Lettres à l'éditeur

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LETTRES À L’ÉDITEUR CHER MONSIEUR L'ÉDITEUR, je me suis régalé de l’article sur la découverte d’acides aminés dans le pet d’une comète (L’univers ensemencé, janvier 2010). Comme il est écrit, ces aminés sont sources de vie, et cela tend à confirmer la thèse avancée par la plupart des scientifiques, savoir que la vie est depuis longtemps semée partout où elle peut être accueillie, et que puisque des centaines de milliers de planètes pendent au plafond de l’univers, on peut aisément croire que la vie y soit plus fréquente que rare. Je me réjouis tout particulièrement à la pensée que la démonstration pourrait être bientôt faite que le Suprême n’a pas passé les six premiers jours d’une semaine de sept à nous aménager un jardin sur une seule boule, pour que nous y passions ensuite la majeure partie du temps à nous chercher une raison dans les malheurs de ses deux premiers locataires. Parlant d’Adam et Ève, qui n’étaient probablement que des singes innocents, soulignons que le fossé entre ces deux vieilles ennemies que sont la science et la superstition s’élargit toujours davantage. Car toute nouvelle découverte scientifique annoncée, vérifiée et enfin confirmée tend inévitablement à renforcer le caractère abrutissant des fadaises débitées dans le grand livre et colportées le plus sérieusement du monde, depuis au moins deux mille ans, par le club exclusif des hommes de la Secte de Rome. Cette découverte, en tout cas, est dans la lignée de celles qui montrent bien que Dieu n’a pas donné l’univers tibi soli au genre humain. Je ne sais trop comment expliquer qu’une grande partie du monde soit encore enchantée par des lubies dénoncées l’une après l’autre avec de solides arguments depuis Galilée en 1632, autrement que de savoir leurs auteurs futés et bien nantis. Un autre empire aurait croulé sous le poids de telles révélations, mais il faut bien admettre que la tiare et les hommes de robe, pour ne parler que de ceux-là, détiennent encore un pouvoir indéniable sur les esprits. Je crois, pour ma part, que la raison d’une telle emprise réside dans ce


que notre regard est naturellement tourné vers le ciel depuis des lunes : nous y cherchons, dans l’espace et bientôt sur des planètes, le père et la mère que l’orphelin ne connaît pas, la soeur et le frère que le fils unique trouve de manque. Avouons qu’il y a dans cette attente un marché fort intéressant, et dès lors il ne faut pas être étonné qu’on se soit bousculé en conclaves depuis deux millénaires pour offrir aux masses un produit quelconque. Quoi qu’il en soit, en attendant une conclusion satisfaisante à notre exploration, il faut dire que les simagrées et les contorsions intellectuelles qui nous sont offertes suffisent semble-t-il à nous réconforter. D’autant qu’elles sont encore supportées de nos jours, non par la crainte du supplice de la roue, du bûcher ou d’une sorte d’inquisition, mais par une diplomatie qui n’entend pas bien certaines franchises. J’ai hâte de lire le plat des convulsions officielles qu’on nous servira pour composer avec cette dernière découverte… et de m’amuser ensuite à essayer de dormir debout. – Jean Etsied MONSIEUR L'ÉDITEUR, je trouve bien dommage que votre publication ait donné une telle voix à ce païen sans autre tribune, mais puisque le mal est fait, je profiterai de ce jet d’encre pour engager monsieur Etsied, et vous-même, à faire un examen de conscience, suivi d’une prière peut-être, et à revoir posément l’hérésie véhiculée dans vos pages. Jean Etsied fait reposer sa diatribe sur une découverte qui en dit très peu sur notre état, et qui n’est d’ailleurs une preuve de rien. Des acides aminés se promenant librement dans l’espace ! Et le voilà lancé dans une dénonciation tous azimuts, d’abord cinglante à l’endroit des personnes vivant paisiblement leur croyance, ensuite injustifiée contre nos bons frères et nos bons pères de Rome, qui depuis toujours sacrifient leur existence à Dieu pour nous guider dans les chemins tortueux de la vie terrestre.


Etsied fait flèche de tout bois au passage d’une grosse pierre pour justifier son assaut contre une foi partagée par des milliards d’êtres humains. Ditesmoi, se peut-il que 90 % des habitants de notre planète souffrent d’hallucinations et que l’auteur ait seul raison ? J’en doute. Et franchement, à lire le feu de ce monsieur et sa fixation sur les singes, il me prend l’envie, à la manière de Voltaire répondant à Jean-Jacques, de marcher à quatre pattes ! Soit, nous tournons les yeux vers le ciel, non pour y passer le clair du temps à identifier des trous noirs, mais parce que nous y savons Dieu présent. Monsieur Etsied sait parfaitement bien que les malheurs auxquels il fait allusion sont le fruit des actions humaines et ne sont certainement pas de la main de Dieu. Notre Père trace la voie devant nous, mais il nous appartient de la suivre ou non, avec les conséquences que l’on sait pour soi et pour le monde. Alors quoi, si Dieu se mêlait constamment de corriger l’histoire que nous écrivons, Jean Etsied serait le premier à sauter d’une branche à l’autre en se frappant la poitrine et en criant que nous ne sommes pas des enfants libres. La science donne peut-être quelques réponses à des questions sur le monde matériel qui nous entoure, mais elle n’a jamais pu, malgré tous ses Galilée, infirmer la Volonté intelligente et la Création. Elle ne le pourra pas davantage sur le dos d’une fusée, puisque Dieu existe : il est réel dans la forme de l’Esprit qui nous habite, de la morale qui nous guide, de la connaissance du bien et du mal, et du sentiment d’amour universel pour son prochain. Le Big Bang de la science ne ressemble-t-il pas étrangement au cri satisfait de Dieu : Que la Lumière soit ! ? Qui serait prêt à affirmer que ce n’est assurément pas Dieu qui mit la vie sur les comètes avant de les pousser dans toutes les directions ? Qui serait prêt à affirmer que d’autres civilisations – si elles existent – ne partagent pas notre foi et ne prient pas Dieu comme nous le faisons, et peut-être avec les mêmes rituels qui donnent tant à redire à monsieur Etsied ? Enfin, il fait semblant d’oublier, car cela lui est bien commode, que le temps marche dans une seule direction. Il appuie ainsi ses vitupérations navrantes en redescendant du grenier de l’histoire avec dans les bras quelques boîtes d’excès malheureux. On ne le niera point, des erreurs furent commises, mais


elles étaient de leur temps. Leurs auteurs, sans doute en mal de pouvoir, usèrent un peu trop à la lettre de textes dont la formulation allégorique, bien que tendant vers Dieu, peut faire rouler dans le fossé l’ignorant ou le faible qui ne prend garde. Mais on ne jette pas tout le panier sous prétexte qu’on a vu des bleus sur quelques pommes ! Jean Etsied pourra dormir debout aussi souvent qu’il le voudra (Cave ne cadas). Quant à moi, je secoue maintenant la poussière de mes chaussures et, cette nuit, ma foi, je dormirai paisiblement. – Paul Érucel

MONSIEUR L'ÉDITEUR, moi qui voulais tromper l’attente en posant les yeux sur votre journal, j’ai plus que trompé : j’ai consommé comme un gourmand les sorties de messieurs Etsied et Érucel, au point que j’ai bien failli rater mon vol (je me rendais animer une conférence sur les visions). Depuis cette lecture, j’ai le besoin de lancer un grain de sable dans l’engrenage de la machine de mots que ces deux hommes ont fabriquée, car l’un et l’autre parlent de la même chose et se contredisent sur un point sur lequel ils pourraient pourtant s’entendre : la foi. Le premier n’en paraît pas dépourvu, mais il aurait bien fait d’aborder son sujet sur un air moins furieux. On aura tout de même compris que son texte est moins une négation de la foi qu’une dénonciation de pratiques et de discours que l’Église perpétue, avec un conservatisme figé, dans ce qui paraît être le désir de garder jalousement pour elle la charge qu’elle s’est donnée de diriger les humains sur le plan moral et dans la recherche de la vérité. Il s’en prend surtout, et avec justesse malgré le ton, à l’idée saugrenue qu’il serait préférable de s’en tenir à des contes fabuleux plutôt que de chercher cette vérité dans les faits. Il n’a pas tort, mais M. Érucel n’a pas tort lui non plus, et entre les deux des miettes d’arguments font ressortir ce que j’appelle, durant mes conférences, le « paradoxe jésuvien ». Je m’explique : la morale


humaine, « qui nous guide tous », semble être en effet une caractéristique innée et universelle, ce qui devrait suffire à nous dispenser des leçons du clergé; mais elle pourrait aussi nous amener à une réflexion sur sa source, car il faut bien qu’il y ait une source (divine, répondrait M. Érucel), ramenant par là le même clergé, toujours aussi pertinent alors dans son rôle. Peu s’en faut pour le dire, monsieur Etsied a devant lui tout un édifice. Il pourra tout de même se féliciter que je le corrige, car, accrochées au plafond de l’univers, ce ne sont pas des centaines de milliers de planètes, mais plutôt des millions, et voilà qui renforce encore la thèse de monsieur (que je partage dans mon livre : « Les visions sont le produit d’une bonne vue », encore disponible en librairie). La réponse de M. Érucel fait comme d’autres trempées dans l’encre de la révision, qui visent à faire allonger les découvertes scientifiques dans le même lit que la religion. Tout de même, elle contient des points d’interrogation qui ne manquent pas d’attrait. Qui, en effet, peut nier en toute assurance que Dieu n’a pas mis la vie sur une planète (Éden ?) vouée à la désintégration (châtiment et « expulsion » ?), de laquelle seraient nées des milliers de comètes promenant librement des semences de vie dans l’univers ? Décidément, le fossé séparant la science et la religion n’est peut-être pas aussi large que le souhaite M. Etsied. Mais revenons à M. Érucel, qui dans sa foi rigide marche à l’occasion sur un terrain plutôt glissant. Par exemple, il n’est pas tout à fait vrai que des milliards d’être humains vivent paisiblement leur croyance, quand on sait que la religion – et je parle ici de toutes les religions – a joué un rôle central dans les guerres les plus meurtrières des derniers millénaires, qu’elle s’est elle-même rendue coupable de nombreux meurtres, et que c’est encore en son nom que les actes les plus vicieux sont commis entre frères. De là à souhaiter qu’on pût enfin être libérés de ces superstitions mortelles, il n’y a qu’un pas, et M. Etsied, de toute évidence, n’en est pas trop embarrassé. D’un autre côté, comment se peut-il que nous ayons réussi à faire redescendre sur Terre les Dieux de la Grèce antique, mais que nous nous laissions encore obnubiler par les histoires aussi invraisemblables de la foi


judéo-chrétienne ? Il doit bien se trouver une explication à cette force, et cela rejoint sûrement M. Érucel, qui aurait pu ajouter à son argument que la bonté humaine paraissant impérissable, elle serait le signe du long travail d’une main divine, ou d’un projet divin, tendant vers un but ultime qui échappera toujours à la science. Mais j’y arrive : le chaînon manquant à la réplique de Paul Érucel est précisément l’épine qui agace le pied de la religion. Car si les « représentants », les « appelés » ou les « élus » de Dieu sur Terre ont pu commettre autant de crimes, ou qu’ils puissent faire encore tant d’erreurs factuelles, c’est que forcément, et malgré ce qu’ils en disent, ils n’avaient et n’ont pas une très bonne communication avec l’être suprême. Il peut être alors suggéré que la direction morale qu’ils proposaient, et proposent encore, serait plus ou moins suspecte. À tout dire, messieurs Etsied et Érucel ont besoin l’un de l’autre, tout comme la science et la religion, pour reprendre Newton, sont inséparables : la première corrige les erreurs et les excès de la deuxième, tout en ne parvenant pas à la nier complètement, et celle-ci, bien que ne pouvant se défaire de l’autre, nous donne de l’au-delà, avec ses anges et ses chariots de feu, une image un peu plus romantique que celle d’acides aminés et de gros rocs errant dans l’espace. – Thomas Tiorcioviq

LETTRE AUX LECTEURS Deux opinions qui se cabrent aux extrémités. Une troisième lettre, que Salomon lui-même aurait pu écrire, qui distribue commentaires et notes de passage mais ne penche décidément ni pour l’une, ni pour l’autre. Trois textes qui valent bien le débat. Mais que des hommes. Des hommes qui discutent entre hommes – de religion, bien sûr ! – et qui n’en ont que pour les frères, les pères, le Père et… l’éditeur, alors que la femme, elle, n’a qu’à écouter (ou lire).


Cette fois, elle disposera. Je voudrais d’abord remercier M. Érucel pour son invitation à la prière, et j’apprécie qu’il nous ait épargné une pénitence (je tiens à le rassurer que dans ma jeunesse, obligée par l’école d’aller me confesser chaque semaine, j’avais dû inventer assez de péchés, et reçu tellement de je-vous-salue-marie comme pénitences, que provision des deux a été faite pour durer jusqu’à la fin de mes jours). Hérésie ou pas, notre journal ne voit pas pourquoi il aurait dû censurer l’opinion de Jean Etsied. Faut-il rappeler que nos sociétés sont bénies par le droit fondamental à l’opinion et à la libre expression de cette opinion ? Les femmes et les hommes n’ont-ils pas déjà suffisamment souffert de l’ostracisme et de la violence à cause de leurs idées ? Nous continuons d’espérer que ces temps sont révolus et qu’ils resteront couchés dans les livres d’histoire. On ne peut certes pas dire que les commentaires de M. Etsied à l’endroit de la religion soient dithyrambiques, et on ne soulignera jamais assez que le droit à l’opinion comporte des responsabilités, dont celle d’assumer ses dires n’est pas la plus mince. Car ils s’attirent un autre droit, celui d’une réponse. Celle de Paul Érucel est encore plus cinglante par moments, mais nous n’avons pas pour autant songé à lui prodiguer les soins de la censure. Car le débat, le désaccord, le choc des idées, sont nécessaires à l’avancement de toute société et à sa compréhension du monde, matériel et spirituel, qui l’entoure. L’instant qui voit naître une opinion s’érigeant en vérité suprême et n’admettant pas la contradiction, c’est l’instant qui voit mourir la liberté. Là est notre mission : publier les idées, encourager le débat. Là est notre responsabilité : éviter qu’il ne sombre dans les attaques personnelles et la diffamation. Quant au reste, il appartient aux lecteurs (pas à la censure) de trier le bon grain de l’ivraie. – L’éditrice, Magdalène Eilboul


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