Monet à Trouville

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Bruno Delarue

Monet Ă Trouville Monographies citadines


Les différents séjours de Monet à Trouville et à Deauville comportent de nombreuses zones d’ombre, l’histoire ne retenant généralement que celui de 1870, dont il ramena onze toiles fort belles et bien répertoriées (sauf une). Or, on sait qu’il y fit de brefs passages, peut-être en 1864, certainement en 1865 et 1866, et une dernière fois en 1881. Pour comprendre les séjours de Monet dans les années 1860, il faut rappeler que les années 64, 65 et 66 Monet venait à la ferme Saint-Siméon d’Honfleur, amené par Eugène Boudin qu’il avait rencontré en 1858 au Havre. Boudin qui avait déjà présenté au Salon de 1861 La Plage de Trouville lui fera aussi connaître la station voisine en pleine extension. A Saint-Siméon, Gustave Courbet et Johan Barthold Jongkind sont aussi de la partie, et une très forte amitié réunit ces peintres révolutionnaires. Courbet est alors le seul à avoir une certaine renommée qui lui vaudra d’être invité par le directeur du Casino de Trouville l’été 1865. Il y fera sensation en portraits mondains ; et tout ce que la station balnéaire compte de particules fera le siège de son atelier pour être portraituré par le grand homme qui prend commandes pour tout l’hiver, mais laisse aussi de remarquables tableaux de mer. C’est alors que le comte Antoine Hector Raynald de Choiseul, personnage immensément riche et un peu extravagant, venant de l’une des plus grandes familles françaises puisqu’elle possédait le château de Vaux-Praslin (aujourd’hui Vauxle-Vicomte), se prend de passion pour Courbet, et l’accueille l’été

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Tête de chien, vers 1865-1866 huile sur toile 32 x 24,5 cm Localisation inconnue (ancienne collection comte de Choiseul)

Chalet des Rosiers ou Chalet Choiseul © Villa Montebello, Trouville

suivant dans le chalet qu’il vient de faire construire à Deauville. Le comte a plusieurs hobbies dont le premier est celui du beau, mais pas n’importe lequel, celui en train de se faire. C’est pourquoi il vient de se débarrasser de ses collections d’antiquités et de tableaux anciens pour les remplacer par des achats aux artistes contemporains. La seconde est le goût des chiens. Courbet satisfera ses deux passions en un tableau fort connu représentant ses deux lévriers devant la mer, l’un clair, l’autre sombre. En 1866, le comte de Choiseul, par l’intermédiaire de Courbet, invite à dîner Boudin et Monet avec leurs épouses. Si on sait que Boudin séjournait souvent à Trouville, il n’en est pas de même de Monet que l’on savait à Honfleur. Mais dîner à Deauville, en 1866, empêchait de repartir coucher à Honfleur. Ce qui implique que Monet soit était reçu par Boudin, soit se payait un logement dans un hôtel, au moins pour quelques jours. De cela nous n’avons aucune trace, et surtout pas un seul tableau, de même que nous ne savons rien des rapports de Monet et du comte. C’est alors qu’intervient Géraldine Lefebvre qui, lors de

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Le séjour de 1870 ses recherches pour le livre qu’elle a dirigé sur Monet au Havre, a découvert par recoupements que le mystérieux comte C., dont la collection de tableaux avait été vendue en 1898, était notre comte de Choiseul. Or le catalogue de la vente indique dix œuvres de Monet parmi lesquelles trois réalisées à Chailly-en-Brière en 1865, une vue d’Honfleur, mais surtout une tête de chien et ce tableau facilement identifiable par sa description : Sur les Planches de Trouville de 1870 (p 21). Le comte de Choiseul est donc l’un des premiers collectionneurs de Monet qu’il n’a certainement pas invité qu’une seule fois en son Chalet des Rosiers de Deauville. La preuve en est cette tête de chien de la vente (p 2), aujourd’hui disparue, qui de toute évidence devait être l’un des animaux favoris du comte. De même, existe une autre tête canine exécutée par Monet, celle d’un lévrier de profil (W 12)* qui ressemble étrangement à celui qu’a représenté le peintre Agapit Stevens dans un portrait du comte. Ces traces du passage de Monet à Deauville dans les années 1860 que nous nous étonnions de ne pas avoir nous sont donc fournies par ces deux portraits canins qu’il faut dater des années 1865-1866, et non de 1862-1863 comme le pensait Wildenstein dans son catalogue raisonné. Les insurmontables problèmes financiers de Monet en ce temps expliquent qu’il ait cédé aux désirs du comte, et accepté de peindre de tels sujets alors qu’il ne rêvait que de réaliser des toiles immenses comme Le Déjeuner sur l’herbe ou ces Femmes au jardin qu’il travaillait à Honfleur. Le comte possédait aussi des caricatures dont son protégé s’était fait une spécialité avant que Boudin ne l’entraîne vers un art plus sérieux.

Deroy Trouville, Vue générale de la plage lithographie 25,2 x 37 cm © Villa Montebello, Trouville/ Des Brosses

Trouville, l’Hôtel Tivoli carte postale © Collection particulière

L’été 1870, Monet accompagné de Camille et de son fils Jean, s’installe à l’Hôtel Tivoli où Boudin avait aussi ses habitudes. Au centre de Trouville, il avait pour particularité d’être ouvert toute l’année et recevait essentiellement des voyageurs de commerce. Eugène Boudin est aussi à Trouville. Arrivé le 12 août, il repart le 13 septembre vers la Bretagne. Ses peintures commencent à formidablement bien se vendre. Les marchands Hagerman et le Belge Gauchez veulent acheter toutes ses scènes de plage dont il s’efforce de garder quelques exemplaires pour le fidèle père Martin. Quant à ses scènes de femmes en crinolines qui feront sa réputation, il les appelle ses « petites poupées » ou ses « hochets ». On va voir l’influence de Boudin sur les tableaux peints par Monet durant son séjour trouvillais. Un Monet qui, resté dans la station balnéaire après le départ de son ami, lui enverra des lettres pleines de découragement. Il faut dire qu’il ne cesse de se retrouver absolument démuni et qu’il sollicite avec tellement d’empressement Frédéric Bazille pour qu’il lui prête de l’argent que les relations entre les deux amis commencent à s’assombrir. Malheureusement la guerre à la Prusse est déclarée le 13 juillet et le bon ami, engagé on ne sait pour quelles raisons, mourra le 28 novembre. C’est Boudin qui avancera à Monet l’argent pour payer la pension de l’Hôtel Tivoli.

* Répertoire Wildenstein

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Pierre-Auguste Renoir La Tapisserie, 1873 Portrait présumé de Camille huile sur toile 46,2 x 38,2 cm © Christie’s

Edgar Manet La Famille Monet dans son jardin à Argenteuil, 1874 huile sur toile 61 x 99,7 cm © Metropolitain Museum of Art Creative Commons

On peut réduire à trois thèmes les onze tableaux peints durant ce séjour de 1870 : Camille sur la plage (5), l’entrée du port (1) et les planches (4). Plus le tableau Sur la plage de Trouville (W 158a), exposé et vendu à la Second Annual Exhibition of the Society of French Artists, à Londres en 1871.

Camille Camille-Léonie Doncieux a dix-neuf ans quand Monet en tombe amoureux en 1865. Elle est modèle et Monet la peint, grandeur nature, dans Femme à la robe verte, tableau qu’il présente au Salon de 1866 avec un paysage plus ancien. Cette grande toile lui permettra d’obtenir ses premiers éloges, notamment de Zola, tandis que certains pensaient que Manet en était l’auteur. Camille l’accompagnera à Trouville en 1866 puisque Courbet rencontre le couple à la terrasse du Casino quand il les invite à dîner chez le comte de Choiseul. Mais Camille accouche de Jean le 8 août 1867 et Monet – qui sera refusé au Salon cette année-là – se retrouve dans une situation impossible qui le mènera jusqu’à une tentative de suicide car incapable de subvenir aux besoins de la mère et de son fils, d’autant que sa famille désapprouvant cette union, sa tante Lecadre le menaçe de ne plus lui verser la petite pension qui lui permettait de subsister.

Les Doncieux, quant à eux, réclament le mariage, ce que feront civilement Claude et Camille le 28 juin 1870, les témoins étant Edouard Manet (frère d’Edgar), Gustave Courbet, Antoine Lafont (journaliste) et Paul Dubois (médecin). Le père de Monet, présent au mariage, donnera son accord mais continuera de refuser de recevoir Camille à Sainte-Adresse. Des cinq tableaux de Camille, deux peuvent être considérés comme de simples esquisses, mais tous la représentent sur la plage. Le premier, Camille sur la plage (W 161*), le seul la montrant en pied, est une simple pochade révélant déjà toute l’influence de Boudin dont le principal talent dans ses représentations de villégiateurs sur l’estran était d’avoir su trouver une distance permettant au spectateur d’être à la fois suffisamment proche des personnages pour partager leurs activités, sans pour autant en faire des individualités, et ainsi ne jamais tomber dans le piège du portrait. Cette esquisse très rapidement brossée et formidablement vivante rappelle le tableau de la princesse de Metternich réalisé un an plus tôt par Boudin : même distance, même rapidité d’exécution, même présence de la mer Camille sur la plage (W 161), huile sur toile, 30 x 15 cm Musée Marmottan Monet, Paris © AKG images

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Mon Cher Boudin Pouvez-vous me prêter dix francs, jusqu’à après demain j’ai absolument besoin de cette somme et ma bourse se trouve complètement à sec...

seulement suggérée. Tout cela dans une harmonie de couleur très sobre, proche de la tonalité du sable, et cependant se dégage de ces quelques coups de pinceaux une très forte sensation de vent et de mer agitée. Monet avait toujours gardé cette esquisse qui sera offerte en 1966 au musée Marmottan Monet par son fils Michel.

Page 8 Camille assise sur la plage à Trouville (W 159) huile sur toile

La deuxième esquisse, Camille assise sur la plage à Trouville (W 159) montre cette fois Camille assise, se protégeant du soleil sous une ombrelle rose à l’intérieur bleu. Elle est croquée de tellement près que son corps penché en avant semble sortir de la toile. Seules quelques touches rapides en définissent la masse déterminée par l’ombre et la lumière qui sont les vrais sujets du tableau. Là encore les traits de Camille sont très peu marqués. La palette est excessivement claire et cette clarté, notamment des ombres, sera l’une des grandes nouveautés de la série trouvillaise et une approche sérieuse de ce qui va définir l’une des priorités de l’impressionnisme. Monet a tellement considéré cette toile comme une esquisse qu’il n’a pas cherché à effacer la présence d’une deuxième chaise à côté de Camille. Cela n’a pas empêché cette toile, qui était déjà passée aux enchères en 2010, d’être récemment revendue pour la somme de 12 125 000 $.

46,2 x 38,3 cm © Christie’s

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Dans Camille sur la plage de Trouville (W 160), on la retrouve assise seule, tournant le dos à la mer, équipée de la même ombrelle et de la même robe qui semblerait être aussi celle de l’esquisse en pied. Elle a aussi la même voilette rabattue sur le visage. Là encore Monet s’est placé très près de son modèle sans pour autant s’astreindre au moindre détail, à la façon de Boudin. Plus travaillée que l’esquisse précédente, cette toile ne cache pas l’affirmation de Monet de prôner une peinture rapide et enlevée, ce que le public ne sera pas prêt à admettre comme de la peinture sérieuse. Il se comprend que son marchand n’aura de cesse de lui demander des tableaux exprimant plus de labeur. Beaucoup de ces toiles légères ne seront d’ailleurs vendues qu’à la fin de sa vie, quand sa cote aura bondi et que les amateurs se seront déshabitués du léché académique. Ici, Monet, en ouvrant l’espace de la toile à une vue sur la baignade où s’y voient les poteaux indiquant les espaces réservés aux deux sexes et à celui des familles afin que les baigneurs respectent le strict règlement des bains, mêle le genre du portrait et celui du paysage. Rappelons que peindre des baigneurs est en soi faire acte de modernité car cette activité dévoile un mode de vie nouveau et, surtout, n’indique aucune valeur morale particulière. A cette époque, peindre des gens ordinaires dans des vêtements ordinaires et dans une activité tout aussi ordinaire est une véritable hérésie. Dans le même esprit, sera reproché à Boudin de peindre des « gens en paletot ». Ce tableau sera acheté par le père Martin quelques années plus tard.

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Camille sur la plage de Trouville (W 160), 1870 huile sur toile 38,1 x 46,4 cm Collection privée © Yale university Art Gallery

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Avec Sur la plage à Trouville (W 162), Monet ose un geste incroyable de modernité en se servant d’une scène à la fois banale et cependant bien réelle pour sortir la peinture de la réalité par un artifice faisant passer ce qui est permis sur une feuille d’étude au rôle d’œuvre achevée. En effet, Camille est ici représentée deux fois sur la même toile : d’abord en gros plan, faisant face au peintre comme dans les tableaux précédents, et puis, dans une échelle moindre, tournée dans l’autre sens. Un regard rapide y verrait la mère et la fille (ce fut un temps le titre du tableau), mais Monet n’a pas cherché à cacher son subterfuge ne serait-ce qu’en conservant au personnage double la même robe particulièrement reconnaissable et le même chapeau fleuri. Par manque d’argent, Monet s’était déjà servi dans son immense toile Le Déjeuner sur l’herbe du même modèle pour plusieurs personnages mais il avait alors pris garde de ne pas le montrer. Ici, il se permet l’un des plus beaux pieds de nez aux conventions, et signifie clairement la liberté qu’il compte bien s’octroyer. Jusqu’à maintenant, Camille est donc toujours seule sur la plage, toujours tournée vers le peintre et non vers l’activité de la baignade, et encore une fois presque sortie du cadre de la toile.

Sur la plage à Trouville (W 162), 1870 huile sur toile 38 x 46 cm © Musée Marmottan Monet, Paris

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Ce parti de coller au modèle jusqu’à l’extraire de l’espace du tableau pour qu’il semble plus dans le monde réel que dans celui de la représentation, Monet va le pousser encore plus loin dans la dernière des toiles montrant Camille qui cette fois n’est pas seule.

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