserver le consensus dont bénéficie l'immigration dans les milieux politiques guadeloupéens pendant la majeure partie de la décennie 18708. Quant aux quelques voix hostiles qui s'élèvent alors contre elle en métropole, elles demeurent isolées et n'ont pratiquement aucun écho aux Antilles9. C'est à partir de 1876 que se produit le basculement, parce que la situation politique globale elle-même est en train de basculer, tant nationalement que localement. Depuis les lois constitutionnelles de l'année précédente, la République "s'est glissée furtivement" en France, puis l'échec de la tentative de coup d'Etat constitutionnel du maréchal Mac Mahon, le 16 mai 1877, marque définitivement l'installation du nouveau régime. La victoire des républicains donne le coup d'envoi du combat contre l'immigration. C'est évidemment Schœlcher, désormais sénateur inamovible et véritable "statue du commandeur" de toute la gauche antillaise, qui déclenche l'offensive avec la publication dans la presse métropolitaine, à partir de 1876, de toute une série d'articles très hostiles à l'institution10. A la Martinique, il est immédiatement relayé par le conseiller général Verdet, qui, dès la fin de cette même année, propose à l'assemblée locale la suppression pure et simple de l'immigration11 ; encore minoritaire, il échoue, mais le compte à rebours est enclenché. En Guadeloupe, la première attaque contre l'immigration est conduite par le député et conseiller général mulâtre Gustave Lacascade12. En 1878, il propose au Conseil Général d'élever le montant de la prime d'introduction remboursable par les engagistes de 250 F, niveau auquel elle était fixée depuis 1873, à 30013. Bien sûr, cette proposition a aussi pour but de procurer à la Caisse de l'immigration des recettes supplémentaires à un moment où sa situation n'est guère florissante, mais ses motivations profondes sont avant tout politiques. Pour son auteur, comme pour tous les élus républicains qui le soutiennent, il s'agit d'abord de mettre un terme "à un privilège qui a suffisamment duré", en remontant "la part contributive de l'habitant … à une proportion équitable", c'est-à-dire à plus de la moitié du coût total, ce qui est loin d'être encore le cas à ce moment14. Lacascade s'appuie en outre sur le nouveau cours don-
8. Rappelons qu'en 1870-71, ils parviennent à faire voter par l'assemblée locale le principe d'une subvention annuelle du budget colonial à la Caisse de l'immigration de 400.000 f par an pendant dix ans. 9. R. ACHEEN, Problème de l'immigration, p. 9. 10. Les principaux de ces articles jusqu'en 1880, publiés notamment dans L'Opinion, Le Rappel et L'Homme Libre, sont commodément reproduits dans V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. I, p. 264287. 11. J. SMERALDA-AMON, Immigration Mque, p. 263 et 396-399. 12. Frère de Théodore, député de la Guadeloupe de 1875 à 1879, qui professe comme lui des idées "avancées" pour l'époque ; L. ABENON, Vie politique, p. 281-286. 13. Sur tout ce qui suit, voir, sauf indication contraire, CG Gpe, SO 1878, p. 76-77 et 86-88. 14. Selon Lacascade, chaque immigrant rendu en Guadeloupe revient à 550 F environ, dont 250 à la charge des engagistes et 300 payés par la colonie. D'après les comptes définitifs de l'immigration, les
1195 né à la politique d'immigration coloniale en général par la victoire des républicains en métropole –et c'est à travers des exemples comme celui-ci que l'on peut mieux comprendre ce que cette victoire a pu avoir comme conséquences progressistes aux Antilles- ; au cours du débat, il communique à l'assemblée locale une lettre adressée quelques mois plus tôt au président du Conseil Général de la Réunion par le ministre de la Marine, l'amiral Pothuau, par laquelle celui-ci critique sévèrement la proposition qui lui est faite de créer dans cette colonie une Caisse de l'immigration analogue à celle existant alors dans les colonies américaines, et exprime le vœu que, désormais, la charge financière de l'immigration soit supportée essentiellement par ceux qui en bénéficient15. Plus que la proposition de Lacascade elle-même, c'est cette lettre ministérielle qui provoque l'affrontement. Certes, Pothuau ne peut exprimer ici qu'une opinion ; dans le cadre des pouvoirs attribués aux conseils généraux des vieilles colonies par le sénatus-consulte de 1866, celui de la Réunion a tout à fait le droit de créer une Caisse de l'immigration –et il la créera effectivement- sans que le ministère puisse s'y opposer. Mais Ernest Souques, le chef de la droite guadeloupéenne, réalise immédiatement la nature de la menace que cette position fait peser à terme sur l'immigration, non seulement à la Réunion, mais également dans toutes les autres colonies recevant des Indiens ; que, fortement appuyés par le ministère et donc par l'administration locale, les adversaires du financement public de l'immigration se mobilisent pour imposer la cessation de celui-ci, et c'est la fin de l'immigration elle-même. Avec l'immense talent de comédien qui est le sien, Souques pique donc une grosse colère pour couper immédiatement court à toute dérive en ce sens16. Brillant numéro, dont la sincérité est très douteuse mais l'efficacité redoutable : bien que la proposition de Lacascade soit soutenue par la majorité de la commission de l'immigration, Souques parvient finalement à le faire enterrer ; la question n'est même pas abordée en séance plénière. remboursements des engagistes et les droits sur les contrats et les salaires représentent 46 % des dépenses totales en 1877 ; voir tableau n° 48, p. 755. 15. "L'institution qui va être créée devra être dotée sur le budget de la colonie, et cette dotation devra être fournie sur l'impôt qui pèsera sur la totalité de la population, alors que les avantages de l'introduction régulière de travailleurs étrangers s'adressent plus particulièrement à une catégorie d'habitants. J'eusse préféré que la subvention accordée à la caisse d'immigration fût fournie directement par ceux qui doivent en profiter, au moyen de contributions proportionnelles à leurs engagements annuels … En bonne économie, tout impôt doit être la rémunération d'un service rendu, et lorsque ce service ne s'adresse pas à la totalité des contribuables, il soulève de sérieuses critiques". Les passages soulignés le sont dans l'original. 16. "Travailler avec énergie, avoir un Conseil Général qui se met à la tête de tous les progrès et se voir ainsi appréciés ! En vérité, il faut avoir le sentiment du devoir bien développé pour ne pas se sentir écœuré. Non, les affirmations de la lettre ministérielle ne sont pas exactes, la situation qu'elle dépeint n'a jamais été celle de la Guadeloupe. Je proteste au nom du Conseil Général, je proteste au nom du pays, je proteste au nom de la vérité … Et même si la situation que vous indiquez était réelle, votre devoir était de ne pas le proclamer publiquement … Par l'immigration nous avons développé les sources de la richesse … ; par l'immigration nous avons transformé les conditions de la vie sociale ; nous avons fait de la canne une marchandise que l'on peut vendre à une balance ; nous avons favorisé l'extension de la petite propriété … Voilà les résultats de cette immigration qui ne profite, dites-vous, qu'à quelques-uns".
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Pourtant, cette tentative avortée d'accroître la part des planteurs dans le financement de l'immigration marque un tournant dans l'histoire de celle-ci en Guadeloupe : pour la première fois, une proposition défavorable aux engagistes provient, non pas de l'administration pour des motifs plus ou moins techniques d'équilibre financier de la Caisse, comme c'était le cas jusqu'alors17, mais d'un élu "de base" qui veut marquer par là son hostilité au principe même de l'immigration. C'est la fin du consensus dont bénéficiait celle-ci depuis pratiquement un quart de siècle ; maintenant, pour la conserver, les grands propriétaires vont devoir se battre.
b) L'émergence d'un nouvel environnement politico-institutionnel défavorable à l'immigration Autour de l'année 1880, l'environnement politico-institutionnel général devient franchement défavorable aux partisans de l'immigration. En métropole, depuis les élections sénatoriales de janvier 1879 et la démission de Mac Mahon de la présidence de la République, peu de temps après, les républicains contrôlent tous les rouages constitutionnels du pouvoir. En Guadeloupe, c'est le moment du "triomphe du républicanisme radical" ; le paysage politique local entre en recomposition, la plantocratie perd son monopole sur le débat politique18. Elle perd aussi son monopole sur l'information19 avec l'établissement de la liberté de la presse. Le décret du 16 février 1880 et la loi du 29 juillet 1881 mettent fin au régime d'exception hérité du Second Empire ; étendus aux vieilles colonies, ces deux textes permettent l'émergence aux Antilles d'une presse républicaine qui va faire de la lutte contre l'immigration l'un de ses thèmes favoris : à la Martinique, les Colonies20, en Guadeloupe, le Progrès21. Les grands propriétaires perdent également ce que l'on pourrait appeler leur monopole sur l'administration ; désormais, celle-ci cesse de leur être systématiquement favorable. Autour de 1880, la haute fonction publique guadeloupéenne est entièrement renouvelée22, avec la nomination de républicains pour remplacer les éléments ultra-conservateurs qui occupaient 17. Voir supra, chap. XIV. 18. Sur l'évolution du paysage politique guadeloupéen au cours des années 1870 et l'émergence puis le triomphe du radicalisme mulâtre au début de la décennie suivante, voir J. P. SAINTON, Nègres en politique, t. I, p. 165-178. 19. Monopole exercé de fait à travers l'Echo de la Guadeloupe, publié depuis 1872, qui défendait systématiquement les positions les plus réactionnaires ; en juillet 1880, il est remplacé par le Courrier de la Guadeloupe, un peu moins réactionnaire, et plus subtilement, qui est l'organe des usiniers modernistes ; Ch. SCHNAKENBOURG, Création des usines, 1ère partie, p. 107-108. 20. R. ACHEEN, Problème de l'immigration, p. 9. 21. Fondé en 1880 par Gaston Sarlat et les frères Alexandre et Auguste Isaac, il est le porte-parole de l'élite mulâtre radicale ; il est publié jusqu'en 1895. 22. Sur tout ce qui suit, voir les listes des hauts responsables de l'administration locale, ainsi que les dates d'exercice de leurs fonctions, publiées chaque année dans Annuaire de la Gpe.
1197 jusqu'alors, pour certains depuis le Second Empire23, les postes-clés de l'administration locale : Laugier comme gouverneur (novembre 1880) à la place de Couturier, "que les réactionnaires aimaient fort"24, Darrigrand procureur général (janvier 1880), et surtout, en mars 1879, le mulâtre Alexandre Isaac à la direction de l'Intérieur, une nomination hautement symbolique dans la mesure où c'est la première fois qu'un homme de couleur est appelé à exercer des responsabilités aussi élevées et à détenir un pouvoir aussi important25. Nous savons que les deux derniers nommés vont, pendant toute la durée de leurs fonctions en Guadeloupe, déployer une intense activité pour obliger les planteurs employant des Indiens à un minimum de respect des textes relatifs aux conditions de vie et de travail des immigrants26. Pendant quatre ans, les engagistes sont soumis de la part de l'administration à une intense pression ; quand celle-ci se relâche, après 1884, il ne leur est pas pour autant possible de revenir au statu quo ante, ils sont durablement affaiblis. Enfin et surtout, les élections cantonales d'octobre 1880 amènent au Conseil Général une très nette majorité républicaine27 qui, appuyée en outre par et sur le directeur de l'Intérieur Alexandre Isaac, a bien l'intention de mener la vie dure aux membres du "parti usinier" en général et à Ernest Souques, son chef, en particulier. Pour celui-ci, peu habitué à la contestation28 et qui tenait jusqu'alors la majorité de l'assemblée locale dans une poigne de fer que
23. Couturier était gouverneur depuis avril 1870, Eggimann directeur de l'Intérieur depuis septembre 1869 ; seuls les procureurs généraux avaient déjà été changés : on en compte trois, intérimaires non compris, entre juin 1870 et janvier 1880. 24. V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. II, p. 94, reprenant un article précédemment publié dans le Rappel des 31 août et 1er septembre 1882. D'août à début octobre 1880, le Progrès de la Gpe mène une vive campagne contre Couturier accusé, sinon directement de fraude électorale, du moins d'avoir manipulé le découpage des circonscriptions électorales pour maintenir une majorité de droite au Conseil Général lors des cantonales de mars ; il est appuyé par Schœlcher qui, dans une violente attaque contre ce gouverneur, l'accuse de racisme et de vouloir bloquer toute évolution de la société guadeloupéenne (art. publié dans le Rappel du 15 septembre 1880, et reproduit dans Polémique coloniale, t. I, p. 218-222). Finalement le gouvernement prononce la dissolution du Conseil Général mal élu et remplace Couturier par Laugier, "un fonctionnaire républicain" ; Progrès, 6 octobre, 20 et 24 novembre 1880. 25. Une nouveauté très mal ressentie par la classe blanche dominante. Article virulent contre l'intéressé et contre Schoelcher, accusé d'être à l'origine (et qui l'est effectivement) de cette nomination qui "foule aux pieds" toutes les règles de la hiérarchie administrative, dans Echo, 28 mai 1880. 26. Supra, chap. XVI. 27. Résultats dans Progrès, 27 octobre et 3 novembre 1880. Outre Gustave Lacascade, les membres les plus influents de la nouvelle majorité sont G. Sarlat et Auguste Isaac ; selon les scrutins, elle rassemble 20 à 25 voix contre 10 et 15 pour ses adversaires conservateurs. Naturellement, dès la première réunion du nouveau Conseil, les républicains se partagent tous les postes du bureau, qu'ils occuperont plus ou moins à tour de rôle pendant toute la mandature. Sans doute pour maintenir un minimum de cohésion dans le groupe, les éléments les plus avancés de cette majorité (Lacascade …) laissent la présidence au modéré Guilliod, régulièrement réélu à chaque nouvelle session pendant trois ans contre Rollin, le candidat de Souques. Sur tout ceci, CG Gpe, sessions de 1880 à 1883, passim. 28. Voir par exemple la façon dont il se conduit avec ses actionnaires de la Compagnie Sucrière, ou avec les grands propriétaires blancs d'habitations fournissant des cannes à Darboussier, ou encore avec ses ouvriers nègres "coupables" d'avoir fait grève (200 d'entre eux sont purement et simplement licenciés) ; Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 26-27; 47-49; 73 et 177-178.
1198 nul velours ne venait adoucir29, l'année 1880 est celle de toutes les couleuvres à avaler ; malgré un extraordinaire activisme oratoire et un combat acharné de tous les instants30, il est battu sur toutes les questions essentielles sur lesquelles il s'engage : projet de création d'un lycée public à Pointe-à-Pitre31, établissement d'une surtaxe sur les droits de sortie frappant les sucres turbinés produits par les usines32, et enfin grand débat sur l'immigration. Au moment où s'ouvre la première session de l'assemblée locale dans sa nouvelle composition, les bénéficiaires de l'immigration sont donc clairement sur la défensive ; en témoigne l'inquiétude de la presse de l'Usine à la veille du débat sur la question33, ainsi que l'évolution du vocabulaire employé pour qualifier l'institution par ceux qui sont pourtant ses plus chauds partisans34. Cette attitude est d'autant plus compréhensible que leurs adversaires ont choisi de les attaquer à l'endroit le plus sensible pour eux : au porte-monnaie.
29. Sur tout ceci, voir Ch. SCHNAKENBOURG, Grand industriel, p. 104-106. 30. Cet acharnement se mesure presque physiquement au volume du p. v. imprimé de la session ordinaire de 1880 : ceux des années précédents, quand les débats étaient relativement brefs et les décisions facilement acquises, comptaient dans les 400 à 500 p. ; celui de 1880 est deux fois plus gros, avec 1.067 p. Quant à la durée des débats, elle s'étend du 7 décembre 1880 au 27 janvier 1881, alors qu'antérieurement la session ordinaire s'achevait habituellement à Noël. 31. Présenté et ardemment soutenu par Alexandre Isaac dans le cadre de son grand plan de développement de l'enseignement public en Guadeloupe, ce projet vise à créer un lycée d'Etat "où sera distribuée l'instruction dans le sens des idées républicaines", afin de remplacer les deux établissements religieux d'enseignement secondaire existant alors dans la colonie ; Souques combat longuement cette proposition, mais il est lâché par tous ses amis politiques, y compris les plus proches (Rollin, Le Dentu, Dubos, Alléaume …), et il est finalement le seul conseiller à voter contre ; CG Gpe, SO 1880, p. 647-659. 32. Jusqu'alors, tous les sucres produits en Guadeloupe étaient frappés du même droit de sortie, qu'il s'agisse de la médiocre "bonne quatrième", de plus en plus difficilement vendable, des habitationssucreries, ou du sucre turbiné à 95° de polarisation des usines, vendu environ 30 à 40 % plus cher aux raffineries. A la fois pour des raisons d'équité fiscale et pour permettre la survie des dernières habitations-sucreries encore en activité, les républicains étaient depuis longtemps partisans d'établir une taxe différentielle selon l'origine des sucres, ceux des usines étant évidemment plus lourdement frappés. Déjà l'année précédente, une première tentative de Lacascade en ce sens aurait échoué ; ibid, SO 1879, p. 16, 216-237 et 281. Aussi dès le changement de majorité, les élus républicains reviennent à la charge ; finalement, après trois jours d'un débat torride, les usiniers (Souques, Le Dentu, Dubos) sont battus et la surtaxe est votée (2,50 F par quintal pour les sucres d'usiner contre 1,80 pour ceux des habitationssucreries) ; ibid, SO 1880, p. 341-459. Malheureusement pour les républicains et pour l'équité fiscale, le gouvernement refusera d'approuver et de rendre exécutoire cette décision, à la suite d'un avis négatif du Conseil d'Etat saisi par Souques ; ibid, SO 1881, p. 269-273. Sans doute celui-ci remporte-t-il ici une victoire juridique et financière importante pour la gestion de ses usines, mais la défaite politique, elle, reste ! 33. Courrier, 4 janvier 1881. 34. Il est bien loin le temps où l'immigration était qualifiée de "salut du pays" ; maintenant, elle n'est plus qu'un "mal nécessaire", "un pis-aller" (Le Dentu).
1199 c) L'offensive républicaine (8 – 11 janvier 1881) Le grand débat sur l'immigration s'ouvre le 8 janvier 1881 par la présentation du rapport de la commission chargée d'examiner le projet de budget ad hoc de l'administration35 ; le rapporteur est Auguste Isaac. Il inaugure son propos en dressant un tableau sans complaisance de la situation héritée dans ce domaine de près d'un quart de siècle de domination sans partage des grands planteurs sur l'assemblée locale. Il part du constat que, au cours des dix dernières années, l'immigration a consommé une part sans cesse croissante des recettes fiscales de la Guadeloupe36, et qu'il y a là une dérive dangereuse à laquelle il convient de mettre un terme ; il s'interroge ensuite sur le nombre d'immigrants présents dans la colonie, dont il estime qu'il n'est plus très éloigné du maximum qu'elle peut employer sans qu'ils fassent "une concurrence nuisible" aux travailleurs créoles ; enfin, après avoir très soigneusement décortiqué les différents types de recettes du budget de l'immigration et montré chiffres en mains "que tous les contribuables, y compris les travailleurs libres, entrent pour une part considérable dans une dépense qui ne leur profite pas directement", il propose d'établir "une nouvelle répartition des charges … plus équitable, … en demandant une plus large part à ceux qui se servent immédiatement de l'immigration". En conséquence de tout ce qui précède, le projet de budget que la commission présente au Conseil s'articule autour de trois grandes mesures : 1) Diminution du nombre d'immigrants à demander en Inde pour la prochaine campagne, qui passerait de 2.350 à 1.800 ; 2) Diminution de 400.000 à 300.000 F du maximum de la subvention du budget colonial à celui de l'immigration, et suppression des décimes additionnels sur tous les impôts et taxes, à l'exception des droits de sortie sur le sucre et le café ; 3) Augmentation de la prime remboursable par les engagistes, qui serait portée de 250 à 285 F. Après que le directeur de l'Intérieur ait informé le Conseil de l'accord d'ensemble de l'administration avec les propositions de la commission, le débat (le combat ?) s'engage sur le fond de celles-ci37. On imagine que pendant toute la lecture du rapport, les conseillers généraux usiniers devaient déjà faire des bonds en entendant des horreurs pareilles. Aussi, à peine le président a-t-il déclaré la discussion ouverte, attaquent-ils "bille en tête", Dubos (le propriétaire de Courcelles et Gentilly) avec tristesse devant tant de méchanceté, Le Dentu (Bologne) avec intelligence et finesse, Souques enfin (Darboussier et Beauport) avec acharnement, talent et esprit juridique38. Lourdement répétitives39, leurs interventions essaient de répondre point
35. Ce rapport se trouve dans CG Gpe, SO 1880, p. 235-251. 36. De 1871 à 1879, les recettes du budget de l'immigration ont augmenté de 73,5 % (940.000 à 1.650.000 F), contre 20,5 % seulement pour celles du budget colonial général (3.947.000 à 4.758.000 F). 37. CG Gpe, SO 1880, p. 253-311, 10 janvier 1881. 38. Un quatrième usinier est également élu au Conseil Général, Duchassaing de Fontbressin (Duchassaing et Zévallos), mais outre qu'il n'assiste pas à tout le débat, il n'intervient à aucun moment dans celui-ci. 39. Sur les 44 pages que la discussion générale (hors votes) occupe dans le p. v. imprimé de la session, 18 (= 41 %) sont consacrées aux interventions de ces trois usiniers. Dans le camp opposé, seul le
1200 par point à l'argumentation de la commission : 1) Il n'est pas vrai que l'immigration ne profite qu'à une poignée de grands propriétaires ; toute l'économie et toute la société guadeloupéennes en bénéficient directement ou indirectement ; 2) Il n'est pas vrai que les immigrants fassent concurrence à la main d'œuvre locale ; au contraire, en contribuant à soutenir les productions d'exportation, l'immigration a favorisé l'augmentation des salaires des travailleurs créoles ; 3) Si l'on accroît exagérément la part des frais d'introduction supportée par les engagistes, on risque de ruiner l'industrie sucrière, "qui fait vivre le pays"' ; 4) Idem si l'on diminue le nombre d'immigrants introduits chaque année dans l'île40. On sent bien, à la lecture de leurs interventions que toutes les propositions de la commission ne revêtent pas le même degré de gravité pour eux. Ainsi ne parlent-ils pratiquement pas de la diminution de la subvention du budget colonial ; nous avons vu précédemment que, pendant les dix années où elle était automatiquement de 400.000 F par an, cette somme n'avait été que rarement utilisée intégralement, et que même réduite à 300.000 F, elle était encore très largement suffisante pour compléter efficacement les autres ressources dont disposait par ailleurs le budget de l'immigration41. De même pour ce qui concerne la prime remboursable par les engagistes ; il est vrai qu'elle augmente brutalement de 14 % par rapport à son niveau antérieur, mais, malgré le brillant numéro d'illusionnisme comptable auquel se livre Souques, cette augmentation n'est pas, en valeur absolue, d'une ampleur telle qu'elle puisse constituer une menace pour l'équilibre financier des habitations, surtout quand elles appartiennent aux usines. Par contre, l'inquiétude que soulève chez les usiniers la perspective d'une diminution d'un quart du nombre d'immigrants à introduire l'année (et sans doute les années) suivante(s) n'est manifestement pas feinte, et il est d'ailleurs significatif que ce soit presque uniquement sur ce point que la presse usinière ait marqué son opposition avant le débat, lorsque le projet de budget pour 1881 avait été rendu public 42. En cette fin de la décennie 1870 et début des années 1880, en effet, la situation du marché du travail est de nouveau extrêmement tendue en Guadeloupe ; l'industrie sucrière, en croissance très forte, ne parvient pas, malgré une augmentation significative des salaires, à recruter autant de travailleurs créoles qu'elle le souhaiterait43 et compte donc d'autant plus sur l'immigration pour se procurer la main-d'œuvre dont elle a besoin. C'est ce qui explique que, en 1878, le Conseil Général ait, à l'initiative de Souques, décidé de demander à Calcutta 1.000 immigrants de plus par an (de 1.350 à 2.350),
rapporteur de la commission et le directeur de l'Intérieur interviennent un peu longuement pour leur répondre. 40. Nous ne pouvons ici qu'énumérer ces différents point, nous réservant d'y revenir plus longuement sur le fond dans le paragraphe suivant de ce chapitre. 41. Voir supra, chap. XIV. 42. Courrier, 4 janvier 1881. 43. Sur tout ceci, voir développements plus complets et références, supra, chap. III.
1201 soit cinq convois par campane au lieu de trois44. Mais en pratique, déjà au cours des deux campagnes précédant l'entrée en application de ce vote, il était arrivé en Guadeloupe beaucoup plus d'Indiens que le contingent annuel de 1.350 prévu par la convention avec Lamouroux reprise par Charriol45, et l'administration n'avait apparemment pas eu de difficultés pour financer et placer ces arrivants supplémentaires ; au total, avec les effets de ce vote46, il était donc arrivé une moyenne annuelle de 2.309 immigrants dans l'île au cours des quatre campagnes précédant le débat dont il est question ici. On comprend mieux que les usiniers concentrent principalement leur tir sur ce point-là en particulier. Mais finalement, tous leurs arguments ne peuvent rien contre une majorité massive, homogène et bien décidée à leur en "faire baver" ; toutes les propositions de la commission sont largement approuvés par le Conseil en séance plénière.
d) Finalement des demi-mesures Malgré tout, ces décisions sont très loin d'être aussi dévastatrices que l'annonçaient les représentants des planteurs. Au contraire, tout montre que, globalement, ceux-ci ont tout lieu d'être satisfaits des résultats de ce débat ; à preuve le silence de la presse de l'Usine sur ces votes une fois qu'ils sont acquis47. Certes la baisse programmée, et effectivement réalisée48, de 25 % du nombre annuel d'immigrants à un moment de grande pénurie de main-d'oeuvre constitue un handicap certain pour l'accroissement de la production sucrière, et il y a toutes les raisons de croire Souques lorsqu'il affirme trois ans plus tard que, sur les habitations de Darboussier, il a dû "faute de bras … abandonner une certaine quantité de terres déjà préparées" pour recevoir des cannes pour les deux campagnes suivantes49. Mais à côté, les inconvénients de cette décision sont plus que largement compensés par le fait que, non seulement l'immigration n'a jamais, au cours de ce long débat, été sérieusement menacée, mais même, paradoxalement, qu'elle en sort renforcée. A aucun moment, en effet, tout au long de ces trois jours, il n'est question de supprimer l'immigration. Au contraire, dès le début, les deux frères Isaac, Alexandre, le directeur de l'Intérieur, et Auguste, le rapporteur de la commission, qui mènent incontestablement le débat côté républicain, s'empressent de déclarer en termes pratiquement identiques que "le principe de l'immigration n'est pas mis en cause" et qu'ils n'ont pas du tout l'intention de "combattre"
44. CG Gpe, SO 1878, p. 77. 45. Six convois et 2.656 immigrants en 1877-78, 4 et 2.131 respectivement en 1878-79. 46. Quatre convois et 2.212 immigrants en 1879-80, 5 et 2.238 respectivement en 1880-81. 47. Pas un mot de commentaire à leur sujet dans le Courrier. 48. Sur la moyenne des 3 campagnes 1881-82 à 1883-84, il n'arrive en Guadeloupe que 1.738 Indiens par an. 49. CG Gpe, SO 1883, p. 171.
1202 ou de "s'attaquer à" l'institution, le second ajoutant même qu'à son sens, "toute immigration accomplie avec mesure et dans des conditions normales est bonne en soi"50. Pendant tout le débat, les partisans de la solution radicale, ne parviennent pas à se faire entendre ; au moment du vote, Gaston Sarlat, le principal représentant de ce courant, déclare que ses amis et lui n'acceptent les propositions, à leurs yeux très insuffisantes, de la commission "que comme un compromis, une transaction, … pour ne pas briser le faisceau des forces républicaines … dans cette assemblée"51. Les usiniers n'ont donc jamais rien eu à craindre de ce côté-là, et c'est ce qui explique leur réaction finalement très modérée à ces votes. L'institution est maintenue ; même si c'est à un niveau de recrutements inférieur à celui des années précédentes, c'est tout de même là une belle satisfaction pour eux. D'ailleurs, s'il existait encore des doutes sur l'avenir de l'immigration, les deux sessions suivantes achèvent probablement de rassurer les partisans de celle-ci. D'abord parce que le chiffre de 1.800 immigrants à demander en Inde pour les deux campagnes 1882-83 et 1883-84 est renouvelé pratiquement sans débat52. Mais surtout, lorsque, en 1882, l'extrême gauche du Conseil propose de réduire la subvention du budget colonial général à celui de l'immigration de 300.000 F, montant retenu lors des deux années précédentes, à 200.000, estimant que cette somme sera bien suffisante pour achever de financer la campagne en cours et qu'il sera toujours possible, par la suite, de l'augmenter de nouveau en cas de besoin, le directeur de l'Intérieur, Alexandre Isaac lui-même, n'hésite pas à se joindre aux vigoureuses protestations des usiniers53 pour provoquer le rejet de cette proposition54. Ce vote marque la fin de la première offensive des élus républicains contre l'immigration. Elle s'achève sur des décisions qui, certes, handicapent les planteurs, trop bien (ou trop mal) habitués à cet égard depuis un quart de siècle, mais ne touchent pas à l'essentiel pour eux : le maintien de l'institution ; ce ne sont que des demi-mesures. Faute d'avoir su mettre à profit le moment où le rapport des forces lui était favorable pour imposer sa suppression, la gauche guadeloupéenne va se trouver incapable de bloquer la contre-offensive usinière, et l'immigration va encore survivre pendant près de dix ans en Guadeloupe.
50. Ibid, SO 1880, p. 279, 282, 284. 51. Ibid, p. 296-297. 52. Ibid, SO 1881, p. 806, et SO 1882, p. 700. 53. Souques est "absent de la colonie" pendant toute la durée de la session, retenu en France par ses négociations avec les créanciers de Darboussier. Le point de vue des partisans de l'immigration est défendu principalement par Le Dentu, propriétaire de Bologne, et Alléaume, allié à toutes les grandes familles blanches de l'est de la Grande-Terre. 54. Sur tout ce qui précède, CG Gpe, SO 1882, p. 701-706.
1203 1.2. La contre-offensive de l'Usine et le maintien de l'immigration (1883-1888) a) Souques reprend l'avantage (1883) En 1883, la parenthèse républicaine au Conseil Général se referme ; les élections cantonales d'octobre pour le renouvellement de la première moitié de ses membres ramènent à l'assemblée locale une nette majorité de droite55. Aussi, lorsque arrive le moment de l'examen du budget de l'immigration, le débat s'annonce particulièrement "musclé". En effet, pour dégager les moyens de financement nécessaires au fonctionnement de "services essentiels" nouveaux, indispensables au progrès de toute la population, au premier rang desquels, naturellement, l'instruction publique, le projet de l'administration prévoit de réduire de 300.000 à 200.000 F la subvention coloniale à l'immigration, et par contrecoup de 1.800 à 1.350 le nombre d'immigrants à demander en Inde pour la campagne 1884-8556. Dans les milieux sucriers, c'est l'émoi ; "cette réduction du montant de l'allocation est-elle la conséquence des nécessités budgétaires, ou bien … une atteinte au principe même de l'immigration, … un acheminement à la suppression de l'institution ?"57. Mais maintenant, Souques et ses amis ont repris la main. Le "parti usinier" est de nouveau majoritaire et contrôle la commission de l'immigration, chargée de rapporter sur le projet de l'administration. Et par conséquent, son rapport s'ouvre directement sur les deux thèmes favoris du Courrier de la Guadeloupe pratiquement depuis sa création, en 1881 : exiger d'une part la répression de "l'indiscipline" et du "vagabondage" des Indiens58, et affirmer d'autre part le caractère "indispensable" de l'immigration, dont la suppression "serait la ruine du cultivateur créole comme de la colonie". Après un tel départ "en fanfare", on n'est évidemment pas surpris que la commission, réaffirmant le principe que l'immigration est une "institution d'utilité publique", non seulement rejette le projet de budget de l'administration et propose de maintenir la subvention coloniale à 300.000 F, mais, allant pleinement dans le sens des revendications des planteurs, demande en outre au Conseil "de fixer pour une période de dix années le contingent annuel à recevoir à 1.800 travailleurs, chiffre minimum au-dessous duquel on ne saurait descendre sans danger pour les intérêts agricoles"59. Le débat qui suit la présentation de ce rapport s'étend, avec un grand acharnement, sur trois jours, le 17, 18 et 19 décembre 1883.
55. Progrès, 17 et 31 octobre, 3-7 novembre 1883. 56. CG Gpe, SO 1883, p. 115-116 et 146-147. 57. Ibid, p. 135, Le Dentu. 58. Sur ce point, voir supra chap. XVII. 59. Sur tout ce qui précède, CG Gpe, SO 1883, p. 122-129.
1204 Il débute par une vaste discussion générale sur le principe même de l'immigration, ses justifications ou les raisons de la condamner, ses bienfaits ou ses méfaits, ses avantages et ses inconvénients, ce qu'elle coûte et ce qu'elle rapporte …60. Au début, on ne saisit pas bien l'intérêt de ce débat, les arguments échangés étant, à peu de choses près, pratiquement les mêmes que trois ans auparavant61 ; la seule différence avec 1880 réside dans le fait que partisans et adversaires de l'immigration luttent maintenant à fronts renversés, parce que la force tranquille des majoritaires qui savent à l'avance qu'ils vont gagner a changé de camp entre-temps. Ce n'est que lorsque cette première journée de discussion est déjà bien avancée que l'on comprend enfin les raisons de ce débat plus ou moins théorique ; à travers beaucoup de tours, détours, contours et manœuvres de procédure, afin de ne pas risquer d'effaroucher les républicains modérés dont ils ont besoin pour constituer une majorité, Souques et ses amis s'approchent à pas feutrés de ce qui constituait manifestement dès le début leur objectif essentiel dans un premier temps : obtenir du Conseil une sorte de "vote de confiance" en faveur de l'immigration. Et ils l'obtiennent effectivement ; à l'unanimité, l'assemblée affirme "en l'état actuel, l'utilité de l'immigration"62. Pour parvenir à ce résultat, les usiniers ont dû faire pas mal de concessions par rapport à leur propos initial, mais l'unanimité obtenue au bout du compte en valait la peine63. Il suffit de voir la satisfaction manifestée par leur presse64 pour mesurer l'importance de ce vote qui, espèrent-ils, assure la pérennité de l'institution "sur des bases qui (leur) donnent toute sécurité". Malheureusement pour eux, ils vont, et surtout Souques va, "trop en faire". Le lendemain, lorsque s'ouvre la suite de la discussion, il ne peut s'empêcher de célébrer bruyamment le vote de la veille, et en des termes qui, déjà, déforment très sensiblement le contenu et la satisfaction de celui-ci65. Puis, brutalement, évoquant les perspectives ouvertes à ses yeux par ce texte, il "s'enflamme"66 ; même s'il réalise très vite son erreur et revient dans des limites plus acceptables par la majorité du Conseil67, cette espèce d'activisme et son ardeur à pousser toujours 60. Ibid, p. 134-157. 61. Et sur lesquels nous reviendrons plus longuement dans le paragraphe suivant. 62. CG Gpe, SO 1883, p. 160. 63. La formule selon laquelle le Conseil affirme "en l'état actuel, l'utilité de l'immigration" était initialement celle proposée par les élus radicaux contre une motion défendue par la droite, affirmant "que l'immigration est un élément indispensable de la prospérité de la colonie", et qui l'avait largement emporté dans un premier vote en fin de matinée ; ibid, p. 157. Les usiniers n'ont donc pas hésité à se rallier à la position de leurs adversaires quand il est apparu que cela pouvait déboucher sur un vote à l'unanimité. 64. Courrier, 18 décembre 1883. 65. CG Gpe, SO 1883, p. 170 :"Messieurs, hier le Conseil Général a voté à l'unanimité le principe de l'indispensabilité actuelle de l'immigration indienne et a demandé à l'administration d'organiser le service sur des bases qui nous donnent toute sécurité". Le mot souligné l'est par nous ; le texte voté la veille ne parle pas d'indispensabilité mais d'utilité. 66. "Pour atteindre au résultat que nous recherchons tous, ce n'est pas d'un contingent de 2.300 immigrants que nous aurions besoin, mais d'un contingent double, triple même" ; CG Gpe, SO 1883, p. 171-172. Rappelons qu'à ce moment, le débat est entre 1.350 ou 1.800 immigrants par an. 67. Après l'éclat dont il est question à la note précédente, il ne parle plus que de 1.800 immigrants par an.
1205 plus loin ses revendications commencent à inquiéter jusqu'à ses propres partisans68. Au fur et à mesure qu'avance la discussion, il devient de plus en plus évident que la proposition initiale de la commission "de fixer pour une période de dix années le contingent annuel à recevoir à 1.800 travailleurs", risque d'être rejetée par le Conseil en séance plénière, parce qu'une majorité d'élus refusent de se lier ainsi les mains pour une aussi longue période. A l'ultime seconde avant le vote, Le Dentu prend brusquement conscience de cette situation et, apparemment sans avoir consulté Souques, mais sans pour autant que celui-ci s'y oppose, propose un amendement remplaçant les mots "pour une période de dix ans" par "pour l'année 1884" ; ainsi modifié, le texte de la commission est adopté, avec l'ensemble de ses autres propositions, par 19 voix contre 12 en faveur d'une motion républicaine limitant à 1.350 le nombre d'immigrants demandés pour la campagne suivante69. Mais le lendemain (19 décembre), alors pourtant qu'on pourrait croire l'affaire définitivement pliée, le débat rebondit à l'initiative de l'administration. Toujours à la recherche de moyens supplémentaires de financement pour les autres domaines de l'action publique dans un contexte budgétaire difficile, le directeur de l'Intérieur Alexandre Isaac, soutenu par la minorité républicaine du Conseil, parvient in extremis à convaincre une majorité d'élus que, avec le solde prévisible du budget de l'immigration pour 1884, une allocation coloniale de 200.000 F serait largement suffisante pour permettre malgré tout l'introduction de 1.800 Indiens en 1885 ; à la surprise générale, Souques et ses amis acceptent cette proposition en raison des difficultés du budget colonial, et le Conseil, renversant alors son vote de la veille, réduit finalement la subvention à l'immigration de 300.000 à 200.000 F70. Les usiniers peuvent, il est vrai, se montrer "grands seigneurs" : après avoir un moment frôlé la catastrophe, ils ont finalement consolidé leurs positions et obtenu satisfaction sur l'essentiel de leurs revendications, comme le montrent les réactions de leur presse célébrant ces différents votes successifs comme une grande victoire71. Certes, la subvention coloniale a été diminuée d'un tiers, mais pour la prochaine campagne seulement et sans que cela constitue un engagement pour les suivantes, et surtout le contingent annuel de 1.800 Indiens par campagne est définitivement confirmé. Souques a donc toutes les raisons de se réjouir des résultats de son action : désormais, il a repris l'avantage dans ce débat.
68. Lire entre les lignes l'intervention du conseiller nègre Jean-Louis Jeune, un petit planteur partisan de l'immigration, et surtout celle, remarquable de modération de E. Le Dentu, l'autre usinier participant à ce débat, dans ibid, p. 176-177 et 181-183, qui visent manifestement à calmer le jeu et à atténuer l'impression désastreuse produite par les excès verbaux de Souques. 69. Ibid, p. 184-185. 70. Sur tout cet épisode, ibid, p. 209-225. 71. Courrier, 21 et 25 décembre 1883, 22, 25 et 29 janvier, 1er, 5, 8, 12, 15 et 22 février 1884.
1206 b) Les conséquences de la crise sucrière de 1884 : le problème des convois déjà commandés La grande crise sucrière mondiale de la fin du XIXe siècle éclate au début de 1884 pour se prolonger pendant plus de vingt ans ; sa première phase, la seule qui nous concerne ici, s'étend jusqu'en 188672. Les cours s'effondrent73, les dernières habitations-sucreries encore en activité sont balayées74, les usines connaissent de grosses difficultés financières75 et deux d'entre elles doivent même cesser leur activité76 ; une énorme vague d'inquiétude submerge les milieux sucriers77 et la haute administration de la Guadeloupe78. Cette crise se répercute évidemment sur la situation de l'immigration. Beaucoup de planteurs qui s'étaient inscrits pour recevoir des immigrants et dont le tour est enfin venu, se trouvent "dans l'impuissance, faute d'argent, de prendre les Indiens qui, dans la répartition (des) dernier(s) convoi(s), leur avaient été accordés"79. Au début du mois de mai, il reste à placer un convoi "actuellement en quarantaine aux Saintes", plus un autre parti de Calcutta en février et qui doit arriver "incessamment" en Guadeloupe ; en tout plus de 1.000 immigrants80. Evidemment, tous ne restent pas "sur les bras" de l'administration, qui redistribue entre d'autres planteurs les Indiens non réclamés par les engagistes initialement prévus81 ; finale72. Sur cette crise dans son ensemble, P. CHEMIN-DUPONTES, Petites Antilles, p. 238-262, et Ch. SCHNAKENBOURG, Fluctuations, p. 9-48 et 165-174. Sur sa première phase en particulier, BOIZARD et TARDIEU, Législation des sucres, p. 177-201, et A. BUFFON, Crise sucrière, passim. 73. Le cours moyen du sucre de betterave à 88° à Paris passe de 51,86 F par quintal en 1883 à 39,24 en 1884 et 31,44 en 1886 ; BOIZARD et TARDIEU, Législation des sucres, p. 375. Pour les mêmes années, le prix moyen des réalisations de Darboussier est de 49,30, 37,10 et 35,41 F/ql respectivement ; Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 264. Toujours pour ces trois années, le prix moyen de la mercuriale de la "bonne quatrième" (le sucre brut d'habitation) à Pointe-à-Pitre passe de 39,01 F/ql à 28,75 puis 25,00 ; calculé d'après les relevés hebdomadaires publiés dans JO Gpe. Sur l'ensemble de la crise, la baisse des cours est de l'ordre des 50 % entre 1883 et 1906. 74. Ch. SCHNAKENBOURG, Disparition, p. 291-292. 75. Ch. SCHNAKENBOURG, Blanchet, p. 29-30 ; Beauport, p. 95-96 ; Crise de change, p. 44, à propos de Zévallos et Duchassaing ; Darboussier, p. 135-143 et 266 (le résultat net passe de 1.137.600 F de bénéfices en 1882 à 3.800 en 1884 et une perte de 580.300 F en 1886). En outre, six usines sont expropriées à la requête du CFC mais redémarrent avec de nouveaux propriétaires : Montmein, Bonne-Mère, La Retraite, Duquéry, Clugny et Marquisat ; sources : avis publiés dans la presse et transcriptions aux hypothèques. 76. Bologne et Bois-Debout. 77. Voir la série d'article publiés à ce sujet dans Courrier, 15 et 18 avril, 2 et 20 mai 1884 ; ainsi que le rapport et le débat consacrés par l'assemblée locale à la "question des sucres", dans CG Gpe, SE mai 1884, p. 20-39 ; également, JO Gpe, 24 juin, 12 août et 31 octobre 1884, bulletins agricoles, et 2 décembre 1884, séance de la Chambre d'agriculture de Pointe-à-Pitre du 8 novembre. 78. Voir les discours d'ouverture du gouverneur dans CG Gpe, SE mai 1884, p. 4-5, et SO 1884 (novembre), p. 2-4. 79. CG Gpe, SE mai 1884, p. 61, intervention C. Nicolas, qui déclare s'exprimer "en (sa) qualité de vice-président du comité d'immigration" ; dans le même sens, Courrier, 17 juin 1884. 80. CG Gpe, SE mai 1884, p. 64, réponse du chef du service de l'Immigration à une question de Souques ; les deux convois en question sont ceux du Boyne, frappé par une épidémie de varicelle peu de temps avant son arrivée, et du Jumna, qui mouille dans le Petit Cul-de-Sac le 12 juin (Respectivement nos 90 et 91 du tableau n° 27). 81. Avis publié par le service de l'Immigration dans JO Gpe, 4 juillet 1884.
1207 ment, tous sont placés, mais très lentement, très difficilement82 et dans des conditions souvent onéreuses pour les finances publiques83. Dans ces circonstances, l'administration et le Conseil Général ne peuvent pas ne pas se poser la question de l'avenir de l'immigration, et plus particulièrement de celui des quatre convois déjà commandés en Inde au titre de la campagne 1884-85, en exécution des votes de la fin de l'année précédente. Réunie en session extraordinaire au début du mois de mai à l'initiative du ministère, initialement pour régler un problème de tarif douanier sur les importations de marchandises étrangères, l'assemblée locale expédie rapidement la question pour consacrer l'essentiel de ses débats à la crise sucrière et au sort des futurs convois d'immigrants pour la prochaine campagne. Par rapport aux multiples débordements verbaux de la session précédente, la discussion est étrangement calme, preuve de l'angoisse qui taraude tous les conseillers. La gauche propose de tout arrêter de peur que cette affaire ne se termine par une catastrophe pour les finances publiques, mais l'assemblée préfère dans un premier temps adopter une position d'attente, qui "laisse à l'administration … le soin d'apprécier … les mesures qu'il conviendra de prendre en ce qui concerne les convois d'immigrants de 1885, pour maintenir la production coloniale et sauvegarder les intérêts du budget"84. Après de multiples péripéties, dans le détail desquelles il est sans intérêt d'entrer ici85, l'administration réduit à deux le nombre de convois demandés en Inde pour la prochaine campagne d'immigration, en espérant que, d'ici là, la conjoncture sucrière se redressera et que les choses finiront par s'arranger. Mais c'est le contraire qui se produit86. En octobre 1884, quand Charriol, l'agent français d'émigration à Calcutta, annonce le premier départ pour la fin du mois ou le début du suivant, c'est la panique en Guadeloupe : que faire de ce convoi ? D'un côté, l'administration n'a pu recueillir chez les planteurs des engagements fermes que pour une cinquantaine d'immigrants mais d'un autre côté, si on annule son expédition en dernière minute, il faudra rembourser en pure perte à Charriol une somme d'environ 80.000 F. Consultée par la direction de l'Intérieur, qui ne veut manifestement pas s'engager seul, la commission
82. On passe de 1.000 Indiens restant à placer début mai à 570 un mois plus tard (Courrier, 17 juin 1884), 300 début juillet (JO Gpe, 4 juillet 1884) et encore 16 début octobre (Progrès, 1er novembre 1884). 83. Les 16 derniers précités ont été "mis en subsistance" sur diverses habitations, et tous les frais (environ 20.000 F) restent donc à la charge de la colonie ; une quinzaine d'autres ont été cédés à des propriétaires "moyennant paiement à terme" des différentes sommes dues à la Caisse de l'immigration ; enfin, "un certain nombre" d'engagistes sont incapables de payer les frais d'hospitalisation d'immigrants que leur ont été attribués. Ibid, id°. 84. Sur tout ce qui précède, CG Gpe, SE mai 1884, p. 60-69. 85. Elles sont retracées longuement dans le rapport de la commission de l'immigration à CG Gpe, SO 1884, p. 206-208. 86. Le cours de la mercuriale de la "bonne quatrième" à Pointe-à-Pitre, publié dans JO Gpe, tombe de 36 à 26 F par quintal entre le début et la fin de la récolte de 1884 ; en janvier 1885, il est descendu à 23 F.
1208 coloniale du Conseil Général87 émet l'opinion "qu'il y aurait lieu de congédier le convoi déjà recruté, en prenant au compte de la colonie tous les frais déjà faits". Mais au moment où cette décision va être télégraphiée en Inde, l'administration reçoit d'un "grand industriel" qui se trouve alors en métropole une dépêche par laquelle celui-ci s'engage à prendre pour ses usines et ses habitations 800 des 900 immigrants prévus pour 1885. Personne apparemment ne prend la peine de s'interroger sur la façon dont Souques (car c'est évidemment de lui dont il s'agit) compte financer cet engagement88, mais sur le moment on est tellement content, dans les hautes sphères, être débarrassé comme par enchantement de ce problème qu'on évite soigneusement de se poser la question ; en conséquence, l'administration télégraphie à Charriol de surseoir provisoirement à toute expédition en attendant que le Conseil Général se soit prononcé définitivement en séance plénière89. On est alors le 11 octobre, et la session ordinaire de 1884 doit s'ouvrir dans environ un mois. En attendant, voici venu le temps des grandes et des petites manœuvres destinées à peser sur les futurs débats de l'assemblée locale. Ainsi Charriol, après avoir laissé entrevoir qu'il pourrait peut-être céder le second convoi à l'agence de Trinidad, annonce finalement qu'il ne faut plus y compter, "parce que les colonies anglaises ayant souffert comme les autres de la crise sucrière, diverses agences ont déjà reçu l'ordre de suspendre leurs expéditions"90. De son coté, Souques lance une vive campagne de presse accusant le nouveau directeur de l'Intérieur91 et la gauche du Conseil Général de "partir en guerre" contre l'immigration et de vouloir profiter de la crise pour la supprimer, ce qui, naturellement, tuera "la poule aux œufs
87. Instituée par un décret du 12 juin 1879, la commission coloniale jouait dans les vieilles colonies le même rôle que la commission départementale dans les départements métropolitains : assurer la permanence du fonctionnement du Conseil Général et prendre, à titre provisoire et/ou conservatoire, un certain nombre de décisions dans des domaines de la compétence de celui-ci, sous réserve de ratification ultérieure en séance plénière ; O. LARA, La Guadeloupe dans l'histoire, p. 282. 88. En principe, il lui aurait fallu sortir immédiatement 162 F par immigrant : 30 F de droit fixe d'enregistrement, 37 F de droit proportionnel sur les salaires et 95 F représentant le tiers des 285 F de prime d'introduction à la charge des engagistes. Total pour 800 immigrants = 129.600 F. Mais ni Darboussier, ni encore moins à Beauport, il ne disposait d'une telle somme, alors que sa trésorerie était complètement asséchée par la crise, et le Progrès, 1er novembre 1884, manifeste tout de même quelques craintes à ce sujet (Que se passera-t-il si, la crise s'aggravant, il ne peut pas tenir son engagement ?). Cinq ans plus tard, Souques doit bien avouer : "En 1884, j'ai demandé 800 Indiens ; comment les auraisje payés ? Je n'en savais rien. Mais je suis un audacieux". En l'occurrence, il était surtout audacieux avec l'argent de l'ensemble des contribuables guadeloupéens, car s'il n'avait pu payer, il serait resté endetté auprès du Trésor colonial ; CG Gpe, SO 1889, p. 527. 89. Sur tout ce qui précède, ibid, SO 1884, p. 208-209, rapport de la commission de l'immigration. 90. Effectivement, le nombre d'émigrants pour toutes destinations partis par Calcutta passe de 13.808 pour la campagne 1883-84 et 17.548 en 1884-85 à 8.559 sur toute l'année 1885, 6.423 en 1886 et 5.966 en 1887 ; Calcutta Emg Report, années citées; 91. Qui n'est plus Alexandre Isaac ; celui-ci a démissionné de ses fonctions en mai 1884, à la suite, semble-t-il, de désaccords avec les schoelchéristes. Il est remplacé par V. Coridon, contre lequel la presse usinière tire à boulets rouges pendant toute cette période. Liste des hauts fonctionnaires successifs de l'administration locale, publiée dans Annuaire de la Gpe.
1209 d'or" (l'industrie sucrière) qui "fait vivre le pays", et ruinera complètement toute la Guadeloupe92. C'est toutefois en son absence93 que s'ouvre le débat sur l'immigration au Conseil Général ; c'est Emile Le Dentu, l'autre "ténor" usinier à l'assemblée locale qui, désigné rapporteur de la commission ad hoc à l'ouverture de la session, défend efficacement les intérêts des grands propriétaires. Ce débat s'étend sur deux jours, les 11 et 12 décembre 1884, pour la partie purement politique, auxquels viennent s'ajouter quelques heures supplémentaires de discussion budgétaire, le 15 du même mois. Il est extrêmement long et fastidieux, non seulement en raison du caractère interminable et répétitif des interventions94, mais également des énormes difficultés soulevées par les problèmes de fond à résoudre ; ceux-ci peuvent être regroupés en trois grandes questions : 1) Que fait-on des deux convois de Calcutta prévus en 1885 ? C'est sur ce point que les discussions sont les plus difficiles, tant au sein de la commission, très divisée, qu'en séance plénière95. En effet, le Conseil se trouve devant un choix impossible : s'il décide de recevoir ces convois malgré la crise et les difficultés prévisibles pour placer les immigrants introduits par eux, il manquera environ 200.000 F pour les financer, compte-tenu de la situation catastrophique de la Caisse de l'Immigration, qui est pratiquement à sec96, et des perspectives raisonnablement prévisibles de recettes et de dépenses pour l'établissement du budget de l'immigration ; mais inversement, si on refuse les deux convois et ordonne définitivement à Charriol de ne plus les envoyer, il faudra payer à celui-ci 175.000 F pour le rembourser de toutes les dépenses déjà engagées par lui en Inde. "Toute la question est donc de savoir qu'il faut payer pour laisser les immigrants dans l'Inde ou payer encore pour les faire venir en Guadeloupe"97. Poser la question en ces termes, c'est évidemment avoir la réponse. Malgré la belle résistance d'Auguste Isaac et quelques fines passes d'armes entre partisans et adversaires de l'immigration98, un très large consensus émerge rapidement en faveur de l'acceptation de ces deux
92. Courrier, 24 et 31 octobre, 4, 11, 18, 21 et 25 novembre, 5 décembre 1884. 93. Il est retenu en métropole par les difficultés financières de Darboussier. 94. Et encore, l'historien lisant le p. v. de la session, comme les conseillers généraux alors en séance, n'ont-ils pas trop à se plaindre : Souques n'est pas encore revenu de France ; sans quoi, nul doute qu'il aurait ajouté ses propres torrents d'éloquence à ceux, déjà souvent débordants, de ses collègues, et quelques dizaines de pages supplémentaires au volume imprimé. 95. Sur tout ce qui suit, CG Gpe, SO 1884, p. 209-234. 96. Dans son rapport, la commission de l'immigration estime à 121.000 F le reliquat présumé des recettes de la Caisse à la fin de l'année ; ibid, p. 205. Or, d'après les comptes définitifs, il n'est finalement que de 60.613 F ; tableau n° 49, p. 765. 97. CG Gpe, SO 1884, p. 223, Célestin Nicolas. 98. Ibid, p. 224-225, le même : "Où prendrons-nous l'argent pour acquitter les frais d'introduction des convois ?". Réponse du tac-au-tac de Le Dentu : "Et celui pour les licencier, où le prendrez-vous ?"
1210 convois99. Mais par contre, aucune décision n'est prise formellement en ce sens dans l'immédiat, parce que, après une longue matinée de discussion de principe, le Conseil n'a toujours pas osé aborder le point essentiel du débat, celui qui conditionne tous les autres : comment vat-on payer ? 2) Comment financer ces deux convois ? C'est là la nè reprise d'un débat classique et récurent depuis 25 ans entre les partisans des engagistes, qui veulent renvoyer le maximum de la charge du financement de l'immigration sur le budget colonial, et leurs adversaires, qui souhaitent accroître la part des frais d'introduction supportée par les bénéficiaires de cette main-d'oeuvre100. En soi, les discussions survenues à ce sujet pendant cette session ordinaire de 1888 n'ont rien de très original, ni même de très intéressant101, si ce n'est tout de même que l'on assiste à de curieux retournements de veste chez d'anciens adversaires de l'immigration que l'on aurait cru plus fermes dans leurs convictions102. Mais cette fois, la gravité de la situation des finances coloniales 103 et les énormes difficultés financières des grands propriétaires rendent la solution du problème autrement plus ardue que précédemment ; il n'y a tout simplement plus d'argent. Il y a bien, certes, une assez nette majorité pour repousser la proposition d'augmenter la prime des engagistes, mais quand il s'agit de trouver les ressources nécessaires, le Conseil se défausse ; après avoir voté l'inscription "au budget de l'immigration pour 1885 les recettes et les dépenses relatives à l'introduction des deux convois attendus de Calcutta", marquant ainsi formellement son acceptation de ceux-ci, il décide de ne rien décider et renvoie la question à la commission financière104. Et de fait, quelques jours plus tard, celle-ci agira d'une façon extrêmement brutale, mais qui donne pleine satisfaction aux usiniers : après qu'aient été votées successivement les dépenses puis les recettes du budget de l'immigration et constaté qu'il manquait 351.982 F pour équilibrer celuici, elle fait attribuer pratiquement sans débat une subvention de même montant par le budget 99. Ibid, p. 231, Dierle : "Nous sommes dans l'alternative, ou de dépenser 200.000 F pour avoir (900) travailleurs, ou de jeter 175.000 F pour ne pas les recevoir, l'hésitation n'est pas possible". Lacascade, orateur immédiatement suivant : "je ne m'explique pas que (l'on) vienne soutenir qu'il vaut mieux perdre 175.000 F que d'en dépenser 25.000 en plus pour introduire 900 immigrants". 100. Voir supra, chap. XIV. 101. Sur toute cette partie du débat, voir CG Gpe, SO 1884, p. 262-281 ; ce sont essentiellement Le Dentu chez les "pro" et Auguste Isaac chez les "anti" qui mènent la discussion. 102. C'est le cas de Lacascade, qui, au moment du vote final, mélange sans états d'âme sa voix avec celle des usiniers ; il explique sa position par les difficultés financières des planteurs et la crainte que, si on augmente leur prime à rembourser, ils pourraient bien refuser de prendre les immigrants de ces deux convois, qui demeureraient alors à la charge de la Colonie ; ibid, p. 266-268 et 282. Dans une moindre mesure, Célestin Nicolas, qui s'abstient. 103. La chute de l'activité résultant de la crise entraîne évidemment une baisse sensible des recettes fiscales. De 1883 à 1886, le commerce total (M + X) de la Guadeloupe tombe de 60,3 à 33,8 MF, les recettes ordinaires du budget du service local de 4.866.000 à 4.152.000 et les recettes totales (O + E) de 5.151.000 à 4.413.000 F ; Statistiques coloniales et Budget colonial, comptes, années citées. 104. CG Gpe, SO 1884, p. 282.
1211 colonial général pour combler la différence105. Ce sont essentiellement les travaux publics et les crédits de fonctionnement des services administratifs du gouvernement qui font les frais de l'opération. 3) A combien d'immigrants fixer le contingent pour la campagne 1885-86 ? Sur ce point, les usiniers préfèrent se montrer prudents. Ils refusent de se prononcer dans l'immédiat, préférant attendre une probable future session extraordinaire qui, comme les années précédentes, se tiendrait vraisemblablement en mai ou juin (1885), pour décider si l'on doit ou non demander des immigrants, et si oui combien. Manifestement, ils espèrent bien que d'ici là la crise aura "assaini" le marché sucrier et que la production et les cours repartiront à la hausse106, entraînant alors une reprise massive de l'immigration ; les agences d'émigration en Inde auraient ainsi le temps d'organiser et d'expédier des convois avant la fin de l'année. En face, leurs adversaires, toujours amenés par Auguste Isaac, estiment que ce délai est trop court. En mai ou juin prochain, on n'aura pas encore assez d'éléments pour juger de l'évolution de la situation, tant du marché du sucre que des finances locales, et on risque alors d'engager la colonie dans des décisions qu'elle n'aura peut-être pas les moyens de soutenir par la suite ; mieux vaut, dans ces conditions, renvoyer l'examen de la question à la prochaine session ordinaire du Conseil Général, en novembre-décembre 1885. Refus des usiniers : compte-tenu des délais nécessaires à la préparation des convois en Inde et du calendrier imposé par les conditions de courant et de vent à la navigation dans l'Océan Indien et au franchissement du Cap107, retenir cette proposition signifierait qu'aucun immigrant n'arriverait en Guadeloupe dans toute la campagne 1885-86, donc pendant pratiquement 18 mois, de maijuin 1885 à octobre-novembre de l'année suivante. Le Conseil la rejette donc et renvoie l'examen de la question à une prochaine session extraordinaire108.
105. Ibid, p. 324-337. 106. CG Gpe, SO 1884, p. 285, intervention Le Dentu : "Tout fait supposer que la crise actuelle trouvera son dénouement au mois d'avril prochain ; c'est l'époque de l'ensemencement de la betterave en Europe, et il est évident que d'ici à cette date, plus le cours du sucre sera tombé, meilleure deviendra la situation de la production coloniale ; car le bas prix de la denrée amènera forcément une réduction dans la culture européenne". A rapprocher de cette phrase très cynique de Souques, dans son rapport aux actionnaires de la CSPAP lors de l'AG du 30 mars 1885 : "La production de sucre dit d'habitant ne saurait se continuer, pas plus à la Guadeloupe qu'ailleurs, avec les prix que nous subissons, et … ce sucre d'habitant ne représente plus de la moitié de la production totale (du sucre de canne). Donc l'on peut se demander si la diminution de la production se faisant de ce côté-là, il n'y aura pas là le principe d'une reprise dans les cours du sucre" ; ANOM, Notaires Gpe, minutes Louis Guilliod, 30 mars 1885. De fait, c'est bien ce qui se passe, effectivement, mais sur trois ans au lieu des quelques mois espérés en Guadeloupe ; la reprise ne survient pas avant 1887 ; Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 143-145. 107. Sur lesquelles, voir supra, chap. XII. 108. Sur tout ce qui précède, CG Gpe, SO 1884, p. 283-290.
1212 c) L'immigration enfin supprimée (1885-1887) ? Finalement, le 15 décembre 1884, au moment où s'achève ce débat, la victoire des usiniers semble écrasante et définitive. Ils ont obtenu la réaffirmation du principe même de l'immigration, sauvegardé l'expédition de deux convois en 1884-85 et peuvent raisonnablement en espérer autant au moins pour la campagne suivante, maintenu à 285 F le montant de la prime remboursable par les engagistes, et fait porter la subvention du budget colonial à un niveau qui n'avait plus été atteint depuis 1876. Si l'on ajoute à cela qu'ils ont reconquis la majorité du Conseil Général, ils peuvent à bon droit estimer que les difficultés qu'ils avaient rencontrées quelques années auparavant à propos de l'immigration sont désormais derrière eux et qu'ils devraient normalement être assurés d'une certaine pérennité dans ce domaine, au moins à moyen terme. Et pourtant, voici que la question rebondit brutalement quelques jours plus tard. Le 19 décembre, alors que le Conseil Général est engagé dans un tout autre débat, Le Dentu, en sa qualité de rapporteur de la commission de l'immigration, vient présenter à l'assemblée un rapport oral relatif à une dernière lettre reçue de Calcutta ; interrogé quelques semaines plus tôt sur la possibilité de n'envoyer qu'un seul convoi au titre de la campagne 1884-85, Charriol, après avoir d'abord répondu que c'était impossible parce qu'il était déjà trop avancé dans ses préparatifs informe maintenant l'administration de la Guadeloupe que, après diverses péripéties sur lesquelles il n'est pas utile de s'attarder ici, il pourra finalement lui donner satisfaction sur ce point. Immense joie des conseillers ! Ce changement inespéré est une véritable aubaine, qui permet de réduire la subvention à l'immigration de 352.000 à 110.000 F ; à l'unanimité moins trois abstentions, ils s'empressent donc d'approuver l'annulation du second convoi109. Mais il était décidément dit que rien ne serait simple dans cette affaire. Trois jours après ce vote, l'administration revient devant le Conseil pour lui présenter d'un ton lugubre110 la dernière dépêche de Charriol : "Expédierai 700 Coolies, impossible moins"111. Cette fois, les conseillers explosent. Tous en ont par dessus la tête de cet agent d'émigration qui déclare successivement en très peu de temps n'avoir pu réunir d'abord que 50 immigrants, puis 450, puis 900, puis de nouveau 450, et maintenant 700. De toutes façons, les fonds nécessaires ne sont plus disponibles ; les 240.000 F environ économisés à la suite de la précédente lettre de Charriol ont déjà été réaffectés, et le Conseil ne peut plus revenir en arrière. "Il est temps d'en finir avec un agent qui, avec ses agissements, ne peut plus avoir notre confiance", s'exclame Sébastien ; "et en chercher un autre qui soit moins fourbe et moins tor109. Ibid, p. 550-554. 110. Le directeur de l'Intérieur : "J'ai le regret, Messieurs, d'avoir à vous entretenir de nouveau du contingent d'immigrants que nous attendons de l'Inde". 111. Sur toute cette ultime péripétie, CG Gpe, SO 1884, p. 666-668.
1213 tueux", ajoute Guerville-Réache, traduisant ainsi la pensée unanime de l'assemblée. Même Souques, revenu entre-temps de France, laisse percer son mécontentement et prône l'adoption d'une ligne dure112, mais refuse toutefois de rompre définitivement avec Charriol tant qu'on ne lui aura pas trouvé un remplaçant. Et telle est finalement la position adoptée par l'assemblée à l'issue d'un double vote : par le premier, "considérant que c'est sur une lettre formelle de M. Charriol … qu'(il) a fixé les dépenses pour un seul convoi", … et qu'il "ne peut de nouveau rompre l'équilibre établi du budget", le Conseil déclare à l'unanimité "ne rien accepter au-delà du nombre d'Indiens (450) annoncé" par cette lettre ; et par le second, obtenu seulement à une majorité dont le décompte n'est pas précisé dans le p. v. imprimé, il "exprime le désir que l'administration ne renouvelle aucun engagement avec cet agent". Chose surprenante quand on songe à l'extraordinaire âpreté des débats sur la question depuis 1880, ce dernier vote est immédiatement, et sans la moindre discussion, interprété par toutes les parties comme proclamant l'arrêt de l'immigration en Guadeloupe. On le voit bien six mois plus tard, quand le Conseil Général, "considérant les circonstances relatives au fonctionnement même de l'immigration indienne ainsi qu'à l'état financier du pays, lesquelles ont amené la suspension de cette immigration", adopte à l'unanimité (y compris Souques) moins une voix, et pratiquement sans débat, une proposition demandant à l'administration de préparer un projet d'immigration libre113. Puis à la fin de 1885, après que le rapporteur de la commission ad hoc ait déclaré que "dans votre dernière session ordinaire, vous avez décidé l'arrêt de tout convoi d'immigrants dans la colonie", aucun crédit n'est inscrit au budget de l'immigration pour de nouvelles introductions, et la discussion sur celui-ci est expédiée en deux heures au maximum114. Il est vrai que d'autres débats autrement plus dramatiques agitent alors l'assemblée locale, notamment ceux sur l'extension de la garantie coloniale au CFC115 et sur le dégrèvement des droits de sortie sur le sucre brut pour essayer de sauver les dernières habitations-sucreries encore en activité116. La même situation se renouvelle l'année suivante. Totalement absorbés par leur grand affrontement sur la baisse des droits de sortie sur les sucres, notamment d'usine117, les conseillers n'accordent guère d'attention au budget de l'immigration pour 1887, qui, de toutes façons, ne prévoit pas plus que celui de 1886 l'introduction de nouveaux immigrants118.
112. "Il y a là une manœuvre que le Conseil ne saurait accepter. Il est décidé qu'il ne serait introduit qu'un seul convoi (en 1885), il n'a qu'à maintenir sa résolution et laisser à l'administration le soin d'en assurer l'exécution". 113. CG Gpe, SE juin 1885, p. 296 ; le passage souligné l'est par nous. 114. Ibid, SO 1885, p. 307-333. 115. Ibid, p. 115-166 ; sur ce problème, voir A. BUFFON, Monnaie et crédit, p. 309-310. 116. CG Gpe, SO 1885, p. 354-357 et 385-414. 117. Ibid, SO 1886, p. 87-104, 123-141, 167 et 512-515 ; sur ce problème, voir Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 162-163. 118. CG Gpe, SO 1886, p. 430-453.
1214 d) L'ultime rebond des partisans de l'immigration (1887-1888) Alors qu'on pourrait croire la question de l'immigration définitivement enterrée, elle resurgit tel un phénix en 1887. En effet, la première phase de la crise vient de prendre fin, et l'économie sucrière mondiale en général et celle de la Guadeloupe en particulier entament une belle période de croissance qui va se poursuivre pendant six ans119 ; or, les usines se plaignent de nouveau de manquer de main-d'oeuvre pour pouvoir profiter pleinement de la conjoncture120 et demandent donc l'introduction d'un convoi de 500 à 600 Indiens pour combler les pertes creusées dans leurs ateliers d'immigrants par les décès et les rapatriements. Et immédiatement, le Conseil Général s'enflamme121 ; le débat est extrêmement dur, les intervenants faisant souvent preuve d'une grande agressivité, au point qu'à certains moments le président doit suspendre la séance pour calmer les esprits122. Cette dureté de la forme ne fait en réalité que refléter l'importance des enjeux sur le fond. Car ce qui est en débat maintenant, ce n'est plus seulement le problème du partage de la charge du financement, auquel s'étaient limitées l'essentiel des discussions au début des années 1880, mais le principe même de l'immigration ; après trois ans de suspension, va-t-on la reprendre comme avant ? Sans doute le "parti usinier" dispose-t-il maintenant, depuis les élections cantonales de 1886, d'une large majorité du Conseil Général, de l'ordre des 20 à 25 voix contre 5 à 10 selon les questions abordées, mais sur un sujet aussi sensible que l'immigration, il n'est peut-être pas absolument certain de pouvoir compter automatiquement sur elle dans tous les votes, notamment ceux entraînant des conséquences négatives sur les finances locales. Pour désamorcer ce risque, et sentant probablement qu'il n'obtiendrait pas un vote favorable autrement, Souques s'engage, au nom de tous les usiniers demandeurs de ce convoi "à ce qu'il soit absolument payé par ceux qui recevront les immigrants", prévoyant même, pour écarter la possibilité d'impayés ultérieurs, que "les engagistes devront, antérieurement à la demande du convoi, fournir … la garantie qu'ils prendront tous les immigrants sans que la colonie ait à supporter les pertes"123. Les conseillers républicains sont alors coincés. Même les adversaires les plus détermines des usines doivent bien reconnaître qu'elles n'ont jamais laissé de dettes pour des faits d'immigration124, et sur le plan des principes, ils n'ont aucune chance d'être suivis. En vain proposent-ils successivement la suppression pure et simple de l'immigration réglementée, puis au moins le maintien de sa suspension jusqu'à ce que tous les Indiens ayant droit à être 119. Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p.143-148. 120. Courrier de la Gpe, 14 octobre 1887, et CG Gpe, SO 1887, p. 672, intervention Souques. 121. Sur tout ce qui suit, ibid, p. 639-724. 122. Voir par exemple les propos extrêmement vifs échangés entre Lignières, l'un des plus réactionnaires parmi les réactionnaires, et le républicain Cicéron, dans ibid, p. 645-648. 123. Ibid, p. 672 et 700. 124. Ibid, p. 682, intervention Sébastien.
1215 rapatriés l'aient été, et enfin que l'administration ne pourra pas prêter son concours aux opérations d'immigration libre, même effectuées entièrement aux frais des engagistes ; à chaque fois, ils sont écrasés. Puis le Conseil adopte sans hésiter les trois propositions de Souques : on va demander un convoi de 500 à 600 Indiens pour la prochaine campagne d'immigration (1888-89) ; les frais d'introduction seront supportés intégralement par les engagistes ; et c'est l'administration qui pilotera toute l'opération, selon les modalités antérieurement en vigueur. Et le tout enveloppé dans une motion de principe affirmant de nouveau "l'impérieuse nécessité de l'immigration en Guadeloupe", absolument sans aucune utilité ni efficacité opérationnelle, mais si délicieusement provocatrice à l'égard de ces républicains irresponsables qui avaient ainsi osé défier la toute puissance de l'Usine ! Un vote sans lendemain, surtout ! Un an plus tard, le gouvernement de l'Inde suspend définitivement l'émigration vers les Antilles françaises125 ; le convoi arrivé par le NantesBordeaux le 30 janvier 1889 clôture définitivement l'histoire de l'introduction des Indiens en Guadeloupe.
e) Comparaison avec la Martinique : les "spécificités locales" du débat guadeloupéen sur l'immigration Finalement, cette histoire s'achève en queue de poisson. Contrairement à ce qui a pu être parfois écrit126, le Conseil Général n'a jamais supprimé formellement l'immigration réglementée en Guadeloupe, et en tout cas pas le 18 décembre 1885127. D'ailleurs, nous l'avons vu, il n'y a jamais eu une majorité d'élus favorables à une telle décision, même pas au début des années 1880, alors que la domination des républicains sur l'administration et l'assemblée locale était pourtant écrasante. Par la suite, après que l'Usine ait repris le contrôle de l'assemblée locale, il n'en est évidemment plus question, et finalement, lorsque, en 1887, la question est posée ouvertement pour la première fois, ils ne sont que cinq conseillers à se prononcer en ce sens128. L'insuccès des adversaires de l'immigration sur ce point est tel que l'on en vient à se demander combien de temps encore le Conseil Général et l'administration auraient continué dans cette voie si les Britanniques n'avaient pris de leur côté une décision d'interdiction basée sur leurs propres critères : jusqu'en 1898, date à laquelle bascule de nouveau, mais ici aussi très
125. Voir infra, chap. XXI. 126. SINGARAVELOU, Indiens de la Gpe, p. 79. 127. Il n'y a pas eu de séance le 18 décembre 1885 ; la session ordinaire de 1885 du Conseil Général s'étend du 17 novembre au 10 décembre. 128. CG Gpe, SO 1887, p. 693.
1216 provisoirement, la majorité à l'assemblée locale129, ou plus tard encore ? Après tout, l'immigration indienne s'est bien prolongée jusqu'en 1917 dans les British West Indies130. Pourtant, on hésite à parler d'échec pour qualifier le résultat de la lutte des élus républicains contre l'immigration réglementée. Il est vrai qu'ils ne sont pas parvenus à imposer sa cessation, mais leur combat n'a pas été inutile ; il a progressivement fragilisé l'institution, placé ses partisans sur la défensive et modifié les conditions politiques de son fonctionnement, accentuant ainsi les effets dissolvants de la crise sucrière sur la demande d'immigrants des usines. Mais il demeure toutefois que, à la différence de la Martinique, l'immigration sort de l'histoire de la Guadeloupe par la petite porte, comme à regret, et presque uniquement sous la pression d'évènements extérieurs rendant sa poursuite impossible. A la Martinique, en effet, on n'a pas tant traîné ; la fin de l'immigration y est le résultat d'une action volontariste des élus républicains mettant à profit la crise sucrière pour imposer cette décision. Le 18 décembre 1884, le Conseil Général, après deux jours de débats de haute tenue, proclame par une large majorité (18 voix contre 7) l'arrêt de tout recrutement de travailleurs étrangers "aux frais et par l'intermédiaire de la colonie", ainsi que l'abolition du travail réglementé et la non prolongation des contrats passés sous ce régime131. Mais bien loin de s'inspirer de ce vote, la majorité usinière de l'assemblée locale guadeloupéenne n'hésite pas au contraire à le considérer comme un exemple détestable de décision illégale prise par des gens incompétents132. La question qui se pose alors est évidemment de savoir comment expliquer cette différence entre deux îles qui viennent pourtant de vivre la même expérience migratoire. On peut à cet égard avancer deux ordres d'explication, l'une essentiellement économique, l'autre tenant aux conditions de la vie politique locale. On observe en premier lieu que l'immigration joue un rôle très sensiblement moins important dans l'économie martiniquaise que celle de ce qu'il est convenu d'appeler "l'île-sœur". Pour une population totale pratiquement équivalente (173.183 habitants contre 179.408 en 1885), une superficie de canne très proche (21.142 ha contre 23.401, même année) et une pro129. Ph. CHERDIEU, Vie politique, t. I, p. 231-233. 130. K. O LAURENCE, Question of labour, p. 478-483. 131. Sur tout ce débat, CG Mque, SO 1884, p. 158-221. 132. CG Gpe, SO 1887, p. 646, intervention Lignières : l'immigration ayant été établie par un décret (celui du 13 février 1852) ne peut être abolie par le Conseil Général ; celui de la Martinique l'a fait, mais c'est "un acte illégal, inconstitutionnel, et … il ne peut convenir au Conseil Général de la Guadeloupe de suivre cet exemple". Plus finement mais aussi plus méprisant, Souques s'adressant aux adversaires de l'immigration : "On vous a demandé un convoi pour remplacer les immigrants dont le contrat a pris fin, on ne vous a pas demandé d'affirmer l'existence de l'immigration … Elle existe par décret. Une puissance souveraine l'a établie, vous n'avez que le droit de délibérer ; ce droit vous dégage d'une responsabilité qui vous paraît trop lourde" ; ibid, p. 672.
1217 duction de sucre à peine inférieure (39.736 tonnes contre 44.497, idem), la Martinique a reçu un quart de travailleurs étrangers en moins pendant toute la période d'immigration (25.509 Indiens + 10.521 Congos contre 42.873 + 6.046 respectivement), et il n'y reste au 1er janvier 1885 que 12.926 immigrants encore présents sur son sol contre 20.743 en Guadeloupe133. C'est sans doute parce que, étant plus petite (1.100 km2 contre 1.800, dont 1.650 pour les trois îles principales de l'archipel guadeloupéen) et plus complètement occupée par les grandes habitations, la Martinique offre moins d'espace disponible vers lequel les affranchis ont pu se disperser après 1860 pour y créer une petite propriété paysanne ; bénéficiant ainsi d'une main-d'oeuvre créole plus importante, les grands propriétaires martiniquais ont eu beaucoup moins besoin de recourir à l'immigration, et donc n'ont pas ressenti la nécessité de se battre avec autant d'acharnement que ceux de l'île voisine pour la conserver. On note d'ailleurs que, lors du vote du 18 décembre 1884 au Conseil Général de la Martinique, deux membres de la famille Hayot, propriétaire de deux des principales usines de l'île (Petit-bourg et Rivière-Salée), n'hésitent pas à se prononcer en faveur de la suppression de l'immigration, pendant qu'au même moment, en Guadeloupe, tous les usiniers membres de l'assemblée locale (Souques, Le Dentu, de Retz, Duchassaing) se dressant au contraire, unanimes, pour la maintenir inchangée. Et ceci nous amène à la seconde explication vraisemblable de cette différence entre l'attitude des deux conseils généraux antillais face au problème de l'immigration : il n'y a pas, à la Martinique, l'équivalent d'un Souques, avec son intelligence supérieure, son formidable talent d'orateur, son inépuisable ardeur au combat, son refus absolu de s'avouer jamais battu, sa remarquable culture, notamment juridique, ses brillantes capacités manœuvrières, manipulatrices même, et surtout son extraordinaire absence de scrupules134, capable, à lui pratiquement tout seul, de retourner une assemblée hostile et de lui faire finalement voter, à l'issue d'heures et de journées de discussions épuisantes, l'inverse de ce qu'elle avait initialement l'intention de décider. Bien sûr, le groupe béké martiniquais ne manque pas non plus de brillantes personnalités, mais aucune n'occupe l'espace politique et économique aussi fortement que le fait Souques en Guadeloupe. Lors du débat des 17 et 18 décembre 1884 à l'assemblée locale martiniquaise, les opposants au projet de suppression de l'immigration paraissent bien tristes et bien pâles face à l'offensive de leurs adversaires, alors qu'on peut sans peine imaginer comment, dans de telles circonstances, Souques se serait littéralement déchaîné pour faire rejeter cette proposition ; ce n'est pas là réécrire l'Histoire : il suffit de voir de quels excès en tous genres il se rend coupable lors de la grande crise de l'extrême fin du siècle et quels sacrifices il est alors capable d'infliger à pratiquement toute la Guadeloupe pour sauver Darboussier !135 Si l'immigration a pu durer aussi longtemps en Guadeloupe, c'est sans doute en partie aussi 133. Sources de tous ces chiffres : Statistiques coloniales, années citées ; B. DAVID, Population martiniquaise, p. 120 et 128 ; SINGARAVELOU, Indiens de la Gpe, p. 50 ; et nos tableaux nos 15 et 27. 134. Sur tout ceci, nombreux exemples et références dans Ch. SCHNAKENBOURG, Grand industriel, p. 127-134, et Cl. HOTON, Ernest Souques, p. 151-155. 135. Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 175-217.
1218 parce qu'il y avait un Souques pour la défendre. Admirable/détestable personnage ; on ne peut s'empêcher d'éprouver pour lui une sorte de fascination malsaine !
2. LE CHOC DES ARGUMENTS L'affrontement entre partisans et adversaires de l'immigration au cours des années 1880 présente une double caractéristique : il est paroxystique et répétitif. Il ne faut pas, en effet, s'imaginer un débat continu, au cours duquel progresse de façon cohérente et rationnelle un argumentaire logique. La discussion se fait par à-coups brutaux, explosant sur quelques moments brefs mais intenses, puis les flammes s'éteignent et la braise refroidit jusqu'au prochain incendie. D'où l'extrême concentration des sources ; on verra, au bas des pages qui suivent, que ce sont pratiquement toujours les mêmes références qui reviennent, provenant essentiellement de quelques grandes sessions "marathon" consacrées par le Conseil Général à cette question 136. La même concentration se retrouve dans les arguments échangés : ils sont très peu nombreux, pas même une dizaine au total, mais répétés inlassablement. De ces discussions souvent très décousues, deux grandes lignes se dégagent, qui guideront les développements qui suivent : 1) l'immigration est considérée essentiellement comme un problème économique et n'est que très rarement abordée ouvertement en termes politiques et idéologiques ; mais 2) à travers elle, c'est d'abord bien sûr un problème politique de fond que républicains et usiniers, mulâtres et Blancs, s'affrontent : qui est le maître en Guadeloupe ?
2.1. Le débat ouvert : arguments économiques pour et contre l'immigration a) "Pas de politique" ! Un débat posé en termes essentiellement économiques Compte tenu de la situation faite aux Indiens sur les habitations ainsi que de l'hostilité dont ils font l'objet dans la société créole, la première réaction de l'historien face à cette immigration coloniale est tout naturellement de la juger absolument contraire aux droits les plus élémentaires de la personne humaine.
136. Principalement les sessions ordinaires de 1880, 1883, 1884, 1887 et 1888 ; accessoirement celles de 1878, 1889 et 1892, la dernière au cours de laquelle se tient un grand débat de politique générale sur l'immigration. A ces débats guadeloupéens, nous ajouterons la session ordinaire du Conseil Général de la Martinique de 1884, en raison de la haute tenue de la discussion et de l'espèce de résumé qu'elle offre, en une soixantaine de pages, de l'ensemble des arguments pour et contre l'immigration. Par contre, la presse ne nous est ici que d'un médiocre secours. Rédigée par les mêmes hommes qui interviennent déjà au Conseil Général, elle développe, naturellement, les mêmes arguments mais d'une façon beaucoup moins rigoureuse et beaucoup moins construite ; pour ces diverses raisons, nous l'avons relativement peu utilisée dans les développements qui suivent.
1219 Mais c'est là un jugement du XXIe siècle et non du XIXe. Rares sont les contemporains qui posent le problème en ces termes. Chronologiquement, c'est, semble-t-il, chez Schœlcher que se trouve la première condamnation de l'immigration pour des raisons idéologiques. Sa position est définitivement arrêtée dès 1876 : "Nous avons … toujours regardé comme à peu près aussi impossible de régler humainement l'immigration que l'esclavage. Quelques moyens de garantie que l'on puisse adopter, la force des choses les dominera : ou les mesures destinées à prévenir les rigueurs des engagistes inhumains gêneront le pouvoir dominical de tous au point de le rendre impraticable, ou les immigrants (resteront) … des serfs de la glèbe, c'est à dire, des malheureux exposés à tous les excès de l'arbitraire"137. Par la suite, c'est toujours sur ce même terrain qu'il se place essentiellement. Non, certes, que les arguments économiques soient totalement absents de son analyse138, mais on sent bien que là n'est pas l'essentiel à ses yeux ; pour Schœlcher, l'immigration est trop proche de l'esclavage pour être compatible "avec le respect de la dignité humaine"139. Aux Antilles, par contre, de telles réactions sont à la fois plus tardives et plus rares. La décennie 1880 est déjà bien avancée quand les adversaires locaux de l'immigration commencent enfin à critiquer celle-ci non plus seulement parce qu'elle fait concurrence aux travailleurs créoles ou qu'elle coûte trop cher aux finances coloniales, mais pour des raisons "philosophiques"140. Mais l'argumentaire n'est guère original et reprend plus ou moins directement les propos de Schœlcher ; l'immigration est "une idée scélérate"141, "une honte pour le pays …, un crime", parce qu'elle est "un esclavage déguisé", "une réminiscence de l'esclavage"142. 137. V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. I, p. 265-266, reproduisant un article publié dans l'Opinion, 3 septembre 1876 ; le mot souligné l'est par nous. 138. Notamment quand il évoque le coût et l'inefficience de ce système ; ibid, t. I, p. 270-274 (L'Opinion, 5 septembre 1876), p. 280 (L'Homme Libre, 7-8 novembre 1876). Immigration aux colonies, p. 3637. 139. V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. I, p. 27 (L'Opinion, 5 septembre 1876). Dans le même sens, ibid, p. 269 (idem) : "les amis de l'humanité" doivent repousser l'immigration ; p. 278 (L'Homme Libre, 7-8 novembre 1876) : l'immigration "offense l'humanité" ; p. 281 (idem) : "par sa nature même, elle ne comporte pas les réformes que réclame la dignité humaine" ; p. 282-287 (Rappel, 23 octobre 1880) : flétrit en termes très durs une série d'articles abominables publiés dans l'Echo de la Gpe, qui "ne laissent guère aux immigrants la qualité d'hommes (et) les assimile constamment à des animaux achetés et possédés". Ibid, t. II, p. 223-225 (Rappel, 22-23 novembre 1883) : "l'immigration aux colonies … consomme presque autant de créatures humaines qu'en consommait l'esclavage" ; p. 235 (Moniteur des Colonies, 19 octobre 1884) : "tout ami de l'humanité" doit soutenir l'Angleterre dans ses interventions pour protéger ses sujets indiens dans les colonies françaises. Immigration aux colonies, p. 7 : j'ai lutté contre l'esclavage et je lutte maintenant contre l'immigration en raison de "la haine ardente que m'inspire toute violation de la morale et de l'humanité". 140. CG Gpe, SO 1884, p. 262-263, Auguste Isaac : "Je ne veux pas croire qu'il y ait d'autre avenir pour mon pays que dans le travail forcé ; … Je proteste au point de vue philosophique autant qu'au point de vue économique contre une pareille doctrine". 141. CG Mque, SO 1884, p. 177, O. Duquesnay. 142. CG Gpe, SO 1887, p. 649 et 651, Dorval.
1220 On pourrait éventuellement produire encore quelques citations dans le même sens, et concernant d'ailleurs bien davantage l'immigration africaine, lorsqu'il est un moment question de la reprendre143, que celle en provenance de l'Inde. En fait, pour la très grande majorité des adversaires de l'institution, la question des droits de l'Homme n'est tout simplement pas à l'ordre du jour. Deux raisons paraissent devoir être invoquées pour expliquer cette surprenante frilosité. Il apparaît tout d'abord que, tout républicains qu'ils soient, ces adversaires de l'immigration sont fort en retard idéologiquement sur celui qu'ils nomment leur "vénéré Maître". Schœlcher est un défenseur des droits universels de l'Homme tout court144, les scholchéristes guadeloupéens des années 1880 défendent uniquement ceux de l'homme noir antillais145. Manifestement, l'Indien n'a pas sa place dans leur vision de la société antillaise ; il n'est qu'un étranger, un coolie, et les droits de l'Homme ne sont pas faits pour lui. A tout ceci s'ajoute en outre une bonne dose de xénophobie ; certains républicains, même parmi les plus convaincus, n'hésitent pas à employer, pour caractériser les immigrants, un vocabulaire qui ne déparerait pas dans les éditoriaux de l'Echo de la Guadeloupe ou dans les propos des plus réactionnaires parmi les planteurs : les Indiens sont inassimilables et prennent le travail et le pain des Guadelou-
143. Voir en particulier deux articles virulents de Luc Dorval dans Vérité, 9 janvier et 1er mai 1890. 144. Encore que Schœlcher lui-même ne soit pas non plus complètement à l'abri de certaines contradictions (Nobody is perfect !). Elles sont mise en évidence à travers les multiples citations rassemblées par G. L'ETANG, La grâce, le sacrifice et l'oracle, p. 143, note 125, dont nous faisons nôtre l'analyse sur ce point pour l'essentiel. Nous nous séparons par contre radicalement de lui quand il affirme en conclusion : "De par son poids moral autant que politique, Schœlcher prit une part non négligeable dans la transformation de l'Indien de victime en coupable (?). Ce qui eut pour conséquence de conforter les planteurs dans leur stratégie d'opposition d'un groupe à l'autre et d'occulter leur responsabilité dans cette manœuvre" (le point d'interrogation est de nous). De tels propos nous paraissent relever de "l'antishoelchérisme primaire" qui fait souvent des ravages dans certains milieux intellectuels antillais. Pour un peu, on va venir nous dire que c'est la faute de Schœlcher si les Indiens ont été maltraités sur les habitations ! 145. Même Luc Dorval, qui compte pourtant parmi les adversaires les plus constants et les plus déterminés de l'immigration, lorsqu'il s'élève contre le projet de reprise de l'introduction d'Africains en Guadeloupe, le fait d'abord en raison de son "immoralité", "des faits arbitraires, des illégalités, des vexations qui (en) découlent …, des atteintes … à la liberté et aux droits des immigrants", certes, mais aussi et surtout parce qu'elle constituerait "la violation flagrante du droit naturel des travailleurs indigènes qu'elle lèse dans leurs intérêts" ; Progrès, 3-7 novembre 1883 ; les mot soulignés le sont par nous. Significative également la ligne éditoriale de la Vérité, dont Dorval est le rédacteur en chef, dans sa relation de la campagne de conquête du Dahomey, tout au long de l'année 1892 : "nos" troupes, "nos" tirailleurs sénégalais, le brave général Dodds (un mulâtre saint-louisien), "notre" drapeau flotte sur Abomey, etc. Pas la moindre interrogation, ni même une simple hésitation, sur les contradictions d'une telle attitude ; de toute évidence, le Nègre africain ne mérite pas la même sollicitude de sa part que celui des Antilles.
1221 péens146, ils constituent un exemple détestable pour les travailleurs créoles147, ils représentent une menace pour l'ordre public ainsi que pour la sécurité des biens et des personnes148. Evidemment, tenir de tels propos tout en prétendant par ailleurs combattre l'immigration au nom des idéaux de la France républicaine149 est parfaitement incohérent idéologiquement150, et c'est ce qui explique notamment le caractère extrêmement fluctuant de l'attitude de certains "ténors" de la gauche locale sur le problème : ainsi Lacascade, adversaire farouche de l'institution en 1880, ralliée à elle en 1884 au nom de ce que l'on appellerait aujourd'hui le "réalisme" ; ou Auguste Isaac, qui considère en 1881 que "toute immigration accomplie avec mesure et dans des conditions normales est bonne en soi"151, puis la combat vigoureusement en 1883 et 1884, et se retrouve enfin l'année suivante rapporteur devant un Conseil Général dominé par l'Usine d'un projet extrêmement répressif de "réglementation" de l'immigration réclamé à cor et à cris depuis plusieurs années par les planteurs152. La seconde explication de cette conception essentiellement apolitique du combat des républicains locaux contre l'immigration découle directement de ce qui précède : par manque de rigueur idéologique, ils se laissent entraîner par les usiniers exactement là où ceux-ci veulent placer le débat, c'est à dire précisément hors du terrain politique. Déclarer ne pas "faire de la politique" constitue, on le sait, une idée classique de la droite européenne, et plus particulièrement française, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ceci est
146. CG Gpe, SO 1884, p. 225, Célestin Nicolas ; SE juin 1885, p. 207, Auguste Isaac (propos sur le cerveau des Indiens reproduits supra, p. 1136) ; SO 1887, p. 652 et 682, Dorval et Sébastien. 147. Progrès, 1er décembre 1880, art. Gerville-Réache : "L'immigration implante dans nos départements d'outre-mer (sic !) des déclassés aux habitudes paresseuses et dissolues qui donnent sans cesse à nos compatriotes le triste spectacle de leur indolence et de leurs vices". 148. CG Gpe, SE 1885, p. 206, Auguste Isaac : "On a introduit dans ce pays 20.000 étrangers, 20.000 Indiens ; une grande partie d'entre eux se livrent au vagabondage (et) à la fainéantise …. ; c'est un danger permanent, une menace perpétuelle contre la sécurité publique, contre la sécurité des biens et des personnes". Ibid, SO 1887, p. 652, Dorval : "Vous (= les usiniers) êtes venus implanter dans notre pays des étrangers auxquels il nous a fallu laisser la place … Quand nous aurons laissé ces vides, c'est une race nouvelle qui les occupera, et alors envisagez ce que cette masse d'hommes pourra vous faire courir de dangers, à vous et à vos propriétés". 149. R. ACHEEN, Problème de l'immigration, p. 24-25 ; CG Mque, SO 1884, p. 201, Clavius Marius : "Dans un pays qui est une des parties de la grande France républicaine, il ne saurait y avoir de régime d'exception. Ce n'est pas un Conseil Général démocratique, issue du suffrage populaire, qui n'aurait pas de raison d'être s'il trahissait son origine, ce n'est pas une assemblée républicaine qui peut souffrir plus longtemps le maintien de l'ancien ordre de choses". 150. ANOM, Gua. 56/399, lettre d'Emile avril, un Français vivant au Vénézuéla et de passage en Guadeloupe, à Victor Schœlcher, 28 octobre 1879, au sujet de la façon dont sont traités les Indiens par toutes les couches de la société locale : après avoir rapporté divers incidents scandaleux, il ajoute : "Inutile de parler des Blancs du pays, vous les connaissez ; mais ces mulâtres, ces Nègres, qui se disent républicains (et brutalisent les Indiens), le sont-ils vraiment ?" 151. CG Gpe, SO 1880, p. 278. 152. Supra, chap. XVII.
1222 tout particulièrement vrai quand il s'agit de problèmes économiques ; seuls, dans cette conception, ceux qui possèdent et qui paient des impôts sont à même d'en débattre valablement, parce qu'ils ont des intérêts à défendre. Cette vision de la politique réduite à de la "cuisine" électorale et parlementaire est, évidemment, reprise in extenso par la droite antillaise ; à plusieurs reprises, Souques déclare qu'il ne fait pas de politique et que son engagement sur la scène électorale et au Conseil Général n'a d'autre objet que de défendre les intérêts de l'Usine153 menacés par les démagogues et les politiciens "perturbateurs" qui excitent la population contre elle154. Le problème de l'immigration constitue un terrain de choix pour la mise en application de cette idéologie ; pour les défenseurs de l'institution, il s'agit d'une question "purement économique et qui ne doit revêtir aucun caractère politique"155. Dans les milieux blancs les plus réactionnaires, ce rejet de la politique est affirmé avec une grande violence ; "le peuple n'a pas à en débattre … C'est une affaire économique et par conséquent du ressort des grands propriétaires", écrit le journal Les Antilles, porte-parole de la plantocratie martiniquaise, qui ajoute ultérieurement que "le gouvernement n'a pas à voir si le travailleur exige ou non la suppression de l'immigration, mais si cette suppression est ou non préjudiciable au pays"156, étant évidemment entendu que les intérêts "du pays" se confondent avec ceux des grands propriétaires. A côté de l'extrême brutalité de cette position, celle de Souques paraît infiniment plus habile et plus civilisée ; elle n'en est pas moins anti-démocratique. Face à ses adversaires qui réclament l'organisation d'une grande enquête d'opinion sur l'immigration, il répond que c'est inutile et qu'il suffit de consulter "la population éclairée" ; et devant les remous suscités par ce propos, il croit nécessaire d'y revenir ultérieurement et d'expliquer "quelle a été (sa) pensée" en la formulant : "Quand nous demandons à consulter la population éclairée, nous entendons les corps délibérants que comprend l'organisation coloniale … Ce sont le Conseil Privé, les chambres de commerce et les chambres d'agricul-
153. CG Gpe, SO 1889, p. 523 ; SO 1892, p. 205-207 et 212. 154. Ce n'est évidemment là que l'un des aspects de l'idéologie profondément réactionnaire qui anime le milieu des grands propriétaires, et plus largement l'ensemble des Blancs-créoles, sous la Troisième République ; basée essentiellement sur la croyance en un ordre social "naturel" où ils occupent, évidemment, le niveau supérieur, elle a pour objet de combattre tout ce qui pourrait remettre en cause la suprématie de ce groupe. Voir des développements plus approfondis dans J. FALLOPE, Esclaves et citoyens, p. 471-477, R. ACHEEN, Blancs-créoles, passim, Ch. SCHNAKENBOURG, Création des usines, p. 100-104. 155. CG Mque, SO 1884, p. 199, Bélus. Dans le même sens, cette affirmation brutrale du petit planteur Jean-Louis jeune : "Je suis un homme d'affaires et je ne fais pas de politique ; aussi, je ne combats pas l'immigration" ; CG Gpe, SO 1888, p. 417. 156. Deux articles de 1884 et 1885, cités par R. ACHEEN, Problème de l'immigration, p. 18-19.
1223 ture ; ce sont les conseils municipaux nommés par le suffrage universel, … (mais aussi) les petits propriétaires et les colons partiaires, ceux-là mêmes qui, un jour, doivent remplacer les grands propriétaires actuels ; quand vous aurez recueilli leurs opinions, vous vous assurerez si, oui ou non, l'immigration est un mal pour ce pays. Si au contraire, c'est au travailleur, à l'ouvrier indigène que vous vous adressez, il vous répondra : oui, l'immigration me fait du tort … Inutile de faire une enquête à cet égard. Tout ce qui ne sera pas propriétaire ou colon partiaire se lèvera comme un seul homme pour s'écrier ": la concurrence étrangère, voilà l'ennemi"157. Au fond, il n'est pas surprenant que Souques et tous les grands propriétaires réduisent ainsi l'immigration à sa seule dimension économique. C'est le domaine dans lequel ils sont, par leur formation et leurs responsabilités, certainement le plus à l'aise, où ils ont le plus d'arguments à faire valoir et dans lequel leurs adversaires doivent beaucoup s'employer pour les combattre.
b) "Un bienfait" (E. Souques) : défense et illustration de l'immigration Toute l'argumentation des usiniers en faveur de l'immigration part de ce qu'ils considèrent comme une constatation d'évidence : "le pays" manque de bras, parce que les travailleurs créoles ont "déserté" la grande culture pour mener une vie de petits paysans indépendants en mornes. Bien sûr, nul ne se risque plus à se plaindre publiquement des transformations survenues dans la société guadeloupéenne depuis 1848 ; au contraire, on célèbre hautement l'esprit d'indépendance des "cultivateurs", la petite propriété qu'ils ont su si bien développer à force de travail, le bien-être matériel et "l'amélioration morale" auxquels est parvenue cette population "paisible, honnête, adonnée au travail qui (lui) assure l'existence et l'indépendance". Mais il faut bien reconnaître, ajoutent immédiatement les mêmes, que ce droit enfin librement exercé par le travailleur créole de "suivre sa voie" et d'aller "où le portent ses goûts" rend singulièrement insuffisante la quantité et la qualité du travail qu'il peut fournir aux habitations158. Pour toutes ces raisons, l'immigration est donc une nécessité absolue ; "croyez-vous que ce soit de cœur gai que nous réclamons avec tant d'insistance le concours de ces bas auxiliaires … Pensez-vous que nous ne préférerions pas nous adresser à la population créole … Nous subissons l'immigration", nous n'avons pas d'autre choix, s'exclame Souques à l'adresse
157. CG Gpe, SO 1888, p. 199 et 412. 158. CG Gpe, SO 1880, p. 255, Dubos ; p. 261, Souques ; p. 268-269, Le Dentu ; SO 1883, p. 123, rapport de la commission de l'immigration ; p. 141-142 et 179, Souques ; SO 1887, p. 691, Jean-Louis jeune ; SO 1888, p. 401-402, Souques ; CG Mque, SO 1884, p. 172, de Thoré.
1224 de ses adversaires159. Pour les grands propriétaires et tous ceux qui les soutiennent, l'immigration est indispensable, elle est vitale, "c'est la question du être ou du non être"160. C'est elle qui a permis l'extraordinaire croissance de la production sucrière depuis trente ans ; inversement, lorsque le nombre d'immigrants introduits stagne ou, à plus forte raison, diminue, la production suit immédiatement la même direction161. Ce n'est d'ailleurs pas seulement l'industrie sucrière qui bénéficie ainsi de l'immigration, mais l'ensemble de l'économie antillaise, par les retombées indirectes qui en résultent. Elle accroît les recettes fiscales, non seulement à travers les divers droits frappant les biens de consommation destinés aux Indiens162 mais également par les droits de sortie sur les sucres produits grâce à ces mêmes immigrants163 ; elle a permis l'accroissement des salaires des travailleurs créoles164 et le développement de la petite propriété en remplaçant la main-d'oeuvre indigène sur les habitations165 ; enfin, elle soutient l'activité du petit commerce et de l'artisanat166. Dans tous les domaines, "la population née sur le sol de la colonie" a donc vu son sort s'améliorer grâce à l'immigration, et cette amélioration, "on peut le dire, a (même) été plus rapide que dans la vieille Europe"167. Conclusion : il ne faut surtout pas toucher à l'immigration, dont le bilan d'ensemble est extrêmement positif. Elle est "le pivot, la pierre angulaire de l'édifice colonial", la "clef de voûte de notre édifice social", "la sauvegarde de la propriété coloniale"168, et ses ennemis sont les ennemis de la Guadeloupe169. D'ailleurs, il suffit d'observer ce qui se passe dans les autres colonies de la Caraïbe et dans les différentes communes de la Guadeloupe : "Tout pays placé dans nos conditions périt sans immigration : la Dominique, Saint-Barthélemy, Saint-Martin se meurt ; tous les autres qui recourent à l'immigration, la Barbade, Trinidad, la Guyane anglaise 159. CG Gpe, SO 1880, p. 289 ; SO 1883, p. 144-145 et 172. 160. Ibid, SO 1880, p. 262, Souques ; SO 1883, p. 136, Le Dentu ; p. 141, Souques ; p. 155 et 176 Jean-Louis jeune ; Courrier, 4 janvier et 15 novembre 1881, 2 octobre 1883, 24 octobre 1884. 161. CG Gpe, SO 1880, p. 260 et 288, Souques ; SO 1883, p. 173, le même, et p. 182, Le Dentu ; CG Mque, SO 1884, p. 163, Cadeau. 162. Particulièrement, précise cyniquement Souques, les droits de consommation sur le rhum, dont les Indiens font un usage immodéré ; "l'immigrant consomme en moyenne trois litres de tafia par mois, soit 2,50 F, et pour un an 30 F, et pour 10.000 immigrants 300.000 francs" ; sur ce problème de l'alcoolisme des Indiens, voir supra, chap. XVII. 163. CG Gpe, SO 1880, p. 259-260, Souques ; SO 1883, p. 125, rapport de la commission de l'immigration, et p. 178, Souques ; SO 1887, p. 675-676, le même ; CG Mque, SO 1884, p. 198, Bélus. 164. Nous reviendrons plus longuement sur ce point, infra, p. 165. CG Gpe, SO 1880, p. 260, Souques ; SO 1887, p. 671, le même. 166. CG Mque, SO 1884, p. 198, Bélus ; CG Gpe, SO 1887, p. 688, Dubreuil ; SO 1888, p. 400, Blandin. 167. Ibid, SO 1880, p. 288, Souques. 168. Trois interventions de Souques dans ibid, SO 1880, p. 262, et SO 1887, p. 676 et 677. 169. Ibid, SO 1884, p. 272, Jean-Romain : l'immigration "est d'une utilité telle que l'on peut considérer comme l'ennemi de son pays, … de sa prospérité et de son avenir, celui qui la combat et qui persiste à déclarer qu'elle n'est pas indispensable". Evidemment, Souques ne se risque pas à proférer luimême de telles énormités, il préfère laisser un de ses seconds couteaux prononcer ces paroles qui, nous dit le p. v. de la séance, "soulèvent des protestations de la part de plusieurs membres du Conseil" ; mais on ne jurerait pourtant pas, à la lumière de ses innombrables interventions sur la question, que telle ne soit pas le fond de sa pensée.
1225 résistent. Chez nous mêmes, … dans les communes qui possèdent des immigrants, le travail est assuré au cultivateur créole, le salaire s'élève ; là au contraire où n'existent pas d'immigrants, c'est la misère"170.
c) "Une plaie" (L. Dorval) : la réponse des adversaires de l'immigration Evidemment, les adversaires de l'immigration ne laissent pas passer un tel panégyrique sans réagir. Reprenons leurs réactions et leurs réponses, complétées et éventuellement corrigées par divers éléments provenant d'autres sources, pour procéder à une appréciation critique des arguments des grands propriétaires. Trois points paraissent devoir être abordés ici.
1. Il est inexact de dire que les Créoles ont "déserté" les habitations. On sait que cette affirmation est un leit motiv dans le milieu des planteurs depuis l'abolition de l'esclavage, mais elle ne résiste pas à l'examen des statistiques disponibles. Celles-ci montrent en effet que, sur la longue période comprise entre la veille de l'Emancipation et celle de la grande crise sucrière mondiale, il est toujours demeuré sensiblement le même nombre de travailleurs créoles employés dans la filière sucrière : 32.042 esclaves en 1847, 30.986 "cultivateurs" en 1861 et 30.828 en 1882, dont environ 26.000 dans la culture stricto sensu de la canne, les autres étant ouvriers industriels dans les usines171. Même si la précision apparente de ces chiffres est illusoire, ils n'en indiquent pas moins une grande tendance : on est très loin de la désertion complète. Il est vrai aussi que les immigrants occupent une place de plus en plus importante dans la main-d'oeuvre sucrière guadeloupéenne, passant de 13.023 engagés et 29,6 % du total en 1861, première année où la statistique est disponible, à 22.521 et 42,2 % respectivement en 1882 ; mais même pour cette dernière année et même en déduisant de leur nombre les ouvriers industriels, les Créoles demeurent encore majoritaires. D'autre part, supposer que les Créoles aient déserté les habitations revient à admettre qu'ils aient trouvé à s'installer ailleurs. Or, de ce point de vue, le problème n'a pas changé depuis les années 1850 ; bien sûr, il y a eu les lotissements créés sur d'anciennes grandes propriétés ruinées puis morcelées, les défrichements dans les mornes et sur les pentes du massif montagneux central de la Basse-Terre, et les nouveaux établissements dans les zones impropres à la canne, mais la difficulté de fond demeure : il n'y a pas assez d'espace disponible en Guade170. Ibid, SO 1880, p. 262, Souques. Dans le même sens, SO 1883, p. 123, rapport de la commission de l'immigration et CG Mque, SO 1884, p. 165 et 167, Cadeau, qui citent la Dominique comme un repoussoir ; inversement, ajoute ce dernier, "à Sainte-Lucie avant l'introduction d'immigrants, l'indigène n'avait pas de travail ; du jour où les Indiens y ont été débarqués, les cultures se sont agrandies, des usines y ont été créées et les bras créoles ont alors trouvé du travail". 171. Supra, chap. I, tableau n° 9 et développements qui suivent.
1226 loupe pour permettre à tous les anciens esclaves libérés, et a fortiori à leurs enfants, de s'établir comme petits propriétaires indépendants172. Selon une statistique souvent citée, ces derniers seraient au nombre d'environ 10.000 en 1875, auxquels viennent s'ajouter environ 5.000 locataires de portions de terre173. Sans aucun doute, l'importance numérique de ces deux catégories de population rurale a-t-elle continuée à augmenter au cours des années suivantes jusqu'en 1883, mais même en admettant qu'elles représentent alors 20 à 25.000 personnes, ce qui semble déjà beaucoup, restent tous les autres, qui n'ont pu accéder à la terre : comment gagnent-ils leur vie s'ils ne sont pas sur les habitations ? Conclusion : l'argument usinier qui justifie le recours systématique et permanent (et éventuellement éternel) à l'immigration par la "désertion" des Créoles et le manque de bras indigènes n'est globalement pas recevable. "Globalement" n'exclut toutefois pas que surviennent des difficultés plus ou moins importantes et plus ou moins durables entravant la réalisation de l'ajustement entre besoins et disponibilités sur le marché de l'emploi sucrier. C'est notamment le cas à la fin des années 1870 et au début de la décennie 1880. La très forte élévation du niveau de l'activité qui caractérise cette période174 confronte l'industrie sucrière à une grave pénurie de main-d'oeuvre ; tous les indices convergent dans cette direction : réapparition des plaintes à ce sujet chez les usiniers, augmentation des salaires, diminution de la journée de travail, développement de la "culture à la mécanique" pour économiser les bras175. Toute l'augmentation du nombre de travailleurs dans la filière sucrière au cours de cette période provient exclusivement de l'immigration176 ; on comprend mieux l'acharnement que mettent les grands propriétaires lors de la session ordinaire de 1880 pour éviter la diminution du nombre d'immigrants demandés en Inde : cette proposition ne peut pas plus mal tomber. Ceci dit, notre conclusion globale demeure. Même si les difficultés qui viennent d'être évoquées sont très réelles au début des années 1880, il est clair aussi, à la lecture de leurs interventions au Conseil Général, que les usiniers ont volontiers tendance à exagérer leur impact et à les monter en épingle pour exiger le maintien d'un flux élevé d'immigration177 ; la 172. Sur ce mouvement, voir supra, chap. III. 173. A. DE LA VALETTE, Agriculture à la Gpe, p. 144. 174. En 1876, 42.553 tonnes de sucre et 20.206 ha de canne ; à l'apogée précédant le déclenchement de la crise, 56.769 tonnes en 1882 et 26.845 ha en 1883 ; Statistiques coloniales et Annuaire de la Gpe, années citées. 175. Sur cette situation, développements plus complets et références supra, chap. III. 176. En 1876, 31.089 Créoles et 17.836 immigrants, total = 48.925 ; en 1882, 30.828 et 22.521 respectivement, total = 53.349. Calculé d'après Statistiques coloniales et Annuaire de la Gpe, années citées. 177. Comme le montre ce raisonnement pseudo-démographique complètement farfelu de Souques : "La population de la Guadeloupe est de 180.000 âmes. Le nombre de décès (est) supérieur à celui des naissances et le décroissement (sic !) de population produit de ce chef (est) de 1.800 habitants par an, en sorte que, sur une période de cent ans, si ces données sont exactes, le pays ne serait qu'un vaste désert si l'immigration ne venait compenser ces pertes" ; CG Gpe, SO 1883, p. 142-143. Au passage,
1227 meilleure preuve de cette attitude réside dans le fait que Souques et ses amis continuent de se plaindre du manque de bras créoles après 1884, alors que la crise sucrière a fait s'envoler brutalement le chômage. En définitive, pour ce qui concerne le niveau quantitatif de l'emploi dans l'industrie sucrière, l'immigration a globalement été nécessaire à certains moments, mais certainement pas indispensable pendant un tiers de siècle.
2. L'immigration n'est qu'un facteur second de l'augmentation de la production. C'est un point sur lequel les élus républicains n'ont guère de mal à contrer Souques, tant celui-ci a parfois tendance à "pousser le bouchon" trop loin. Ainsi quand il attribue à l'absence d'immigration la décadence économique de la Dominique, alors que l'effondrement de l'industrie sucrière s'y explique "doubtless because the processes both of cultivation and manufacture were more primitive and wasteful than in other places"178 ; ou inversement, quand il attribue la prospérité de la Barbade à l'immigration, alors que cette île n'a pas reçu un seul Indien pendant tout le XIXe siècle179 et que la survie de son industrie sucrière résulte de la conjonction de tous autres facteurs180. Les adversaires de l'immigration n'ont donc aucun mal à montrer qu'à court terme, d'une année sur l'autre ou à l'intérieur d'une plage chronologique de quelques années, la production sucrière est à peu près totalement déconnectée du nombre d'immigrants arrivant dans la colonie181. Souques répond-il que de tels exemples ne veulent rien dire, parce que "en agriculture les évènements ne se produisent que lentement" et qu'on ne peut donc juger les résultats de l'immigration que sur le long terme ?182 On produit alors le contreexemple parfait de la Réunion où il est entré près de 200.000 immigrants de toutes origines entre 1849 et 1882, ce qui n'a pourtant pas empêché l'économie de l'île, et spécialement son industrie sucrière, de s'effondrer à partir de 1863183.
notons que l'ascendant de Souques sur l'assemblée est si fort qu'il se trouve quand même un conseiller républicain pour perdre son temps à réfuter ces élucubrations, alors qu'elles n'auraient mérité que le silence ; ibid, p. 152-153, Auguste Isaac. 178. Parl. Papers, 1898, vol. 50, Report of the West India Royal Commission, p. 50. 179. Voir les statistiques de l'émigration au départ de Calcutta de 1842 à 1882-83, publiées dans Rapport Grierson, 3e partie, p. 10 ; la Barbade n'y est même pas citée. Au contraire, elle est une terre d'émigration en raison de son surpeuplement ; Parl. Papers, 1898, vol. L, rapport, p. 31-32. Voir sur ce point H. JOHNSON, "Barbadian emigrants in Trinidad. 1870-1897", Caribbean Studies, vol. XIII, n°3, octobre 1973, p. 5-30. 180. Ibid, p. 29 : "There are no large central sugar factories, the mills are small and many of them primitive, … and the sugar exported is chiefly muscovado (= de très basse qualité). But the industry has hitherto survived under these conditions, owing to the fact that (1) the manufacture of sugar by the old processes is thoroughly well understood and the cultivation of the cane very carefully carried on ; (2) there is an abundant labour supply ; and (3) the soil produces a cane containing juice of exceptional richness". 181. CG Gpe, SO 1880, p. 293, le rapporteur de la commission de l'immigration, et SO 1883, p. 138, Auguste Isaac ; CG Mque, SO 1884, p. 187-188, O. Duquesnay. 182. CG Gpe, SO 1883, p. 143. 183. Ibid, SO 1880, p. 277-278, le rapporteur de la commission de l'immigration, et SO 1883, p. 138, Auguste Isaac. Sur l'évolution de l'économie et de la société réunionnaises entre 1848 et 1880, S. FUMA, Ile à sucre, p. 105-150 et 183-345.
1228 Sur le fond, toutefois, personne ne nie que l'immigration ait joué un rôle important dans la croissance de la production sucrière guadeloupéenne, mais on conteste, par contre, qu'elle en soit le seul facteur184, et même Souques, finalement, n'ose pas prétendre le contraire185. En fait, si l'immigration a pu contribuer à cette croissance, c'est d'abord parce qu'elle a été mise en œuvre dans un contexte général de modernisation de l'industrie sucrière et que ses effets sont entrés en synergie avec ceux, encore plus importants, résultant de l'application du progrès technique dans la branche. Dans ce contexte, l'immigration a permis d'affecter des hommes plus nombreux à une productivité en amélioration constante, tant dans les champs de canne186 qu'à l'usine elle-même187. C'est de cette façon que la production de sucre a pu passer, entre 1860 et 1882, de 32.900 à 56.800 tonnes en Guadeloupe et de 31.000 à 53.600 à la Martinique ; réduite au seul apport de l'immigration venant simplement s'ajouter aux vieilles méthodes manufacturières "du père Labat", elle n'aurait certainement pas progressé dans de telles proportions188.
3. L'immigration ne profite qu'à une poignée de grands propriétaires. L'argument usinier selon lequel l'immigration bénéficie à toute la Guadeloupe fait bondir les élus républicains. Non seulement, répondent-ils, elle n'a pas fait disparaître l'immense
184 . CG Gpe, SO 1880, p. 293, le rapporteur de la commission de l'immigration. 185. "De 1856 à nos jours, nous (sommes) montés de 55.000 à 90.000 barriques de sucre … Si nous avons atteint … ce résultat, c'est en partie grâce à l'immigration" (souligné par nous) ; ibid, p. 288. 186. Le nombre d'ha de canne par travailleur employé à sa culture passe de 0,44 en 1860 à 0,49 en 1882 (Statistiques coloniales, années citées), mais on n'en est encore aux tout débuts de la modernisation agricole. La progression s'accélère au cours des années 1880 (0,60 en 1889), la crise ayant obligé les usines à mettre en œuvre des programmes d'augmentation de la productivité sur leurs habitations ; voir sur ceci la remarquable intervention de Souques dans CG Gpe, SO 1887, p. 668-669, et Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 68 et 154-156. Autre indice significatif de ce mouvement de modernisation agricole après l'abolition de l'esclavage : l'évolution des importations d'engrais ; toutes natures confondues, elles passent de 1.641 tonnes en 1847 à une moyenne annuelle de 2.389 dans la décennie 1860 et dépassent les 9.000 tonnes à trois reprises jusqu'au déclenchement de la crise (1873, 1877, 1879) ; moyenne annuelle de 4.186 tonnes dans la décennie 1880. 187. La production moyenne de sucre par travailleur employé dans la filière passe de 0,80 tonne en 1860 à 1,06 en 1882 ; Statistiques coloniales, années citées. Entre-temps, les anciennes habitationssucreries "du père Labat", qui extrayaient difficilement 50 à 55 kg de sucre d'une tonne de canne, ont été remplacées comme structure de base de la production par des usines centrales modernes, où l'on atteint normalement 95 à 100 kg ; ANOM, Gua. 129/864, gouverneur Lormel à M. Col., Exposé général sur la situation de la Guadeloupe, 26 septembre 1865. 188. CG Mque, SO 1884, p. 185, réponse de O. Duquesnay à un partisan de l'immigration qui venait d'attribuer à celle-ci tout le mérite de "l'augmentation constatée de la production de 1852 à nos jours" (soit de 52.232 à 92.832 barriques) : il cite un planteur moderniste des années 1850 nommé de Percin, selon lequel "au moyen des animaux et des instruments, on peut gagner un tiers en sus … Ainsi, sans l'immigration, … on pouvait porter la production à 69.632 barriques ; si … nous (y) ajoutons le tiers du rendement obtenu en plus par les usines, nous arrivons à la production actuelle de 92.832 barriques. Il n'est donc pas exact de rapporter à l'immigration l'augmentation de la production". La conclusion est sans doute un peu forcée et les chiffres sont peut-être un peu "arrangés" pour les besoins de la démonstration, mais le sens général de celle-ci n'est pas contestable, et d'ailleurs pas contesté dans la suite de la discussion.
1229 misère qui frappe la population nègre des campagnes189, mais au contraire elle contribue même à l'aggraver en suscitant à celle-ci une concurrence biaisée sur l'emploi et les salaires190. Quant au raisonnement qui essaie de prouver que le budget colonial tire grand profit de la présence des Indiens dans l'île, il n'est pas recevable, soit parce qu'il "oublie" les dépenses qu'occasionnent aux finances publiques l'introduction, la gestion et le rapatriement des immigrants191, soit parce qu'il spécule sur la misère humaine192. Pour les adversaires de l'immigration, celle-ci ne profite qu'à une poignée de grands propriétaires193. Les états de répartition des convois d'Indiens à leur arrivée en Guadeloupe viennent confirmer le caractère ultra-minoritaire, pour ne pas dire groupusculaire, des bénéficiaires de l'immigration, comme le montrent les tableau et graphique qui suivent. Comme il était prévisible, les usines sont proportionnellement beaucoup mieux servies que leur part, recevant, sur l'ensemble de la période couverte par le tableau, 35,3 % des immigrants alors qu'elles ne représentent que 16,2 % des engagistes194. Non seulement les textes réglementant la répartition des convois contiennent diverses dispositions prises spécialement pour les avantager195, mais elles peuvent en outre jouer sur le fait que leurs domaines fonciers comptent plusieurs habitations pour multiplier les demandes au titre de chacune d'elles ; elles sont alors "servies", soit par gros "paquets" d'immigrants concentrés sur quelques convois (Marly, Gardel, Clugny, Sainte-Marthe …), soit par "lots" plus petits mais un peu à chaque convoi (Darboussier, Beauport …). On observe par ailleurs sur le graphique n° 13 que leur part dans la répartition des convois successifs augmente lentement en tendance sur l'ensemble de la période, ce qui reflète à la fois l'augmentation de leur nombre entre les années 1860 et le début de la décennie 1880196 et l'accélération du mouvement de concentration foncière autour d'elles au même moment197.
189. CG Gpe, SO 1880, p. 252, le rapporteur de la commission de l'immigration. 190. Voir infra. 191. CG Gpe, SO 1880, p. 258-259, Ludger Jérome ; SO 1883, p. 180, Auguste Isaac. 192. Ibid, SO 1880, p. 293, le rapporteur de la commission de l'immigration : "On a dit que l'Indien consommait, qu'au point de vue de la consommation des spiritueux il était un élément de (recette) pour le budget … (Voir, supra, note 163). Cette phrase, ramenée à sa valeur banale, triviale, revient à dire que l'Indien boit plus de tafia que le Noir". 193. CG Gpe, SO 1878, p. 96-103, vigoureux affrontement sur ce point entre Souques et Lignières d'une part et Lacascade et Réaux de l'autre ; SO 1887, p. 681-682, Sébastien. 194. Calculé d'après les données du tableau n° 55, p. 195. Voir supra, chap. XIII. 196. Le nombre d'usines modernes passe de 5 en 1860 à 17 en 1871 et 22 en 1884 ; Ch. SCHNAKENBOURG, Création des usines, p. 45. 197. Quelques exemples : Darboussier n'a pas de domaine foncier au moment de sa création (1867), elle possède 7 habitations en 1871 et 22 en 1883 ; Beauport passe de 3 habitations en 1863 à 6 en 1870 et 19 en 1885 ; Clugny, aucune en 1870, 11 en 1883 ; Duval, aucune en 1860, 3 en 1870, 12 en 1883 ; Blanchet, de 3 en 1869 à 10 en 1883. Ch. SCHNAKENBOURG, Transition, p. 139.
1230 Tableau n° 90 PART DES USINES DANS LA REPARTITION DES CONVOIS N° et nom du navire 33. Glenduror 39. Aliquis 40. Indus 43. Jumna 44. John Scott 45. Peckforton Castle 46. Contest 1 47. Contest 2 48. Marchionness of L. 49. Medusa 50. Cartsburn 51. K. Companion 52. Daphné 53. Père de famille 54. Daphné 56. Jumna 58. Surrey 59. Brechin Castle 60. Killochan 61. Gainsborough 62. Botanist 63. Jumna 64. Palais Gallien 65. Essex 66. Bann 67. Brechin Castle 68. Jorawur 69. Foyle 70. Jumna 71. Lee 72. Neva 73 Elliott 74. Artist 75. Jorawur 76. Bride 77. Lee 78. Latona 79. Bruce 80. Syria 81. Copenhagen 82. Jura 83. Bruce 84. Copenhagen 85. Hereford
% des Bénéficiaires
immigrants
10,3 3,0 3,7 13,6 13,6 12,5 25,5 20,9 26,5 23,1 17,9 17,6 21,2 17,1 14,3 4,8 11,3 15,8 16,6 20,9 28,6 16,3 27,8 27,6 21,9 22,8 11,7 8,9 7,3 8,4 10,7 10,6 10,0 8,6 18,5 12,0 19,2 12,8 20,0 15,4 18,3 26,1 19,6 21,1
15,3 7,4 6,6 31,5 21,6 13,6 34,4 31,8 45,0 30,0 28,6 40,0 31,6 27,8 24,4 5,0 16,8 30,3 28,9 34,4 42,3 25,6 44,3 47,3 35,1 33,8 22,2 17,8 18,9 23,1 19,3 23,6 18,8 26,5 64,4 37,3 54,3 35,2 55,2 55,3 49,9 54,5 40,1 37,4
1231 N° et nom du navire 86. Bruce 87. Epervier 88. White Adder 89. Hereford 90. Boyne 91. Jumna 92. Neva 93. Nantes-Bordeaux
% des Bénéficiaires
immigrants
23,5 18,9 21,6 29,1 17,7 32,3 20,4 100,0
34,0 46,3 67,8 67,2 28,4 63,9 41,2 100,0
% calculés à partir des données du tableau n° 55, avec lequel celui-ci doit être consulté en parallèle.
Sur l'ensemble de la période couverte par les tableaux n° 55 et 90, ce sont toutefois les habitations autonomes du secteur sucrier qui reçoivent le plus d'Indiens, avec 56,9 % du total, parce que leurs propriétaires sont parvenus à résister efficacement aux tentatives des usiniers de les marginaliser dans la répartition des immigrants. Mais la tendance est, pour ce qui les concerne, clairement à la baisse ; elles sont de moins en moins nombreuses à bénéficier de l'immigration, et leur part dans celle-ci diminue198. Ce n'est que l'un des nombreux aspects de la crise globale qui les frappe dans le troisième quart du XIXe siècle. Enfin, il ne faut pas oublier que même dans le secteur sucrier, tous les producteurs de canne et/ou de sucre n'ont pas obligatoirement accès à l'immigration, soit parce que la situation locale du marché du travail et la possibilité de trouver sur place suffisamment de bras créoles à bas prix rendent inutile le recours à une main-d'oeuvre importée, soit, le plus souvent, parce qu'ils n'en ont pas les moyens. Ainsi pour ce qui concerne les habitations, le tableau de leur classification pour 1861 en vue de la répartition des convois révèle qu'elles ne sont que 286 à avoir demandé des immigrants199, alors qu'on compte au même moment 451 "habitations rurales en canne à sucre" (sucreries ou non) en Guadeloupe200, soit 63,4 % de ce dernier chiffre. Vingt ans plus tard, un tableau de même nature énumère 159 habitations ayant déposé une demande, mais sur ce total 58 font partie du domaine foncier d'une usine et 11 sont en culture secondaires201 ; ne restent donc que 90 plantations autonomes, encore en sucrerie ou non, ayant les moyens de prendre des immigrants sur les 614 habitations en canne de l'île, soit 14,6 % du total.
198. Sur les dix premiers convois du tableau n° 90 (nos 33 à 49), un total de 330 habitations reçoivent 3.173 Indiens = 71,1 % de l'ensemble des immigrants répartis ; sur les dix derniers (nos 84 à 93), 216 habitations et 1.733 immigrants = 38,8 % de l'ensemble ; part comparée des usines = 23,1 et 54,0 % respectivement. 199. CG Gpe, 1er février 1861. Malheureusement, plus aucun tableau de cette nature n'est publié par la suite pendant les deux décennies suivantes. 200. Statistiques coloniales, année citée. 201. GO Gpe, 2 août 1881.
Graphique n° 13 – PART DES USINES DANS LA REPARTITION DES CONVOIS
1233 Ce même document permet en outre de mesurer la concentration des demandes d'immigrants des usines. En tout, elles portent sur 2.020 travailleurs, déposées par 16 établissements, mais 63 % proviennent des cinq plus importantes, dont 37 % pour les deux premières202. On n'est pas surpris de constater qu'il s'agit de Beauport et Darboussier, les deux usines de Souques ; ce ne sont pas seulement des principes que celui-ci défend au Conseil Général. Par contre, les intentions du propriétaire de Bologne, Emile Le Dentu, l'autre grand "ténor" usinier lors des débats du début des années 1880 sur l'immigration, sont beaucoup moins suspectes ; avec une demande de 20 immigrants seulement, il ne prêche pas vraiment pour sa paroisse. Notons enfin que trois usines n'ont pas demandé d'immigrants à cette date, et qu'elles apparaissent d'ailleurs très peu dans les états de répartition postérieurs : Bellevue, Bonne-Mère et Les Mineurs. Finalement, on ne peut même pas dire que les bénéficiaires directs de l'immigration sont ultra minoritaires ; c'est carrément d'un groupuscule dont il convient de parler ici : 300 propriétaires d'usines et d'habitations, en comptant large, au début des années 1860, une petite centaine au grand maximum à la veille de la disparition de l'institution. Quand Souques intervient avec tant d'ardeur pour défendre celle-ci à l'assemblée locale au nom des intérêts "du pays", il est très loin de représenter tout le secteur sucrier, il ne représente même pas tous les usiniers et bientôt il ne représentera pratiquement plus que lui-même.
4. Loin de l'enrichir, l'immigration appauvrirait le pays C'est une idée que développent implicitement les adversaires de l'immigration à propos des économies emportées ou transférées par les Indiens au moment de leur rapatriement. Il s'agit, estiment-ils, de "sommes énormes", qui se montent jusqu'à 4 millions de F et constituent "autant d'argent enlevé au pays. Si cet argent avait été touché par les travailleurs créoles, il aurait été mis en circulation par les achats faits par (eux). L'argent touché par le travailleur créole reste dans le pays et, en circulant, constitue la véritable fortune publique". Au contraire, "il est faux de dire que l'immigration fait vivre le commerce (puisque) l'argent est emporté en Inde"203. En ces temps d'étalon-or triomphant, où même les esprits les plus éclairés mesurent volontiers la "richesse" d'un pays au montant de son stock d'or monétaire, l'image des Indiens rapatriés vidant la Banque de la Guadeloupe de ses réserves métalliques a évidemment de quoi impressionner, et elle ne manque d'ailleurs pas de le faire, comme le montre le silence sur ce point des partisans de l'immigration en général, et de Souques en particulier –lui d'ha202. Beauport 400, Darboussier 360, Gardel 230, Blanchet 180, Zévallos 180, Sainte-Marthe 160, Grande-Anse MG 100, Courcelles 90, Montmein 60, Duchassaing 60, Duquéry 60, Duval 40, Clugny 40, Marly 20, Bologne 20, Gentilly 20. 203. CG Gpe, SO 1887, p. 649, Dorval, et SO 1888, p. 406, Réaux.
1234 bitude si prolixe sur tous les sujets dès qu'il s'agit de la défense de ses intérêts!-, qui ne savent quelles objections lui opposer. Et pourtant, l'argument est complétement irrecevable. S'agissant tout d'abord du montant des sommes rapatriées par les Indiens, on se demande où Dorval a bien pu aller chercher le chiffre de 4 millions de F qu'ils avance ainsi dans l'enceinte du Conseil Général. Rappelons que nous avons précédemment estimé, sur la base des diverses données contemporaines disponibles, à une moyenne de 230 F par personne les économies ramenées par les Indiens sous toutes les formes (transferts par l'intermédiaire du Trésor Public, espèces métalliques, bijoux et même marchandises) au moment de leur retour au pays204. Si l'on admet d'autre part que le nombre de rapatriés se monte, au départ de la Guadeloupe, à 9.700 environ, le montant total des "richesses" emportées par eux représente donc une somme de 2.231.000 F ; on est évidemment très loin du niveau annoncé. On en est même d'autant plus loin que tout cet "argent" n'a évidemment pas quitté la Guadeloupe sous une forme métallique. Les achats de marchandises par les Indiens avant leur départ ont bien "fait vivre le commerce" local et "contribué à la fortune publique", selon la formule de Réaux, et surtout le transfert de leurs économies par l'intermédiaire du Trésor a non seulement pour but de leur faciliter les choses à cet égard, en diminuant notamment les risques de vol pendant le voyage -ce qui est son objectif affiché publiquement-, mais également, et plus discrètement, de récupérer une partie des espèces métalliques en leur possession et éviter ainsi qu'elles sortent de la Guadeloupe. Rappelons que les sommes ainsi transférées représentent environ 115 F par rapatrié ; ceci signifie donc que, en chiffre rond, à peine plus d'un million de F a quitté la Guadeloupe sous une forme métallique ou une autre, espèces monnayées ou bijoux. Pour être apprécié à sa juste valeur, ce montant doit être rapporté à celui du stock de métaux précieux de la Banque de la Guadeloupe, tel qu'on peut le connaître à travers l'état de situation de celle-ci, publié chaque mois dans la Gazette Officielle puis le Journal Officiel de la Colonie205. Laissons de côté les huit premiers convois de rapatriement du tableau 204. Supra, p. 205. Stock composé non pas de lingots mais d'espèces métalliques, essentiellement françaises et, dans une proportion de plus en plus faible, étrangères. Conformément aux principes de base de l'étalon-or, il est censé garantir la convertibilité des billets émis par la Banque. En réalité, on sait que le volume de la circulation fiduciaire, même dans un régime d'étalon-or, dépend, non pas de la quantité de métaux précieux en réserve dans les caves de la banque centrale, mais du niveau général de l'activité économique et des exigences de liquidité de celle-ci. Dans cette perspective, le stock d'or remplit une fonction politique, idéologique et psychologique, mais pas principalement économique, surtout pour une économie d'aussi petites dimensions que la Guadeloupe et située, pour l'essentiel, en dehors des grands courants d'échanges mondiaux de marchandises et de capitaux ; en outre, s'agissant d'une économie coloniale, son accès à ceux-ci s'effectue forcément par l'intermédiaire d'une métropole, dont le crédit constitue pour elle "une garantie aussi réelle que la détention d'espèces métalliques". Pour toutes ces raisons, le stock d'or de la Banque de la Guadeloupe représente un "capital dormant" qui pourrait être utilisé bien plus efficacement à des opérations de financement de l'économie, mais il est évidem-
1235 n° 84206 ; étalés sur quinze ans (1861-1875) et ne réunissant que 2.132 personnes, on peut considérer l'impact des sommes emportées avec eux comme pratiquement négligeable. Concentrons-nous plutôt sur ceux partis dans les années 1880 et au début de la décennie 1890, au plus fort des rapatriements et de la polémique dont il vient d'être fait état. De 1882 à 1894, 14 convois ont quitté la Guadeloupe pour l'Inde, emportant 6.469 passagers qui avaient préalablement déposé au Trésor Public pour transfert une somme totale de 704.600 F207. Admettons qu'ils ont emporté avec eux un montant équivalent en espèces monnayées208, ce sont donc 700.000 F en chiffres rond qui ont quitté physiquement la Guadeloupe sous forme de métaux précieux sur l'ensemble de la période ; soit, en moyenne, 54.000 F par an. A lui seul, ce résultat suffit déjà à écarter complétement l'image du stock d'or de la Banque de la Guadeloupe épuisé par les "sommes énormes" rapatriées par les Indiens. Toujours de 1882 à 1894, ce stock, comptabilisé à sa valeur de fin d'exercice, au 30 juin de chaque année, représente en moyenne 2.722.000 F par an ; ce que les Indiens sont supposés avoir exporté sous forme d'espèces métalliques n'atteint donc même pas 2 % de cette somme chaque année. Mais il y a mieux encore : au cours de cette même période, l'encaisse métallique de la Banque, bien loin de diminuer sous l'impact des espèces rapatriées par les Indiens, tend au contraire à augmenter lentement, passant de 2.293.000 F au 31 mai 1882 (situation au 30 juin non publiée) à 3.200.000 au 30 juin 1894. Il n'est évidemment pas impossible que, pour certains exercices en particulier, au cours desquels cette tendance s'inverse très provisoirement, une partie, sans doute pas très importante, du reflux puisse éventuellement s'expliquer par les sorties d'espèces métalliques emportées avec eux par les Indiens209, mais on observe tout aussi bien le contraire lors d'autres exercices, où, malgré le départ d'un grand nombre de rapatriés, l'encaisse de la Banque demeure pratiquement stable210, voir même augmente211 ; l'examen des ment impossible (et impensable à l'époque) de l'aliéner. Voir sur tout ceci les développements essentiels de A. BUFFON, Monnaie et crédit, p. 162-180. 206. Parmentier à Marie-Laure ; supra, chap. XVIII. 207. Calculée à partir du tableau n° 83. Manque le convoi du Jorawur (n° 13 du tableau n° 84), mais nous l'avons réintégré dans ce chiffre sur la base de la moyenne des sommes transférées par les 13 autres. 208. Justification de cette hypothèse, supra, chap. XVIII. 209. Ainsi pendant l'exercice 1884-85, deux convois sont partis emportant en tout dans les 180.000 F en espèces monnayées (British Peer et Loire-Inférieure) ; dans le même temps l'encaisse métallique de la Banque passe de 2.535.000 à 2.379.000 F (- 153.000). De même en février 1889, le convoi du Nantes-Bordeaux a transféré 106.000 F par le Trésor et on peut présumer qu'il en a emporté autant en espèces ; il est possible que ce dernier mouvement soit pour partie la cause de la diminution de 390.000 F du stock de métaux précieux de la Banque entre le 30 juin 1888 (3.111.000 F) et le 30 juin 1889 (2.721.000 F). 210. En 1882-83 (de 2.295.000 à 2.310.000 F), alors que le Copenhagen est parti avec beaucoup plus de 100.000 F ; en 1885-86 (2.379.000 à 2.324.000 F), malgré le départ de deux convois (Néva et Jorawur, somme totale emportée par les deux inconnue). 211. En 1887-88 (2.670.000 à 3.111.000 F) et en 1890-91 (2.893.000 à 3.028.000 F) alors que sont partis respectivement le Nantes-Le Havre et l'Hindoustan avec environ 70.000 F chacun ; du 30 juin 1892 au 30 juin 1894 (2.953.000 à 3.200.000 F) avec six convois partis par les paquebots en emportant 135.000 F en tout.
1236 mouvements comparés des rapatriements et du stock de métaux précieux ne donne donc pas de résultats véritablement convaincants, et il semble bien que l'on puisse conclure qu'il n'existe pas de liens directs ou indirects entre les deux, que ce soit à long terme, sur l'ensemble de la période des rapatriements, ou d'une année sur l'autre. La polémique soulevée sur ce point par les élus républicains, sans doute emportés par l'ardeur du combat politique et la volonté de convaincre, n'a pas de fondements économique et monétaire.
2.2. Le non-dit politique : qui est le maître dans la société créole ? a) Pourquoi tant d'acharnement à défendre une institution irrationnelle et inefficace ? On pourrait à la rigueur oublier tous les défauts de l'immigration si elle avait au moins le mérite de l'efficience. Mais même pas ! En remplaçant Nègre par Indien, on pourrait pratiquement reprendre avec très peu de changements la longue analyse que l'économiste JeanBaptiste Say faisait de l'esclavage sous la Restauration : "C'est une combinaison qui paraît assez ridicule que de faire en Europe des armements de navires dispendieux, d'aller à mille lieues de distance acheter des hommes et de les transporter deux mille lieues plus loin … pour n'y exécuter qu'un travail d'un manœuvre grossier … Il y a, de plus, bien du déchet à essuyer sur cette triste marchandise. Beaucoup d'esclaves meurent de chagrin, ou d'excès de fatigue, ou par des suicides. On est obligé de les soigner dans leurs maladies … tous ces frais représentent le salaire que l'on paie à un ouvrier libre et doivent représenter un salaire élevé. Il paraîtra plus dispendieux encore, si l'on considère le peu d'intérêt que l'esclave a de faire beaucoup d'ouvrage et de le faire bien. Il est directement intéressé à cacher tout ce qu'il peut de sa capacité pour le travail, car si l'on savait qu'il peut davantage, on augmenterait la tâche qu'on lui impose"212. Du simple point de vue de la logique économique, l'immigration apparaît en effet comme une institution complètement irrationnelle ; elle est à la fois coûteuse et inefficace. L'immigration présente tout d'abord un côté inutilement surcoûteux. Quelles que soient les bases de calcul retenues, l'Indien revient toujours beaucoup plus cher que le Créole à celui qui l'emploie, si l'on intègre dans l'estimation de son coût tous les éléments entrant dans la composition de celui-ci : "prime" payée sur son introduction, nourriture, vêtements, soins en cas de maladie, indisponibilités temporaires ou définitives (ce que les planteurs appellent si
212. J. B SAY, Cours complet d'économie politique pratique (1828-29), éd. Horace Say, Paris, Guillaumin, 1840, t. I, p. 250-251. Nous n'avons pas reproduit le passage relatif au coût et aux risques de la traite négrière ainsi que celui sur le coût spécifique de la conduite et de la surveillance des esclaves au fouet, qui, par contre, ne peuvent s'appliquer à l'immigration et aux immigrants de la seconde moitié du XIXe siècle.
1237 élégamment les "non-valeurs"), et éventuellement décès avant la fin du contrat. Les diverses estimations contemporaines disponibles apparaissent dans le tableau n° 91. Evidemment, il ne faut pas prendre tous ces chiffres comme rigoureusement représentatifs de la réalité, mais on observe néanmoins qu'ils se situent tous dans les mêmes ordres de grandeur et convergent tous sensiblement vers la même conclusion : le coût journalier de l'emploi d'un immigrant est approximativement deux fois supérieur à celui du Créole.
Tableau n° 91 ESTIMATIONS DES PRIX DE REVIENT COMPARES DES TRAVAILLEURS INDIEN ET CREOLE Colonie
Période
Mque Mque Mque Mque Gpe Gpe Gpe Mque
1er trimestre 1860 3e trimestre 1860 4e trimestre 1860 1er trimestre 1861 4e trimestre 1862 Début décennie 1860 Vers 1875 1884
Indien
Créole
Source
2,60 2,10 2,14 2,12 1,50 à 2,00 2,10 1,33 à 1,67 1,50 à 2,00
# 1,00 # 1,00 # 1,00 # 1,00 # 1,00 1,75 1,00 0,75 à 1,00
(a) (a) (a) (a) (b) (c) (d) (e)
En F par jour Sources (a) ANOM, Mar. 130/1170, rapports du commissaire à l'immigration des 21 juin et 31 octobre 1860, février et 1er juin 1861. (b) ANOM, Gua. 188/1144, gouverneur Frébault à M. Col., 28 mars 1863. (c) Estimation d'une commission présidée par le Comte de Chazelles, propriétaire de l'usine Marly, reproduite par A. BOUINAIS, La Guadeloupe physique, politique et économique, Paris, Challamal, 1881, p. 113. Nota : l'estimation du salaire journalier du travailleur créole est très excessive ; la réalité se situerait plutôt autour des 1,00 à 1,25 F. (d) A. DE LA VALETTE, L'agriculture à la Gpe, p. 143 : il donne un coût annuel moyen de 400 à 500 F pour 300 jours de travail. (e) CG Mque, SO 1884, p. 159, rapport de la commission de l'immigration.
Toutefois, l'impact réel de l'immigration sur les résultats des usines est beaucoup plus limité, parce que celle-ci n'entre que pour une relativement faible part dans leur coût total. Nous pouvons l'apprécier à partir des comptes de Blanchet. Sur les deux exercices 1882 et 1883, les dépenses pour les immigrants (introduction, nourriture, vêtements) représentent 20,25 % du coût de la canne produite sur les habitations du centre, tandis que l'achat de la canne entre pour 57,47 % des frais annuels moyens de fabrication à l'usine elle-même213. En première approximation, le coût spécifique de l'emploi d'immigrants représenterait donc 213. Ph. BONAME, Culture de la canne, p. 253 et 260, reproduisant des informations de première main communiquées directement par René Monnerot, directeur général de l'usine depuis 1871.
1238 0,2025 x 0,5747 = 0,1163 = 11 % du coût total de production du sucre, en chiffres ronds. Mais il est vrai toutefois que, s'il n'avait pas eu d'Indiens à sa disposition, René Monnerot, le directeur général des exploitations, aurait nécessairement dû augmenter les salaires des Créoles pour qu'ils acceptent de venir travailler sur les habitations ; si nous admettons que cette augmentation ait été de moitié, il en découle que le recours à une main-d'oeuvre immigrée accroît donc le coût final de production des usines d'environ 5 à 6 %. C'est dans ces proportions là que se situe le surcoût réel de l'immigration pour elles. Apparemment, il ne s'agit que de bien peu de choses. Certes, mais dans un contexte général d'évolution du marché métropolitain du sucre caractérisé par un progrès technique continu dans la sucrerie de betterave214, donc une baisse régulière des coûts et des prix de vente aux raffineries215, une différence de 5 % peut suffire à faire perdre un débouché. D'autre part, sur la longue période, l'accumulation année après année de ces surcoûts finit par constituer des sommes importantes, qui tôt ou tard viennent à manquer pour autre chose, et notamment pour investir. On le voit bien à Darboussier, la seule usine de la Guadeloupe dont nous connaissons les comptes pendant toute la durée de l'immigration. Nous savons que cette entreprise, créée dès le début avec un capital insuffisant, a toujours traîné derrière elle un énorme endettement à long terme, qui passe de 2 millions de F en 1869, au moment de son entrée en service à 3,8 M en 1882216. Or, en appliquant à ses frais totaux d'exploitation le chiffre de 5 % dégagé précédemment pour Blanchet, il apparaît que le surcoût total de l'immigration entre 1869 et 1882 se monte à plus de 2 millions de F217. Autrement dit, en "pesée globale" et sur les quinze premières années de son existence, non seulement l'immigration n'a rien rapporté à Darboussier, mais elle l'a même probablement empêchée de se désendetter ; s'il n'avait pas eu à supporter chaque année le coût supplémentaire qu'entraînait pour lui l'emploi d'immigrants, Souques aurait sans doute pu autofinancer les quelques 2 millions de F d'investissements effectués pendant cette période, au lieu de devoir s'endetter encore davantage, et éviter ainsi de contracter en 1882 auprès du Crédit Foncier Colonial cet emprunt de même montant qui marque le début du commencement de sa chute finale218. Cette réflexion peut d'ailleurs être étendue à l'ensemble du secteur sucrier de la Guadeloupe. Le coût total de l'immigration 214. A l'extraction, adoption du procédé de la diffusion ; à l'évaporation, généralisation du système dit "à multiple effet" ; à la cuite, développement de la cuite en grains ; et une élévation continue de la capacité de production des usines, qui triple en moyenne entre 1860 et 1883 ; Sucrerie Française, n° 97, août-septembre 1985, p. 361-366 et 396. 215. Le cours moyen du sucre brut de betterave à 88° à Paris passe de 70,50 F par quintal en 1861 à 51,86 en 1883 ; BOIZARD et TARDIEU, Législation des sucres, p. 375. 216. Sur tout ceci, Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 87-91 et 117-120. 217. Les frais d'exploitation (achat des cannes + frais de fabrication sucre + rhum + droits de sortie) tels qu'ils apparaissent dans les comptes communiqués chaque année par le gérant à l'AG des actionnaires se montent à un total de 38.235.000 F sur l'ensemble de la période 1869 + 1871 + 1873 à 1882 ; les 95 % de cette somme représentent donc 36.323.000 F, soit une différence de 1.912.000 F, et probablement plus de 2 millions en ajoutant les deux années 1870 et 1872 pour lesquelles les comptes sont incomplets. Références des AG de la société données dans ibid, p. 299-300. 218. Ibid, p. 115-117 et 120-129.
1239 de toutes provenances entre 1855 et 1885 se monte à 31 millions de F219 ; or, nous savons220, que le Crédit Colonial puis le CFC ont prêté au minium 26.300.000 F aux propriétaires d'habitations et d'usiniers de l'île entre 1861 et 1888. Ce n'est pas vouloir établir à tout prix une corrélation artificielle que de rapprocher ces deux chiffres et de constater qu'en réduisant le premier, les planteurs auraient probablement aussi économisé sur le second. Du strict point de vue de la rationalité gestionnaire, l'immigration apparaît donc comme une abérration absolue. A l'irrationalité vient s'ajouter l'inefficacité, car tout cet argent est dépensé, sinon exactement pour rien, du moins pour un très médiocre résultat additionnel. Bien sûr l'immigration constitue sur la longue période l'un des facteurs parmi les plus importants de la croissance de la production sucrière entre 1860 et 1884 et, à certains moments particuliers de cette période, elle a parfois pu jouer un rôle décisif à cet égard ; c'est en particulier le cas au début de la décennie 1880, quand la Guadeloupe souffre de nouveau d'une relativement forte pénurie de main-d'oeuvre créole, compte tenu du grand "boum" que connaît alors l'activité économique de l'île. Mais tout ceci à quelles conditions et pour quel coût ? Si l'on pouvait calculer non pas le coût moyen de l'immigrant, mais son coût marginal par unité supplémentaire de sucre produite par son travail, on serait probablement affolé du résultat, et ceci pour deux raisons : En premier lieu parce que tous les immigrants débarqués en Guadeloupe ne constituent pas automatiquement autant de travailleurs mis à la disposition de l'industrie sucrière. Indépendamment même des quelques 8 % affectés à la domesticité, aux cultures "secondaires" et à la petite culture, il faut tenir compte de tous ceux qui, à un moment donné, ne travaillent pas pour des raisons diverses : enfants, malades, "vagabonds", prisonniers, etc. Auguste Isaac, qui bénéficie peut-être d'informations communiqués par son frère Alexandre, le directeur de l'Intérieur, estime que "sur les 25.000 immigrants existant dans la colonie (en 1883), à peine 15.000 peut-être sont employés effectivement aux travaux agricoles"221 ; l'année suivante, on apprend à l'occasion d'une polémique de presse qu'environ 6.000 Indiens seraient sans engagement en Guadeloupe à "vaquer de tous côtés" au lieu de travailler sur les habitations222 ; en 1887, l'administration estime que "sur un chiffre total de près de 15.000 immigrants adultes …, on ne peut pas évaluer à plus de 12.000 le nombre de ceux qui travaillent d'une manière suivie223. La même situation se retrouve évidemment à la Martinique. Un article de 1875 ou 1876 du journal Les Antilles, alors le principal organe de presse de la plantocratie et donc peu sus-
219. Soit la moitié de l'ensemble des dépenses publiques et privées engagées dans l'immigration entre 1855 et 1885 ; voir supra, chap. XIV. 220. Voir tableau établi à partir des rapports à l'AG des actionnaires dans Ch. SCHNAKENBOURG, Transition, p. 110. 221. CG Gpe, SO 1883, p. 138. 222. Courrier, 17 juin 1884 ; Progrès, 28 juin 1884. 223. ANOM, Gua. 59/411, chef du service de l'Immigration à directeur de l'Intérieur, 1er mars 1887.
1240 pect d'hostilité envers l'immigration, "ne fait pas monter à plus de 8.000 le nombre d'immigrants fournissant un labeur agricole régulier" sur les 18.000 que compte alors l'île224 ; quelques années plus tard, il est question de 33 % de "non-valeurs" parmi les Indiens de cette même colonie225, tandis qu'une statistique 1882 fait état de 13.111 immigrants de cette même origine, dont 6.787 seulement sont des hommes valides, mais le tiers d'entre eux se trouvent en prison et l'on compte une moyenne de 124 hospitalisés par jour226. Evidemment, tous ces chiffres ne doivent pas être pris pour argent comptant, d'autant plus que les proportions d'absents qu'ils permettent de calculer (de 20 à 80 %) semblent très supérieures à celle observée dans le seul cas réel connu, depuis celui du domaine foncier du Galion, à la Martinique, où elle n'est que de 13 %227. Mais le tableau général de la situation qu'ils dressent semble, par contre, difficilement contestable sur le fond ; et d'ailleurs, il n'est pas sérieusement contesté, même par les partisans les plus déclarés de l'immigration. En second lieu, la productivité physique des Indiens est extrêmement faible, beaucoup plus, certainement, que celle des Créoles228. Ils travaillent "mollement", "cherchant très naturellement à se donner le moins de peine qu'ils peuvent"229. La brutalité de leurs conditions d'existence sur les habitations, l'insuffisance des temps de repos, l'état sanitaire déplorable, la médiocrité quantitative et qualitative de la nourriture230 suffiraient déjà largement à expliquer cette situation, mais il y a une autre raison encore plus profonde : comme l'esclave de JeanBaptiste Say, l'Indien n'a "aucune espèce d'avantage" au travail ; tout ce qu'on lui demande, c'est "de la force productive, comme à la vapeur, et il n'est pas beaucoup plus intéressé que la vapeur au succès ou à l'insuccès de l'emploi qu'on fait de ses bras"231. Payé 12,50 F par mois en tout état de cause, même, théoriquement, en période de chômage, bénéficiant de la "garantie (de sa) vie matérielle quoiqu'il fasse", "il n'a donc qu'un intérêt minime à travailler" et à donner "un travail intelligent et fécond" ; "ils restent pour la plupart à l'état de machines"232.
224. Cité par V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. I, p. 273 (art. publié initialement dans L'Opinion du 5 septembre 1876). 225. CG Mque, SO 1884, p. 160, le rapporteur de la commission de l'immigration ; l'auteur n'indique pas sa source. 226. Ibid, p. 206, Clavius Marius ; le chiffre des emprisonnés obtenu par un calcul spécieux, semble toutefois très excessif. 227. ANOM, 118 AQ 348, état des Indiens des habitations du domaine au 22 mars 1883 : sur un total de 429 Indiens recensés, 57 sont partis en marronnage ou en prison ; les immigrants hospitalisés ne sont pas comptabilisés. 228. En 1875, un conseiller général de la Martinique estime qu'un travailleur créole "vaut à lui seul deux ou trois immigrants indiens" ; cité par J. ADELAIDE-MERLANDE, Mouvement ouvrier, p. 57. Dans le même sens, CG Gpe, SO 1880, p. 254, Dubos, et p. 279, Auguste Isaac ; SO 1883, p. 153, le même. 229. V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. I, p. 272 (L'Opinion, 5 septembre 1876) et Immigration aux colonies, p. 36. 230. Sur tout ceci, voir supra, chap. XV. 231. V. SCHOELCHER, Immigration aux colonies, p. 36. 232. CG Gpe, SO 1880, p. 279, le rapporteur de la commission de l'immigration ; SO 1883, p. 153, Auguste Isaac ; CG Mque, SO 1884, p. 159, le rapporteur de la commission.
1241 Encore faut-il noter que tout ce qui précède ne concerne que les seuls coûts supportés directement par les planteurs bénéficiaires de cette main-d'œuvre, sans considérer les frais pris en charge par les finances publiques : part des dépenses d'introduction non remboursée par les engagistes, frais de fonctionnement du service de l'Immigration, rapatriements … Or, nous avons vu que tout ceci présente à peu près la moitié du coût global de l'immigration, toutes sources de financement confondues. Le surcoût et l'irrationalité sont à la fois macro et micro-économiques ; ils ne pèsent pas seulement sur les entreprises qui emploient des immigrants, mais sur l'ensemble de la collectivité guadeloupéenne qui prend en charge la différence233. Les 15 millions de F engagés par les finances publiques locales dans l'immigration jusqu'en 1885 auraient peut-être, utilisés autrement, évité à la Colonie de se noyer dans ses dettes, à la fin du siècle, pour pouvoir faire face aux conséquences de la crise sucrière mondiale234. Il apparaît donc, en définitive, que le recours massif à l'immigration finit, au bout du compte par coûter à l'économie guadeloupéenne dans son ensemble beaucoup plus qu'il ne rapporte, et aboutit ainsi à un énorme gaspillage de ressources publiques et privées ; partisans235 comme adversaires de son maintien236 sont unanimes sur ce point. Bien sûr, elle peut momentanément pousser la production, soutenir la croissance, doper l'activité, mais la prospérité apparente que l'on voit alors est factice ; à terme, par ses retombées indirectes fortement négatives, notamment sur les coûts des usines et l'emploi de la population créole, "l'immigration à jet continu" constitue un facteur de "ruine" pour l'économie d'un pays237. Ce n'est qu'un "expédient", auquel on peut être amené à recourir à un moment donné pour des raisons particulières, "mais ce n'est pas une solution … (ni) une de ces institutions auxquelles un pays puisse … attacher irrévocablement sa destinée … Un pays constitué sur des bases économiques rationnelles doit être en mesure de pourvoir par ses ressources propres aux besoins de son exploitation"238.
233. Voir tableau n° 48, p. 755 et développements qui suivent. 234. De 1892 à 1902, la Colonie de la Guadeloupe emprunte 6,7 MF à diverses institutions financières (Caisse des Dépôts, Crédit Algérien), mais sans parvenir pour autant à liquider sa situation ; ANOM, Gua. 203/1229, note de l'Inspection des colonies (signée illisible) "sur la situation financière et économique de la Guadeloupe", 1904. 235. CG Gpe, SO 1880, p. 256, Dubos : "Il est constant que ce sont les dépenses exagérées de l'immigration … qui ont surchargé de dettes la plupart des habitants …. Les Indiens … que n'ont-ils pas coûté ? Que ne coûtent-ils pas encore tous les jours à ceux qui sont condamnés à les employer ?" Nota : le mot souligné l'est pas nous. 236. Lors du grand débat du 10 janvier 1881, les frères Isaac font observer que si tous les millions dépensés pour faire venir en Guadeloupe des immigrants qui de toutes façons, sont indifférentes au résultat de leur travail, avaient été "appliqués en primes au travail et en élévation de gages" au profit des travailleurs créoles, ils auraient certainement permis d'obtenir de bien meilleurs résultats ; ibid, p. 279, le rapporteur de la commission de l'immigration, et p. 283, le directeur de l'Intérieur. 237. CG Gpe, SO 1888, p. 404, C. Nicolas. 238. Ibid, SO 1887, p. 685, le directeur de l'Intérieur.
1242 Ici, une question se pose : le milieu usinier n'est pas dépourvu d'hommes intelligents, dont beaucoup ont fait en métropole des études les préparant plus ou moins bien à la gestion de leurs entreprises239 et qui savent compter. Ils sont donc parfaitement capables de mesurer toute l'irrationalité et toute l'inefficience du recours à l'immigration, et tout à fait conscients des surcoûts qu'elle entraîne pour eux, comme le montrent notamment plusieurs de leurs interventions, en particulier celles de Dubos et Le Dentu, lors du grand débat du 10 janvier 1881. Pourquoi, dès lors, mettent-ils tant d'acharnement à persévérer volontairement dans l'erreur et à défendre mordicus un système indéfendable ? C'est, en réalité, que le fond même de la question et des affrontements qu'elle provoque n'est pas de nature principalement économique, mais d'abord politique. Même si l'immigration est complètement irrationnelle et inefficace, ses inconvénients économiques sont très largement compensés par l'avantage politique essentiel qu'en retire la classe blanche dominante : elle contribue à maintenir un certain ordre social aux Antilles.
b) "Tenir le Créole à distance" : le débat sur la "concurrence des bras" et les enjeux politiques de l'immigration La concurrence faite aux travailleurs créoles par les "bras indiens" constitue le principal reproche fait à l'immigration par les adversaires de celle-ci ; le propos est pratiquement récurrent et revient continuellement dans les interventions des élus républicains lors des grands débats des années 1880. Leurs arguments contre cette concurrence sont de trois ordres.
1. Il s'agit d'une fausse concurrence, qui perturbe gravement le fonctionnement du marché local du travail240. "L'immigration est … organisée au détriment du travailleur créole, … pas seulement par le nombre de bras ajoutés à ceux que le pays possède déjà … mais par la différence de régime qui est appliqué à chaque catégorie de travailleurs" : l'Indien est "flexible", il représente un coût fixe élevé qui doit être amorti par une "utilisation" intensive241, enfin il est "attaché à la glèbe", et donc ramené manu militari sur l'habitation par les gendarmes s'il "déserte" ; le Créole au contraire est un homme libre qui peut négocier ses conditions de travail et de rémunération, le contrat passé avec lui est "purement civil, et s'il y manque, (le propriétaire) aura recours aux tribunaux qui ne pourront (le) condamner … qu'à des dommagesintérêts" qu'il sera, de toutes façons, bien incapable de payer. Dans ces conditions, "quel est le
239. Quelques éléments d'appréciation sur ce point dans Ch. SCHNAKENBOURG, Création des usines, 1ère partie, p. 69-74. 240. Sur tout ce qui suit, CG Gpe, SO 1880, p. 294, D. Iphigénie ; SO 1883, p. 153-154, Auguste Isaac ; CG Mque, SO 1884, p. 159-160, rapport de la commission de l'immigration. 241. "Avant de songer aux travailleurs indigènes, il faut songer à leurs (= des grands propriétaires) engagements envers l'Indien, qu'ils doivent nourrir (et) qu'ils doivent occuper" (D. Iphigènie).
1243 propriétaire qui ne préférera pas employer l'immigrant ? ; Il ne prendra des Créoles "que par ricochet, lorsqu'il ne (pourra) faire autrement". Inversement, comment s'étonner "que l'hommes libre … (refuse) une pareille compétition". A cette première critique, les défenseurs de l'immigration répondent que non seulement les Créoles "n'ont pas à redouter la concurrence des bras étrangers"242, mais que c'est même tout le contraire qui est vrai. Les deux catégories de travailleurs sont complémentaires, parce que les Indiens sont employés essentiellement à des tâches qui exigent présence permanente et régularité sur les habitations, ou que les "cultivateurs indigènes" refusent de faire ; d'ailleurs, ajoutent-il, nous n'avons jamais refusé d'employer tous les Créoles qui se présentent, car nous avons trop besoin d'eux, surtout au moment des gros travaux de la campagne sucrière, mais ils ne viennent pas243. 2. S'ils ne viennent pas, rétorquent alors les républicains, c'est parce que les salaires qui leur sont offerts sont insuffisants. C'est là leur seconde grande critique contre la "concurrence des bras" : elle exerce en permanence une pression à la baisse sur la rémunération des travailleurs créoles244. Un tel argument fait bouillir les usiniers d'indignation. Au contraire, s'écrient-ils, l'immigration, en permettant l'accroissement de la production sucrière, a favorisé indirectement l'augmentation des salaires des Créoles en leur procurant des emplois sur les habitations et les usines245. Il s'en suit une belle série de joutes verbales sur les causes et l'ampleur réelles de cette augmentation entre le milieu des années 1870 et le déclenchement de la crise sucrière246. Les grands propriétaires n'y sont pour rien, estiment les adversaires de l'immigration. C'est avant tout le résultat du développement de l'instruction, en faveur de laquelle le Conseil Général a consenti tant d'efforts financiers depuis dix ans et qui a permis à la population créole, en s'élevant intellectuellement, de "laisser le travail infime de la terre pour se réserver les métiers de l'industrie, … plus nobles et mieux rétribués"247 ; bien loin de l'encourager, l'immigration a, au contraire, freiné ce mouvement, et sans elle, les salaires auraient augmenté encore davantage. Attention aux illusions dangereuses, répondent alors les usiniers. On aurait certes pu faire comme à Antigue, où, "après l'abolition de l'esclavage, les salaires se sont 242. Souques, dans CG Gpe, SO 1880, p. 261. 243. CG Gpe, SO 1880, p. 268/269, Le Dentu ; p. 288-289, Souques ; SO 1881, p. 810, Le Dentu ; SO 1883, p. 179 et 181, Souques ; SO 188, p. 687, Dubreuil ; p. 691, Jean-Louis Jeune ; SO 1888, p. 421, Souques. 244. Ibid, SO 1880, p. 280 et 284, le rapporteur de la commission de l'immigration ; SO 1883, p. 148, le directeur de l'Intérieur ; SO 1884, p. 225, C. Nicolas ; SO 1887, p. 642, Cicéron, et p. 663, Réaux ; Progrès, 4 décembre 1880 ; CG Mque, SO 1884, p. 202, Clavius Marius. 245. CG Gpe, SO 1880, p. 257, Dubos ; p. 260, Souques ; p. 290, Le Dentu ; Courrier, 22 novembre 1881 ; CG Mque, SO 1884, p. 164-165, Cadeau. 246. Sur laquelle, voir supra, chap. III. Rappelons que le salaire journalier passe d'entre 1,20 et 1,50 F en 1875 à probablement plus de 2 F en 1882 et 1883. 247. CG Gpe, SO 1880, p. 293, le rapporteur de la commission de l'immigration ; SO 1883, p. 123, le même ; SO 1884, p. 230, Jean-Louis jeune. Sur l'effort scolaire du Conseil Général sous la Troisième République, A. ABOU, L'école dans la Guadeloupe coloniale, Paris, Ed. Caribéennes, 1988, p. 56-80.
1244 élevés à 5 francs ; cela a duré deux, trois, quatre ans, (puis) à ce prix les propriétaires n'ont pu lutter, ils ont abandonné la partie, et les salaires … sont tombés à 40 centimes. Les payes de 5 francs mènent aux payes de 40 centimes, quand elles ne mènent pas au zéro des ouvriers de Lyon"248. Autrement dit, estimez-vous déjà bien heureux d'avoir un salaire, si maigre soit-il ! Faisons l'effort d'oublier cette dernière tirade, quelque détestable qu'elle soit, pour nous concentrer sur le fond même du discours usinier. La pénurie de main-d'oeuvre dont souffre toute l'économie guadeloupéenne en général, et l'industrie sucrière en particulier, dans les dernières années précédant le déclenchement de la crise sucrière rend en grande partie recevable la position des planteurs dans le débat sur la "concurrence des bras". Bien sûr que l'immigration fait concurrence aux travailleurs créoles ; on peut même dire qu'elle a été instituée pour cela. Bien sûr que, dans le contexte d'extrême tension qui règne alors sur le marché local du travail, elle freine la hausse des rémunérations des "cultivateurs indigènes". Mais son impact sur la situation de ceux-ci est loin d'être aussi insupportable et catastrophique que le disent parfois certains de ses adversaires ; finalement, elle n'empêche ni les Créoles de trouver du travail sur les habitations, ni les salaires agricoles d'augmenter sensiblement (de moitié environ) entre 1875 et 1883. Jusqu'à cette dernière date, l'argument de la concurrence n'est pas, d'un point de vue strictement économique, le plus pertinent parmi tous ceux qu'avancent alors les conseillers généraux républicains pour combattre l'immigration. Mais à partir de 1884, par contre, il retrouve toute sa pertinence et toute sa force. Le déclenchement de la crise, la chute des dernières habitations-sucreries encore en activité, les difficultés des usines, la baisse de la production et la réduction concomitante de l'espace cultivé en canne249, entraînent une très forte contraction du nombre de travailleurs employés dans le secteur sucrier ; de 1882 à 1889, plus du quart d'entre eux perdent ainsi leur emploi250, et ceux qui parviennent à le conserver malgré tout voient leur salaire s'effondrer251.
248. CG Gpe, SO 1884, p. 233, Le Dentu. La crise lyonnaise à laquelle il fait allusion est probablement celle, particulièrement grave, de 1882, au cours de laquelle même le Crédit Lyonnais faillit être emporté ; voir à ce sujet, J. BOUVIER, Le Krach de l'Union Générale (1878-1885), Paris, PUF, 1960, p. 107187 et 230-277. 249. Production de sucre = 59.524 tonnes en 1883, 44.497 en 1885, 48.907 en 1887 ; superficie de canne = 28.845 ha en 1883, puis baisse continue jusqu'en 1887 = 22.958 ha ; "Statistiques agricoles" publiées dans Annuaire de la Gpe, années citées. 250. Nombre de travailleurs employés dans la canne = 53.349 en 1882, maximum de toute la seconde moitié du XIXe siècle, 52.294 en 1883, puis baisse continue jusqu'à 39.090 en 1889 ; ibid, id°. 251. De 2 F à la veille de la crise, il tombe entre 0,75 et 1 F par jour, c'est-à-dire à son niveau du milieu des années 1850, au pire moment de "l'organisation du travail" ; CG Mque, SO 1884, p. 159, rapport de la commission de l'immigration, et p. 193, O. Duquesnay ; CG Gpe, SO 1887, p. 642, Cicéron, et p. 655, Danaë.
1245 Nous ne sommes malheureusement pas renseignés sur les origines ethniques des victimes de la crise252, mais il ne fait aucun doute qu'elles soient toutes exclusivement créoles. Pour une fois, le statut réglementaire des Indiens, si défavorable par ailleurs, vient jouer à leur avantage ; obligés de les payer et de les entretenir, après avoir déjà dépensé beaucoup d'argent pour les obtenir, les planteurs les emploient évidemment par priorité253, et ne recourent plus aux "cultivateurs indigènes" que comme "variable d'ajustement" de leurs besoins en forces de travail254. Pourtant, contre toute évidence, les partisans de l'immigration continuent de jurer leurs grands dieux qu'elle ne fait pas concurrence aux Créoles255 ; au contraire, osent-ils affirmer, elle est plus indispensable que jamais pour effectuer sur les habitations les travaux que les Créoles persévèrent à refuser256. Pire même, en 1888, alors que la conjoncture sucrière a redémarré et que les salaires recommencent à augmenter légèrement257, les usiniers organisent une immigration soi-disant libre et spontanée de travailleurs barbadiens payés 0,60 F (soixante centimes !) par jour afin d'inciter les Créoles à la "modération" dans leurs revendications258.
252. L'Annuaire de la Gpe ne publie une statistique de l'origine des travailleurs agricoles (toutes cultures confondues) que jusqu'en 1883 seulement. 253. CG Mque, SO 1884, p. 161, rapport de la commission de l'immigration : "L'Indien, dont le salaire est fixé par décret, ne supporte … en rien la crise actuelle, tandis qu'elle retombe de tout son poids sur le seul travailleurs indigène … Au premier, du travail tous les jours, et même en cas de chômage un salaire assuré, la nourriture, les vêtements, les soins médicaux. Au Créole, le travail par hasard quand il en reste pour lui ; et quand il n'y a rien à faire, ni salaire, ni entretien". Dans le même sens, ibid, p. 193, O. Duquesnay. Observons toutefois que cette vision de la façon dont les Indiens sont traités sur les habitations paraît vraiment très optimiste, surtout pour une période de crise. Au contraire, au plus fort de celle-ci, certains planteurs martiniquais ne peuvent même plus employer leurs immigrants engagés et les envoient "chercher par ailleurs à s'occuper", ce qui débouche sur la constitution de bandes de mendiants indiens dans les rues de Fort-de France ; IOR, P 2727, p. 303, consul Lawless à gouverneur Mque, 13 novembre 1885. 254. CG Gpe, SO 1884, p. 225, C. Nicolas ; p. 280, Bernus : "Sur des propriétés auxquelles de tout temps étaient attachés de nombreux cultivateurs indigènes, je n'ai plus rencontré que des Indiens ; et quand j'en ai demandé la raison, la réponse qui m'a été faite est celle-ci : nous sommes aux abois ; les immigrants, par suite de la diminution du travail, suffisent aujourd'hui. C'est avec regret que nous nous privons des bras créoles, mais nous ne pouvons faire autrement". Dans le même sens, SO 1887, p. 642, Cicéron : dans un "centre important", on lui répond : "Nous repoussons le travailleur créole et ce n'est point sans regret ni amertume que nous sommes conduits à cette rude nécessité" ; sur un autre centre, l'usinier, dont on apprend plus tard qu'il s'agit du comte de Chazelles, propriétaire de Marly, lui déclare : "Il s'est présenté plus de travailleurs que je n'en pouvais employer ; j'ai dû parfois fermer les yeux sur la soustraction de cannes pour permettre à ces malheureux de ne pas mourir de faim". Voir également, ibid, p. 654, Danaë, et p. 680, Sébastien. 255. Ibid, SO 1884, p. 221, Le Dentu ; p. 229-230, Jean-Louis jeune ; p. 279, le même ; SO 1887, p. 668-669, 671, 677, Souques ; p. 687, Dubreuil ; p. 691, Jean-Louis jeune. 256. Ibid, p. 672-673, Souques ; SO 1889, p. 526, le même. 257. Ils se situent alors autour des 1 à 1,25 F par jour, contre 0,75 à 1 F au moment de la crise. 258. Sur ce sinistre épisode, voir la vive polémique de presse entre Progrès, 15 septembre et 17 octobre 1888, et Courrier, 12, 23 et 30 octobre 1888. Outre ce salaire de misère, le contrat de ces Barbadiens prévoit qu'ils devront travailler 10 heures par jour pendant au moins 275 jours par an, et surtout demeurer sur les habitations constamment à la disposition de leurs employeurs. Très cyniquement, le Courrier déclare que les usiniers seront heureux d'employer des Guadeloupéens à la place des Barba-
1246 Bien sûr, une telle attitude ne manque pas d'explications purement économiques. Pour les usines, dont, malgré la brève embellie de 1887-1893, la situation financière demeure fondamentalement précaire259, la baisse des salaires constitue évidemment le meilleur moyen de se remettre à flot. Mais d'un autre côté, le même résultat pourrait être atteint sans avoir besoin de recourir à des originaires des îles anglaises, en embauchant des Créoles guadeloupéens, maintenant qu'ils sont massivement demandeurs d'emploi sur les habitations et que leurs rémunérations ont tellement diminué que "le salaire du travail indigène" a été "ramené … au dessous du coût de la journée de l'immigrant260. Si les usiniers ne le font pas, c'est donc bien que leur obstination à pratiquer l'immigration repose sur des motivations autrement plus profondes que la seule réduction des coûts. 3. Ceci nous amène au troisième grand grief articulé par les adversaires de l'immigration contre la "concurrence des bras" : elle est un élément du pouvoir au profit de la minorité dominante. Pour mener à bien leur démonstration sur ce point, les républicains n'hésitent pas à remonter jusqu'aux lendemains immédiats de l'Emancipation. Il n'est pas vrai, font-ils observer, que l'immigration ait été alors absolument indispensable pour remplacer les bras créoles défaillants sur les habitations consacrées à la grande culture ; la relative brièveté de la dépression post-abolitionniste le prouve à l'évidence : dès le début des années 1850, la production sucrière a pratiquement retrouvé son niveau de 1847261, alors pourtant qu'il n'est arrivé tout au plus que quelques centaines d'immigrants anglo-antillais et européens dans chacune des deux îles262. Les Créoles n'ont donc pas fui le travail de la terre, comme l'affirmaient alors les planteurs. Et si, dans la suite de la décennie 1850, la production accuse un certain recul263, la raison doit en être recherchée dans le "découragement" doublement provoqué chez les "cultivateurs indigènes" par la politique répressive d' "organisation du travail" mise en place au même moment, d'une part, et par la concurrence organisée alors contre eux avec l'arrivée des premiers Indiens, d'autre part. Très soigneusement argumentée et solidement appuyée sur de nombreux faits, chiffres et citations264, même si elle triche parfois un peu avec la chronologie, cette analyse n'est plus diens s'ils acceptent les mêmes conditions qu'eux ; mais pour le moment, alors qu'ils sont payés pour 10 heures par jour, ils ne travaillent que 5 ou 6 heures (!!). 259. Sur ce point, Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 137-148. 260. IOR, P 2727, p. 303, Lawless à gouverneur Mque, 13 novembre 1885. 261. En Guadeloupe, 38.008 tonnes en 1897, 35. 732 en 1853, 38. 180 en 1854 ; à la Martinique, 29.318 tonnes en 1847, 26.161 en 1852 ; Statistiques coloniales, années citées. 262. Voir supra, chap. IV. 263. En Guadeloupe, 38.180 tonnes en 1854, une moyenne annuelle de 28.409 entre 1855 et 1860 ; à la Martinique, 26.161 en 1852, 22.858 en moyenne de 1853 à 1855. 264. C'est chez A. COCHIN, Abolition de l'esclavage, p. 194-206, qu'elle est formulée à la fois le plus tôt (1861) et de la façon la plus complète et la plus argumentée. Bonne démonstration également par O. Duquesnay, dans CG Mque, SO 1884, p. 177-185 ; plus rapide dans CG Gpe, SO 1880, p. 276-278, le rapporteur de la commission de l'immigration.
1247 sérieusement contestée trente ans plus tard, même par les éléments les plus réactionnaires du "parti usinier"265. Sans doute n'est-elle pas entièrement recevable sous la forme absolue dans laquelle elle est exprimée le plus souvent, particulièrement pour ce qui concerne la Guadeloupe, où il y a bel et bien eu pénurie relative de main-d'œuvre au début des années 1850266, mais dans ses grandes lignes, elle n'en exprime pas moins une réalité qui a été volontairement déformée par la plantocratie, alors menacée dans les fondements mêmes de sa domination. Pour les Grands-Blancs sucriers, en effet, le recours à l'immigration constitue, après "l'organisation du travail", le meilleur moyen de rétablir leur situation économique et leur prééminence sociale. L'immigration leur fournit une main-d'oeuvre "docile", ou espérée telle, avec laquelle ils entendent bien continuer, comme avant 1848, à ne pas discuter267, et la concurrence qu'elle instaure leur permet, certes, d'abaisser leurs coûts de production, mais d'abord de reprendre la main et de conserver leur suprématie dans une société créole en plein bouleversement. Ce que Luc Dorval, l'un des principaux portes-parole de la minorité républicaine au Conseil Général en 1887, traduit brutalement en prêtant aux planteurs de 1848 la phrase suivante, supposément adressée à leurs anciens esclaves : "Puisque vous voulez être libres, cherchez qui vous fera travailler. Pour nous, nous attendons patiemment que vous veniez demander grâce et rendre gorge"268. Propos excessif, traduisant bien davantage l'ardeur du combat politique du moment que la réalité des faits quarante ans plus tôt ? En la forme, certainement ! Sur le fond, certainement pas! Il suffit de relire tous les débats des années 1849 à 1852 au sein de la classe dominante et de revenir sur certains propos particulièrement "musclés" tenus alors sans aucune retenue par divers décideurs locaux, pour y trouver une lourde envie de revanche et une volonté très clairement affirmée de conserver aux grands propriétaires à la
265. Ibid, SO 1887, p. 646, Lignières : "Nous n'avons jamais soutenu que la population, après 1848, ne se prêtât pas au travail, qu'elle s'éloignât systématiquement de la terre ; si nous avions affirmé cela, les faits seraient venus nous démentir, car enfin, la terre n'a pas produit spontanément de la canne de 1851 à 1854, époque de l'introduction des premiers Indiens. Pendant cette période, la population indigène s'est adonnée à la culture de la terre, c'est évident". Effectivement, Lignières personnellement ne l'a pas dit, mais l'ensemble du milieu des planteurs l'a affirmé haut et fort pendant toute la décennie 1850. 266. Rappelons que quelques milliers d'anciens esclaves, représentant au maximum 10 % du total, ont définitivement quitté les habitations pour s'installer "en bois" au lendemain de l'Abolition. C'est relativement peu, surtout par comparaison avec les plaintes des planteurs sur la "désertion", mais suffisant pour créer une pénurie relative de main-d'œuvre dans un pays qui n'en avait déjà pas suffisamment avant 1848. Sur tout ceci, voir supra, chap. I. 267. CG Gpe, SO 1887, p. 666, Justin Marie : "Ce qu'on a voulu en 1852, ce qu'il faut encore aujourd'hui aux partisans de l'immigration, ce ne sont point des travailleurs, … il n'en manque point dans un pays où tant de gens" sont au chômage, "ce sont des engagés non libres, des individus qui ne sont pas aptes à discuter les clauses de leur contrat" ; les mots soulignés le sont dans le texte. On peut même se demander si, outre les justifications économiques essentielles affirmées publiquement dans les années 1850, l'un des non-dits de "l'organisation du travail" ne relevait pas plus ou moins d'une motivation comparable ; en exerçant une énorme pression administrative et pénale sur les anciens esclaves, on évitait aux anciens maîtres de devoir "s'abaisser" à négocier avec "leurs" Nègres. 268. Ibid, p. 650.
1248 fois la maîtrise dans leurs relations de travail avec leurs salariés créoles et leur position de pouvoir sur l'ensemble de la société locale269. C'est pour cela d'abord qu'ils réclament l'immigration et la "concurrence des bras", pour bien montrer que, malgré l'Emancipation et la proclamation des principes juridiques de Liberté et d'Egalité, ils sont encore demeurés les maîtres et que leurs anciens esclaves continuent de dépendre presque entièrement d'eux pour leurs travaux et leurs jours. Nul ne l'a peut-être mieux dit que le conseiller général martiniquais Lacroix lors du grand débat des 17 et 18 décembre 1884 sur la suppression de l'immigration dans son île : "Pourquoi a-t-on introduit des immigrants dans notre pays ? Est-ce véritablement parce que les bras manquent ? Non … Ce n'est pas là le vrai motif. Ce que l'on voulait, c'était faire la concurrence aux travailleurs créoles, c'était l'abaissement du salaire … Cela se comprend. Hier encore, devait se dire (le colon), cet homme n'était-il pas ma chose ? Pourquoi le payer aujourd'hui ? Et son esprit s'exaltant, il ne tardait pas à se convaincre que les mesures que son intérêt matériel lui dicterait, profiteraient aussi à sa prépondérance morale. Deux buts étaient à atteindre : relever sa fortune ébranlée et assurer sa prépondérance diminuée par l'Emancipation. Or l'immigration devait permettre au colon d'atteindre ces deux buts : l'immigration devait lui laisser l'illusion d'être encore propriétaire d'hommes ; l'immigration devait, chose précieuse, anéantir toute chance de prospérité pour les anciens esclaves. L'immigration fut établie"270. Nous sommes pourtant près de quarante ans après les évènements. C'est dire à quel point le souvenir de ce moment et de cette attitude des planteurs est cuisant chez les descendants des affranchis. Bien sûr, dans la décennie 1880, le débat sur l'immigration n'est plus posé ouvertement dans ces termes ; les républicains affirment au contraire ne nourrir aucun esprit de revanche, et les usiniers n'en parlent pas. Pourtant, derrière l'échange d'arguments économiques sur lesquels repose la discussion publique, on sent bien qu'en filigrane, c'est encore et toujours la même question du pouvoir dans la société antillaise "post-quaranthuitarde" qui se cache. Voici en 1880, les adversaires de l'Usine qui viennent de conquérir (provisoirement) la majorité au Conseil Général ; ils déclarent nettement ne pas vouloir supprimer l'immigration, mais seulement "mettre une limite à (son) extension progressive". Et voici comment Auguste Isaac, rapporteur de la commission ad hoc, justifie les propositions de celle-ci : "C'est pour réserver une place au travailleur du pays et amener l'habitant à lui faire les concessions qu'il mérite que nous avons réduit à 1.800 le contingent annuel d'introduction. C'est pour cette cause, autant que pour ménager les finances de la colonie"271.
269. Voir les diverses références et citations reproduites supra, notes 3 à 5 et 52 du chap. IV. 270. CG Mque, SO 1884, p. 216-217. 271. CG Gpe, SO 188O, p. 280 ; le passage souligné l'est par nous.
1249 La motivation politique est affirmée ici ouvertement et proclamée aussi importante que l'argument économique et financier. Face à une poignée d'usiniers qui entend bien continuer d'imposer, sa loi à l'ensemble de la population guadeloupéenne, la majorité républicaine vient se poser d'abord comme un contre-pouvoir rééquilibrant. Sept ans plus tard, c'est au tour de Souques de laisser percer le bout de l'oreille quand, en réponse à une proposition de ses adversaires d'organiser une grande enquête sur l'immigration pour savoir s'il faut ou non poursuivre celle-ci, il leur demande quel est exactement l'objectif qu'ils poursuivent : "Voulez-vous permettre à l'ouvrier d'imposer les salaires, de travailler à son heure, de s'adonner à telle tâche et de refuser telle autre, d'être, enfin, le maître de la situation ? Si c'est cela que vous voulez, il n'est pas besoin de faire une enquête"272. Le mot souligné l'est par nous. Dans le contexte d'un pays et d'une société libérés de l'esclavage depuis quarante ans seulement, il n'est pas neutre, surtout dans la bouche de celui qui se considère lui-même sans aucune retenue comme le maître de la Guadeloupe. Au contraire, il montre clairement que l'immigration n'est pas seulement une question de maind'œuvre, de coût et de gestion des entreprises sucrières, mais avant tout un enjeu de pouvoir social et racial pour les Blancs-Créoles en général et les usiniers en particulier. Laissons le mot de la fin au fils Lacascade, Pierre, auteur, en 1907, d'une thèse de doctorat en Droit sur l'immigration coloniale qui se conclut par une condamnation sans appel de l'institution : "l'Indien coûtât-il plus cher, le colon propriétaire avait encore intérêt à le garder et à l'employer ; c'était le moyen de tenir le Créole à distance"273.
272. Ibid, SO 1888, p. 412 ; même remarque. 273. P. LACASCADE, Esclavage et immigration, p. 102 ; le passage souligné l'est par nous.
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CHAPITRE XXI
L'INTERDICTION DE L'EMIGRATION INDIENNE PAR LA GRANDE-BRETAGNE ET SES SUITES (1876 – 1888 – 1921)
Le processus conduisant à l'interdiction par les Britanniques du recrutement et de l'émigration de leurs sujets indiens vers les colonies françaises débute dans les années 1870 avec le scandale de la Réunion. Il atteint son terme en Guadeloupe, dernier territoire recevant encore des coolies, en 1888. Pendant une quinzaine d'années, les planteurs, soutenus par le gouvernement français, continueront d'espérer, contre toute vraisemblance, l'annulation de la mesure, tout en cherchant ailleurs une main-d'œuvre de substitution. En vain. Après 1920, il ne reste plus, sur le plan administratif, que des traces de cet ancien courant migratoire.
1. L'INTERDICTION DE L'EMIGRATION INDIENNE VERS LES COLONIES FRANCAISES (1876 – 1888) 1.1. Les scandales de la Réunion et de la Guyane (1870-1882) a) Le temps des vaines protestations britanniques (1870-1875) A partir de la fin des années 1860, le gouvernement britannique commence à recevoir de son agent consulaire à la Réunion des informations extrêmement alarmantes sur la situation des Indiens immigrés dans l'île. Elle est absolument abominable ; la Convention est systématiquement violées dans tous les domaines, et les engagés sont victimes des abus les plus graves. Le plus scandaleux réside surtout dans l'attitude de l'administration locale, qui se rend sciemment complice de tous les excès des planteurs ; non seulement elle ne fait rien pour y mettre un terme, mais, au contraire, elle sabote ouvertement l'application des quelques mesures ordonnées par le gouvernement métropolitain pour essayer d'améliorer un peu le sort des Indiens1. Naturellement, ceux-ci peuvent encore moins compter sur la justice. Un relevé, 1. Sur tout ceci, voir les deux longs rapports terriblement accusateurs adressés par le consul Segrave au Foreign Office, dans PRO, FO 27/2286, 7 mars 1870 (25 fol. de texte + 10 d'annexes), et FO 27/2287, 15 juin 1870 (18 fol.) ; il fait en outre allusion à au moins un rapport antérieur qui ne semble pas nous être parvenu.
1251 établi à la demande de la Commission internationale de 1877, des condamnations prononcées entre janvier 1870 et septembre 1877 par la cour d'assises et le tribunal correctionnel de SaintPierre pour crimes et délits commis par les engagistes contre leurs immigrants2, fait apparaitre brutalement toute l'étendue du scandale judiciaire dont sont victimes les Indiens : aux assises, deux affaires en tout et pour tout3 ; en correctionnelle, à peine douze condamnations à 6 à 15 jours de prison et/ou 10 à 200 F d'amende pour coups et blessures avec incapacité de moins de 20 jours. Autrement dit, une impunité à peu près totale, pire même qu'en Guadeloupe4. Face à cette situation, les Britanniques sont pratiquement désarmés. En dehors de l'arme absolue de l'interdiction, mais qu'ils hésitent à employer en raison des difficultés pouvant en résulter dans leurs relations avec la France, ils ne disposent guère, pour peser sur celle-ci, que des protestations par la voie diplomatique, qui sont complétement inopérantes5. Quant au consul sur place, il n'a pas les moyens d'agir. Il est ligoté ("hampered") par l'absence, dans la Convention, de dispositions l'autorisant à effectuer des tournées sur les habitations et à y intervenir directement en faveur des Indiens victimes d'abus6. Le gouvernement français refuse absolument toute modification du texte en ce sens7. Une seule fois, exceptionnellement, Paris accepte que le consul britannique puisse, accompagné, se rendre sur les habitations pour y rencontrer les immigrants8, mais cette décision soulève un tel tollé chez les planteurs que le gouverneur, malgré les instructions formelles du ministère, refuse de l'appliquer par crainte des troubles qu'elle pourrait provoquer9. Pour calmer l'impatience croissante de son homologue britannique, le gouvernement annonce que les consuls en poste dans les colonies "importatrices" d'Indiens pourront désormais accompagner les fonctionnaires du service de l'Immigration dans leurs visites des habitations et provoquer une enquête de leur part lorsqu'ils auront des raisons de croire que les règlements ne sont pas exécutés10. Mais outre que cette dernière disposition n'est que la stricte application du droit commun consulaire, encore faudrait-il, pour revêtir quelques efficacité dans la protection des Indiens, que ces tournées soient effectuées régulièrement, ce qui, semble-t-il, est très loin d'être le cas ; nous n'en connaissons qu'une seule où le consul peut accompagner le commissaire à l'immigration dans ses visites, et 2. Reproduit dans PRO, FO 881/3627, Separate report du commissaire britannique, p. 207-208. 3. En 1870, trois planteurs accusés d'avoir falsifié diverses pièces pour ne pas payer tous leurs salaires sont condamnés respectivement à un, un et trois mois de prison. En 1871, un mois de prison et 200 F d'amende pour coups et blessures volontaires ayant entrainé plus de 20 jours d'incapacité de travail. 4. Supra, chap. XVI. 5. IOR, P 693, p. 184, ambassade brit. Paris à MAE, 19 janvier 1874; ceci constitue la huitième note adressée à ce sujet au gouvernement français depuis 1869. 6. IOR, P 694, p. 168-170, gouvernement de l'Inde à IO, 13 mai 1875. 7. Ibid, p. 163-165, MAE à ambassade brit. Paris, 28 décembre 1874. 8. IOR, P 693, p. 332, le même au même, 8 août 1874. Le consul à la Réunion (il n'est pas parlé des Antilles) pourra se joindre à la commission métropolitaine, nouvellement créée, sur la réforme du régime du travail aux colonies lorsqu'elle viendra dans l'île. 9. IOR, P 694, p. 165-166, consul Perry à FO, 15 novembre 1874. 10. Ibid, IO à FO, 3 février 1875.
1252 en profite pour faire redresser divers abus constatés sur certaines habitations11, puis l'obstruction reprend le dessus et le représentant de la reine se retrouve de nouveau bloqué dans son consulat à attendre les plaintes d'immigrants qui sont empêchés de venir12. L'affaire Bussy de Saint-romain constitue le point d'orgue de cette dramatique impuissance britannique face aux abominations dont se rendent coupables les engagistes réunionnais à l'encontre de leurs Indiens13. Ce planteur de Saint-Pierre, dans le sud de l'île, multiplie les "actes de cruauté" à un point tel que les coolies de son habitation finissent par se révolter et marcher à plus de 300 vers la ville en agitant leurs coutelas pour demander justice14. L'affaire se règle sans effusions de sang, mais, après de pressantes démarches du consul Perry auprès de l'administration, le parquet doit bien se résigner à poursuivre Saint-Romain. Et là, c'est carrément l'horreur. L'enquête confirme bien la réalité de l'accusation la plus grave portée contre lui par les Indiens : en trois ans, de 1872 à 1874, 83 immigrants sont morts sur son habitation, qui en emploie autour des 500. Pourtant, l'affaire n'est pas qualifiée de crime, et c'est donc seulement devant le tribunal correctionnel qu'il est poursuivi, en même temps que trois de ses géreurs, pour un "petit nombre" d'homicides involontaires, la plupart des décès et autres faits dénoncés par le consul n'ayant finalement pas été retenus par l'accusation. En première instance, Saint-Romain est condamné à 6 jours de prison et 200 F d'amende et ses coaccusés à 6 jours et/ou 100 F chacun. Cette sentence cause "une énorme excitation" parmi les planteurs de l'île, qui s'étonnent bruyamment de ce que l'un des leurs soit condamné "aussi lourdement". Les accusés ayant osé faire appel, leurs peines sont aggravées par la cour de Saint-Denis : 15 jours et 200 F pour Saint-Romain, 6 à 15 jours et 50 à 100 F pour les géreurs. Nous ne connaissons pas les réactions à l'annonce de cette décision, mais il est clair que les autorités locales ne se sont guère pressées de la faire exécuter, et le consul Perry doit de nouveau batailler longuement avant que Saint-Romain soit enfin envoyé en prison pour y purger sa peine15.
11. IOR, P 932, proceedings de 1876, consul Perry à FO, 13 novembre 1874. 12. Voir supra, chap. XVI. 13. Sur tout ce qui suit, voir le volumineux dossier rassemblé par le consul Perry à l'intention du Foreign Office, dans IOR, P 932, p. 36-59, janvier à mai 1875. 14. Au point de départ de toute l'affaire se situe la visite au consulat britannique d'un groupe d'Indiens de son habitation, qui se plaignent de ce que : 1) "On les maltraite brutalement" ; 2) "On les fouette tous les jours" ; 3) Environ 80 Indiens "sont morts sur la propriété à cause de ce mauvais traitement" ; 4) "Ils ne reçoivent plus leurs gages avec régularité" ; 5) "Quand ils demandent leur argent, on les maltraite et on les enferme à l'hôpital" ; 6) "S'ils se plaignent d'être malades, on les bat ou on les jette dans le canal pour les soigner" ; 7) "Leur nourriture est de la plus mauvaise qualité" ; 8) "Le nombre d'heures de travail dépasse celui spécifié par la Convention" ; 9) Enfin, le syndic ne porte pas la moindre attention à leurs plaintes ; il a fait jeter en prison ceux qui venaient se plaindre. 15. Un mois après sa condamnation, Saint-Romain est toujours libre, et le consul soupçonne l'administration de ne pas vouloir la faire exécuter ; il lui est répondu qu'il faut d'abord laisser l'intéressé "mettre de l'ordre dans ses affaires" (Un mois!). Finalement, il effectue intégralement ses 15 jours, ce qui ne l'empêche d'ailleurs pas de continuer de diriger ses dites affaires depuis sa cellule (il peut s'entretenir librement avec son agent de change et le directeur colonial du CFC). Voir sur tout ceci la lettre
1253 Quand elle est connue à Calcutta, cette affaire fait scandale. Pour la première fois, l'administration britannique envisage ouvertement d'interdire l'émigration indienne vers la Réunion16.
b) Un premier coup de semonce : l'interdiction de l'émigration vers la Guyane (1876-77) Ce n'est pourtant pas vers la Réunion qu'est dirigé le premier avertissement de la Grande-Bretagne au sujet du traitement des Indiens dans les colonies françaises, mais vers la Guyane. C'est en effet dans ce malheureux pays abandonné de Dieu et des hommes que la situation est probablement la plus mauvaise à cet égard, pire, même, sans doute, qu'à la Réunion, en raison des conditions dans lesquelles sont employés les immigrants. Au moment où ceux-ci commencent à arriver dans la colonie17, la situation économique de la Guyane est catastrophique. Les anciennes habitations-sucreries d'avant 1848, vidées de leur main-d'œuvre partie s'installer en forêt après l'Abolition18, et incapables de se moderniser faute de capitaux19, ne sont plus compétitives, et l'économie locale de plantation est, malgré un bref sursaut dans les années 1860, définitivement en train de s'effondrer ; "dans les années 1880, la Guyane a cessé d'être une colonie agricole"20. Mais en même temps, elle commence à "se muer en colonie minière", avec le démarrage du "cycle de l'or" dans l'intérieur à partir de la seconde moitié de la décennie 1850 ; malgré "de rudes conditions d'exploitation", la production de métal jaune se développe rapidement, exigeant en contrepartie des volumes croissants de main-d'œuvre qui, dans ces terres pratiquement vides d'habitants, ne peuvent lui être fournis que par l'immigration21. Pour leur malheur, cette évolution retentit directement sur la situation des Indiens. Engagés en principe pour travailler dans la canne mais rendus disponibles par la quasidisparition de celle-ci, ils sont changés autoritairement d'affectation par l'administration et
du gouverneur au M. Col. du 28 mars 1876, jointe à PRO, FO 27/2293, MAE à ambassade brit. Paris, 14 mai 1876. 16. IOR, P 693, p. 80-81, gouvernement de l'Inde à IO, 11 février 1876. 17. Comme aux Antilles, l'immigration débute en Guyane dès 1849, mais elle ne prend véritablement son essor qu'à partir de 1854 ; au total, jusqu'en 1877, 11.244 immigrants débarquent dans la colonie, dont 3.762 jusqu'en 1861 et 7.482 à partir de 1864. Sur l'ensemble de la période, les Indiens sont au nombre 8.472 (= 75,3 %), arrivés en 20 convois ; S. MAM LAM FOUCK, Guyane française, p. 220-223. 18. Ibid, p. 207-219. 19. Bien qu'elle n'en soit pas formellement exclue, la Guyane n'est, de fait, pas comprise dans le champ d'action du Crédit Foncier Colonial, créé en 1864. Celui-ci limite ses opérations aux trois colonies insulaires ; A. BUFFON, Monnaie et crédit, p. 256. 20. S. MAM LAM FOUCK, Guyane fse, p. 228.230. A la veille du déclenchement de la grande crise sucrière mondiale de la fin du siècle, la colonie ne produit plus qu'une centaine de tonnes de sucre par an. 21. Ibid, p. 233.250.
1254 envoyés sur les placers de l'intérieur ; en 1875 et 1876, plus de 80 % des coolies adultes présents en Guyane sont employés sur des sites aurifères22, en pleine forêt, où ils sont confrontés à un véritable "enfer". Soumis à un travail physiquement épuisant, dans des conditions climatiques épouvantables, mal nourris, peu soignés et fréquemment victimes de "maltraitements" et de sévices de la part de leurs employeurs23, les immigrants en général et les Indiens en particulier subissent une véritable hécatombe, avec un taux annuel de mortalité supérieure à 12 % (pour cent !) pour l'ensemble du groupe en 1874 et 1875, et bondissant à 18,7 et 20,8 % respectivement pour ceux introduits dans l'année24. En vain les Britanniques multiplient-ils les interventions pour faire cesser cet état de choses, mais, outre qu'elle n'y met guère de bonne volonté, l'administration locale ne dispose pas des moyens nécessaires pour atteindre des engagistes jouissant d'une impunité pratiquement totale, hors de tout contrôle au fin fond de la forêt équatoriale ; tout au plus peut-elle rendre des règlements destinés à demeurer inapplicables et inappliqués25. Finalement, fatigué de protester en vain pour ne recevoir que de belles paroles ou des réponses dilatoires, le gouvernement de l'Inde, approuvé par celui de Londres, se décide à sauter le pas et, le 28 septembre 1876, interdit l'émigration vers la Guyane française, avec effet à la fin de la campagne en cours26. Se réveillant alors brusquement, l'administration fait, au cours de l'année suivante, un gros effort pour faire appliquer effectivement les règlements relatifs à l'immigration et à la protection des immigrants, afin d'inciter Calcutta à revenir sur sa décision27, mais il est trop tard. Sollicités en ce sens, les Britanniques refusent tout net28, et le dernier convoi d'Indiens arrive à Cayenne le 11 février 187729. En apparence, toute cette affaire n'est pas bien importante. La Guyane est le cendrillon des colonies françaises et, en dehors de quelques difficultés passagères rencontrées à la fin de
22. Soit 2.307 sur 2.857 (= 80,7 %) en 1875 et 2.432 sur 2.977 (= 81,7 %) en 1876 ; Parl. Papers, 1878, vol. LXVII, p. 28-29, chiffres communiqués par le consul Woolridge. 23. IOR, P 171, proceedings du 1er semestre 1875, p. 100, échange de correspondances à ce sujet entre l'ambassade britannique en France et le MAE, Mars 1875; ibid, proceedings du 2e semestre 1875, p. 35-58, rapport du consul Woolridge "on the conditions of coolies in French Guiana for the year 1874", 6 avril 1875 ; P 693, appendice A d'avril 1874, 4 + 5 p., rapport du même pour 1873. 24. Parl. Papers, 1878, vol. LXVII, p. 3, 18 et 30, chiffres communiqués par le consul Woolridge. Pour mieux apprécier leur énormité, rappelons qu'en Guadeloupe, la mortalité moyenne dans le groupe indien sur l'ensemble de la période d'immigration n'est "que" de 6,1 % et qu'à Moule, 9,3 % "seulement" des arrivants décèdent dans la première année. 25. IOR, P171, proceedings du 1er semestre 1875, p. 100, mars 1875; P 694, p. 201, 285-287 et 329-340, juin, août et novembre 1875. 26. IOR, P 932, proceedings de 1876, p. 163-167. 27. Parl. Papers, 1878, vol. LXVII, p. 37-40, divers échanges de correspondance entre le gouverneur de la Guyane et le consul Woolridge. 28. IOR, P 932, , proceedings de 1877, p. 163-167, août 1877. 29. S. MAM LAM FOUCK, Guyane fse, p. 253.
1255 1876 par l'agence d'émigration de Calcutta30, l'interdiction qui la frappe n'émeut visiblement personne du côté français, ni à Paris, qui n'insiste pas après que le gouvernement de l'Inde ait confirmé sa décision, ni aux Antilles et à la Réunion, où la nouvelle passe complétement inaperçue, ni même localement, sur les placers, qui bénéficient vite d'un énorme courant d'immigration spontanée en provenance des Antilles, du Brésil et de Surinam, remplaçant avantageusement celles des Indiens31. En réalité, c'est un signal fort que le Royaume-Uni vient d'envoyer à la France, l'avertissant clairement que, la prochaine fois, il pourrait s'attaquer à un beaucoup plus "gros morceau" que la Guyane. Les Français entendront l'avertissement, certes, mais sans en tirer toutes les conséquences, et, au bout du compte, l'émigration indienne sera interdite vers la Réunion également.
c) Dernier avertissement sans frais : la Commission internationale de la Réunion (1877) Dès que commence à être connue à Calcutta la triste situation des Indiens de la Réunion, le gouvernement de l'Inde demande à Londres la constitution et l'envoi dans l'île d'une commission franco-britannique d'enquête, dans un double but d'information d'une part et de pression sur les autorités françaises de l'autre32. Mais bien que la demande soit renouvelée à plusieurs reprises33, le gouvernement britannique ne se presse pas de lui donner satisfaction. Elle est présentée à Paris pour la première fois en 1872, puis la réponse française ayant évidemment été négative, "oubliée" ensuite pendant encore quatre ans34. En fait, il est clair que la France veut par dessus tout éviter de voir les Anglais venir "mettre leur nez" dans ses affaires coloniales, et elle use pour cela de tous les moyens dilatoires. Ainsi en 1874, le gouvernement français annonce à son homologue britannique qu'il vient de nommer "une commission composée d'hommes éclairés, compétents dans les affaires coloniales", chargée d'étudier le régime du travail dans les colonies, ainsi que les
30. ANOM, Géné. 117/1008, Charriol à M. Col., 15 décembre 1876 : "Mes recruteurs (ont) rencontré des difficultés de la part de quelques magistrats … dans les grands centres de recrutement, qui s'étaient imaginés que … (l'interdiction de) l'émigration pour Cayenne s'étendait à toutes les colonies françaises ; … j'ai eu à réclamer l'intervention du protecteur des émigrants qui s'est empressé d'aplanir toutes les difficultés. En attendant, le mal a été fait, et mes recruteurs se heurtent maintenant contre de fortes résistances dans ces districts, (car) … les natifs se sont persuadés que l'émigration pour les colonies françaises ne (peut) pas leur être avantageuse à partir du moment où les autorités anglaises (semblent) s'y opposer". 31. S. MAM LAM FOUCK, Guyane fse, p. 254-255. 32. PRO, FO 27/2288, échange de correspondance sur ce point entre IO et FO, 28 janvier et 20 avril 1871. 33. IOR, P 692, p. 387, gouvernement de l'Inde à IO, 2 octobre 1873; P 693, p. 309-11, échange de correspondance sur le sujet entre gouvernement de l'Inde, IO et Colonial Office, avril à septembre 1874 ; P 694, p. 307-315, octobre 1875. 34. PRO, FO 27/2293, ambassade brit. Paris à MAE, 8 mai 1876.
1256 modifications à apporter à celui-ci, et propose d'attendre la fin de ses travaux pour s'occuper du problème réunionnais35. Mais cette commission se sépare en 1875 sur des résultats très décevants36, et toujours rien ne se passe concernant la Réunion. Cette fois, les Britannique en ont assez ; l'affaire Bussy de Saint-Romain est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Maintenant, le gouvernement de l'Inde ne se contente plus de demander la création d'une commission d'enquête, il propose carrément d'interdire l'émigration vers l'île37. Sa métropole ne le suit pas aussi loin, mais, en mai 1876, le Royaume-Uni remet la question de la commission sur le tapis, en insistant fortement sur sa volonté d'obtenir satisfaction38 ; quatre mois plus tard39, l'interdiction de l'émigration indienne vers la Guyane vient donner encore plus de poids à sa demande. La France ne peut plus reculer, mais essaie tout de même de limiter les dégâts. Après qu'elle ait donné sans enthousiasme son approbation de principe à cette création, une difficile négociation se déroule au début de 1877 sur les prérogatives de la future commission. Finalement, un accord est trouvé en avril ; il n'étend pas les pouvoirs de celle-ci aussi largement que l'auraient souhaité les Britanniques, mais le seul fait qu'elle soit créée constitue déjà un motif de satisfaction pour eux. Elle sera chargée uniquement de s'informer, mais sans aucun pouvoir de décision ; pour cela, elle se réunira avec les autorités locales, pourra visiter les habitations et interroger librement les Indiens, formuler des observations et faire des propositions, mais sans jamais interférer dans les compétences de l'administration40. Composée, du côté français, du capitaine de vaisseau E. Miot et, du côté britannique, du major-général F. J. Goldsmid (orthographié parfois Goldsmith dans certains documents), la commission séjourne à la Réunion pour y effectuer son enquête entre fin juillet et début septembre 1877, et rend ses conclusions en octobre ou novembre. Celles-ci sont contenues dans trois rapports, celui, conjoint, des deux commissions (Joint report), et deux séparés et confidentiels, rédigés chacun de son côté par Goldsmid et Miot à l'intention de son propre gouvernement41. Malgré de très nettes différences de tonalité dans le langage employé, diplomatique 35. IOR, P 693, p. 327 et 332, MAE à ambassade brit. Paris, 23 juillet et 8 août 1874. 36. Voir supra, chap. II. 37. IOR, P 932, proceedings de 1876, p. 80-81, gouvernement de l'Inde à IO, 11 février 1876. 38. PRO, FO 27/2293, ambassade brit. Paris à MAE, 8 mai 1876. 39. Le 28 septembre 1876. 40. Toute la correspondance franco-britannique et interne britannique relative à cette négociation et à la mise en place de la commission est conserve de façon apparemment complète dans PRO, FO 27/2295, passim. Par contre, nous n'avons pas trouvé d'ensemble correspondant de documents dans les Archives Diplomatiques françaises. 41. Le rapport conjoint et celui du major Goldsmid sont imprimés en Angleterre, en janvier et avril 1878 respectivement, dans la collection des Confidential Prints du Foreign Office, sous les numéros 3503 et 3627 (154 et 227 p. respectivement) ; ils sont conservés aujourd'hui dans la série FO 881 du PRO. Le rapport du capitaine Miot, plus succinct (30 p. seulement) est demeuré sous sa forme manuscrite originale ; il est conservé aujourd'hui dans la série géographique "Réunion" des ANOM.
1257 pour le premier, virulent pour le second, édulcoré pour le dernier, tous trois sont accablants, particulièrement le separate report du commissaire britannique. Très soigneusement argumentés, appuyés sur la compilation de nombreux rapports officiels et registres publics de diverses origines (tribunaux, syndicats des immigrants, consulat britannique …), sur la consultation des livres d'un grand nombre d'habitations (dont celles du baron de Kervéguen et du Crédit Foncier Colonial, de très loin les deux principaux propriétaires de l'île), sur une multitude d'interrogatoires d'immigrants, de planteurs et de fonctionnaires, et crédibilisés par un mois et demi d'intense activité de la commission sur le terrain, ils donnent de la situation des Indiens de la Réunion un tableau pire que tout ce que le gouvernement français pouvait imaginer. Ce n'est plus seulement de violation de la Convention et des règlements sur l'immigration dont il est question ici, mais de violation des droits de l'Homme : outre le manque "normal" de nourriture, de vêtements et de soins, le travail excessif, les salaires payés incomplètement et avec retard, les retenues abusives, les multiples tromperies sur le décompte des journées de travail, les rapatriements impossibles à obtenir et les mauvais traitements "ordinaires", tous abus identiques à ceux dont les Indiens sont victimes aux Antilles, mais portés ici à des niveaux autrement plus élevés, viennent s'ajouter les effets d'une inimaginable violence physique, comparable aux pires cas rencontrés, heureusement à quelques exemplaires seulement, en Guadeloupe, mais qui, à la Réunion, semble pratiquement quotidienne et permanente : Indiens battus, emprisonnés, torturés, assassinés sur les habitations sans réaction autre que symbolique d'une administration et d'une justice complices, envoyés par centaines à l'atelier de discipline casser des cailloux sur les routes ("Sent to the macadam"), et de nouveau punis et battus s'ils osent se plaindre42. Horrifié de ce qu'il vient de découvrir, le capitaine Miot, mettant immédiatement en œuvre les pouvoirs exceptionnels qui lui avaient été conférés par le gouvernement, provoque de la part de l'administration locale une série de sanctions à l'encontre des fonctionnaires les plus compromis du service de l'Immigration43. Mais il est clair que les Britanniques attendent beaucoup plus que de simples mesures de circonstances ; si l'on veut que l'émigration indienne vers la Réunion se poursuive, il va falloir leur donner satisfaction sur le fond même du dossier.
42. Il est évidemment hors de notre propos d'entrer ici dans les détails. Un bon résumé des travaux de la commission et des trois rapports rédigés en conséquence, dans S. GOVINDIN, Engagés Réunion, p. 104-130. 43. Commissaire à l'immigration, chef du service, rétrogradé au poste de chef de bureau; percepteur de Sainte-Suzanne, syndics de la Possession, Sainte-Marie et Sainte-Rose, révoqués ; syndics de Sainte-Suzanne, Saint-Philippe et Saint-Joseph, 15 jours de suspension de traitement ; syndic de SaintAndré, rétrogradé, nouveau poste n. d. ; syndic de Saint-Leu, blâme ; IOR, P 1348, p. 5, consul Perry à FO, 8 octobre 1877.
1258 d) La persévérance réunionnaise dans l'inacceptable et la sanction britannique (1878-1882) Une fois connues les conclusions de la commission, les Britanniques s'interrogent longuement sur les suites à leur donner : doit-on interdire l'émigration vers la Réunion immédiatement ou laisser aux Français une dernière chance de redresser la barre44 ? Finalement, sur la forte insistance du Foreign Office45, le gouvernement de l'Inde décide d'autoriser provisoirement la poursuite des recrutements pour l'île, mais en faisant clairement avertir la France que, si de très sérieuses améliorations ne sont pas apportées à la situation des immigrants et s'il n'est mis fin aux abus dont ils sont l'objet d'une façon qui lui donne satisfaction, il retirera sont autorisation et l'émigration sera suspendue46. Dans ce but, une nouvelle commission mixte47 se réunit à Paris en août et septembre 1880 pour examiner l'ensemble de la question. Les Britanniques voudraient bien parvenir à la conclusion d'une nouvelle convention, mais, devant le refus français, n'insistent pas. On travaille donc au coup par coup sur les points posant le plus de problèmes, dans la perspective d'intégrer ensuite les solutions retenues dans un décret général à prendre ultérieurement par le gouvernement français pour réformer l'ensemble de l'immigration à la Réunion. Les discussions commencent mal. On est à deux doigts de la rupture à propos du droit du consul britannique de visiter les habitations, exigé par les Anglais et refusé mordicus par les Français. Ce sont finalement les premiers qui font la concession, en retirant leur demande, mais ils obtiennent tout de même que le représentant de la reine puisse se rendre dans les communes au siège du syndicat des immigrants, accompagné par le chef du service de l'Immigration, pour y recueillir des informations sur la situation des engagés et interroger ceux-ci par lui-même ; en outre, des mesures seront prises pour faciliter l'accès des Indiens au consulat. L'autre point d'accord concerne le futur statut du chef du service de l'Immigration, désormais rebaptisé "Protecteur des immigrants" ; nommé par le président de la République et placé sous l'autorité immédiate du gouverneur, il devra être désormais un métropolitain sans aucune attache dans l'île, et ses pouvoirs seront renforcés48. 44. Ibid, p. 5-71, délibérations et correspondance internes britanniques (consul Réunion, gouvernement de l'Inde, IO, FO) sur la question, fin 1877 à début 1879. 45. Les travaux de la commission et la publication de ses trois rapports se situent exactement au moment de la grande crise balkanique de 1877-78, qui conduit l'Europe au bord de la guerre; la GrandeBretagne, très impliquée dans cette affaire en raison de la menace suppose que la poussée russe fait peser sur la route des Indes, chercher à s'assurer de la neutralité de la France; P. RENOUVIN, Histoire, vol. III, p. 59-64. 46. IOR, P 1502, p. 541-573, ensemble de correspondances entre Calcutta, Londres, Paris et la Réunion, 2e semestre 1879; PRO, FO 27/2412, ambassade brit. Paris à FO, 2 et 23 décembre 1879, gouvernement de l'Inde à IO et IO à FO, 11 et 12 décembre 1879. 47. Compose de quatre membres, Miot et Goldsmid en leur qualité d'anciens commissaires de 1877, auxquels sont adjoints deux diplomates professionnels, le vicomte d'Arlot et W. Wylde. 48. Sur tout ce qui précède, voir l'ensemble des documents sur cette négociation, conservés dans IOR, P 1502, p. 740-789, 2 au 26 septembre 1880.
1259 Mais quand il s'agit de concrétiser les conclusions de la commission dans un texte réglementaire, le gouvernement français, soumis à de très vivres pressions en provenance de la Réunion, traîne manifestement les pieds. La rédaction du projet de décret puis son examen par le Conseil d'Etat n'en finissent plus de finir, puis, quand le texte est enfin disponible, près d'un an plus tard, les Britanniques découvrent avec stupéfaction qu'il ne correspond pas du tout à ce qui avait été convenu en 188049. D'autre part, sur place, la situation des Indiens ne s'améliore absolument pas. Les planteurs n'ont manifestement rien appris ni rien compris, et poursuivent imperturbablement dans la voie de leurs anciens errements : travail excessif, nourriture insuffisante, salaires incomplets, violences de toutes sortes, impossibilité pour les immigrants d'accéder au consulat, etc50. A force de trop tirer sur la corde, elle finit par casser. Au début de 1882, le gouvernement de l'Inde adresse un véritable ultimatum : "Unless the three (following) conditions … are conceded by the French Gouvernment, the emigration (to Réunion) must be positively suspended from the close of the current season, i. e. from October next". Ces trois conditions sont : "1) That the British Consul should have a right to visit and inspect all estates … 2) That no re-engagement should be allowed till expiry of the first contract … 3) That all expenses in connection with the Immigration Service should be obligatory" dans le budget colonial au lieu d'être laissées à la discrétion du Conseil Général51. En fait, il est clair que les Britanniques vont délibérément à la rupture ; de leur propre aveu, il devrait être possible de trouver un terrain d'entente sur les seconde et troisième conditions, mais la première est absolument inacceptable pour le gouvernement français, et ils le savent. Depuis les années 1850 et la négociation de la Convention52, et en 1880 encore, toutes les fois que les deux pays ont abordé la question de l'étendue des pouvoirs des consuls dans ce domaine, il a été impossible de parvenir à un accord, la France préférant renoncer à l'immigration plutôt qu'à sa souveraineté53 ; jusqu'alors, c'étaient toujours les Anglais qui avaient reculé, maintenant ils sont bien décidés à ne plus le faire, quelles qu'en soient les conséquences. Quelques mois plus tard survient l'inévitable : le 9 novembre 1882, le gouver-
49. PRO, FO 27/2550, passim ; voir en particulier le volumineux (52 p. impr.) rapport très critique de Goldsmid et Wylde au FO du 9 août 1881, qui résume assez bien la situation et son évolution depuis un an. 50. PRO, FO 27/2412, MAE à ambassade brit. Paris, 5 mai et 26 septembre 1879, ambassade à MAE, 16 juillet 1879 : échange de correspondance au sujet de l'assassinat d'un Indien (1878) par le géreur de l'habitation Pontlevoye, acquitté par la cours d'assises ; les Britanniques n'arrivent même pas à obtenir que cette habitation soit radiée de la liste des bénéficiaires de l'immigration ; FO 27/2478, consul Annesley à FO, 17 juillet et 11 septembre 1880 ; IOR, P 1502, p. 711-740, multiples plaintes en provenance de l'île, 1879-80 ; P 1862, p. 799-827, "Ill-treatment of Indian labourers in Réunion", 1881 ; P 2057, p. 15-34, idem, mars-juin 1882 ; ibid, p. 323-327 et 547-551, "Further cases of ill-treatment …", novembre 1882. 51. IOR, P 1862, p. 949-959, gouvernement de l'Inde à IO, 25 avril 1882. 52. Voir supra, chap. VII. 53. Proposition très nettement réaffirmée lors des travaux de la commission de 1880 ; IOR, P 1502, p. 779-789.
1260 nement de l'Inde, approuvé par celui de Londres54, constatant que la France n'avait pas donné satisfaction aux conditions qui lui avaient été soumises, décide de "suspendre" l'émigration vers la Réunion, avec prise d'effet immédiate55.
1.2 La Guadeloupe sanctionnée à son tour (1888-1889) a) La montée de la menace (1882-1887) Bien qu'ils estiment que "leurs" Indiens sont parfaitement traités et protégés, et qu'ils n'aient donc pas à "redouter les investigations du gouvernement anglais"56, les planteurs antillais n'en suivent pas moins avec attention l'intervention britannique dans les problèmes migratoires de la Réunion. La création de la commission mixte de 1877 provoque de vives alarmes en Guadeloupe57, où l'on craint même un moment d'avoir "la douleur d'être condamné à une enquête"58. Dans l'immédiat, rien ne se passe, et la question disparaît des préoccupations des employeurs antillais d'Indiens. Aussi sont-ils pris complétement au dépourvu lorsqu'arrive la nouvelle de l'interdiction de l'émigration vers la Réunion. C'est tout le milieu des planteurs qui est déstabilisé. Le Conseil Général, qui avait commencé à examiner le projet gouvernemental de décret général sur l'immigration coloniale, élaboré initialement à propos de la Réunion, mais devant être appliqué par la suite dans toutes les colonies, doit suspendre ses travaux sur ce texte59. On craint que l'interdiction soit bientôt étendue de la Réunion aux Antilles60 ; l'inquiétude est même d'autant plus grande que la décision du gouvernement de l'Inde survient au plus fort du débat politique local sur l'avenir de l'immigration61, en même 54. Il est clair, à la lecture du dossier conservé sur cette affaire, que cette approbation a été rendue possible par le changement d'attitude du Foreign Office. Celui-ci qui, jusqu'alors, traînait beaucoup les pieds pour éviter les complications dans ses relations avec la France, soutient désormais totalement la proposition de Calcutta, relayée par l'India Office. Preuve de l'exaspération britannique face à l'attitude dilatoire et fuyante de la France, incapable d'imposer un changement de comportement aux colons réunionnais. 55. IOR, P 2057, p. 639-682, ensemble de pièces intra-britanniques sur cette décision (consulat à la Réunion, gouvernement de l'Inde, India et Foreign Office), 2nd semestre 1882. 56. CG Gpe, SO 1879, p. 161, rapport de la commission de l'immigration "sur le mode de protection des immigrants". 57. Voir à ce sujet la virulente agression de l'Echo, 23 décembre 1876, contre "les faux philanthropes" en général, et Schœlcher en particulier, qui appuient la demande britannique de création d'une commission d'enquête sur la situation des Indiens à la Réunion ; selon cet article, c'est le premier pas vers la suppression de l'immigration, d'abord dans cette île, puis dans toutes les autres colonies françaises. Egalement, CG Gpe, SO 1879, p. 157, rapport de la commission de l'immigration. 58. Ibid, p. 161, la même. 59. Ibid, SO 1883, p. 136, intervention Le Dentu. 60. Courrier, 27 février et 16 octobre 1883 ; CG Gpe, SE juin 1885, p. 190-191, introduction du rapport de la commission de réglementation de l'immigration. 61. Supra, chap. XX.
1261 temps que de l'offensive de l'administration et de la justice en vue de mieux faire respecter les droits des Indiens et leur assurer une meilleure protection contre les excès de leurs engagistes62. Pour la presse usinière, tout ceci n'est que l'avers et le revers d'une même médaille : un complot animé en sous-main par l'Angleterre, avec l'appui des "philanthrope" français, évidemment conduits par Schœlcher, en vue de parvenir à la suppression de l'immigration et à la ruine de l'industrie sucrière coloniale française pour le plus grand profit de sa rivale des West Indies et de Maurice63. Sur un point au moins, ces appréhensions sont justifiées ; il est bien vrai que, à partir du début des années 1880, les autorités anglo-indiennes commencent à se pencher sérieusement sur le sort de leurs administrés émigrés aux Antilles françaises. Les deux agents consulaires en poste à Pointe-à-Pitre et Fort-de-France, bien somnolents jusqu'alors dans ce domaine, sont sérieusement "secoués" par le Foreign Office et mis en demeure, d'abord de fournir des rapports réguliers et crédibles sur la situation des Indiens, puis de leur assurer la protection à laquelle ceux-ci ont droit de la part des représentants de "leur" reine, en intervenant systématiquement auprès de l'administration locale pour faire valoir leurs droits, notamment celui à rapatriement ; ce dont Lawless à la Martinique et James Japp en Guadeloupe s'acquittent très sérieusement à partir de 1882 et 1884 ou 1885 respectivement64. Désormais, les planteurs antillais sont sous étroite surveillance. Or, les informations que les deux consuls font parvenir à Calcutta, en même temps que celles recueillies en Inde même auprès des anciens émigrants rapatriés des Antilles65, ne sont pas satisfaisantes. La situation des Indiens y est, certes, moins catastrophique qu'à la Réunion, mais elle demeure tout de même très mauvaise. Tout est dit en peu de mots par Lawless, en conclusion de son grand mémoire du 6 septembre 1887 au gouvernement de l'Inde : "The condition of the Indian immigrants in this island and in Guadeloupe … has never responded to the desires of HM Indian Government, nor has it been even in conformity with the laws and regulations that had been framed for the purpose of guarding against any remissness in that direction"66.
62. Circulaires Isaac de 1881 et 1883 ; multiplication des poursuites contre les employeurs abusifs et/ou violents, sous l'impulsion du procureur général Darrigrand. 63. Courrier, 16 octobre 1883 et 18 novembre 1884. 64. Sur tout ceci, voir supra, chap. XVI. 65. Voir à ce sujet les interrogations conduits par le protecteur des immigrants de Calcutta à l'arrivée des convois du British Peer (IOR, P 2526, p. 419, 31 mars 1885), du Ville de Saint-Nazaire (ibid, p. 550, 21 avril 1885), du Mont Tabor (P 2975, p. 110, 27 décembre 1886), et de l'Avoca (P 2976, p. 979, 23 mai 1887). 66. IOR, P 3214, p. 997.
1262 Même la décision du Conseil Général de la Martinique de suspendre l'Immigration, en 1884, ne trouve pas grâce à ses yeux, car elle va se traduire par une diminution des crédits dans ce domaine, et donc de la protection accordée aux Indiens.
b) L'interdiction (24 août 1888) Cet énorme et exhaustif document67 scelle pratiquement le sort de l'immigration indienne aux Antilles. Nous ignorons à quel moment exactement l'administration angloindienne décide d'examiner le problème du "stoppage of emigration from India to the French colonies of Martinique and Guadeloupe"68, mais c'est par ce rapport, rédigé à sa demande, que débute la procédure aboutissant, un an plus tard, à la décision d'interdiction ; en même temps que son propre mémorandum, Lawless adresse au Foreign Office, pour transmission à Calcutta, un mémoire du vice-consul Japp, "respecting Indian immigration in Guadeloupe"69, sans doute, beaucoup plus sommaire mais qui dresse de celle-ci un portrait pratiquement comparable. Après instruction par le gouvernement de l'Inde, la question est soumise à l'examen du vice-roi en Conseil. Il apparaît alors que la Convention de 1861 "has been broken in both colonies" et que la situation des Indiens y est si mauvaise qu'elle ne pourrait être redressée qu'au prix de très profondes réformes, mais qu'il n'est même pas la peine de les demander à la France tant on est sûr que la réponse sera négative ; dans ces conditions, autant interdire tout de suite la poursuite de l'émigration70. L'India Office ayant donné son accord71, la décision formelle est prise par le gouvernement de l'Inde le 24 août 1888 et transmise une semaine plus tard aux gouvernements régionaux concernés pour exécution72. Il est clair que, dans cette affaire, les Britanniques ne se sont pas mis de gants. On est loin des précautions diplomatiques et des avertissements répétés qui entourent et préparent l'interdiction de l'émigration vers la Réunion, pourtant à peine six ans plus tôt. Nous n'avons trouvé, dans les archives du Foreign Office, aucune trace d'un document quelconque, d'une note diplomatique ou même d'une simple communication verbale de l'ambassade du Royaume-Uni au Quai d'Orsay, menaçant, prévenant ou même seulement informant la France des risques qu'elle prenait en poursuivant dans la voie de ses anciens errements en matière de traitement des Indiens aux Antilles, comme si l'on estimait, à Calcutta et à Londres, qu'elle
67. Le manuscrit original de Lawless, conservé dans PRO, FO 27/2893, comporte 124 pages ; l'exemplaire imprimé reproduit dans IOR, P 3214, fait 23 pages en petits caractères (p. 977-999). 68. Selon le titre du dossier constitué par le gouvernement de l'Inde sur la question, et conservé dans ibid, p. 977-1013. 69. Ibid, p. 1001-1003 (rapport) et 1005-1006 (annexes), s. d. mais rédigé spécialement pour l'occasion. 70. Ibid, p. 1007-1011, vice-roi à IO, 9 juin 1888. 71. Ibid, p. 1012, IO à vice-roi, 22 août 1888. 72. Ibid, p. 1013, gouvernement de l'Inde à gouvernements Madras et Bengale, 30 août 1888.
1263 avait déjà été suffisamment prévenue à travers les interdictions frappant successivement la Guyane puis la Réunion et qu'il était donc inutile de perdre son temps et d'accumuler des délais à renouveler des avertissements de toutes façons non suivis d'effet. Toute la procédure est conduite de façon unilatérale et confidentielle par les Britanniques, puis, une fois que la décision est prise, est imposée sans discussion à l'autre partie. A force de vouloir jouer au plus malin, les planteurs et l'administration de la Guadeloupe, et, plus largement, de l'ensemble des colonies sucrières de la France, ont fini par oublier le véritable état du rapport des forces avec l'Angleterre en matière d'émigration indienne et se sont passés eux-mêmes la corde au cou.
c) La transmission de l'information en Guadeloupe et le dernier convoi (novembre 1888janvier 1889) Bien que la décision du gouvernement de l'Inde vise expressément les deux îles des Antilles françaises, seule, en pratique, la Guadeloupe est concernée, puisque l'immigration a été suspendue voici quatre ans en Martinique par le Conseil Général. Il est assez difficile de suivre exactement le cheminement de la nouvelle jusqu'en Guadeloupe, mais il semble qu'elle n'y ait été connue que tardivement. Au point que l'on peut se demander si, à divers niveaux, on n'a pas délibérément pratiqué la rétention de l'information. Et pour commencer, en Inde même. Nous savons que les administrations régionales de Madras et du Bengale sont averties de la décision du gouvernement de l'Inde dès la fin août 188873, mais c'est seulement deux et près de trois mois plus tard que, respectivement, le gouverneur de Pondichéry et l'agent français d'émigration à Calcutta transmettent à leur tour la nouvelle à Paris74. Un tel décalage ne laisse pas d'être suspect. Si l'on admet que les deux responsables français ont, comme ils devaient normalement le faire, répercuté l'information dès qu'ils l'ont reçue de leurs interlocuteurs britanniques habituels, respectivement les gouvernements de Madras et du Bengale, cela signifie donc que ceux-ci ont beaucoup tardé à les prévenir. Comme on n'aperçoit pas d'explications proprement indiennes à cette attitude, il faut donc supposer qu'il s'agit là de l'application d'une politique décidée à Londres. On le croit d'autant plus volontiers que, de son côté, le Foreign Office attend jusqu'au milieu d'octobre pour ordonner à son ambassadeur à Paris et au consul à la Martinique d'informer les autorités françaises de la suspension de l'émigration vers les Antilles75. Impossible de mettre ce long
73. Ibid, id°. 74. ANOM, Gua. 56/397, dossier I. 17, gouverneur Mathivet à M. Col., 30 octobre 1888, et Charriol au même, 20 novembre 1888. 75. PRO, FO 27/2493, FO à ambassade et à consulat, 18 octobre 1888; transmission ambassade à MAE, 31 octobre 1888.
1264 délais sur le compte de la lenteur des communications entre Calcutta et Londres ; les deux villes sont reliées par le câble depuis 187076. On peut supposer que les Britanniques ont tablé sur la lourdeur bureaucratique de l'administration française et sur la lenteur de ses réactions, de façon à ce que, compte tenu de ses propres temps de prises de décision, elle ne soit pas en mesure de se retourner et de fixer son attitude avant la fin de la campagne d'émigration en cours. Une supposition analogue peut également être faite pour expliquer le retard de l'administration française à transmettre l'information aux planteurs. Nous savons que les Affaires Etrangères connaissent la nouvelle via l'ambassade de Grande-Bretagne fin octobre 1888 ; le temps qu'elle transite par la Rue Oudinot, et il est difficile d'imaginer qu'elle parvienne en Guadeloupe plus de quinze jours après. Or, le 24 novembre, quand il ouvre la session ordinaire du Conseil Général, le gouverneur Le Boucher, qui ne peut pas ne pas être au courant, se garde bien d'annoncer la décision britannique aux élus77, et, après lui, le directeur de l'Intérieur, qui assiste ès qualité aux débats, conserve également le silence jusqu'à la fin des travaux de l'assemblée locale, la veille de Noël. Plus extraordinaire encore, dans sa séance du 19 décembre, le Conseil vote, par 20 voix contre 8, le principe de l'introduction d'un convoi de 500 Indiens au titre de la campagne 1888-89, sans que personne, parmi ceux qui savent, prenne la peine de lui dire que ce n'est plus nécessaire78. Il est clair que, par crainte des réactions de Souques et des autres "élus de l'Usine", l'administration locale a délibérément caché l'information, probablement pour les empêcher d'organiser leur riposte avant la fin de la session. Pourtant, on ne peut affirmer absolument que les planteurs soient dans l'ignorance de l'interdiction qui les frappe ; elle est annoncée en toutes lettres par le Courrier de la Guadeloupe dans son numéro du 20 novembre 1888, reprenant un article publié dans un journal anglais de Londres. Le Courrier n'est pas une vulgaire "feuille de chou" ; c'est le journal de l'Usine, porteparole des intérêts de l'industrie sucrière, et Souques, son propriétaire et décideur immédiat du contenu, est parfaitement à même, grâce à ses nombreux contacts en métropole, de vérifier l'information. Or, il ne le fait pas, pas plus, apparemment, qu'il ne cherche à en savoir davantage auprès de l'administration locale ; et comme celle-ci se garde bien de confirmer spontanément une nouvelle qu'elle souhaite garder confidentielle le plus longtemps possible, une chape de silence retombe sur l'information. C'est véritablement de surdité volontaire dont on peut parler ici ; on ne peut pas savoir : "Chacun sait que nous attendons le Nantes-Bordeaux, … ce qui prouve que le gouvernement de l'Inde n'a pas suspendu l'émigration aux colonies françaises", se rassure à bon compte le Courrier dans son article précité.
76. C. MARKOVITS et autres, Histoire, p. 417. 77. CG Gpe, SO 1888, p. 3-10, discours d'ouverture de la session. 78. Ibid, p. 429-431.
1265 Souques ignore toutefois que, pour éviter de possibles complications avec la France, en particulier un éventuel procès avec les agences d'émigration de Pondichéry-Karikal et de Calcutta si elle interrompais brutalement la campagne de recrutement en cours, l'administration anglo-indienne a décidé de laisser aller jusqu'à leur terme les opérations liées à celle-ci, en vue de la constitution du convoi commandé l'année précédente par le Conseil Général de la Guadeloupe, et que l'interdiction ne prendrait effet qu'à compter du 1er novembre 1888. Que le Nantes-Bordeaux soit en route au moment où le Courrier publie la nouvelle n'empêche donc pas que l'immigration soit suspendue ; le convoi qu'il transporte est bel et bien le dernier introduit en Guadeloupe, mais son histoire est extrêmement agitée, comme si elle résumait à elle seule tous les avatars de ce courant migratoire pendant plus de trente ans : difficultés de recrutement, difficultés avec les Britanniques, difficultés de navigation, difficultés de financement. La seule véritable originalité concerne le navire. Le Nantes-Bordeaux est un vapeur, appartenant à la Compagnie Nantaise, le seul de toute l'histoire de l'immigration indienne en Guadeloupe ; d'un port de 1.600 tx, donc nettement plus gros que tous les voiliers utilisés jusqu'alors79, il peut théoriquement embarquer jusqu'à 900 personnes, mais l'administration de la Guadeloupe n'a demandé que 500 équivalents-adulte. Pour l'exécution de son contrat d'affrètement, il arrive à Pondichéry le 4 septembre 1888, en provenance de la Réunion d'où il ramenait un convoi de rapatriés. Comme l'administration des Etablissements n'avait pu réunir les 500 Indiens demandés par son homologue de la Guadeloupe, elle décide de l'envoyer à Calcutta pour y embarquer 200 émigrants recrutés par l'agence française du Bengale. Mais arrivé là, il se heurte à d'énormes difficultés avec les autorités britanniques du port, qui anticipent d'abord sur l'entrée en vigueur de l'interdiction, puis appliquent de façon tatillonne un nouveau règlement sur l'émigration ; il reste ainsi bloqué 46 jours, et il faut plusieurs interventions de Charriol auprès du gouverneur du Bengale pour que le Nantes-Bordeaux puisse enfin repartir pour Pondichéry, le 30 octobre. Départ définitif du chef-lieu des Etablissements le 6 novembre, escale à Karikal le lendemain, puis direction Guadeloupe ; il emporte 605 passagers, 229 embarqués à Calcutta, 228 à Pondichéry et 148 à Karikal, comptant ensemble pour 561 "adultes"80. Comme il s'agit d'un navire à vapeur devant relier directement l'Inde à la Guadeloupe, l'administration anglo-indienne a accepté qu'il passe par le canal de Suez et la Méditerranée81. Après une brève escale à Colombo, il se dirige tranquillement vers la mer Rouge quand, le 17
79. Au début des années 1880, ils dépassent rarement les 1.100 tx ; voir graphique n° 4, p. 80. Sur tout ce qui précède, voir ANOM, Gua 15/160, rapport du gouverneur des Etablissements, Mathivet au M. Col. sur la préparation et le départ du convoi, 13 novembre 1888 ; et Gua. 55/395, liasse "Réglementation de l'immigration", Charriol à M. Col., 3 décembre 1888. 81. Supra, chap. XII.
1266 novembre, à l'entrée du golfe d'Aden, se produit une rupture de son arbre de couche, qui interrompt immédiatement la propulsion ; désemparé, il commence à dériver vers la côte, jusqu'à ce que, après deux jours d'angoisse, il croise le paquebot Salazie, des Messageries Maritimes, qui le prend en remorque jusqu'à Aden, où il arrive le 21. Là il lui faut de nouveau attendre près d'un mois avant que la pièce arrive et qu'elle soit montée. Il repart le 19 décembre, et enfin, après deux escales à Port-Saïd et Gibraltar pour faire du charbon, arrive à Pointe-àPitre le 31 janvier 1889. Il semble que les passagers n'aient pas trop souffert de ce voyage chaotique : sur les 605 embarqués en Inde, cinq seulement sont morts (0,82 %), un a déserté à Colombo, deux ont disparu en mer, et on compte en outre deux enfants nés en cours de route et arrivés vivant, total = 599 débarqués ; par contre, beaucoup sont atteints de scorbut, et treize doivent être hospitalisés82. Reste enfin à régler le coût de ce voyage. L'année précédente, lorsqu'il avait voté le principe de l'introduction d'un nouveau convoi pour la campagne 1888-89, le Conseil Général avait décidé, sur proposition de Souques lui-même, que les frais d'introduction seraient supportés intégralement par les bénéficiaires de cette main-d'oeuvre83, c'est-à-dire, concrètement, par les usiniers, puisque, en raison de la crise sucrière mondiale en cours depuis 1884 et de la disparition des dernières habitations-sucreries encore en acticité dans l'île, seuls ceux-ci ont désormais les moyens d'y faire face. Pour s'assurer qu'ils prendront bien "livraison" des Indiens quand ils arriveront et paieront les sommes qui leur seront alors réclamées, le service de l'Immigration exige d'eux qu'ils fournissent des garanties84. C'est le Syndicat des Fabricants de Sucre qui prend l'affaire en mains ; après une brève négociation avec Souques, son président, la Banque de la Guadeloupe accepte de donner sa caution à l'opération jusqu'à 500 F par immigrant qui sera introduit par ce convoi, à charge pour elle de se rembourser ensuite, éventuellement, par retenues sur les futurs prêts sur récolte aux usines85. Puis, lorsque l'arrivée du Nantes-Bordeaux est annoncée comme imminente, l'administration publie un nouvel avis informant les futurs engagiste devant prendre part à la distribution du convoi qu'il leur faudra d'abord payer "tous les frais quelconque d'introduction" avant de partir avec "leurs" Indiens86. Mais ici, une douloureuse surprise attend les usiniers : l'addition est beaucoup plus "salée" que prévu. Initialement, en 1888, le contrat avec la Compagnie Nantaise de Navigation à Vapeur pour l'affrètement du Nantes-Bordeaux avait été conclu sur le pied de 250 F par équivalent-adulte au départ de Pondichéry ; sur cette base, compte tenu de diverses remises et dé-
82. ANOM, Gua. 15/160, p. v. de visite de la commission de l'immigration à l'arrivée du navire, 31 janvier 1889, et rapport d'ensemble du chef du service de l'Immigration, 20 février 1889. 83. CG Gpe, SO 1887, p. 697-706. 84. Avis publié par JO Gpe, 31 janvier 1888. 85. ADG, 13 J 15, séance n° 1503 du Conseil d'administration, 14 février 1888 ; et JO Gpe, 28 février 1888, avis du Syndicat des Fabricants de Sucre. 86. Ibid, 8 janvier 1889.
1267 ductions accordées par l'armateur, l'administration reçoit une première facture de 139.437 F. mais peu de temps après en arrive une seconde, de 59.927 F, montant des frais engagés par le navire pour son aller-retour Pondichéry-Calcutta afin d'aller chercher les 200 émigrants à embarquer dans ce dernier port87. Qui, de la Colonie ou des engagistes, doit la payer ? La question ne se pose pas bien longtemps ; tenus par leurs engagements antérieurs, ceux-ci n'ont guère la possibilité de contester cette dette. Finalement, après d'intenses échanges de correspondance entre l'administration, le syndicat et l'amateur, les parties parviennent à une transaction fixant le montant des frais supplémentaires à 27.056 F, somme répartie entre les usines bénéficiaires au prorata du nombre d'immigrants reçus par chacune d'elles88. Les règlements effectués au Trésor colonial au cours des semaines suivantes mettent un point final à cette affaire et, au-delà, au cycle des introductions d'immigrants indiens en Guadeloupe.
2. LES SUITES DE L'INTERDICTION ET L'OBLITERAION INSTITUTIONNELLE DE L'IMMIGRATION 2.1. Les vaines tentatives françaises pour faire fléchir la Grande-Bretagne (1883-1900) a) Le dialogue de sourds (1883-1890) La première réaction des autorités françaises face aux interdictions successives édictées par les Britanniques est de réclamer la levée de ces décisions. Les demandes en ce sens se multiplient pendant toute la décennie 1880, concernant d'abord la Réunion et la Guyane89, auxquelles viennent s'ajouter, à partir de 1889, les Antilles ou la Guadeloupe seule90. Sauf exception91, toutes ces demandes ne contiennent rien de nouveau, n'apportent rien au débat, n'avancent aucune proposition susceptible d'inciter la Grande-Bretagne à réexaminer sa posi87. Se décomposant en 17.200 F pour la navigation et le transport entre les deux ports, 10.495 F pour les travaux d'aménagement internes du navire exigés par l'administration britannique de Calcutta, en application du nouveau règlement sur l'émigration, et 32.321 F de surestaries pour l'attente excessive dans ce port. Moins 89 F de remise. 88. Sur tout ceci, ANOM, Gua. 15/160, fin de la liasse, ensemble de pièces comptables et de correspondances comprises entre février 1889 et janvier 1890. 89. IOR, P 2058, p. 1389, ambassade de France à Londres à FO, juillet 1883 (Réunion) ; PRO, FO 27/2704, la même au même, 2 avril 1884 (Réunion) et 6 octobre 1884 (Guyane) ; FO 27/2841, gouverneur Réunion à consul, 20 juillet 1886 ; FO 27/2893, ambassade de France Londres à FO, 4 août 1887 (Guyane) ; IOR, P 3213, p. 65-97, diverses démarches du second semestre 1887 (Guyane et Réunion). 90. PRO, FO 27/2991, ambassade de France à Londres à FO, 13 février (Guadeloupe) et 16 août 1889 (Antilles, Réunion) ; FO 27/3035, la même au même, 5 mai 1890 (Guadeloupe, Réunion) ; FO 27/3075, la même au même, 18 décembre 1891 (Antilles, Réunion). 91. PRO, FO 27/2841, gouverneur Réunion à consul Saint-John, 20 juillet 1886: il appuie sa demande par un vote du Conseil Général acceptant que le consul britannique puisse désormais visiter librement les habitations; mais en pratique, l'application de cette mesure, soumise à approbation ministérielle, sera bloquée par le gouvernement.
1268 tion ; on se contente, côté français, d' "enfoncer le clou", de reprendre toujours les mêmes arguments, de feindre l'étonnement et l'incompréhension92, de répéter que les Indiens sont très bien traités93, alors que, de toute évidence, ils ne le sont pas et que les abus de toutes sortes se poursuivent à la Réunion94. Dans ces conditions, la réponse britannique ne peut, évidemment, qu'être négative. On sent d'ailleurs monter, tant à Londres qu'à Calcutta, une exaspération croissante face à l'attitude française, et qui se traduit par un durcissement progressif des raisons qui militent en faveur d'un refus. Au début, les Britanniques prennent encore la peine d'expliquer à leurs interlocuteurs que, s'ils veulent voir reprendre l'émigration, il leur suffit de répondre positivement aux conditions posées par le gouvernement de l'Inde95. Mais à partir de la fin de la décennie 1880, le ton des réponses britanniques change ; il n'est plus question désormais de conditions à remplir pour que l'émigration reprenne, mais d'un refus absolu et définitif : "Under no conditions should emigration from India to Réunion be allowed to be resumed. The repeated abuses … render it imperative that we should not allow any more of our Indian subjects to proceed to a colony where they are treated with harshness and injustice"96. Et quand la France demande officiellement au gouvernement de Londres d'intervenir auprès de celui de l'Inde pour le contraindre à revenir sur ses décisions, il lui est répondu, en des termes qui sont à la limite de la courtoisie diplomatique, "que le gouvernement de l'Inde est fort jaloux du sort de ses administrés et a montré parfois de la rigueur même vis-à-vis des colonies anglaises"97. On est en plein dialogue de sourds et la situation est complétement bloquée.
92. PRO, FO 27/2991, ambassade brit. Paris à FO, 20 mars 1889, compte rendu d'un entretien au MAE sur la situation des Indiens dans les colonies françaises : son interlocuteur s'est montré très surpris des accusations britanniques, qui, selon lui, ne sont pas appuyées sur des faits précis ; aucune plainte n'est parvenue au gouvernement français par l'intermédiaire de sa propre administration ; le gouvernement britannique a sûrement été mal informé et ses plaintes sont très exagérées ; il prie l'ambassadeur de bien vouloir lui fournir des faits précis, et termine l'entretien en réitérant la demande française de reprise de l'émigration. 93. Voir par exemple ANOM, Gua. 56/397, dossier I. 20, gouverneur Le Boucher à M. Col., 23 mai 1889, longue lettre, destinée à être transmise aux Affaires Etrangères puis à Londres, "montrant" à quel point les Indiens sont heureux en Guadeloupe ; répercutée sous forme de note à l'ambassade de Grande-Bretagne en France, dans IOR, P 3675, p. 904. 94. IOR, P 2058, p. 1357-1359, consul Annesley à IO, 23 avril 1883; P 2278, p. 447-449, novembre 1883 ; P 3675, p. 879-953, gros dossiers sur tout un ensemble d'affaires, 1888 et 1889 ; PRO, FO 27/3035, consul Bell à FO, 27 février 1890, "Mémorandum on present condition of coolie immigration at Réunion". 95. PRO, FO 27/2768, FO à ambassade de France Londres, 23 septembre 1885 ; FO 27/2841, IO à FO, 3 mars 1886; FO 27/2943, le même au même, 5 octobre 1888. 96. Conclusion d'un long mémorandum du consul Saint-John au gouvernement de l'Inde sur la situation des Indiens à la Réunion, énumérant 15 pages d'abus, juillet 1889; joint à PRO, FO 27/3035, IO à FO, 24 avril 1890. Même tonalité dans FO 27/2943, ambassade brit. Paris à MAE, 31 octobre 1888, annonçant officiellement la suspension de l'émigration vers la Guadeloupe, et dans FO 27/3112, IO à FO, 21 octobre 1892, transmettant un nouveau refus du gouvernement de l'Inde, en raison du "very instaisfactory state of things as regards the coolies now in Réunion". 97. ANOM, Gua. 56/397, dossier I. 17, MAE à M. Col, octobre 1889, transmettant la réponse de Londres à une précédente demande française.
1269 b) Reprise et échec des discussions (1891-1900) En 1891, il apparaît qu'il n'est plus possible de continuer dans cette voie et que la France doit prendre des initiatives si elle veut avoir une chance de faire bouger les Britanniques. L'opportunité se présente au cours du second trimestre de cette même année. On apprend alors à Calcutta que le Dr D.W.D. Comins, protecteur des émigrants de ce port, va être envoyé par le gouvernement de l'Inde dans les colonies américaines de la Grande-Bretagne recevant des Indiens pour une mission spéciale d'inspection de leur situation, afin de vérifier notamment l'adéquation de celle-ci aux règles très strictes appliquées depuis 1883 à l'émigration depuis le Bengale et dont les destinataires se plaignent qu'elles entravent très fortement les recrutements. Saisissant alors "l'occasion se présentant de mettre à néant les griefs du gouvernement anglais contre les colonies françaises", Pierre Charriol, l'agent français d'émigration à Calcutta, propose alors une extension de la mission Comins à la Guadeloupe et à la Martinique, ce qui est immédiatement accepté par toutes les parties98. Encouragé par la tournure favorable des évènements, le gouvernement français décide alors de sonder son homologue britannique pour savoir si et à quelles conditions il serait éventuellement disposé à reprendre le dialogue sur le problème de l'émigration indienne en général. A la grande surprise de Paris, Londres répond très rapidement de façon positive, claire et détaillée. Les Britanniques posent sept conditions à leur acceptation d'une éventuelle levée de leur interdiction des recrutements pour les colonies françaises : 1) Aucun nouveau rengagement ne pourra être signé avant l'expiration du contrat précédent et devra être soumis au visa préalable du consul de la reine dans l'île ; 2) Toutes les dépenses du service de l'Immigration dans le budget colonial devront être des dépenses obligatoires, afin d'échapper aux "influences" locales sur le Conseil Général ; 3) Le protecteur des immigrants, chef du service, devra être un métropolitain n'ayant aucune attache locale dans la colonie ; 4) Le texte des contrats d'engagement devra être modifié, de façon à ce que les droits des immigrants y soient plus clairement précisés ; 5) Les Indiens de la Réunion ne feront plus l'objet de taxes spécifiques et seront imposés comme tous les autres habitants de l'île ; 6) Le mode de rapatriement des immigrants sera très sérieusement amélioré ; et 7) Le consul britannique aura le droit de visite et inspecter librement toutes les habitations de sa colonie de résidence. Indiscutablement, le Royaume-Uni a placé la barre très haut, puisque, à ses anciennes exigences des années 1880 (nos 1, 2, 3, 7), il en a ajouté trois autres (nos 4, 5, 6) qui ne sont pas à 98. Sur tout ce qui précède, voir tout un ensemble de correspondance franco-britannique et interne britannique entre Londres et Calcutta, dans PRO, FO 27/3075, avril et mai 1891, passim ; accord final du gouvernement français dans MAE à ambassade brit. Paris, 23 mai 1891. Un résumé de l'ensemble du dossier dans JO Gpe, 23 octobre 1891, publication de deux lettres relatives à la venue du Dr Comins dans l'île, respectivement du consul de France à Calcutta au MAE, 27 juillet 1891, et M. Col. à gouverneur Nouët, 30 septembre 1891.
1270 proprement parler nouvelles99 mais n'avaient jamais été présentées jusqu'alors comme des conditions. Est-ce pour renvoyer sur la France la responsabilité d'un éventuel échec ? Rien ne permet de l'affirmer, mais, si tel est le cas, les Anglais doivent être bien étonnés de la réponse française : Paris est manifestement disposé à toute les concessions pour obtenir la reprise de l'immigration indienne dans ses colonies. Ou plus exactement, toutes sauf une, celle relative au dernier point du mémorandum britannique : pas question d'accorder un droit de visite aux consuls ; "ce serait porter atteinte aux principes généraux de la législation française en donnant … à un fonctionnaire étranger un pouvoir (= effectuer des visites domiciliaires) que la loi ne concède, dans certains cas déterminés et avec des garanties spéciales, qu'aux agents de l'autorité administrative et à l'autorités judiciaire ou à ses délégués". Néanmoins, pour faire preuve de bonne volonté, le gouvernement français se déclare prêt, toutes les fois qu'un engagiste aura porté une plainte contre un engagé, à autoriser le consul à assister le protecteur (local) des immigrants, mais sans toutefois pouvoir entraver son action, et à intervenir pour défendre l'Indien mis en cause ; par contre, il ne propose rien en cas de plainte d'un engagé contre son employeur100. Malgré le caractère spécialement insatisfaisant de ce dernier point du mémorandum français, Londres ne ferme pas immédiatement la porte. Le dossier est renvoyé au gouvernement de l'Inde pour examen une fois reçu le rapport du Dr Comins101. C'est au cours du premier semestre 1893 que celui-ci effectue sa grande tournée dans la Caraïbe. Aux quatre colonies britanniques initialement prévues, Guyana, Trinidad, Jamaïque et Sainte-Lucie, viennent s'ajouter la Guadeloupe, ainsi que le Surinam, inclus en dernière minute dans le programme, avec une brève extension en Guyane française ; par contre, il ne semble pas avoir visité la Martinique, qui, il est vrai, ne demandait pas la reprise de l'immigration. Ses rapports constituent une source de première importance sur la situation des Indiens dans la Caraïbe au début de la décennie 1890102. Nous avons déjà souvent eu l'occasion d'utiliser son contenu103, et il ne paraît pas nécessaire d'y revenir ici. Rappelons simplement qu'il est extrêmement critique à l'encontre des planteurs et de l'administration de la Guadeloupe, et c'est donc très logiquement qu'il se dé99. Il en avait déjà été question de temps à autre dans la correspondance diplomatique avec la France. 100. Sur tout ce qui précède, IOR, P 4128, p. 274-277, MAE à ambassade brit. Pairs, 23 décembre 1891. 101. Ibid, p. 279. 102. Note on Emigration from the East Indies to Surinam, 1892, 60 p. ; … to the French West India colonies, 1892, 20 + IV p. (ne concerne en fait que la Guadeloupe) ; … to Jamaïca, 1893, 49 p. ; … to SaintLucia, 1893, 40 p. ; Note on Emigration from India to British Guiana, 1893, 200 p. ; … to Trinidad, 1893, 177 p. Tous ces rapports ont été publiés à Calcutta par le Bengal Emigration Department, et sont conserves parmi les imprimés de l'India Office Record. 103. En particulier dans les chapitres XV et XVIII.
1271 clare hostile à la reprise de l'émigration indienne vers les Antilles françaises ; si la France déclare vraiment l'obtenir, ajoute-t-il en guise de conclusion, elle doit d'abord introduire de grands changements dans sa réglementation de l'immigration coloniale et à aligner celle-ci sur le modèle suivi par la Grande-Bretagne dans ses propres colonies, comme acceptent de le faire les Pays-Bas pour Surinam104. Or, c'est précisément ce qu'elle refuse absolument de faire, et le Dr Comins ne l'ignore pas. Dans ces conditions, l'échec est inévitable. Après diverses conclusions en interne en 1892 et au début de 1893105, les Britanniques marquent un refus net et sans appel, "in the interest of HM Indian subjects"106. C'est peu dire que l'administration et les planteurs de la Guadeloupe tombent de haut, mais, une fois exhalée leur déception107, ils n'insistent pas ; au-delà de 1895, nul ne réclame plus la reprise de l'immigration indienne dans l'île. Terminé pour les Antilles, le débat à ce sujet se poursuit néanmoins pendant encore quelques années à propos de la Réunion. En 1893, pour s'éclairer sur la question, le gouvernement de l'Inde envoie dans l'île un de ses hauts-fonctionnaires, J.W.P. Muir-Mackenzie, pour y enquêter sur la situation des immigrants. A lire le long rapport qu'il publie à son retour108, on a le sentiment très net que cette situation ne s'est pas améliorée depuis l'époque de la commission mixte de 1877109. Ce sont toujours les mêmes abus qui y sont dénoncés, et pratiquement avec le même degré de gravité ; et naturellement, le long catalogue de mesures proposées pour y mettre fin est pratiquement le même que seize ans plus tôt. En conclusion, Muir-Mackenzie ne se prononce pas formellement, mais il est manifestement très hostile à une reprise de l'émigration vers la Réunion ; il ne croit pas les autorités locales capables d'assurer une protection adéquate aux Indiens, ni d'introduire les réformes nécessaires et de les faire appliquer. Ce rapport suscite tout d'abord des réactions très défavorables à la demande française à Londres, mais pourtant, après d'intenses consultations intra-britanniques et correspondances avec Paris, la Grande-Bretagne accepte tout de même d'ouvrir les discussions sur l'ensemble des problèmes de l'immigration à la Réunion, y compris celui de la reprise des introduc-
104. Rapport Comins, p. 17-20. 105. PRO, FO 27/3167, passim. 106. Ibid, IO à FO pour transmission au gouvernement français, 28 mars 1893 ; et lettre du M. Col. au gouverneur Nouët, 26 mai 1893, publiée dans JO Gpe, 27 juin 1893. 107. ANOM, Gua. 56/398, liasse "Affaires gles et diverses", directeur de l'Intérieur à gouverneur, 25 juin 1894, réponse de son administration au rapport Comins : ses accusations sont inexactes, injustes et insultantes ; Gua. 56/401, gouverneur Morrachini à M. Col., 20 juillet 1896 : le major Comins est venu aux Antilles "avec le parti pris de discréditer les colonies françaises", il n'a pas examiné les faits "avec impartialité", "il s'est plu à surcharger son rapport de toutes les exagérations … que propagent … quelques déclassés, ennemis avérés de la prospérité coloniale". 108. Rapport Muir-Mackenzie, passim. 109. Voir supra.
1272 tions110. En fait, il semble bien que ce soient les conséquences de l'application de la loi de 1889 sur la nationalité française, et notamment l'appel au service militaire de tous les fils d'Indiens nés dans l'île111, qui aient déterminé le revirement britannique ; sans négociation sur une éventuelle levée de l'interdiction de l'émigration, impossible d'obtenir des Français qu'ils modifient cette loi. Après trois années de flottement, au cours desquelles chacun des deux pays attend que l'autre fasse le premier pas, un petit geste de bonne volonté de la France débloque la situation, et la négociation s'ouvre enfin à Paris à la fin du mois d'octobre 1897112. Elle avance vite, parce que, dès le début, les français font le maximum de concessions113 ; à Noel, tout est terminé et le texte signé114. Composé de 41 articles, il reprend, pour l'essentiel, les dispositions de la convention de 1861 et des décrets des 30 mars 1881 et 27 août 1887, relatifs spécialement aux Indiens de la Réunion, mais en renforçant considérablement leur protection. En fait, il donne satisfaction à pratiquement toutes les demandes britanniques, sauf une : les pouvoirs du consul, qui, bien qu'assez sensiblement accrus, ne vont pas jusqu'au libre droit de visite sur les habitations. Mais, à cette réserve près, ce texte constitue indiscutablement un progrès important, susceptible, si correctement appliqué, de faire enfin cesser le scandale. Et pourtant, cette convention n'entrera jamais en vigueur. A peine est-elle signée, en effet, que les Britanniques émettent de nouvelles exigences : elle ne sera pas ratifiée tant que : 1) Le problème de la nationalité et du service militaire des fils d'immigrants n'aura pas été réglé d'une façon jugée satisfaisante par le gouvernement de l'Inde ; 2) Des dispositions strictes n'auront pas été prises pour assurer le rapatriement des Indiens engagés en Guadeloupe et Martinique ; et 3) L'administration de la Réunion ne prendra pas des mesures draconiennes pour faire cesser les multiples abus dont sont victimes les Indiens de l'île115. En fait, on a l'impression très nette, à la lecture de la correspondance interne britannique, que ni Londres ni Calcutta n'ont jamais eu la moindre intention de ratifier la convention de 1897 ; la négociation et la signature de ce texte semblent avoir constitué un moyen de pression sur la France pour obtenir satisfaction sur les deux premiers points de leurs ultimes revendications, ce qui finit par se produire effectivement, nous le savons116. Quant à obtenir des autorités coloniales de la Réunion une meilleure protection pour les Indiens de l'île, il est probable que les Britannique 110. PRO, FO 27/3444, 1er semestre 1894, passim. 111. Voir supra, chap. XIX. 112. PRO, FO 27/3446, Muir-Mackenzie, désigné négociateur britannique, à FO, 23 octobre 1897, compte rendu de la première séance de discussions. 113. Ibid, id° ; et FO 27/3447, c. r. de l'avancement de la négociation par l'ambassade brit. Paris au FO, novembre et décembre 1897. 114. Ibid, la même au même, 24 décembre 1897 : la convention vient d'être signée ce jour ; le texte est joint à la lettre. 115. Ibid, IO à FO, 9 mars 1898, et ambassade brit. Paris à FO, 28 octobre 1898. 116. Voir supra, chap. XVIII, sur les rapatriements des Indiens des Antilles, et chap. XIX sur le problème du service militaire de ceux de la Réunion.
1273 n'y ont jamais cru ; malgré les engagements pris par la France dans la convention et le chantage à la ratification qui s'exerce sur elle, les exactions de toutes natures se poursuivent imperturbablement sans que rien soit fait sur place pour y mettre un terme117. Finalement, la convention de la Réunion de 1897 ne sera jamais ratifiée par le RoyaumeUni ; nous n'avons trouvé aucune trace de l'évènement dans la correspondance du Foreign Office relative à la "Coolie emigration to French Colonies" jusqu'à la clôture de la série, en 1905. Mais d'un autre côté, il ne semble pas non plus que la France se soit beaucoup agitée pour obtenir cette ratification, ni, plus largement, la reprise de l'immigration indienne dans ses colonies sucrières en général. C'est, en effet, que depuis le moment de l'interdiction, dans les années 1880, la conjoncture a profondément changé. La crise sucrière mondiale, que l'on pouvait croire alors passagère, s'est installée dans la durée. La seconde phase d'effondrement du prix du sucre, en 1894-95, a produit des effets dévastateurs sur les producteurs coloniaux : en Guadeloupe, les principales usines, menacées de faillite, ne survient plus qu'à coups d'expédients de toutes sortes et grâce au soutien sans faille de la Banque locale, qui met sa propre existence en péril pour leur venir en aide118 ; à la Réunion, c'est l'ensemble de l'industrie sucrière, encore très insuffisamment modernisée, qui est au bord de l'abîme119. Dans ces conditions, il n'y a plus guère besoin de nouveaux immigrants que, de toutes façons, les engagistes n'auraient pas les moyens de recruter, les "ressources humaines" locales sont désormais largement suffisantes pour procurer à moindre coût aux planteurs toute la main-d'œuvre dont ils ont besoin, quand ils en ont besoin et avec le maximum de "flexibilité" ; avec la montée du chômage dans le pays sucrier120, la baisse des salaires nominaux qui l'accompagne121 et l'érosion du pouvoir d'achat consécutive à la crise de change, à partir de 1897122, une atroce misère frappe les campagnes123, qui conduit les populations rurales à accepter n'importe quelle situa117. Voir notamment PRO, FO 27/3447, passim, correspondance du consul Bennet avec le Foreign Office pendant toute l'année 1898 ; et FO 27/3522, consultations entre IO et FO et internes FO sur le sujet, novembre 1899 à janvier 1900. 118. Ch. SCHNAKENBOURG, Fluctuations, p. 24-66. 119. S. FUMA, Ile à sucre, p. 347-394. 120. Entre le maximum et le minimum encadrant la crise sucrière, le nombre total de travailleurs agricoles de la Guadeloupe passe de 87.383 en 1882 à 68.167 vingt ans plus tard, soit un recul de 22 %; mais dans la canne, les pertes d'emplois sont beaucoup plus importantes, de 53.342 à 28.796 entre 1882 et 1902, soit une baisse de 46 %. Statistiques agricoles publiées dans Annuaire de le Gpe, années citées. 121. Ils tombent de 2 à 2,50 F par jour au début des années 1880 à 1 à 1,25 F entre 1897 et 1900 ; Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 183. 122. L'effondrement de 30 % de la contre-valeur du F guadeloupéen en F métropolitain, en 1897, entraîne une formidable envolée des prix des biens importés, puis de ceux des productions locales par contagion inflationniste ; les denrées alimentaires de large consommation populaire, comme la morue, sont particulièrement touchées. Sur le déroulement de cette crise et ses conséquences sur le pouvoir d'achat des masses rurales, Ch. SCHNAKENBOURG, Crise de change, 1ère partie, p. 48-66 et 79-83. 123. En 1898, le député Gerville-Réache, rencontrant des ouvriers agricoles de la Grande-Terre, leur demande "comment ils faisaient pour vivre par suite de l'abaissement du salaire et l'élévation du coût de la vie" ; il s'entend alors répondre : "Nous avons dû supprimer un repas par jour pour vivre" ; cité par J. ADELAIDE-MERLANDE, Mouvement ouvrier, p. 100-101. Quatre ans plus tard, deux ouvriers agricoles du centre de Courcelles, interrogés par le conseiller Salinière, estiment le minimum de leurs
1274 tion pour survivre124. Politiquement, enfin, le rétablissement d'une immigration réglementée, officielle, par l'administration, ne peut plus être sérieusement envisagée tant la mesure serait impopulaire125 et susceptible de provoquer des troubles graves, comme le montrent les incidents répétés entre "cultivateurs" créoles et immigrants de diverses origines, s'affrontant à la fin du siècle dans des heurts sanglants126. Finalement, que ce soit à la Réunion ou en Guadeloupe, l'immigration indienne est morte parce qu'elle ne correspondait plus aux conditions nouvelles de mobilisation de la main-d'œuvre nécessaire à la production sucrière.
2.2. La recherche de solutions de remplacement Entre le moment où l'émigration indienne est interdite vers les colonies françaises et celui où ils réalisent enfin qu'elle ne sera pas reprise, les planteurs essaient de trouver d'autres sources extérieures de main-d'œuvre ; mais aucune ne se révèle praticable et/ou satisfaisante.
a) L'impossible émigration indienne clandestine Avant même qu'elles décident de suspendre l'émigration vers la Réunion, les autorités anglo-indiennes craignaient que, comme avant 1861, Pondichéry et Karikal servent de bases arrières à des recrutements clandestins dans les territoires britanniques voisins, et elles se déclaraient bien décidées à tout faire pour empêcher que cela se produise127. Et de fait, il semble bien qu'elles soient parvenues à convaincre l'administration des Etablissements français de leur détermination à ce sujet128. On ne trouve trace dans les archives que d'un très petit nombre d'affaires d'émigration clandestine vers la Réunion dans les années 1880129 ; rien, évidemdépenses alimentaires quotidiennes l'un à 1,40, l'autre à 1,70 F. Le salaire de 1 F par jour "ne permet même pas d'avoir une alimentation convenable", et ils ne parviennent à survire que par la pratique généralisée de l'entraide familiale ; Rapport Salinière, p. 36. 124. Ainsi sur un groupe de seize habitations de Darboussier : on ne trouvait que 21 Créoles "casés" en 1884-87, soit 3,8 % du total de la main-d'œuvre fixée alors sur le domaine ; ils sont au nombre de 515 = 85,8 % en 1900 ; Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 85. 125. ANOM, Gua. 203/1229, gouverneur Pardon à M. Col., 30 avril 1895 ; PRO, FO 27/3447, ambassade brit. Paris à FO, 17 février et 25 avril 1898, faisant spécifiquement référence à la Réunion. 126. Voir infra. 127. IOR, P 1862, p. 949-959, gouvernement de l'Inde à IO, 25 avril 1882. 128. IOR, P 2057, p. 77, avis publié dans le Moniteur Officiel des Etablissements français de l'Inde en juin 1882 : les Indiens désirant s'embarquer comme passagers libres à Pondichéry devront être porteurs d'une autorisation ad hoc délivrée par le consulat britannique ; sinon, ils seront considérés comme des émigrants illégaux. ANOM, Gua. 56/402, gouverneur Pondy à M. Col., 22 octobre 1889 : on s'efforce de donner satisfaction aux autorités britanniques, qui ont clairement prévenu qu'elles ne toléreraient pas les recrutements clandestins à l'intérieur de la Présidence de Madras. 129. IOR, L/ P&J 3/203, p. 17, gouvernement de l'Inde à IO, 16 janvier 1883 ; PRO, FO 27/2657, consul brit. Réunion à gouverneur, 27 septembre et 23 octobre 1883, et réponse gubernatoriale, 25 octobre 1883 ; IOR, P 3675, p. 889-891, ensemble de correspondances internes anglo-indiennes, 1er semestre 1889.
1275 ment, à destination ses Antilles. Après l'interdiction de l'émigration vers la Guadeloupe, l'administration de l'île sonde son homologue de Pondichéry pour s'avoir s'il serait possible de recruter des émigrants parmi les seuls sujets français des comptoirs, mais elle est immédiatement détrompée. Inutile même d'y songer, lui est-il répondu : ces territoires sont trop peu étendus et trop peu peuplés130 pour constituer une source pérenne de main-d'œuvre à destination des colonies sucrières ; une tentative effectuée en 1885 à destination de la Réunion s'est d'ailleurs soldée par un échec et n'a pas été renouvelée par la suite131.
b) A nouveau la tentation africaine A peine les introductions d'Indiens ont-elles cessé que les planteurs, retrouvant leurs vieux réflexes, se tournent de nouveau vers l'Afrique en vue d'y recruter des travailleurs. Au vrai, ce genre de trafic n'avait jamais complétement cessé dans l'Océan Indien, où successivement, les Comores puis le Mozambique fournissaient depuis les années 1860 des engagés soidisant libres aux colons français installés à Nossi-Bé, au nord de Madagascar, et à Mayotte132. Leurs confrères de la Réunion auraient bien voulu pouvoir bénéficier eux aussi de ce courant de main-d'œuvre, mais il ne pouvait évidemment en être question tant que durait l'immigration indienne133 La suspension de celle-ci ouvre de nouvelles perspectives. Dès 1882, des contacts sont pris avec les autorités portugaises, afin de parvenir à une convention d'émigration depuis le Mozambique vers la Réunion134 ; après diverses péripéties, elle est conclue en 1887. Ses résultats seront d'ailleurs très décevants pour les planteurs de l'île ; très sollicité de toutes parts pour fournir des travailleurs aux diverses autre colonies européennes en cours de création dans la région, les Belges au Congo, les Allemands au Tanganyika, les Anglais au Natal, ainsi que par les mines d'or du Transvaal, le Mozambique n'expédie finalement que quelques centaines d'engagés à la Réunion, et les recrutements pour celle-ci cessent au début des années 1890135.
130. Rappelons que le comptoir de Pondichéry s'étend sur 279 km2 et celui de Karikal sur 162 ; en 1889, ils ne comptent que 151.000 et 91.000 hab. respectivement ; chiffres publiés par J. WEBER, Ets français, t. V, p. 2717. 131. ANOM, Gua. 56/402, gouverneur Pondy à M. Col., 22 octobre 1889. La tentative en question se traduit par l'introduction de 34 immigrants en tout et pour tout dans l'île ; S. GOVINDIN, Engagés Réunion, p. 143. 132. F. RENAULT, Libération d'esclaves, p. 125-138. 133. Ibid, p. 138-143. 134. IOR, P 2057, p. 57, consul brit. Mozambique à FO, 14 août 1882; le sénateur MilhetFontarabie vient de rendre dans ce but une visite au gouverneur de la colonie portugaise. A ce moment, il est vrai, l'interdiction britannique de l'émigration indienne vers la Réunion n'est pas encore définitivement prise (elle le sera en novembre), mais la mesure ne fait plus aucun doute, désormais. 135. F. RENAULT, Libération d'esclaves, p. 143-146.
1276 Toute cette affaire est suivie avec la plus grande attention en Guadeloupe, où la presse de l'Usine lance, en 1883 et 1884, une campagne de soutien à la revendication réunionnaise, présentant l'immigration africaine comme une "œuvre civilisatrice dans toute sa pureté" (!?) et comme le seul moyen de tirer le continent noir de sa barbarie136. Est-ce parce que Souques et les autres employeurs guadeloupéens d'immigrant pressentent plus ou moins que, après la Réunion, leur tour pourrait bien venir d'être eux aussi privés de main-d'œuvre indienne, et que, dans ces conditions, il vaut mieux commencer à se positionner en vue d'une éventuel retour à l'Afrique ? En tout cas, lorsqu'intervient, en 1888, la décision britannique d'"interdire l'émigration indienne vers les Antilles, leur réaction est immédiate : réclamer l'extension à la Guadeloupe de la convention conclue l'année précédente entre la France et le Portugal pour l'introduction de travailleurs mozambicains à la Réunion137 ; formulée initialement par le Syndicat des Fabricants de Sucre, la proposition est reprise immédiatement par le Conseil Général, alors contrôlé par le "parti usinier", qui l'adopte à une large majorité après un bref débat138. Mais le gouvernement portugais refuse139 ; sur l'insistance de Souques140, une nouvelle démarche est faite à Lisbonne, mais le Portugal confirme sa position première141, et l'affaire n'est pas poursuive. Pourtant, Souques ne se décourage pas. Puisque la voie des recrutements est fermée au Mozambique, il demande que l'émigration soit organisée à partir des possessions françaises sur la côte d'Afrique. Appuyée par tous les soutiens dont le lobby sucrier peut disposer en Guadeloupe142, cette proposition déclenche de vives protestations dans le camp républicain, qui dénonce comme "une horreur" ce retour à des mœurs que l'on pouvait croire définitivement révolues143. Mais ce sont alors les autorités coloniales françaises en Afrique qui refusent, en raison des difficultés que ces recrutements pourraient entraîner pour elles144, et le ministre des Colonies décide de ne pas donner suite. Mais on peut dire que, dans cette affaire,
136. Courrier, 27 février, 6 et 23 octobre 1883, 29 avril 1884. 137. Ibid, 11 et 18 décembre 1888. 138. CG Gpe, SO 1888, p. 197-198 et 426-429. 139. ANOM, Gua. 66/491, chemise "Projet de recrutement en territoire portugais", MAE à M. Col., 28 mai 1889. 140. Ibid, deux lettres au M. Col. des 29 mai et 15 juin 1890. 141. Ibid, MAE à M. Col., 5 août 1890. 142. CG Gpe, SO 1889, p. 519-520 et 545-546 ; JO Gpe, 25 février et 8 avril 1890, approbation des trois Chambres d'agriculture de la colonie (PAP, BT, MG). 143. CG Gpe, SO 1889, p. 520-522, intervention Isaac ; La Vérité, 9 janvier, 1er mai et 26 juin 1890. 144. ANOM, Gua. 66/491, chemise "Projet de recrutement en territoire français", résident de France dans le Golfe du Bénin à M. Col., 2 février 1891 : "Ces travailleurs ne pourraient être recrutés que grâce à la violence exercée par les autorités locales et en rachetant … des esclaves amenés de l'intérieur à la suite des razzias faites par Béhanzin (= le roi de Dahomey que la France se prépare à attaquer). Cette façon d'opérer ne peut être conciliée avec les principes libéraux que professe la France". Ibid, gouverneur du Congo français, 18 février 1891 : la population n'est pas assez nombreuse, et "les indigènes … ne se déplacent guère pour aller servir en dehors de leur localité. Les commerçants qui ont besoin de travailleurs sont forcés de les faire recruter sur la Côte de Guinée".
1277 Souques et l'ensemble du milieu des planteurs ont vraiment poussée l'obstination jusqu'au bout de la déraison.
c) L'exploitation de la misère des Antilles britanniques En cette fin du XIXe siècle, la situation économique et sociale des Petites Antilles britanniques est catastrophique. Elles sont frappées plus durement encore que leurs voisines françaises par la grande crise sucrière mondiale145, leur production s'effondre146, et, dans plusieurs d'entre elles, la fabrication du sucre cesse totalement, faute pour les planteurs d'avoir pu moderniser leurs habitations-sucreries147. La population est ravagée par le chômage et la misère148, qui l'obligent à accepter des conditions de vie, de survie plutôt, pourtant absolument insupportables149 ou à émigrer en masse à la recherche d'un emploi, même précaire et souspayé150. Les usiniers de la Guadeloupe sont bien décidés à profiter de cette misère pour recruter dans les îles anglaises voisines des travailleurs encore plus mal payés et encore plus "souples"
145. De 1881, à la veille du déclenchement de la crise, à 1902, au plus bas de celle-ci, le prix du sucre diminue de 67 % à Antigue et 66 % à Saint-Kitts ; Parl. Papers, 1906, vol. LXXVI, p. 14-15. En Guadeloupe, la baisse, mesurée à travers la moyenne des réalisations de Darboussier, n'est "que" de 48 % pendant le même temps ; Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 264-265. La différence s'explique par le fait que, à la différence de la France, qui multiplie les aides publiques en faveur de ses producteurs de sucre métropolitains et coloniaux, la Grande-Bretagne pratique le libéralisme intégral et les laisse survivre ou mourir seuls sans aucune intervention de l'Etat. 146. Le total des exportations de sucre des Petites Antilles, Trinidad & Tobago exclues, tombe de 2.011.000 cwt (102.000 tonnes métriques) en 1882 à un minimum de 65.500 (3.300 tonnes) en 1900 ; Statistical abstract of the British Empire, années citées. 147. Grenade, Saint-Vincent, Dominique, Montserrat. 148. "Consequences of a failure of the sugar industry … The immediate result would be a great want of employment for the labouring classes, and the rate of wages, which have already fallen, would in all probability be still further reduced … The general standard of living would be reduced to a lamentable extent in every colony which is largely dependent on sugar" ; Parl. Papers, 1898, vol. I, rapport de la W. I. Royal Commission, p. 7. 149. A Barbade, Antigue et Saint-Kitts, trois îles très densément peuplées et dans lesquelles il n'existe pas un seul pouce de terrain disponible, la situation des travailleurs agricoles est si mauvaise que les planteurs ont pu, au lendemain de l'Emancipation, leur imposer le paiement d'une redevance pour l'usage de la case et du jardin ; W. E. RIVIERE, "Labour shortage in the British West Indies after Emancipation", Journal of Caribbean History, n° 4, 1972, p. 5-15. A Barbade, "the density of the population (is) no doubt the reason why there are not … the complaints of the supply or of the efficiency of labour which are so frequent elsewhere", et les travailleurs doivent encaisser sans broncher des baisses massives de salaires ; à Antigue, les salaires ont été diminués de 20%, et "the evidence given as to the condition of the people went to show that poverty is increasing and houses falling into disrepair, and that, generally, a state of depression exists, which cannot but cause suffering and discontent"; à Saint-Kitts, "reduction of wages and want of employment have already caused … serious riots … in 1896"; Parl. Papers, 1898, vol. L, rapport, p. 29, 55, 57. 150. Les Barbadiens émigrent vers toutes les colonies voisines, spécialement en Guyana, Trinidad et Dominique ; les habitants de Sainte-Lucie partent pour Colon et la Guyane française, ceux de la Dominique pour ce même territoire et le Venezuela ; ibid, p. 31-32, 45, 50.
1278 que tous ceux qu'ils pourraient trouver sur place. C'est F. Lacaze-Pounçou, le fondateur de Marquisat, qui s'engage le premier dans cette voie, en 1884, en faisant venir des "cultivateurs" de Barbade, Dominique et Antigue pour travailler sur ses habitations, puis d'autres, dont Souques l'imitent ultérieurement. Ce sont des migrations alternantes, avec contrat d'engagement temporaire pour la durée de la récolte et rapatriement à la fin de celle-ci ; les engagistes prennent en charge, assurent-ils, le transport aller et retour, une case, un jardin et les soins médicaux151. Leur objectif ici semble d'ailleurs moins de remplacer les Indiens que d'exercer sur les Créoles une pression à la baisse sur les salaires et les conditions de travail, afin d'obtenir d'eux un maximum de "flexibilité". Souques ne s'en cache même pas. A ses adversaires républicains qui lui reprochent de priver d'emploi les travailleurs guadeloupéens et de violer le décret de 1852 sur l'immigration réglementée152, il répond : 1) Qu'il s'agit d'une immigration libre de droit commun, relevant non pas du décret de 1852 mais de l'arrêté local du 14 mars 1873 sur le mouvement de la population ; 2) Qu'on trouve de moins en moins de Créoles acceptant de venir travailler sur les habitations des usines et que, dans ces conditions, il lui faut bien recourir à l'immigration ; et 3) Qu'il est prêt "à passer immédiatement avec tous les travailleurs créoles qui se présenteront le même contrat (qu'avec les Barbadiens), avec tous les avantages y attachés", mais sous réserve qu'ils acceptent les mêmes conditions qu'eux, c'est-à-dire "le travail du lever au coucher du soleil, avec deux heures de repos au milieu de la journée, 275 jours de travail par an, et surtout qu'ils demeurent sur la propriété" ; au contraire, les Créoles n'acceptent de travailler que cinq à six heures par jour, alors qu'ils devraient normalement fournir dix heures "pour le salaire qu'on leur paye", et en outre leur travail est "le plus souvent mal fait et insuffisant"153. Il faut croire que, dans cette affaire, les usiniers ont peut-être un peu trop présumé de la "flexibilité" de ces nouveaux immigrants. En 1888, de violentes bagarres opposent pendant trois jours Indiens et Barbadiens sur l'habitation Lubeth, à Petit-Canal, faisant plusieurs blessés et se soldant par une trentaine d'arrestations154. Les causes de ces incidents ne sont pas claires ; pour la presse de l'Usine, la responsabilité en incombe entièrement aux Indiens155,
151. Courrier, 12 octobre 1888. 152. Progrès, 15 septembre et 17 octobre 1888. 153. Courrier, 12 et 31 octobre 1888 ; les mots soulignés le sont dans l'article 154. ANOM, Gua. 12/131, gouverneur Le Boucher à M. Col., 30 novembre 1888, et rapports d'instruction judiciaire joints. 155. Courrier, 16 novembre 1888 : "S'ils sont coupables, on les punira, et cet exemple ne manquera pas de produire un excellent effet. Les sujets de Sa Majesté Britannique qui avaient pu croire un instant que la Guadeloupe était un pays (sans) police …, se convaincront qu'il y a une justice et ne bougeront plus".
1279 tandis que l'administration semble plutôt la mettre au compte des Barbadiens156. En tout cas, tous ceux parmi ces derniers qui avaient été traduits devant le tribunal correctionnel sont relaxés, à la grande satisfaction de leurs employeurs157, mais compte tenu de ce que nous savons par ailleurs de la "justice" locale158, cela ne signifie pas nécessairement qu'ils sont innocents pour autant. Bien qu'elle disparaisse de l'actualité brûlante, cette immigration anglo-antillaise se poursuit ensuite discrètement au cours des années suivantes, et toujours avec le même objectif. Au début de 1899, en pleine crise, alors qu'il y a un chômage énorme en Guadeloupe et que la journée de travail y dure onze heures, Souques fait venir une centaine de travailleurs des îles anglaises pour être employés sur les habitations de Beauport159, on n'ose imaginer à quelles conditions ; peu de temps après, de violents incidents opposent, aux Abymes, trois "Anglais" chargés de surveiller une habitation de Darboussier à la population des environs, prenant le fait et cause pour un Créole accusé, injustement selon elle, d'avoir volé des cannes dans un champ160. Plus détestable encore, le comportement de Pauvert, le propriétaire de Sainte-Marthe, accusé en 1901 par Légitimus d'avoir fait venir des travailleurs "anglais" à Saint-François pour obliger les "cultivateurs" créoles à accepter un salaire journalier de 0,75 F au lieu d'un franc161, niveau auquel il était fixé antérieurement et dont nous savons qu'il était déjà insuffisant pour vivre ; on est alors dans la troisième phase de la crise sucrière, et les usiniers aux abois cherchent par tous les moyens, même les pires, à faire face comme ils peuvent à un nouvel effondrement des cours du sucre, qui diminuent toujours plus vite que leurs coûts162. Interrogé par le ministère, le gouverneur, embarrassé, confirme que Pauvert a bien, effectivement, recruté une quarantaine d'immigrants à Antigue pour le travail des champs sur ses habitations, où ils gagnent 1 à 2 F par jour pour un travail de neuf heures ; par contre, il dément absolument que les salaires aient été abaissés à 75 centimes163. Il a peut-être raison ponctuellement s'agissant de Sainte-Marthe, mais ce taux de misère (0,75 ou 0,80 F) se rencontre déjà sur plusieurs autres centres agricoles de la Grande-Terre164, et, à partir de l'année suivante, le passage au salaire à la tâche entrainera une baisse supplémentaire de leur niveau en valeur réelle165. Mais il faut bien dire, alors, que l'immigration n'y est plus pour rien.
156. CG Gpe, SO 1888, p. 6-7, discours d'ouverture du gouverneur : "L'exemple de la poursuite dirigée contre les coupables … apprendra aux immigrants des Antilles anglaises qui viendraient chercher du travail à la Guadeloupe, que l'on ne peut ici troubler impunément le calme dont jouit la colonie". 157. Courrier, 5 février 1889. 158. Voir supra, chap. XVII. 159. La Vérité, 19 mars 1899. 160. Courrier, 11 avril 1899 ; La Vérité, 16 avril 1899. 161. ANOM, Gua. 101/718, Légitimus à M. Col. et note jointe du cabinet à l'intention du ministre, 21 et 26 mars 1901. 162. Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 184-185. 163. ANOM, Gua. 101/718, Joseph-François à M. Col., 11 mai 1901. 164. Rapport Salinière, p. 28-40. 165. Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 185-189.
1280 d) La lamentable odyssée des Japonais du Crédit Foncier Colonial166 Au début des années 1890, le monde rural japonais subit de plein fouet les contrecoups de la politique de modernisation de l'ère Meiji ; oppression fiscale, endettement, paupérisation et fragilisation, telle est la situation des paysans nippons, qui doivent chaque année quitter la terre par dizaine de milliers, d'abord vers les villes, puis vers l'étranger167. A partir de 1893 commence la grande poussée de l'émigration japonaise vers Hawaï et le continent américain (Californie, Pérou, Brésil …). C'est dans ce contexte que, probablement au cours du troisième trimestre 1894, le Crédit Foncier Colonial, qui exploite alors quatre usines (Marquisat, Bonne-Mère, Clugny et Capesterre MG) et plus de 5.000 ha en Guadeloupe, décide de recruter des immigrants japonais pour travailler sur ses différentes habitations. Nous ignorons les causes de cette décision. Financièrement, en tout cas, elle est aberrante ; compte tenu des frais élevés à engager pour leur recrutement et leur transport, on prévoit déjà que ces Japonais reviendront à 3 F par jour, alors que, en raison de la crise sucrière, les salaires agricoles viennent d'être abaissés par les usines dans des proportions pouvant atteindre jusqu'à 20 % dans certains cas et se situent désormais entre 1 F et 1,25 F par jour168. En fait, on peut supposer que, comme toutes les immigrations de diverses provenances réclamées ou organisées par les usiniers après 1888, celle-ci aussi a probablement pour but, non seulement de remplacer les Indiens, mais surtout de rendre plus "flexibles" les travailleurs créoles. Quelles que soient ses raisons, le CFC se lance de toute évidence dans une aventure difficile, à la fois financièrement et politiquement. Tout d'abord, il ne peut pas compter sur le concours du budget colonial. L'immigration réglementée et subventionnée est définitivement suspendue depuis près de dix ans, le dernier convoi d'Indiens est arrivé en 1889, et il n'est évidemment pas question de la reprendre dans le contexte de crise qui règne alors. Il ne peut donc s'agir que d'une immigration libre, dont le coût doit être entièrement supporté par son initiateur et organisateur. Politiquement, d'autre part, l'affaire est délicate, par crainte des réactions très vives qu'elle risque de susciter dans les milieux républicains, très violemment hostiles à toute forme d'immigration, quelle qu'elle soit169. C'est ce qui explique que le CFC agisse discrètement, et uniquement depuis son siège parisien, pour organiser cette opération, notamment pour obtenir l'indispensable autorisation ministérielle. Il faut d'ailleurs une indiscré166. Sur tout ceci, notre principale source est constituée par la presse locale, qui suit avec beaucoup d'attention ce que l'on appelle alors "l'affaire des Japonais" : Courrier, 4 octobre, 29 novembre et 20 décembre 1895 ; La Vérité, 4, 8 et 25 novembre 1894, 14 juillet, 22 et 29 septembre, 6 et 13 octobre 1895, 9 février, 15 mars, 19 avril, 21 et 28 juin 1896. Voir en outre les excellents développements de J. ADELAIDE-MERLANDE, Troubles sociaux, p. 4-6, qui a exploité très complétement les dossiers ministériels sur cette affaire, conservés aujourd'hui aux ANOM. 167. N. WANG, Asie Orientale, p. 98-99. 168. Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 183. 169. Supra, chap. XX.
1281 tion journalistique pour que l'affaire soit connue en Guadeloupe, et quand elle l'est, il est trop tard pour que les opposants puissent s'organiser pour l'empêcher. Pour mettre son projet à exécution, le CFC s'adresse à une société d'émigration de Yokohama, la Nippon Yoski Co., qui lui fournit, en quelque sorte "clés en mains", un contingent de 490 travailleurs munis d'un contrat de cinq ans, accompagnés de trois inspecteurs et d'un médecin, en se chargeant de leur recrutement, du transport aller et du rapatriement, pour la somme forfaitaire de 230.000 F "rendus Guadeloupe". Avec les frais prévisibles de nourriture, entretien, soins, etc, de ces immigrants pendant leur séjour dans l'île, la facture totale devrait s'élever autour des 2.000.000 F. Devant l'importance de la somme, le CFC propose aux autres usiniers de partager les frais et le convoi, ce qui est accepté par la plupart d'entre eux. Le convoi débarque à Pointe-à-Pitre en décembre 1894, et ses membres sont immédiatement répartis sur les habitations des usines pour assurer la récolte de 1895. Pendant six mois, on n'entend plus parler des Japonais, puis, brutalement, ceux-ci ressurgissent au premier plan de l'actualité à la fin de la campagne sucrière. A partir du milieu de juillet 1895, ils commencent à abandonner en masse les habitations pour se rendre, par groupes d'environ 25 à 30, à Pointe-à-Pitre devant l'agence locale du CFC afin d'exiger le respect de leur contrat. Il faut se rappeler qu'on est alors à l'un des pires moments de la crise sucrière, à l'issue d'une campagne catastrophique marquée par des pertes astronomiques pour toutes les usines. Celles-ci, plongées dans un endettement énorme et n'ayant plus aucunes ressources financières, essaient de se maintenir en survie en répercutant leurs problèmes sur leurs fournisseurs de canne et leurs salariés, et notamment, pour ce qui concerne les immigrants, en ne remplissant pas leurs obligations contractuelles en matière de nourriture, d'entretien, de soin, etc. C'est contre cela que protestent essentiellement les Japonais, sans oublier les mauvais traitements dont ils sont victimes sur certaines habitations, en particulier sur celles de la famille Pauvert, à Saint-François. Ce premier mouvement de protestation ne débouche sur rien. Les Japonais sont arrêtés par la gendarmerie et reconduits manu militari sur les habitations. Ils changent alors d'objectif et de tactique, en se mettant en grève pour obtenir la résiliation de leurs contrats et leur rapatriement ; ce mouvement semble très largement suivi par tous les intéressés, malgré une répression que l'on devine "musclée". C'est alors que se produisent d'étranges incidents entre travailleurs créoles et grévistes, qui sont attaqués à coups de coutelas par des bandes de Nègres, faisant au moins un mort et un nombre indéterminé de blessés plus ou moins gravement atteints (28 septembre 1895). Ces affrontements tombent manifestement trop bien à propos pour les usiniers pour qu'on ne se pose pas au moins la question de savoir dans quelle mesure ils auraient pu être provoqués volontairement par ceux-ci. Pourtant, cette hypothèse ne semble même pas effleurer les autorités ; pour le gouverneur Pardon, ce n'est là qu'une
1282 manifestation de "rancœur" des Créoles contre les immigrants, accusés d'être responsables de leurs difficultés. Après cette agression, un groupe d'environ 200 Japonais complétement affolés se réfugient sur l'habitation Petit-Pérou, dans la plaine des Abymes, refusant obstinément de la quitter ni d'être séparés par crainte pour leur vie. Après avoir parlementé en vain, le gouverneur Pardon, venu en catastrophe sur les lieux, finit par faire évacuer l'habitation par la gendarmerie, opération qui s'effectue, semble-t-il, sans beaucoup de résistances d'un côté ni de brutalités de l'autre ; toujours encadrés par les gendarmes, 142 d'entre eux sont conduits à Pointe-à-Pitre où ils sont entassé tant bien que mal dans la prison de la ville, beaucoup plus, apparemment, pour les rassurer que pour leur infliger une peine quelconque (1er octobre). A partir de ce moment, on peut dire que l'expérience de l'immigration nippone est virtuellement terminée en Guadeloupe. Après avoir reçu l'assurance qu'ils allaient pouvoir rentrer prochainement chez eux, les grévistes retournent sur les habitations et y reprennent le travail. Pendant ce temps, le CFC s'occupe d'organiser leur rapatriement ; on est tellement pressé de les voir partir que ce sont les engagistes eux-mêmes qui prennent les frais à leur charge, alors qu'en principe ils avaient déjà payé pour le voyage retour. Un premier groupe de 231 Japonais quitte l'île en janvier 1896, et 218 autres partent à la fin du mois de juin ; il y a eu outre 41 décès pendant les 18 mois de leur séjour en Guadeloupe. On n'est d'ailleurs pas tout à fait sûr qu'ils soient absolument tous partis ; en 1917, le recensement des étrangers fait apparaître la présence d'un Japonais, âgé de 45 ans (il en aurait donc eu 22 en 1894, ce qui correspondrait parfaitement), employé de magasin à Pointe-à-Pitre170, mais nous ne savons rien de lui, pas même quand il est arrivé dans la colonie.
2.3. L'effacement progressif des dernières survivances (1920-1953) Une fois terminées les introductions de nouveaux immigrants, en 1889, une fois parti l'ultime convoi de rapatriement, en 1906, l'immigration en tant qu'institution ne pouvait survivre bien longtemps, une génération tout au plus, le temps que décèdent les derniers arrivants et que disparaissent avec eux toutes les structures juridiques et administratives qui encadraient cette longue histoire depuis les lendemains immédiats de l'Abolition. Le tournant se situe au début des années 1920. Voici maintenant plus de trente ans que les derniers Indiens ont débarqué dans l'île, ils sont de moins en moins nombreux171 et de plus 170. ADG, Cabinet 6272/2, dossier "Recensement des étrangers", 1917 ; il se nomme Sakuma Yugero. 171. Rappelons qu'ils sont encore plus de 11.000 en 1914 ; voir tableau n° 53. Nous ne connaissons plus leur nombre par la suite, mais nul doute que, en raison du vieillissement structurel de cette
1283 en plus âgés ; d'autre part, la Guadeloupe a changé : une nouvelle génération d'usiniers et de responsables politiques nègres est arrivée aux affaires, qui a rompu avec les comportements "musclés" de confrontation systématique de l'époque de Souques, dans lesquels l'immigration occupait une place centrale ; la conjoncture économique s'est redressée : l'interminable crise sucrière a fait place à une longue phase d'expansion, d'abord du rhum puis du sucre luimême ; enfin, la guerre est passée par là, renvoyant à l'arrière-plan tous les anciens problèmes et tous les sujets antérieurs de préoccupation. Combinés, tous ces différents changements font que l'immigration a cessé d'être un objet de débat public en Guadeloupe ; on n'en parle plus dans la presse ni au Conseil Général, on ne cherche même plus à savoir combien il y a encore d'Indiens dans la colonie172, les Britanniques ont cessé de s'intéresser à leur sort, l'institution se délite lentement dans une indifférence totale. Le processus conduisant à son oblitération passe par trois stades. C'est tout d'abord le service de l'Immigration qui disparait ; en 1915, il se compose encore de trois fonctionnaires, après la guerre, il n'existe plus en tant que tel. Dans les trois dernières éditions de l'Annuaire de la Guadeloupe (1920, 1923 et 1931), la rubrique correspondante se limite à cette courte mention: "Le Secrétaire général (du gouvernement), délégué dans les fonctions de protecteur des immigrants". La prise en charge des derniers Indiens vivant encore en Guadeloupe relève désormais d'autres services de l'administration, notamment celui de Santé, et de l'assistance publique pour les immigrants, trop âgés et sans ressources, qui finissent leur vie dans les hospices de la colonie. En second lieu, la fin de la Convention de 1861 sur l'émigration indienne vers les colonies françaises, en 1921. Bien que n'étant plus appliqué depuis plus de trente ans au départ de l'Inde et depuis une vingtaine d'années en Guadeloupe, ce texte demeurait encore juridiquement, en vigueur, n'ayant pas été dénoncé par l'une ou l'autre des parties dans les formes prescrites par son article 26173. Mais au lendemain de la guerre, le contexte indien entourant les questions d'émigration a profondément changé. Ce n'est plus seulement une affaire de relations entre Londres, Calcutta (Delhi à partir de 1912) et les gouvernements coloniaux, ou Paris pour ce qui concerne les colonies françaises, réglant directement les problèmes entre eux,
population et des multiples difficultés de la vie quotidienne résultant de la guerre, il ait diminué rapidement. 172. Significatif à cet égard le recensement des ressortissants étrangers effectuée en 1917 par la gendarmerie, dans le cadres des mesures de surveillance générale liées à la guerre. Cette population étrangère se monte à 738 personnes, réparties en 18 nationalités, dont 482 originaires des Antilles britanniques, 106 "Turcs" (en réalité Syro-Libanais, sujets de l'Empire Ottoman), 68 des Antilles néerlandaises et 48 Italiens, mais on constate avec surprise que les Indiens ont été "oubliés", même ceux dont la qualité de sujets britanniques ne fait aucun doute, comme s'ils n'étaient plus considérés comme des étrangers ; ADG, Cabinet 6272/2, dossier "Recensement des étrangers", 1917. 173. "La présente Convention … restera de plein droit en vigueur si elle n'a pas été dénoncée dans le courant du mois de juillet de (sa) troisième année, et ne pourra plus être dénoncée que dans le courant du mois de juillet de chacune des trois années suivantes".
1284 comme antérieurement. Désormais, les Indiens eux-mêmes entendent bien avoir leur mot à dire, et ils s'y impliquent effectivement à travers une lutte globale contre l'ensemble du système migratoire, en Inde et outre-mer. Evidemment conduite par Gandhi, cette lutte, déclenchée par le mouvement nationaliste dans les toutes premières années du siècle et favorisée par les perturbations causées par la guerre au secteur du transport maritime de passagers, aboutit en 1917 à l'interdiction définitive de l'émigration indienne organisée174, puis, en 1922, au grand Indian Emigration Act, qui redéfinit complétement les relations entre l'Inde et les colonies britanniques destinataires, édicte de nouvelles règles relatives au recrutement et aux conditions de vie et de travail des émigrants et prend diverses mesures pour assurer effectivement leur protection175. Bien sûr, tout ceci ne concerne pas directement les colonies françaises, mais celles-ci sont néanmoins touchées par ricochet. En effet, en réexaminant l'ensemble du dossier dans le cadre de la préparation du futur Act de 1922, le gouvernement de l'Inde redécouvre l'existence de la convention de 1861, bien oubliée depuis trente ans, et il demande à celui de Londres de la dénoncer, ce qui est fait le 1er juillet 1921176. Sans doute cette décision ne change-t-elle pas grandchose à la situation des derniers Indiens immigrants stricto sensu vivant encore en Guadeloupe, mais elle contribue à accentuer un peu plus la séparation entre leurs descendants et "Mother India". Le dernier, mais non le moindre, facteur de l'oblitération institutionnelle de l'immigration réside dans la confirmation définitive, en 1923, de l'accès des fils d'Indiens à la nationalité française, qui, en les englobant dans un ensemble plus vaste, les éloigne radicalement de celui dont sont issus leurs parents. Jointe à l'idéologie assimilationniste, alors si fortement à l'œuvre dans les "vieilles colonies", elle empêche la formation, entre descendants d'immigrants, d'une véritable communauté, sur le modèle de celles qui émergent au même moment en Guyana et à Trinidad et entretiennent vivace la mémoire collective et la culture d'origine. En Guadeloupe, au contraire, la créolisation et la francisation conduisent à un considérable affaiblissement de cette mémoire. Au-delà des années 1920, avec l'abandon du tamoul et de l'hindouisme chez les générations nées sur place, elle ne se maintient plus que par les traces phénotypiques et patronymiques laissées derrière elle par cette grande aventure humaine. Les définitions deviennent approximatives177, le flou s'installe dans les souvenirs fami-
174. Sur tout ceci, H. TINKER, New system, p. 288-357. 175. Ibid, p. 366-369 176. Ibid, p. 368. 177. Voir supra, chap. XV, les interrogations de l'administration en 1941 sur le point de savoir qui, parmi les indigents malades hospitalisés dans les hôpitaux publics et porteurs de patronymes indiens, est un immigrant et qui ne l'est ; il faut, pour le déterminer, toute une étude juridique du cabinet du gouverneur.
1285 liaux178, et hors des Antilles on oublie même que des Indiens ont émigré vers la Guadeloupe et la Martinique179. Le dernier immigrant stricto sensu, une dame âgée de 109 ans arrivée dans l'île en 1859, décède à Capesterre en 1953180. Avec elle s'achève l'histoire de l'immigration indienne en Guadeloupe.
178. Voir à ce sujet le dialogue complètement surréaliste entre un groupe de jeunes Capesterriens d'ascendance indienne et l'auteur, en 1975, dans L. FARRUGIA, Les Indiens, p. 129-131. 179. V. S. NAIPAUL, Traversée du milieu, p. 239 : "Je n'avais jamais su qu'il y avait des Indiens à la Martinique … Je n'avais jamais su que dans les îles françaises … des immigrants indiens sous contrat … avaient remplacé les esclaves après l'Emancipation". SINGARAVELOU, Indiens de la Gpe, p. 3 : "C'est une méprise significative qui nous révéla l'existence des Indiens en Guadeloupe. En effet, frais débarqué de Pondichéry (en 1963), on nous prit pour un Antillais dans les rues de Bordeaux". 180. G. LASSERRE, La Guadeloupe, t. I, p. 315, note 188.
1286
CONCLUSION DU TITRE IX
Finalement, il a fallu trois fois plus de temps pour mettre un terme à l'immigration réglementée que pour la faire démarrer effectivement. Cinq ans seulement suffisent entre l'Abolition et le débarquement des Madériens (1853), six jusqu'à l'arrivée de l'Aurélie et des premiers Indiens, le jour de Noël 1854, mais il s'en écoule quinze à partir du moment où la question de la suppression est posée pour la première fois (1880) jusqu'au dernier convoi d'immigrants sous contrat, celui des Japonais du CFC, en 1895. C'est dire si la question était importante pour les usiniers, et quelle était leur capacité de blocage à cet égard, à l'image d'un Souques qui se situe ici au sommet de son art dans la manipulation de l'opinion publique et de l'assemblée locales. Mais il faut bien reconnaitre aussi que les indécisions, les hésitations, les fluctuations, les "retournements de veste", la pusillanimité pour tout dire, de leurs adversaires, dont Auguste Isaac constitue le plus bel exemple, leur ont beaucoup facilité la tâche. Une fois de plus, ce sont les Britanniques qui ont imposé la bonne décision. Mais s'il n'avait tenu qu'aux décideurs locaux, il est probable que le scandale aurait duré longtemps encore ; après tout, en 1934, les usines n'ont pas hésité à organiser de nouveau une immigration "clandestine" d' "Anglais" pour briser les luttes des travailleurs agricoles guadeloupéens1.
1. Le Nouvelliste, 17 janvier 1934
1287
CONCLUSION GENERALE
Quand a été soutenue cette thèse, la Guadeloupe venait tout juste de célébrer le cent cinquantième anniversaire de l'arrivée de l'Aurélie et du premier convoi d'Indiens sur ses rivages. Le retentissement donné à l'évènement, en même temps que les nombreuses manifestations organisées en cette occasion, ont prouvé à l'évidence que la partie d'origine indienne de la population a définitivement rejoint les autres composantes de celle-ci dans le grand mouvement historique de formation en longue période d'un peuple caractérisé d'abord par les métissages, physique, linguistique, musical, culinaire …, dont il est issu. Elle a cessé d'être cette excroissance un peu bizarre, exotique et allogène de l'histoire de l'industrie sucrière à laquelle beaucoup avaient tendance à la réduire, y compris, avouons-le à notre grande honte, l'auteur de ces lignes avant cette recherche, pour devenir un ingrédient à part entière de la société antillaise, à l'instar de ces plats longuement mijotés de la cuisine créole dont le goût sui generis dépasse et sublime celui de chacun des intrants de la recette. De "survisible" qu'il était pour son malheur à l'époque de l'immigration, puis invisible qu'il s'est fait jusqu'au milieu du XXe siècle, quand il cherchait surtout à se faire oublier pour mieux s'intégrer, le groupe indien a maintenant atteint le stade de la "visibilité tranquille" qui caractérise les situations de normalité. Rien n'était moins évident, pourtant, qu'un tel aboutissement lorsque cette aventure a commencé. L'espèce de "renouveau indien" auquel on assiste en Guadeloupe depuis les années 1980 dans de multiples domaines, politique, économique, culturel, religieux, ne saurait effacer le souvenir d'un passé douloureux, dont il convient maintenant de faire le bilan. * *
*
C'est dès 1848 que la question de l'immigration se pose aux Antilles. La classe blanche dominante y voit le moyen de maintenir les anciens esclaves en situation de dépendance, donc de minimiser le coût de leur emploi et assurer ainsi la survie de l'industrie sucrière "traditionnelle", menacée par les conséquences de l'Emancipation. Mais, quelles que soient leurs espérances, et même leurs illusions, à cet égard, il ne peut évidemment s'agir que d'une solu-
1288 tion à moyen terme, parce que mettre en place un tel courant de population ne saurait se faire dans l'instant, compte tenu des problèmes d'organisation et de financement à résoudre préalablement. D'ailleurs, dans l'immédiat, l'urgence n'est pas tant de recruter ailleurs une maind'œuvre nouvelle que de remettre au travail sur les habitations, et au besoin par la force, celle qui est disponible localement et qui a l'outrecuidance de confondre abolition de l'esclavage et liberté, liberté et licence, licence et désordre, le plus grand désordre de tous étant de s'imaginer qu'elle pourrait, sous prétexte de manque de bras, imposer ses conditions aux grands propriétaires. Casser ces prétentions, remettre les "cultivateurs" nègres dans le droit chemin de l' "ordre" par le travail contraint, tel est le "sale boulot" auquel se livre l'administration coloniale dans la décennie 1850, sous l'impulsion d'un Husson dont le nom seul est un objet d'exécration en Guadeloupe. Après quelques années d'une application "musclée", "l'organisation du travail" finit évidemment par s'écrouler, victime de la résistance des affranchis, de l'évolution idéologique et politique de l'administration et des mutations technologiques survenues dans l'industrie sucrière. C'est l'échec de cette tentative qui marque véritablement le démarrage d'une immigration organisée de masse. Mais laquelle ? A la fin des années 1850, on n'est pas encore très clairement fixé à cet égard, et le recours à l'Inde n'est qu'une solution parmi beaucoup d'autres. D'ailleurs, pourquoi des Indiens, même s'il en arrive régulièrement depuis fin 1854, alors qu'il y a, beaucoup plus près des Antilles, tant d'autres "races" que l'on pourrait "solliciter", à commencer par ces Africains sur lesquels repose depuis deux siècles toute l'économie locale. Mais toutes les zones potentielles de recrutement ferment progressivement : les Européens sont inutilisables, les Chinois indésirables et les Africains interdits. Ne reste plus que l'Inde, dont le rôle majeur à cet égard est définitivement consacré par la convention du 1er juillet 1861 ; c'est un peu par défaut que les Indiens sont devenus la principale source de main-d'œuvre étrangère aux Antilles. Mais c'est aussi, à l'autre bout du monde, parce qu'ils sont poussés à partir par l'écroulement de l'Inde "traditionnelle", traumatisée par la conquête britannique, violentée par la domination coloniale, paupérisée par une oppression fiscale écrasante et prolétarisée par l'introduction des mécanismes du marché. Voici des malheureux obligés de s'expatrier pour survivre, racolés, trompés et parfois même "incités" avec un zèle excessif par des recruteurs peu scrupuleux qui abusent de leur détresse, et embarqués par des agents d'émigration qui s'enrichissent littéralement de leur misère. L'odyssée des Indiens partis pour les Antilles débute souvent, sinon exactement sous le signe de la violence –surtout par comparaison avec ce qui les attend par la suite-, du moins sous celui de la contrainte. Elle se poursuit ensuit par un voyage de trois mois sur un navire qui n'est certes pas un négrier, mais dont le qualificatif de "coolie ship" dit assez la médiocrité des conditions faites à ses passagers, même s'il est vrai que, toujours par comparaison avec ce qui va suivre, ce relativement court moment au cours duquel bascule leur existence n'est certainement pas le pire de tous ceux qu'ils auront à vivre
1289 entre le jour de leur départ et celui de leur retour en Inde, parfois, ou de leur décès, le plus souvent. Effectivement, ce qui les attend après leur arrivée en Guadeloupe a de quoi les conduire tout droit à la tombe, et vite. Même pas à la tombe, en réalité ; dans un trou, comme des chiens. Car s'il est vrai que le sort réservé aux Indiens ne peut, nous l'avons souvent dit, être sérieusement qualifié de "new system of slavery", il se situe néanmoins parmi ce qui s'est fait de pire en matière de traitement infligé à des hommes juridiquement libres. A peine débarqués, ils sont confrontés à l'horreur, considérés comme de simples numéros, traités comme des bêtes, soumis à une violence permanente dans tous les domaines : statutaire (ce ne sont que des coolies, des mineurs juridiques), policière (n'importe quel représentant de "l'ordre" peut les brutaliser impunément), judiciaire (malheur à eux quand ils sont traduits devant un juge), physique (des coups, des blessures, parfois des tortures, et même des meurtres à coups de pied dans le ventre), sanitaire (des soins tardifs, insuffisants, donnés à regret), psychologique (les insultes, les humiliations), économique (les journées trop longues, les semaines de sept jours ou presque, les salaires mal payés, souvent amputés, spatiale (l'enfermement sur les habitations), raciale (le mépris des Blancs, le rejet des Nègres), temporelle enfin (les engagements "à rallonge" qui ne se terminent jamais, les rapatriements impossibles à obtenir). Et couronnant le tout l'écrasante chape de plomb institutionnelle que constitue une administration sourde, muette, aveugle et paralytique, une justice complice et une réglementation sur mesure faite par et pour les engagistes ; rien ni personne vers qui se tourner, surtout pas les politiciens locaux, même ceux qui professent les idées républicaines les plus avancées, qui voudraient bien d'une immigration "respectueuse des droits de l'homme", pour employer le vocabulaire du XXIe siècle, mais ne sont pas disposés à engager un combat frontal pour parvenir à sa suppression. Finalement, c'est uniquement son extraordinaire volonté de survie qui, à l'issue d'un long et douloureux processus s'étendant sur deux générations, conduira le groupe indien à s'intégrer pleinement dans la société créole, rejoignant ainsi, selon l'heureuse expression d'Ernest Moutoussamy, "le monde des hommes" ; le combat d'Henri Sidambarom en constitue le symbole par excellence. * *
*
L'immigration en général, et l'immigration indienne en particulier, occupent une place centrale dans l'histoire des Antilles à l'époque contemporaine. Elle se situe en effet au cœur même d'un moment décisif de celle-ci, celui de la transition post-esclavagiste. Transition sociale, naturellement, en tout premier lieu, avec le remplacement de l'esclavage par la liberté pour l'immense majorité de la population, mais aussi idéologique, avec la substitution du marché à la violence comme mode dominant de régulation des rapports sociaux, mais encore économique, avec la disparition des anciennes habitations-sucreries "du père Labat" au profit
1290 des usines centrales modernes, mais même politique, avec la remise en cause puis l'élimination du monopole du pouvoir des Blancs-créoles sous la pression de la revendication mulâtre puis nègre. Cette période, que nous avons proposé ailleurs de qualifier de "postquaranthuitarde", s'étend sur environ un demi siècle après l'Abolition, au cours duquel la société guadeloupéenne, quoique sortie de l'esclavage, n'en est pas encore complétement libérée et continue de subir ses séquelles les plus immédiates ; si l'on devait absolument fixer une date en marquant symboliquement la fin, ce serait volontiers la célèbre apostrophe de Légitimus en 1892 que nous retiendrions : "Ô Nègres, ne tremblez plus !" Tel est le contexte historique large dans lequel s'inscrit l'immigration, un contexte de luttes politiques et sociales acharnées pour le pouvoir entre tous les groupes sociaux et raciaux de l'île. Parce qu'elle constitue à la foi un facteur et un enjeu de ces luttes, l'immigration joue un rôle essentiel dans le processus de modernisation de la société guadeloupéenne. Affirmation paradoxale, en apparence, si l'on se rappelle qu'initialement, au lendemain de l'Abolition et jusqu'à la fin des années 1850, l'un des objectifs de ceux qui la réclament est de briser la résistance des travailleurs créoles face à la volonté des planteurs de maintenir le statu quo, c'est-à-dire, précisément, d'empêcher toute évolution et toute modernisation de la société locale. Le paradoxe n'est qu'apparent ; même si elle joue négativement, l'immigration est bien, tout de même, une composante de la transition sociale, puisqu'elle constitue, avec "l'organisation du travail", un moyen d'essayer de bloquer celle-ci. Puis, quand tout bascule, autour de 1860, elle en devient au contraire un élément extrêmement actif, tant sur le plan politique qu'économique. Politiquement, tout d'abord, c'est à propos de l'immigration que se situe le premier grand affrontement entre Blancs et mulâtres, entre conservateurs et républicains, au début des années 1880. Même si elle échoue, cette offensive républicaine fait date : pour la première fois, le pouvoir des usiniers et grands propriétaires en général, et celui de Souques en particulier, est ouvertement contesté ("On" ose !) ; cette première brèche ne va pas tarder à en appeler d'autres, de plus en plus difficiles à colmater jusqu'à l'écroulement final, à l'extrême fin du siècle. C'est donc dire que la place de l'immigration dans ce moment si important pour l'histoire de la Guadeloupe que constitue la seconde moitié du XIXe siècle ne se limite pas seulement à un apport de main-d'œuvre ni à l'accroissement de production sucrière induite par le travail des Indiens. Derrière elle apparait clairement un problème de pouvoir, dont l'enjeu est le maintien ou non de la domination des Grands-Blancs sucriers sur la société locale : parviendront-ils à imposer des recrutements massifs d'immigrants bien au-delà de ce qu'exigerait le rééquilibrage du marché du travail, à en faire supporter la charge du financement à l'ensemble des contribuables guadeloupéens, à maitriser directement ou indirectement la réglementation et la gestion de ces flux migratoires, à bénéficier de la "compréhension" de l'administration et de la magistrature coloniales, à faire prévaloir , enfin, systématiquement leurs
1291 vues et leurs intérêts sur tous les autres en ce domaine ? Autrement dit, les maîtres "d'avant" le demeurent-il encore "après" ? On regrette de devoir constater que, pendant le tiers de siècle qui suit l'Abolition, la réponse à toutes ces questions est malheureusement positive. Cette poignée de grands propriétaires producteurs de sucre parvient à imposer tout tranquillement, comme la chose la plus normale et la plus évidente du monde, sa loi à l'ensemble de la société guadeloupéenne. Bien sûr, l'immigration est loin d'être la seule en cause ici ; l'octroi de la garantie du budget local aux prêts du Crédit Foncier Colonial ou l'abaissement des droits de sortie sur les exportations sucrières constituent, tout autant qu'elle, des composantes majeures de cette situation. Mais elle est plus fortement symbolique encore de ce rapport de domination, dans la mesure où elle produit des effets immédiatement visibles par tous les habitants de l'île, même quand ils ignorent tout des décisions budgétaires et fiscales du Conseil Général : derrière l'Indien, c'est d'abord le pouvoir du Blanc qu'aperçoit le Nègre. Economiquement, en second lieu, l'immigration n'est pas seulement un facteur parmi d'autres, même majeur, de la modernisation de l'industrie sucrière, il en constitue la condition première, celle qui surpasse toutes les autres, y compris la mobilisation du capital nécessaire à cette transformation. Car c'est seulement après que celui-ci soit assuré de l'existence d'une main-d'œuvre abondante, régulière et "docile", qu'il accepte de s'engager dans des opérations lourdes de création d'usines centrales employant les technologies les plus récentes et les plus couteuses. Il est significatif à cet égard que, tout au long de la seconde moitié des années 1850, tant les grands rapports sur l'avenir économique de la Guadeloupe présentés au Conseil Général que les brochures publiées par divers auteurs blancs-créoles particulièrement représentatifs des attentes de leur milieu (Le Pelletier de Saint-Rémy, Crisenoy, de Chazelles), traitent en même temps et placent au même niveau d'importance les deux nécessités d'organiser une immigration de masse, d'une part, et d'attirer dans l'île les capitaux qui y font défaut, de l'autre. Plus remarquable encore : c'est seulement lorsqu'il apparaît que la convention francobritannique est définitivement conclue et que sa signature est imminente, en 1860, que le capital métropolitain s'engage fermement dans les colonies sucrières, avec la création du Crédit Colonial et les premiers investissements de Cail en Guadeloupe, et que redémarre le mouvement de construction des usines centrales, interrompu depuis 1848. * *
*
Le bilan de l'immigration pour les entreprises sucrières prises individuellement est plus incertain et, à bien des égards, contradictoire. Voici une main-d'œuvre difficile à obtenir (il faut la faire venir littéralement de l'autre bout du monde), sur la composition de laquelle les usines n'ont aucune prise (elles prennent ce qui arrive selon leur ordre d'inscription sur les
1292 listes de la direction de l'Intérieur), présentant les caractéristiques les plus négatives en termes comptables (elle est à la fois plus couteuse et moins productive que celle recrutée localement), et dont l'emploi massif et continu pendant plus de trente ans finit, à la longue, par épuiser des ressources qui auraient sans doute pu être affectées plus utilement à d'autres dépenses (le financement des investissements, par exemple, au lieu de devoir recourir à l'endettement). Un immense gâchis ! Et pourtant, planteurs et usiniers n'ont de cesse, pendant pratiquement tout le demi siècle qui suit l'Abolition, d'en réclamer toujours davantage, à l'image d'un Ernest souques dont l'activisme dans ce domaine transparaît de façon éclatante à travers le fait que son nom revient continuellement tout au long de cette étude. De toute évidence, il y a là une contradiction que la seule volonté de la minorité dominante de maintenir la société locale sous sa coupe ne saurait entièrement expliquer. Ici, un détour théorique s'impose. Pour les usines, l'intérêt d'employer une maind'œuvre immigrée, malgré tous les inconvénients qu'elle présente, trouve son fondement dans deux concepts de base de la théorie économique appliquée aux migrations internationales1. En premier lieu, celui d'externalisation. Recourir à l'immigration est une façon d'externaliser la main-d'œuvre, en limitant la rémunération du travail au seul coût d'utilisation de celui-ci, tout en bénéficiant d'une productivité maximum puisque les travailleurs ainsi recrutés peuvent, en principe, être remplacés à tout moment par d'autres plus "efficients". C'est exactement la politique que tendent à suivre les usines sucrières de la Guadeloupe en faisant venir à moindre coût (puisque la moitié environ de celui-ci est pris en charge par les fonds publics) des Indiens en quelque sorte "prêts à l'emploi", recrutés aux âges les plus productifs de la vie, et qui seront ensuite rapatriés lorsqu'ils auront cessé d'être "rentables". Bien sûr, ce n'est là qu'une tendance ; pour tout un ensemble de raisons (éloignement de l'Inde, hostilité de la population créole, interventions "excessives" des pouvoirs publics, coût imprévus, etc), cette politique ne peut être poursuivie aussi loin que le souhaiteraient ses initiateurs, mais, même ainsi limitée, le bilan en est tout de même très largement positif pour eux. Et ceci parce que, dans l'immigration réglementée, le statut des travailleurs est prédéterminé par des règles administratives, ce qui permet alors aux entreprises concernées de séparer complétement leurs recrutements pour les emplois non qualifiés (l'immense majorité de ceux offerts par les usines et leurs habitations) de la situation du marché local du travail, régi pour sa part par la loi de l'offre et de la demande, au moins à partir de 1860. On voit tout de suite le double avantage en résultant pour elles : 1) Les conditions d'emploi et de rémunération des immigrants sont déconnectées de celles des Créoles, parce que les deux travails ne relèvent pas des mêmes "conventions" ; 2) Mais en même temps, elles pèsent lourdement sur le marché du travail local : en période de plein emploi, telle celle que connaît la Guadeloupe entre 1866 et 1883, l'existence 1. Tout ce qui suit s'inspire largement des développements de Y. MOULIER BOUTANG, De l'esclavage au salariat, p. 34-44, qui, lui-même, doit beaucoup aux théories de "l'économie des conventions", réintroduisant les problématiques institutionnelles dans l'analyse économique.
1293 d'un volant permanent d'Indiens fixés sur les habitations limite les conséquences de la pénurie de main-d'œuvre créole, en exerçant notamment une influence "modératrice" sur ses revendications ; inversement, lorsqu'apparaît le chômage, les immigrants viennent immédiatement concurrencer les Créoles, parce que les conditions "plancher" faites précédemment aux premiers deviennent maintenant une sorte de "plafond" pour les seconds ; on le voit bien à partir de 1884, quand éclate la grande crise sucrière mondiale. L'étanchéité entre les deux formes de travail est à sens unique. Second fondement du recours à l'immigration : la notion d'offre illimitée de travail2. Elle apparaît clairement à travers les propos des contemporains qualifiant d' "immense" ou de "countless" la population de l'Inde. En réalité, nous savons bien que ce n'est pas le cas et que le nombre d'Indiens disposé à émigrer n'est pas à proprement parler illimité. Mais, sur le total des 19 millions d'originaires du sous-continent partis dans la seconde moitié du XIXe siècle, les planteurs de la Caraïbe en général et des Antilles françaises en particulier n'ont jamais eu la moindre difficulté pour recruter les quelques dizaines ou quelques centaines de milliers de travailleurs dont ils avaient besoin. Mieux même, ils l'ont fait à des conditions fixées par eux, notamment pour ce qui concerne le niveau des salaires et le maintien forcé des Indiens sur les habitations, gage de disponibilité et de "flexibilité". Ce caractère "illimité" de l'offre de travail immigrant entraîne trois conséquences : 1) Il fait de la rémunération de cette main-d'œuvre un coût fixe, dont le niveau tend à s'établir a minima, indépendamment des volumes demandés à court terme, ce qui explique notamment la limitation ne varietur à 12,50 F par mois du salaire des Indiens pendant toute la période d'immigration ; 2) Il garantit aux usines la pérennité de ce flux migratoire sur le long terme ; 3) Il leur assure d'avoir toujours à leur disposition "une main-d'œuvre facile" qui ne peut quitter l'habitation sans s'exposer à une répression. Ce statut institutionnel des immigrants, en minimisant à la fois les risques de "dérapage" conjoncturel des salaires et ceux de rupture du contrat de travail par les salariés permet donc aux usines de continuer, même après l'échec de l' "organisation du travail", à exercer un contrôle sur la mobilité, physique et économique, d'une fraction de leur main-d'œuvre, certes minoritaire mais néanmoins suffisante pour répondre aux exigences minimales en travail de la production. Mais en même temps, l'immigration contribue aussi à fluidifier le marché du travail "indigène" : en libérant des forces de travail jusqu'alors contraintes, donc peu productives, sur les habitations, elle permet une réallocation des facteurs dans le sens le plus utile au grand capital moderniste, celui que représentent les usines, qui ont besoin de travailleurs qualifiés et de fournisseurs supplémentaires de matière première ; c'est parce qu'arrivent en masse les Indiens pour servir de manœuvres que les Créoles peuvent sortir du statut d'anciens esclaves pour passer au stade d'ouvriers industriels et de planteurs de canne. Apparemment, ces deux
2. Selon le titre d'un célèbre article de A. LEWIS, "Developpement with unlimited supplies of labour", Manchester School of Economic and Social Studies, vol. XXII, 1954, p. 139-192.
1294 effets semblent parfaitement contradictoires, en réalité ils sont complémentaires, et l'un ne se conçoit pas sans l'autre : pour les grands propriétaires producteurs de sucre, le recours à la main-d'œuvre indienne constitue avant tout le moyen d'exercer un contrôle global de la force de travail sous toutes ses composantes (Créoles + immigrants), en particulier pour ce qui concerne sa motilité professionnelle ; c'est la condition de base pour qu'ils puissent réussir leur propre transition post-esclavagiste. * *
*
Ce qui précède n'est évidemment pas propre à la seule Guadeloupe. La recherche par les entreprises d'une offre de travail, sinon à proprement parler illimitée, du moins aussi large que possible, en même temps que leur volonté de maintenir la main-d'œuvre dans une situation de dépendance, sont une constante dans l'histoire du capitalisme, et il n'y a aucune raison pour que l'industrie sucrière antillaise fasse exception. D'autre part, à l'échelle de la Caraïbe dans son ensemble, les deux principales conséquences structurelles de l'immigration indienne se retrouvent à l'identique dans toutes les colonies : elle renforce l'influence politique et la prééminence sociale de la classe des grands planteurs, et elle rend possible la modernisation de l'industrie sucrière en "encourageant" les capitaux extérieurs à venir s'investir dans celle-ci. Significatif, à cet égard, l'exemple des British West Indies : les deux colonies ayant reçu le plus d'immigrants, Guyana et Trinidad, sont aussi celles dans lesquelles cette modernisation est la plus précoce3 ; inversement, dans les colonies n'ayant pas, ou peu, "importé" d'Indiens, la production sucrière disparaît à la fin du XIXe siècle (Grenade, Dominique, …) ou n'est modernisée que tardivement, après 1920 dans le cas de la Barbade. L'expérience migratoire de la Guadeloupe n'est donc pas très sensiblement différente de celle des autres colonies de la Caraïbe ayant, comme elle, reçu des Indiens au cours du XIXe siècle. Pour ce qui concerne, en particulier, la situation des immigrants sur les habitations, on n'a pas le sentiment que leurs conditions de vie et de travail en Guadeloupe se distinguent radicalement de celles en vigueur dans les autres îles, telles, en tout cas, qu'elles ont été retracées par des recherches récentes (Laurence, Shepherd, Emmer, Hoefte …). Quoiqu'en disent les officiels britanniques de l'époque (Lawless, Comins), le traitement auquel sont soumis les Indiens dans les Antilles françaises n'est pas vraiment pire que dans leurs colonies ; il n'est pas non plus meilleur, d'ailleurs : partout à travers la région caraïbe se retrouvent les mêmes abus, les mêmes violations des contrats d'engagement, la même violence, la même insuffisance de 3. Les deux dates essentielles ici sont, d'une part 1866, avec la constitution, par association des principales West Indian houses de Grande-Bretagne, de la Colonial Company, qui va investir massivement dans les usines modernes des deux territoires ; et d'autre part 1872, avec la création de la grande usine Sainte-Madeleine, à Trinidad, la plus importante des Petites Antilles et l'une des plus grosses de toute la Caraïbe.
1295 protection, la même répression … Si différence il y a entre colonies d'immigration, c'est bien davantage entre Antilles et Mascareignes qu'elle s'observe ; bien sûr, on rencontre dans les premières beaucoup, beaucoup trop, d'horreurs et d'abominations infligées aux Indiens par des engagistes tortionnaires, mais il ne semble toutefois pas qu'elles y soient aussi systématiques ni aussi généralisées qu'à la Réunion, telles que les décrivent la commission internationale de 1877 ou le rapport Muir-Mackenzie ; sans doute est-ce parce qu'il est beaucoup plus facile aux planteurs de cette ile de se "réapprovisionner" en coolies qu'à leurs homologues antillais. Pour autant, similitude des situations et convergence des évolutions ne signifient pas uniformité absolue. Sur deux points au moins, l'immigration indienne en Guadeloupe conserve une originalité qui lui est propre. En premier lieu, la place relativement importante qu'elle occupe dans l'ensemble antilloguyanais. Avec près de 43.000 arrivants, la Guadeloupe constitue le troisième pays de la Caraïbe pour le nombre d'immigrants de cette origine, recevant ainsi près de 8 % du total régional (543.000) ; sans doute se situe-t-elle loin derrière la Guyana et Trinidad (239.000 et 144.000 respectivement), mais elle devance, par contre, assez nettement la Jamaïque (36.000) et Surinam (34.000), qui sont pourtant beaucoup plus étendues qu'elle, ainsi que la Martinique" (25.000) et toutes les autres îles des Petites-Antilles (quelques milliers chacune). Petite île, mais grosse "importatrice" de coolies ! En second lieu, l'extraordinaire rapidité de la créolisation. Voici un groupe humain qui, au début des années 1880, représente plus d'un cinquième de la population totale de l'île, une proportion qui, sous d'autres cieux et dans un autre contexte, aurait été largement suffisante pour donner naissance à une communauté ethnique et culturelle pérenne, refusant l'assimilation à la majorité, et pourtant, en moins de trois générations, il perd pratiquement toutes ses caractéristiques propres pour se fondre, comme phagocyté, dans le reste de la population. Bien sûr, au-delà du cas particulier de la Guadeloupe, cette évolution est celle de toutes les vielles colonies françaises d'immigration, dans lesquelles l'idéologie assimilationniste est si vigoureusement à l'œuvre après 1848, et surtout après 1870 ; elle se retrouve à l'identique à la Martinique et, plus remarquable encore si l'on songe au nombre d'Indiens débarqués (plus de 120.000), à la Réunion. Quand on voit la gravité des tensions raciales qui travaillent aujourd'hui la Guyana, Maurice ou, dans une moindre mesure, Trinidad, plus grave encore l'atmosphère de véritable guerre civile qui menace constamment les Fidji, on se dit que c'est bien en ceci que l'histoire migratoire coloniale de la France en général, et celle de la Guadeloupe en particulier, présente sa plus remarquable originalité et, probablement, son résultat le plus appréciable.
1296 * *
*
En définitive, l'immigration en général, et l'immigration indienne en particulier, constitue l'un des chapitres les plus sombres d'une histoire qui en compte pourtant beaucoup, pas à l'égal de l'esclavage, bien sûr, mais à l'instar de celui-ci. Rétrospectivement, le chemin que nous avons parcouru au côté des Indiens tout au long de cette étude ressemble beaucoup à un chemin de croix le long d'une route couverte, selon l'immortelle expression churchillienne, de sang, de sueur et de larmes, où chaque étape, de l'engagement en Inde jusqu'au rapatriement ou à la mort, fait atteindre un seuil plus élevé de souffrance par rapport à la précédente. Mais au bout du compte, c'est dans et par cette souffrance, fondatrice de la société caribéenne sous toutes ses composantes depuis 1492, que les Indiens sont parvenus à s'enraciner aux Antilles, et c'est pour cela qu'en 2004 toute la Guadeloupe est venue fêter leur arrivée dans le pays et leur apport à son peuple.
1297
ANNEXE DOCUMENTAIRE
1298
Table des documents
1.
L'abolition de l'esclavage en Guadeloupe : le récit d'un témoin direct.
p. 1299
2.
"L'organisation du travail".
1300
3.
Les débuts de l'immigration en Guadeloupe : illusions et réalités.
1302
4.
La convention franco-britannique du 1er juillet 1861.
1305
5.
Les recrutements français dans l'arrière-pays de Pondichéry.
1310
6.
Les recrutements dans le Bihar.
1314
7.
La préparation des convois en Inde.
1318
8.
Les "coolie ships" : deux exemples.
1328
9.
Le contrat-type d'engagement des Indiens à leur arrivée en Guadeloupe.
1333
10.
Qui doit payer pour l'immigration ?
1335
11.
Un rapport de tournée du commissaire à l'immigration.
1339
12.
Le non-respect de leurs obligations par les engagistes.
1347
13.
Les sévices contre les Indiens : l'affaire Cavalier de Mocomble.
1348
14.
Les incendies volontaires provoqués par les Indiens.
1350
15.
La répression du "vagabondage" des Indiens dans les années 1880.
1350
16.
Les rengagements anticipés, obstacle au rapatriement des Indiens.
1356
17.
Recensement de la population indienne de la Guadeloupe en 1891.
1359
18.
Les arguments des partisans de l'immigration.
1362
19.
Les arguments des adversaires de l'immigration.
1366
1299 Document n° 1 L'ABOLITION DE L'ESCLAVAGE : LE RECIT D'UN TEMOIN DIRECT "… Un nègre a été trouvé mort sur la place du marché, deux hommes de garde et le caporal ont été arrêté accusée de l'avoir donner la mort, le nègre avait reçu deux ou trois coups de bayonnette … Sété le signal de dangé … Le 18 des nègres jouée aux cartes sur les quais, le commissaire avec ses gardes de police viens pour les arr., aussitôt ils dégaine leurs sabre, les esclaves criyent vous voulez nous tuée tous, enfin le nègre résiste, les otre sont venue … des coups sont lancé parmi la populaces, les blancs crit aux armes, les nègres et les mulatres égorge les blancs, enfin une rix épouvantaye ; la colonie ne tenez pas d'une fille pour la guerre sivile ; eureusement ces présenté deux mulatres pères de familles et hommes de bien M. Victor Germain et m. pény, qui a percé la foulle et a pris le nèugre des mains du commissaire de police et des nègres opposant … Mr bourgoin, substitue fesen fonctions du commissaire du gouvernement, et monté en criyant aux armes les mulatres et les nègres égorge les blancs. Aussitôt apprès, il est descendu avec deux compagnies de soldats et toute la gendarmerie … La colony été dans un état du siège pour inci dire. La faute de Mr bourgoin, épuis Mr Camouilly (?) magistra qui marchée en tete des soldats et criyée ventré les mulatres et les nègres ; la troupe ses mis en bataille près de la maison Bogard, pharmacien … les Blancs ont gagnés les soldats, la guerre sivil allée commencée … épuis les blancs fesait une caitte … dit on pour payée et gagnée les soldat, le payis été soutenu par un fille d'arignée ; aussitôt se présente de nouveau Messieurs Victor Germains, Mr pény et Mr Melphort bloncourt, tous trois mulatres, à Monsieur Lignières mère de ville … Sait trois Messieurs ont été priers à Monsieur le maire de faire entré les troupes aux cartiers et qu'il répondait sur la tète qu'il ferait la police de la ville et que rien n'arriverait ; le maire à fait droit à leurs demande, les sitoyens fesais retiré le monde, tout et entré dans l'ordre … Tout ses passée dans le calme, je suis blanc, mais je dit honneur aux maire et ces trois mulatre, car j'ai toute entendue étant avec les blancs, Mr dobine docteur médecin à voulu battre le maire pour avoir fait … relevée la troupe car dans les colonie les soldats sont véritablement pour le blanc et contre le nègre, les blancs abuse et je suis sur cela pour provoquée le nègre et le mulatre. Mercredi et jeudi il y à us une guerre siville à la Martinique, … le sang a coulée par torrent. A la pointe à pitre, les nègres ayant apris les événement de la Martinique … les atteliers de la baiemahaut de la Grande terre au nombre de plus de 15 mille sont venus au passage de la gabarre demandant leurs liberté, disan la république et en France, aucune terre francaise ne puis suportée desclave. Alors les colons voulais mètre la colonie en etat de siège, mais Monsieur Blondelle commandant la place à la pointe ses refusée de tirée sur les nègres … De la une députation et partie de la pointe pour la basseterre, dans la nuit ils ont été trouvée le Gouverneur, le Conseil privé ses tenue à 6 heures du matin, et à midi Monsieur le maire et l'adjoint Mr bénéard lemont ons proclamée la Liberté Général des noirs, ils ont été remerciers le Gouverneur, le maire l'adjoint, ils ont planté l'arbre de la Liberté qui et un imortel, ils danse ils chante ils s'amussent est tous et dans le calme, cela sait passée le mieu du monde ; le capitaine Pény, sa goëlette a été à (?) par le Gouvernement pour porté cette nouvelle à la pointe. Je crois que tout se passera comme à la Basse Terre. Mais Mr Duit (?) commissaire de police cest lhome le plus cruel, ces lui qui cause toute les trouble …" (ANOM, Gua. 7/72, lettre signée Hambert ou Lambert au "Sitoyen Ministre", s. d. mais probablement du 27 mai 1848, jour même de l'Abolition ; nous avons reproduit tels quels le style et l'orthographe de l'original, introduisant toutefois quelques signes de ponctuation supplémentaires pour faciliter la lecture).
1300 Document n° 2 "L'ORGANISATION DU TRAVAIL"
Rapport du ministre de la Marine au président de la République sur le décret du 13 février 1852 Lorsque l'esclavage a été aboli dans nos colonies, en 1848, les décrets qui ont consacré cette mesure l'ont accompagnée de quelques dispositions destinées à donner à la police du travail rural et à la répression du vagabondage certaines garanties spéciales, plus sévères que celles du droit commun de la Métropole. Une expérience de plus de quatre années en a démontré l'insuffisance, et aujourd'hui, il est évidemment indispensable de régler d'une manière plus précise et plus efficace les rapports des propriétaires avec les travailleurs coloniaux, et de déterminer strictement leurs devoirs réciproques. Les colons ont, avec raison, tourné leurs vues vers les ressources que leur donnerait l'appel à des travailleurs du dehors, dont l'introduction faite avec mesure et discernement peut, sans nuire aux intérêts des cultivateurs émancipés, devenir un stimulant pour eux, établir une certaine concurrence dans la main-d'œuvre agricole, et contribuer à la réhabilitation, aux yeux des populations affranchies, du travail de la terre, resté si longtemps le partage exclusif de la servitude. Vous vous êtes préoccupé au double point de vue que je viens d'indiquer, des besoins de l'agriculture dans nos établissements d'outre-mer. C'est dans le but d'y satisfaire que vous aviez fait préparer, avec le concours de la commission des affaires coloniales, présidée par M. le duc de Broglie, et ensuite avec l'avis du Conseil d'Etat, un projet de loi que je viens aujourd'hui soumettre, sous forme de décret, à votre sanction. Il est divisé en quatre titres, qui comprennent l'immigration des travailleurs aux colonies, les engagements de travail et les obligations réciproques des travailleurs et de ceux qui les emploient, les dispositions de police et de sûreté, et enfin, diverses dispositions générales.
Les dispositions du titre II, qui règle les engagements de travail et détermine les obligations réciproques des travailleurs et de ceux qui les emploient, sont indistinctement applicables aux contrats de louage des travailleurs immigrants, et à ceux des laboureurs et ouvriers appartenant à la population coloniale. Les bases du régime sont : 1° L'établissement de pénalités de police soit contre les propriétaires, soit contre les travailleurs, suivant que les obligations stipulées par les contrats de louage seront enfreintes par les uns ou par les autres ; 2° L'attribution de ces peines à la juridiction des juges de paix, sauf à accroitre, si l'expérience le fait juger nécessaire, le nombre de ces magistrats, à qui sera rendue la connaissance de toutes les contestations entre les travailleurs et les propriétaires … 3° L'obligation alternative pour les travailleurs ruraux ou d'avoir un engagement d'une année au moins, ou d'être porteurs d'un livret qui serait d'ailleurs exigé de tout individu en état de domesticité, quelle que soit la durée de son engagement. Le titre III est surtout caractérisé par la définition nouvelle qu'il donne au délit de vagabondage dans les colonies, définition que l'expérience signale, depuis longtemps, comme indispensable pour opposer une répression efficace à un genre d'infraction à l'ordre et à la sûreté publique qui, s'il n'était fermement combattu à son origine, menacerait de devenir l'état habituel d'une partie de la population rurale et urbaine de nos colonies. Du reste, en attachant au cas de vagabondage un moyen d'appréciation mieux déterminé pour les tribunaux de police, le décret soumis à votre approbation rétablit, en ce qui regarde les peines applicables à ce délit, les prévisions ordinaires du Code pénal et abroge les dispositions plus sévères, ou du moins plus arbitraires, de l'article 1er d'un des décrets du gouvernement provisoire, du 27 avril 1848. Les autres dispositions comprises dans ce titre sont également destinées à garantir, selon les dispositions spéciales où se trouvent les propriétés agricoles aux colonies, une bonne police dans les ateliers
1301 de travailleurs, et à donner la sécurité aux propriétaires et aux laboureurs paisibles, dans des localités où l'isolement d'un grand nombre d'usines et la faiblesse relative des moyens de surveillance peuvent, beaucoup plus que dans nos campagnes, laisser le champ libre aux maraudeurs et aux sujets dangereux. (GO Gpe, 27 mars 1852).
1302 Document n° 3 LES DEBUTS DE L'IMMIGRATION EN GUADELOUPE : ILLUSIONS ET REALITES
Rapport de la commission de l'immigration au Conseil Général, 1854. A l'unanimité, l'immigration a été déclarée un des moyens de salut les plus efficaces pour le pays, une nécessité absolue. Il est inutile, Messieurs, de s'étendre sur ce chapitre et d'expliquer ou de justifier la pensée de la commission à cet égard. La question est vieille déjà ; elle a passé par tous les comices, par toutes les chambres, par tous les conseils municipaux ; elle en est sortie appuyée partout des mêmes arguments, partout escortée des mêmes conclusions ; enfin, elle est aujourd'hui à l'état d'axiome incontestable. L'immigration, c'est tout l'avenir. Dans quelles conditions se fera-t-elle ? Sur ce point, la commission a recherché, discuté, établi, avec une minutieuse attention, toutes les garanties dont il fallait entourer cet acte important, afin d'en assurer le succès. Le chiffre des immigrants à importer dans le plus bref délai possible, au plus tard d'ici à quatre ans, a été fixé à 10.000. Ce chiffre répond aux premiers besoins, et permet, dans un temps donné, d'asseoir un jugement raisonné sur l'opportunité de la mesure. En même temps, il suffit pour substituer peu à peu le bénéfice à la perte, le possible à l'impossible, la vie à la mort. 10.000 travailleurs étrangers, Messieurs, changeront notamment [notre] situation désespérée. Chacun d'eux fournissant 300 journées, au lieu des 200 que nous arrachons si péniblement de nos cultivateurs actuels, chacun d'eux comptera, à la fin de l'année, pour 3 barriques de sucre, peut-être pour 4, parce que la suite, la régularité, l'opportunité totale de la colonie s'élèvera ainsi de 47 à 77.000 barriques au moins, la moyenne de chaque habitation montera de 90 barriques à 152, et la propriété pourra espérer, non seulement de couvrir ses frais d'exploitation, mais de retirer un intérêt satisfaisant de sa valeur. Toutefois, le chiffre de 10.000 n'est point une limite infranchissable. Une fois nos premiers pas assurés dans cette voie nouvelle, une fois le terrain bien et proprement déblayé par nous, il sera certainement loisible et utile à un autre Conseil, à une autre administration, de substituer à notre marche prudente et circonspecte une marche plus accélérée, une vitesse plus énergique. La question de la nature, de l'origine des immigrants nous a longtemps occupés. L'un de nous, qui a eu, tout dernièrement, dans la Guyane anglaise, l'occasion d'étudier l'immigration sous toutes ses faces, sous toutes ses couleurs pour ainsi dire, a fourni des renseignements qui ont été écoutés avec bienveillance, et qui se résument par ces données générales. L'Africain conserve toujours, malgré un séjour prolongé, une certaine tendance à se rapprocher de l'état sauvage, et s'il s'acclimate matériellement sans peine, il a de la difficulté à s'acclimater moralement, c'est-à-dire à s'identifier à notre vie. Cette immigration au reste, n'a plus de chances de réalisation d'après les avis qui nous arrivent de divers côtés, et après l'échec éprouvé par M. Chevalier, qui avait contracté avec le ministre de la marine. Le Portugais, non pas le Madérien tel que nous l'avons essayé dans cette colonie, mais le Portugais des îles du Cap-Vert, des îles Canaries, du Portugal même, et qui a émigré vers la Guyane anglaise en immense quantité (25.000 environ depuis l'époque de l'émigration), le Portugais de cette espèce que nous ne connaissons pas ici, est un élément peu désirable. Il ne s'engage que, pour deux années, remplit son engagement avec exactitude, mais quitte la terre aussitôt qu'il expire, et emploie immédiatement le pécule économisé au commerce du colportage, puis successivement au commerce de la petite et de la grande boutique. Dans cette position nouvelle, qu'il s'est créée au moyen de deux années de travail transitoire à la houe, le Portugais se montre avide, rapace, peu scrupuleux dans ses transactions, et s'attache surtout, avec une infatigable opiniâtreté de vendeur, à détourner à son profit le pécule de l'immigrant étranger. Un fait unique éclairera, à son endroit, le Conseil général : ce fait est que, sur les 25.000 immigrants Portugais importé dans la Guyane anglaise, 10 ou 12.000 habitent la capitale de la
1303 colonie, George-Town, où ils forment presque la moitié de la population totale. Peut-on espérer de bons et durables résultats d'une race pour laquelle le travail agricole n'est qu'un moyen et non un but … ? Le Chinois est jugé dans toutes les contrées du golfe et de la mer des Antilles où il a pénétré. Travailleur vigoureux et plein d'entrain, son détestable caractère rend nulle son aptitude spéciale à l'agriculture. Le Chinois est turbulent, violent, voleur, querelleur, et même au besoin quelque peu assassin. La police doit exercer sur lui une surveillance incessante, et deux ateliers de Chinois dans la même commune lui donneraient plus de mal que le reste de la commune entière. Il est juste de le dire toutefois, le Chinois dont nous parlons parait être le rebut du céleste empire, et on assure qu'il y aurait lieu d'y recruter d'utiles travailleurs, si on apportait dans le choix plus d'intelligence et de conscience. Ainsi, Mgr Forcade a parlé à plusieurs d'entre nous d'une certaine race de Chinois convertis au catholicisme, qui est animée de bons sentiments, et qui s'établirait d'autant plus volontiers dans nos contrées qu'elle subit chez elle la pression brutale et dégradante de ceux qui l'entourent. Certes une race semblable serait un élément précieux d'immigration, parce que le libéralisme de nos esprits et la douceur de nos mœurs la fixerait à tout jamais sur le sol de la Guadeloupe. Nous prions donc l'Administration de prendre, sur ce point, les renseignements les plus détaillés. Mais le temps presse, et il faut agir sans délai avec les éléments que nous avons sous la main, pourvu qu'ils soient satisfaisants à un certain degré. D'ailleurs, Messieurs, et pour en finir avec la Chine, nous n'avons d'autre notion de l'engagement passé avec l'immigrant de ce pays qu'un contrat de la Trinidad publié dans la Revue coloniale. Or, tout calcul fait, le contrat porte la journée de travail à 1 fr. 60 cent. Ou 1 fr. 75 cent. et encore le samedi est-il réservé. De semblables conditions sont tout simplement impossibles. Reste le Coolie. Le Coolie, Messieurs, a pour lui les suffrages unanimes de ceux qui l'ont employé, la sympathie de toutes les contrées intertropicales où il a paru. Le Coolie, suivant votre rapporteur, est l'immigrant par excellence. Bien faite et solidement constituée quoique fine et élégante, facile à acclimater, de moeurs douces et polies, d'un caractère docile et soumis, cette race est surtout remarquable par sa scrupuleuse fidélité aux engagements pris. Elle n'a pas dit-on, la verve du Chinois, mais elle a, au plus haut degré, la religion du contrat, et son travail toujours suivi, toujours correct, ne laisse rien à désirer, qu'il s'accomplisse sous les yeux ou en dehors de la surveillance du maître. En outre, et jusqu'ici, le salaire du Coolie est le moins élevé de tous ceux qui sont attribués aux immigrants. Ce salaire, en y comprenant toutes les dépenses obligatoires de nourriture, de vêtements, de soins médicaux, a été évalué par le comité d'immigration à 1 fr. 02 cent. par jour. Ne figure pas dans cette somme la part proportionnelle de la prime payée par l'engagiste au moment de la prise de possession …, mais, par contre, les heures supplémentaires de jour ou de nuit dues par l'engagé, en temps de fabrication, en font partie, dans ce sens que l'engagé n'a le droit de rien réclamer pour ce travail extraordinaire ; mais encore, il y a tout lieu de croire que le prix de la nourriture, estimé par le comité à un taux élevé, baissera en raison des soins et de l'extension que l'habitant donnera à la culture des vivres qui en sont la base. Par tous ces motifs, et s'autorisant en outre des expériences récemment faites à la Martinique, votre commission est d'avis que, pour le moment, et sans rien préjuger pour l'avenir, le contingent des 10.000 immigrants jugés nécessaires à la rénovation de la colonie doit être recruté dans l'Inde. (GO Gpe, SO 1854, P ; 74-78).
Exposé sur la situation de la Guadeloupe, présenté par le directeur de l'Intérieur au Conseil Général, 1856. La colonie a reçu par le Bordeaux 555 Indiens, par le Richelieu 512, ce qui porte à 2.000 le nombre des immigrants, madériens ou indiens, dont la population s'est accrue jusqu'à ce jour. Une circonstance regrettable a privé le pays, au profit de la Guyane, du convoi du Sigisbert-Cézard. Le Rubens est annoncé pour la fin de l'année avec un nouveau convoi de 700 Indiens. Ainsi la Compagnie
1304 maritime aura introduit, en 1855 et 1856, 2.200 Indiens environ, sur les 5.000 qui ont fait le sujet de son traité. Ces résultats ne répondent ni à l'impatience des planteurs, dont les demandes s'élèvent déjà à 9.333, ni au vœu du Conseil Général, qui avait été pour l'admission de 10.000 Indiens de 1855 à 1859, ni enfin aux résultats auxquels l'île de la Réunion est déjà arrivée. Car cette colonie était parvenue à s'agréger, par des efforts soutenus, une population de 41.287 travailleurs indiens, chinois, malgaches ou africains, dès le 31 décembre 1854. Pendant une courte période de ces derniers temps, le recrutement des coolies avait présenté des espérances qui semblaient promettre à la Société d'émigration de Pondichéry la prompte réalisation des engagements contractés avec les colonies occidentales. Mais ces espérances n'ont pas tardé à s'affaiblir : le recrutement qui se fait à Madras pour les Antilles anglaises et Demerary, les travaux considérables exécutés par le gouvernement de la Compagnie [des Indes], le retour favorable qui s'est opéré cette année dans l'ordre des saisons de l'Inde, après la sécheresse de 1853 à 1855, et qui promet une récolte des plus heureuses aux populations de l'intérieur, toutes ces causes ont modifié la tendance des coolies à émigrer, et concourent à rendre aujourd'hui le recrutement très difficile. Ces circonstances, en confirmant les appréciations fréquemment exprimées dans la correspondance du département doivent faire comprendre les difficultés de toute nature dont la question de l'immigration est entourée, et modérer ici des impatiences qu'il n'est au pouvoir ni du gouvernement, ni de la compagnie maritime, de satisfaire plus complétement. D'après les dernières informations ministérielles, douze navires de la compagnie maritime (le Richelieu qui vient de nous arriver et le Rubens entre autres), représentant un tonnage qui correspond à 6.500 immigrants, étaient en route ou déjà arrivés dans l'Inde, pour prendre le contingent de coolies qui revient en 1856 aux Antilles, et qui est de 3.000 au maximum pour la Martinique, 2.000 pour la Guadeloupe ; au total 5.000. Toute la question est donc maintenant dans les difficultés du recrutement. Ce recrutement ne produira probablement pas en 1856, pour la Guadeloupe, au-delà des 1.200 coolies du Richelieu et du Rubens. Pour 1857, il doit être calculé de 1.000 à 1.200 individus. Afin de combler le déficit qu'il y a lieu de prévoir dès à présent dans l'immigration indienne en 1857, S. Exc. le ministre a décidé qu'un essai d'immigration chinoise serait fait à la Guadeloupe. En conséquence, un traité a été conclu, le 22 août dernier, entre le département et la compagnie maritime L. ARNAULD, TOUACHE et Cie. La compagnie s'est engagée à introduire de 5 à 600 Chinois dans le courant de l'année 1857. Ces travailleurs seront importés au prix de 400 francs, avances non comprises, par individu adulte ayant un engagement de cinq à sept ans. Sur ces 400 francs, 300 seront à la charge de la colonie et 100 seulement à la charge de l'engagiste. D'un autre côté, le département a autorisé l'administration locale à se procurer des immigrants de toute provenance. Des propositions ont été présentées par diverses personnes pour l'introduction de travailleurs africains, madériens, chinois, même d'Indiens présentement établis au Venezuela après avoir accompli leur engagement dans les colonies anglaises. Les offres relatives aux Africains sont émanées d'une maison qui a déjà traité avec le Gouvernement de la Guyane pour l'introduction de 3.000 travailleurs au prix de 320 francs. Mais les conditions du traité ne sont pas encore bien exactement déterminées. Une autre maison, de la Nouvelle-Orléans, proposerait l'introduction d'Africains engagés pour dix années, et dont le salaire ne s'élèverait pas au dessus de 50 centimes par jour. Cette immigration se ferait moyennant le prix de 300 francs par individu adulte. (GO Gpe, 31 octobre 1856).
1305 Document n° 4 LA CONVENTION FRANCO-BRITANNIQUE DU 1ER JUILLET 1861 Sa Majesté l'Empereur des Français ayant fait connaître, par une déclaration en date de ce jour (1er juillet 1861), sa volonté de mettre fin au recrutement, sur la côte d'Afrique, de travailleurs noirs par voie de rachat, et, en conséquence, Sa Majesté la Reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande désirant faciliter l'immigration des travailleurs libres dans les colonies françaises, leurs dites Majestés ont résolu de conclure une Convention destinée à régler le recrutement sur les territoires britanniques dans l'Inde. A cet effet, elles ont nommé pour leurs plénipotentiaires, savoir, Sa Majesté l'Empereur des français, M. Edouard-Antoine Thouvenel, sénateur, son Ministre et secrétaire d'Etat au département des Affaires étrangères ; Et Sa Majesté la Reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande, le très-honorable Henri-Richard-Charles comte Cowley, son ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire près Sa Majesté l'Empereur des Français ; Lesquels, après s'être communiqué leurs pleins pouvoirs respectifs trouvés en bonne et due forme, sont convenus des articles suivants : Article premier. – Le Gouvernement français pourra recruter et engager pour les colonies francises des travailleurs sur les territoires indiens appartenant à la Grande-Bretagne, et embarquer les émigrants sujets de Sa Majesté Britannique, soit dans les ports britanniques, soit dans les ports français de l'Inde, aux conditions ci-après stipulées. Art. 2. – Le Gouvernement français confiera, dans chaque centre de recrutement, la direction des opérations à un agent de son choix. Ces agents devront être agréés par le Gouvernement britannique. Cet agrément est assimilé, quant au droit de l'accorder et de le retirer, à l'exéquatur donné aux agents consulaires. Art. 3. – Ce recrutement sera effectué conformément aux règlements existants ou qui pourraient être établis pour le recrutement des travailleurs à destination des colonies britanniques. Art. 4. – L'agent français jouira, relativement aux opérations de recrutement qui lui seront confiées, pour lui comme pour toutes les personnes qu'il emploiera, de toutes les facilités et avantages accordés aux agents de recrutement pour les colonies britanniques. Art. 5. – Le Gouvernement de Sa Majesté Britannique désignera, dans les ports britanniques où aura lieu l'embarquement des émigrants, un agent qui sera spécialement chargé de leurs intérêts. Le même soin sera confié, dans les ports français, à l'agent consulaire britannique, à l'égard des indiens de Sa Majesté Britannique. Sous le terme agents consulaires sont compris les consuls, vice-consuls et tous autres officiers consulaires commissionnés. Art. 6. – Aucun émigrant ne pourra être embarqué sans que les agents désignés dans l'article précédent aient été mis à même de s'assurer, ou que l'émigrant n'est pas sujet britannique, ou, s'il est sujet britannique, qu'il s'est librement engagé, qu'il a une connaissance parfaite du contrat qu'il a passé, du lieu de sa destination, de la durée probable de son voyage et des divers avantages attachés à son engagement. Art. 8. – Les contrats devront, en outre, stipuler :
1306 1° La durée de l'engagement, à l'expiration duquel le rapatriement reste à la charge de l'administration française, et les conditions auxquelles l'émigrant pourra renoncer à son droit de rapatriement gratuit ; 2° Le nombre des jours et des heures de travail ; 3° Les gages et les rations, ainsi que les salaires pour tout travail extraordinaire, et tous les avantages promis à l'émigrant ; 4° L'assistance médicale gratuite pour l'émigrant, excepté pour le cas où, dans l'opinion de l'agent de l'Administration, sa maladie serait le résultat de son inconduite. Tout contrat d'engagement portera copie textuelle des articles 9, 10 et 21 de la présente Convention. Art. 9. – 1° La durée de l'engagement d'un immigrant ne pourra être de plus de cinq années. Toutefois, en cas d'interruption volontaire du travail régulièrement constatée, l'immigrant devra un nombre de jours égal à celui de la durée de l'interruption ; 2° A l'expiration de ce terme, tout Indien qui aura atteint l'âge de dix ans au moment de son départ de l'Inde aura droit à son rapatriement aux frais de l'Administration française ; 3° S'il justifie d'une conduite régulière et de moyens d'existence, il pourra être admis à résider dans la colonie sans engagement ; mais il perdra, dès ce moment, tout droit au rapatriement gratuit ; 4° S'il consent à contracter un nouvel engagement, il aura droit à une prime et conservera le droit au rapatriement à l'expiration de ce nouvel engagement. Le droit de l'immigrant au rapatriement s'étend à sa femme et à ses enfants ayant quitté l'Inde âgés de moins de dix ans, et à ceux qui sont nés dans les colonies. Art. 10. – L'immigrant ne pourra être tenu de travailler plus de six jours sur sept, et plus de neuf heures et demie par jour. Les conditions du travail à la tâche et tout autre mode de règlement du travail devront être librement débattus avec l'engagé. N'est pas considéré comme travail l'obligation de pourvoir, les jours fériés, aux soins que nécessitent les animaux et aux besoins de la vie habituelle. Art. 11. – Dans les ports britanniques, les dispositions qui précèdent le départ des émigrants seront conformes à celles prescrites par les règlements pour les colonies britanniques. Dans les ports français, l'agent d'émigration ou ses délégués remettront aux agents consulaires britanniques, au départ de tout navire d'émigrants, la liste nominative des émigrants sujets de Sa Majesté Britannique, avec les indications signalétiques, et leur communiqueront les contrats, dont ils pourront demander copies ; dans ce cas, il ne leur sera donné qu'une seule copie pour tous les contrats identiques. Art. 12. – Dans les ports d'embarquement, les émigrants sujets de Sa Majesté Britannique seront libres de sortir, en se conformant aux règlements de police relatifs à ces établissements, des dépôts ou de tout endroit où ils seraient loges, pour communiquer avec les agents britanniques, lesquels pourront, de leur côté, visiter à toute heure convenable les lieux où se trouveraient réunis ou logés les émigrants sujets de Sa Majesté Britannique. Art. 13. – Le départ des émigrants de l'Inde pour les colonies à l'est du cap de Bonne-Espérance pourra avoir lieu à toutes les époques de l'année. Pour les autres colonies, les départs ne pourront s'effectuer que du 1er août au 15 mars. Cette disposition n'est applicable qu'aux bâtiments à voiles ; les départs pourront avoir lieu toute l'année par des bâtiments munis d'un moteur à vapeur. Tout émigrant partant de l'Inde pour les Antilles entre le 1er mars et le 15 septembre recevra au moins une couverture de laine double (en sus des vêtements qui lui sont ordinairement attribués), et pourra s'en servir aussi longtemps que le navire sera en dehors des tropiques.
1307 Art. 14. – Tout navire transportant des émigrants devra avoir à son bord un chirurgien européen et un interprète. Les capitaines des navires portant des émigrants seront tenus de se charger de toute dépêche qui leur serait remise par l'agent britannique au port d'embarquement pour l'agent consulaire britannique au port de débarquement, et la remettront immédiatement après leur arrivée à l'Administration coloniale. Art. 15. – Dans tout navire affecté au transport des émigrants sujets de Sa Majesté Britannique, les émigrants occuperont, soit dans les entreponts, soit dans les cabines construites sur le pont supérieur, solidement établies et parfaitement couvertes, un espace qui sera attribué à leur usage exclusive. Ces cabines et entreponts devront avoir partout une hauteur qui ne sera pas moindre, en mesure française, de un mètre soixante-cinq centimètres (1 m 65), en mesure anglaise, de cinq pieds et demi (5 pieds 1/2). Chacun des logements ne pourra recevoir plus d'un émigrant adulte par espace cubique de deux mètres (2 m), soit en mesure anglaise, soixante-douze pieds (72 pieds), dans la présidence du Bengale et à Chandernagor, et de un mètre sept cent décimètres, soit, en mesure anglaise, soixante pieds, dans les autres ports français et dans les présidences de Bombay et de Madras. Un émigrant, âgé de plus de dix ans, comptera pour un émigrant adulte et deux enfants âgés de un à dix ans compteront pour un émigrant adulte. Un local devant servir d'hôpital sera installé sur tout navire destiné à transporter des émigrants. Les femmes et les enfants devront occuper des postes distincts et séparés de ceux des hommes. Art. 16. – Chaque contingent devra comprendre un nombre de femmes égal, au moins, au quart de celui des hommes. A l'expiration de trois ans, la proportion numérique des femmes sera portée à un tiers ; deux ans plus tard, à la moitié, et, deux ans après, la proportion sera fixée telle qu'elle existera pour les colonies britanniques. Art. 17. – Les agents britanniques à l'embarquement auront, à tout moment convenable, le droit d'accès dans toutes les parties des navires attribuées aux émigrants. Art. 18. – Les gouverneurs des établissements français dans l'Inde rendront les règlements d'administration nécessaires pour assurer l'entière exécution des clauses ci-dessus stipulées. Art. 19. – A l'arrivée dans une colonie française d'un navire d'émigrants, l'Administration fera remettre à l'agent consulaire britannique, avec les dépêches qu'elles auraient reçues pour lui : 1° Un état nominatif des travailleurs débarqués, sujets de Sa Majesté Britannique ; 2° Un état des décès ou des naissances qui auraient eu lieu pendant le voyage. L'Administration coloniale prendra les mesures nécessaires pour que l'agent consulaire britannique puisse communiquer avec les émigrants avant leur distribution dans la colonie. Une copie de l'état de distribution sera remise à l'agent consulaire. Il lui sera donné avis des décès et naissances qui pourraient survenir durant l'engagement, ainsi que des changements de maîtres et de rapatriement. Tout rengagement ou acte de renonciation au droit de rapatriement gratuit sera communiqué à l'agent consulaire. Art. 20. – Les immigrants sujets de Sa Majesté Britannique jouiront, dans les colonies françaises, de la faculté d'invoquer l'assistance des agents consulaires britanniques, au même titre que tous les autres sujets relevant de la Couronne Britannique et conformément aux règles ordinaires du droit international, et il ne sera apporté aucun obstacle à ce que l'engagé puisse se rendre chez l'agent consulaire et entrer en rapport avec lui; le tout sans préjudice, bien entendu, des obligations résultant de l'engagement.
1308 Art. 21. – Dans la répartition des travailleurs, aucun mari ne sera séparé de sa femme ; aucun père, ni aucune mère, de ses enfants âgés de moins de quinze ans. Aucun travailleur, sans son consentement, ne sera tenu de changer de maître, à moins d'être remis à l'Administration ou à l'acquéreur de l'établissement dans lequel il est occupé. Les immigrants qui deviendraient, d'une manière permanente, incapables de travail, soit par maladie, soit par d'autre cause involontaires, seront rapatriés aux frais du gouvernement français, quel que soit le temps de service qu'ils devraient encore pour avoir droit au rapatriement gratuit. Art. 22. – Les opérations d'immigration pourront être effectuées dans les colonies françaises, par des navires français ou britanniques indistinctement. Les navires britanniques qui se livreront à ces opérations devront se conformer à toutes les mesures de police, d'hygiène et d'installation qui seraient imposées aux bâtiments français. Art. 23. – Le règlement de travail de la Martinique servira de base à tous les règlements des colonies françaises dans lesquelles les immigrants indiens sujets de Sa Majesté Britannique pourront être introduits. Le Gouvernement français s'engage à n'apporter à ce règlement aucune modification qui aurait pour conséquence ou de placer lesdits sujets indiens dans une position exceptionnelle ou de leur imposer des conditions de travail plus dures que celles stipulées par ledit règlement. Art. 24. – La présente Convention s'applique à l'émigration aux colonies de la Réunion, de la Martinique, de la Guadeloupe et dépendances et de la Guyane. Elle pourra ultérieurement être appliquée à l'émigration pour d'autres colonies dans lesquelles les agents consulaires britanniques seraient institués. Art. 25. – Les dispositions de la présente Convention, relatives aux indiens sujets de Sa Majesté Britannique, sont applicables aux natifs de tout Etat indien place sous la protection ou le contrôle politique de Sadite Majesté, ou dont le Gouvernement aura reconnu la suprématie de la Couronne Britannique. Art. 26. – La présente Convention commencera à courir à partir du 1er juillet 1862 ; sa durée est fixée à trois ans et demi. Elle restera de plein droit en vigueur si elle n'est pas dénoncée dans le courant du mois de juillet de la troisième année, et ne pourra plus être dénoncée que dans le courant du mois de juillet de chacune des années suivantes. Dans le cas de dénonciation, elle cessera dix-huit mois après. Néanmoins, le gouverneur général de l'Inde britannique, en son conseil, aura, conformément à l'acte du 19 septembre 1856 relatif à l'immigration aux colonies britanniques, la faculté de suspendre, en tout temps, l'émigration pour une ou plusieurs des colonies françaises, dans le cas où il aurait lieu de croire que, dans cette ou ces colonies, les mesures convenables n'ont pas été prises, soit pour la protection des émigrants immédiatement à leur arrivée ou pendant le temps qu'ils y ont passé, soit pour leur retour en sûreté dans l'Inde, soit pour les pourvoir du passage de retour à l'époque à laquelle ils y auront droit. Dans le cas, cependant, où il serait fait usage, à quelque moment que ce soit, de la faculté ainsi réservée au gouvernement général de l'Inde britannique, le Gouvernement français aura le droit de mettre fin immédiatement à la Convention tout entière s'il juge convenable d'agir ainsi. Mais, en cas de cessation de la présente Convention, par quelques causes que ce soit, les stipulations qui sont relatives aux sujets indiens de Sa Majesté Britannique introduits dans les colonies françaises resteront en vigueur pour lesdits sujets indiens, jusqu'à ce qu'ils aient été rapatriés, ou qu'ils aient renoncé à leur droit à un passage de retour dans l'Inde. Art. 27. – La présente Convention sera ratifiée, et les ratifications en seront échangées à Paris dans le délai de quatre semaines, ou plus tôt si faire se peut.
1309 En foi de quoi, les plénipotentiaires respectifs l'ont signée et y ont apposé le cachet de leurs armes. Fait à Paris, le 1er juillet de l'an de grâce 1861. (L. S.) THOUVENEL. (L. S.) COWLEY. (GO Gpe, 31 décembre 1861).
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SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE
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1. ARCHIVES ET SOURCES MANUSCRITES 1.1. Archives Nationales d'Outre-Mer, à Aix-en-Provence (ANOM) a) Fonds ministériels, séries géographiques Dans un souci d'allégement de nos références infrapaginales, nous nous abstenons de rappeler systématiquement ces deux mentions, pour passer directement à celle de la colonie concernée, suivie des numéros des carton/dossier. Les titres sont ceux portés sur les dossiers. 1. Guadeloupe (Gua.) 3/25 : Exposé sur la situation de la colonie, 1874. 4/45 : Rapports de tournée du gouverneur, 1852-53. 4/47 et 48 : Rapports généraux du gouverneur, 1850-51 et 1853-54. 4/49 : Troubles de 1848-50. 4/51 : Rapports des capitaines de navires ayant fait escale en Guadeloupe, 1848-49. 4/54 : Rapports du gouverneur, 1856-59. 5/64 : Correspondance générale du gouverneur, 1848-51. 6/68 : Fermentation politique et sociale, 1848-49. 6/70 : Correspondance et rapports du gouverneur, 1849-57. 7/72 : Abolition de l'esclavage, 1848. 10/92 : Correspondance générale et rapports des gouverneurs, 1864-74. 11/125, 129 et 130 : Correspondances administrative générale, situation de la colonie, 1883, 1884 et 1886-87. 12/131, 133, 135 et 139 : Correspondance générale, 1888, 1889-91, 1852 et 1881-82, 1884-85. 14/148 : Rapport des gouverneurs, 1887. 14/154 : Travail. Application du décret du 13 février 1852, 1851-64. 15/155 : Immigration étrangère, 1848-52. 15/156 : Immigration de Noirs américains, 1862. 15/157 : Immigration indienne. Rapatriements, convoi du Paul Adrien, 1865. 15/158 : Immigration annamite, 1872-81. 15/160 : Immigration indienne. Convoi d'introduction du Nantes-Bordeaux, 1888-90. 15/161 : Immigration indienne. Convoi de rapatriement du Nantes-Bordeaux, 1889-90. 25/238 : Immigration indienne. Dossiers par convois, 1880-85. 27/258 : Bulletins mensuels sur la situation économique, 1868-80. 28/261 : Immigration indienne. Rapatriements, dossiers des convois, 1890-95. 28/262 : Immigration indienne. Rapatriements par la voie des paquebots, généralités, 18901906. 32/302 : Immigration chinoise, 1858-59. 55/394 : Rapatriement d'immigrants indiens, 1894-1905. 55/395 : Immigration indienne. Budget, personnel, réglementation, 1874-90. 56/397 : Suppression de l'émigration indienne pour les Antilles par le gouvernement britannique, 1888-97. 56/398 : Immigration indienne. Correspondance générale, divers, 1875-90. 56/399 : Immigration indienne. Sévices contre les engagés, 1858-84. (Contient aussi beaucoup de rapports généraux sur la situation des Indiens sur les habitations).
56/400 : 56/401 : 56/402 : 57/405 :
Transmission en Inde des sommes déposées par des immigrants en Guadeloupe, 1892-95. Immigration indienne. Affaires générales, 1889-99. Immigration indienne. Recrutements, rapatriements, 1877-89. Immigration indienne. Statistique des décès, 1887-1905.
1372 58/408 : 59/410 :
Immigration indienne. Réglementation, 1880-95. Immigration indienne. Statistique, 1887-94. (Ne concerne en réalité que les rapatriements)
59/411 : Immigration. Rapports du protecteur des immigrants, 1892-94. 59/412 : Rapports de l'Inspection coloniale sur le service de l'Immigration, 1897. 61/436 : Immigration indienne. Rapatriements, convoi du Jorawur, 1886. 61/437 Immigration indienne. Rapatriements, convoi du Nantes-Le-Havre, 1887-90. 63/450 : Régime commercial des morues, du riz et autres objets, 1848-1903. 65/477 : Crise économique sucrière, 1894-96. 66/491 : Projets de reprise de l'immigration africaine, 1888-91. 66/492 : Immigration chinoise, 1854-81 72/548 : Immigration africaine. Autorisations gubernatoriales de mariage, 1870-77. 76/565 : Placement des immigrants chinois, 1860. 91/635 et 636 : Budget de l'immigration, 1856-63 et 1863-80. 91/637 et 638 : Rapatriement d'immigrants indiens, 1882 et 1884-87. 91/639 : Primes de rapatriement, 1853-58. 91/640 : Rapatriement d'immigrants indiens, 1882-83. 98/697 : Bulletins agricoles, 1880-83. 101/718 : Fermentation sociale, 1901-02. 101/720 : Fermentation politique, 1872-1900. 106/744 : Procès-verbaux du Conseil Privé du gouverneur, 1905. 106/745 : Immigration indienne. Rapatriements, convoi du Parmentier, 1861-63. 107/754 : Naturalisation des immigrants africains demeurant à la Guadeloupe, 1884-86. 108/757 : Régime et police du travail, 1852-64. 108/759 : Immigration madérienne, 1853-56. 129/864 : Correspondance administrative. Renseignements sur la situation de la Guadeloupe, 1865-69. 134/901 : Régime commercial des céréales, 1848-66. 155/1012 : Immigration africaine. Autorisations gubernatoriales de mariage, 1874-76. 178/1112 : Contribution personnelle, 1837-59. 180/1116 : Rapports sur la situation des immigrants, 1854-64. 180/1118 : Dispositions générales relatives à l'immigration, 1852-65. 183/1126 : Immigration indienne. Dossiers par convois, 1880-85. 186/1138 : Immigration indienne, 1852-61. 186/1139 : Immigration africaine. Dossiers des convois, 1858-60. 188/1144 : Exécution de la convention de 1861, 1861-77. 189/1146 : Immigration africaine. Traité Régis, 1857-63. 203/1229 : Situation financière de la Guadeloupe, 1895-1907. 260/1567 : Immigration européenne, 1849-53. 266/1640 : Population, état-civil, immigration. Divers, 1856-1901. 536/1807 : Affaire Cavalier de Mocomble. Sévices contre immigrants indiens, 1863. 2. Inde 464/587 : Législation relative à l'émigration indienne vers les colonies, 1840-92. 464/588/ Cahier des charges, conventions et marchés passés entre l'Etat et diverses compagnies maritimes et armateurs pour le transport et le rapatriement des émigrants indiens aux Antilles et en Guyane, 1866-93. 464/589 : Rapatriement d'émigrants indiens en provenance des Antilles et de la Guyane, 1868-94. 464/591 : Affaire Bédier-Prairie, 1849-54. 464/593, 594, 595, 596 : Emigration indienne. Correspondance, 1851, 1852-53, 1854-55, 1856-57.
1373 465/597 : Affaire de l'Auguste, 1854-55. 465/599 et 600 : Emigration indienne. Correspondance, 1857 et 1858-61. 466/601 : Application de la convention franco-britannique du 1er juillet 1861. 466/602 : Emigration indienne. Correspondance, 1862. 467/607 : Difficultés d'application et divergences franco-anglaises d'interprétation de la convention de 1861, 1865-66. 467/608 et 610 : Emigration indienne. Correspondance, 1863-67 et 1868-83. 3. Martinique (Mar.) 13/128 : Correspondance relative à l'immigration indienne, 1871-81. 20/180 : Chemins de fer à voie étroite de la Martinique, avant-projet. Rapport de l'ingénieur Jourjon, 1883. 32/276 Rapports périodiques et statistiques, 1880-86. 41/345 : Rapport de l'inspecteur des Colonies Michaud sur le service de l'Immigration, 1878. 130/1170 : Rapports du commissaire à l'immigration, 1855-67. 130/1176 : Mémoire de l'agent consulaire anglais à la Martinique et réponse du directeur de l'Intérieur, 1874.
b) Autres fonds et séries 1. Fonds ministériel, série "Généralités" (Géné.) 117/1008 : Agence d'émigration de Calcutta, 1872-86. 118/1011 : Immigration. Navires, statistiques, 1854.67. 118/1016 : Emigration indienne. Négociations avec la Grande-Bretagne, 1859. 118/1017 : Centre d'émigration de Yanaon, 1858. 118/1018 : Emigration indienne. Négociations avec la Grande-Bretagne, 1860. 118/1027 : Organisation sanitaire des dépôts d'émigrants dans les Etablissements français de l'Inde, 1860-61. 118/1028 : Evasions d'engagés vers les colonies voisines (des Antilles et de la Guyane), 1857-64. 118/1035 : Immigration indienne. Pécule ramené en Inde par les émigrants rapatriés, 1882. 118/1036 : Emigration indienne. Proportion de femmes par convoi, 1876. 118/1039 : Emigration chinoise. Divers, 1855-60. 118/1045 : Immigration indienne. Rapatriements, 1864-67. 122/1077 : Immigration. Correspondance, rapatriements, 1878-85. 122/1078 : Immigration indienne. Correspondance, divers 1872-92. 124/1087 : Immigration madérienne, 1856-72. 125/1091 : Immigration indienne. Exécution de la convention de 1861. Agissements des autorités britanniques …, 1862-66. 125/1092 : Immigration indienne. Convention de 1861, 1861-62. 125/1093 : Immigration indienne. Exécution de la convention de 1861, 1861-81. 125/1094 : Immigration indienne. Prorogation de la convention de 1861, 1861-66. 126/1097 : Immigration chinoise. Transport des émigrants, 1856-57. 126/1101 : Immigration indienne. Médecins-commissaires du gouvernement embarqués avec les convois, 1863-94. 127/1103 : Commission du travail aux colonies, correspondance, 1872-82. 127/1103 et 1104 : Procès-verbaux des séances de la Commission du régime du travail aux colonies, 1873 et 1874. 127/1119 : Notes et papiers divers relatifs à l'immigration indienne, 1853-61. 129/1120 : Transport des émigrants par la Compagnie Générale Maritime, 1854-62.
1374 130/1124 : Immigration chinoise. Correspondance entre les ministères des Colonies et des Affaires Etrangères et la légation et les consulats de France en Chine, 1853-60. 135/1145 : Immigration européenne aux colonies. Propositions et combinaisons diverses, 1848-49. 136/1174 : Rapports médicaux sur les convois d'émigrants pour les Antilles, 1873-80. 137/1175 : Agences d'émigration de l'Inde. correspondance générale. 1862-63. 137/1176 : Agences d'émigration de l'Inde. Organisation des agences, nomination des agents, candidatures, 1860-62. 137/1177 : Agences d'émigration de l'Inde. Agence de Bombay, 1863-74. 137/1178 : Agences d'émigration de l'Inde. Agence de Madras, 1862-75. 137/1179 : Agences d'émigration de l'Inde. Agence de Yanaon, 1863-75. 137/1180 : Agences d'émigration de l'Inde. Organisation des agences, généralités, 1861-73. 137/1181 : Agences d'émigration de l'Inde. Fonctionnement des agences, 1872. 137/1182 : Agences d'émigration de l'Inde. Organisation des agences, 1872. 141/1199 : Caisses de l'immigration. Subventions, 1864-70. 141/1201 : Caisses de l'immigration. Paiement de primes pour introduction d'Indiens aux Antilles, 1853-56. 141/1202 : Caisses de 'l'immigration. Compte-courant de l'immigration, 1854-59. 141/1203 : Caisses de l'immigration. Subventions, 1857-66. 141/1205 : Immigration indienne. Paiement de fret aux armateurs ; marchés de transport, offres, 1876-90. 141/1206 : Caisses de l'immigration. Notes diverses, 1860-72. 141/1226 : Organisation du travail. Préparation du décret du 13 février 1852. 145/1227 : Relevé des condamnations prononcées en vertu du décret du 13 février 1852, 185365. 145/1228 : Police du travail. Relevé des condamnations prononcées en vertu du décret du 13 février 1852, 1853-56. 145/1229 : Relevés statistiques des livrets et engagements de travail en application du décret du 13 février 1852. 148/1244 : Immigration européenne aux Antilles depuis l'abolition de l'esclavage, 1848-51. 627/2732 : Emigration, colonies, 1848-50. 2. Dépôt des Papiers Publics des Colonies Toujours dans un souci d'allégement de nos références, pas de mention "DPPC" dans les notes. Greffes (Gr.) Registres 1399 à 1409 : Cour d'assises de Pointe-à-Pitre (C. d'Ass. PAP), 1859-97. Registres 1935 à 1938 : Justice de paix (J. Paix) de Moule, 1882-88. Registres 1990 et 1991 : Justice de paix de Port-Louis, 1882-88. Registres 2007 et 2008 : Justice de paix de Saint-François, 1882-88. Notaires Par sa nature même, ce travail n'exigeait pas un recours important à ce type de source. Nous avons dépouillé les minutes des principaux notaires de la Guadeloupe en 1848-49 : Cicéron père (Moule), Gardemal (Pointe-à-Pitre), J. F. Guilliod (PAP), Johanneton (PAP), Anatole Léger (PAP), Alexis Lemoine-Maudet (Port-Louis), Thionville (PAP), M. J. Ruillier et A. Mollenthiel (Basse-Terre). En outre, nous avons utilisé quelques actes de Louis Guilliod (Pointe-à-Pitre, 1872-1901), dont nous avions dépouillé intégralement les minutes à l'occasion de précédentes recherches.
1375 3. Divers Correspondance générale Guadeloupe, registre 131 : Bulletins trimestriels du commerce et de la navigation, 1845-50. Dossiers personnels EE 596 (1) : Darrigrand, 1861-84. Archives de l'usine du Galion 118 AQ 348 : Personnel, 1883-1945. Fonds territorial "Inde" Ce sont les anciennes archives des Etablissements français de l'Inde, rapatriés au moment de la rétrocession, en 1954. Pour éviter toute confusion avec la série géographique "Inde" du Fonds ministériel (ANOM, Inde), nous les désignons en abrégé par "Arch. Pondy". E1 à 3 : correspondance des gouverneurs avec le ministère, lettres au départ, 1849-54 et 187981 (seules années conservées, rien dans l'intervalle).
1.2. India Office Record, à Londres (IOR) a) Série P : Proceedings Elle est divisée en sous-séries correspondant aux différents services du gouvernement général de l'Inde et des gouvernements régionaux, selon la nature des affaires traitées. Celle des "Emigration Proceedings" débute malheureusement beaucoup plus tard que l'émigration vers les colonies françaises : 1860 pour le Bengale et 1871 seulement pour le gouvernement de l'Inde. Plus regrettable encore, il n'en existe pas pour la présidence de Madras, dans laquelle sont enclavés Pondichéry et Karikal. On pourrait éventuellement combler ces lacunes chronologiques et géographiques en recourant à l'énorme fonds des "Public Proceedings", dans lesquels étaient traitées toutes les affaires ne faisant pas l'objet d'une sous-série particulière, mais nous avons reculé devant l'ampleur d'une tâche qui consistait à "partir à la pêche" pour un résultat aléatoire dans plusieurs centaines de dossiers en vue de détecter ceux pouvant éventuellement concerner notre sujet1. On peut toutefois y suppléer en partie par d'autres sources que nous présenterons par la suite. A l'époque qui nous concerne, les "Proceedings" sont presque toujours imprimés. Ils sont reliés en d'énormes registres de plusieurs centaines de pages chacun. La pagination n'obéit à aucune rationalité ; elle est généralement annuelle, parfois semestrielle ou trimestrielle, parfois elle inclut les appendices, parfois non ; parfois ceux-ci sont annexés directement dans le corps de l'affaire traitée, parfois regroupés par mois, parfois tous ensemble en fin d'année … Dans nos références, nous avons essayé d'être le plus clair et le plus précis possible. Nous avons consulté les volumes suivants : P 677, 691, 692, 693, 694, 932, 1171, 1332, 1348, 1502, 1662, 1862, 2057, 2058, 2278, 2526, 2727, 2728, 2975, 2976, 3213, 3214, 3445, 3675, 3904, 4128, 4358, 4567, 4766, 4981, 5210, 5442 : Emigration Proceedings, India, 1871-98. P 170, 171, 872, 1152, 1307, 1481, 1633, 2230 : Emigration Proceedings, Bengal, 1873-85.
1. Les "Public Proceedings" du gouvernement de l'Inde de 1853 à 1870 representent 111 volumes, et ceux du gouvernement de Madras de 1850 à 1885, 133 volumes.
1376 b) Autres séries E4 : East India Company. Correspondence with India. C'est la correspondance reçue de l'Inde. Un fonds énorme ; la seule période concernant notre sujet (1850-1858) représente 72 volumes, mais il existe heureusement un index très commode avec une entrée "Emigration to French Colonies" qui permet de localiser immédiatement les documents relatifs à sa recherche. Nous concernent les volumes suivants : E4/805, 812, 852 : India & Bengal Despatches, 1850, 1851, 1858. E4/973, 974, 979, 987, 988 : Madras Despatches, 1850, 1851, 1853, 1857. L/P & J : Public and Judicial Department 1/89 : East India Company. Correspondence about emigration, French Colonies, 1850-58. 3/200 à 204 : Correspondence with India. Emigration letters from Bengal and India, 1880-84. 5/459 à 461 : Miscellaneous. Papers about emigration to Réunion and other French Colonies, 1860-82.
1.3. Archives Départementales de la Guadeloupe, à Gourbeyre (ADG) a) E-Dépôt 3 : Archives Municipales du Moule Les registres matricules forment le joyau de ce fonds pour ce qui concerne notre sujet. L'ensemble se compose de deux séries de registres, établis dans l'ordre alphabétique, puis, à l'intérieur de celui-ci, chronologique, l'une de 1852 à 1861, l'autre à partir de 1862. Ceux de la première série, rédigés sur un papier de très mauvaise qualité avec une encre extrêmement acide, sont dans un tel état qu'ils sont pratiquement inconsultables. Aussi n'avons-nous dépouillé systématiquement que les registres de la seconde série. Nous avons relevé tous les immigrants, indiens ou non, immatriculés entre 1861 (et reportés dans la seconde série) et 1889, date de l'arrivée du dernier convoi d'Indiens ; en tout 4.888 personnes, une fois corrigés les doublons et autres erreurs, dont 4.034 Indiens. Pour chacun d'eux sont prévues sept colonnes : 1) Nom et numéro matricule ; 2) Etat-civil : âge, lieu de naissance2, filiation, profession (presque toujours "cultivateur"), date et/ou bateau d'arrivée dans l'île (à partir de 1880), parfois date du décès ; 3) Habitation d'affectation ; 4) Numéros du "livret" à lui attribué (Colonne très rarement remplie) ; 5) Date et durée du premier engagement et éventuellement des rengagement postérieurs ; 6) Date de cessation de l'emploi (Très rarement portée) ; 7) Nom de l'employeur. Il est extrêmement rare que toutes les colonnes, ou même une majorité d'entre elles soient remplies. Selon le phénomène que l'on veut étudier, le nombre d'informations disponibles varie entre 1.000 et 2.500 mentions. Ce fonds étant en cours de classement et ne se composant pas que des seuls registres matricules, nous limitons nos références à la mention "Matr. Moule", suivie du numéro du registre. Ont été dépouillés les volumes n° 2, 3, 5, 6, 7,11 à 18, 21,23, 26, 27,31 à 34, 40 à 42, 44 à46, 50 à 53, 56 à 58, 60 à 62, 64 à 69, 74 à 76, 80, 81,83 à 92. b) 5K : Conseil Privé du gouverneur Procès-verbaux des délibérations, volumes 40 à 85, 32 mars 1848 à 15 décembre 1863. 2. Très rarement un nom de lieu précis ; le plus souvent "Inde" ou le port d'embarquement.
1377 Nous avons dépouillé tous les registres dans lesquels les délibérations ont été reproduites in extenso, permettant ainsi de reconstituer les processus décisionnels au sein de cette instance où se situe le cœur du pouvoir dans la colonie. Au-delà, les p. v. deviennent de plus en plus succincts et finissent par se contenter uniquement d'enregistrer les décisions prises avant publication dans la Gazette Officielle ; nous ne les avons donc pas consultés. c) Archives judiciaires Fonds en cours de classement, intégré provisoirement dans la "Série continue" destinée à recevoir les nouveaux versements au fur et à mesure de leur entrée aux ADG, en attendant leurs cotes définitives ; la numérotation des cartons est assez approximative. Dans nos références, nous indiquons successivement la juridiction concernée, le n° du carton et la date de l'audience. Concernent notre sujet les articles suivants : Tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre (T. Corr. PAP) Cartons 6979 à 6985 : Feuilles d'audience, 1856 et 1859-71. C. 6986 : idem, 1877-79. C. 6987 à 6993 : idem, 1880-87. C. 6997 à 7000 : idem, 1872-77. C. 7002 : idem, 1878. Tribunal de première instance de Pointe-à-Pitre (TPI PAP) C. 6994 et 6995 : Audiences civiles, 1864-70 et 1876-85 (lacunes importantes). C. 7001 et 7002 : idem, 1878. Justice de paix de Pointe-à-Pitre (J. Paix PAP) C. 7008 et 7009 : 1882-88.
d) Divers Cabinet du gouverneur Fonds en cours de classement, intégré provisoirement dans la "Série continue". Dans nos références, nous indiquons le n° du carton, puis celui du dossier. 6272/1 : Rapatriement de coolies anglais, 1910. 6272/2 : Contrôle des étrangers, 1914-18. 6294/1 : Droits civils et politiques des immigrants et de leurs descendants, 1890-1942. 6294/5 : Rapport sur la situation générale de la Colonie, 1913. Conservation des hypothèques de Pointe-à-Pitre (Hyp. PAP) Par sa nature même, ce travail n'exigeait pas un recours important à ce type de source. Nous avons utilisé quelques actes dans les registres des transactions, que nous avions dépouillés in extenso à l'occasion de précédentes recherches. Fonds en cours de classement. Dans nos références, nous indiquons simplement le volume et le n° de l'acte transcrit.
1378 2J : Manuscrits de Jules Ballet 4 à 9 : La Guadeloupe agricole, industrielle et commerciale, de 1848 à nos jours (extrême fin du XIXe siècle). 13J : Fonds de la Banque des Antilles Françaises 15 : Banque de la Guadeloupe. P. v. des séances du Conseil d'administration, 4 janvier 1887-4 janvier 1889.
1.4. Autres dépôts a) Public Record Office/National Archives of England and Wales, à Kew (PRO) FO 27 : Foreign Office. General correspondence, France 2278 à 2296, 2346, 2347, 2414, 2477 à 2479, 2550, 2612, 2613, 2657, 2704, 2768, 2841, 2893, 2894, 2942, 2943, 2991, 3035, 3075, 3112, 3167, 3168, 3444 à 3447, 3486, 3522, 3737 : Coolie emigration to French Colonies, 1850-1905. FO 425 : Foreign Office. Diplomatic correspondence, France 37: Correspondence respecting coolie emigration to French Colonies, novembre 1851 – mai 1860. FO 881 : Foregin Office. Confidential Prints 3071: Despatches on emigration of Indian coolies to French Colonies, 1877, 10 p. 3076: Report on Immigration Services in Martinique and Guadeloupe, 1877, 5 p. 3503: Indian immigration: La Réunion. Joint report of the International Commission, 1878, 154 p. 3627: Idem. Separate report of the British Commissionner, 1878, 227 p. 4449 et 4668: Correspondence respecting the mortality among Indian immigrants on board the "Oncle Felix", 1881-82, 33 et 10 p.
b) Archives du Ministère des Affaires Etrangères, à Paris (Arch. Dipl.) Affaires Diverses Politiques (ADP) Inde 1 à 4 : Coolies, 1843-92
(Nota : bien que porté dans le répertoire sous ce même titre pour les années 1894 et 1895, le carton "ADP, Inde 5" n'a rien à voir avec l'émigration indienne).
c) Anciennes archives de l'ancienne Société Industrielle et Agricole de la Pointe-à-Pitre (Arch. SIAPAP) Il s'agissait de trois gros dossiers intitulés "Constitution de la SIAPAP", n° 1, 2, 3, dont l'immense majorité des documents concernaient en fait l'ancienne commandite E. Souques & Cie (CSPAP) de 1868 à 1907. Bien que, par sa nature même, ce travail n'exige pas un recours important à ce type de source, nous avons utilisé quelques actes relevés au moment du dépouillement de ces archives, à l'occasion de précédentes recherches. Nous en parlons au passé, parce que, étant alors conservés séparément dans une autre pièce du siège social, ces trois dossiers n'ont pas été versés en même temps que les autres archives de la société aux ANOM, où elles forment aujourd'hui le fonds 125 APOM. Par la suite, la SIAPAP ayant été intégrée dans diverses opérations de fusion-absorption avec d'autres sociétés du groupe Schneider, son siège a été vendu et ces dossiers ont malheureusement disparu. Plusieurs mois d'efforts ressemblant beaucoup à un mauvais jeu de piste ne nous ont pas
1379 permis d'en retrouver la trace ; sauf improbable surprise, ils doivent donc être considérés comme perdus. Il n'en reste plus aujourd'hui que les notes et photocopies que nous avions prises lorsque nous avions consulté les archives de la SIAPAP, en 1976 et 1977 ; mais cet ensemble est malheureusement incomplet et subjectif, dans la mesure où il reflète nos centres d'intérêt de cette époque. Ces documents seront versés aux ANOM lorsque nous n'en auront plus l'utilisation.
2. SOURCES IMPRIMEES ET PUBLICATIONS AYANT VALEUR DE SOURCE 2.1.
Publications officielles a) Françaises (métropolitaines et coloniales)
Abolition de l'esclavage. Procès-verbaux, rapports et projets de décrets de la Commission instituée pour préparer l'acte d'abolition immédiate de l'esclavage, Paris, Impr. Nationale, 1848, 363 p. (Commission Schoelcher). Annuaire de la Guadeloupe et Dépendances, années conservées aux ADG : 1854,185760,1862,1864,1865,1870,1871,1873-94,1896-1904,1906,1909,1910,1912,1915,1920,1923,1931. Collection encore plus lacuneuse aux ANOM.
Guadeloupe et Dépendances. Budget et comptes du service local pour l'exercice …, 1855-1888. Parmi les annexes : "Compte (ou état) des recettes et dépenses de l'immigration pour l'année …" (Comptes de l'immigration). Coll. très incomplète aux ADG, rien aux ANOM.
Guadeloupe et Dépendances. Conseil Général, procès-verbaux des délibérations, 1854-1908 (CG Gpe, SO ou SE, selon qu'il s'agit d'une session ordinaire ou extraordinaire). Coll. Pratiquement complète aux ADG ; l'essentiel de ce qui manque peut être complété aux ANOM.
Gazette Officielle de la Guadeloupe, 1848-1881 (GO Gpe). Coll. complète aux ADG.
Journal Officiel de la Guadeloupe, 1882-1908 (JO Gpe). Coll. Pratiquement complète aux ADG, compléments aux ANOM.
Martinique. Conseil Général, procès-verbaux des délibérations de la session ordinaire de 1884 (CG Mque). Ministère de la Justice. Compte général de l'administration de la justice criminelle en France pendant l'année 1880 et Rapport relatif aux années 1826 à 1880, Paris, Impr. Nationale, 1882, CLXXII + 241 p. Procès-verbaux de la Commission coloniale instituée par décret du Président de la République du 22 novembre 1849, Paris, Impr. Nationale, 1850-51, 2 vol. (Commission de 1849).
1380 Recueil des décrets, arrêtés, circulaires, traités généraux et particuliers, contrats d'engagements, concernant l'immigration aux colonies de travailleurs étrangers, Basse-Terre, Impr. du Gouvernement, 1860, 172 p. (Recueil immigration). SALINIERE A., Origines et causes du mouvement gréviste du mois de Février 1910. Les petits planteurs (Réclamations et incidents divers), Basse-Terre, Impr. du Gouvernement, 1910, 158 p. (Rapport Salinière). Statistiques coloniales. Abrégé pour les trois titres suivants : Tableaux de population, de culture, de commerce et de navigation … sur les colonies françaises, 1847-1882. Statistiques coloniales, 1883-1889. Statistique du commerce des colonies française, 1890-1909. Collection complète aux ANOM.
THOMAS E., Rapport à Monsieur le Ministre de la Marine et des Colonies sur l'organisation du travail libre aux Antilles françaises et sur les améliorations à apporter aux institutions coloniales, Paris, Impr. nationale, 1894, 94 p. (Rapport Thomas). Dr WALTHER, Rapport sur l'épidémie cholérique à la Guadeloupe (1865-1866), Paris, Librairie L. Baudouin, 1885, 398 p. Ont été utilisés en outre quelques numéros du Bulletin Officiel des Etablissements Français de l'Inde, du Bulletin Officiel de la Guadeloupe, du JORF, Débats Parlementaires, du Moniteur de la Martinique et du Moniteur de l'Ile de la Réunion ; références exactes dans nos notes. b) Britanniques et anglo-indiennes Tous les titres qui suivent ont été consultés à la bibliothèque de l'IOR ("India Office Library"). Annual report on emigration from the Port of Calcutta to the British and Foreign Colonies, 1873-1910 (Calcutta Emigration Report). Census of India, 1881. Sous ce titre abrégé sont regroupées les publications suivantes : Report on the census of British India, taken on the 17th February 1881, vol. I, Londres, HMSO, 1883, 473 p. Imperial census of 1881. Operations and results in the Presidency of Madras, Madras, Government Press, 1883, 4 vol. Report on the census of the North Western Provinces and Oudh … taken on the 17th February 1881, Allahabad, NWP and Oudh Governement Press, 1882, 156 + LX + 22 p. Report on the census of Bengal, 1881, Calcutta, Bengal Secretariat Press, 1883, 2 vol. COMINS D. W. D., Note on emigration from the East Indies to the French West India Colonies, Calcutta, Bengal Emigration Department, 1892, 20 + IV p. (Rapport Comins). N'est pas conserve séparément dans les collections de l'IOL mais dans P 4128, p. 779 et suiv.
GEOGHEGAN J., Note on emigration from India, Calcutta, Government Printing Office, 1873, 144 p. (Rapport Geoghegan).
1381 GRIERSON G. A., Report on colonial emigration from the Bengal Presidency, Calcutta, government Printing Office, 1883, 45 + 75 + 12 p. (Rapport Grierson). Madras Emigration Report. Sous ce titre abrégé sont regroupés les rapports du protecteur des émigrants de Madras, contenant en annexe diverses indications sur l'émigration par Pondichéry et Karikal. De 1881 à 1897, ils ne sont pas conservés séparément dans les collections de l'IOL, mais, sous des titres divers (Report on emigration from Madras, Emigration report of ou from Madras, Madras Emigration Report, etc), dans les volumes correspondants à leurs dates respectives des Emigration Proceedings, India : P 1862 (1881-82), P 2058 (1882-83), P 2278 (1883-84), P 2526 (188485), P 2728 (avril-décembre 1885), P 2926 (année 1886), P 3214 (1887), P 3445 (1888), P 3675(1889), P 3904 (1890), P 4128 (1891), P 4358 (1892), P 4567 (1893), P 4766 (1894), P 4981 (1895), P 5210 (1896), P 5442 (1897). A partir de 1898, ils sont conservés dans les collections de l'IOL sous le titre "Emigration and immigration in the Madras Presidency". MUIR-MACKENZIE J. W. P., Report on the condition and treatment of Indian Coolie immigrants in the French Island Colony of Réunion …, Calcutta, Government Printing Office, 1894, 182 p. (Rapport Muir-Mackenzie). PITCHER D. G., Report on the result of an inquiry into the system of recruiting labourers for the Colonies as carried out in the North Western Provinces and Oudh, 17 juin 1882, dans P 2057, p. 139-249 (Rapport Pitcher). Parliamentary Papers 1859 (session I), vol. XVI (C 2452), Papers relating to immigration to the West Indian Colonies, 503 p. 1860, vol. LXVIII (C 2733), Convention between HM and the Emperor of the French relative to the emigration of labourers from India to the Colony of Reunion, 25th July 1860, 7 p. 1861, vol. LXV (C 2887), Convention between HM and the Emperor of the French relative to the emigration of labourers from India to the French Colonies, 1st July 1861, 9 p. 1873, vol. LXXV (C 687), Declaration exchanged between the British and French Governments as to the annual time of emigration from India to the French Colonies West of Cape of Good Hope, 5th November 1872, 1 p. 1878, vol. LXVII (C 2053), Correspondance respecting the discontinuance of Coolie importation from India to French Guiana, 40 p. 1898, vol. L (C 8655), Report of the West India Royal Commission, 174 p. 1906, vol. LXXVI (Cd 2878), Report on the sugar industry in Antigua and Saint-Kitts-Nevis, 1881 to 1905, 15 p. 1910, vol. XXVII (Cd 5192, 5193, 5194), Report of the Committee on emigration from India to the Crown Colonies and Protectorates, 736 p. (Commission Sanderson). Report on the Administration of the Madras Presidency, 1863-1882 (Madras Adm. Report).
2.2. Presse et autres a) Presse Ont été dépouillés intégralement les titres suivants : Le Commercial de la Pointe-à-Pitre, 1861-1871 Coll. complète à la BNF et aux ANOM (sauf 1871) ; 1864 seulement aux ADG.
1382 Le Courrier de la Guadeloupe, 1881-1908 Coll. pratiquement complète aux ADG, compléments aux ANOM.
L'Echo de la Guadeloupe. Journal des intérêts coloniaux, 1872-1880 Coll. très incomplète à la BNF et aux ADG.
Le Progrès de la Guadeloupe, 1880-1884 et 1888. Seules années conservées aux ADG.
La Vérité. Journal républicain de la Guadeloupe, 1889-1906. Coll. complète aux ADG.
Ont été consultés en outre quelques numéros isolés de La Démocratie entre 1900 et 1906 et du Nouvelliste dans les décennies 1920 et 1930. b) Autres sources imprimées et ouvrages contemporains pouvant être assimilés à des sources ADELAIDE-MERLANDE J., Documents d'histoire antillaise et guyanaise, 1814-1914, Noyon, Impr. Finet, 1979, 353 p. BOIZARD E. et TARDIEU H., Histoire de la législation des sucres (1664-1891), Paris, Bureaux de la Sucrerie Indigène et Coloniale, 1891, 393 p. BONAME Ph., Culture de la canne à sucre à la Guadeloupe, Paris, Challamel, 1888, 303 p. BOUINAIS A., La Guadeloupe physique, politique et économique, Paris, Challamel, 1881, 196 p. DE CHAZELLES A. La question monétaire et la question commerciale à la Guadeloupe, Paris, Dubuisson, 1860, 64 p. CHEMIN-DUPONTES P., Les Petites Antilles. Etudes sur leur évolution économique, Paris, E. Guilmoto. 1909, 362 p. COCHIN A., L'Abolition de l'esclavage (1861), rééd. Fort-de-France, Désormeaux, 1979, 407 p. CORRE A., Le crime en pays créole. Esquisse d'ethnographie criminelle, Paris, Masson, 1889, 314 p. CORRE A., Nos Créoles. Etude politico-sociologique (1890), rééd. Paris, L'Harmattan, 2001, 305 p. DUJON-JOURDAIN E. et DORMOY-LEGER R., Mémoires de Békées, Paris, L'Harmattan, 2002, 178 p. GAIGNERON L. A., "Rapport sur le voyage du trois-mâts le Suger transportant un convoi d'Indiens immigrants de Pondichéry à la Guadeloupe", Revue Maritime et Coloniale, vol. 5, JuinAoût 1862, p. 712-749. (GARNIER A.), Journal du conseiller Garnier à la Martinique et à la Guadeloupe, 1848-55, Fort-de France, Sté d'Hist. Mque, 1969, 483 p.
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3. BIBLIOGRAPHIE Cadre de classement 1. Immigration coloniale - Multi-territoires, Caraïbe en général - Antilles françaises - Autres colonies 2. Autres sujets - Antilles françaises
1384 - Autres colonies d'immigration - Inde - Divers
3.1. Immigration coloniale Travaux consacrés principalement à l'immigration et aux immigrants dans les colonies sucrières au XIXe siècle ou contenant des développements importants sur le sujet a) Multi-territoires, Caraïbe en général BECKLES H. et SHEPHERD V. (éd.) Caribbean Freedom. Economy and society from Emancipation to the Present, Princeton, London, Kingston, Markus Weiner/James Curry/Ian Randle, 1996, 581 p. BENOIST J. (éd.), "Immigrants asiatiques dans l'Amérique des plantations", Actes du XIIe Congrès International des Américanistes, Paris, Musée de l'Homme/Sté des Américanistes, 1977, vol. 1, p. 57-182. CLARENCE-SMITH G., "Emigration from Western Africa", dans EMMER/MÖRNER, European expansion, cité infra, p. 197-210. DABYDEEN D. et SAMAROO B. (éd.), India in the Caribbean, London, Warwick, Hansib/University of Warwick, 1987, 327 p. EMMER P. (éd.), Colonialism and migration. Indentured labour before and after slavery, Dordrecht, Martinus Nijhoff, 1986, 303 p. EMMER P., "The meek Hindu. The recruitment of Indian indentured labourers for service overseas, 1870-1916", ibid, p. 187-207. EMMER P., "Mythe et réalité : la migration des Indiens dans la Caraïbe de 1839 à 1917", OutreMer. Revue d'Histoire, t. LXXXIX, n° 336-337, 2002, p. 111-129. EMMER P. et MÖRNER M. (éd.), European expansion and migration. Essays on the intercontinental migration from Africa, Asia and Europe, New York, Oxford, Berg., 1992, 312 p. EMMER P., "Immigration into the Caribbean. The introduction of Chinese and East Indian indentured labourers between 1839 ans 1917", ibid, p. 245-276. EMMER P., "A Spirit of Independence an lack of education for the market ? Freedmen and Asian indentured labourer in Post-emancipation Caribbean, 1834-1917", dans "L'immigration indienne en Guadeloupe et dans la Caraïbe au XIXe siècle. Actes du colloque international de Saint-Claude, 19-20 novembre 2004", Bull. Sté d'Hist. Gpe, n° 138-139, 2004, p. 79-95. KONDAPI C., Indian overseas, 1838-1949, New Delhi, Indian Council of World Affairs/Oxford U. P., 1951, 558 p. LAURENCE K. O., Immigration into the West Indies in the 19th century, Mona, Aylesbury, Caribbean U. P./Ginn & Co., 1971, 82 p.
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1395
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d) Divers Pour ne pas alourdir inutilement et artificiellement cette bibliographie, nous nous limitons ici aux ouvrages les plus utiles pour notre propos ; diverses références ponctuelles complémentaires sur des points moins importants figurent d'autre part dans les notes infrapaginales du texte. AUTIN J., Les frères Péreire. Le bonheur d'entreprendre, Paris, Perrin, 1983, 431 p. BARBANCE M., Histoire de la Compagnie Générale Transatlantique. Un siècle d'exploitation maritime, Paris, Arts et Métiers Graphiques, 1955, 430 p. BRAUDEL F. et LABROUSSE E. (dir.), Histoire économique et sociale de la France, t. III, L'avènement de l'ère industrielle (1789-années 1880), Paris, PUF, 1976, 1071 p. en 2 vol. CATY R. et RICHARD E., Armateurs marseillais au XIXe siècle, Marseille, CCI, 1986, 338 p. DAGET S., La traite des Noirs. Bastilles négrières et velléités abolitionnistes, Rennes, Ed. OuestFrance, 1990, 300 p. DAGET S., La répression de la traite des Noirs au XIXe siècle. L'action des croisières françaises sur les côtes occidentales d'Afrique (1817-1850), Paris, Karthala, 1997, 625 p. DAUMALIN X., Marseille et l'Ouest africain. L'outre-mer des industriels (1841-1956), Marseille, CCI, 1992, 480 p. FIERAIN J., Les raffineries de sucre des ports en France (XIXe–début du XXe siècles), thèse d'Etat ès Lettres, Université de Nantes, 1974, 738 p. dact. FORTUNET F., "Des ouvriers sans livret : des vagabonds au travail", dans Actes du colloque Des vagabonds aux S. D. F. Approche d'une marginalité, Saint-Etienne, Publications de l'Université, 2002, 390 p.
1396 GREGORY D., The beneficient usurpers. A history of the British in Madeira, Londres, Toronto, Associate UP, 1988, 160 p. GUILLET E., The Great Migration. The Atlantic crossing by sailing-ship, 1770-1860 (1937), rééd. Toronto UP, 1972, 284 + 17 p. HAUDEBOURG G., Mendiants et vagabonds en Bretagne au XIXe siècle, Rennes, PUR, 1998, 435 p. LA MORANDIERE (DE) Ch., "Les origines de la Compagnie Générale Transatlantique", Le Pays de Granville. Revue de la Société d'Etudes Historiques du Pays de Granville, n° 9-10, décembre 1950, p. 137-168, et n° 11, avril 1951, p. 11-47. LLOYD Ch., The Navy and the slave trade. The suppression of the African slave trade in the nineteenth century, London, Franck Cass, 1968, 314 p. MARTIN Ph., The external trade of the Loango Coast, 1576-1870. The effects of changing commercial relations on the Vili Kingdom of Loango, Oxford, Clarendon Press, 1972, 193 p. MILZA P., Napoléon III, Paris, Perrin, 2004, 706 p. MOULIER BOUTANG Y., De l'esclavage au salariat. Economie historique du salariat bridé, Paris, PUF, 1998, 768 p. PETRE-GRENOUILLEAU O., Les traites négrières, Paris, Gallimard, 2004, 468 p. PLUCHON P. (dir.), Histoire des médecins et pharmaciens de la Marine et des Colonies, Toulouse, Privat, 1985, 430 p. RENAUT M. H., "Vagabondage et mendicité. Délits périmés, réalité quotidienne", Revue Historique, t. CCXCVIII/2, 1998, p. 287-322. RENOUVIN P., Histoire des relations internationales, Paris, Hachette, rééd. 1994, vol. II, De 1789 à 1871, 706 p., et vol. III, De 1871 à 1945, 998 p. SCHNAPPER B., La politique et le commerce français dans le golfe de Guinée de 1838 à 1871, Paris, Mouton, 1961, 286 p. SILVA ANDRADE E., Les Iles du Cap-Vert de la Découverte à l'Indépendance Nationale (14601975), Paris, L'Harmattan, 1996, 349 p. S. N. F. S., "Quelques points de repère sur l'histoire de la sucrerie française de betteraves et son environnement européen et mondial", Sucrerie Française, n° 97, 1985, p. 345-404. TAYLOR Ph., The distant magnet. European emigration to the U. S. A., London, Eyre & Spottiswoode, 1971, 326 p. THOMAS J. L., Jean-François Cail. Un acteur majeur de la première révolution industrielle, ChefBoutonne, Association C. A. I. L., 2004, 341 p. TULARD J. (dir.), Dictionnaire du Second Empire, Paris, Fayard, 1995, 1347 p.
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1398
TABLE DES TABLEAUX Page 1. Evolution et répartition des travailleurs agricoles au lendemain de l'Abolition
28
2. Origines des "cultivateurs" sur quelques habitations-sucreries de la Grande-Terre en 1848 et 1849
30
3. Les fluctuations trimestrielles de l'activité en 1847 et 1848
32
4. La dépression post-abolitionniste en Guadeloupe
38
5. Evolution et statut de la main-d'œuvre dans la décennie 1850
81
6. Evolution des condamnations prononcées en application du décret du 13 février 1852 7. La productivité du travail dans la canne dans les années 1850
91 94
8. Evolution de la répression judiciaire du "vagabondage" des Créoles de 1856 à 1887
107
9. Evolution et répartition de la population active de 1861 à 1882
123
10. Evolution du statut juridique des travailleurs créoles de 1861 à 1883
124
11. La mobilité géographique de la population créole après l'abolition de l'esclavage
128
12. Les principales phases de la conjoncture sucrière de la Guadeloupe de 1860 à 1882 139 13. Comparaison entre les densités de population et les régions d'origine des émigrants indiens outre-mer au début des années 1880
205
14. Les famines en Inde dans la seconde moitié du XIXe siècle
215
15. L'immigration congo en Guadeloupe
284
16. Répartition des départs des émigrants indiens vers les colonies françaises à l'époque de l'émigration
416
17. Emigration et prix du riz à Calcutta (1875-1885)
450
18. Le devenir des engagés dans les dépôts d'émigrants
462
19. Durée du séjour des émigrants dans les dépôts de Calcutta de 1873-74 à 1884-85
467
20. Ports d'embarquement des émigrants pour les colonies françaises selon les destinations
493
21. Origines des émigrants partis de Pondichéry et Karikal de 1881-82 à 1883-84
495
22. Origines géographiques des émigrants partis par Calcutta de 1873-74 à 1888
496
1399
23. Reconstitution de l'ensemble des origines régionales des émigrants indiens pour la Guadeloupe de 1854 à 1888
499
24. Origines sociales des émigrants par Calcutta de 1873 à 1884
506
25. Origines professionnelles des émigrants de quelques convois au départ de Pondichéry et Karikal
508
26. Structures démographiques des arrivants indiens à Moule de 1861 à 1885
514
27. Les convois d'immigrants indiens en Guadeloupe
521
28. Récapitulation du nombre d'Indiens introduits en Guadeloupe par campagne
563
29. Evolution des taux de fret pour le transport des émigrants indiens vers les colonies françaises d'Amérique de 1866 à 1883
586
30. Les mois de départ des convois pour la Guadeloupe
596
31. Durée des voyages entre l'Inde et la Guadeloupe
604
32. Ration alimentaire quotidienne des émigrants adultes pour les Antilles
612
33. Les principales pathologies à bord des navires d'émigrants
653
34. Causes de décès sur les navires d'émigrants à destination de la Guadeloupe
660
35. Longueur de la traversée et mortalité
662
36. Espace à bord et mortalité
662
37. Situation médicale et mortalité totale après l'arrivée des convois
694
38. Evolution des "délais de livraison" des émigrants de 1871 à 1885
699
39. Critères de répartition des convois d'immigrants de 1859 à 1879
705
40. Critères de répartition des convois d'immigrants de 1880 à 1885
709
41. Le mécanisme de répartition des immigrants entre demandeurs
714
42. Coût unitaire de l'introduction des Indiens en Guadeloupe jusqu'en 1865
726
43. Estimation du coût total de l'introduction des immigrants en Guadeloupe de 1854 à 1865
728
44. Estimation du coût total de l'introduction des Indiens en Guadeloupe de 1874 à 1889
736
45. Evolution des dépenses publiques pour l'immigration de 1853 à 1913
738
1400 46. Structure des dépenses de l'immigration en Guadeloupe de 1858 à 1913
743
47. Evolution des traitements du personnel de l'immigration
753
48. Origines des recettes du budget de l'immigration
755
49. Evolution des recettes et balance du budget de l'immigration
765
50. Les violences contre les Indiens sur les habitations
810
51. L'absentéisme des immigrants sur les habitations
837
52. Immigrants admis dans les hôpitaux publics de la Guadeloupe dans les années 1880 53. Evolution de la population immigrante de 1854 à 1914
839 846
54. Répartition géographique des Indiens en Guadeloupe en 1884
851
55. Evolution de la répartition des convois d'Indiens entres les différentes catégories de bénéficiaires
857
56. La force de travail immigrante totale en Guadeloupe
860
57. La force de travail immigrante sur les habitations
861
58. La force de travail immigrante sur le domaine foncier de Darboussier en 1884-87
863
59. Activité comparée des mains-d'œuvre créole et immigrante sur les habitations
867
60. Typologie des plaintes des Indiens de la Réunion au consulat britannique
877
61. Salaires comparés offerts par les agences d'émigration de Calcutta
878
62. Durée moyenne des engagements des Indiens de Moule
892
63. Structures démographiques de la population indienne de la Guadeloupe
894
64. Répartition par origines des accusés devant la cour d'assises de Pointe-à-Pitre
981
65 Répartition par origines des prévenus devant le tribunal correctionnel de Pointe-àPitre
983
66. Rapport des infractions à la population
990
67. Structure par âges des auteurs d'infractions pénales
992
68. Répartition par origines des prévenus pour vagabondage
995
69. Relation entre infractions pénales des Indiens et ancienneté de leur présence en Guadeloupe
997
1401 70. Répartition des origines par délits
1001
71. Répartition des délits par origines
1001
72. Répartition des origines par crimes
1002
73. Répartition des crimes par origines
1002
74. La répression de la délinquance
1029
75. La répression de la criminalité
1030
76. Les différences de jugements selon les origines dans les affaires de coups et blessures réciproques entre Indiens et cadres d'habitations 1035 77. Evolution dans le temps de la répression à l'encontre des Indiens
1038
78. Evolution des demandes de rapatriement des Indiens de la Guadeloupe
1050
79. Rengagement et changements d'engagiste chez les Indiens de Moule
1055
80. Evolution du statut des Indiens adultes à la fin du siècle
1065
81. Le mouvement des rengagements à la fin du siècle
1067
82. Durée totale du séjour des Indiens de deux convois de rapatriement
1069
83. Sommes rapatriées par les Indiens
1070
84. Les convois de rapatriement des Indiens depuis la Guadeloupe
1075
85. Comparaisons structurelles entre arrivants et repartants
1094
86. Comparaison du nombre de passagers dans les deux sens pour certains navires
1113
87. "Convois de rapatriement, convois d'évacuation"
1115
88. La mortalité sur les convois de rapatriement
1126
89. Evolution de l'épargne des Indiens dans les années 1890
1173
90. Part des usines dans la répartition des convois
1230
91. Estimation du prix de revient comparé des travailleurs indien et créole
137
1402
TABLE DES GRAPHIQUES Page 1.
Evolutions comparées du prix du riz et de l'émigration en Inde dans la seconde moitié du XIXe siècle
272
2.
Evolution du "sex ratio" par convoi de 1866 à 1884
482
3.
Evolution du tonnage des navires d'émigrants indiens à voile pour la Guadeloupe
570
4.
Taux de mortalité sur les navires d'émigrants pour la Guadeloupe
657
5.
Evolution comparée des importations de riz et de la population indienne de 1854 à 1905
807
6.
Evolution saisonnière de l'hospitalisation des Indiens
841
7.
Corrélation par communes entre superficie de canne et population indienne
852
8.
Evolution de la natalité et de la mortalité du groupe indien
896
9.
Evolution de la délinquance et de la criminalité globales en Guadeloupe
985
10.
Répartition de la délinquance et de la criminalité par origines
987
11.
Evolution des condamnations des Indiens à des peines correctionnelles
1040
12.
Evolution des condamnations des Indien à des peines criminelles
1041
13.
Part des usines dans la répartition des convois
1232
1403
TABLE DES PLANCHES
1.
Pyramide des âges des arrivants indiens à Moule de 1861 à 1885
Page 515
2.
Aménagement-type d'un navire d'émigrants vers 1880
572
3.
Schéma général de la saisine des tribunaux par les immigrants
958
1404
TABLE DES CARTES ET PLANS
1.
Les usines sucrières modernes de la Guadeloupe au XIXe siècle
Page 117
2.
Les divisions administratives de l'Inde coloniale dans la seconde moitié du XIXe siècle
187
3.
Répartition des densités de la population indienne à la fin du XIXe siècle
208
4.
Le territoire de Pondichéry : "un jeu de dames"
228
5.
Les établissements Régis au Congo
278
6.
Plan de Calcutta à la fin du XIXe siècle
397
7.
Les districts de la présidence de Madras
407
8.
Le réseau de recrutement de l'agence française de Calcutta dans la plaine indogangétique vers 1880
428
9.
Origines régionales des émigrants pour la Guadeloupe de 1854 à 1888
500
10.
Origines locales des émigrants partis de Pondichéry et Karikal de 1881-82 à 1883-84
503
11.
Origines locales des émigrants partis de Calcutta de 1881-82 à 1884-85
505
12.
Les routes de l'émigration
598
13.
Insalubrité et morbidité dans les communes de la Guadeloupe
844
14.
Répartition géographique des Indiens en Guadeloupe en 1884
853
15.
La route des convois de rapatriement
1122
1405
TABLE DES MATIERES
1406 Pages Avant propos
3
Abréviations
5
Sommaire
7
INTRODUCTION
9
Titre premier : LE PROBLEME DE LA MAIN-D’ŒUVRE CREOLE ET LA FORMATION D'UN MARCHE DU TRAVAIL EN GUADELOUPE
25
CHAP.I. LE TEMPS DES HESITATIONS (1848 - 1851)
26
1. LE MYTHE DE LA "DESERTION" DES HABITATIONS
26
1.1. Les déplacements des nouveaux libres au lendemain de l'Emancipation (second semestre 1848) a) La fête b) Un réveil difficile
27 28 34
1.2. Le retour sur les habitations (1849-1851)
36 39
2. LE TRAVAIL SUR LES HABITATIONS ET SA REMUNERATION 2.1. Les difficultés de la reprise a) Réalité et perception de la dépression b) Les causes
39 39 40
2.2. L'éphémère succès de l'association a) Le contenu des contrats b) L'échec
44 45 49
CHAP. II. L'ECHEC DU SALARIAT OBLIGATOIRE D'OEUVRE CREOLE (DECENNIE 1850)
DE
1. LA MISE EN PLACE DE "L'ORGANISATION DU TRAVAIL"
LA
MAIN-
54
54
1.1. La genèse (1847-1851) a) La reprise d'une vieille idée b) Revendication des planteurs et résistance des affranchis
54 54 58
1.2. Le décret du 13 février 1852 a) L'instauration du salariat contraint b) La répression du "vagabondage"
64 65 66
1407 c) La "police du travail" d) Les arrêtés locaux des 17 mai et 23 octobre 1852 et le renforcement de l'organisation du travail" 1.3. Les modes complémentaires de subordination de la main-d'œuvre créole a) Le passeport à l'intérieur. b) La manipulation de la fiscalité
2. LES DIFFICULTES D'APPLICATION
70 71 73 73 75
76
2.1. La résistance de la population créole : la phase de résistance ouverte (1852) a) Une application initiale globalement moins difficile que prévu b) Résistances et difficultés
76 76 78
2.2. La résistance passive (1853-1857) a) Nature et ampleur du phénomène b) Les moyens de contourner "l'organisation du travail" c) La force d'inertie
80 80 83 86
2.3. Les problèmes aggravants a) La pénurie de numéraire b) Le manque de moyens de l'administration
87 88 89
2.4. Conclusion : un texte inapplicable ?
89
3. L'ECHEC
92
3.1. Une situation bloquée
92
3.2. Une ultime tentative de relance (1857-1858) : "l'arrêté Husson" a) L'élaboration b) Le contenu c) Les réactions
95 95 97 101
3.3. L'abandon de "l'organisation du travail" a) De la révision de "l'arrêté Husson" à l'oblitération du décret de 1852 b) Les causes
103 103 111
CHAP. III. L'EMERGENCE D'UN MARCHE DU TRAVAIL (1860 - 1883)
115
1. LES ACTEURS
115
1.1. Les mutations structurelles de la demande de main-d'œuvre a) De l'habitation-sucrerie à l'usine centrale b) Les répercussions sur l'emploi
115 115 116
1408 1.2. Les nouvelles formes de l'offre de travail a) Les grandes masses b) Les offreurs : les petits propriétaires c) Les catégories dépendantes
2. LES FLUCTUATIONS
122 122 125 131
134
2.1. Un équilibre relatif (1860-1865)
135
2.2. La grande pénurie (1866-1875)
136
2.3. La persistance des déséquilibres (1875-1883)
139
Conclusion du titre premier
141
Titre second : L'ELABORATION D'UNE POLITIQUE MIGRATOIRE DANS LA DECENNIE 1850
143
CHAP. IV. LA DEMANDE COLONIALE D'IMMIGRANTS ET LES PREMIERES TENTATIVES DE REPONSE
145
1. LA RECHERCHE DE NOUVELLES SOURCES DE MAIN-D'ŒUVRE (1848-1852)
145
1.1. L'immigration, une revendication forte des planteurs
145
1.2. L'échec de l'immigration libre a) Les Antillais des îles anglaises b) Les Européens
146 146 148
1.3. L'intervention de l'Etat et l'immigration réglementée a) Les fondements d'un consensus unanime b) Le décret du 27 mars 1852
151 151 153
2. ACCELERATION ET DIVERSIFICATION DES FLUX MIGRATOIRES : LES EX-
155
PERIENCES SANS LENDEMAINS (1853-1859) 2.1. L'exacerbation de la demande des planteurs
155
2.2. Les originaires des îles portugaises de l'Atlantique Oriental a) Les Madériens b) Les Cap-Verdiens
158 158 165
2.3. Les Chinois a) L'émigration chinoise au milieu du XIXe siècle b) Les expéditions de recrutement pour les Antilles c) L'échec de l'immigration chinoise en Guadeloupe
168 168 170 174
1409 2.4. Les tentatives avortées postérieures a) Un fantasme : l'immigration de Noirs américains b) Les Vietnamiens c) Accidents de l'histoire et hasards de l'existence
178 178 179 182
CHAP. V. LE DIFFICILE DEMARRAGE DE L'IMMIGRATION INDIENNE
183
1. CRISES ET MUTATIONS DANS L'INDE COLONIALE
183
1.1. Brève présentation de l'Empire britannique des Indes a) "British Raj" b) L'organisation politico-administrative
183 183 186
1.2. Les facteurs structurels de l'émigration indienne : paupérisation et prolétarisation des masses rurales a) Une émigration subie et non choisie b) Une fiscalité oppressive c) La décomposition de la société rurale pré-coloniale d) La crise de l'artisanat cotonnier
190 190 193 196 200
1.3. Les autres causes de départ : le hasard et la nécessité a) Un pseudo-facteur de l'émigration : la pression démographique b) Les facteurs conjoncturels c) Les motivations individuelles
203 203 211 218
2. L'EVOLUTION CONTRASTEE DE L'ENVIRONNEMENT GEOPOLITIQUE INDIEN DES RECRUTEMENTS
222
2.1. Le temps des recrutements "sauvages" (1849-1853) a) Position du problème : l'incontournable nécessité des recrutements français en territoire anglais b) Réactions britanniques et incidents
222 229
2.2. L'apaisement et la prépondérance française (1853-1860)
236
222
a) Les Britanniques relâchent la pression
236
b) Les causes
238
3. LES "TRAITES" POUR L'INTRODUCTION D'INDIENS AUX ANTILLES ET LEUR APPLICATION
243
3.1. A la recherche de la bonne formule (1851-1855) a) Les obstacles à surmonter b) L'éphémère tentative du capitaine Blanc (1852-1854) c) L'entrée en scène de la Compagnie Générale Maritime (1854-1855)
243 243 246 250
1410 3.2. L'exécution des conventions CGM de 1855 à 1862 a) Les difficultés pour trouver des émigrants b) Les rivalités inter-coloniales pour le partage des recrues c) Problèmes de coûts et de prix d) Les difficultés financières
254 254 257 260 264
CHAP. VI. LE DETESTABLE SUCCES DE L'IMMIGRATION CONGO
266
1. CIRCONSTANCES ET MODALITES
267
1.1. De la défiance à la résignation pour une immigration pas vraiment désirée (18481856) a) Un antécédent : l'immigration d'Africains "libres" dans les Antilles britanniques b) Les réticences des planteurs c) Les hésitations de la politique gouvernementale
267 269 271
1.2. Le "traité Régis" et son exécution (1857-1862) a) L'installation au Congo b) Les opérations c) Les résultats
274 275 279 284
2. LES CONGOS EN GUADELOUPE
267
285
2.1. De l'immigration à la créolisation a) Structures démographiques b) La situation sur les habitations c) Intégration et créolisation
285 285 286 289
2.2. L'évolution de l'attitude des planteurs a) De la méfiance à l'enthousiasme b) Requiem pour une immigration défunte
296 296 298
Conclusion du titre second
301
Titre troisième : LA CONVENTION FRANCO–BRITANNIQUE DU PREMIER JUILLET 1861
303
CHAP. VII. LA NEGOCIATION
304
1. LA PHASE TECHNIQUE (1851-1859)
304
1.1. Les premières discussions et leur échec (1851-1854) a) Une timide ouverture sans suites immédiates (1851-1852) b) Le chantage français à l'immigration africaine et ses effets (1853-1854) c) L'enterrement (1854)
304 304 306 309
1411 1.2. Reprise et accords techniques (1858-1859) a) Un nouveau contexte b) La reprise des discussions et les premiers points d'accord (janvier 1858) c) Un long passage à vide (mars 1858-août 1859) d) L'accélération de la négociation et la solution définitive des problèmes techniques (septembre 1859)
2. LA PHASE POLITIQUE (FIN 1859 - JUILLET 1861)
310 310 313 315 318
323
2.1. Les difficultés politiques a) Un contexte délicat : pressions britanniques et "dignité de la France" b) L'épreuve de force autour des pouvoirs des consuls britanniques c) Un "cactus" : l'arrêt de l'immigration africaine
324 324 327 329
2.2. La conclusion de la convention a) Problèmes imprévus et difficultés de dernière minute b) Signature et contenu de la convention
339 339 343
CHAP. VIII. UNE LABORIEUSE ENTREE EN VIGUEUR (DEBUT DES ANNEES 1860)
348
1. LES CAUSES DE L'OBSTRUCTION BRITANNIQUE
348
1.1. L'hostilité de l'administration anglo-indienne envers l'émigration coloniale a) Les causes générales b) Les causes spécifiques à l'émigration française
348 348 351
1.2. L'impuissance britannique face à l'autonomie de l'émigration française
355
2. L'AFFRONTEMENT
358
2.1. Le fond et les circonstances
358
2.2. Les entraves aux recrutements français a) L'action des collecteurs b) L' "affaire" du Travancore
363 363 365
2.3. Les empiétements britanniques sur la souveraineté française a) La dispute sur les pouvoirs d'enregistrement des agents consulaires bri-
367
tanniques dans les comptoirs français b) Le problème de la preuve de nationalité des émigrants sujets français c) Le problème du droit d'enregistrement des émigrants d) La question de l'escorte des recrues
368 368 369 371
2.4. Du paroxysme de la crise à la normalisation (1865 - 1866) a) Les menaces françaises et leurs conséquences
371 371
1412 b) Un ultime point de friction : la demande française de renégociation de
la Convention et son échec
376
Conclusion du titre troisième
381
Titre quatrième : L'AMONT DE LA FILIERE : LE RECRUTEMENT
389
CHAP. IX. LES AGENCES D'EMIGRATION
390
1. GENERALITES SUR LES AGENCES COLONIALES D'EMIGRATION EN INDE
390
1.1. Statut et principes généraux a) Des organismes officiels b) La tutelle administrative sur les agences c) Territoires d'application d) Compétence des agences
390 391 391 392 394
1.2. Les moyens des agences a) Dans les ports d'embarquement b) Dans l'arrière-pays, c) Les recruteurs
394 394 399 401
2. LES AGENCES FRANCAISES
404
2.1. Naissance d'une institution (1861 - 1862) a) Les circonstances b) La localisation des agences c) La non-spécialisation des recrutements d) Le choix des agents d'émigration
404 404 405 408 410
2.2. Echecs et créations avortées (1862 - 1865) a) Fiasco sur la côte occidentale du Deccan b) Des difficultés insurmontables à Yanaon et Madras c) Espoirs déçus à Calcutta
411 412 413 414
2.3. Pondichéry – Karikal, pivot de l'émigration vers les colonies françaises a) Une position dominante et incontournable b) Les causes c) Mode de fonctionnement des deux agences
415 415 417 420
2.4. La tentative de relance des années 1870 et le redémarrage de l'agence de Calcutta a) Nouvelles tentatives et nouveaux échecs dans le Deccan b) Le redémarrage de l'agence de Calcutta c) Les spécificités de l'agence de Calcutta
422 422 423 426
CHAP. X. LES OPERATIONS DE RECRUTEMENT
430
1413 1. L'IMPULSION INITIALE : ELABORATION ET TRANSMISSION DE LA DEMANDE GUADELOUPEENNE D'IMMIGRANTS
430
1.1. Le principe de l'autonomie coloniale en matière d'immigration
430
1.2. Elaboration et gestion de la demande d'immigrants des planteurs a) Principes de base b) Dépôt et traitement administratif des demandes c) L'intervention du Conseil Général et l'officialisation de la demande
432 432 433 435
1.3. La transmission de la demande en Inde a) Les modalités b) La préparation de la campagne dans les agences d'émigration
437 437 439
2. METHODES ET ALEAS DU RECRUTEMENT
441
2.1. Du racolage à l'enlèvement a) Les formes "normales" de recrutement : du racolage pur et simple b) Mensonges et tromperies c) La contrainte physique et morale
441 441 443 445
2.2. Les difficultés du recrutement a) Les aléas de la conjoncture b) La concurrence entre destinations et entre agences c) L'impopularité de l'émigration en Inde
449 449 451 453
2.3. Le passage devant le collecteur et la conduite des émigrants au port d'embarquement a) Un bref séjour au sous-dépôt b) Le passage devant le collecteur du district et l'enregistrement c) En route pour le port d'embarquement
456 456 457 459
3. AU PORT DE DEPART
459
3.1. Le séjour au dépôt des émigrants : les formalités a) Les formalités médicales b) La passation de l'acte d'engagement et l'immatriculation
459 459 463
3.2. L'attente de l'embarquement a) La durée de l'attente b) L'enfermement dans le dépôt et les difficultés pour en sortir c) Heurs et malheurs de l'existence dans les dépôts
466 466 468 471
3.3. La constitution des convois et l'embarquement a) La constitution des convois et la destination finale des émigrants b) Le problème du nombre de femmes c) Les ultimes formalités et l'embarquement d) Le devenir de ceux qui ne parlent pas
474 474 477 487 490
1414 4. LES RESULTATS DU RECRUTEMENT : TABLEAU STATISTIQUE D'ENSEMBLE DE L'EMIGRATION INDIENNE VERS LA GUADELOUPE
491
4.1. Origines géographiques des émigrants a) A l'échelle du sous-continent indien b) Origines régionales c) Origines locales
492 492 494 502
4.2. Autres caractéristiques a) Origines sociales b) Caractéristiques physiques et "morales" c) Structures démographiques
506 506 511 513
Conclusion du titre quatrième
518
Titre cinquième : L'AVAL DE LA FILIERE : LE TRANSPORT
519
CHAP. XI. LE NAVIRE
520
1. PRESENTATION DES CONVOIS
520
1.1. Tableau d'ensemble
520
1.2. Les sources a) Méthodologie de leur utilisation b) Sources par convoi
554 554 556
1.3. Observations particulières sur certains convois
558
2. LES "COOLIE SHIPS"
564
2.1. Description et équipement a) Des navires généralement bien adaptés à leur objet b) Caractéristiques techniques c) L'aménagement
564 564 567 571
2.2. La préparation du voyage a) L'armement b) L'affrètement c) La mise à disposition et la préparation du navire
578 578 581 588
CHAP. XII. LA TRAVERSEE
592
1. LA NAVIGATION
592
1.1. La route du Cap
592
1415 a) Les contraintes et le calendrier b) Le déroulement du voyage : la route et ses escales 1.2. Les incidents et la durée du voyage a) Aléas et incidents maritimes en cours de route b) Durée de la traversée 2. LA VIE A BORD
592 597 602 602 604 605
2.1. Un espace chichement mesuré a) Un entassement excessif dans les années 1850 b) La convention de 1861 : un progrès indiscutable mais limité
606 606 609
2.2. Une alimentation abondante mais médiocre a) Le problème de l'eau b) La nourriture
612 613 616
2.3. Des relations humaines difficiles a) Les relations entre les passagers et l'équipage b) Les relations entre groupes de passagers c) La routine et l'ennui
620 620 625 627
3. LES ASPECTS MEDICAUX DU VOYAGE
629
3.1. Les médecins-accompagnateurs des convois a) Le recrutement b) Contenu de leur mission c) De difficiles conditions d'exercice d) Rémunération
629 629 634 635 638
3.2. Les moyens disponibles a) Les moyens humains : les auxiliaires du médecin-accompagnateur b) Les moyens médicaux : matériel et médicaments
640 640 643
3.3. Activité et résultats a) Les médecins et leurs malades b) Les pathologies c) Les résultats : la mortalité à bord
646 646 651 656
Conclusion du titre cinquième
664
Titre sixième : GESTION ADMINISTRATIVE ET FINANCIERE DE L'IMMIGRATION
676
CHAP. XIII. RECEPTION ET REPARTITION DES IMMIGRANTS
677
1. LE SERVICE DE L'IMMIGRATION ET SES FONCTIONS ADMINISTRATIVES
677
1416 1.1. Création et mise en place (1852-1857)
677
1.2. Evolution institutionnelle a) Le commissariat à l'immigration (1854-1877) b) Les modifications postérieures du Service (1878-1890) c) Déclin et disparition du service de l'Immigration (1895-1920)
679 679 681 684
2. LES FORMALITES A L'ARRIVEE
685
2.1 Les formalités médicales a) Le dépôt des immigrants b) Les formalités sanitaires à l'arrivée des convois en rade c) La prise en charge médicale des immigrants après le débarquement
685 685 688 692
2.2. Les formalités administratives : l'immatriculation a) Modalités b) Les effets de l'immatriculation : un "marqueur" juridique et social
695 695 697
3. LA REPARTITION DES CONVOIS
698
3.1. Le problème des critères d'attribution et les rivalités entre bénéficiaires a) De la simplicité du principe à la complexité de la pratique b) L'échec du principe d'égalité (1855-1859) c) Les rivalités entre bénéficiaires de l'immigration et la victoire des grands planteurs (décennie 1870 – 1885)
705
3.2. Les modalités pratiques de la répartition et les dernières formalités a) La formation des "lots" b) Conditions et organisation de la "distribution" des immigrants c) Ultimes formalités, ultimes difficultés
710 710 711 713
698 698 702
CHAP. XIV. LE FINANCEMENT DE L'IMMIGRATION
720
1. LES INSTRUMENTS : BUDGET ET CAISSE DE L'IMMIGRATION
720
1.1. Création et principes d'organisation
720
1.2. Fonctionnement
722
2. LE COUT DE L'IMMIGRATION 2.1. Estimation par le coût des introductions a) Jusqu'en 1865. b) De 1866 à 1873. c) De 1873-74 à 1888-89.
724 724 725 729 729
1417 2.2. L'approche budgétaire a) Mesure des dépenses publiques en faveur de l'immigration b) Evolution
737 737 741
2.3. Structure des dépenses a) Les dépenses de recrutement et de transport b) Les dépenses effectuées en Guadeloupe
742 745 750
3. LES RECETTES
754
3.1. Les différentes ressources de la Caisse de l'immigration a) Les subventions métropolitaines b) Les subventions du budget colonial c) Les droits sur les engagements et les salaires d) Les remboursements des engagistes e) Les centimes et décimes additionnels f) Les autres recettes
754 754 758 760 761 763 764
3.2. L'équilibre des recettes et des dépenses a) Evolution générale des recettes b) Un système nécessairement équilibré c) Un équilibre perturbé par les dettes des engagistes
765 765 766 768
3.3. L'évolution de la politique de financement de l'immigration : qui paye ? a) Réalité des chiffres et pétitions de principe b) Le temps de la "bonne immigration" (1854-1856) c) Un rééquilibrage brutal (1857-1865) d) L'offensive des planteurs pour l'abaissement des charges (1866-1876) e) Vers la prise en charge intégrale du coût de l'immigration par ses bénéficiaires (1878-1888)
772 772 774 776 778 782
Conclusion du titre sixième
784
Titre septième : LA VIE QUOTIDIENNE DES IMMIGRANTS
785
CHAP. XV. LES INDIENS SUR LES HABITATIONS
786
1. LES CONDITIONS D'EXISTENCE : L'OPPRESSION
786
1.1. Un statut juridique discriminatoire a) Le principe : un statut exorbitant du droit commun b) Le contenu : un statut infériorisant
787 787 791
1.2. Des conditions matérielles misérables a) Le logement b) Le vêtement c) La nourriture
800 800 802 803
1418 1.3. Une immense violence physique a) Les sources et leurs insuffisances b) Les auteurs des violences c) Les causes de la violence d) Typologie des violences
809 809 820 825 828
1.4. Une situation sanitaire désastreuse a) Un système de soins déficient b) Une population lourdement frappée par la maladie
833 833 836
2. LES CONDITIONS DE TRAVAIL : L'EXPLOITATION
846
2.1. Statistique et géographie de la population indienne de la Guadeloupe a) Présentation statistique d'ensemble b) Un apport essentiel à la croissance démographique globale c) Répartition géographique
846 846 849 850
2.2. L'Indien comme force de travail a) Une affectation presque exclusive au secteur sucrier b) Caractéristiques structurelles du travail immigrant c) Répartition des tâches et spécialisation
855 855 864 868
2.3 "L'extorsion du surtravail" a) Des journées et des semaines interminables b) Des salaires irrégulièrement et incomplètement payés c) Des engagements indéfiniment prolongés
873 873 876 883
2.4. Conséquences démographiques : un mouvement naturel très négatif a) Une surmortalité terrifiante b) Une natalité insuffisante pour compenser
893 893 900
CHAP. XVI. L'ABSENCE DE PROTECTION
903
1. LES CARENCES DE LA PROTECTION ADMINISTRATIVE
903
1.1. Les organes et leurs fonctions a) La mise en place de la protection (1852-1859) b) Les syndics cantonaux, cheville ouvrière de la protection administrative des immigrants c) Les pouvoirs très limités du chef du service de l'Immigration
903 903 904 908
1.2. Les Indiens sans protection a) L'administration négligente b) Indifférence et passivité
909 909 911
1.3. Les causes : l'obstruction des planteurs a) Le rejet de principe de toute protection spécifique des immigrants b) L'offensive contre les syndics (1864–1875)
915 915 918
1419 c) L'administration tente en vain de s'imposer (1877-1884)
923
1.4. Les causes structurelles a) Les critiques de fond à un système mal conçu b) Un personnel médiocre et trop étroitement lié à la plantocratie
929 929 932
2. L'INEFFICACITE DE LA PROTECTION JUDICIAIRE ET CONSULAIRE
936
2.1. Une justice complice a) La saisine des tribunaux : un parcours du combattant b) Inefficacité, partialité et racisme c) L'échec du procureur général Darrigrand (1880-1884)
936 936 940 946
2.2. Des consuls impuissants a) Une situation bâtarde b) Des pouvoirs limités c) Les préoccupations tardives du gouvernement de l'Inde et l'inertie des consuls en poste aux Antilles dans la décennie 1870 d) Les Indiens de la Guadeloupe particulièrement mal protégés
957 957 960 964 966
CHAP. XVII. LES REACTIONS DES INDIENS
972
1. UNE APPROCHE SERIELLE ET PENALISTE
972
1.1. La méthode a) Problématique b) Les sources et leur traitement
972 972 975
1.2. Evolution d'ensemble de la délinquance et de la criminalité indiennes de 1859 à 1887 : un phénomène en augmentation, un groupe surreprésenté a) Le constat b) Les explications
980 980 990
2. LES DIFFERENTS TYPES DE REACTIONS INDIENNES ET LEUR REPRESSION
1000
2.1. La fuite hors des habitations a) Le mode dominant de réaction des Indiens b) Les formes du vagabondage c) L'obsession de la répression
1000 1000 1003 1008
2.2. Les autres réactions non-violentes a) Résistance individuelle et protestations collectives b) Les comportements désespérés
1014 1015 1016
2.3. Les comportements délictueux et criminels a) Le vol
1019 1020
1420 b) Coups et blessures et homicides : de la violence "ordinaire" entre Indiens à l'affrontement physique avec les engagistes c) Les crimes et délits de nature sexuelle d) L'incendie volontaire 2.4. La répression judiciaire a) Caractéristiques générales de la justice pénale dans la Guadeloupe postesclavagiste b) Comparaison entre les origines : les Indiens plus lourdement frappés c) Evolution dans le temps : la montée de la répression
1022 1025 1025 1028 1028 1034 1037
Conclusion du titre septième
1044
Titre huitième : DE L'IMMIGRATION A LA CITOYENNETE : DESTIN COLLECTIF D'UN GROUPE HUMAIN
1045
CHAP. XVIII.
LA FIN DE L'ENGAGEMENT ET LE "CHOIX" DE RESTER OU DE RENTRER
1. LA PRESSION SUR LES INDIENS POUR LES CONTRAINDRE A RESTER
1046 1046
1.1 Les faux-semblants d'un "choix" biaisé a) Une réglementation théoriquement protectrice b) Des rengagements contraints et forcés
1046 1046 1049
1.2 L'attitude de l'administration a) Mauvaise volonté et impécuniosité b) Les incitations financières c) La politique de fixation sur place et l'installation définitive des Indiens en Guadeloupe
1056 1056 1060
1.3 Les résultats : les Indiens "piégés" a) Des vies entières sur les habitations b) Des vies entières dans la misère
1068 1068 1070
2. "L'AN PROCHAIN A BENARES" : L'ODYSSEE DES RAPATRIEMENTS
1062
1075
2.1. Présentation statistique a) Les convois b) Les rapatriés
1075 1075 1093
2.2. L'attente interminable des Indiens libérés a) Espoirs et désillusions b) L'insuffisance chronique de convois c) Irrégularité et imprévisibilité des convois d) Les explications de l'administration : vraies raisons et faux prétextes
1095 1095 1096 1103 1105
1421 2.3. L'organisation des convois par l'administration a) Le choix du navire b) Le choix des partants et la composition du convoi c) Les ultimes formalités et le départ
1107 1107 1112 1118
2.4. "A passage to India" a) La route des retours b) Les conditions du voyage c) L'arrivée en Inde
1121 1121 1125 1131
CHAP. XIX. LES INDIENS FACE A LA SOCIETE CREOLE
1134
1. L'ISOLEMENT
1134
1.1. L'isolement psychologique : le mépris et le rejet a) Le choc de la rencontre b) Pour les planteurs, des sous-hommes c) Pour les Nègres créoles, des concurrents
1134 1134 1135 1139
1.2. L'isolement physique : la ségrégation a) L'enfermement sur les habitations b) Le repli communautaire
1143 1143 1146
2. L'ENRACINEMENT
1151
2.1. Les effets "décapants" de l'éloignement a) Lenteur et difficultés des communications avec l'Inde b) Distorsions et affaiblissement de l'hindouisme c) Les autres conséquences de l'éloignement
1151 1151 1154 1163
2.2. Les voies de l'intégration et la créolisation a) L'intégration croissante des Indiens à la vie sociale de la Guadeloupe b) L'ascension socio-professionnelle hors de la canne c) L'assimilation culturelle et la créolisation
1168 1168 1171 1174
2.3. L'assimilation politique et l'accès des fils d'immigrants à la nationalité française a) Un coup de semonce : les réactions britanniques au décret de 1881 sur la "naturalisation" des indigènes de l'Inde française b) Le différend franco-britannique sur la nationalité des fils d'Indiens de la Réunion (1899-1903) c) Le combat d'Henri Sidambarom en Guadeloupe (1904-1923)
1177 1177 1177 1183
Conclusion du titre huitième
1189
Titre neuvième : LA FIN DE L'IMMIGRATION
1190
1422
CHAP. XX. EN GUADELOUPE : LE COMBAT REPUBLICAIN CONTRE L'IMMIGRATION
1192
1. LES ETAPES DE L'AFFRONTEMENT
1192
1.1. Les résultats en demie teinte de l'offensive républicaine (1878-1882) a) La fin du consensus autour de l'immigration (décennie 1870) b) L'émergence d'un nouvel environnement politico-institutionnel défavorable à l'immigration c) L'offensive républicaine au Conseil Général (1881) d) Finalement des demi-mesures 1.2. La contre-offensive de l'Usine et le maintien de l'immigration (1883-1888) a) Souques reprend l'avantage (1883) b) Les conséquences de la crise sucrière et le problème des convois déjà commandés (1884) c) L'immigration enfin supprimée ? (1885-1887) d) L'ultime rebond des partisans de l'immigration (1887-1888) e) Comparaison avec la Martinique : les "spécificités locales" du débat guadeloupéen sur l'immigration
2. LE CHOC DES ARGUMENTS
1192 1192 1196 1199 1201 1203 1203 1206 1212 1214
1218
2.1. Le débat ouvert : arguments économiques pour et contre l'immigration a) Un débat posé en termes essentiellement économiques b) "Un bienfait" (E. Souques) : défense et illustration de l'immigration c) "Une plaie" (L. Dorval) : la réponse des adversaires de l'immigration
1218 1218 1213 1225
2.2. Le non-dit politique : qui est le maître dans la société créole ? a) Pourquoi tant d'acharnement à défendre une institution irrationnelle et inefficace ? b) "Tenir le Créole à distance" : le débat sur la "concurrence des bras" et les enjeux politiques de l'immigration
1236 1236 1242
CHAP. XXI. L'INTERDICTION DE L'EMIGRATION INDIENNE PAR LA GRANDE-BRETAGNE ET SES SUITES (1876-1888-1921)
1250
1. L'INTERDICTION DE L'EMIGRATION INDIENNE VERS LES COLONIES FRANCAISES (1876-1888)
1250
1.1. Les scandales de la Réunion et de la Guyane (1870-1882) a) Le temps des vaines protestations britanniques (1870-1875) b) Un premier coup de semonce : l'interdiction de l'émigration vers la Guyane (1876-1877) c) Dernier avertissement sans frais : la Commission internationale de la Réunion (1877) d) La persévérance réunionnaise dans l'inacceptable et la sanction britannique (1878-1882)
1250 1250 1253 1255 1258
1423 1.2. La Guadeloupe sanctionnée à son tour (1888-1889) a) La montée de la menace (1882-1887) b) L'interdiction (24 août 1888) c) La transmission de l'information en Guadeloupe et le dernier convoi (novembre 1888 – janvier 1889)
1260 1260 1260 1263
2. LES SUITES DE L'INTERDICTION ET L'OBLITERATION INSTITUTIONNELLE DE L'IMMIGRATION
1267
2.1. Les vaines tentatives françaises pour faire fléchir la Grande-Bretagne (1883-1900) a) Le dialogue de sourds (1883-1890) b) Reprise et échec des discussions (1891-1900)
1267 1267 1269
2.2. La recherche de solutions de remplacement a) L'émigration indienne clandestine b) A nouveau la tentation africaine c) L'exploitation de la misère des Antilles britanniques d) La lamentable odyssée des Japonais du Crédit Foncier Colonial
1274 1274 1275 1277 1280
2.3. L'effacement progressif des dernières survivances (1920-1953)
1282
Conclusion du titre neuvième
1286
CONCLUSION GENERALE
1287
ANNEXE DOCUMENTAIRE
1297
SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE
1370
TABLE DES TABLEAUX
1398
TABLE DES GRAPHIQUES
1402
TABLE DES PLANCHES
1403
TABLE DES CARTES ET PLANS
1404
TABLE DES MATIERES
1405