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PRÉFACE
La Parole de Dieu adressée à tous les humains
Nous avons la chance à la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg en Suisse d’accueillir depuis quelques années des étudiants malgaches. J’ai eu le privilège d’accompagner plusieurs d’entre eux dans l’élaboration de leurs thèses en Ancien Testament. Il m’a semblé, à moi et à d’autres collègues, qu’une génération de jeunes théologiens et chercheurs malgaches était en train de naître et qu’elle poursuivait, avec son intelligence et son enthousiasme propres, des recherches théologiques développées dans la Grande Île depuis des décennies. Le père Luc Olivier Razafitsimialona est un de ces chercheurs et le beau livre qu’il propose ici, issu de sa thèse, atteste de la vigueur, de la créativité de cette « nouvelle vague » de théologiens malgaches à laquelle il appartient. En s’intéressant aux Bara, cette ethnie qui habite la partie Sud de Madagascar, au cœur des terres, le père Luc Olivier a choisi un groupe humain qu’il connaît et qui le fascine, un peuple conscient de ses traditions qu’il a conservées vivantes. Pour approcher les gens de cette ethnie réputée pour ses élevages séculaires de zébus, le père Luc Olivier a trouvé un chemin qui a déjà fait ses preuves depuis longtemps : la Bible ! L’Ancien Testament évoque dans de nombreux passages les gens d’Israël ou des pays alentour qui élèvent des troupeaux. Il y a là un terrain de rencontre possible, un ensemble de traditions qui vivent dans cet Israël biblique, ainsi que chez tous ceux – juifs et chrétiens – qui, aujourd’hui
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encore, se nourrissent de ce vivant héritage. Il y a là aussi un certain regard sur la réalité, façonné par l’expérience de la vie pastorale. Conduire des troupeaux (ou se laisser conduire par eux), comprendre leurs besoins, observer ces animaux, apprendre d’eux, appréhender les liens entre la vie d’un groupe d’animaux et celle d’un groupe d’humains, toutes ces expériences et d’autres encore, ne constituent pas seulement un contexte, un arrière-fond, un décor : elles sont constitutives d’une société humaine, elles forment le creuset où une ethnie trouve ses caractéristiques, son âme en quelque sorte.
Un regard méditatif
En lisant ce qu’écrit le père Luc Olivier, j’ai été touché, interpellé par ce regard méditatif sur l’animal que les Bara ont développé. Les Bara mangent peu de viande, ils sont plutôt végétariens ; leurs troupeaux, ils les élèvent surtout pour des raisons religieuses. On ne mange de la viande, comme c’était le cas dans l’Antiquité du Moyen-Orient et du bassin méditerranéen, que dans un contexte religieux, quand on sacrifie un animal. Sa chair est alors dépecée et partagée de manière rituelle. Même le vol de bétail, qu’on note parfois chez les Bara, s’apparente à un rituel que l’on rencontre aussi chez les anciens peuples indo-européens. Cela n’a rien à voir avec les entreprises crapuleuses et massives de vol de bétail qu’on revend pour s’enrichir, et qui se multiplient, hélas, à Madagascar et dans d’autres contrées. Ce que j’ai appelé un regard méditatif sur les animaux, ici tout spécialement sur les zébus, manifeste une certaine manière d’être au monde, non comme des prédateurs, mais comme les membres d’une communauté humaine qui apprend à regarder, qui s’initie sans cesse à la création par sa proximité avec les autres créatures : arbres, plantes, animaux – en particulier les animaux familiers que l’on élève et accompagne. Or, c’est là une attitude permanente que l’on mentionne dans la Bible. Jacob et ses deux épouses, Léa et Rachel –
chacune donnant aussi sa servante à leur mari pour que la descendance s’accroisse –, engendrent treize enfants (Gn 29-30). Et, parallèlement, les troupeaux de Jacob se multiplient. Il n’y a pas là simple correspondance ni « métaphore » du côté des bêtes de ce qui arrive dans la famille de Jacob. Cette profusion procède d’une même présence de Dieu, qui, dans les aléas de la vie de Jacob et des siens, manifeste sa présence donatrice de vie. En Genèse 31, 10-13, Jacob raconte comment, alors que les bêtes de son troupeau s’accouplaient, l’ange du Seigneur lui parlait, avant que bientôt Dieu lui-même s’adresse à lui. Le Dieu biblique est présent au cœur d’un moment important du troupeau : le rut des animaux, et il choisit ce moment-là pour rejoindre Jacob, lui rappeler quel Dieu de vie il est. Ce même Dieu demande aussi à Jacob de quitter le pays de son beau-père, Laban, chez qui il séjourne, pour revenir dans la fameuse Terre qu’il a jadis donnée à Abraham. Pour Dieu, il n’y a donc pas de moment ni d’endroit qui serait indigne de lui : les animaux qui s’accouplent, comme il leur a demandé de le faire dès le commencement (Gn 1, 20-25), le dévoilent comme la source de toute existence et lui-même apparaît comme un bon Berger qui conduit Jacob et les siens ainsi que ses troupeaux jusqu’au pays qu’il a choisi pour lui.
Dieu révélé par les humains et leurs troupeaux !
Dans ce bref passage de la Genèse que le père Luc Olivier évoque à l’occasion dans son livre, on peut trouver plusieurs chemins pour la réflexion. D’abord, comme nous l’avons dit, les animaux s’avèrent essentiels comme révélateurs et comme accompagnateurs de la vie humaine. Et puis ces animaux – ici le troupeau de Jacob – manifestent la profusion de vie que Dieu a inscrite depuis le commencement dans sa création (Gn 1) : les êtres sont appelés à « pulluler », dit ce chapitre premier de la Bible, à témoigner que la vie, donnée par Dieu et bénie par lui, ne cesse de se propager. En Gn 1, les humains sont en quelque sorte les « imitateurs » de ce monde animal (notamment
des quadrupèdes) qui ont été créés au 6ème jour, le même jour qu’eux, juste avant eux ! Les humains ont certes leur particularité décisive : ils sont créés « à l’image de Dieu, selon sa ressemblance » (Gn 1, 26). Mais ils sont liés à ce monde animal, comme ils sont liés au monde végétal. Le premier mot en effet que Dieu leur adresse est « Fructifiez et multipliez » (Gn 1, 28) ; à la manière des arbres, créés au troisième jour, hommes et femmes doivent donc porter du fruit – ce qui est un thème essentiel de la Bible jusque dans le Nouveau Testament. Cette communion des êtres créés fait que les grandes révélations de Dieu ont parfois lieu quand, justement, tous les êtres de sa création sont réunis. Dans le passage concernant Jacob, ce patriarche a taillé des branches pour favoriser la fertilité des troupeaux (Gn 31, 37-41), il s’occupe de ce cheptel, il raconte avoir vu l’ange du Seigneur, avant que le Seigneur lui-même lui parle (Gn 31, 11-13). Ainsi donc le patriarche, qui est par ailleurs un grand manieur de pierres et a ainsi une accointance avec le monde minéral (cf. Gn 28, 11.18.22 ; 29, 10 ; 31, 46-53 ; 35, 14.20), est aussi lié au monde végétal (il taille des branchages et Dieu lui redira, comme aux premiers humains, de « fructifier » : Gn 35, 11) ; il s’occupe avec professionnalisme de troupeaux, est avisé par un ange (il en rencontre d’ailleurs à diverses reprises dans sa vie : Gn 28, 12 ; 31, 12 ; 32, 2-3) et Dieu lui parle. Dieu parle à ceux qui vivent intensément avec les différents ordres de la création – particulièrement avec les animaux. Ce sera aussi le cas du berger Moïse, à qui Dieu parle, après que son ange l’eut vu s’approcher d’un buisson, alors que, dans le désert minéral de la montagne, il conduisait ses moutons (Ex 3, 1-6).