Mystique du recueillement en Espagne

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PREMIERE PARTIE : L’ESPAGNE DU XVIème SIECLE : LA NOUVELLE MYSTIQUE OU MYSTIQUE DU RECUEILLEMENT. SES ORIGINES-SON DEVELOPPEMENT ET SON IMPACT SOCIAL.

INTRODUCTION : La mystique espagnole la plus connue et la plus épanouie (d’Espagne et ... du monde chrétien) celle de sainte Thérèse d’Avila et de saint Jean de la Croix, n’est pas née du néant : elle est l’aboutissement de tout un entrelacs d’influences -plus ou moins lointaines- et de combats plus récents (dans la société et à l’université). Le résultat en a été l’émergence d’une « nouvelle spiritualité » issue plus directement du mouvement des observances franciscaines et de la devotio moderna 1 . Ce sont des auteurs et mystiques franciscains, qui avec quelques autres ont mis en pratique, codifié et divulgué -dans les années 1475-1480- l’oraison de recueillement, base de ce renouveau. Melquíades Andrés Martín2 , dit de la mystique du recueillement : « Es la mística primera y fundamental. » Dans son Introducción a la mística española, Angel L. Cilveti soulève à ce sujet une question judicieuse : « hay que preguntarse por qué comenzó este fenómeno en tiempo de los reyes católicos ». 3 Melquíades Andrés Martín, après avoir constaté ce mouvement vers l’intériorisation et mentionné l’importance qu’auront un peu plus tard des auteurs comme Bernabé de Palma, Bernardino de Laredo et Francisco de Osuna, pose une question qui cerne bien le problème que nous avions évoqué dans l’introduction générale : «¿ cómo se realizó este movimiento hacia la interioridad ? ¿ Cómo se pasó de una espiritualidad en la cual se plusvaloraba lo externo a otra en la cual se habla de espíritu de modo insistente y no siempre concertado y finalmente, a otra de armonía entre interior y exterior, fe y obras, libertad y gracia, espíritu y ritos ceremoniales, oración vocal y mental?. He aquí uno de los aspectos más bellos de la historia de la espiritualidad española. » Et il commence à répondre à cette question en précisant : « En este cambio confluyeron varios hechos importantes. »4 Ce sont ces faits importants, le comment et le pourquoi, que nous allons essayer d’analyser. Dans une première partie nous verrons, quel est le substrat historique, quelles sont les principales influences -étrangères et espagnoles- antérieures à la fin du XVème siècle. 1

Dans Introducción a la mística española ,A.L.Cilveti dit à propos de cette dernière : « La espiritualidad de los reformados es la ya indicada de la « Devotio moderna », que en España se manifiesta como iluminismo y en alguna medida como erasmismo. Contiene en germen tendencias opuestas : en unos casos dará origen al iluminismo heterodoxo del XVI y al quietismo de XVII, en otros a la mística ortodoxa. En este segundo sentido va a constituir la inspiración más legítima de la contrarreforma : la realización del ideal de vida cristiana interior permaneciendo dentro de la Iglesia... ». (p.135). 2 Dans Historia de la Iglesia en España ,III,2, Madrid, Biblioteca de autores cristianos, 1980, p.343. 3 Angel L. Cilveti, Introducción a la mística española, Cátedra, Madrid, 1974, p.133. 4 Op.cit, p.331.

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Ensuite, nous essaierons de voir en quoi consiste cette spiritualité nouvelle, puis tenterons dans un dernier temps de répondre à la question : « Pourquoi à ce moment-là ». Nous aborderons la réponse sous deux angles, à savoir celui d’une réponse espagnole, avant l’heure, au protestantisme (luthéranisme) c’est-à-dire à la future Réforme, puis sous l’angle de l’originalité de ce qui deviendra la Contre-Réforme espagnole. A)-INFLUENCES ANTERIEURES AU XVEME SIECLE 5 :

Le schéma ci-dessus, indique bien à la fois la richesse et la complexité des influences qui ont pu marquer la nouvelle mystique. 6 Les influences les plus lointaines semblent être principalement étrangères et les plus récentes ont leurs racines dans le Moyen Age espagnol.7 1)- Bien que leur influence soit fondamentale, nous nous contenterons de citer les textes et auteurs les plus anciens qui ont littéralement imprégné la spiritualité et les écrits des mystiques espagnols les plus connus et de leurs précurseurs. Il s’agit, bien sûr, des Saintes écritures , mais aussi des oeuvres des pères de l’Eglise et des auteurs médiévaux. M.Andrés Martín dit à ce sujet : « La herencia cristiana cuenta ante todo con un rico capital mediterráneo, heredero de los Santos Padres grecolatinos; del pseudo-Dionisio, que entonces era San Dionisio, discípulo de San Pablo; San Bernardo, la escuela de San Víctor, la herencia

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Pour l’analyse des influences anciennes et plus récentes nous nous sommes appuyé sur deux ouvrages « de base » : Celui de P. Sainz Rodriguez : Introducción a la historia de la mística en España, et celui de Angel L. Cilveti : Intrduccóon a la mística española . En ce qui concerne la mystique du recueillement (recogimiento) il faut consulter absolument les multiples ouvrages que Melquíades Andrés Martín a consacrés à ce sujet. 6 Il est tiré de l’ouvrage de Saínz Rodríguez,op.cit, p.125. 7 « Mientras que la ascética de los místicos españoles tiene claros precedentes en la Edad Media española, los antecedentes de su mística se encuentran fuera de España. » Cilveti,op.cit,p.133.

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franciscana, especialmente San Buenaventura; Hugo de Balma, Sabunde, Gerson y la tradición benedictina, dominica, agustina... » 8 . 2)- L’influence de la mystique judéo-arabe. Tous les auteurs reconnaissent l’influence sémitique mais de manière différente : Certains critiques contemporains la privilégient (Asín Palacios, L. López Baralt et d’une certaine manière, antérieurement, M. Bataillon et Américo Castro. Pour Hatzfeld cette influence se serait transmise à travers R. Lulle.9 M. Andrés Martín, souligne plutôt l’influence de la longue cohabitation (convivencia ) avec les arabes en particulier.10 Il montre ce qui rapproche la mystique chrétienne de la mystique soufie, développée dans le sud de l’Espagne (Séville, Murcie) : « Los sufíes incidieron como hombres religiosos en la sociedad musulmana española, ahita de conquistas exteriores y olvidada de la vida interior. Fueron sentinelas buscadores incansables de Dios. La sabiduria sufí no vive de la lógica, sino de la quemadura de Dios, que llama secretamente en la noche. Sabiduría de experiencia, que no se adquiere con libros y estudios... »11 . Nous voyons donc ici deux aspects ( Amour-désir de Dieu et primauté de l’expérience sur la connaissance) qui ont sans doute renforcé d’autres héritages allant dans le même sens.12 « Existe una mística musulmana española vivida y escrita ».13 Le lien avec cette tradition mystique, a pu être maintenu ensuite par les morisques. Quant à l’influence juive, elle se fait, selon le même auteur, certes par la convivencia mais surtout grâce aux convertis ( conversos ) volontaires.14 8

(Hist. de la Mística de la Edad de Oro... op.cit,p.80 et idem, p.205). Voir aussi J.A Valente, Variaciones, Tusquets Editores, Barcelona, 1991, p.172-173. Saint Denys ou Pseudo-Denys l’aréopagite : il fut considéré pendant longtemps comme disciple de Saint Paul (membre de l’Aréopage). Il fut en fait, selon Grégoire de Tours, évangélisateur des Gaules et premier évêque (vers 250). Il mourut en martyre. Ses oeuvres ont profondément marqué la théologie chrétienne et la mystique du recueillement. Saint Augustin (4°s.) : L’ un des Pères et Docteurs de l’Eglise. Né en 354 en Numidie, prêtre et Evêque d’Hippone, auteur des Confessions. A influencé Sainte Thérèse (V.de la Concha, op.cit, p.56-57). Saint Bernard (XIIème siècle.) : Moine cistercien français, fondateur de l’abbaye de Clairvaux. Prêcha la 2° croisade. Saint Bonaventure (1221-1274) : Franciscain né en Italie. Père de l’Eglise. Surnommé «Docteur séraphique». Hugo de Balma (XIIIème siècle.) :Chartreux installé près de Lyon. Proche de Saint Bonaventure. Gerson (XIVème siècle.) : Théologien français. Fut l’âme du Concile de Constance. On lui a attribué un temps la célèbre Imitation de Christ. 9 Raymond Lulle : mystique mallorquin (1235-1315), d’un savoir encyclopédique. A écrit des ouvrages très divers en catalan et en arabe. Il s’est imprégné de culture orientale et a appris l’arabe pour essayer de gagner des âmes au christianisme. Il fut enseigné à Alcalá. Saínz Rodríguez indique que Ribera et Asín « sostienen que R. Lulio utilizó ampliamente las doctrinas de los místicos y filósofos árabes secuaces de la doctrina de Abenmasarra y posteriores a éste... La transcendencia del lulismo fue grande. Lulio está plenamente dentro de la escuela franciscana, europea y sus obras han sido aceptadas y utilizadas por ella... ». Mais cet auteur ne pense pas que l’influence de Lulle ait été directe : « Hoy por hoy ... sólo podemos admitir (su influencia) incorporada al gran raudal de la doctrina mística franciscana de la Edad Media ».(Op.cit, p.180-183).M. Andrés Martín fait peu allusion à Lulle. 10 M. Andrés Martín cite entre autres deux exemples de communication interreligieuse : la publication par le muphti de Ségovie d’un recueil des préceptes de l’Islam (en 1462) et celle du Coran en trois langues (castillan, latin et arabe) par Jean de Ségovie ancien professeur à Salamanque. (Hist. de la míst. en la Edad de Oro, p.211). 11 Hist. de la Mist. en la Edad de Oro, p.212. 12 Nous traiterons le contenu de ces aspects dans la deuxième partie de ce travail. 13 M. Andrés M. Hist.Míst. Edad de Oro, p.212. 14 M.Andrés Martín considère que : « La influencia árabe y judía cobra especial relieve en lo religioso, no sólo por medio de libros, sino, sobre todo, a través del peso incuantificable de la convivencia diaria durante siglos... Además hubo diálogo interconfesional entre sufíes, sinagogos y sacerdotes cristianos...El trilingüismo...y trirreligionismo fue

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Il considère cependant que la plupart des aspects qui pourraient être hérités des juifs et des arabes se trouvent déja dans les ouvrages des Pères de l’Eglise, en particulier chez saint Augustin et qu’il faut être prudent sur les influences par manque de preuves15 . 3) -L’influence de la mystique rhénano-flamande16 . Mais l’influence « étrangère » la plus directe sur la « Devotio moderna » et ensuite sur la mystique du recueillement est celle des grands mystiques allemands et flamands du XIVèmesiècle : Maître Eckhart, Tauler, Ruysbroeck, Groot. Selon Cilveti17 : « La tesis germánica goza de mayor prestigio » : Des précurseurs des grands mystiques espagnols, Osuna et Laredo par exemple, ont emprunté chez ces auteurs des influences théologiques et littéraires -métaphores, symboles- qui seront repris par sainte Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix. Le grand « spécialiste » d’Osuna, de Laredo et d’autres auteurs franciscains : Fidèle de Ros18 , évoque lui aussi l’influence nordique.19

4)- L’influence italienne. Elle doit être (re)mise à sa juste place qui, comme nous avons déja pu l’entrevoir précédemment, est une place de choix : M.Andrés Martín précise à ce sujet : « ... no comparto la afirmación de la única influencia alemana, pues no es menor la mediterránea, si acaso no la supera a través de Hugo de Balma, San Buenaventura y los espirituales franciscanos en Italia y el sur de Francia... ».20 « Penetró también en Espana, a través de la corriente italiana, el espíritu de la exaltación mística de la caballería... de procedencia de Italia es en gran parte la corriente neoplatónica del Renacimiento ».21 5)- L’influence française : Elle se fait jour au XIIème siècle, à travers « l’école » de l’abbaye de Saint Victor. Saínz Rodríguez indique quels ont été ses apports les plus importants à la mystique espanole : « ... aparecen concretados muchos de los grados de oración que luego admite la mística posterior... aparece la serie de alegorías que sirven para explicar los distintos aspectos del misticismo. »22 fenómeno medieval hispano... » et il ajoute : « Pero la herencia judía más honda sobrevino, a mi parecer, por el movimiento de reforma interior judía en la España del siglo XV, paralelo en cierto modo al de la observancia, y por las conversiones...debidas a las persecusiones violentas, a los estatutos de sangre, a la predicación cristiana y a la reacción contra la corriente averroista e increyente dentro de la sinagoga. Muchos conversos justificaban su cambio religioso en el ceremonialismo y la multitud de preceptos legales judíos frente a la reducción de la ley cristiana al mandamiento de amor. » (Hist.de la Mística en la Edad de Oro, p.78-80). 15 M. Andrés M. dit par exemple : « Maravillosas las intuiciones de Asín Palacios y de Luce López, pero no las convirtamos en conclusiones definitivas y menos en tópicos universitarios ». (Hist.Míst. en la Edad de Oro, p.208209). 16 Il convient de citer à ce sujet l’ouvrage de Pierre Groult, Los místicos de los Paises Bajos y la Literatura espiritual española del siglo XVI , Fundación universitaria española, Madrid 1976. 17 Op.cit, p.139. 18 Voir la liste de ses principaux ouvrages dans la bibliographie. 19 Cilveti,op.cit,p.139. Voir également M. Andrés M, Hist. mist en la Edad de Oro, p.208-209 et p.251 où l’auteur montre l’influence rhénano-flamande dans la doctrine du fond ou centre de l’âme reprise par Osuna, Laredo... 20 Historia de la Iglesia en España ,III,2,p.327. 21 Op.cit,p.123-124. Voir aussi M. Borrero : Geometría mística del alma en la literatura española del Siglo de Oro, Fundación universitaria española, Madrid, 1975, p.124. 22 Op.cit, p.108-109. Voir aussi M.M.Davy, Initiation médiévale (Albin Michel), P.152-157.

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B)- LES INFLUENCES PLUS RECENTES : 1)- L’Humanisme et la Renaissance : Nous aborderons trois aspects : nous étudierons en premier lieu, l’influence de l’humanisme chrétien (à travers Erasme23 en particulier) et les limites de cet apport. Puis nous parlerons de la transformation profonde des universités espagnoles et de leur nouveau rôle. Nous évoquerons enfin la polémique engagée par la scolastique, à propos des nouveaux enseignements et de la nouvelle mystique. Au sein de l’Humanisme chrétien24 , la place qu’occupe Erasme est prépondérante, comme le souligne M. Andrés Martin : « ... desde 1516 a 1530 vieron la luz en España no menos de 19 tratados del insigne humanista holandés... ».25 Son influence s’est faite sentir tout d’abord à la cour mais ensuite elle s’étendit jusque dans les couvents : « En ninguna nación contó con tantos defensores y de tanta valía. Tampoco le faltaron émulos... ».26 Saínz Rodríguez insiste sur l’étendue et de l’importance de cette influence : « El erasmismo era el espíritu de revisión, la protesta contra la rutina medieval puramente formalista... ».27 Les oeuvres d’Erasme ont encouragé le retour aux sources et apporté un renouveau spirituel qui a été encouragé au plus haut niveau de l’Etat. En effet, l’historien Joseph Pérez constate que les plus grands personnages du royaume et Charles Quint lui-même furent des défenseurs des idées d’Erasme. 28 La mise à l’index de certains de ses écrits en I559 29 (ainsi que celle de divers traités d’oraison méthodique mentale écrits par des espagnols) en a perturbé la divulgation mais à cette date le renouveau était déjà irréversible. Ces textes étaient connus, avaient été traduits, avaient circulé et continuèrent de le faire « sous le manteau »30 . La période de « gestation » de la nouvelle mystique est antérieure, et son développement ne fut donc pas fondamentalement affecté par ces interdictions. 23

L’ouvrage de base à ce sujet est bien sûr celui de Marcel Bataillon Erasme et l’Espagne. Il faut citer aussi l’étude de Lucien Febvre sur cette oeuvre. 24 Cilveti cite plusieurs représentants de l’humanisme chrétien « ... Nicolas de Cusa (m.1464), Pico de la Mirandola (m.1494), Lefèvre d’Etaples (m.1536),Luis Vives (m.1536) y principalmente ... Erasmo (m.1536). Tiene en común con la « Devotio moderna » la aspiración sincera a una renovación de la cristiandad por la vida interior. Pero se acerca mucho a la reforma protestante en su insistencia en la lectura directa de las Escrituras y los Padres, así como en la crítica de las doctrinas, ceremonias y prácticas de la Iglesia oficial ». (Op.cit,p.134). 25 Hist. de la Igl. en Esp. III ,2 , op.cit, p.351. 26 M.Andrés Martin. Idem. 27 Saínz Rodríguez, op.cit,p.192. 28 « L’assemblée de Valladolid (1527) se sépare sans avoir rien décidé (au sujet de l’orthodoxie ou non de l’Erasmisme), ni dans un sens ni dans l’autre, mais l’Inquisiteur continue à prendre sous sa protection les idées d’Erasme; bien mieux, l’empereur lui-même, dans une lettre à Erasme, abondamment diffusée, s’engage, dès le I3 décembre 1527, à sévir contre les détracteurs de l’humanisme ». Joseph Pérez l’Espagne du XVIème siècle, Paris, A. Colin, 1973, p.102. (En effet, le grand inquisiteur Manrique était acquis aux idées d’Erasme voir p.101). Mais, à partir de 1530, les protecteurs, même puissants, deviendront inopérants face au regain des tendances conservatrices de l’Inquisition. J. Pérez ajoute (ibidem, p.103) : « Vergara n’est que le plus illustre des érasmistes espagnols persécutés à partir de 1530 ». Voir ibidem, p.103 à 109 pour l’histoire de l’Inquisition dans cette période. 29 C’est en I559 que fut publié l’Index de Valdés, date marquante de la répression de certaines idées par l’Inquisition. 30 Sont touchées par cet Index, d’autres oeuvres étrangères (certaines de Tauler) ou de maîtres espagnols très écoutés : certaines oeuvres de Carranza, d’Osuna, de Luis de Grenade, de Jean d’Avila, de François Borgia... Les traductions (même partielles) de la Bible en langue vulgaire furent alors également interdites. Voir la liste des principaux ouvrages interdits, par exemple dans Cilveti,op.cit,p.143. L’auteur précise que cet Index se fit sur recommandation du théologien Melchor Cano, opposé aux mystiques. « Le Convite d’Osuna fut mis à l’Index, trois passages des deux premiers Abécédaires furent supprimés par les catalogues expurgatoires... ». (Ros, ouvrage sur Osuna, p.91).

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La mystique du recueillement s’est s’enrichie de nombreux apports -dont l’érasmisme, qu’elle assimile- mais elle va aller au-delà et trouver sa propre originalité. 2)- Limites de l’ apport humaniste, originalité de la nouvelle mystique espagnole. M. Andrés Martín par exemple, nuance l’apport de cette doctrine et montre à différentes reprises les différences entre érasmisme et nouvelle mystique : « La interiorización en nuestros autores españoles insiste en los aspectos positivos a diferencia de la erasmiana que se detiene sobre todo en los negativos es decir en el rechazo de los ritos y ceremonias. Erasmo es más corto en el positivo y más largo en lo negativo. »31 Puis : « La interioridad de la mística española es más rica que la erasmista que se queda en la imitación mientras aquella llega a la transformación total del amante en el Amado por amor, no sólo por conocimiento. »32 Dans le même ouvrage (p.352) il précise encore : « La oración del propio conocimiento 33 no aparece en la vía española erasmiana, ni la purificación activa de los sentidos y potencias, mucho menos la pasiva, ni... Por ello no empalmó en profundidad con nuestros místicos. Erasmo era un intelectual escéptico, cristiano, sacerdote, humanista, pedagogo. Nuestros místicos eran profetas, exigían entrega de raíz a un ideal. Erasmo critica desde fuera; los místicos hacen la síntesis suprema con el Creador y lo dejan todo por el Todo. Erasmo propuso un camino intelectual y moralizante de ir a Dios; los místicos, un camino de transformación en totalidad... puso rocío de humanidad en el modo de escribir... Pero la animadversión de San Ignacio de Loyola y de Osuna son claras y razonadas. Otros místicos no lo nombran ni lo combaten. »34 3)- La place des universités, rôle essentiel du cardinal Cisneros. Un esprit d’ouverture souffle sur les principales universités espagnoles au XVIème siècle, en particulier Alcalá, et sur la vie religieuse grâce à l’activité réformatrice du cardinal Cisneros.35 Le renouveau, voire la « révolution » à l’université d’Alcalá, la « complutense » - tout d’abordpasse par l’enseignement des trois « voies » (vías ) prôné par Cisneros et qui permet un fructueux débat d’idées, bousculant l’enseignement purement scolastique : Le même auteur cite des passages tirés d’oeuvres d’Osuna où il semble s’en prendre à l’Inquisition : « Cet orgueilleux (Pilate) faisait comme beaucoup d’hommes de nos jours, s’avisant de corriger ce qu’ils ne comprennent pas. Ils s’érigent en censeurs de livres, composés par de doctes et saints personnages, alors qu’eux-mêmes sont pécheurs et ignorants. Sans vergogne, ils écrivent à la première page de l’oeuvre d’autrui qu’ils l’ont examinée et corrigée ». Deuxième Abécéd., cité par Ros, ouvrage sur Osuna, p.110. 31 In Santa Teresa y la literatura hispánica, Actas del 1° congreso internacional sobre santa Teresa y la mística hispánica, EDI-6, S.A, Madrid, p.19. 32 C’est nous qui soulignons. Hist.Igl.en Esp, op.cit,p.333. 33 Nous pourrions traduire ce terme par « connaissance de soi » ou « introspection ». Les deux autres formes d’oraison que nous évoquerons plus tard ( elles font également partie de l’oraison de recueillement), sont celle d’imitation du Christ ( « seguimiento o imitación de Cristo ») et celle d’union. 34 Idem,p.352. 35 Nous pouvons citer ici des extraits du portrait qu’en fait A.Cilveti, op.cit, p.135 : Le Cardinal Cisneros (14361517), franciscain, « confesor de la reina Isabel, Arzobispo de Toledo, Inquisidor general y dos veces regente del reino. Su actividad reformadora, llevada con enorme tenacidad, abarca el clero secular y regular, y en éste principalmente la orden franciscana. Para la historia de la mística española importa más la reforma de los regulares que la del clero secular... En cuanto a la asimilación de la literatura mística extranjera, Cisneros es responsable de ella en calidad de promotor de la cultura eclesiástica y por medio de ésta de la renovación de la vida cristiana en general. La fundación de la Universidad de Alcalá y la impresión de la Biblia políglota obedecen al designio de proporcionar al elemento eclesiástico una instrucción completa : » de la gramática a las artes liberales, y de las artes a la teología, vivificada por el estudio directo de la Biblia : tal es el camino real y derecho que se abre »... ». Voir aussi ce qu’en dit J. Pérez, op.cit, p.100.

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« El método de enseñar por las tres vías más famosas de la época -Tomismo, escotismo y nominalismo36 - representa un hecho revolucionario en la historia de la docencia teológica de nuestra patria... Esta decisión del fundador de la universidad complutense sació el hambre... desterró... y allanó el camino hacia una teologia y espiritualidad personal común. »37 L’esprit humaniste soutend cette entreprise basée sur la confiance en l’homme et la nécessaire richesse d’une confrontation d’idées entre les plus grands spécialistes et esprits éclairés du temps pour chacune des « voies ». Pour M. Andrés Martin, cette réforme, bien qu’utilisant les matériaux et instruments philosophiques du passé -philosophie grecque- est résolument moderne : « ... El renacimiento complutense no es puro retorno al pasado de los clásicos sino esfuerzo decidido por superarlos, basado en la confianza depositada en la capacidad de progreso del hombre en el terreno de lo intelectual y moral... ».38 Des hommes de divers horizons philosophiques et spirituels vont confronter leurs idées et leurs méthodes : « En esto coinciden hombres del humanismo como... del nominalismo... de la espiritualidad como Osuna y Laredo; de la política...; de la exégesis como Cisneros... ».39 C’est dans le même esprit d’ouverture que Cisneros encouragea la traduction et l’impression de la Bible polyglotte, travail d’équipe surprenant que M.Andrés Martin évoque en termes élogieux : « Una de las tareas más geniales de Cisneros fue incorporar el quehacer teólogico a humanistas como Nebrija... y (a) conversos que a la vez eran insignes hebraistas... herederos de las (antiguas) aljamas y escuelas judías... ». 4)- Les partisans de l’ancienne scolastique40 s’inquiètent et engagent la polémique contre la nouvelle spiritualité.

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Thomisme : doctrine élaborée par Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) né en Italie. Docteur de l’Eglise, auteur entre autres, de la Summa Theologica oeuvre fondamentale de la philosophie scolastique où il réussit une synthèse entre le christianisme et la philosophie d’Aristote dans laquelle il essaie de concilier le dogme et la raison (logique aristotélicienne). Fut l’adversaire de Duns Scot. Scotisme : De Duns Scot (John) : Théologien franciscain né à Duns (Ecosse) (1266-1308). Il défendit la foi en Dieu et, au nom de cette foi, le réalisme de la connaissance qui part du monde sensible pour atteindre Dieu. Sa doctrine est aussi fondée sur l’amour (volonté). Il fut surnommé « Doctor Sutilis ». Nominalisme : « Conception philosophique selon laquelle toute idée générale n’est qu’une abstraction, un nom, un mot, et jamais une réalité. Seul est réel le particulier concret. » J. Hersch, L’Etonnement philosophique...(Folio, Essais, 1993). « ...n’existent effectivement que les individus auxquels renvoient les noms » (Dictionnaire). 37

M.Andrés M, Hist.Igl.en Esp, III,2°,op.cit, p.283. Il parle aussi de « genial decisión... de enseñar teología por el método de las 3 vías » à Alcala et Salamanque et indique les apports du nominalisme. (Idem, p.316). 38 Idem, M.Andrés M, Hist. Igl. en Esp, III,2, p.283. Dans Hist. de la míst. en la Edad de Oro, p.229, il présente l’apport essentiel des « 3 voies » et du contexte général pour la mystique du recueillement : « La mística del recogimiento responde culturalmente al realismo filosófico de tomistas y escotistas, que valoran las esencias y principios universales; al nominalismo, que se detiene en el hombre concreto más que en la humanidad; al humanismo, que abraza ese mismo camino; al Renacimiento, amigo del método, pero sin quedarse en él; al lujo traido por el desarrollo económico... ». 39 M.Andrés M, idem,p.283. Nous avons vu l’apport fondamental que représente la réforme de Cisneros, mais la nouvelle spiritualité a su là aussi trouver son originalité et se démarquer de cet enseignement ou plutôt d’en faire une synthèse propre intégrant l’expérience mystique. (voir l’analyse du même auteur, Hist.míst. Siglo de Oro, p.204). 40 Scolastique : Enseignement philosophique et théologique propre au Moyen Age, fondé sur la tradition grecque aristotélicienne (basée sur la logique) et interprétée par les théologiens ( en particulier Thomas d’Aquin). En effet, l’arrivée, à travers l’Espagne grâce aux arabes, des derniers ouvrages d’Aristote encore inconnus en Occident, va provoquer un bouleversement dans la philosophie et la théologie. Le pape Alexandre IV va installer 2 chaires à Paris (qui seront tenues, l’une par saint Thomas d’Aquin, l’autre par saint Bonaventure) pour débattre, en vue de réfuter (etou) d’intégrer cet apport.

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Cette ambiance d’ouverture et de recherche d’une base commune à partir d’une confrontation vivante des idées « ... no procedía de imposición extraña sino de incontenible fuerza doctrinal y vivencial »41 Ceci explique la force de la réforme intérieure espagnole. Elle ne pouvait que se heurter aux partisans étroits de l’ancienne scolastique. 42 M.Andrés Martín parle avec sévérité de la scolastique, de cette scolastique du moins : « ... la escolastica es fría, enseña a disputar y a vencer, no a ver a Dios; vence no convence; abusa de la razón donde sólo cabe la humildad de la fe ».43 La nouvelle mystique ressortira vivifiée de ce débat d’idées et y compris, plus tard, de l’atmosphère de suspicion de la fin des années 1550 : C)- MALGRE L’INQUISITION ET SON INDEX, CREATION D’UNE ATMOSPHERE FAVORABLE A UN RENOUVEAU SPIRITUEL. 1)- Les limites de la censure : C’est bien une atmosphère d’expansion intellectuelle et spirituelle qui domine en Espagne à la fin du XVème et dans la première moitié du XVIème siècle. La répression et la fermeture ne commencent qu’en 1557, avec la découverte des communautés évangéliques de Séville et de Valladolid (1558) qui « fut perçue par l’Inquisiteur général Fernando de Valdés comme une conspiration protestante qui osait s’attaquer au bastion de la catholicité ».44 C’est dans ce contexte qu’il publiera son Index l’année suivante. Mais comme nous l’avons remarqué plus haut, les jeux étaient faits. La nouvelle spiritualité avait déjà une expérience, s’était déjà forgé une méthode et même des moyens linguistiques puissants pour les exprimer et les transmettre.

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M.Andrés Martín, Hist.Igl.en Esp, op.cit, p.274. Ici dans la « deuxième période », correspondant à la période étudiée, il s’agit surtout du débat sur la place de l’entendement et de l’amour qui sera étudié dans la deuxième partie. Sainte Thérèse et saint Jean de la Croix, fortement influencés par la nouvelle spiritualité, ne rejetaient pas certains aspects de la scolastique, bien au contraire. Un peu plus tard va commencer la « troisième période » comme la caractérisent certains critiques, c’est-à-dire casuiste, « dégénérée », réduite à un nominalisme vidé de son sens. 43 Hist.Igl.en Esp, p.279. P.280 il précise : « El antimisticismo surgió de esas diferencias, y creció por diversos motivos, entre los dominicos, jesuitas e incluso en algunos medios franciscanos. No prosperó porque nuestros mejores miíticos fueron a la vez insignes teólogos... Osuna, San Juan de Avila, Luis de Granada, San Juan de la Cruz... ». Dans Hist. mist. Edad.Oro, le même auteur pose clairement la question et y répond : « ¿Existió en España movimiento antimístico? Ciertamente, algunos autores desconfiaron de la mística, como Vitoria y Soto; o, amándola, sintieron repugnancia hacia ciertos modos de proponerla, como Juan de la Cruz, O.P; o combatieron abiertamente algunos de sus contenidos y formulaciones, como sabatismo, experiencia inmediata... Entre ellos se destacan Melchor Cano, Cuevas, Alonso de la Fuente... ». (p.317). Précisons que M. Cano, dominicain, fut conseiller de l’inquisiteur Valdés pour établir l’index de 1559. Sainz Rodriguez dit cependant de lui qu’il fut le « Vives de la teología », en tant que réformateur, et « ... no desdenó la cultura renacentista de su tiempo » (op.cit, p.192-193). Ce qui frappe, c’est l’évantail des positions (voire des contradictions?) à l’intérieur des différents ordres et même des individus. 44 Alain Milhou, in L’Histoire du christianisme des origines à nos jours , La péninsule ibérique, l’afrique et l’Amérique. (Paris, Desclée de Brouwer,1992), p.614. Jean Delumeau signale que la censure va s’accroitre dans toute l’Europe catholique de la fin du siècle. En 1583, en Espagne les « listes noires » seront consisérablement renforcées. (La peur en Occident (XIV-XVIII° siècles) Une cité assiégée, Paris,Fayard, 1978, p.396). Il s’agit pour cet auteur de l’une des conséquences de la Contre-Réforme. Les difficultés rencontrées par saint Jean de la Croix à la fin de sa vie et les problèmes de publication de ses oeuvres après sa mort, relèvent sans doute de la même situation que J. Delumeau caractérise ainsi : « La nouvelle rigidité doctrinale s’accompagna dans l’Eglise catholique du rejet, également nouveau, de la diversité ». (Idem, ibidem, p.396). 42

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Alain Milhou constate : « S’il était facile à l’Inquisition de mettre un terme à la recherche exégétique, il lui était impossible d’arrêter l’esprit qui soufflait dans le sens de l’approfondissement de la piété et de l’oraison. De fait, c’est paradoxalement après l’Index de 1559 que s’épanouit le mysticisme espagnol, au milieu des eaux troubles du second illuminisme, alors que la production du livre de piété reprend malgré les réticences de l’Inquisiteur général Valdés. Il semble qu’on puisse affirmer que si les auteurs de ce type de littérature, tout en recommandant l’oraison mentale, insistaient sur l’ascèse et les « oeuvres » et ne se montraient pas méprisants à l’égard des cérémonies, des dévotions populaires et de la prière vocale, ils ne pouvaient craindre de dénonciation du Saint-Office ».45 2)- Le combat pour la clarification des idées. M. Andrés Martín montre même l’envers du tableau et les « avantages » de la polémique avec la scolastique : « Gracias a la escolástica la mística española vivió un proceso de clarificación que culmina en Santa Teresa, San Juan de la Cruz y en los grandes « cursus » místicos del siglo XVII. » 46

Nous pourrions en dire de même, sans pour autant le justifier, de l’impact produit par l’Inquisition et ses menaces : si dans certains cas elles conduisirent à une auto-censure néfaste, dans d’autres cas, elles obligèrent à une recherche, une clarification des contenus de l’expérience et des concepts, et un « affinage » des moyens d’expression.47 Pour M. Andrés Martín, sainte Thérèse est la parfaite illustration de cette volonté de clarification : « Iluminó temas oscuros en tiempos de sospechosidad y confusión ». 48 En effet, il lui fallut se démarquer, sans ambiguïtés du protestantisme et surtout de l’illuminisme très développé en Espagne et qui promettait l’union avec Dieu, directement, sans aucun besoin de réaliser des oeuvres : « (prometían) la unión suprema e inmediata con Dios de modo fascinante, fácil y seguro, sin exigencia de obras, sin intermediarios eclesiales... todo esto llegaba al fondo del alma española. Ello exigió de los autores españoles una precisión exigente en su lenguaje, conceptos y vida ».49 Il y eu donc entre illuminisme et nouvelle mystique, des points de contact, mais aussi (surtout?) des divergences profondes, confuses au début et mises à jour peu à peu. 50 3)- La nouvelle mystique prend ses distances avec l’Illuminisme : Au départ, l’Illuminisme est lié au besoin de réforme. F. de Ros parle de « génération spontanée » et il ajoute : « Il ne s’agit pas d’une société secrète, visant à secouer tôt ou tard la Juridiction 45

Op.cit, p.620. Hist.Igl.en Esp, op.cit,p .280. 47 « ... Se hace necesario buscar criterios de identidad, cuidar con meticulosidad los contenidos, el lenguaje, la imagen personal e institucional en torno a los binomios en litigio, como externo-interno, fe-obras, leyes canónicas-ley de amor, espiritualidad tradicional, nueva y de los « nuevos », crítica de abusos y amor a la Iglesia » M.Andrés M, Hist.Míst.Edad de Oro, p.68. 48 M.Andrés.M., Hist. de la Igl.en Esp , op.cit,p.357. 49 Idem,p.349. Voici un exemple que donne Osuna, et cités par Fidèle de Ros: « Il y en a certains qui se sont érigés en Docteurs de la loi de charité sans savoir ce qu’ils disaient... On les entendaient crier sans cesse : « Aimez Dieu ! aimez Dieu ! ». Avis très salutaire, très catholique, le meilleur qui se puisse donner. Mais s’il est adressé sans explications à un homme simple, ignorant en quoi consiste l’amour de Dieu, cela paraît inutile, et même quelque peu dangereux . Vous lui dites : « Toute la Perfection est renfermée dans l’Amour de Dieu ». Il pensera en lui-même : « Les autres bonnes oeuvres sont donc inutiles ». C’est nous qui soulignons. Voir aussi l’autre exemple donné sur la même page. ( Un Maître de Sainte Thérèse, Le Père François d’Osuna ,Paris 1934, p.90). 50 F. de Ros fait remarquer que « ... la terminologie est souvent imprécise; plus d’une fois la même formule est susceptible d’interprétations diverses : « No pensar nada », ne penser à rien, crie-t-on de côté et d’autre, mais en des sens inconciliables; entre le saint abandon des catholiques et le quiétisme réprouvé, les nuances sont fort subtiles, les analogies apparentes fort nombreuses... ». ( ouvrage sur Osuna,p.82). 46

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ecclésiastique, mais plutôt d’une confrérie dont les membres, se considérant comme une élite, vivent en marge du public et rêvent d’une Eglise renouvelée, nullement de schisme ou d’hérésie ». 51 « Hasta hace poco -fait remarquer M. Andrés Martín- los recogidos eran con frecuencia confundidos con los alumbrados. Osuna y San Juan de Avila los distinguen con claridad y precisión. Tuvieron algunos puntos y tiempos de contacto. Pero ya en 1523 se separaron, porque con las mismas palabras expresaban contenidos opuestos.»52 A. Cilveti précise quant à lui, que si l’histoire de l’illuminisme et de la mystique ont été étroitement associées en Espagne, c’est plutôt la tendance du « recueillement » ( recogimiento ) -et non celle dite « de abandono »- qui a influencé la mystique du Siècle d’or.53 F. de Ros, souligne l’apport de l’illuminisme dans une première phase (avant 1523), liée à la Réforme des Réguliers et au besoin de discussion et de clarification: « Il faut y voir (à ses débuts) une des manifestations de la Renaissance religieuse en Espagne, un des préludes de la ContreRéforme... L’origine des Alumbrados remonte aux dernières années du XVème siècle. Ils ont une intime connexion avec la Réforme des Réguliers qu’entreprit Cisneros... Ainsi expliqué, ce réveil mystique mérite nos sympathies : il constitue dans la Péninsule un phénomène religieux indépendant et autochtone, une réforme nationale ». Mais dans sa deuxième période, les divergences de doctrine avec le recueillement se font beaucoup plus claires et irréversibles. 54 « Voilà donc nettement marqué dès 1523, le conflit entre les deux doctrines : l’abandon d’Alcaraz et la concentration d’Osuna, Dejamiento et Recogimiento ».55 3)- La nouvelle mystique 56 ou mystique du recueillement : A. Cilveti en donne la définition suivante : « El recogimiento es la forma de misticismo característica de los franciscanos reformados y tiene su mejor exponente en el Tercer Abecedario de Francisco de 51

Ros, ouvrage sur Osuna,p.73. Hist.Igl.en Esp ,op.cit,p.343. Francisco de Ortiz s’affronte aux « alumbrados » dès 1523. A cette occasion on put voir que les mêmes mots recouvraient des sens différents ( par exemple recueillement). C’est donc dans un but de clarification que F. de Osuna publia les Abécédaires, en particulier le 3°.(M.Andrés M, Hist.míst.Edad de Oro, p.227228). En 1530, F. de Osuna consacra une autre de ses oeuvres fondamentales à clarifier ce problème : La Ley de amor y cuarta parte del Abecedario espiritual . M.Andrés M. dit de cette oeuvre qu’elle réfute la principale théorie des illuministes « que al abrazar la ley de amor, rechazan todas las demas leyes, ritos y ceremonias. Los alumbrados, continue l’auteur, falsearon el amor, y falsearon por eso mismo al hombre y su libertad ante la ley divina y humana ».(Hist. Igl. en Esp. III, 2°, p.334). Cependant, cette oeuvre fut d’abord éditée anonymement, comme si Osuna en redoutait la publication. Dans le même ouvrage,p.348, l’auteur rapporte qu’ Osuna qualifiait les illuministes de « falsarios del amor », « los que yerran en el amor ». 53 Ibidem, op.cit, p.141-142. La tendance « de abandono » de l’illuminisme a sans doute influencé le quiétisme du XVII°siècle. On peut sans doute rapprocher cette tendance des « dejados » qui ont cohabité un temps avec les « recogidos ». Voir ce que dit F. de Ros au sujet du « dejamiento », dans son livre sur Osuna, op.cit, p.70 § 72, et de 68 à 78 pour l’Illuminisme en général : « Le dejado en prière... s’abandonne entièrement entre les mains de Dieu. Il y avait peut-être là un certain un certain danger de quiétisme ». (op.cit, p.70). 54 Ros, op.cit, p.69. Ensuite il récapitule les griefs les plus importants d’un point de vue spéculatif, allégués contre eux devants les tribunaux de l’Inquisition, puis (p.71) les erreurs d’un point de vue pratique. (Phénomènes extraordinaires au vu et au su de tous). Si Ortiz et Osuna ont combattu principalement les premiers, plus dangereux pour la doctrine, ce sont les secondes qui ont le plus retenu l’attention. Ce qui fait dire à Ros que : « ... assez souvent, on désigne exclusivement par Alumbrados les partisans du Dejamiento ». (p.70). 55 Ros, op. cit, p.81. 56 « La palabra mística se aplicó primeramente al misterio revelado en la Sagrada Escritura; más tarde significó el conocimiento de ese misterio; finalmente recayó sobre el sujeto, es decir, sobre la conciencia y experiencia personal del hombre. Cuando se miraba más al objeto, se hacía siempre con referencia al sujeto que lo conocía. A su vez, cuando la atención se centró más en el sujeto, incluía también el contenido objetivo del misterio y el modo de expresarlo ». (M.Andrés M. Hist.Míst.Edad de Oro, p.45). Les deux derniers sens donnés ici seront explorés dans les deux dernières parties de ce travail. 52

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Osuna (Toledo, 1527), la primera obra propiamente mística escrita en castellano ... Aquí encontró Santa Teresa la guía de su propia vida espiritual. »57 Sainte Thérèse raconte cette découverte fondamentale pour elle, dans son Autobiographie : « Au départ, cet oncle... me donna un livre : il s’intitule Troisième Abécédaire et il vise à enseigner l’oraison de recueillement; j’avais lu de bons livres cette première année... mais je ne savais pas comment faire oraison ni comment me recueillir; ce livre me réjouit donc beaucoup et je décidai de toutes mes forces de suivre ce chemin.....je me mis à rechercher les moments de solitude, à me confesser fréquemment, et à m’engager dans cette voie, avec ce livre pour maître... » .58 « Trois ans avant la mort d’Osuna une religieuse de vingt-deux ans feuilletait le Troisième Abécédaire et s’initiait avec délices à l’oraison de quiétude. C’était en 1537. L’auteur du livre, un Franciscain, rentrait alors des Pays Bas. Jamais il ne vit la carmélite, jamais il n’entendit parler de sa jeune disciple. Et pourtant, c’est Thérèse qui rendra, un jour, immortels les noms d’Osuna et du Troisième Abécédaire , bien plus, l’ensemble de l’oeuvre du Frère Mineur... ». 59 L’oraison de recueillement. La nouvelle spiritualité est fondée sur la pratique de l’oraison mentale (ou de recueillement). M. Andrés M. indique comme un fait marquant du début du XVIème siècle, la démocratisation de cette oraison. 60 Dans le Troisième Abécédaire , Osuna dit de cette forme de prière que : « Le moindre de ses biens, est une attention très simple et très subtile portée sur Dieu seul ». 61 F. de Ros en donne une définition : « ... sorte de concentration intense où l’on contemple Dieu sans images sensibles ni distractions; telle est la méthode communément reçue et pratiquée dans les cloîtres franciscains ». 62 Il évoque l’expérience qu’en fit F. de Osuna : « ... notre Frère-Mineur, croyons-nous, ne tarda point à s’initier aux secrets du recueillement... Le troisième Abécédaire paru en 1527, est tout vibrant d’enthousiasme pour cet exercice, « merveilleux raccourci pour aller à Dieu » (qui) suppose plusieurs années d’études et de pratique ». 63 « El recogimiento no es algo estático, sino una experiencia vital protagonizada por el hombre, que nunca permanece en su estado, sino que sube y baja, es subido y derribado, desciende y asciende ». 64

Les antécédents de la mystique du recueillement. 57

A. Cilveti, op.cit, p.142. Autobiographie, IV, 7. C’est nous qui soulignons. 59 Ros, sur Osuna, op.cit, p.134. Il s’agit de la conclusion de l’ouvrage. 60 L’oraison vocale serait plus liée aux pensées sur Dieu, plus intellectuelle; l’oraison mentale vient de la profondeur de l’âme. (M.Andrés M, op.cit, p.246-247 où il cite Laredo) p.219 le même auteur disait : « ... constituye un hecho fundamental en la historia de nuestra espiritualidad. Disminuye el tiempo de la oración vocal y crece el de la mental ». Il ajoute à propos de cette oraison ce qu’en dit Bernabé de Palma, un des codificateurs de la mystique du recueillement : « Da libres y claros ojos para ver a Dios, purifica y asosiega el entendimiento, gusta a derechas las cosas de Dios... Mucho mejor es mirar las raíces donde manan los vicios y cortarlas, que no, queriendo desmontar las matas o zarzas, cortar las ramas dejando las raíces ». Montserrat, couvent bénédictin, fut- avec les centres franciscains-l’initateur de cette pratique. García de Cisneros, cousin du grand réformateur et moine à Montserrat publia en 1500 le Exercitatorio de la vida espiritual , premier livre d’oraison méthodique. (Antérieur donc aux Exercices spirituels de Saint Ignace). 61 Cité par F. de Ros,op. cit, p.82, qui précise que cette forme d’oraison est « plus parfaite que la méditation des souffrances du Christ. Cette prière, s’élevant au dessus des considérations spéculatives, atteint Dieu par la volonté et l’amour ». 62 Ros, op.cit, ouvrage sur Osuna, p.70. 63 Ibidem, p.58. 64 M. Andrés M. Los Recogidos, p.148. 58

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M. Andrés M. dit à propos d’Osuna : « A su parecer este ejercicio (el recogimiento) se ha usado desde el principio del mundo, si bien ahora es más perfecto y mejor ».65 Mais ses racines espagnoles remontent à la réforme franciscaine des observances66 et du mouvement déchaux (1380), ainsi qu’à la réforme bénédictine. 67 « A finales del siglo XV y principios del siglo XVI se desarrolla una espiritualidad diversa de la medieval, que acentúa sus planteamientos desde dentro del hombre y de la propia experiencia. La espiritualidad medieval es más objetiva; la moderna, más interior y subjetiva; la una, más especulativa; la otra, más experiencial ». 68 Plus tard, la « devoción moderna » qui avait pris toute sa forme au sein de la mystique rhénanoflamande, se répandit dans d’autres pays d’Europe et enrichit la mystique espagnole.69 De nombreux traits de la Dévotion moderne, se retrouvent dans la mystique du recueillement. Certains existaient déjà auparavant, mais se sont trouvés amplifiés par cet apport. 70 L’ histoire du nom. Cette mystique est « première et fondamentale » car, comme nous l’avons vu plus haut, elle renoue avec les origines de la foi. Autour d’elle évoluent d’autres formes de spiritualité qui peuvent avoir certaines divergences ou différences avec elle, mais toutes se définissent par rapport à elle.71 Elle va s’élaborer, vers 1480, dans les couvents ralliés aux observances franciscaines. Le couvent de la Salceda en sera l’un des creusets. Osuna qui y a séjourné sera le premier des codificateurs de ce mouvement avec ensuite Laredo et Bernabé de Palma.72 Elle apparait souvent sous le nom de « recueillement » au XVIème siècle mais Osuna lui-même utilise bien d’autres appellations 73 . Cependant celle-ci lui semble la plus complète. Dans son 65

M. Andrés M. Los Recogidos, p.147. Entre autres Villacreces en Castille. 67 La réforme bénédictine, s’est surtout développée à Valladolid. M. Andrés M. parle toujours de « reforma vallisoletana ». 68 M.Andrés M. Hist.Míst.Edad de Oro, p.61.Dans la suite de la citation l’auteur précise encore : « ... toda espiritualidad tiene por objeto esencial a Dios y su obra... Pero puede partir de Dios o de la persona; proceder por autoridades, o compilaciones de autores; o por contraste de experiencias; ofrecer itinerarios ajenos o propios... Sujeto, objeto, fin y medio de santificación son comunes, pero diferentes los modos de realización y los criterios de discernimiento ». 69 M.Andrés M, Hist. Míst. Edad de Oro, p.209 et 218. Elle est centrée sur la prière méthodique (mentale), qui se pratiquait déja en Espagne dans les mouvements bénédictins (de Valladolid et de Montserrat) et franciscains (des observances) signalés plus haut. 7070 M.Andrés M. indique les autres oeuvres qui ont inspiré le « Recogimiento » : « La mística del recogimiento hispaniza la Teología Mística de Hugo de Balma, se alimenta de las obras del Pseudo-Dionisio, San Agustín, San Bernardo, San Buenaventura, Gerson, Santa Catalina de Siena, Santa Matilde, Erasmo, Herp, Taulero, Suso, especialmente de su saber teológico y de su vivencia interior ». (Hist.Míst.Edad de Oro, p.209-210). 71 L’expression « primera y fundamental » pour caractériser la mystique du recueillement, revient très souvent sous la plume de M.Andrés Martin, voir en particulier,op.cit, p. 256 ou il montre les rapports des autres ordres (augustin, jésuite et carmélite) avec la doctrine du recueillement élaborée principalement chez les franciscains. Il est important de signaler que la « frontière » traversait tous ces ordres. Aucun n’en est sorti « indemne ». (voir Hist.Míst. Edad de oro, p.302, les divergences de vue au sein des dominicains). Un exemple symptomatique de l’influence exercée par la nouvelle mystique sur d’autres ordres, est celui du père dominicain Fray Luis de Granada (1504-1588). M. Andrés M. dit au sujet de son livre de prières Libro de oración y meditación : « En él se encuentra la espiritualidad española en su doble vertiente tradicional, de cuño más bien ascético y mística, de sentido experiencial y transformante. Granada señala 2 tiempos fuertes de oración tomados de la mística del recogimiento... ». ( Hist.Igl.en Esp. III, 2, op.cit, p.340). 72 «Tercer Abecedario es la primera codificación, a la que siguen , poco después, las de Bernabé de Palma, en Via Spiritus y de Bernardino de Laredo en Subida del Monte Sión... ». M.Andrés M. Ibidem, p.226-227. Ces trois auteurs sont franciscains. 66

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Troisième Abécédaire spirituel il recense 10 raisons pour lesquelles les termes « recueillir », « recueillement » conviennent mieux 74 . La définition de son contenu est plus existentielle que philosophique : « ... lo que más hondamente caracteriza la mística del recogimiento en los primeros formuladores es la tensión progresiva hacia la unidad interior de la persona que se une a Dios. El acierto de Osuna, Palma y Laredo consistió en construir ese sistema unitario con piezas inconexas... ».75 D’autre part, nous avons vu comment cette nouvelle mystique se dégage de la famille illuministe. Le nom a sans doute contribué à clarifier le concept..76 5)- Le rôle prépondérant du franciscanisme dans le renouveau spirituel. C’est -comme nous l’avons déja entrevu- l’ordre franciscain qui a été au centre de ce mouvement de renouveau qui se fait jour dès la fin du XIVème et au début du XVème siècle, en Espagne, à travers le mouvement des observances 77 . A ce sujet, José García Oró, retrace la genèse de ce mouvement : « En España coexistieron durante el siglo XV diversos grupos reformados, de los cuales unos eran eremíticos y otros seguían un género de vida afín al de los observantes franceses. Los primeros existían en todas las provincias, pero tuvieron una, difusión mayor en la dilatada provincia de Castilla. Su grupo más importante fue el fundado por Pedro de Villacreces... ».78 La fusion des groupes en 1460, s’effectuera « au bénéfice » des observants. Cilveti fait remarquer, qu’au début du XVIème siècle, ils se sont définitivement établis comme « avant-garde » du renouveau religieux : « su predominio sobre las restantes escuelas... es manifiesto ».79 Cela n’est pas le fruit du hasard : toute la tradition de l’ordre franciscain, fondée sur l’amour avant toute raison, le destinait à être le noyau de ce renouveau. 80 Saint François, son fondateur, préchait déja par l’exemple, l’amour, la joie et la pauvreté.81 73

« ... mística teología, arte de amor, oración de sabiduria, unión, ... ». M.Andrés M. Ibidem p.226. Il cite Osuna qui dit qu’il est difficile de la nommer car elle est si excellente que « por un solo nombre ni por nombre particular puede ser declarada » Tercer Abecedario espiritual (1527) p.235-242.. 74 Tercer Abecedario espiritual , p.244-247 : « 1° Recoge a los hombres que lo usan haciéndoles de un corazón y amor. 2° Recoge al hombre a sí mismo... ». 75 Ibidem, op.cit, p.227. 76 Sainte Thérèse utilise le terme « recueillement » mais il caractérise pour elle une étape contenue dans les 4° Demeures. « ... Santa Teresa especificó los grados de oración, que Osuna había englobado bajo el término genérico de « recogimiento », y reservó esta palabra para el primer grado de oración mística, anterior al de unión, en Cuartas Moradas. » M.A.M, op.cit, p.228. 77 M.Andrés M. insiste sur l’importance du mouvement des observances dans la genèse de la mystique du recueillement : « Las observancias constituyen el humus en que germina la mística española; la oración metódica, el vehículo que lo promociona; la pobreza el envolvente que la acuna ».Hist.Mist.Edad de Oro, p.218-219. Voir aussi p.224-225. Ce mouvement va combattre des projets trop clairement érémitiques et va fonder en 1502, les maisons de recueillement ou « recolectorios ». Ibidem p.225. 78 Cisneros y la Reforma del Clero esp. en tiempo de los Reyes Católicos, op.cit, p.27. « Tras diversos tanteos, se llegó a la deseada fusión... ». J.G.Oró, dit de la personnalité de Villacreces (XIVème s.) : « ... una de las figuras más conspicuas y originales de la espiritualidad franciscana, auténtica versión española de cuanto hay de más penitente, místico y poético en San Francisco de Asís ». 79 Op. cit, p.156. 80 « Cette méthode, ni Ortiz, ni Osuna n’en sont les auteurs. Ils l’ont reçue comme un bien de famille de l’ordre franciscain ». ( F. de Ros, dans son ouvrage sur Osuna, op. cit, p.88). 81 Saint François d’Assise (1182-1226) : N’a en effet pas vraiment laissé d’oeuvre doctrinale. Son message était basé sur l’exemple et l’expérience. C’est un peu plus tard saint Bonaventure (1221-1274) qui laissera une oeuvre doctrinale à l’ordre en expansion. Ses ouvrages inspirés de la doctrine de saint Augustin seront abondamment publiés, traduits, lus et étudiés Il a influencé la doctrine d’Osuna sur la transformation intérieure (Saínz Rodríguez, op.cit, p.111 et M.Andrés M, Los Recogidos, p.123). M. Borrero, dit d’un autre franciscain déja cité, R. Lulle (1235-1315) « (que)

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La « doctrine » franciscaine -fruit d’une riche pratique et enrichie des réflexions de saint Bonaventure- fit son chemin à travers l’Europe 82 et l’imprégna d’un nouvel esprit. Elle rencontra en Espagne un terrain particulièrement favorable. Elle participa, en bonne place, à la « révolution » cisnérienne, puisque son enseignement fut introduit à l’université, à travers l’étude du scotisme83 , l’une des « trois voies » signalées plus haut 84 qui remettaient en question la vieille scolastique. Mais les franciscains restèrent fidèles au témoignage par l’expérience et l’exemple fondé sur l’imitation du christ 85 , ainsi qu’aux préceptes et à l’idéal de pauvreté extérieure et de dépouillement intérieur : « En torno a 1500, los descalzos extremeños se abrazan con la pobreza, según la entienden en el Evangelio y en la Regla de San Francisco. Siguen las huellas inmediatas de Villacreces... ».86 « Los centros más famosos de vivencia religiosa se ubican en las casas de oración y de retiro de los franciscanos ».87 C’est ainsi, comme le relève M. Borrero : « ... el franciscanismo preparaba sus mejores aceros para influir en la mística del Siglo de Oro ».88 Les premiers ouvrages proprement mystiques écrits en castillan furent l’oeuvre de frères mineurs franciscains qui pour certains, comme Osuna, deviendront les codificateurs de la nouvelle spiritualité et les précurseurs et inspirateurs des grands mystiques du siècle d’or. 6)- Francisco de Osuna, précurseur et maître de Sainte Thérèse. 89 (1492-1540) : Il naît à Séville dans une famille modeste et passe une partie de sa jeunesse au service de la famille Téllez-Girón, comtes d’Ureña. enriqueció la literatura religiosa del amor ». (op.cit, p.95). Dans le classement qu’il fait des différents ordres, M. Andrés M. place les franciscains parmi les « psicologistas o afectivos ». (Hist. Igl. en Esp, op.cit, p.335). « Todos ellos representan una comun tendencia dentro del escolasticismo, predominando en sus doctrinas el platonismo sobre Aristóteles... » (Saínz Rodríguez, op. cit, p.94). 82 En s’enrichissant au passage : les franciscains ont contribué à transmettre par exemple l’héritage de la mystique nordique. (cf. A. Cilveti, op. cit, p.156). Saínz Rodríguez signale qu’ils ont également été en relation avec la tradition de l’école de Tolède où s’établissait le contact avec les textes orientaux : « éste es el primer eslabón de una cadena de filósofos medievales », parmi lesquels il cite, outre Gundisalvo et Guillaume d’Auvergne, les franciscains Bonaventure, Duns Scot et R. Lulle. (op.cit, p.94). 83 Doctrine du franciscain anglais Duns Scot (1266-1308). Adversaire de la scolastique et de la doctrine de saint Thomas d’Aquin. « ... representa frente a la filosofía de la inteligencia de Santo Tomás la filosofía de la voluntad ». (Saínz Rodríguez, op.cit, p.110). 84 « En España, los primeros ataques (contra la escolástica) proceden de las observancias franciscanas, especialmente de la de Villacreces. Ellas heredan los deseos y actitudes de los espirituales italianos y del Mediodía francés... ». M. Andrés M. Hist. Igl. en Esp. III, 2 p.279. En opposition.à la scolastique raisonnante, Osuna, s’appuyant sur l’étymologie du mot « mystique », a appelé la nouvelle spiritualité : « teología escondida ». 85 Parmi les franciscains du XVIème siècle, contemporains d’Osuna, il faut signaler Saint Pierre d’Alcantara (14991562) réformateur de l’ordre en Espagne (partisan de la stricte observance franciscaine) et beaucoup lu et admiré par sainte Thérèse. Sainz Rodriguez le décrit en ces termes : « ... aquel severo asceta que parecía, según la Santa, hecho con raíces de árboles, labró un hondo magisterio en el espíritu de Teresa » (op.cit, p.230-231). Selon Alain Milhou les divers entretiens que sainte Thérèse eut avec lui furent décisifs pour l’orientation de ses futures fondations. ( op.cit, p.623 et 642). Voir aussi A. Cilveti, op. cit, p.164. 86 M.Andrés.M. Hist.Mist.Edad de .oro, p.116. 87 Ibidem, p.277. 88 Op.cit, p.95. 89 Il faut signaler en particulier l’étude de Fidèle de Ros intitulée : Un maitre de Sainte Thérèse : Le Père François d’Osuna. Paris, I934, ainsi que la partie que M.A.M. lui consacre dans Les Recogidos : Nueva visión de la mística española , F.U.E, 1976, p.107-167. La plupart des éléments sûrs de cette biographie sont tirés de l'ouvage de F. de Ros. L'auteur formule de nombreuses hypothèses sur certains faits et dates car les documents précis manquent.

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A I8 ans, en 1510, il participe à la conquète de Tripoli. A son retour, il oriente sa vie vers la carrière ecclésiastique et étudie sans doute à Séville pendant quelques années. Il effectue un pélerinage à Saint Jacques de Compostelle. En 1513 il prend l’habit franciscain, en Castille semble-t-il. Huit années d’études vont suivre (1514-1522) : un an consacré à perfectionner les Humanités, 3 années pour la philosophie et 4 années d’études théologiques à l’université d’Alcalá.90 Il est ordonné prêtre vers 1519-1520 et demeurera encore à Alcalá. En 1523, il résidait à l’ermitage de la Salceda où religieux et fidèles le consultaient sur des problèmes touchant la mystique 91 . C’est là qu’il eu, entre autres, l’occasion de rencontrer des alumbrados , (et sans doute de polémiquer avec eux). C’est vers cette époque, qu’il fit ses premières armes « dans le ministère de la parole et du confessionnal ». 92 Il devint un prédicateur apprécié. Il aurait séjourné ensuite dans la province de los Angeles, la plus fervente d’Espagne selon lui. Entre 1526 et 1530, il effectua des séjours à Escalona, résidence du duc du même nom a qui est dédié le Troisième Abécédaire spirituel publié en 1527, (avant le premier et le deuxième ).93 Les années 1528-1531 furent très prolifiques, il publia en effet cinq oeuvres en castillan94 , dont la Ley de amor y cuarta parte del abecedario espiritual. Pendant presque deux ans il s’occupa, depuis l’Espagne, des missions franciscaines dans les nouvelles colonies en tant que commissaire général des Indes. De 1532 à 1536, il séjourna à l’étranger (Toulouse 95 , Lyon, Paris et Anvers de 1534 à 1536) où il s’occupa de la publication de ses oeuvres en latin 96 . D’Anvers, il effectua des voyages en Allemagne, à Cologne en particulier. 90

A Alcalá, il résidait dans un couvent et, en qualité d’externe, suivait les cours à l’université. Nous avons signalé plus haut l’importance de ce lieu. Il y fut condisciple du célèbre Francisco Ortiz et disciple de Clemente, Carrasco... Antonio de Nebrija. F. de Ros fait remarquer à plusieurs reprises qu’Osuna ne fut pas un humaniste, mais plutôt un esprit ouvert, un fin observateur : « La formation d’Osuna est avant tout scolastique et témoigne d’une grande largeur d’esprit... il est scotiste... (p.48)... l’auteur des Abécédaires n’a rien d’un sectaire obstiné, asservi au texte d’un seul maître. On le définirait plutôt : un scotiste modéré, très sympathique à Biel, plein d’égards pour Saint Thomas ». (p.49); il parle encore de son « éclectisme » : « Qu’a d’étonnant cet éclectisme ? Les universités de Salamanque et d’Alcala ne possédaient-elles pas leurs trois chaires d’Occam, de Scot et de Saint Thomas ? ». ( p.49). Osuna apparaît donc bien comme représentatif de son époque bien que F. de Ros conclut sur lui : « Mais ce n’est pas la Science des Humanistes qui attire François d’Osuna. Au siècle de la Renaissance il reste par ses goûts et son éducation intellectuelle un homme du Moyen Age ». (idem; op.cit, p.52) et p.60 : « Le jeune observant devint par la suite un des prédicateurs les plus goûtés de sa Province ». (Guillaume d’Occam ou d’Ockham (v.1300-v.1349) : Philosophe anglais. Franciscain, excommunié, il fut l’un des plus importants théoriciens du nominalisme; sa pensée a influencé la logique médiévale ). 91 « En 1523, Osuna est prêtre et en résidence à la Salceda, où on le consulte sur les délicats problèmes des voies mystiques ». (Idem, F. de Ros, op.cit, p.43. Il ajoute (p.52) à propos de l’Observance : « (qu’elle) aida, en Francisco de Osuna, une conscience mystique à s’épanouir ». 92 Idem, F. de Ros sur Osuna, p. 42 § 52 et p. 60 « Le jeune observant devint par la suite un des prédicateurs les plus goûtés de sa Province ». 93 « L’ingénieux poète arriva à obtenir trois Abécédaires, soit une triple série de vingt-trois distiques, correspondant aux vingt-deux lettres de l’alphabet castillan, et au point final. Le plan de l’Abécédaire est déjà là tout entier; car, dans l’intention primitive d’Osuna, il n’y a qu’un Abécédaire, un seul livre en trois parties : la 1° sur la Passion, la 2° sur divers exercices de la Vie religieuse, la 3° sur le Recueillement ». (Ros, op.cit, p.60) et un peu plus loin : « C’est la troisième partie qui, avant toute autre, vit le jour à Tolède, le 31 août 1527. Qu’est-ce à dire ? Osuna y aurait-il mis le meilleur de lui-même ? Le traité du Recueillement était-il son livre de prédilection, celui qu’il tenait pour son chefd’oeuvre ? Son coeur ne l’aurait pas trompé ». (p.61-62). 94 « ... c’est la publication de ses livres qui occupe Osuna en cette période...les cinq ouvrages susdits voient le jour à Séville » (Ros,op.cit, p.95-96). Il convient de signaler l’importance du castillan pour des auteurs comme Osuna, Fray Luis de Leon... Ils marquent en cela aussi une rupture avec les partisans de la scolastique qui continuaient à écrire en latin.

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Après son retour, il continua à écrire : « En trois ans, deux nouveaux ouvrages espagnols furent achevés. Le Cinquième Abécédaire , d’abord, encore tout pénétré du souvenir d’Anvers. Ensuite il « compose un traité sur les plaies de Notre-Seigneur... Ce fut le Sixième Abécédaire. Les deux livres ne parurent qu’après la mort de l’auteur ». Mises à part les oeuvres publiées, nous avons peu de renseignements sur les dernières années passées par Osuna en Espagne avant sa mort vers 1540. 97 Víctor de la Concha considère qu’il fit, tout au long de sa vie, oeuvre essentielle : « (cumplió) en el campo de la teología española la misma tarea de síntesis que en el derecho operó Francisco de Vitoria ».98 F. de Ros, quant à lui, considère qu’il est « un initiateur dans la vulgarisation des doctrines spirituelles; comme tel, il a commencé par façonner son instrument, assouplir et enrichir sa langue; dans une certaine mesure il prépare le chemin à Thérèse et à Luis de León ». 99 7)- CONCLUSION : 1)- Le génie-propre des mystiques espagnols. Toutes les influences que nous venons de voir -plus ou moins anciennes ou lointaines- la nouvelle mystique a su les assimiler puis les intégrer pour en faire une façon de penser et d’être originale et vivifiante pour son époque 100 : Il ne s’agit peut-être pas tant de soupeser l’apport de chacune des composantes de ce passé si riche que de voir ce que les mystiques espagnols en ont fait et pour quoi ils l’ont fait.101 : Le génie propre des mystiques espagnols -M. Andrés Martin parle du « don de Dieu »- a fait que, selon lui : « simplificaron los métodos recargados de la devoción moderna, desideologizaron algunos aspectos de la mística renano-flamenca e interiorizaron con seguridad y precisión teológica sus experiencias personales. Bajaron a lo más hondo de la psiche del hombre. No se autodivinizaron como los alumbrados, ni elaboraron inicialmente teologías místicas, sino 95

« La grande nouveauté qui frappe un espagnol en deçà des Pyrénées vers 1532, c’est la vitalité du protestantisme naissant ». (Ros, op.cit, p. 12O). 96 Ros, op.cit, p. 117 § 121. 97 Ros, op.cit, p.133. 98 Op.cit, p. 66. Francisco de Vitoria (1486-1546) : Dominicain, juriste et théologien espagnol qui est considéré comme le fondateur du droit international. Dans un ouvrage sur la conquète des Indes,il en critica l’aspect belliqueux et essaya d’établir des règles.Il fut avec Domingo de Soto l’un des grands réformateurs de la théologie à Salamanque, tout en restant dans le cadre de la scolastique, et fut sinon opposé, du moins méfiant vis à vis de la nouvelle mystique (en particulier de l’oraison mentale, l’oraison devant rester pour lui un acte d’entendement). (M. Andrés M. Hist.míst.Edad de Oro, p.314, 333, 410-411). 99 Ros, op.cit, p.47 Il signale aussi qu’il « met aussi à profit le travail de ses devanciers ». (J.Manrique... et « Lebrija -Nebrija- illustre philologue, auteur d’une grammaire et d’un dictionnaire castillans ». (p.47-48). Fray Luis de León (1527-1591). Augustin, poète et écrivain; professeur de théologie et d'exégèse biblique à l'université de Salamanque. Fut mis en accusation par l'Inquisition pour la traduction et les commentaires qu'il fit du Cantique des cantiques. Il dut abandonner son enseignement pendant cinq ans et put le reprendre ensuite. Il a écrit, entre autres, un Traité des noms du Christ. 100 C’est ce qui ressort de la lecture de M. Andrés M. et en particulier de cet extrait : « Estas herencias ayudaron a amasar la mistica espanola. Ella supo asimilarlas, a su modo, con gran sentido de integracion. Il précise que cela ne se fit pas dans une période facile à vivre : il parle, en reprenant les mots de sainte Thérèse, de « tiempos recios », faisant allusion à toutes les luttes et guerres qui ont traversé le siècle. (Hist. de la mist. en la Edad de Oro, p. 81). Il reprend également les pricipaux événements plus loin, p.224-225. 101 « No cabe en esta historia distinguir lo que aportaron a ese ideal de hombre la filosofía griega, el derecho romano, la revelación cristiana y otros afluentes. De hecho, los místicos españoles buscaron la unión con Dios, que es eternidad, verdad, bondad, amor, justicia y hermosura absoluta. Desde ahí se redescubren a sí mismos, a los demás y a las cosas, y se entregan gratuitamente a Dios y a los hombres ». (M. Andrés M, op.cit, p.100).

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experiencias personales. Amaron la Regla primitiva con exigencia, pero sin rigorismo. No separaron lo natural de lo sobrenatural. De ahí su cercanía al hombre del Humanismo, del Renacimiento y del Evangelio ».102 2)- L’auto-réforme intérieure en Espagne et son impact social. Le mouvement de la nouvelle mystique va donc précéder et annoncer (permettre?) la ContreRéforme103 , c’est-à-dire, comme le précise A. Cilveti : « ... la realización del ideal de vida cristiana permaneciendo dentro de la Iglesia ». 104 C’est là que se situe le lien entre l’individuel et le social -l’universalité de ce renouveau, malgrè un élitisme apparent- que nous allons étudier dans la deuxième partie de ce travail : le catholicisme a pu réaliser sa propre réforme105 en Espagne-et marquer profondément la société -grâce à la révolution interne et intérieure que nous venons d’évoquer- et qui fut parfois favorisée par l’Eglise et par l’Etat (l’empereur, Cisneros), d’autres fois entravée par ces mêmes institutions (Inquisition, procès de Carranza, Index...). Cette transformation a pu non seulement éviter le pire, c’est-à dire le triomphe de l’hérésie, du « diable », que représentait la Réforme luthérienne mais elle a par là-même contribué à préserver la conscience nationale qui était tellement liée en Espagne à l’unité religieuse.106 C’est sans doute pour cela que la réaction à l’hérésie luthérienne a été si viscérale et (presque) unanime. Les foyers de protestantisme ont été peu nombreux dans ce pays. 107 Il y eut de nombreuses conversions forcées chez les juifs espagnols, d’autres s’étaient convertis pour ne pas avoir à quitter le pays. Cependant il faut dire aussi que de nombreux «conversos » (volontaires ceux-là) ont vu dans ce mouvement religieux, le moyen de se réintégrer à la communauté nationale en se faisant un nouveau 102

M. Andrés M, op.cit, p.81. « La reforma de Cisneros y en general de la Iglesia española es anterior a la reforma general de Trento y a los esfuerzos de Paulo IV, Pío V y Sixto V ». ( Saínz Rodríguez, op. cit, p.189-190). V. de la Concha fait une analyse de l’évolution historique du terme « Contre-Réforme » dont les conclusions peuvent sembler discutables : « El término surgió con significado restringido a la oposición a la Reforma protestante y, ... son muchos los que prefieren mantener tal adscripción semántica del vocablo, utilizando, al tiempo, otro término para significar la acción reformista que viene de atrás y circula por los cauces de la ortodoxia católica. Nada impide, sin embargo, emplear aquí como hipótesis de trabajo el vocablo « Contrarreforma » para referirnos a ambos aspectos ». (op.cit, p. 37-38). Il nous semble plutôt que le terme « Contre-Réforme » contenant une opposition convienne mieux pour qualifier la réaction de l’Eglise à la « Réforme » ( protestante), par contre, si ce dernier terme n’était tellement déjà marqué, donc ambigu, il conviendrait parfaitement, à notre avis, pour caractériser la « réforme » intérieure de l’Eglise espagnole. 104 Cilveti,op.cit, p.135. 105 Voir ce qui est dit note 76 sur les termes « réforme » et « Contre-Réforme ». 106 A. Milhou dit par exemple du catholicisme qu’il « était l’âme de la conscience nationale en formation ». (Op.cit, p.602-603). 107 En Espagne l’ « unité nationale » ne s’est pas réalisée contre le protestantisme mais contre les « conversos » juifs, à partir du XVème siècle (statuts de pureté de sang). Voici ce qu’en dit Jean Delumeau : « L’Espagne avait conscience d’être la forteresse de la bonne doctrine, le roc contre lequel se brisaient les hérésies et tous les assauts du mal... Tout s’est passé comme si un pays qui n’avait que tardivement pris conscience de lui-même avait eu besoin de ce négatif -le juif- pour se découvrir et s’était trouvé dans la nécessité de le réinventer, une fois expulsé ou converti. Sans quoi la cohésion interne se serait trouvée menacée. Puissante mais exposée, l’Espagne ne résistait à ses multiples ennemis qu’en se donnant à elle-même un facteur d’intégration qui l’aidait à définir sa personnalité. Or, « avant les nationalismes forgés par le XIX° siècle, les peuples ne se sentaient vraiment liés que dans un sentiment d’appartenance religieuse ». Pour devenir ou « redevenir Europe », l’Espagne s’est faite « chrétienté militante ». La peur en Occident (XIV-XVIII° siècles), une cité assiégée, Paris, Fayard, 1978, p.303. (Les citations que fait J. Delumeau sont extraites de La Méditerranée de F. Braudel). (op.cit). 103

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« lignage » par le biais d’une religion renouvelée, beaucoup plus à leur convenance que l’Eglise du siècle précédent.108 L’enjeu, aussi bien religieux que social, était donc de taille. Sans que les constructeurs de la nouvelle spiritualité en aient eu pleinement conscience, c’est bien une partie de « bras de fer » à plusieurs niveaux qui s’est jouée en Espagne à cette époque. Nous allons étudier maintenant, dans quel contexte -social et religieux- s’est développé ce mouvement de renouveau. Nous parlerons des lieux -recolectorios - où il a vu le jour. Puis nous verrons comment tous ces changements vont de pair avec des modifications théologiques profondes qui vont permettre que l’universalité de l’appel à la mystique du recueillement soit entendu par de larges couches de la population. Nous analyserons enfin les conséquences de la conjonction originale en Espagne- de tous ces phénomènes, sur l’ensemble de la société.

DEUXIEME PARTIE : APPEL UNIVERSEL A UNE NOUVELLE MYSTIQUE QUI MET DIEU A LA PORTEE DE L’HOMME.

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Il s’agit dans ce cas, bien entendu, des conversos volontaires. Nous verrons au début de la troisième partie de ce travail, comment la famille de la future sainte Thérèse ( son grand-père, son père mais aussi d’une autre façon ses frères (et elle-même ?) ont respecté ce schéma-là. Víctor de la Concha (op.cit,p.19-20) décrit bien le processus déja engagé à l’époque de la sainte : « Como también es cierto que la incipiente reforma carmelitana resultaba atractiva, al tiempo, a algunas gentes que pululaban...en la heterogénea franja que componen el iluminismo, el erasmismo y demás corrientes espirituales afines : movimientos todos ellos que catalizaron, en buena medida, la inquietud social de los discriminados por el linaje y de quienes se sentían oprimidos por el estrecho corsé del rutinario cristianismo viejo ».

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La mystique du recueillement, si l’on s’en tient à un premier regard ou à l’impression que peut nous laisser le mot « mystique », semble concerner uniquement l’expérience intérieure de quelques individus, eux-mêmes retirés à l’intérieur de couvents : expérience intimiste, individuelle, concernant peu -semble-t-il- l’ensemble de la société. Or, cette nouvelle spiritualité si elle s’est principalement attachée à la réforme intérieure de l’être, à la recherche de l’unité en Dieu -nous en parlerons dans un deuxième moment de cette partie- s’est aussi adressée à l’ensemble des chrétiens, désarçonnés par le relâchement des moeurs et la corruption au sein de l’Eglise, menacés par les dangers illuministe et protestant et a entraîné des changements profonds - religieux, certes, mais aussi culturels voire politiques- qui ont concerné l’ensemble de la société du Siècle d’or. Les premiers codificateurs de cette nouvelle spiritualité -les précurseurs des grands mystiques espagnols du XVIème siècle- vont s’adresser à tous les hommes. Cette réforme a été « appelée » en quelque sorte, du tréfonds de la société, plongée dans une crise matérielle et une crise des valeurs sans précédent 109 : A)- L’UNIVERSALITE DE L’ADRESSE . 1)- « Clameurs de réforme » à la fin du Moyen Age 110 : Sous le titre « Inestabilidad y confusión », J.G.Oró, décrit de façon saisissante l’état de la société espagnole à la fin du Moyen-âge : « El ambiente social del siglo XV es una de las claves para la comprensión de la vida religiosa. Se nos presenta, en líneas generales, caracterizado por la inestabilidad, el desequilibrio y frecuentemente la anarquía. La peste y las guerras habían sembrado de escombros y soledad gran parte de Europa 111 . El bandolerismo llevaba el terror a los campos y a veces a la ciudad. El campesinado sufre en diversas regiones de Europa una grave depresión, mientras entre la nobleza y la realeza se entabla una batalla a muerte y la burguesía crea las bases del capitalismo moderno ».112 A cette grave crise économique et sociale, s’ajoute celle des valeurs, au sein d’une Eglise corrompue de la tête aux pieds 113 . 109

« En los siglos XIV y XV las exigencias y clamores de reforma son tan vivos y universales como tal vez nunca precedentemente en la historia de la Iglesia Católica. Llegan incluso a revestir un carácter marcadamente revolucionario ». José García Oró, O.F.M.Cisneros y la Reforma del Clero español en tiempo de los Reyes Católicos . (Consejo Superior de Investigaciones Científicas, Madrid, 1971), p.2. 110 J’ai emprunté ce titre au premier chapitre de l’ouvrage de J. G.Oró : Clamores de reforma en el «Otoño » de la Edad Media. (Ouvage cité ci-dessus). 111 J. Delumeau fait une description similaire de la situation dans son ouvrage La peur en Occident, op.cit, p. 21. 112 J. G. Oró, op.cit, p.5. (P.11 L’auteur signale l’importance des conséquences de la peste noire de 1348 « que desoló los claustros » et du point de vue religieux les conséquences néfastes du schisme à l’intérieur de l’Eglise « con sus secuelas de confusión, división e indisciplina »). M.Andrés Martín met l’accent sur les conséquences positives du contexte, particulièrement des grandes découvertes, et fait le rapprochement suivant entre mystique, histoire de la mystique et Histoire : « La mística refleja la aventura española de ir a Dios paralela y contemporánea a la de ir al hombre y al mundo ». ( M. Andrés M, Hist.Míst.Edad de Oro... p.223). Il dit également : « Los místicos admiran la trascendencia de los grandes descubrimientos y de las gigantescas empresas de sus contemporáneos, pero proclaman y viven la relatividad de los bienes naturales como poder, dinero, placer..., e incluso sobrenaturales, como virtudes, carismas, consolaciones. « Solo Dios basta ». Contemplan las conquistas técnicas, políticas y militares desde la extensión del reino de Dios a todo el universo ». ( Ibidem, p.100). 113 Il s’agit aussi bien de l’Institution papale, que de la Curie romaine et de la hiérarchie ecclésiastique à tous les niveaux en Espagne pour ce qui nous concerne. Les plus haut placés, vivent comme des seigneurs, quant au « proletariado eclesiástico », peu cultivé, il subsiste comme il peut, souvent dans la débauche. Il en est de même du

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Le « diagnostic » de la situation, évoqué ci-dessus, est valable pour l’ensemble de l’Europe de l’époque, cependant en Espagne va se dessiner -face à un même constat- une réponse inédite à plusieurs égards. Dans le pays se fait jour un profond besoin de changement , venu du peuple 114 ,la nécessité d’une réforme « In Capite » surtout et aussi « in Membri »115 , du sommet (plus corrompu?) à la base : J.G. Oró parle de «... la viveza de este anhelo... Es una obsesión que cunde con el mismo vigor en todas las clases sociales. La alientan los predicadores populares. La difunden los escritores. No pueden desoirla los gobernantes eclesiásticos y civiles, por más que en contra ellos se dirijan principalmente las acusaciones y exigencias ... Este clamor de reforma y renovación continuará creciendo en extensión y en vehemencia a lo largo de una centuria... ».116 Le contexte politique et social évoqué plus haut, a provoqué, certes, une détérioration des formes de la foi -superstitions...- dans un cadre où vu la difficulté des temps, la croyance, même sous ses formes « dégénérées » pouvait s’avérer plus que jamais nécessaire, mais elle a produit aussi nombre de réactions et d’aspirations « saines ». La demande émanant du peuple y était peut-être plus développée qu’ailleurs et la piété populaire davantage nourrie que dans d’autres pays : « Esta piedad popular 117 está frecuentemente caracterizada por una marcada interioridad, promovida ante todo por la riquísima literatura de la « devotio moderna » y por la predicación de la penitencia... practicada especialmente por los movimientos reformadores ».118 L’entreprise de réforme qui s'engagea à ce moment-là en Espagne fut apportée comme réponse à cette "vox populi" puissante et exigeante et n'exista -sous cette forme- nulle part ailleurs en Europe à cette époque. 2)- La réforme « d’en haut », répondant à l’aspiration « du bas ». Vont en effet se manifester un début de remise en question au sein des ordres religieux119 , et une volonté « politique »120 d’impulser et d’organiser ce qui commençait à prendre forme : il a fallu, clergé régulier qui peut s’entourer de « innecesaria servidumbre », ou se trouver dans le dénuement et l’absence de règles le plus complet.. ( J.G.Oró, op.cit, p.7-12). « Existía , finalmente, un gran número de eremitorios y beaterios que seguían un género de vida libre y no controlado por la autoridad eclesiástica ni legislado por el vigente derecho canónico ». ( ibidem, p.11). L’auteur reproduit une phrase que J. Gerson « el gran apóstol de la reforma y de la unidad durante el Cisma Occidental » prononça en 1404, lors d’un sermon : « En verdad que el estado actual de la Iglesia parece brutal y monstruoso ». ( Ibidem, p.3). F. de Ros, citant Osuna, fait un tableau haut en couleurs de la situation dans le clergé ( ouvrage sur Osuna, p. 105-114. ( chez les novices -postulants- ibidem, p. 104). Il dénonce l’ambition et l’esprit courtisan ( Ibidem, p.105 ainsi que ceux qui recherchent les prélatures ( Ibidem, p.107). Il condamne en particulier le clergé séculier, les évêques et même la cour pontificale. ( Ibidem, p.111) : « Le pontife de Rome n’est pas épargné » ( Ibidem, p. 112). Il critique également l’obéïssance aveugle : « ... le Christ n’a jamais fait voeu ni promesse d’obéir au premier sot venu, comme les Religieux de nos temps, qui exécutent les fantaisies de trente Pilate. » ( Ibidem,p.108). Il faut lire la caricature truculente de certains évêques. ( Ibidem, p.113). (ouvrage sur Osuna, op.cit). 114 « La reforma española no se inició por arriba, lo mismo que la unidad de España, sino por abajo ». (M. Andrés M. Hist.Míst.Edad de Oro... p.214). 115 Il s’agit ici de la dégradation générale des moeurs de la société. Le peuple conservait une foi profonde -d’où son désarroi devant l’absence de références, voire la contradiction flagrante entre « l’esprit » et « la lettre » de ce qui aurait dû être l’esprit évangélique- mais il se laissait aussi toucher par les conséquences de la situation générale. Du point de vue religieux, la magie et les superstitions gagnaient du terrain. 116 J. G. Oró, op.cit, p.2, 3-4. 117 « Desde el abrumador número de libros místicos y de personas que los vivieron, cabría asomarnos a una parte de la realidad de España, como se acostumbra hacer desde la novela picaresca, o desde la mendicidad, por poner ejemplos concretos. España no es sólo una economía, una demografía, una técnica, una democracia liberal. Es también una realidad cristiana en la Edad de Oro. Tiene raíces muy profundas en una filosofía de la vida y en un proyecto de hombre nuevo, de comunidad cristiana expansiva... » (M.Andrés M. Hist.Míst.Edad.Oro, p.100). 118 Idem, p.7.

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encore une fois, la personnalité d’un Cisneros121 pour laisser surgir les initiatives -tout le mouvement vers la nouvelle mystique- en lui donnant les cadres pour exister. L’impulsion « de la base » au sein des ordres religieux, se fera principalement à travers l’extension du mouvement des observances franciscaines122 , et à travers lui, de la prière mentale méthodique et de la mystique du recueillement : « La réaction des nouveaux Spirituels ne se fit pas attendre et l’on connaît les rapides progrès de l’Observance en Italie, sous la conduite de Bernardin de Sienne. En Espagne, ce n’est pas d’un, mais de plusieurs mouvements de réforme qu’il faudrait parler, chaque région agissant pour son propre compte ». 123 Nous voyons bien que cette nouvelle spiritualité n’est pas née d’une tendance à l’élitisme et au renfermement mais bien au contraire, d’un profond besoin de changement issu de la société et qui a rencontré des individus et des groupes qui ont pu lui donner forme et ont contribué ainsi à sa grande diffusion 124 . Il reste que la nouvelle façon d'être en rapport avec Dieu qu'elle a généré, est plus individuelle et intimiste que l’ancienne. C’est cette « dialectique » entre individuel et social, entre universalité et -un certain- élitisme, qui fera l’objet de cette partie de l’étude. 3)- L’universalité de l’appel, aboutissement et expression d’un changement profond.

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Après avoir fait le constat de la situation « alarmante », en qualité et en quantité, des Ordres religieux en Espagne, J.G.Oró fait la constatation suivante : « Todo ello hace surgir en el seno de las Ordenes religiosas una conciencia de degeneración y de inautenticidad que da origen, por reacción, a numerosos focos de reforma ». 120 L’état espagnol et l’Eglise ont été partie prenante -à travers leur « délégué » Cisneros ((Francisco Jiménez de... 1436-1517) - dans la réforme du clergé espagnol. Rappelons que Cisneros, franciscain, a exercé de hautes fonctions dans l’Eglise espagnole (archevêque de Tolède en 1495, grand inquisiteur de Castille entre 1507 et 1516) et dans l’Etat (Il fut administrateur de la Castille à la mort de la reine (1504). En tant qu’Inquisiteur il se montra impitoyable dans la répression de l’hétérodoxie. 121 Nous avons déjà évoqué, dans la I° partie, la riche personnalité du cardinal Cisneros. Nous disions -citant Cilvetià propos de son entreprise de réforme du clergé espagnol : « Su actividad reformadora, llevada con enorme tenacidad, abarca el clero secular y regular, y en éste principalmente la orden franciscana. Para la historia de la mística española importa más la reforma de los regulares que la del clero secular ». 122 Fruit de l’absorption du mouvement fondé par Pedro de Villacreces, plus érémitique, développé en Castille, par celui des observances. J.G.Oró précise : « Consumada la unión de los grupos reformados, se abrió un nuevo período de prosperidad para la Regular Observancia que crecía, pujante y absorbente, con el favor de las autoridades y la admiración del pueblo ». (op.cit, p.27). « Las observancias constituyen un estado común, un fenómeno social de ancho espectro, de reforma en punta, que traspasa a la sociedad española y alcanza a la misma sinagoga. Sus principales líneas de fuerza son el proceso hacia la persona, la interioridad y la purificación ». (M.Andrés M. Hist.Igl. en Esp., III, 2, p.329). 123 F. de Ros, ouvrage sur Osuna, p.35. Il ajoute : « En vertu de la Bulle d’Union ( 29 mai 1517), l’Observance devenait la branche principale de l’Ordre franciscain ». ( Ibidem, p.37). 124 Cependant, « La réforme déclencha un beau vacarme », selon F. de Ros, car elle remettait en cause des situations acquises.... F. de Ros montre bien quelles furent l’ambiance et les résistances que rencontra cette réforme, appelée du bas mais imposée d’en haut : « C’est alors (fin du XVèmes) qu’intervient le Cardinal Ximenés (Jiménez de Cisneros). La réforme de tous les Ordres religieux, inaugurée en 1494 avec l’autorisation d’Alexandre VI et de concert avec les Rois Catholiques, ne dura pas moins de quatorze ans. Le saint Archevêque visitait en personne les principaux couvents et réunissant les moines au Chapitre, opposait dans un contraste violent l’idéal primitif de l’Institut et la tiédeur générale de l’époque. Après avoir imposé aux supérieurs les nouveaux règlements.... Monastères de SaintBenoît et de Cîteaux, maisons de Dominicains, de Carmes et d’Augustins semblent avoir acquiescé de bon gré aux directives de l’énergique réformateur... Il s’agissait de bien d’autre chose chez les Frères Mineurs : il fallait rétablir les pieds nus, la bure grossière, les pénitences traditionnelles et surtout la pauvreté absolue ! ... Les relâchés eurent le choix entre se réformer eux-mêmes ou céder leurs maisons aux Observants. En 1508, peut-on dire, les conventuels ont perdu toute influence en Espagne ». (Ouvrage sur Osuna, op.cit, p.36-37). Cela fait penser aux énormes difficultés que durent affronter plus tard sainte Thérèse et saint Jean de la Croix, dans leur entreprise de création de couvents de Déchaux et de Déchaussées. Les « mitigés » résistèrent parfois violemment.

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Víctor de la Concha est de ceux qui critiquent la tendance à omettre le rôle (protagonismo ) essentiel de la nouvelle mystique ou à le cantonner ( arrinconarlo ) « en la penumbra de experiencias individuales y doctrina minoritaria inasequible ». Et il ajoute « (Pero)... no fue así y por lo que hace a Santa Teresa, semejante visión histórica deforma la imagen de su obra reformadora y de su literatura ».125 Fidèle de Ros, à propos de Laredo, rappelle que saint Bonaventure : « a toujours affirmé sur ce point deux thèses qui ne sont contradictoires qu’en apparence : l’une est que peu d’âmes, très peu même, parviennent aux degrés de la perfection; l’autre est que toutes les âmes y sont appelées et que, pourvu qu’une âme fasse ce qu’elle peut, la grâce se charge du reste ... Mais c’est précisément que très peu d’âmes font ce qu’elles peuvent et que, par conséquent, la grâce n’a que peu d’efforts humains à couronner ».126 . Cependant, malgré certaines limites dans la pratique, les mentalités et la société sortiront bouleversées de ces changements. a)- Définition et contenu de cette universalité. Osuna a traité cet aspect à plusieurs reprises, en particulier dans le Troisième Abécédaire spirituel : Dès 1500, García de Cisneros, reconnaît l’universalité de l’appel à la perfection. 127 En 1527, Osuna reprend plus systématiquement cette position , et en fait un point fondamental de son 3° Abécédaire spirituel : « (La) intención (de Osuna) al escribir el Tercer Abecedario , es traer a noticia de todos este ejercicio » ... Osuna universaliza la llamada al recogimiento ».128 Voici ce qu’en dit F. de Ros : « L’Esprit ne souffle pas seulement dans les cloîtres, la Grâce opère aussi des merveilles parmi les laïques. Les Franciscains... ont beaucoup contribué à répandre la haute spiritualité parmi les fidèles et le Troisième Abécédaire s’adresse en premier lieu aux gens du monde ». 129 Nous pourrions parler de sécularisation, laïcisation de l’appel : « Así lo proclaman los franciscanos como predicadores y pastores. Dios no se contenta con los religiosos encerrados en el claustro, y éstos deben en espíritu buscar a los demás ».130 M.Andrés Martín exprime la même idée de la façon suivante : « Los protagonistas no son reyes, nobles o capitanes, como en la historia clásica y en las novelas de caballerías, sino soldados rasos, frailes observantes, aventureros, pícaros anónimos. La mayoría se consideran idiotas, o sin letras, por no saber latín con soltura. Pero derrochan vida por doquier, escriben en lengua vulgar y dejan a un lado lo postizo del humanismo y del escolasticismo ». 131 Pour Osuna, toutes les couches de la société peuvent pratiquer avec bonheur l’oraison de recueillement et chacun peut avancer (à son allure), par cette voie vers Dieu. Elle s’adresse, en effet, aux « letrados e idiotas... señores y caballeros, mercaderes, prelados, casados ».132 125

V. de la Concha, op.cit, p.37. C’est nous qui soulignons. Etienne Gilson, La philosophie de Saint Bonaventure, Paris,1924, cité par F. de Ros, Un inspirateur de Sainte Thérèse, Le frère Bernardin de Laredo, Vrin, Paris, 1948, p. 297. 127 Dans son Exercitatorio de la vida espiritual , (Montserrat, 1500). García de Cisneros (1455-1510) était cousin du Cardinal. Nous avons déjà évoqué son oeuvre dans la première partie. Voici ce qu’en dit M.Andrés M. : « En este período se democratiza la perfección cristana, sacándola de los conventos y llevándola a todos los cristianos. Ello aparece claro en el Exrecitatorio de Cisneros y de modo menos expreso en Carro de dos vidas , en 1500, ambos anteriores al Enchiridion de Erasmo ». (Hist.Míst.Edad de Oro, op.cit, p.67). 128 M.Andrés M, Los Recogidos , op.cit, p.110. 129 Ros, sur Osuna, op.cit, p.66. 130 Ibidem, p.126. 131 M. Andrés M. Hist.Míst.Edad de Oro... op.cit, p.34. 132 M.Andrés M, Los Recogidos, op.cit, p.126. G. de Cisneros disait déjà en 1500 : « ... antes es ser amado que entendido. Cualquier persona, por simple que sea, labrador, simple vejezuela puede ser prestamente levantada en aventajado discípulo de esta ciencia ». (Exercitatorio de la vida esp. 3°a), p.C. 37-38 et 28). F. de Ros relève aussi que : « Dans le siècle, Osuna a découvert des âmes fort bien disposées, désireuses de tout bien. Il sait des 126

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Il ne fait non plus aucune distinction d’état civil ni de sexe, ce dernier aspect étant particulièrement novateur comme le relève M.Andrés M. : (La nueva espiritualidad) « saca la perfección cristiana de los conventos y la abre a todos los cristianos, religiosos y laicos , casados y solteros, hombres y mujeres... ». L’auteur ajoute : « los místicos son feministas y se adelantan a los intelectuales de la época ».133 Il ne fait pas non plus de distinction culturelle : la nouvelle spiritualité s’adresse aussi bien aux gens cultivés qu’aux ignares, (« letrados e idiotas »). Et cela n’est pas parce que « les philosophes et les Hébreux » ont pratiqué la mystique, qu’elle ne puisse être de bon profit à tout chrétien.134 Laredo, dans le Monte Sión , défend lui aussi cette même position universaliste : « Quant à ceux qui dormaient dans la négligence et la tiédeur, qu’ils considèrent que Dieu se donne gratuitement à tous ceux qui le désirent ». 135 Il dit par exemple : « ... E ha se de notar que no ay ningun pobrezito, ni varón, ni mujercita, si quisiere ser su discípulo que no la pueda aprender por la gran bondad de Dios ». 136 La phrase suivante, résume bien « la démocratisation » réalisée par cet appel à l’amour à travers l’expérience , sans discrimination d’aucune sorte : « Lo mismo cabe decir sobre el derecho y deber del amor sin distinciones de clase social, raza, pueblo, región o religión ». 137 b)- Les fondements de cette position. Cette position universaliste, s’appuie sur une conception théologique profonde, à savoir l’origine même de l’homme créé à l’image de Dieu 138 et qui aspire au bonheur. ( « Tiene deseos de felicidad »). 139 Il faut remarquer chez Osuna, Laredo et les franciscains en général, un optimisme, une confiance et une joie qui font de l’amitié et de la communication de l’homme avec Dieu un objectif de cette vie ci .140 « A esa unión con Dios cierta y gozosa, están llamados todos » précise M. Andrés M. et il ajoute : » Nuestros místicos parecen más optimistas y colocar al recogido en un estadio en que, siendo viador, comienza ya a participar de la comprehensión ». 141 Sainte Thérèse dit par exemple : « ... ils jouiront ( les chercheurs qui persévèrent) de beaucoup plus de biens qu’ils ne pourraient en désirer, je le dis, même dès cette vie ». 142 commerçants qui, ayant dit adieu au péché grave, ont réalisé de rapides progrès dans le Recueillement. Ces hommes, il les connaît parce qu’il les dirige ». (op. cit, sur Osuna, p.66). 133 C’est nous qui soulignons. M.Andrés M. Hist.Igl.en Esp, III,2°, p.333-334. Par ailleurs, il précise : « El mensaje teresiano arrastró a muchos religiosos y seglares, hombres y mujeres, ya en vida de la Santa (en 1581) e inmediatamente despúes... ». (C’est nous qui soulignons). (Hist.Mist.Edad de Oro, p.385). 134 Osuna, 3° Abecedario espiritual. , cité par M.Andrés M. Los Recogidos, op.cit, p.126. 135 Cité par F. de Ros, Un Inspirateur de sainte Thérèse, le père Bernardin de Laredo, p.294. 136 Monte Sión, (1538), III, fin ch. 15. Ros signale que « Parmi les laïques également, les grâces d’oraison amènent leur cortège de phénomènes étranges ». (suivent des exemples), p.67. Plusieurs « beatas », illuministes pour la plupart (María Cazalla, Francisca Hernández) marqueront le début du siècle et influenceront, passagèrement certains franciscains. Elles seront jugées par l’Inquisition. 137 M.Andrés.M. Hist.Míst.Edad.Oro... p.51. 138 « El ambiente humanista heredado de Valla, Cusa, Ficino, El Tostado, Nebrija, canta la dignidad del hombre como ser individual y libre, microcosmos, o mundo menor abreviado, « que tiene ser con las piedras, y creer con los árboles, y sentir con los animales, y entender con los ángeles y parecer imagen de Dios ». Osuna, Cuarto Abecedario, cité par M.Andrés M.Hist.Míst.Edad.Oro... p.95. 139 M.Andrés M. Los Recogidos, p.125. 140 Idem, p.125. 141 Idem, p.129. 142 Sainte Thérèse, C, 2°D, 9, oeuvres, op.cit, p.890.

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Cette mystique a eu un écho considérable. Elle correspondait à un besoin de sens et de spiritualité très fort dans cette époque si bouleversée. La plupart des ouvrages des initiateurs et codificateurs sont devenus des « best seller » réédités de nombreuses fois.143 Les prêches des prédicateurs de la mystique du recueillement attiraient les foules. 144 Mais elle fut aussi beaucoup critiquée. - Les détracteurs de l’aspect universaliste de la nouvelle mystique. Bien sûr, cet appel universaliste voire « démocratique » à la perfection a eu ses détracteurs, pricipalement certains défenseurs intransigeants de la scolastique, déjà signalés dans la première partie. Voici ce que dit Osuna à propos de certains théologiens : « ( no aceptan que) tan delicado ejercicio se comunique a personas envueltas en pecado, dadas a deleites carnales y entremetidas en negocios mundanos, y dicen que mal puede pensar en Dios el que tiene la mujer al lado ».145 ( allusion aux hommes mariés, car les femmes semblent exclues d’emblée). Parmi ces détracteurs, Melchor Cano est le plus célèbre. M. Andrés M. relève sa position : « (considera dañoso) tratar con el pueblo este sábado espiritual e perpetuo... e continua quietud en Dios » et il relève judicieusement que Cano est conduit à utiliser (pour mieux la combattre) la terminologie des adeptes de l’oraison de recueillement, (recogidos ). C’est dire l’influence et la force de la spiritualité du recueillement qu’il est nécessaire de combattre sur son propre terrain. 146 Plusieurs auteurs, dont M. Andrés Martín, signalent que ces polémiques annoncent les querelles spirituelles des années 1550-1559, qui conduiront à la promulgation de L’Index de Valdés, en 1559. 147 L’importance de l’appel universaliste étudié plus haut, ne peut nous faire nier les aspects élitistes de la nouvelle mystique -non dans ses déclarations d’intention et adresses, mais dans les faits - car ce cheminement vers la rencontre avec Dieu, possible en théorie, demande une ascèse de vie qui peut rebuter de nombreux « candidats ». 148

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F. de Ros fait la constatation suivante : « au début du XVIème siècle, le peuple d’Espagne, semble-t-il, découvre un nouveau monde spirituel, dans les livres récemment imprimés par Ximenés (le Cardinal Cisneros) ou venus de l’étranger : l’Aréopagite, Saint Bernard, les Victorins, Gerson. D’où, une poussée extraordinaire de sève chrétienne, un véritable « revival ». (Ouvrage sur Osuna, p.69). M.Andrés M. précise quant à lui : « Los libros de espiritualidad del siglo XV copilados por autoridades, no se parecen a los del siglo XVI, basados en experiencia ». (Hist.Míst.en Edad de Oro, op.cit, p.35). 144 La mystique du recueillement a eu de très bons prédicateurs, Osuna par exemple. F. de Ros dit de lui : « Prédicateur populaire, il n’est pas de ceux qui découragent les âmes en leur montrant la perfection comme un sommet escarpé, inaccessible; tout au contraire il met à la portée de tous, les plus hauts mystères de l’oraison, et de l’amour de Dieu ». ( Ouvrage sur Osuna,p.94). Osuna dit lui-même : « ... je ne m’adresse qu’aux humbles..., puisse mon livre leur être utile ». ( Deuxième Abécédaire, cité par Ros, p.109). Il faut cependant signaler que ses sermons, comme nous l’indiquions dans la biographie d’Osuna en première partie, ont été édités en latin (et non en langue vulgaire) (p.97). 145 Cité par M.Andrés M. Los Recogidos , p. 126. 146 « Observemos cómo emplea la terminología del recogimiento al juzgar socialmente peligrosa la recomendación indiscriminada de la perfección y de la vida contemplativa ». Ibidem, p.126. 147 « On ne faisait donc pas la vie très gaie aux mystiques, même dans les couvents d’Espagne, au XVI ° siècle ». (Ros, sur Osuna, op. cit, p.68). 148 Nous étudierons un peu plus loin dans cette partie, ce qui dans la nouvelle mystique rend plus facile la rencontre avec Dieu (entre autres le fait qu’aucune connaissance ne soit indispensable). Cependant, l’ascèse (abordée dans la troisième partie) permet certes de dégager la voie pour accéder à Dieu, mais demande une foi et un engagement qui semble en réduire l’accès à un petit nombre.

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Les aspects élitistes de la mystique du recueillement. F. de Ros remarque : « Laredo, tout en lançant une invitation générale, reconnaît que le nombre de contemplatifs est très réduit ».149 Ce dernier qualifie de « extremada enfermedad », « enfermedad mortal », le fait que même dans les écoles du Christ, la plupart des religieux se contentent d’une vie commune et ordinaire et se privent ainsi de grâces inappréciables, qu’ils négligent parce qu’ils ignorent. Selon lui, les religieux qui possèdent le recueillement extérieur devraient encore aspirer au recueillement intérieur « cordial et radical de la quiète contemplation ». 150 Il faut bien constater, en effet, que si l’écho de cette nouvelle spiritualité a été considérable et a représenté un fait de société, les adeptes (pratiquants, vraiment viadores ) n’ ont été qu’une minorité. Saint Bonaventure, comme nous l’avons vu, disait déjà : « ... très peu d’âmes font ce qu’elles peuvent et (que), par conséquent, la grâce n’a que peu d’efforts humains à couronner ».151 L’étude des lieux de « retraite » va nous montrer, outre la richesse et la variété des expériences qui s’y sont déroulées la contradiction, toujours présente, entre une ouverture aux débats et un élitisme lié au genre de vie ascétique exigé. 4)- Les « creusets » de la nouvelle spiritualité : les maisons de recueillement (recogimiento o de vivencia/retiro ). F. de Ros définit comme suit les couvents de Récollection : « On appelait ainsi dans l’Ordre franciscain des lieux de retraite et de solitude... où les frères plus fervents pouvaient mener une vie plus austère, plus silencieuse, plus recueillie en Dieu. Bref, une réforme au sein de l’Observance, mais une réforme contrôlée... Le mouvement vers le désert, ayant repris de plus belle en 1518, surtout en Italie et en Espagne, fut diversement accueilli par les supérieurs.... Les uns ... lui résistèrent... d’autres, plus sages ou plus habiles, le favorisèrent : tel surtout le général Quiñones ... qui rédigea en 1523 les statuts de la Récollection en Espagne ». 152 Ces lieux de retraite sont à l’image de la nouvelle spiritualité : le principe d’universalité et d’ouverture et un certain élitisme de fait, s’y côtoient : Ils se sont développés tout au long du XVème siècle, dans le cadre du mouvement des Réformes et Observances déjà signalé et ont commencé à jouer pleinement leur rôle (aux dépens des couvents) 153 , vers 1475-1480 : 149

F. de Ros, Un Inspirateur de sainte Thérèse ... Laredo. op.cit, p.295. Idem, ibidem, F. de Ros. 151 Saint Bonaventure, cité par F. de Ros, Un Inspirat. de S.T... Laredo, p.297 et 437. Le thème de la grâce a été au centre des discussions de cette époque et le sera encore plus au moment de la contreréforme. Nous savons combien les protestants ont réduit « le libre arbitre ». On voit ici que Saint Bonaventure accorde une grande part à la décision de l’individu. Pour les mystiques il y a 2 sortes de grâce : la grâce ordinaire... et la grâce extraordinaire, réservée à quelques « élus ». Voici ce que dit M.A.M. de la conception de la grâce chez Osuna : « Finalmente señala dos estadios en la unión con Dios el adquirido y el infuso. En el primero el hombre actúa, se entrega, obra, siempre ayudado por la gracia; en el segundo más recibe que da, más padece que obra, más está atento el hombre a Dios o mirándole, que buscándole ». (Los Recogidos , p.132). La première, correspondrait à la grâce « habituelle » (vertus et dons de l’esprit saint), reçue pendant l’ascèse, la deuxième étant la grâce « extraordinaire ». A propos des querelles autour de ce sujet, signalons que les premières eurent lieu entre Thomistes et Scotistes : « (Sobre el problema) de la distinción entre las virtudes y los dones del Espíritu Santo, caballo de batalla entre las escuelas de Scoto y Santo Tomás ». (Saínz Rodríguez, op.cit, p.28). M.A.M. dit de celles qui eurent lieu plus tard : « Una de las más altas cimas del humanismo español a fines del siglo XVI y principios del XVII serán las famosas disputas sobre armonización entre libertad humana y gracia divina ». (Hist.Igl.en Esp.III,2, p.324-325). 152 F. de Ros, ouvrage sur Osuna, op.cit, p.54-55. 153 A. Cilveti signale que chez les franciscains « la oposición es entre conventuales y observantes o reformados, y termina con el predominio de los segundos hacia 1517 ». (Hist.Míst.Española , op.cit, p.135). 150

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« ... resultan de sumo interés ... los primeros pasos de la mística del recogimiento, nacida en los recolectorios franciscanos en torno a 1475-1480. Tampoco hay que olvidar el pujante desarrollo de la vía de la oración metódica en las casas franciscanas de oración, o recolectorios, desde mediado el siglo XV y entre los benedictinos vallisoletanos que la llevaron a todas sus fundaciones y la practicaron reglamentariamente ». 154 Certes l’ascèse y est rude 155 , en effet, dans ces endroits privilégiés se pratique un temps d’oraison assez long « 156 : « La plus grande partie du temps est consacrée à l’oraison mentale. » et : « Prier et méditer, voilà le travail premier des religieux dans les couvents de Récollection ». 157 Se fait jour déjà, une volonté de retour à la règle primitive : « (quieren)... imitar a Jesucristo... vivir el Evangelio volviendo a la regla primitiva en oración y ejercicio de virtudes. Desconfían de la teología especulativa en orden a la santidad... ellos leen a San Agustín... a los autores franciscanos primitivos ». 158 Cependant ces « maisons » n’ont rien de tours d’ivoire 159 et sont bien à l’image de la nouvelle mystique : elles semblent plus ouvertes que bien des couvents et, comme nous allons le voir, pouvaient s’y rencontrer, en plus des religieux, des « beatos y beatas » 160 et même des laïcs 161 , ce qui anticipe l’aspect universaliste que prendra l’appel des premiers codificateurs 162 . Il semble aussi que les débats (disputas ) qui agitaient l’université et la société marquées par l’illuminisme -sur la

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(Actas del 1° congreso intern. sobre Santa Teresa : Santa Teresa y la literatura mística hispánica: ... Ponencia de M.Andrés M. p.8). (E.D.I.-6, S.A, Madrid 1984). 155 F. de Ros souligne également que les conditions de vie sont dures, surtout pour les novices. (ouvrage sur Osuna, op. cit, p. 39-40). 156 Comprenant au moins 1H d’oraison mentale méthodique. (Idem, Ros, p.8) mais souvent beaucoup plus (p.54).. « ... les statuts de la Récollection imposant un minimum de deux heures et demie d’oraison par jour ». (p.56). les tableaux de méditation proposés par Laredo, Cruz de Cristo, F. de Borja, J. de Avila, le P. Granada, et Jer. Gracián, pour la méditation de connaissance de soi ( introspection) « propio conocimiento » sont reproduits dans Hist. Míst.Edad de Oro... p.236. Pour l’oraison d’imitation du Christ « de seguimiento », voir ibidem, p.243. 157 Ros, sur Osuna, op.cit, p.59. Et il ajoute : « ... et celui qui tenait à cultiver son esprit par des lectures abondantes devait profiter avec soin des rares intervalles, laissés libres entre les Offices. A n’en pas douter, ce fut le cas de François d’Osuna ». Puis (p.64) : « Par elles (les confidences d’Osuna dans le Troisième Abécédaire.), nous savons que la pratique du Recueillement ne date pas d’hier dans les maisons franciscaines. Le directeur d’Osuna s’y adonne depuis quarante ans... Ni la maladie, ni le travail, ni le sommeil ne sauraient interrompre la prière du Recogimiento ». Par contre, Osuna constate que cette forme de prière est plutôt empreinte de joie et d’amour, que les coeurs tristes peuvent se plaire à méditer la Passion mais qu’ils profitent moins dans le Recueillement ( Idem, p.64). 158 M.Andrés M. Hist.Igl.en Esp..III,2, p.328. 159 Ros, dans son ouvrage sur Osuna, op.cit, (p.55) mentionne les différentes « maisons de retraite » ( recolectorios ) concernées par la Réforme en Castille, et désignées dès 1522 : « Alcala, Ocaña, la Salceda , El Castañar, Cifuentes, Escalona , Torrelaguna et Oropesa ». (C’est nous qui soulignons). 160 Il semble s’agir d’individus, surtout des femmes, qui n’étaient plus des laïcs, mais n’avaient pas encore prononcé des voeux : « ... el Exercitatorio de García de Cisneros, fue compuesto para unas religiosas que acababan de dejar la situación de beatas y de aceptar una regla canónica que las convirtió en monjas » (M.Andrés M. Hist.Míst.Edad de Oro, p. 233). Le même auteur mentionne le nombre important de « beatas » Espagne et ajoute : « En muchos conventos de religiosas y beatas se vivió subida espiritualidad... Las beatas constituyen un fenómeno religioso y social importante hasta bien entrado el siglo XVII, por su preocupación por la perfección y por la falta de hombres, enrolados en el ejército, o en la Iglesia, o emigrados a América ». Il y avait, en plus des couvents, des « beaterios ». (Ibidem, p.233). L "'ouverture" n'était pas la même dans les couvents -où elle revêtait un aspect mondain bien différent de l'ouverture spirituelle qui se pratiquait dans les recolectorios . 161 Un prédicateurs laïc, Pedro Ruiz de Alcaraz, chef de file des « alumbrados » (illuministes) d’Escalona eut des démélés avec l’Inquisition. (Ros, op.cit sur Osuna, p.79). 162 Nous retrouvons ici le double aspect : universalité de l’appel -ouverture (nombreuses discussions y compris avec les laïcs qui venaient pour rencontrer les religieux et leur demander conseil, les religieux se déplaçant aussi dans les villages pour rencontrer de petits groupes de fidèles) / et un certain « élitisme » de fait, basé sur l’ascèse.

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place des oeuvres, sur la grâce, sur le « no hacer nada »- aient trouvé, dans ces lieux, de quoi s’exprimer. 163 Chacun avait une « vocation » particulière, déterminée par sa propre histoire et les visites et échanges -de Frères, d’idées- d’une « maison » à l’autre semblaient fréquents : « Cifuentes, possède aussi, autour du couvent des franciscains, un cercle de Dejados . « Pastrana... semble le rendez-vous préféré des nouveaux prédicateurs : là s’affrontent diverses conceptions, on entame des pourparlers, on tente une synthèse... Les observants de Cifuentes et de la Salceda viennent y entretenir leurs confrères ».164 Escalona , sera un des lieux privilégiés où, selon V. de la Concha « se configura, plagada de imbricaciones, la cartografía espiritual de la época. Porque en Escalona confluyen recogidos y alumbrados ». 165 F. de Ros montre bien l’éclectisme religieux, la recherche spirituelle engagée dans les lieux de retraite franciscains, parfois jusqu’aux frontières de l’hétérodoxie 166 : « Un fait a déjà frappé peut-être, et alarmé le lecteur : l’action indéniable des Franciscains sur ce mouvement spirituel. Les centres d’Alumbrados sont tous en rapport avec un monastère de FrèresMineurs .... et « plusieurs Franciscains s’étaient réellement compromis dans le mysticisme à la mode ». 167 « L’oraison de Recueillement prévaut, en revanche, à la Salceda . » « La grande foule des Observants, enseigne et propage l’oraison de Recueillement, doctrine absolument sûre et orthodoxe ». 168 Certes il y eut des débordements et l’Inquisition169 dut menacer, mais dans l’ensemble, la prudence était de mise : les problèmes délicats étaient débattus au sein de réunions restreintes.170 Ceci ne 163

Ros, sur Osuna, op.cit, p.74. A propos du rôle de la Salceda, il est dit aussi : « Des prêtres et des laïques instruits montent de la ville de Pastrana au désert de la Salceda, pour consulter les Pères Observants sur les problèmes spirituels... » (p. 82). Il cite également l’exemple d’Ortiz qui expliquait devant 6 ou 7 personnes, le texte... et dans la maison d’un laïque ». ( en note, p. 83 ). F. de Ros donne un exemple de consultation qu’accordait Osuna : « (l’) on est venu le consulter (Osuna) notamment sur les tentations charnelles sans images : « Après un examen attentif du problème, après l’avoir soumis à des personnes sages, habituées à déjouer les ruses du démon », il donne son verdict ». (Ouvrage sur Osuna, op.cit, p.67). Il peut être intéressant également de constater le nombre important de juifs convertis (conversos), « presentes desde mediados del siglo XV en muchas comunidades de religiosos ». ( M.Andrés M. Introd. 3° Abeced. espiritual, BAC, n° 333, op.cit, p. 6-7). 164 Ros, ouvrage sur Osuna p.81. 165 V. de la Concha, op.cit, p.67 § 74. Dans la biographie d’Osuna, en première partie, nous avons signalé ces débats, à la Salceda auxquels participait Osuna, sans doute sur les thèmes signalés plus haut. 166 Ce terme ( hétérodoxie) n’a pu être utilisé qu’à « posteriori », au vu des « déviances » auxquelles ont donné lieu l’illuminisme. Au moment des faits, il ne s’agissait que de débats internes, réalisés il est vrai, dans la plus grande des libertés. 167 Ros, sur Osuna, p. 74-75. Les expressions : « ce mouvement spirituel », « mysticisme à la mode », font allusion à l’illuminisme d’avant 1523. 168 Ros,op. cit, ouvrage sur Osuna, p. 92. Osuna a donc lui-même vécu en 1523 à l’Ermitage de la Salceda, puis entre 1526 et 1530 il aurait séjourné à Escalona, centre qui porte le nom d’un laïc, riche et cultivé, le Duc d’Escalona à qui Osuna a dédié son 3° Abécédaire Spirituel : « Ses supérieurs envoient le Père Francisco à l’ermitage de la Salceda ». (F.de Ros, op. cit, p.44) qui « devint l’une des premières fondations de la Réforme franciscaine en Castille ». ( p.54). « Il est donc certain que Fray Francisco a mené une vie de mortification et de recueillement dans le désert de la Salceda ». Nous avons vu qu’il y donnait volontiers des conseils. (p.55). L’auteur rapproche ces ermitages franciscains des « Saints Déserts des Carmes Déchaussés ». (note en p.55). Dans son Troisième Abécédaire spirituel, Osuna fait allusion à son expérience dans les maisons de retraite franciscaines ». M. Andrés M. dit à ce propos : « También acude a la experiencia vivida por él (Osuna) y por ancianos ejemplares en los recolectorios ». (Los Recogidos, p.150). 169 Jusqu’en avril 1529, « Dénoncer les Franciscains à l’autorité ecclésiastique, il ne fallait pas y songer; religieux exempts, les Mineurs étaient soustraits à la juridiction inquisitoriale ». (Ros, op. cit sur Osuna, p. 77) mais à partir de cette date entra en vigueur la décision de Rome de révoquer ce privilège des Mineurs « désormais l’Inquisition pourra connaître des doctrines et actes des Frères, à condition de se faire assister par un religieux, délégué du Provincial ». ( p.79-80). Ceci indique bien l’influence des alumbrados dans certains cercles, franciscains en particulier, et la méfiance qu’elle éveilla au sein de l’Eglise.

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semble pas dû à la crainte d’être interpellé par l’Inquisition mais plutôt à la volonté sincère de modifier la situation « de l’intérieur » sans toucher au dogme et sans remettre en cause l’attachement à l’Eglise.171 Ce n’est qu’à partir de 1523 qu’Ortiz et Osuna placeront le débat sur la place publique car le danger que représentait l’Illuminisme était devenu manifeste, et il convenait à ce moment-là de « séparer le bon grain de l’ivraie ». Mais ils purent le faire parce que la clarification des idées avait commencé bien avant dans les « laboratoires » que furent les maisons de retraite ( casas de retiro ) franciscaines. Voici le constat positif que fait F. de Ros, à propos de cette période : « ... j’admettrais sans difficulté une période de flottement et d’hésitation dans l’exposé théorique de la contemplation, une période de discussions et de recherches, aboutissant à un système plus complet et plus précis, à une mise au point satisfaisante. L’analogie avec le progrès du Dogme se présente à tous les esprits. L’erreur une fois de plus aura fourni à la vérité l’occasion de s’énoncer en termes clairs et lumineux ». 172 En conclusion de cette partie, nous pouvons dire que la proximité avec ce qui sera considéré plus tard comme une hétérodoxie, a en fait enrichi la recherche engagée et lui a permis de se situer plus précisément au fur et à mesure des écueils et déviances rencontrés. C’est pourquoi a pu s’élaborer, dans ces lieux, la nouvelle mystique en se confrontant à l’Illuminisme. Enfin, c’est là également, qu’ont été réalisées en grande partie les oeuvres des premiers codificateurs de la nouvelle spiritualité. C’est dire leur rôle fondamental - avec les universités-173 dans l’évolution de la conception religieuse au Siècle d’or. D’autres changements, ayant trait aux conceptions théologiques, permettent d’expliquer l’impact de la nouvelle spiritualité dans de larges couches de la population, voire au niveau de la société toute entière : Les croisés, lors de leurs expéditions en Orient, ont rencontré sur leur chemin, en Sicile par exemple, des représentations de Dieu plus humaines que celles qui figuraient dans les églises et les premières cathédrales d’Occident : des scènes de la vie du Christ, la fuite en Egypte, et surtout la Passion. Elles les touchèrent profondément et ils en rapportèrent une image différente de la divinité, qui modifia l’ornementation des lieux de culte et la statuaire. Le changement fut aussi plus profond : la société passa de la peur face au Dieu de l’Apocalypse, à la compassion et à l’amour pour le Dieu de l’Evangile fait homme et mort sur la croix 174 . Le franciscanisme fut le vecteur de ces conceptions 170

Par exemple, Ros constate la prudence d’Ortiz et de son groupe, ouvert au débat mais non hétérodoxe, car les problèmes délicats « ils les traitent à deux ou trois, se gardant bien de porter le débat devant le public ». (ouvrage sur Osuna, p. 82). 171 « Rien d’étonnant si les Frères peu avertis ne rompent pas aussitôt avec les amis de la veille et se contentent de discuter pacifiquement... Quand le doute n’est plus possible, les religieux dénoncent l’erreur et désertent les réunions suspectes... La démarcation nette entre le faux Illuminisme et la vraie Mystique se fit chez les Franciscains, dès le début de 1523; la défiance fut mise en éveil à propos d’Escalona ». ( Ros, sur Osuna, p. 78-79). 172 Ouvrage sur Osuna, op.cit, p.78-79. 173 La conception de l’homme transmise par la nouvelle spiritualité rejoint celle transmise par la nouvelle université issue de l’humanisme : « El hombre nuevo esencial de los místicos coincide con el hombre esencial de la escuela teológico-jurídica de Salamanca ». (M.Andrés M. Hist.Míst.Edad de Oro, p.99). Cette unité de vue a sans doute joué un rôle très important. « Cada persona es su conciencia, no poderes ajenos a ella, ni sola lógica (nominalismo), ni sola ética (humanismo), ni solo método (renacimiento). Ella hace al hombre libre, independiente, plural, servidor humilde... ». (Ibidem, p.96). 174 Jean Delumeau signale quelles ont été les différentes conceptions de la divinité entre le X° siècle et la Renaissance. Elles ont été profondément influencées par le contexte social et politique. Les Christs en Majesté furent à leur tour, à partir de la « crise » du XIVème siècle de plus en plus remplacés par des scènes du Jugement dernier sur les tympans des églises et des cathédrales. (Voir le chapitre l’attente de Dieu in La Peur en Occident de Delumeau, op.cit, p. 199, 201-202). L’auteur relève : « A l’automne du Moyen-Age, écrivait Huizinga, le sentiment général est que « l’anéantissement universel approche » (idem, ibidem, p.198). Il semble cependant que les écrits liés à la mystique

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nouvelles qui représentèrent une véritable révolution dans les rapports de l’homme avec Dieu. Nous essaierons d’analyser les différents aspects d’une théologie qui met Dieu à la portée de l’homme, de tout homme. B)- UNE THEOLOGIE QUI MET DIEU A LA PORTEE DE L’HOMME. Nous allons analyser dans cette partie les conséquences théologiques de cette nouvelle approche de Dieu. Nous évoquerons, tout d’abord, la conception de l’Amour transmise par le franciscanisme et la nouvelle spiritualité et ses rapports avec la connaissance et la raison puis nous verrons comment l’intimité du chrétien avec Dieu devient à la fois plus directe et plus concrète, fondée sur l’expérience. Enfin nous reviendrons plus en détails sur la signification fondamentale de l’Incarnation, à l’origine de tout ce processus. Nous tenterons de montrer, au fur et à mesure, comment chacun de ces aspects a justement permis « d’incarner » l’appel universaliste étudié au début de cette partie et a pu contribuer ainsi au retour à une foi paradoxalement plus intime et plus partagée. 1)- La connaissance basée sur la raison n’est pas indispensable à la rencontre avec Dieu. - Valorisation de l’amour. Réhabilitation de l’être entier. Dans la nouvelle spiritualité, l’amour, valeur universelle, prend une place prépondérante dans la relation à Dieu. La connaissance n’est plus considérée comme une exigence, une condition à remplir. Elle ne représente donc plus un obstacle -culturel ou social- sur le chemin : « Todos te pueden amar, Señor... A todo estado y edad es común el amor... Ninguno es flaco... pobre y... viejo para amar... Ninguna cosa nos puede impedir el amor, porque el amor es nuestro ». 175

« El amor es camino universal, pues todos saben amar; es fácil, y nunca justifica lo que desagrada al Amado », 176 affirme M. Andrés M. qui définit par ailleurs la mystique du recueillement comme « arte de amor » et parle de « théorie de l’amour comme connaissance », dans la spiritualité affective du XVIème siècle. 177 Nous avons évoqué plus haut, la joie et la confiance que dégage la nouvelle mystique : elles sont liées à l’importance accordée par le franciscanisme à l’affectivité et à l’amour, c’est-à-dire à la « voluntad », la bonne volonté, le bon vouloir qui est aussi disponibilité, ouverture à Dieu. M. Andrés Martín indique la définition théologique du mot « voluntad » selon Osuna : « La voluntad es la potencia que nos une a Dios inmediatamente ». 178 Voici ce qu’en dit Saínz Rodríguez : « Por el amor o voluntad (que casi todos los místicos confunden) el hombre tiende hacia Dios ». C’est l’expérience, plus que le savoir, qui entre en jeu dans le type de connaissance diffusé par les mystiques : « Su modo de conocer a Dios es experimental y sabroso, no discursivo y abstracto, ni reducido a vivencias pasajeras ». 179 Dans ce cadre, la raison et la connaissance, s’ils peuvent avoir leur importance, ne sont plus fondamentaux face à la connaissance par l’amour 180 : la « sabiduría o ciencia de amor » comme du recueillement, perpétuent en Espagne en plein XVe et XVIème siècle, une vision plus optimiste et généreuse de la relation à Dieu. 175 Extraits de J.de Cazalla, Osuna (Ley de amor ), D. de Estella, cités par M.Andrés M. Hist.míst.Edad de Oro p.51. 176 M.Andrés M. Hist.Míst. Edad de Oro... p.54. 177 M.Andrés M. Los Recogidos, p.142 et 144. 178 M. Andrés M. Los Recogidos, p.142. 179 M.Andrés M. Hist.Míst.Edad de Oro... p.44. 180 Voici ce que dit M. Andrés M. à propos des rapports amour / entendement-raison, selon les mystiques : « El verdadero ejercitador, primero gusta por afición y amor de Dios, y despúes entiende aquello que por experiencia ha gustado su corazón. Muchos devotos más aman que entienden. En los ignorantes se extiende más su amor que su

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l’appelle Osuna 181 . Selon M. Andrés Martín, la théologie cachée (teología escondida, mística ) peut être atteinte grâce à une bonne disposition de l’âme qui se met en état d’aller vers Dieu ou de le recevoir : « ... la teología escondida... ( se alcanza más bien) por afición piadosa y ejercicio e las virtudes morales, que disponen y purgan el ánima... porque algunas veces, donde hay menos conocimiento, hay mayor afección y amor ». 182 Sainte Thérèse dit à ce sujet : «... pour beaucoup avancer sur ce chemin... il ne s’agit pas de beaucoup penser, mais de beaucoup aimer; donc, tout ce qui vous incitera à aimer davantage, faites-le ». 183 Les adeptes du recueillement, ne rejettent pas le savoir et la connaissance 184 , mais ils lui accordent une plus juste place comme l’illustre joliment Osuna : « Algunos trabajan para alcanzar el reposo de la contemplación meneando la ala sola del entendimiento como quien rema con un solo remo... y quiere nadar con un brazo para salir a la orilla... ». 185 Ainsi s’opère la réconciliation -l’intégration- d’éléments que la scolastique ( ou une certaine scolastique) a voulu dissocier : à savoir l’amour, la volonté et l’expérience d’une part et la raison et l’entendement d’autre part. 186 Pour les recogidos , l’amour et la volonté sont des ingrédients essentiels, mais non discriminatoires, dans la recherche d’une intimité avec Dieu. Voici comment sainte Thérèse exprime le rapport subtil entre amour et entendement : « ... comme l’âme ne peut saisir ce qu’elle entend, ce n’est pas entendre tout en entendant... La volonté doit être bien occupée à aimer, mais elle ne comprend pas comment elle aime. Si l’entendement entend, il ignore comment il entend; du moins ne peut-il rien saisir de ce qu’il entend. Pour moi, je ne crois pas qu’il entende car encore une fois il ne s’entend pas lui-même. Je n’arrive pas à m’expliquer tout cela ». 187 Sainte Thérèse dit encore : "Quand le Seigneur veut nous accorder de comprendre... Sa Majesté le fait sans travail de notre part. Je le dis aux femmes et aux hommes, ils n’ont pas à sustenter la vérité avec leur science; ceux que le Seigneur a choisi pour nous l’expliquer doivent y travailler, cela se comprend... Quant à nous... ". 188 inteligencia ». (Hist.Míst.Edad de Oro, p.42). Il expose également le point de vue des thomistes : « En el plano de la antropología tomista no existe amor sin conocimiento previo antecedente o concomitante... Nihil volitum quin praecognitum. ». (Ibidem, p.40). L’auteur exprime aussi la différence de conception entre thomistes et mystiques en termes d’autonomie donnée à la raison ou à l’amour et il l’étend à l’histoire ultérieure: « La historia de la cultura de Occidente airea dos clases de autonomía : la de la razón, en los ilustrados del siglo XVIII y sus continuadores hasta nuestros días... y la del amor cristiano en los místicos españoles ». (Ibidem, p.52-53). 181 « Los grandes místicos españoles no escriben tratados sistemáticos, sino experiencias de búsqueda, de purificación, de encuentro, de unión esponsal ». ( M.Andrés M. Ibidem, Hist.Míst.Edad de Oro, p.39). Dans le même ouvrage l’auteur reprend la métaphore utilisée par un auteur du XVIème siècle (métaphore à propos de l’eau, fréquente d’ailleurs), pour exprimer la différence entre les deux types de connaissance : « ... llamaría gráficamente agua de laguna la que se saca de los libros, y de manantial la que procede de la experiencia ». (p.34). 182 M.Andrés M. Los Recogidos, p.131). 183 S.T. C, 4°D, I ,7, oeuvres, p. 908. 184 « (selon Osuna)... pour la vie active non moins que pour la vie contemplative on a besoin de la science. L’Eglise ne saurait vivre sans Docteurs, ne serait-ce que pour réfuter l’erreur et l’hérésie ». (F. de Ros, ouvrage sur Osuna, p.60). Sur ce sujet, M.Andrés.M. dit par exemple : « Para Osuna y la mayoría de los místicos españoles el ideal es poseer, a la vez, escolástica y mística ». (Hist.Míst.Edad de Oro... p.253). Sainte Thérèse, parlant de la science, dit dans son Autobiographie : « (elle) est une grande chose, elle nous instruit... elle nous éclaire, et, lorsque nous sommes en contact avec les vérités des Saintes Ecritures, nous faisons ce que nous devons... ». (A, XIII, 16). 185 Troisième Abécédaire, XII,1,374-376, cité par M.Andrés M. Los Recogidos, p. 137. 186 « Miguel de la Fuente clasifica con nitidez la línea intelectualista (Dionisio Areopagita, El Cartujano... ), que hace la mística obra de sola la inteligencia; la línea afectivista, que se la atribuye a la voluntad (San Buenaventura,, y la mixta, que dice que es acto de las dos supremas potencias ». (M.Andrés M. Hist.Míst.Edad de Oro... p. 389-390). 187 Sainte Thérèse, Autobiographie, fin ch. 18. 188 Sainte Thérèse, PAD, I, 2, cité par Vasse, op.cit, p.79.

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Ces lignes semblent exprimer à la fois la difficulté de savoir ce qui se passe, et la préférence pour le « rien penser », le no pensar nada 189 , qui laisse l’âme ouverte et disponible à ce qui peut advenir. 190

Selon Osuna et Laredo, il faut laisser agir la grâce. Laredo fait parler l’âme qui, interrogée, répondrait à qui saurait la comprendre : « ... en cette oeuvre il n’y a que l’amour ». 191 Finalement, comme le dit si bien M. Andrés.M. : « No se ama lo que se entiende sino se entiende lo que se ama ». 192 La voie, vers cette forme de savoir est souvent ardue, douloureuse,193 mais elle peut aussi apporter beaucoup de douceur et de délices, d’où dans le texte qui suit (d’Osuna) le jeu de mots entre « saber » et « sabor » : « No te satisfagas con mucho saber... sino que también busques en ello mucho sabor, en que repose tu voluntad... que huelga en lo deleitable, así como el entendimiento en lo verdadero ». 194 - Réhabilitation du corps. Osuna redonne ainsi toute sa place au corps 195 , aux côtés -voire au-delà- de l’esprit. Coeur, âme et corps ne sont plus antagonistes : « La razón y la sensualidad son como marido y mujer... juntamente... La casa es el cuerpo, cuyos rincones y partes mora la sensualidad ». 196 Cette conception s’enracine dans la signification fondamentale de l’Incarnation, que nous analyserons plus loin, pour la mystique du recueillement. 197 Il s’agit d’une réintégration de la personne dans sa totalité, quelque soit la personne : « Es todo el hombre que es cristiano, sacerdote, religioso... es todo el hombre el que se une con Dios ». 189

Dans son ouvrage sur Laredo, F. de Ros s’étonne que sainte Thérèse, au chapitre 23 de son Autobiographie, où elle évoque le thème du « no pensar nada », ne fasse pas allusion au Troisième Abécédaire d’Osuna qui renferme, des lignes vibrantes à ce sujet. ( Y, ch.5) Il commente : « Peut-être à cette époque Thérèse ne lisait plus aussi assidûment le traité d’Osuna ou bien lui a-t-elle simplement préféré l’enseignement de Laredo ».Un Inspirateur de Sainte Thérèse, le Frère Bernardin de Laredo, Paris, Vrin, I948. 190 Nous avons vu plus haut, dans cette deuxième partie, que le no hacer nada était cependant différent de « l’abandon » des illuministes partisans du « dejamiento », de l’abandon complet à Dieu, de la passivité, du laisserfaire. Aussi bien Osuna que Laredo disent qu’il faut laisser agir la grâce, à ce moment-là, mais pour eux cela n’exclut pas le libre arbitre. 191 Monte Sión, III, ch. 11, cité par Ros, ouvrage sur Laredo, op.cit, p. 326. 192 Hist.Igl. en Esp., III, 2°, p. 345. 193 On peut se reporter, dans la troisième partie de ce travail, à l’étude de la « croisade intérieure » et de l’ascèse. 194 Troisième Abécédaire, XII, E, 392; cité par M.A.M. Los Recogidos, p. 132. 195 « Por ello no temen el cuerpo, ni la acción, ni la ley. Los hombres no son ángeles. Necesitan leyes, obras, atención a los cuerpos y a las almas. El cuerpo para ellos no es frontera, sino posibilidad de comunicación. Comentan al Pseudo-Dionisio, pero no son estrictamente neo-platónicos. Integran cuerpo y alma, interno y externo en una realidad única que se entrega libremente a Dios. No son dualistas ni monistas. No lo reducen todo a la materia, economía o demografía. Se sitúan en una línea antropológica que se mantiene constante en la Península desde San Paciano y Prisciliano hasta Unamuno y nuestros días ». (M.AndrésM.Hist.Míst.Edad.Oro...p.470). 196 Troisième Abécédaire, cité par M.Andrés M. Actas del primer congreso teresiano, op. cit, EDI 6, Madrid, p.13. L’auteur dit par ailleurs : « Difícilmente se encontrarán períodos de mayor conexión entre lo material y lo espiritual »... « Los místicos españoles no desvalorizan lo corporal, legal y sensible como los alumbrados y quietistas ».(Hist.Míst.Edad de Oro...p.216 et p.109.) 197 Voici ce que dit J. A. Valente à ce sujet : « Fundamenta tal dogma (la encarnación) una creencia nueva, según la cual la divinidad no toma forma corporal para una simple manifestación, aparición o epifanía, sino que asume radicalmente lo corpóreo, se hace cuerpo. De ahí que, según escribe Joseph Moingt, el encuentro de Dios con el cuerpo, del logos con la carne, es decir, lo que la teología cristiana llama encarnación haya operado « una revolución cultural en el campo religioso, cuyo alcance tal vez solamente empecemos a medir ». La carne se hace cuerpo. El « incarnatus » se canta en loor del « verum corpum », es decir, en loor de un dios que ha sido engendrado en la materia, no de un dios que asume por razones epifánicas una forma material ». Variaciones... op.cit, p.187-188.

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Sainte Thérèse dit par exemple : « Pour en revenir au second point, nous ne sommes pas des anges, mais nous avons un corps. Vouloir faire l’ange pendant que nous sommes sur terre, et sur terre autant que je l’étais, c’est de la folie; notre pensée doit avoir d’ordinaire un point d’appui, même si l’âme sort parfois d’elle-même, ou si elle est souvent si pleine de Dieu qu’elle n’a besoin d’aucune chose créée pour se recueillir ». 198 Dans ce nouveau mode de rapport à Dieu, non seulement l’individu est accepté tel qu’il est, mais le rapport d’autorité s’estompe 199 et fait place à l’expérience, à l’introspection, qui permet la connaissance de soi et la rencontre intime avec Dieu, sans intermédiaire. 200 2)- Valorisation de l’expérience, relation à Dieu sans médiation. M. Andrés M. précise en quoi consiste le changement ( la place accordée à l’expérience par la nouvelle mystique) et le situe dans le temps : « La valoración de la experiencia personal propia y ajena frente a las afirmaciones de unos autores o frente a la autoridad de otros, se encuentra como hecho práctico en las obras espirituales españolas de modo cada vez más intenso desde 1445 y como principio claramente expresado a partir del Tercer Abecedario de Osuna ».201 Le même auteur précise par ailleurs : « Los observantes franciscanos se abrazan con ella (la experiencia) y Osuna la convierte en piedra de toque de la mística del recogimiento, siguiendo la línea de García de Cisneros y de Gómez García ». 202 Il donne également la définition de l’expérience comme forme de la connaissance: « La experiencia como modo de conocimiento consiste en contactar con una realidad de modo independiente del discurso, a través de las huellas que su toque deja en nuestro ser. Esta experiencia intuitiva y dinámica supone un contacto inmediato con lo real, no se opone a la razón, ni se reduce a sentimiento piadoso y, en no pocos casos, parece independiente de la inteligencia. No es experiencia de Dios en el sentido de percepción sensible, sino interpretación humana de una acción especial de Dios en el hombre ». Un peu plus loin, il utilise une image qui illustre bien la différence entre la théorie - qui représenterait la position des thomistes- et la pratique -mise en oeuvre par les mystiques- : « Repito que la mística, más que describir los senderos de las almas, presenta a las almas caminando por su sendero. Se trata de experiencias estrictamente personales, que no sólo posibilitan, sino comportan realizaciones personales ». 203 Laredo dit par exemple : « No diré otra cosa que en mí, o por verla en otros, no la tenga por experiencia, o dada en oración a entender por el Señor ». 204 Sainte Thérèse affirme aussi : « Je ne dirai rien que je n’ai vu ou expérimenté moi-même » et « Je n’ai dit que ce que je sais par expérience ». 205 A maintes reprises elle évoque l’importance de 198

Sainte Thérèse, A, XXII, 10, oeuvres, p.151. M.Andrés M. Ibidem, p. 7. Il précise par ailleurs à propos des relations des mystiques avec le principe d’autorité : « La estima de la experiencia proviene en ellos de la primacía otorgada a a persona sobre la estructura ». (Hist.Míst.Edad de Oro... p.36). 200 « No se trata, pues, de visión intuitiva, ni de conocimiento deductivo procedente de la fe, sino de tocamiento o contacto inmediato entre Dios y el alma... No comparto la postura racionalista, que niega o pone en duda la objetividad de esa experiencia y la reduce a puro producto de fantasía, sensibilidad o enfermedad. Han llovido muchos estudios científicos desde estos enjuiciamientos decimonónicos ». M.Andrés M. Idem, p.46. 201 Actas primer congreso teresiano, EDI 6, op.cit, p.9. 202 Hist.Míst.Edad de Oro...p.34. M.Andrés M. indique par ailleurs : « El descubrimiento de América contribuyó de modo decisivo a valorar la experiencia ». (p.35). 203 M.Andrés M. Hist.Míst.Edad Oro... p.33 et p.63. Le thème de la relation entre connaissance et expérience était largement débattu, dans les maisons de retraite franciscaines et dans les universités, en tous cas. Le même auteur (idem, p.34) raconte une anecdote significative : « Palacios Rubios, letrado insigne de los Reyes Católicos,plantea con decisión el tema humanista de las relacions entre la naturaleza y el arte, al hacerse cargo de la cátedra de prima de Cánones en Salamanca en 1496. « Por la ciencia y la experiencia (dice) se alcanza todo conocimiento, y todo artificio recibe incremento por el ejercicio. La experiencia es maestra de las cosas ». 204 B. de Laredo, Subida del Monte Sión (1538), p. 135. 199

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l’expérience et sa difficulté à se faire comprendre par quelqu’un qui n’a pas vécu ce dont elle parle : « ... ce que je voudrais vous faire comprendre est bien difficile lorsque l’expérience fait défaut. Si vous avez cette expérience, vous verrez... ». 206 Osuna, quant à lui, insiste sur la liberté dans le choix des chemins qui conduisent à l’amour de Dieu. Là encore gouverne l’expérience de chacun : « Las vías son los diversos ejercicios. Vaya cada uno por donde quisiere, no le estorbes ni pienses que va errado porque no va por tu camino; ca la falta del aprovechamiento no lo es por el camino sino de los caminantes ». 207 Comme dans le paragraphe antérieur ( sur l’amour), il n’est pas fait appel ici à un pré-requis extérieur, intellectuel, mais aux capacités d’ouverture et de disponibilité de l’individu 208 : « ... el conocimiento del propio yo no se queda en puro socratismo sino que se convierte en oración y apertura hacia dios ». 209 Il s’agit de se rapprocher, par l’expérience, de ce que l’homme a en lui (dans son « centre »), de ressemblance à Dieu : « Experiencia de lo que el hombre es en sí como imagen de Dios, y de lo que Dios obra en él ». 210 Le profondément personnel rejoint l’universel mais par des voies où l’originalité et la forme de l’individu sont respectées : « Nuestros místicos describen el trato del alma con Dios. De ahí su realismo vivencial y sicológico y la valoración de lo autobiográfico... ». 211 205

CH. Prologue, 3 et II, 7. oeuvres, p. 362 et 368. C, 1°D, I, 9, oeuvres, p. 875. 207 Tercer Abecedario espiritual , p. 289 ( cité par M.Andrés M. Hist.Míst.Edad.Oro... p.64). M.Andrés M. indique à la suite, une liste des principales voies spirituelles de cette époque. La liberté dont parle Osuna s’entend, certes, dans le respect du dogme. Dans ce cadre, tout chrétien peut choisir sa voie. Dans son ouvrage Los Recogidos, le même auteur dit encore d’Osuna : « ... no prueba un sistema sino ofrece una experiencia. No discute teóricamente un problema, sino da una solución ». (p.151). 208 « Escolástica, mística y experiencia vivieron no pocas extrañas en los siglos XIV y XV. En el siglo XVI, en España, existieron posturas cerradas de sola experiencia (alumbrados) o sola ciencia deductiva (Cano); pero resulta normal el místico abierto a la escolástica y el teólogo que acepta la experiencia. Esa convivencia decreció con el racionalismo barroco, el miedo al quietismo y el empeño de reducirlo todo a razón ilustrada ». (M.Andrés M. Hist.Míst.Edad de Oro... p.37. Melchor Cano, en 1559, prenant argument du danger illuministe, critique l’importance accordée à l’expérience. ( Ibidem p.35). Dans le même ouvrage (p.39), l’auteur essaie de répondre aux doutes émis par Cano : « Ese recurso repetido a la experiencia inmediata « ¿ cómo se libró del peligro de puro intimismo, que tanto atemorizó a Melchor Cano... ? Yo diría que desde la reflexión personal como examen de conciencia y discernimiento de espíritus. Ella contrasta la experiencia personal con la ajena, pasada y presente, lo interior con lo exterior, lo peculiar con todo el conjunto de la vida cristiana... Frente al peligro permanente de alumbradismo fueron muy numerosos los libros de criteriología espiritual o discernimiento de espíritus ». « Para distinguir la realidad y el follaje se multiplicaron los tratados de discernimiento de espíritus ». (Ibidem, p.36). Ceci n’empêcha cependant pas les « abus ». A ce sujet, se reporter, dans la III° partie de ce travail, au paragraphe de la « croisade intérieure », intitulé : l’hypertrophie de l’imaginaire, manifestations « hystériques ». 209 M.Andrés M. Hist.Igl.en Esp., III,2°, p.314. 210 M.Andrés M. Hist.Míst.Edad de Oro...p.35. 211 M.Andrés M. Actas primer congreso teresiano , op.cit, p.9. Il serait intéressant d’étudier plus à fond le rôle des écrits des mystiques dans le développement de l’autobiographie du « il » d’abord et ensuite du « je » de narration dans la littérature ultérieure. Cela ne rentre pas directement dans le cadre de cette étude. Nous pouvons citer cependant, ce qu’en dit le même auteur. : « Por este camino los místicos españoles realizan una aportación importante a la técnica del análisis interior, del realismo humano, de la experiencia vivencial... ¿ Qué es lo nuevo que acaece en el campo de la espiritualidad en esta época ? A mi parecer, lo nuevo consiste en que un grupo social numeroso, estos autores espirituales y los que les siguen, valoran de modo público y decidido lo autobiográfico, lo experiencial , cuando según la mentalidad común ... se considera como vulgar la manifestación de lo personal... La exposición de la experiencia personal constituye una de las manifestaciones más preclaras de la modernidad. Ello diferencia la espiritualidad española del siglo XVI de la del siglo XV ». (Ibidem, Actas congreso teresiano, p.9). « No ofrecen (los místicos) psicología científica, sino vivencias interiores. Así se adelantan a la novela sentimental, picaresca y bizantina y a la historia experiencial de Bernal Díaz del Castillo y de tantas relaciones, crónicas e historias de 206

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3)- L’intimité avec soi-même et avec Dieu. Cette recherche de l’intimité avec soi-même et avec Dieu est clairement décrite dans les oeuvres des adeptes de l’oraison de recueillement et d’Osuna et Laredo en particulier. « Los recogidos caminan de lo exterior a lo interior, de los sentidos a las potencias, y de éstas a la sustancia del alma en un proceso de interiorización y esencialización que a veces llaman reducción en el sentido filosófico y epistemológico ». 212 Ce mouvement vers l’intérieur correspond à l’oraison d’introspection ( oración de propio conocimiento 213 ) qui peut permettre la rencontre avec Dieu, à travers la connaissance de soi qui ouvre à l’amour. Pour atteindre ce but, la mystique du recueillement indique deux chemins : - Un mouvement descendant vers les profondeurs du soi qu’Osuna et Laredo caractérisent souvent par des verbes et expressions tels que : « bajar a sí mismo », « adentrarse », « recogerse », à savoir se replier sur ce que certains appellent le centre qu’ Osuna nomme le coeur (« corazón ») et saint Jean de la Croix « fondo » c’est-à-dire, la partie la plus profonde l’âme. 214 Sainte Thérèse dit à ce sujet : « Vous aurez sans doute lu dans certains livres sur l’oraison qu’il est conseillé à l’âme d’entrer au-dedans d’elle-même. Eh ! bien, C’est de cela qu’il s’agit ici ». 215 C’est dans ce lieu profond que peut se faire la rencontre avec Dieu. Mais sont nécessaires, outre le recueillement 216 et le silence, l’humilité et la grâce (ordinaire et extraordinaire). Le recueillement est décrit de multiples façons, à l’aide de comparaisons variées : ( hérisson, tortue, abeille butinante 217 ) dont nous verrons le rôle plus en détails dans la dernière partie de ce travail. Ces comparaisons seront reprises par sainte Thérèse : « Paréceme que he leido que como herizo o tortuga, cuando se retiran hacia sí ». 218 - Le deuxième mouvement décrit par Osuna et Laredo est ascendant. Il est souvent exprimé par des locutions telles que : « subir sobre sí », « alzarse sobre sí ». Il s’agit d’une élévation vers Dieu. 219 descubrimiento, conquista y evangelización del Nuevo Mundo » ( Idem, Hist.Míst.Edad de Oro...p.34). Nous pouvons signaler également dans l’étude de Juan Marichal, La Voluntad de Estilo, teoría e historia del ensayismo hispánico (selecta de Revista de Occidente, Madrid, 1971), le rapprochement qu’il fait, par-delà les siècles, entre sainte Thérèse et Unamuno (p.86). 212 M.Andrés M. Hist.Igl. en Esp. III,2, p. 343. 213 Il y a trois formes d’oraison possibles, non exclusives, mais qui correspondent à certaines étapes, surtout pour la dernière : « oración de propio conocimiento » « seguimiento de Cristo » « oración de unión o de transformación ». (voir la III° partie de ce travail, paragraphe intitulé : ascèse et mystique, dans la « croisade intérieure »). Voici ce que dit M.Andrés M. des deux premières : « La oración de propio conocimiento lleva a la sustancia de lo humano; la de seguimiento de Cristo, al modelo último y parámetro de nuestra vida ». (Hist.Míst.Edad de Oro... p.110). 214 Voir tout ce que dit M.Andrés M à propos du « centre », Hist.Míst.Edad de Oro...p.38-39. 215 Sainte Thérèse, C,1°D, I, 5, oeuvres, p.873. 216 Pour Sainte Thérèse, l’oraison représente la porte d’entrée de ce qu’elle appelle le château de l’âme. (C,1°D,I, 7, p.874). 217 F. de Ros remarque : « Chez Laredo les deux animaux sont nommés côte à côte et non pas à grand intervalle comme dans le Troisième Abécédaire. Osuna s’occupe assez peu de l’abeille ( Troisième Abécédaire , p. 493 a et 537 a). Pour Laredo comme pour sainte Thérèse, les abeilles qui butinent les fleurs, symbolisent le travail de la méditation ». (Ouvrage sur Laredo op.cit, p. 332). 218 Oeuvres , C, 4°D, III, 3, p.918. 219 Cela suppose que le premier mouvement ( pour trouver Dieu à l’intérieur de soi) s’est déjà accompli. Le premier mouvement ne serait pas nécessaire, en cas de grâce extraordinaire. En règle générale, le mouvement de « recueillement » sur soi-même est incontournable. ( Voir la troisième partie de ce travail). Le mouvement ascensionnel est souvent basé sur le deuxième temps fort de la prière : la méditation sur la vie et la passion du Christ (Humanité du Christ). M.Andrés M. parle de ces mouvements en ces termes : « Se puede concebir como bajada del hombre a sí mismo -in-existencia-, o como salida de sí mismo -trans-existencia- al infinito amor ». (Hist.Míst.Edad de Oro... p.45). D’autres mouvements de l’âme sont signalés et étudiés par M.M.Borrero, La Geometría mística del

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A propos d’Osuna, M. Morales Borrero décrit de la façon suivante ce deuxième mouvement : « Este adentramiento (del primer movimiento) cambia el rumbo... se lanza en altura hacia Dios, con lo que la introversión se transforma en mística ascendente. El hombre ensimismado se eleva hasta la cima de su ser espiritual, donde encontrará al ser divino ». 220 Laredo, lui aussi, décrit les deux mouvements : l’un ascendant à Dieu et (l’autre) descendant vers soi-même. (« ... ascendente a Dios y descendente a sí mismo ».) 221 Sainte Thérèse critique, à un moment, ce qui lui semble des arguties de langage : « Dicen que el alma se entra dentro de sí y otras veces que sube sobre sí. Por este lenguaje no sabré yo aclarar nada ». 222 Nous avons cité un peu plus haut un passage où elle considère -à propos du mouvement vers l’intérieur de soi- que cela correspond bien à son expérience. Ici, par contre , elle semble critiquer ce langage. Ces apparentes contradictions ne remettent en rien en cause son adhésion essentielle à la méthode du recueillement. Elles pourraient au contraire en être la preuve. En effet la démarche n’est pas, avant tout, théorique, mais pratique, expérimentale. Cela la met à portée de tous ceux qui ont le désir et la volonté de s’y engager. « El recogimiento es una manera de transformación en aquella cosa a que nos recogemos... y como las operaciones interiores sean más excelentes que las de fuera, para ella es menester más recogimiento y que más nos transformemos en ellas ». 223 L’arrivée est une transformation; l’homme est plus proche de l’image de Dieu. Il peut plus aisémment l’accueillir en son centre ou s’élever vers Lui : « Cristo enseñó que el reino de Dios está dentro de nosotros y desde que San Pablo predicó que somos templos del Espíritu Santo la mirada del hombre ha pretendido descubrir el misterio del abismo interior ».224 Cela exprime la possibilité qu’a l’homme de récupérer ce qu’il a perdu par le péché, à savoir la ressemblance à Dieu. Ce mouvement vers Dieu se fait à partir d’un temps fort de la prière recommandé par tous les partisans du recueillement : la méditation sur la vie et la passion du Christ (Humanité du Christ) 225 . C’est le mouvement de l’âme qui va à Dieu à travers le Christ incarné. La religion devient plus concrète : Dieu, grâce au Fils se met à la portée de tous. Il n’est pas seulement Dieu le Père, le Dieu de l’Apocalypse mais le Dieu incarné ayant vécu et souffert sur la croix. 4)- Du Dieu de l’Apocalypse au Dieu de l’Evangile. Nous avons évoqué plus haut les causes historiques de ce changement à la fin du Moyen Age; l’importance des croisades, puis du franciscanisme comme agents de transmission de cette nouvelle image de Dieu 226 : Le Christ, médiateur entre Dieu le Père et les chrétiens, tous les chrétiens. alma en la literatura española del siglo de oro. FUE, Madrid, 1975 et par M.Andrés M. (Hist.Míst.Edad de Oro... p.130). 220 Manuel Morales Borrero, op.cit, p.58. 221 F.de Ros précise : « Chez Osuna, salir sobre sí a le même sens que subir sobre sí, tandis que Laredo distingue quatre actes : llegarse a sí, entrarse en sí, subir sobre sí (demi-ravissement), salir de sí (sortir de soi, extase) ». (ouvrage sur Laredo, op.cit, p.329, note 2). 222 C, 4°D, III, 2, oeuvres, p.917. 223 Osuna, Tercer Abecedario, XV, 1, 434, cité par M.Andrés M.,Los Recogidos, p.114. 224 Manuel Morales Borrero, op.cit, p.21. 225 Il s’agit du deuxième temps de l’oraison -« seguimiento de Cristo o meditación sobre la Humanidad de Cristo »(qui n’est pas un temps chronologique). L’un des guides spirituels les plus prisés du XVème siècle s’intitule Imitation de Jésus-Christ. Il fut attribué un moment à Thomas de Kempis. 226 « Lo religioso en nuestra mística no se desarrolla en torno al Dios de la ética y de la filosofía, sino a la figura de Cristo ». ( M.Andrés M. Hist.Igl.en Esp. III, 2°, p.332). Pour D. Vasse, la contemplation de l’humanité du Christ chez Sainte Thérèse « met à notre portée le Dieu « caché » dans son fils, Jésus... cela nous met à l’abri de toute

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Plusieurs auteurs contemporains ont signalé la place fondamentale du Christ, ( cristocentrismo ), dans la religion et la mystique des XVème et XVIème siècles, particulièrement en Espagne. « La espiritualidad española del siglo de oro es encarnacionista. Porque Dios se ha hecho hombre, nuestras virtudes tienen que ser concretas. Por ello están purificadas de intelectualismo, de platonismo, de ideologismo, de evasionismo. La cristología y cristocentrismo de nuestros autores (los místicos) es una forma de vivir el cristianismo, o seguimiento de Cristo, que penetró en la espesura de nuestra humanidad y se inmergió hasta lo más hondo de ella ». 227 En Espagne, les représentations du Christ dans la statuaire des chars processionnels (pasos ) de la Semaine sainte, peut donner une idée de la sécularisation de la diffusion de la religion dont a également bénéficié la vierge, elle aussi intercesseur entre le divin et l’humain. « La encarnación de Cristo posibilita la unión con Dios, pues tendió un puente entre Dios infinito y el hombre, entre el original y la imagen. Debemos pues seguir a Cristo como hombre y como Dios, en lo interior y en lo exterior. » 228 Pour Osuna, la méditation sur l’Humanité du Christ est le moyen le plus efficace de parvenir à la contemplation de la divinité et à l’union avec Elle.229 « Si las otras cosas visibles nos provocan al amor e contemplación de Dios, su Sagrada Humanidad nos arrebata e cuasi nos fuerza a ella ». 230 La place de choix accordée par la mystique du Recueillement à l’amour, à l’expérience, au corps, à l’incarnation ont revivifié la religion. Dans une période de crise des valeurs, elle a donné au commun des mortels, sinon de nouvelles raisons de croire, du moins une nouvelle façon de croire, plus ouverte en même temps que plus profonde, plus individuelle aussi. C)- LES CAUSES ET CONSEQUENCES SOCIALES DE CETTE NOUVELLE CONCEPTION RELIGIEUSE. 1)- Une nouvelle attitude des croyants face à la foi. A des causes -religieuses, économiques et sociales- signalées au début de la deuxième partie, se sont ajoutées - pour expliquer ce changement- des apports techniques fondamentaux comme l’imprimerie, qui ont favorisé la personnalisation, la sécularisation et l’intériorisation du fait religieux. Depuis le XIVème siècle, les riches laïcs, mêlent déjà plus facilement le religieux au profane : ils ont besoin non seulement d’avoir leurs propres livres de prière richement décorés, mais également de nombreux objets de piété personnels -relicaires, diptyques, triptyques- que permet la miniutarisation des objets du culte. Après l’invention de l’imprimerie, au milieu du XVème siècle, les formes de la prière deviennent encore plus intimes et entremêlées à la vie quotidienne, car chaque orant possède son propre livre de prières et n’est donc plus contraint à la prière collective. 231 tentation gnostique qui expliquerait Dieu ou déduirait sa rencontre avec la volonté de comprendre ou d’imaginer par nous-mêmes ». (op.cit, p.171). 227 M.Andrés M Hist.Igl.en Esp. III, 2° p.333. 228 M.Andrés M. Los Recogidos, op.cit, p.127. 229 « Curiosamente, fray Luis de León, descendiente de conversos, escribió la cristología más profunda y sugerente de la Edad de Oro en los Nombres de Cristo. La encarnación del Verbo está en la base de la comunicación de Dios al hombre al modo del hombre ».( M.Andrés M.Hist.Míst.Edad.Oro... p.110). 230 Tercer Abecedario Espiritual , Prólogo 126. M. Andrés Martín signale que cette position d’Osuna se situe à l’opposé de celle des illuministes et des futurs prequiétistes et quiétistes. 231 L’invention de l’imprimerie va représenter un véritable bouleversement. Il faut rappeler ici le foisonnement de la littérature religieuse à partir de cette époque (vie des saints, « méthodes » de prières et d’ascèse) : « El P. Granada popularizó la oración mental en el Libro de oración y meditación, pero ya antes habían aparecido ensayos importantes. Ellos simplificaron, perfeccionaron y canalizaron el ideal de la devoción moderna y alimentaron las

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M.Andrés Martín s’interroge sur ce qui a été à la fois cause et conséquence de cette évolution : « ¿ Cabría relacionar este introducirse en el corazón y centro del alma con el individualismo del nominalismo y del renacimiento y con la pérdida del sentido social y litúrgico del medioevo, traído por el desarrollo de la meditación personal, tan característico de la reforma española ? En ello influyó también la posibilidad de tener cada orante un libro personal y la reacción frente a la lectio sacra , en común. Desde luego la imprenta no sólo influyó en la línea de secularización del renacimiento, sino en la de la interiorización de nuestra espiritualidad ». 232 Il est vrai que cela s’applique aux croyants sachant lire sinon le latin du moins l’espagnol vulgaire (romance ) qui ne sont qu’une minorité. Cependant, dès avant l’imprimerie, la xylographie, a permis la reproduction des illustrations édifiantes des bibles des pauvres et la propagation des images pieuses qui remplaçaient dans le petit peuple les relicaires réservés aux riches. Il convient de souligner également le rôle fondamental joué par les prédicateurs mendiants et leurs sermons auprès du peuple. Ils permettaient la divulgation des nouvelles idées religieuses dans un style imagé et grandiloquent.233 Les spectacles religieux des liturgies ( autos sacramentales ) rendaient aussi plus concrets les principaux épisodes des Evangiles, dont surtout le récit de la Passion du Christ, ainsi que l’histoire édifiante de la vie des martyrs. On peut donc bien parler d’ « universalisation » d’une nouvelle relation à Dieu, même si les manifestations les plus profondes (contemplation-union) ne sont réservés qu’à une minorité. Il s’agit d’une vague de fond qui va toucher aussi bien la cour que le bas peuple. Nous avons vu comment la cour d’Espagne a encouragé la réforme des ordres religieux et des universités par l’intermédiaire du Cardinal Cisneros. « La universalización de la llamada a la perfección como ideal de vida, y el situarla dentro de una extremada austeridad, repercutió en la sociedad española de su tiempo. Acaso ahí haya que buscar las más hondas raíces del retiro del Emperador a Yuste, del ingreso en la Compañía de Jesús de Francisco de Borja, del estilo escurialense y de la severidad de la corte de Felipe II. Es la línea de la mística española desde las reformas y observancias ». 234 C’est toute la société qui en sort transformée, la crise sociale et religieuse ayant pu être surmontée sans cassure. Si élitisme il y a dans ce domaine, il serait davantage basé sur un des aspects théologiques, celui de la grâce -sur cette possibilité et capacité d’ouverture développées par la grâce ordinaire et couronnées par la grâce extraordinaire- que sur des critères strictement culturels ou sociaux. Les grands mystiques ne représenteraient, dans ce cas, que la partie émergée d’un profond remaniement de l’ensemble du corps social, réalisé à partir de l’individu. 2)- La réconciliation du social et de l’individuel. observancias y numerosos grupos seglares de espiritualidad ». (M.Andrés M. Hist.Míst.Edad de Oro... p.67). D’autres titres d’ouvrages sont évocateurs : Arte de servir a Dios y camino del cielo » du bénédictin Antonio Alvarado (1608) qui suit une ligne très proche du livre de G. de Cisneros écrit un siècle plus tôt (1500) (Ibidem, p. 132). A cette littérature édifiante peuvent également se rattacher les romans « a lo divino », dont le héros est un pèlerin ou ermite (viador ), essayant d’éviter les embûches sur le chemin le conduisant à Dieu. (Se reporter au début de la troisième partie de cette étude). 232 Ibidem, p.136. Nous voyons que M.Andrés M. met en parallèle sécularisation et intériorisation de la spiritualité. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de l’histoire de la spiritualité en Espagne. L’extension de la pratique de la foi , n’a pas nuit à sa qualité et à sa profondeur, au contraire. 233 Nous verrons en troisième partie en quoi ce style a pu influencer sainte Thérèse. J. Delumeau signale dans son ouvrage La peur en Occident , le rôle négatif qu'ont joué de nombreux prédicateurs dans l'Europe du Moyen Age et de la Renaissance. Ils ont contribué à diffuser, entre autres, l'antiféminisme ( à travers, en partie, la chasse aux "sorcières") et l'antijudaïsme. Cependant, il ressort de son étude que ce phénomène a été moins répandu en Espagne et s'est avéré, en tous cas, plus tardif. Nous pouvons à juste titre nous demander si la nouvelle spiritualité n'a pas joué un grand rôle modérateur -parce que porteur de sens- dans cette situation originale. 234 M.Andrés M. Los Recogidos, p.126.

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A travers cette recherche, l’être humain réalise la réforme de lui-même : « Allí (el hombre) descubre el valor supremo del amor a los demás, armoniza vida activa y contemplativa, unión con Dios y entrega a los hombres, oración y obras ». 235 Pour la mystique du recueillement, en effet, l’individu, (n’importe quel individu ?) peut trouver sa voie et par là-même agir sur le corps religieux et sur le corps social 236 . Il s’agit d’une sorte de « révolution » des consciences -ou plutôt des coeurs- ayant une incidence dans le domaine collectif, comme le souligne M. Andrés Martín : « La perfección individual es la primera preocupación de la espiritualidad española, como medio de la reforma eclesiástica. Nuestra reforma crece marcada por el individualismo del Renacimiento y del nominalismo... Comienza por la reforma del corazón... Desde ahí trata de llegar a todo el hombre, integrado en sí mismo, a la orden respectiva, la Iglesia y a lo que creo, también la sociedad ». 237 Il s’agirait de créer un homme nouveau, unifié de corps et d’esprit. C’est une réforme « in capite et in membris » comme la qualifie le même auteur. 238 3)- La méthode du recogimiento , l’intégration des contraires. En fait, la nouvelle spiritualité semble avoir appliqué à la société sa méthode d’intégration des contraires qui a été si porteuse au niveau du cheminement individuel et sur le plan théologique : « El recogimiento busca solución a los grandes problemas de aquel momento : armonía entre escolástica y mística, entre cuerpo y espíritu, entre humano y divino en el hombre, entre humanidad y divinidad de Cristo en la Iglesia y el cristiano, entre espíritu y realidad concreta, entre vida activa y contemplativa. Por eso no es solamente sistema de espiritualidad sino vía de reforma del individuo y de la Iglesia. Por eso deslumbró y arrastró a tantas personas en España y en el resto de Europa ». 239

On peut constater que les mots : « harmonie », « harmonisation » reviennent souvent sous la plume des auteurs qui ont étudié la mystique du recueillement (aux côtés de mots comme « unité » et « intégration »). Ils caractérisent de façon pertinente la réconciliation (ou du moins la conciliation) à l’intérieur de l’homme entre les « oeuvres » (ascétisme, action) et la contemplation. Au niveau social et religieux il s’agit plutôt de la réconciliation entre le retrait et la contemplation d’une part et les oeuvres ( dans le sens de conversions, prosélytisme, fondations de couvent, écriture) d’autre part. 240 Chaque individu selon sa nature, met l’accent sur l’un ou l’autre des aspects. 241 C’est la réconciliation de Marthe et Marie que réalisera de façon étonnante sainte Thérèse d’Avila. 242

A travers l’étude précédente, nous avons également commencé à voir que : - si le point d’ancrage de la nouvelle spiritualité est bien -sinon purement contemplatif243 et « élitiste », du moins minoritaire- sa portée sociale est immense et mérite bien le qualificatif d’ « universelle ». 235

M.Andrés M. Hist.Igl. en Esp. p. 330. « El yo profundo va mucho más allá de la interioridad erasmiana, o superación de lo exterior, cúltico y ceremonial; llega al punto donde el hombre se posee a sí mismo, concentra la potencia de su ser y puede decir : aquí estoy, y tomar decisiones de por vida... ». (M.Andrés M. Hist.Míst.Edad de Oro...p.67). 237 M.Andrés M Hist. Igl. en Esp. III, 2°, p.330. Au sujet du Troisième Abécédaire, il ajoute : « En 1527, en F. de Osuna, encuentro armonía entre el aspecto social e individual de la reforma ». (Ibidem, p.330). 238 Nous avons signalé plus haut que J.G.Oró utilisait les mêmes termes pour caractériser le besoin de réforme (début II° partie). 239 M.Andrés M Los Recogidos, p. 816. (cité par V. de la Concha). 240 « Amar, dice Osuna, es obrar con amor ». (M.Andrés M. Hist.Míst.Edad de Oro... p.109). 241 Chez les mystiques, par exemple, Sainte Thérèse est considérée comme plus active que saint Jean de la Croix. 242 Cet aspect sera étudié plus longuement dans un chapitre de la troisième partie de ce travail intitulé « croisade extérieure » et dans la conclusion à cette partie. M.Andrés M affirme : « Para la reforma española, fe sin obras es alma sin cuerpo... Por ello el místico es reformador nato de sí y de lo que le rodea ». (Hist.Míst.Edad de Oro... p.215). 236

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- toute cette période de gestation, d’élaboration, bien que souterraine à un moment donné, a été fondamentale pour la suite. M. Andrés M. et d’autres auteurs, en font l’origine de tout ce qui va se préciser par la suite et culminer dans la mystique du milieu du XVIème siècle, avec sainte Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix : « Sin el conocimiento de esta espiritualidad común de las reformas, con sus caracteres de poder de asimilación, acción conservadora del pasado, anticipaciones insospechadas de futuro y vitalidad permanente, resulta difícil, por no decir imposible, entender las corrientes de nuestra mística y no pocas de sus fomulaciones, así como el proceso de evolución creadora a lo largo del siglo XVI » 244 Les franciscains de la fin du XVème et du début du XVIème siècles, Osuna et Laredo en particulier, ont préparé le terrain doctrinal, théorique expérimental et linguistique, à l’éclosion des oeuvres 245 de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix. L’oeuvre sociale et religieuse de la mystique du recueillement serait ce travail de fond, ce va et vient de l’individu au religieux et au social et du social à l’individu, qui a permis la réforme intérieure ( de l’intérieur) de l’Eglise en Espagne et devancé de façon originale la Contre-Réforme.

TROISIEME PARTIE : LA TRADITION HEROÏQUE-CHEVALERESQUE ET SON INFLUENCE SUR LA NOUVELLE MYSTIQUE EN TANT QUE « CROISADE » INTERIEURE ET EXTERIEURE. 243

« Si l’Erasmisme, par exemple, affirme que la vie conventuelle n’est pas le modèle religieux, les partisans de l’oraison de rcueillement (« recogidos ») eux semblent bien lui accorder une place de choix ». (M.Andrés M. Hist.Igl. en Esp., III,2°, p.277). 244 M.Andrés M. Hist.Igl. en Esp. III, 2°, p.328. 245 Oeuvres écrites et oeuvres réalisées dans l’action (fondations de couvents) pour sainte Thérèse particulièrement.

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Introduction : La mystique, relation privilégiée de l’homme avec Dieu, est aussi le lieu d’un combat, contre l’ennemi intérieur d’abord : le « démon », la (les) tentation, tout ce qui détourne de la rencontre avec Dieu ou la retarde. Ce combat se mène ensuite à l’extérieur, pour témoigner de sa propre expérience aux autres -« au prochain »-afin de l’arracher lui aussi au mal et l’ouvrir à l’amour. L’enjeu est l’âme -qui la prendra? -les âmes - et cela devient une mission. Ces thèmes feront l’objet de cette troisième partie, principalement consacrée à sainte Thérèse, qui commencera par l’analyse de la tradition héroico-chevaleresque en Espagne, toile de fond et souvent forme d’expression de cette « croisade », à la fois intérieure et extérieure. A)- SAINT IGNACE, OSUNA, LAREDO, SAINTE-THERESE, HERITIERS DE LA TRADITION HEROÏQUE CHEVALERESQUE ESPAGNOLE A LO HUMANO Y A LO DIVINO . I)- Cette tradition et son influence sur les précurseurs de sainte Thérèse. La tradition espagnole a été préparée, comme le signale Saínz Rodríguez246 , par l’influence du néoplatonisme qui pénètre en Espagne, en provenance d’Italie, à travers le Código de la cortesía caballeresca et l’oeuvre de l’italien Castiglione : El Cortesano .247 Nous verrons dans les pages suivantes, à propos de sainte Thérèse, les raisons pour lesquelles ces influences ont été si facilement intégrées et assimilées en Espagne. Tous les précurseurs de la sainte en ont été marqués. Voici ce que le même auteur dit de la vie de saint Ignace de Loyola 248 : « es un buen ejemplo de cúan fácilmente pasaban esos hombres ( de la España de aquella época) de la disipación galante y caballeresca a la mortificación de la vida ascética y religiosa y de cómo en el fondo no eran tan diversos los gérmenes que podían dar lugar a una u otra vida ».249 246

Pedro Saínz Rodríguez, Introducción a la historia de la literatura mística en España. (Espasa Calpe, 1984). Saínz Rodríguez, signale (op.cit p.123) : « ... además de la influencia directa que llega al Siglo de Oro por medio de los libros de caballería, penetró también en España, a través de la corriente italiana, el espíritu de la exaltación mística de la caballería, cuya influencia en la obra de Dante, unida a la religiosa, ha estudiado De Sanctis... ». 248 Melquiades Andrés Martín, dans un ouvrage intitulé Historia de la Mística de la Edad de Oro en España y América (BAC,1994), parle ainsi de saint Ignace : « San Ignacio gusta afirmarse « peregrino » en su Autobiografia . Pocos libros mas adecuados para conocer el espíritu español entre 1510 y 1550. Ignacio fracasa en su ideal cortesano, militar y de servicio a los peregrinos en Tierra Santa; a los treinta y tres años se abraza con el estudio como camino apostólico, recorre las universidades de Alcalá, Salamanca y París, insiste en peregrinar a la patria del Señor y termina fundando en Roma la Compañía de Jesús. » (P.105). 249 Op,cit, p.195. Saint Ignace, comme nous l’avons vu, est l’exemple type de ce « passage ». Un article de la revue espagnole Cambio 16 intitulé « La doble vida San Ignacio » le montre de façon saisissante : « A caballo entre la Edad Media y el Renacimiento, la vida asombrosa de Iñigo de Loyola es en realidad dos vidas. La primera, que dura hasta los 33 años, parece arrancada de una novela de caballerías como las que le sorbieron el seso a Don Quijote, llena de ruido y de aventuras, con princesas encantadas y batallas y cavernas en el bosque donde ocurren milagros. La segunda, que va hasta la muerte del personaje a los 65 anos, es en cambio una vida resueltamente racional y completamente moderna, aunque no menos impresionante : la de un humanista del Renacimiento dedicado a forjar una poderosa máquina político-religiosa al servicio de la Iglesia : la compañía de Jesús. » Voici ce qui est dit à propos de 247

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Quant à Francisco de Osuna, Melquíades Andrés Martín le présente comme « un hombre de la generación teológica humanista o cisneriana, o de Alcalá. Todavía vibra en Osuna el sentido de lucha del caballero de la Reconquista. Busca incansablemente la verdad, valora la experiencia y el saber, no descuida el bien decir. » 250 . Laredo apparait également comme un « conquérant » sous la plume de A. Cilveti qui cite un passage aux images guerrières : « Como su clemencia le tenga vencido, y sobre este vencimiento le venga el combate del alma enamorada y sean los golpes de amor, necesario es que quien combate sea presa y que en esta su prisión tome preso al combatidor y El sea siempre en nuestro amparo. »251 2)- La tradition de Deseoso et du Peregrino , bien commun de la thématique héroico-chevaleresque et de la mystique : Le deseoso , est l’être désirant, aspirant à l’union avec Dieu de la mystique..252 Mais ce fut aussi à la même époque, un personnage de roman : entre autres celui du personnage du célèbre Spill de la Vida religiosa (1515) 253 . Melquíades Andrés Martín présente la typologie de ce type de personnage très répandu au XVIème siècle: « En la mística española existe un personaje, que acaso tenga paralelos en el teatro como los tiene en la novela : el Deseoso, el Peregrino, el Codicioso, el Varón de deseos. Representa el hombre de frontera, que siempre ansia más -plus ultra -en lo geográfico, político, humano y divino. Por eso es valiente, audaz, no teme el riesgo. Deja atrás lo que es seguro y se aventura a lo desconocido. Prosigue su camino como hombre libre, sin mirar atrás... ».254 Ce personnage évoque tout autant le chevalier que le conquistador ou le missionnaire. Il est lié au Peregrino 255 dont le « pélerinage » peut être celui du chevalier errant, du pèlerin en Terre Sainte ou du Viador qui gravit les échelons du chemin intérieur qui conduit à Dieu. En fait on peut dire que l’influence est réciproque : La « geste » héroico-chevaleresque256 a marqué la mystique dans sa recherche perpétuelle et dans son style. L’expérience mystique et les « oeuvres » qu’elle a produites (oeuvres « littéraires » et missionnaires) ont rejailli sur la littérature comme le note au passage Melquíades Andrés Martín : sa conversion : « ... fue todavía de corte estrictamente medieval y caballeresco. Se fue en mula a Montserrat, al otro extremo en España a confesar sus pecados...Colgó sus armas de caballero ante el altar de la virgen... se fue a una cueva...viajó a tierra santa...Hasta ahí, Medioevo puro. Pero ... se dió cuenta de que... Se hizo pues hombre del Renacimiento. Estudió : Barcelona, Alcala, Salamanca... siete anos en la Sorbona de París, Bolonia, Venecia... ». (n°1219, 3 abril I995). 250 Introduction au 3° Abécédaire de F.de Osuna, p. 21. Pour illustrer ce qu’il vient de dire, il cite G. Fernandez de Oviedo : « ... peregrinando... pospuestos muchos y varios peligros, no cesan (esos hombres) de inquirir en la tierra y en el mar las maravillosas obras que el mismo Dios y Señor nos enseña » (Historia General y natural de las indias, I, Madrid 1955,p.2). 251 Angel. L. Cilveti, Introducción a la mística española (Cátedra, 1974), p.163-164. 252 Sainte Thérèse, dans la 6° Demeure, parle de son expérience du désir de Dieu, C,6°D,II,1; I,1; IV,1. 253 Cette oeuvre est attribuée à Miguel de Comalada, auteur franciscain. ( Voir, M. Andrés M. Hist.míst.Edad de oro, p.156). 254 Historia de la Mística de la Edad de Oro...op.cit. Ce thème est traité dans les p.102 à 104.Voir aussi du même auteur los Recogidos, p.77 à 87. 255 « El caballero andante de la novela de caballería se convirtió en peregrino en Selvas de aventuras de Jerónimo de Contreras (1565) y en otras novelas bizantinas del Renacimiento. Su héroe es peregrino de amor. ». (Melquíades Andrés Martín, Historia de la Míst.en la Edad de Oro., op.cit, p.105). P.106, il décrit le pèlerin viador et ensuite le pèlerin « missionnaire » : « Podían haber sido, y en mucho lo fueron, complementarios ambos planteamientos ». 256 Dans le livre déja cité, Saínz Rodríguez fait remarquer : « Las permanencias de las notas medievales, característica fundamental de la España del Renacimiento, hace que subsista aquí también el tipo del caballero y el ideal de la caballería ». (p.123) Puis : « El héroe de la caballería, el caballero, presenta un verdadero contenido místico en su ideal.»

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« Merecería rastrear el reflejo de la espiritualidad en este género de novelas desde 1550 hasta el Peregrino de su patria de Lope de Vega y el Persiles de Cervantes. ».257 3)- Sainte Thérèse. - Le contexte familial et culturel : La future sainte-Thérèse 258 a été marquée très tôt par le contexte historique et idéologique de son époque et de son milieu familial. Elle a vécu dans un pays marqué par la « croisade » de plusieurs siècles contre les maures, reliée très vite par la nouvelle croisade économique et religieuse qu’a représenté la conquète de l’Amérique. Sa famille a été particulièrement touchée et marquée par cet événement car tous ses frères sont partis tenter fortune au Nouveau Monde et presque tous vont y mourir. (1546 : Mort d’Antonio à Iñaquito. 1557 : Mort de Rodrigo au Chili . 1565 : Mort de Fernando en Colombie). 259 Issus d’une famille de conversos , juifs convertis, ils ont eu plus que d’autres à consolider leur hidalguía , ce qui peut éclairer ce que V. de la Concha qualifie de : « ...desbandada en algo más que la fortuna ».260 Le combat (non seulement pour la fortune mais pour la reconnaissance sociale ) a fait partie intégrante de l’univers des hommes de la famille mais n’a pas dû laisser indifférente la jeune Thérèse. D’autre part, comme nous l’avons évoqué plus haut, l’Espagne de cette époque s’adonne à la lecture et à l’écoute des récits des innombrables romans de chevalerie (C’est l’époque d’Amadis de Gaule (1508) ... ) qui vont si fortement inspirer Cervantés un siècle plus tard. Dans son Autobiographie , sainte Thérèse note que sa mère « ... aimait les livres de chevalerie » ( era aficionada a....).261 Elle en faisait la lecture aux enfants en cachette du père. Thérèse reconnait son propre engouement : « Je m’y absorbais si totalement que lorsque je n’avais pas de livre nouveau, je ne prenais plaisir à rien .».262 Nous pouvons mentionner aussi l’épisode connu où elle tente de fuir avec son jeune frère Rodrigo, chez les maures pour devenir martyre. V. de la Concha remarque à ce sujet : « .. aunque la motivación que del intento de fuga a tierra de moros hace en en Libro de la Vida,, es específicamente religiosa y ligada a la obsesión de los novísimos- « gloria », « para siempre », etc... -el episodio rezuma esa connotación a que aludo, de gusto por lo heroico. ».263 Il est bien sûr difficile de dire ce qu’il serait advenu de Thérèse si elle était née garçon mais nous ne pouvons que constater le lien étroit chez elle entre l’aspect héroïque chevaleresque et héroïque religieux.264 257

Saínz Rodríguez, op.cit, p.124, signale « (el) género de libro de caballería a lo divino » comme fruit de cette synthèse dans la littérature du Siècle d’Or. Il précise que ces oeuvres « (son) de escaso valor literario pero de suma importancia como dato y como síntoma representativo del ambiente ». (p.125). 258 Née à Avila en 1515, décédée à Salamanque en 1582. Elle fut canonisée en 1622 et proclamée Docteur de l’Eglise en 1970). 259 Le demi- frère aîné de la future sainte, Juan, a été tué pendant la guerre contre François 1°, alors qu’elle était adolescente. (Marcelle Auclair, La Vie de Sainte Thérèse d’Avila, édit.du Seuil, coll. Livre de Vie, p.27). . 260 Arte literario de Santa Teresa , p.16. 261 Sainte Thérèse, Autobiographie ,II,1. 262 Ibidem. 263 V. de la Concha, op.cit, p.15. Voir aussi M. Auclair, op.cit p.31, à propos de l’exaltation de l’esprit chevaleresque chez Thérèse et ses frères. 264 Aspect héroïque chevaleresque : Lutte pour la gloire terrestre au nom souvent d’une « vérité » sociale ( la honra). Aspect héroïque religieux : Lutte pour la « vérité » également mais d’un ordre divin. Il s’agit dans les deux cas d’un combat avec pour enjeu une « vérité » à défendre.

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Pour Thérèse, à ce moment-là, mourir martyre représentait davantage une vérité extérieure liée à une gloire aussi terrestre que religieuse.)265 Nous aborderons un peu plus loin, dans cette même partie, le contenu de la « croisade extérieure » entreprise plus tard par sainte Thérèse ( oeuvres écrites, fondations de couvents...) mais nous voudrions montrer ici comment s’exprime dans ses écrits ce que V. de la Concha qualifie de « militancia bélica » : Influence de ce contexte et de ces traditions sur son oeuvre. Victor de la Concha fait remarquer que dans certains passages de ses Ecrits et ici dans Le Chemin de la Perfection ,Thérèse utilise un vocabulaire guerrier, certes plutôt défensif : « ... il faut, m’a-t-il semblé, agir comme en temps de guerre, lorsque les ennemis ont envahi tout le pays; le seigneur... se retire dans une ville qu’il fait très bien fortifier et d’où il réussit parfois à tomber sur l’ennemi... soldats... victoire... vaincus... traître... ici la famine ne peut vous obliger à vous rendre; à mourir, oui, mais pas à vous avouer vaincues. »266 Il cite de même, cette comparaison utilisée par la sainte à propos du quatrième degré d’oraison et de la défense (faible) de l’âme contre le pouvoir du démon : « Comment pouvez-vous (Seigneur) confier les forces de cette ville et les clefs de la forteresse à un gouverneur si lâche qu’au premier assaut des ennemis il les laisse y pénétrer ?... ».267 Nous pouvons également signaler cet extrait de l’Autobiographie , au sujet d’une vision qui lui est apparue en oraison, et qui évoque plutôt l’image du martyre : « ... je me vis seule... beaucoup de gens de toutes sortes m’encerclaient; tous me semblaient tenir en mains des armes pour m’attaquer; les uns des lances; les autres des épées, d’autres, des dagues, et d’autres de très longs estocs... ».268 Mais, la future sainte a été marquée tout autant par les novelas a lo divino et les vies des saints (Flos sanctorum ), qu’elle appelle : « buenos libros » lus dans sa jeunesse et plus tard au couvent : « La lectura de los libros de caballerías y del Flos Sanctorum ha ido configurando desde niña en la futura escritora un espíritu maximalista, con fuerte impregnación sentimental y proyectado hacia la acción ».269 265

Emmanuel Renault, dans son livre : Sainte Thérèse d’Avila et l’expérience mystique, dit à ce sujet : « Il semble que les motifs qui l’animèrent à fuir en avant ne procédaient pas tant d’un renoncement à soi par amour de Dieu que d’une recherche d’accomplissement personnel dans un acte qui rejoignait, en les dépassant, les exploits des héros de son temps « se faire tuer pour Dieu ». N’était-ce pas, en un coup, courir une aventure, mourir glorieusement et atteindre à la plus haute grandeur spirituelle ? », puis, plus loin : « Expérience confuse encore et très mêlée d’éléments ambigus dus à sa nature et à son milieu. Ses expériences ultérieures la purifieront en la dégageant de sa gangue égocentrique et romantique. Elle cherchait alors un épanouissement vital immédiat, fuyant les aléas de la condition humaine. » p. 10-11. 266 CH, III, 1,op.cit, oeuvres ,p.37O. M. Andrés M. commente ainsi un passage de Diálogos de la conquista de reino de Dios de Juan de los Angeles : « Los místicos españoles conciben su quehacer como una conquista, lucha esfuerzo continuo, que no admite damerías, ni alfeñiques, sino valientes, robustos, esforzados, de pelo en pecho. La guerra de amor pide soldados valerosos, que hayan vencido al mundo ». (Hist. míst. Edad. de Oro p. ). Ce même auteur fait à plusieurs reprises un parallèle entre le contexte de la conquète de l’Amérique et celui d’une nouvelle aventure intérieure de l’âme. (Idem, p.223). 267 A,XVIII,4,oeuvres op.cit,p.116. Saínz Rodríguez, op.cit,p.29, signale lui aussi l’importance et la fréquence de ce type d’images chez sainte Thérèse : « ... la metáfora caballeresca y guerrera del castillo interior, no nos muestra todo el activismo, todo lo que hay de heroico en el misticismo de Teresa de Jesús y el ambiente social en que se formó su espíritu ? ».Plus loin (p.I95): « El Castillo interior y los Ejercicios espirituales de San Ignacio, muestran cómo estos místicos explicaban las luchas íntimas de la efusión mística comparándolas con una verdadera batalla. ». 268 A,XXXIX,I7,oeuvres op.cit,p.306., 269 V.de la Concha,op.cit,p.54.

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C’est sans doute dans la lecture des Epîtres de Saint Jérôme (A,III,7), qu’elle trouvera le courage de dire à son père sa vocation et sa décision d’entrer au couvent. Víctor de la Concha met en parallèle un passage des épîtres et celui où dans son Autobiographie , sainte Thérèse raconte son départ de la maison paternelle. Voici ce que dit saint Jérôme : « Sabes que tanto ha de pesar en tu voluntad la fe que a este Señor prometiste, que si vieses queriendo salir a la batalla, que se ponen delante padre, madre, hijos, nietos, con ruegos, lágrimas y sospiros por detenerte, tù deves cerrar los ojos y orejas y, si menester fuere, hollando por encima de todos, volar al pendón de la cruz, donde tu gran Capitán te espera, y ten por muy cierto que no hay en el mundo cosa de tanta piedad como esta crueldad ».270 Sainte Thérèse montre sa détermination mais insiste aussi sur son déchirement : « (...) lorsque je sortis de la maison de mon père je souffris tant que je ne crois pas que ce puisse être pis quand je mourrai; on eût dit que chacun de mes os se séparait des autres; comme je n’éprouvais pas cet amour de Dieu qui anéantit l’amour pour le père et les parents, je me fis en toutes choses si grande violence que, si le Seigneur ne m’eût aidée, mes considérations n’eussent point suffi à me faire aller de l’avant... ». 271 Melquíades Andrés Martín relève également l’importance de l’archétype du chevalier a lo humano y a lo divino chez sainte Thérèse. A propos du second modèle , il précise : « (...) el arquetipo de caballero a lo divino, encarnado en el deseoso, peregrino, codicioso, (son) personajes característicos de nuestras novelas a lo divino como Spill de la vida religiosa (1515). »272 Mais ces récits ont sans doute joué un rôle plus complexe et profond que celui de référence « combattante » au premier degré. Voici comment V. de la Concha décrit « l’influence plus radicale et psychologique de cette littérature » sur Thérèse : « Me refiero al concepto de amor que subyace en aquellas novelas y que presenta concomitancias con el que informa, desde la psicología humana, los tratados espirituales. Son en efecto, análogos la nobleza del lenguaje y los sutiles análisis del sentimiento; el balanceo entre el idealismo de lo maravilloso y el realismo de la intimidad cotidiana; el entrecruzamiento de los planos divino y humano; la exaltación, en fin, del concepto heroico de la obligación moral, de la acción y de la fe. Etchegoyen identifica la divisa de Amadís y la de Santa Teresa: « amar para actuar ». Ahora bien, la divinización de estos elementos le llega a nuestra escritora ya asimilada en el curso de la tradición espiritual franciscana. »273 Comme nous avons pu le voir les influences de la littérature et de l’esprit chevaleresque sur sainte Thérèse et ses précurseurs sont multiples et complexes. Elles se situent à différents niveaux et leur parviennent à la fois par des voies directes et détournées. B)- LA CROISADE INTERIEURE. 1)- Contre le démon.

270

Epître à Hédiodore , citée par V. de la Concha, op.cit,p.55. Autobiographie, IV, I, oeuvres, op.cit, p.25. 272 Historia de la Iglesia en Esp ,op.cit,p.330 ?. Voir aussi,op.cit, Hist.Mist. Edad de Oro, p.IOI-IO7, en particulier p.104 « ... Spill de la vida religiosa (1515), traducido al castellano... De concepción anovelada, alcanzó éxito resonante; más de trece ediciones en castellano, seis en latín, diez en holandés, ocho en inglés, tres en alemán, dos en catalán, italiano e irlandés, y una en portugués, danés y polaco... » (suit le résumé du thème de l’oeuvre : le personnage est un saint ermite qui va suivre toutes les étapes (grados) qui le conduisent à la perfection. Le livre évoque donc les péripéties et « aventures » (andanzas), du « Deseoso », l’ermite, « héros » du livre. 273 V.de la Concha,op.cit,p.52. 271

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L’ennemi intérieur déclaré est le démon. Saint Thomas d’Aquin déclare : « Jusqu’au jour du jugement, nous sommes en temps de guerre ».274 Francisco de Osuna précise quels sont les alliés du démon à l’intérieur de l’être humain : « Les armes du démon, sont nos vices... notre chair est son bouclier... il trouve des alliés dans nos sens, notre mémoire, nos quatre passions et notre santé misérable »275 . Sainte Thérèse, à maintes reprises fait allusion aux tentations sournoises du démon : « Le démon agit comme une lime sourde, nous devons le déceler dès le début ».276 Elle-même se présente souvent, en particulier dans son Autobiographie , comme un être imparfait, « misérable », dans le sens de pécheresse. Dans ce récit elle montre très bien les étapes de son combat contre ses démons intérieurs, l’orgueil ou l’envie de plaire à tout prix : « (...) j’ai toujours extrêmement aimé à faire plaisir aux gens, même lorsque cela m’ennuyait; à tel point que ce qui eût été vertu en quelqu’un d’autre fut chez moi une grande faute, car cela m’incita souvent à manquer de prudence ».277 Denis Vasse, dans son étude sur sainte Thérèse278 , explique pourquoi il s’agit , selon elle, d’une « grande faute ». S’appuyant sur un des exemples qu’elle donne à propos de la rencontre avec son oncle, il commente: « En lui faisant plaisir, elle satisfait à l’image idéalisée que d’autres ont d’elle-même... Mais ce faisant elle s’enfonce dans la voie du premier mensonge, celui d’Eve qui nous met en position d’importance. En faisant parler notre image , nous oublions la vérité qui parle en nous... ».279 C’est pourquoi sainte Thérèse n’aura de cesse de mettre en garde contre ce dangereux « point d’honneur ». 2)- Le démon du « point d’honneur » ou de la « vaine gloire » chez sainte Thérèse. « (Mes soeurs)... que Dieu vous garde de l’orgueil et de la vaine gloire; si le démon contrefait ces faveurs, on le reconnaîtra à ce que les effets ne seront pas ceux dont nous avons parlé, mais tout à l’opposé ». 280 Elle considère comme démoniaque l’importance accordée au point d’honneur car il est l’expression de la confusion entre réel et imaginaire. Selon D. Vasse : « L’homme n’est pas l’idée qu’il a de lui-même. Et Dieu n’est pas davantage la représentation qu’il s’en fait »281 , puis : « Entre le témoignage de considération due à mon image- le point d’honneur- et la parole qui témoigne en moi de l’Altérité qui me fonde comme sujet- l’honneur de Dieu-, il importe de dénoncer, dès le départ, toute confusion : cette confusion est pour Thérèse l’obstacle majeur à la rencontre. Et avec Dieu et avec les hommes » 282 . Les apparences peuvent, certes, être trompeuses, mais Dieu ne s’y méprend pas : « Dans la mesure où le « point d’honneur » demeure le ressort de nos actions, aussi vertueuses soient-elles en apparence, nous ne pouvons pas prendre le chemin de prière qui mène vers Dieu : c’est-à-dire le chemin par lequel il vient à notre rencontre ».283 Même les péchés « véniels » peuvent cacher le démon car eux aussi entretiennent la confusion : « Je le répète souvent, si petit que soit le point d’honneur il en est de lui comme le chant choral, tout le

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Que Sais-je, La Spiritualité , p.82-83-84. Ibidem. 276 C, 1°D, II, 16, op.cit, p.883. 277 A,III,4,oeuvres, op.cit,p.23. 278 L’Autre du désir et le Dieu de la foi -Lire aujourd’hui Thérèse d’Avila - Paris, Seuil, 1991. 279 Idem, ibidem, p.63. 280 Sainte Thérèse, C, IV°D, III, 10, oeuvres, p. 922. 281 Idem, ibidem, op.cit, p.21. 282 D. Vasse, op.cit, p.47. 283 D.Vasse,op.cit p.47. 275

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morceau est faux si on se trompe d’un ton ou d’une mesure; cela nuit toujours beaucoup à l’âme, mais sur le chemin de l’oraison, c’est une peste ».284 Nous ne serons donc pas étonnés que sainte Thérèse considère qu’il s’agit « à (ses) yeux (du) plus grave des maux pour un monastère »285 ; car les désirs d’ambition, d’image, sont communicatifs et la compétition au nom de la gloire de Dieu (et pour obtenir les manifestations de ses bienfaits ) peut devenir un véritable fléau : « (...) que la responsable ne sorte plus de prison; cela vaut mieux que de la laisser (cette peste) propager son incurable maladie contagieuse. Oh! Quel mal c’est là ! Dieu nous garde du monastère où il entre; j’aimerais mieux qu’il y entre un feu qui nous brûlerait toutes. »286 Par conséquent, « la chute du point d’honneur sera même le signe d’un déverrouillage et d’une ouverture de l’âme à la parole de Dieu ».287 3)- Les conséquences de l’emprise du démon. L’hypertrophie de l’imaginaire, manifestations « hystériques » : Les conséquences de cette « inflation » de l’orgueil qui donne prise au démon sont catastrophiques. voici comment la décrit sainte Thérèse : « Il pourrait s’en trouver aussi, comme j’en ai connu (des soeurs), dont la tête et l’imagination sont si faibles qu’elles croient voir tout ce qu’elles pensent; c’est fort dangereux... ». 288 D.Vasse parle ainsi de ce qu’il nomme « Le risque majeur de l’oraison mentale » : « ...(il) est assurément celui d’un enfermement dans une idée de Dieu qui ne serait que la projection d’une image inconsciente et toute puissante de l’homme... La prière ne serait qu’une contruction imaginaire »289 . Thérèse a mesuré très tôt ce risque. De nombreux passages de ses Ecrits signalent ce danger : « On nous dit très souvent : » ce chemin est plein de dangers », »une telle s’y est perdue », « celui-ci s’est égaré », tel autre qui priait est tombé »,... »290 . L’important, pour celui ou celle qui se laisse entraîner sur cette voie, n’est plus tant s’effacer dans ou devant l’amour divin que chercher, souvent inconsciemment, à briller à travers les « manifestations » de cet amour, voire à travers les mortifications et les privations réalisées au nom de cet « amour ». C’est pourquoi sainte Thérèse, ne conseille pas systématiquement la mortification, par contre elle prônera toujours l’humilité.291 Perte de Dieu à travers l’idôlatrie. La conséquence la plus grave de cette attitude, est la perte de Dieu, (et de soi-même ?), dans l’idôlatrie. Voici comment D. Vasse la caractérise : « (Elle) se nourrit du refus orgueilleux de se 284

A,XXXI,21. C.P,VII,10,oeuvres, op.cit,p.390. 286 C.P,VII,11, oeuvres, op.cit,p.391. 287 D. Vasse, op.cit, p.49. 288 Sainte Thérèse, C, IV°D, III,14, oeuvres, p.924. 289 D.Vasse,op.cit p.21. Il souligne les risques de « l’illusion de ce repliement sur soi pris pour dieu, cette bousouflure imaginaire du plaisir spéculaire interprété sans discernement comme la joie de la rencontre authentique. » plus loin (p.215) il insiste sur la souffrance causée par ce « délire mystique ». 290 CH, XXXV, oeuvres, op.cit, p.103. F. de Ros, s’appuyant principalement sur des extraits du 3° Abécéd., signale que : « Des cas de Pseudo-Mystique n’ont pas manqué de se présenter dans l’entourage d’Osuna, j’allais dire parmi sa clientèle. Souvent il a rencontré des hommes bien intentionnés, mais jouets de l’illusion, qui prenaient pour mouvements de l’Esprit les faiblesses de leur tempérament. Plus rares, mais combien plus coupables, les fourbes et les âmes vendues à Satan... ». Il mentionne le conseil d’Osuna : (éviter), prévenir autant que possible les manifestations extérieures de la Grâce : clameurs, gémissements, larmes, convultions, transes, raideurs, tremblements et soubresauts ». (Ros, ouvrage sur Osuna, op.cit, p.65-66). 291 Voir à ce sujet,C,1°D,II,16-17,op.cit p.883 : « (Le démon) insuffle à une soeur de si vifs désirs de pénitence qu’elle n’a de repos que lorsqu’elle se tourmente... Trêve de zèles indiscrets qui peuvent nous faire grand mal... ». 285

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laisser déloger, par la parole, de l’image à laquelle on s’identifie et qu’on prend pour Dieu ». 292 Même la connaissance de soi-même, si elle n’est due ... qu’à une lucidité intellectuelle sans référence à l’Autre devient mortifère... Autrement dit, la connaissance de nous-mêmes ne vaut rien, par elle-même ».293 La voie est donc étroite et dangereuse et il n’est donc pas question de s’y aventurer sans soutien et sans conseils. Nous verrons plus loin l’importance accordée par la sainte aux confesseurs,letrados , éclairés, hommes de science . Ensuite elle jouera elle aussi ce rôle comme supérieure de couvents, réformatrice de l’Ordre des Carmélites ainsi que dans tous les écrits adressés à ses « soeurs ». 294 Nous pouvons , en guise de conclusion à ce paragraphe, citer ces mots de sainte Thérèse qui indiquent les armes pour lutter contre ces « tentations » : « L’amour de Dieu ne consiste pas dans les larmes, ni dans les saveurs et tendresses que nous désirons souvent pour notre consolation, mais c’est servir Dieu avec justice, force d’âme et humilité. »295 4)- Les « remparts » contre le démon. Le retour aux sources : Dans le Château intérieur , Thérèse rappelle la filiation, les origines de l’Ordre (du Carmel) comme fondations sur lesquelles ses soeurs et elle doivent s’appuyer : « Nous toutes qui portons ce saint habit du Carmel sommes appelées à l’oraison et à la contemplation, car telle fut notre origine, nous descendons de cette race, celle de nos saints Pères du Mont Carmel qui dans une si grande solitude et un si profond mépris du monde recherchaient ce trésor ».296 Les mots « origine » et « race » sont ici volontairement très forts et font allusion à un « héritage » spirituel très ancien, puissant autant qu’exigeant : fondé sur l’imitation du prophète Elie, le mode de vie des premiers carmélites au XIII°siècle fut fondamentalement érémitique. Ils s’isolaient pour se retrouver face à eux-mêmes et face à Dieu. 297 La persévérance. Dans le Chemin de la Perfection , sainte Thérèse, conseille la persévérance à ses « soeurs » tout d’abord, et à tous ceux qui se sont engagés sur la voie de l’oraison, de la recherche de Dieu : « Revenons maintenant à ceux qui désirent boire de cette eau de vie et veulent cheminer jusqu’à parvenir à la source même; comment doivent-ils commencer ? (...) il est capital de ne pas s’arrêter qu’ils ne soient arrivés à cette source; ceci quoi qu’il arrive ou puisse survenir, quelles que soient les difficultés ou les médisances, que nous devions arriver au terme ou mourir en chemin, que nous 292

A ce sujet, F. de Ros cite Osuna : « A quoi bon courir en quête de ... femmelettes, jouets peut-être de l’illusion ? Si votre esprit refuse de se seoumettre... sachez que vous êtes dans l’erreur : le démon a réussi à vous faire croire que vous êtes quelqu’un, tandis qu’en réalité la présomption vous égare et vous rend l’idole de vous-même ». (Ros, ouvrage sur Osuna, p.88, extrait du 3° Abécéd.). Osuna semble ici faire allusion à F. de Ortiz qui s’est laissé « séduire » par la personnalité d’une béate illuministe, Francisca Hernández, malgrè ses divergences doctrinales déclarées. 293 Vasse,op. cit, p. 22 et 27-28. 294 A l’époque de sainte Thérèse, de nombreux alumbrados donnaient un exemple vivant de ce qu’il ne faut pas faire dans la pratique « Si au point de vue spéculatif, les erreurs des Alumbrados sont difficiles à préciser, dans le domaine pratique leurs torts sont indéniables. On remarque chez eux en général une trop grande complaisance à l’égard des révélations privées, le goût du merveilleux, l’estime exagérée des douceurs sensibles. Pour attirer les regards, certaines femmes se mirent à simuler les phénomènes préternaturels et à singer la haute Mystique : on les traita d’ illuminées ». ( Ros, ouvrage sur Osuna, p.71). 295 A,XI,13, oeuvres, op.cit,p.74-75. 296 C,5°D,I,2, oeuvres, op.cit,p.925. 297 V. de La Concha cite, à ce sujet, un passage du Chemin de la perfection : « Todo el estilo que pretendemos llevar es de no sólo ser monjas sino (en la línea del primitivo carmelo) ermitañas, y ansi se desasen de todo lo criado ». ( V. de la Concha, op.cit, p.99).

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manquions de courage pour surmonter les épreuves de la route ou que le monde s’écroule ».298 Cependant, pour elle, la persévérance n’est pas une valeur déterminée par la morale. Elle relève plutôt de l’élan vers Dieu, fondé sur le désir 299 : « La détermination absolue dont parle Thérèse est celle du désir véritable : la dimension d’altérité seule le soutient »300 . Cette recherche motivée implique cependant une vigilance et une discipline de tous les instants, une « ascèse » qui représente un butoir puissant contre le « démon » . La butée de l’ascèse et l’humilité. Le mot « ascèse » vient d’un verbe grec qui signifie « s’exercer ». Saínz Rodriguez précise le contenu de cette étape de la vie spirituelle : « (...) es el período de la vida espiritual en que, por medio de ejercicios espirituales, mortificación y oración, logra el alma purificarse, purgarse o desprenderse del afecto a los placeres corporales y a los bienes terrenos ».301 M.Andrés M. précise : « En muchos lugares « ejercicio » equivale a vía o camino o conjunto ordenado de medios prácticos para alcanzar la unión con Dios ».302 Il insiste ensuite sur la durée de cette ascèse et l’importance des oeuvres et de l’expérience : « Han de pasar muchos años de oración para alcanzar el recogimiento reflexivo o « doblado »... Este ejercicio se debe enseñar de palabra y por ejemplo ».303 « No basta provocar de palabra, si falta la obra, que mueve mucho más »304 . Nous ne pouvons pas manquer d’évoquer au passage saint Ignace de Loyola et ses Exercices spirituels (1522) que sainte Thérèse auraient pratiqués ». 305 La purification est présente à toutes les étapes. Dans le Château intérieur , dès la Première Demeure , sainte Thérèse précise : « (...) Considérez que rares sont les Demeures de ce Château où les démons renoncent à combattre... »306 La première étape de purification est la vía purgativa classique (les deux suivantes étant la vía iluminativa et la unitiva ). Ceci dit pour les mystiques les chemins (vías) sont multiples et non exclusifs.307 Il faut traverser « la nuit noire de l’âme » évoquée maintes fois par saint Jean de la Croix et bien connue des mystiques. Dans la voie illuminative, malgré toutes les gratifications reçues à cette étape, qui marque un saut qualificatif par rapport à l’étape « purificatrice », « (...) se produit en général ce qu’on appelle « la nuit des sens »... Saint Jean de la Croix a très bien décrit ce qui se passe alors... On a le sentiment

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CH,XXXV, oeuvres, op.cit, p.103. Ce mouvement vers Dieu fait de volonté et de désir, M. de Certeau le nomme le volo. Voir ce qu’il dit à ce sujet dans son ouvrage intitulé La fable mystique,I, XVI-XVII) siècle, Paris, Gallimard, coll. TEL, 1982, p.230-237. 300 Vasse,op.cit, p.23. 301 Saínz Rodríguez, op.cit, p.26. 302 « Laredo y los místicos del recogimiento cifran el itinerario en oración de propio conocimiento, de seguimiento de Cristo y de unión por amor (M.Andrés.M.Hist.míst.Edad oro, p.113)... et il précise (p.247) « entendidas no como escalones, sino como partes vivas de una totalidad ». « Los autores hablan de caminos, senderos, carreras, vías, abecedarios, castillos, guías, moradas, ejercicios, subidas.. Osuna, Laredo, el Padre Avila, Santa Teresa, San Juan de la Cruz, hablan en este sentido de vías » . (p.113). 303 M. Andrés M. Los Recogidos , p.117. 304 Osuna, cité par M.Andrés.M, op.cit, p.117. 305 M. Andrés Martín signale qu’ils sont plus ascétiques que mystiques : « ... la partie mystique est esquissée dans la dernière semaine » (Hist. Igl. en Esp. p. 336 et 354-355). 306 C,1°D,II,15,oeuvres,op.cit,p.882. 307 « Teresa se expresa a través del símbolo del castillo, desde cuyo centro Dios gana la batalla de la voluntad (oración de quietud), de la inteligencia e imaginación (sueño de las potencias), y llega a la unión en la sexta y séptima morada (desposorio y matrimonio espiritual)... ». M. Andrés M. Hist.míst.Edad de oro,p.379. 299

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d’un échec, parfois d’une fin, d’une mort... C’est là la grande période de l’école de l’abandon " .308 « Dans la vie unitive, la paix est profonde, l’âme est constamment unie à Dieu ». C’est ce qui se passe dans les 6° et 7° Demeures ( Fiançailles et mariage spirituel), décrites par sainte Thérèse dans le Château de l’Ame . Cependant, même à cette étape, la purification et l’abandon sont encore nécessaires : « Este desposorio se prepara por grandes tribulaciones y fuertes dolores del alma y del cuerpo solo comparables a los que en el infierno se padecen »309 . Désir et douleur sont constamment mêlés : « (L’âme) connaît d’autant mieux les grandeurs de Dieu, qu’elle se voit séparée de Lui, et fort éloignée d’en jouir, son désir s’accroît d’autant »310 . De toutes façons, ni les douleurs, ni les plaisirs n’appartiennent à celui qui les éprouve. C’est là qu’intervient l’ultime épreuve du détachement : « Comme l’homme met sa certitude dans des objets matériels qu’il a fallu dépouiller, de même il met sa certitude dans des états spirituels. Or ce qui compte, ce ne sont pas les dons de Dieu, mais Dieu lui-même. Les dons de Dieu, à un certain moment, sont ainsi comme retirés. Il reste seulement Dieu en face de soi, que l’on aborde au-delà du sentiment... ».311 Saint Jean de la Croix « el doctor de la nada » est le plus radical; pour lui le juste chemin est celui « de la nada sin amor propio a los cinco bienes del cielo y de la tierra... Teresa se muestra más humana y reprocha esta rigidez ».312 Impuissance-Douleur-Plaisir dans le désir de Dieu. « Comme tous ceux qui chantent l’amour, Thérèse dit, avec précision, que la vie d’un être de désir est une « peine »... Le désir se creuse dans l’attente que réclame son accomplissement. Il fore la substance du temps à la recherche de celui qui l’a suscité et qui est perdu ou dont il est séparé »313 Cette douleur-ci ne semble pas liée à proprement parlé à la lutte contre le « démon », mais plutôt une douleur intrinsèque, inhérente à la nature du désir. C’est ce que « chante » le Cantique des Cantiques ainsi que saint Jean de La Croix, tout au long du Cantique spirituel : « Al igual que el Cantico espiritual o Canciones de la esposa de San Juan de la Cruz es, sin duda, el poema de la unión, pero acaso sea todavía más el poema de la perpetuación del deseo ».314 308

La Spiritualité, op.cit, p.108-109. La « 4° Demeure » semble correspondre à l’oraison de recueillement et de quiétude. Saínz Rodríguez, op.cit, p.32, indique la différence entre « recueillement » (recogimiento) et « quiétude » : Dans le premier cas, « ... les puissances sont comme attirées à l’intérieur de l’âme », dans le deuxième, « Dieu (les) suspend », ce qui produit un effet de plaisir intense et de ravissement ( enajenamiento), « qui les engourdit et les prive de leur énergie naturelle ».(op.cit,p. 33). 309 C,7°D. 310 C,6°D,XI,1,oeuvres,op.cit,p.1OO9. 311 La Spiritualité , Que Sais-je ?, op.cit, p. 112-113. D’après Saint Augustin, qui a fortement influencé la théologie et son enseignement au XVIème siècle, « sólo se debe gozar (frui) de Dios, de las demás cosas sólo se debe usar (uti) pasando por ellas como el viajero que camina hacia su destino. Es el tanto-cuanto del pórtico de los Ejercicios de San Ignacio de Loyola ». (M.Andrés.M, Hist.míst.Edad de oro, p.213). Voir aussi, dans le même ouvrage, la citation de saint Jean de la Croix : « Dios embiste (en el alma) a fin de cocerla y renovarla para hacerla divina y desnudándola de las afecciones habituales y propiedades del hombre viejo... la destrica y descuece... absorbiéndola en la profunda y honda tiniebla... padeciendo estas angustias como Jonás... En este sepulcro de oscura muerte le conviene estar para la espiritual resurrección ». ( 2,Noche, 6,1), cité par M. Andrés M., op.cit, p.39. 312 M.Andrés.M, Hist.míst.Edad de oro, p.379. Ce dur apprentissage du dépouillement et de l’abandon est en effet compensé chez certains mystiques, par l’accent mis sur « ... los cinco bienes del cielo, saber, consuelos, gozos, seguridad, gloria (y) los cinco de la tierra, descanso, ciencia, honra, libertad, gusto ». 313 D. Vasse, op, cit, p.136. Voir aussi ce que dit M.Andrés.M. : « Cuando el místico habla en clave de servicio o en cualquier otra, late siempre por debajo el amor. De ahí el envoltorio lírico casi continuo de enamoramiento, de desposorio, de arras, de búsqueda del amado en noche oscura, de unión esponsal, de amada en amado transformada ». (Hist.míst.Edad de oro, p.39). 314 J.A.Valente, Variaciones , p.201. Dans un chapitre sur le thème du « deseoso » (Hist.míst.Edad de oro ), M.Andrés M. précise : « La biografía de todo místico es la historia de un anhelo... El deseo mueve la voluntad y el

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« Souffrir de désirer, c’est aimer -commente D. Vasse qui ajoute- L’amour consiste à mourir de désir jusqu’à l’extase. Jusqu’à la sortie de soi... Mourir d’amour manifeste que la mort n’est rien... Il s’agit toujours de « mourir », dans le langage de sainte Thérèse, non de « la mort ». 315 Seule Thérèse semble trouver la paix à la fin du parcours. 316 Auparavant elle aura eu , elle aussi, à vivre ce déchirement : « Elle (l’âme) est comme crucifiée entre ciel et terre, elle souffre, et le secours ne lui vient de nulle part. Car celui qui vient du ciel, et qui est, comme je l’ai dit, une si admirable annonce de Dieu qu’elle surpasse tout ce que nous pouvons désirer, ne fait qu’aggraver sa torture; elle intensifie le désir à tel point qu’il semble que l’excès de la peine fasse parfois perdre connaissance, mais pour peu de temps. On se croirait dans les transes de la mort, si cette souffrance n’apportait une si grande joie que je ne sais à quoi la comparer. »317 Osuna, évoque dans le Troisième Abécédaire , l’instant où le désir se comble et l’union se réalise, au delà des mots : « Cuando por experiencia se conocen los que se aman, entrambos callan, y recompensa el amor que los junta la falta de palabras... Calla el ánima... pues no le falta ningún cumplimiento de sus deseos...; calla el Señor, porque no halla qué reprender... La reina de Saba y el rey Salomón se corresponden con dones admirables, tornando a reciprocar el amor en la soledumbre del silencio... ; habla Dios no con palabras al corazón, sino con seráficas comunicaciones, háblanse por señas más declaradoras que palabras ». 318 Verticalité des étapes. Dans le Château de l’âme , sainte Thérèse décrit la « distribution » des sept demeures : «... ce château a... nombre de demeures, les unes en haut, les autres en bas, les autres sur les côtés; et au centre, au milieu de toutes, se trouve la principale... ».319320 Il est intéressant de voir également que pour elle, l’ordre des « demeures » n’est pas linéaire, il s’agit plutôt d’une verticalité, d’un approfondissement qui suit ses lois propres ou plutôt celles de Dieu.321 Pour décrire ce processus, elle utilise une image alimentaire amusante, révélatrice de son attitude face à la vie : « (...) Vous ne devez pas vous représenter ces demeures l’une après l’autre, comme en enfilade, mais fixer votre regard au centre; là où se situe la salle, le palais où réside le roi; considérez le palmiste : avant qu’on atteigne sa partie comestible, plusieurs écorces entourent ce alma se mueve por el deseo... ». et il ajoute : « El deseo es el camino de la unión. Su léxico es muy rico ». (p.102104, en note p.102, il indique les pages du Tercer Abecedario dans lesquelles Osuna expose sa théorie sur le désir). 315 Vasse, op.cit, p. 117, 115. 316 J. A Valente dit à propos de la cessation du désir ou du non désir : « En effet dans l’Eglise d’Occident, la majorité des théologiens, saint Thomas par exemple, considèrent- et sainte Thérèse se situe sur cette ligne- que la béatitude se situe au-delà du désir, qu’elle y met fin. En revanche, selon la notion d’épectase , la tranquillité s’éteint toujours avant le désir ». (op.cit, Variaciones, p.211). Sainte Thérèse décrit ainsi le Mariage spirituel « ... l’âme demeure en ce centre avec son Dieu » (7D,III,4) puis « Lui seul et l’âme jouissent l’un de l’autre dans un immense silence » et « (l’âme) est guérie de la grande faiblesse que lui a causé tant de peines et dont jamais auparavant elle ne s’était libérée » (7D,III,12). 317 A,XX,11, oeuvres ,op.cit,p.133. « Laredo pone en relación engrandecimiento y hambre de Dios, incendio progresivo del monte de la contemplación y tranformación, progreso en conocer, desear y amar. Cuanto más conoce la inmensidad de Dios, se pone en mayor necesidad de buscar con amor insaciable ». (M.Andrés.M, Hist.míst.Edad de oro , p.255). Laredo utilise aussi les expressions « dilatamiento », « dilatación » et « ensanchamiento del alma ». 318 Tercer Abecedario espiritual, trat. VI, 2, 239; XIII, 4, 404; cité par M.Andrés M, Hist.míst.Edad de oro, op.cit, p.43. 319 C,I,3,op.cit,p.872. 320 A ce sujet, Saínz Rodríguez précise qu’il s’agit de « sept catégories ou types de demeures, car celles que contient l’âme,sont en nombre infini » (op.cit,p.30-31). Il s’appuie sans doute sur cette phrase de sainte Thérèse : «... c’est pourquoi je vous demande de ne pas considérer un petit nombre de salles, mais un million ».(C,1°D,I,12,op.cit,p.881). 321 Il s’agit d’une sorte de « dialectique » entre ascèse personnelle et grâce de Dieu, la « volonté » du pécheur au sens moderne, et l’abandon, la confiance plus ou moins grande de ce qui peut « advenir en Dieu ».

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qu’il contient de savoureux. Ici, de même, de nombreuses salles sont autour de celle-là, et également au-dessus. Les choses de l’âme doivent toujours se considérer dans la plénitude, l’ampleur et la grandeur, on ne le dira jamais assez... ».322 ( « Como un palmito, que para llegar a lo que es de comer tiene muchas coberturas que todo lo sabroso cercan »). Ascèse et mystique. Voici comment Saínz Rodríguez définit les rapports entre ascèse et mystique : « Así como la razón y la fe no son incompatibles... así la Mística, cuya fuente es la gracia divina, no es incompatible con todos aquellos esfuerzos que para aproximarse a aquel estado surjan... Por eso podríamos definir la Ascética como la propedeútica o pedagogia humana que conduce hacia el misticismo ».323 , Ascèse et mystique ne sont donc pas vraiment deux voies distinctes. Nous avons vu plus haut, combien elles sont mêlées et ne peuvent pas vraiment être séparées même si les dernières étapes du chemin ne sont accessibles qu’à un petit nombre d’ « élus » . On peut aussi se rendre compte que les mystiques ne sont pas au-delà de la nécessité de la purification et de l’humilité sauf dans la dernière demeure. Saint Jean de la Croix, montre très bien le lien entre la lutte contre le démon et les différents degrés de l’ascèse et de la voie mystique. Il s’agit pour lui, d’un combat de longue haleine, contre un ennemi dangereux. J.A.Valente, le présente ainsi : « Precisamente, desde una simbólica cuya fuente explícita es el Apocalipsis, el propio Juan de la Cruz es portador del símbolo de las siete moradas o mansiones de progresiva perfección : « De manera que si -escribe- venciere al demonio en lo primero, pasara a lo segundo; y si también en lo segundo, pasara a lo tercero; y de ahí adelante todas las siete mansiones,, hasta meterla el Esposo en la cela vinaria (Cant.2,4) de su perfecta caridad, que son los siete grados de amor ». Et saint Jean ajoute : « Dichosa el alma que supiere pelear contra aquella bestia del Apocalipsis (I2,3), que tiene siete cabezas, contrarias a estos siete grados de amor, con los cuales contra cada uno hace guerra, y con cada una pelea con el alma en cada una de esas mansiones, en que ella esta ejercitando y ganando cada grado de amor de Dios. Que, sin duda, si ella fielmente peleare en cada una y venciere, merecerá pasar de grado en grado y de mansión en mansión hasta la última ».324 Saint Ignace de Loyola indique, à mon sens, la bonne dialectique entre ascèse et mystique, ascèse et foi, confiance en la grâce de Dieu et abandon : il conseille en effet « de tout préparer comme si les choses dépendaient de nous, et de tout attendre comme si elles venaient uniquement de Dieu ». « La dialectique de la grâce joue. Elle se modifie d’ailleurs dans son expression, en fonction des diverses étapes de la vie spirituelle. » ajoute l’auteur du même ouvrage.325 Cependant, même l’ascèse n’est pas complètement étrangère au désir : « La mística, como experiencia, es eminentemente dinámica. No es puro esfuerzo humano, sino libre acogida y generosa respuesta a Dios que se entrega ». 326

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C,1°D,II,8, oeuvres, op.cit,p.879. Introducción a la Historia de la literatura mística en España , p.20-21. Voir aussi M.Andrés.M. : « Su intención (de la mística) es construir el hombre desde su centro esencial y simplicisimo. Todo se encuentra al servicio de este propósito... Así supera la escisión entre ascética y mística ». (c’est nous qui soulignons). (Hist.míst.Edad de oro, p.234-235). 324 Montée du Carmel ,II,11,9-10, cité par J.A.Valente,Variaciones , p.183. Nous pouvons noter ici encore le thème du combat. 325 La Spiritualité , Que-Sais-je,op.cit,p.87. 326 M. Andrés M., Hist.míst.Edad de oro, op.cit, p.19. 323

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L’humilité. C’est la vertu suprême, le remède principal au « point d’honneur », la pièce maîtresse de l’ascèse chez tous les mystiques 327 . Voici ce qu’en dit Osuna : « La humildad debe ser como un abrir los cimientos y hacer zanja para el edificio ». 328 Dans le Monte Sión, Laredo utilise la même image : « Ha menester seys obreros que caven hasta ahondar çanjas, moviendo y desbaratando toda movediza tierra para no fundar sobre ella, porque no pierda el trabajo... como se vee que lo pierden los que sin hazer cimiento quieren levantar paredes... E quando tiene abierta la çanja del propio conocimiento, ya puede tomar la cruz ». 329 Chez sainte Thérèse, elle est la condition pour que l’oraison porte ses fruits.330 Dans le Château intérieur la sainte indique d’emblée sa place fondamentale , particulièrement dans la Première Demeure : « Je répète donc qu’il est très bon, et meilleur encore, de chercher à pénétrer d’abord dans la salle qui la concerne plutôt que de s’envoler vers d’autres : c’est le chemin pour y parvenir; et puisque nous pouvons marcher en terrain sûr et uni, pourquoi voudrions-nous des ailes pour voler... ».331 L’humilité doit s’exercer dans la manière même de s’adresser à Dieu : l’entendement et la raison utilisés seuls, ne sont pas seulement des critères élitistes, comme nous l’avons vu dans la deuxième partie, ils peuvent devenir des obstacles sur la voie, à éliminer par l’ascèse : « (Il y a) une sorte d’orgueil à vouloir monter plus haut que nous-mêmes » et : « Je répète donc qu’il est important de ne pas hausser notre esprit si le seigneur ne le hausse point. »332 Dans les 4° Demeures , elle dit plus clairement encore : « Sa Majesté veut que l’entendement se taise : elle l’occupe autrement, et projette sur nos connaissances des lumières tellement au-dessus de ce que nous pouvons atteindre qu’il en est tout absorbé, et sans savoir comment, il se trouve bien mieux instruit que par tous les efforts que nous faisons pour l’anéantir. »333 C’est présomption que de vouloir prouver ou démontrer quoi que ce soit à Dieu, fût-ce notre petitesse, par contre, affirme D.Vasse : « Si notre volonté de maîtriser la parole comme la prière est suspendue, nous nous trouvons ouverts à la joie de ce qui parle et de ce qui prie en nous... ». 334 Sainte Thérèse est formelle : « Dans ce travail spirituel, celui qui pense le moins et veut le moins obtient le plus ».335 La liberté, pour elle, ne se trouve que dans l’abandon, le renoncement (à l’entendement?, à l’orgueil? ), à ce que l’âme veut, espère, attend336 , alors dit-elle : « quoi que nous fassions, il (Dieu) ravit notre esprit comme un géant une paille , et il n’y a pas à y résister... ». 337 C’est dans ce sens qu’elle précise : « ... nous n’avons de nous-mêmes rien de bon, nous ne sommes que misère et néant, quiconque ne comprend pas cela vit dans le mensonge. Plus on le comprend, plus on est agréable à la suprême Vérité, car on vit en elle. Plaise à Dieu, mes soeurs, de nous faire la grâce de ne ne jamais nous écarter de cette connaissance de nous-mêmes Amen ».338 327

Laredo dit d’elle qu’elle est la clef qui permet l’accès à toute recherche : « Fundados en la humildad, que es la llave deste juego (e sin ella todo es nada) todos osemos entrar en el desierto del monte de la alta contemplación... ». ( Monte Sión, cité par F. de Ros dans son ouvrage sur Laredo, p.295, note 1). 328 Osuna, Troisième abécédaire esp., cité par F. de Ros dans son ouvrage sur Laredo, op.cit, p.342. 329 Cité par Ros, ouvrage sur Laredo, op.cit, p.342. 330 C.P, XII,5,op.cit,p.402. 331 C,1°D,II,9, oeuvres , op.cit,p.879-880. 332 A,XII, 4 et 7, oeuvres , op.cit,p. 78 et 80. 333 C,4°D,III,6, oeuvres , op.cit, p.920. 334 D.Vasse ,op.cit, p.84. 335 C,4°D,III,5, oeuvres , op.cit,p.919. Voir aussi la suite de la citation. Sainte thérèse va même jusqu’à dire «...et c’est un grand régal pour moi de ne pas comprendre » (Pensées sur l’amour de Dieu,I,1). C’est l’ouverture vers l’inconnu, vers l’enrichissement de l’inconnu, car l’amour de Dieu excède toute compréhension humaine. « Le désir de l’Autre... propulse le sujet là où il ne se pense ni ne se connaît. » (Vasse,op.cit,p.221). 336 « ... s’abandonner sur ce chemin à ce que nous ne savons pas par nous-mêmes... ». Vasse, op.cit p.88. 337 A,XXII,13. 338 C,6°D,X,7, oeuvres , op.cit,p.1008.

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Pour elle, il est certain que l’humilité est le fondement de l’oraison339 : « J’en ai l’expérience, c’est ainsi que dieu a conduit mon âme... d’autres, comme je l’ai dit, prendront un autre raccourci. Ce que j’ai compris, c’est que tout cet édifice de l’oraison est fondé sur l’humilité, et que, plus une âme s’abaisse340 dans l’oraison, plus Dieu l’élève ». La pauvreté. Elle forme, avec l’humilité, la base de la vie des mystiques : « La pobreza tenía un alto componente de empalme con el originario de la Orden en la mística de Villacreces (1450), de los descalzos extremeños (1500), de los Doce Apóstoles de México... de San Pedro de Alcántara, de San Ignacio, de Santa Teresa... ».341 Cette dernière passera la dernière partie de sa vie à créer des couvents de Déchaux. 342 Le combat entre chaussés et déchaux fut rude et impliquait plus, bien sûr, qu’une simple différence vestimentaire : La pauvreté, va de pair avec l’humilité, le dépouillement intérieur 343 . C’est saint Jean de la Croix qui met le plus l’accent sur la « voie négative », c’est-à-dire le dépouillement complet. Il valorise le dénuement intérieur : « ... la pobreza en la interioridad de la persona : privación de apego a las propias capacidades por amor a Dios. La satisfacción del corazón sólo se encuentra en la pobreza de la esperanza ».344 C’est pourquoi il en devient le symbole : « El análisis más profundo de la pobreza acaso sea el de San Juan de la Cruz, que siempre acude a la esencia, sustancia, más profundo centro. La inserta en la memoria, que se deja engolosinar por los recuerdos ».345

L’Incarnation, autre butée contre le démon. Nous avons abordé dans la deuxième partie de ce travail ( dans le cadre de l’universalité de l’appel ), le thème de l’Incarnation de Jésus Christ comme intercesseur, intermédiaire, comme pont vers Dieu le Père. Ici nous l’aborderons d’un autre point de vue : comme « rempart » protégeant l’homme du démon intérieur susceptible de le pousser à se prendre pour Dieu alors qu’il n’est que son image : « Si l’homme désire être comme Dieu, ce ne peut plus être en s’identifiant à l’image qu’il se fait de

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Tout ce qui vient d’être dit se trouve abordé pour l’essentiel dans la 4°Demeure (Le Château Intérieur ) qui concerne l’oraison de quiétude. Voir en particulier, 4D,III,8 : « (Dans cette forme d’oraison), l’entendement se modère ou est contraint de se modérer, lorsqu’il voit qu’il ne comprend pas ce qu’il voudrait, et qu’il va de-ci de-là comme un insensé qui n’a d’assises nulle part. La volonté est si bien établie en son Dieu qu’elle s’afflige fort de ce tapage ; l’âme n’a donc pas besoin d’en faire cas, elle y perdrait beaucoup de ses jouissances : elle n’a qu’à abandonner et s’abandonner, elle, dans les bras de l’amour; Sa Majesté lui enseignera ce qu’elle doit faire en cet état où elle n’a guère qu à se juger indigne d’un si grand bien et à se confondre en actions de grâce ». 340 L’expression « s’abaisser » ne signifie jamais, chez les mystiques, une auto-dépréciation de soi. L’autodépréciation, l’image dévalorisée de soi-même, est un des obstacles sur le chemin. D. Vasse précise : « L’abaissement véritable de l’humilité fondée en Dieu, est avénement du désir de Dieu , de sa Parole ». (Op.cit. Voici ce que dit sainte Thérèse à propos de la fausse humilité : « Dieu secourable ! Mes filles, qu’elles sont nombreuses les âmes que le démon a dû beaucoup appauvrir par ce moyen ! Elles prennent tout cela pour de l’humilité, et bien des choses encore que je pourrais dire... » (C, 1°D,II,11,op.cit p.880). 341 M.Andrés.M. Hist.míst.Edad de oro, p. 118. 342 « La descalcez de los pies es símbolo de la desapropiación de sí mismo y de la entrega total a Dios y a los demás... ». ( M. Andrés M. Hist.míst.Edad de oro... , op.cit, p.214. 343 Voir ce que dit sainte Thérèse au sujet de la pauvreté dans Le chemin de la perfection, I, 5 et II, 10 : « ... les vrais pauvres ne doivent pas faire de bruit... ». 344 M.Andrés.M. Idem, p.119. 345 M.Andrés M. Idem,p.119.

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Dieu346 , mais en devenant le frère de celui qui meurt sous les coups de l’injustice et du mensonge ... ». 347 Dans ce cadre le corps du chrétien se trouve réhabilité. Il est à l’image de celui du Dieu incarné et donc : « (il) n’est plus, dès lors, ce dont il convient de s’affranchir pour réaliser un projet de rencontre imaginaire. Il est au contraire le lieu où l’Autre devient autre..., il est le signe (le symbole) de Dieu qui vient à notre rencontre en nous faisant sortir de l’image de nous-mêmes... »348 C’est pourquoi sainte Thérèse recommande toujours formellement de passer par « l’humanité du Christ », dans l’oraison. (Méditation sur ses tourments, contemplation de ce qu’il a accompli pour le salut de l’homme).349 C’est l’humilité, encore, qui permet l’accès au Verbe à travers le corps du Christ : « L’humilité... confesse... la Parole de Dieu qui se fait chair pour habiter le corps de l’homme et venir à sa rencontre, là où il était prisonnier de lui-même ».350 Eviter d’être prisonnier, c’est aussi avoir le courage de se regarder sans sévérité excessive mais sans complaisance. La connaissance de soi, l’introspection. Sainte Thérèse est claire à ce sujet : « Il est bien regrettable et confondant que, par notre faute, nous ne nous comprenions pas nous-mêmes, et ne sachions pas qui nous sommes. Celui à qui l’on demanderait, mes filles, qui il est, et qui ne se connaîtrait point, qui ne saurait pas qui fut son père, ni sa mère, ni son pays, ne prouverait-il pas une grande ignorance ? Ce serait une grande bêtise, mais la nôtre est plus grande, sans comparaison, quand nous ne cherchons pas à savoir ce que nous sommes, nous bornant à notre corps, et, en gros, à savoir que nous avons une âme, parce que nous en avons entendu parler et que la foi nous le dit. Mais les biens que peut contenir cette âme, ou quel est son grand prix, nous n’y songeons que rarement ; c’est pourquoi on a si peu soin de lui conserver sa beauté. Nous faisons passer avant tout, sa grossière sertissure, ou l’enceinte de ce château, qui est notre corps ».351 Elle ajoute un peu plus loin : « Terribles sont les ruses et astuces du démon pour empêcher les âmes de se connaître et de discerner leur voie ».352 Mais le « démon » est à combattre en nous-mêmes : « ...lorsque le Seigneur veut nous préparer ce lieu de repos, il est fort pénible, presque intolérable que l’obstacle soit en nous-mêmes... Mais il est nécessaire, Sa Majesté le veut, que nous prenions des mesures et que nous nous connaissions, pour ne pas accuser notre pauvre âme de ce que font notre faible imagination, notre nature et le démon ».353 Un peu avant elle disait déjà : « Pour la plupart, toutes nos inquiétudes et toutes nos épreuves viennent de ce que nous ne nous comprenons pas »354 . 346

« La contemplation du corps du Christ, évite que l’homme se complaise... dans le reflet de lui-même- qu’il prend pour Dieu ». D. Vasse,op.cit, p.35. 347 « Le Verbe, quand il s’incarna, passa de l’ubiquité à l’espace, de l’éternité à l’histoire, de la félicité illimitée au changement et à la mort ». José Luis Borges, Trois versions de Judas, in Fictions, Paris, Gallimard, coll. Folio, p.175. 348 Vasse op.cit,p.26. 349 Comme l’ont fait auparavant ceux qui ont « codifié » la prière mentale méthodique. ( Se reporter à la première et à la deuxième parties de ce travail). 350 D. Vasse, op.cit, p.26. 351 C,1°D,1,2, oeuvres , op.cit, p.871-872. 352 C,1°D,2,11, idem, p.881. 353 C,4°D,I,12-13-14. 354 C,4°D,I,9. A propos de la différence entre le « connais-toi toi-même » de Socrate et l’introspection des mystiques : Selon J; Hersch, dans la connaissance socratique, « ... le « moi-même », c’est le libre sujet moral qui cherche le bien... La connaissance de soi qui est ici visée est une connaissance visant la liberté... » (op.cit,p.316). Pour les mystiques, à notre avis, la liberté se trouverait, par surcroît, dans l’amour. La connaissance de soi serait nécessaire pour élaguer le chemin vers cette ouverture, par l’abandon de l’orgueil et par l’humilité.

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Il convient de rappeler ici la belle image qu’utilise sainte Thérèse. pour illustrer la connaissance de soi et son mouvement : « Oh! s’il s’agit bien de la connaissance de soi ! Car elle est si nécessaire (cherchez à me comprendre), même pour celles d’entre vous que le Seigneur a introduites dans la demeure où il se trouve Lui-même, que jamais, malgré votre élévation, vous ne pouvez mieux faire... et vous ne le pourriez pas même si vous le vouliez, car l’humilité travaille toujours à la façon dont l’abeille fait le miel dans la ruche, sinon tout est perdu; mais considérons que l’abeille ne manque pas de sortir pour rapporter des fleurs; ainsi fait l’âme par la connaissance de soi; croyez-moi, envolez-vous de temps en temps, pour considérer la grandeur et la majesté de Dieu... ».355 Le but est de trouver la paix dans son for intérieur : « Est-il plus grand malheur que de ne pas nous retrouver nous-même dans notre propre maison ? Quel espoir de trouver le repos dans d’autres maisons, si nous ne pouvons nous reposer chez nous ? car nos grands, nos vrais amis et parents, ceux avec lesquels, même malgré nous, nous devons vivre toujours, c’est-à-dire nos puissances, semblent nous faire la guerre... La paix, la paix, mes soeurs... Croyez-moi donc : si nous ne la possédons pas, si nous ne la recherchons pas dans notre maison, nous ne la trouverons pas chez des étrangers. Il faut mettre fin à cette guerre... ». 356 L’oraison est la voie royale qui conduit à la connaissance de soi 357 : « La connaissance propre et celle de nos péchés est le pain avec lequel, sur le chemin de l’oraison, nous devons manger tous les mets, pour délicats qu’ils soient, et sans ce pain, vous ne pourriez vous sustenter ».358 Mais D.Vasse fait remarquer à juste titre que sainte Thérèse ne se place pas sur un terrain moralisateur : « il ne s’agit pas pour elle de la connaissance tatillonne du perfectionnisme moral, qui opprime l’imaginaire au nom de l’orgueil et entretient le sentiment de culpabilité. »359 Pour elle, l’âme peut explorer, et s’étonner elle-même de ce qu’elle découvre et n’avait jamais osé imaginé : « Les choses de l’âme doivent toujours se considérer dans la plénitude, l’ampleur et la grandeur; on ne le dira jamais assez, elle est capable de beaucoup plus que ce que nous sommes capables de considérer et le soleil qui est dans ce palais se communique à toutes ses parties . Il est très important que toute âme qui s’adonne à l’oraison, peu ou prou, ne soit ni traquée ni opprimée. Laissez-la évoluer dans ces demeures, du haut en bas et sur les côtés, puisque Dieu l’a douée d’une si grande dignité; qu’elle ne se contraigne point à rester longtemps seule dans une salle ».360 Nous pourrions conclure ce passage par ces lignes : « Los místicos españoles no son psicólogos en ejercicio, pero penetran hondamente en sí mismos, en el yo sustancial, se realizan en plenitud y muestran los senderos de la autorrealización, como peregrinos de un final claro y seguro ».361 Cependant la connaissance de soi a des limites, car souvent l’homme ne connaît pas son propre désir profond, qu’il confond avec sa volonté (dans le sens de ce qu’il imagine vouloir) : Là serait le sens de la prière, et en particulier, de la phrase : « que Ta volonté soit faite » adressée à Dieu qui connaît mieux les désirs profonds de l’homme que l’homme (souvent aveuglé de diverses manières), lui-même.362 Voici ce que dit D. Vasse au sujet de ce que la raison et la connaissance ne peuvent saisir : « L’incompréhension manifeste ce qui échappe à la prise de l’esprit et du coeur. Elle 355

C,1°D,2,8. Sainte Thérèse, C,2°D,9, oeuvres, p. 889-890. 357 L’oraison et... l’expérience. Voici ce que dit V. de la Concha de l’expérience comme instrument d’introspection chez Thérèse : « ... la experiencia cumple en santa Teresa una rica función polivalente. Es ante todo, instrumento de autoconocimiento : V. 11,11; 22, 5 y 13; 25,9; C. 11,1; 11,3; F. 19,1. » Et il ajoute : « Ocupándose del mismo tema en san Juan de la Cruz, Baruzi ha cifrado muy bien este primer valor de la experiencia como análisis ». Il précise ensuite le lien entre cette acquisition et l’importance de l’instrument conceptuel dont les deux mystiques carmélites disposaient, qui leur a permis de distinguer « lo banal y lo precioso, la esencia espiritual y lo que es accidente de coyuntura ». Ce thème sera abordé en dernière partie. (V. de la Concha, op.cit, p.111). 358 A,XIII;15. 359 D.Vasse,op.cit,p.103. 360 C,1°D,II,8, op.cit, p.879. 361 M. Andrés M. Hist.míst.Edad de oro,p.107. 362 Voir D.Vasse,op.cit,p.156 et svtes. 356

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est souvent le premier signe de l’approche d’un autre... Pour Thérèse, ne pas comprendre invite à l’attente de ce qui est cherché au coeur du désir, de ce qui est encore absent et déjà là ». 363 C’est pourquoi, pour les mystiques, la connaissance et la liberté ne sont rien sans l’amour, et seuls l’amour et l’abandon permettent d’atteindre, ou du moins d’approcher, la connaissance véritable.364 Celle-ci, jointe à l’expérience, permet au mystique de retrouver une tradition plus universelle comme l’indique J.A.Valente à propos de saint Jean de la Croix : « La imersión en la propia experiencia personal lo hace sumergirse en los estratos de la tradición acumulada. Puede que en caso alguno se produzca una más honda conjugación de lo tradicional y de lo nuevo ... ».365 M. Andrés M. est également de cet avis : « ... lo más hondamente personal resulta lo más universal, porque el fondo, centro, hondón, ápice, esencia, sustancia de sí mismo no puede no coincidir con el de los demás ». 366

Eviter d’être prisonnier, c’est donc aussi accepter, par exemple pour sainte Thérèse, de se soumettre au regard et à la parole d’un autre, investi par Dieu à travers le Christ et son Eglise, à savoir : le directeur de conscience.367 Autre « rempart » : la soumission à la « science » et à la présence des confesseurs letrados et la fidélité à l’Eglise. Ses premiers « guides », ont été des textes qui ont été déterminants pour elle. Nous avons déja signalé dans la première partie l’importance pour sainte Thérèse de certaines lectures, principalement celle du Troisième Abécédaire d’Osuna (chez son oncle).368 Plus tard la lecture de Subida del Monte Sión de Laredo va lui apporter une aide précieuse : elle va en effet y trouver l’expérience de quelqu’un qui a vécu avant elle les états extrêmes qu’elle expérimente à ce moment-là et qui inquiètent certains de ses confesseurs. 369 363

D. Vasse, op.cit, p.44-45 et 29. Ceci permet d’approcher ce que nous traiterons plus en détails en dernière partie, dans le chapitre « Thérèse inspirée ? ». 364 « ...si nous voulons que le Seigneur fasse immédiatement notre volonté, qu’il nous conduise comme nous l’imaginons, quelle peut être la solidité de l’édifice ? » (Sainte Thérèse, C,2D,I,8). 365 Variaciones... op.cit,p.212. Voici ce que dit Fray Luis de León, dans la dédicace aux oeuvres de sainte Thérèse (à l’adresse de la Mère Ana de Jesús et des carmélites déchaussées de Madrid en 1588) : « La vida que vuestras reverencias viven y la perfección en que les puso su Madre, qué es sino un retrato de la Santidad de la Iglesia primitiva ? ». (cité par M.Andrés M, Hist.míst.Edad de oro, p.99). 366 Hist.míst.Edado de oro, op.cit, p.52. 367 D.Vasse,op.cit, p.153-154 : « Demander que la volonté d’un autre se fasse pour que mon désir de le rencontrer se réalise confesse que je ne connais pas le chemin qui va vers lui. Alors, je m’en remets à ceux dont la parole témoigne de lui ...Tel est l’homme en sa quête : il est aveugle. Pour rencontrer celui qu’il désire, il doit demander son chemin à qui le connaît... »... « ...je dois m’en remettre à quelqu’un qui le sait ou qui est « supposé savoir » et en qui j’ai confiance... ». 368 On peut dire que le Troisième Abécédaire d’Osuna a été son premier maître. ( A,IV,7). V. de la Concha signale que sainte Thérèse a souligné sur son propre exemplaire un passage du Troisième Abécédaire concernant l’importance de l’affection et de l’amour dans la méditation. (op.cit, p.121). F.de Ros nous dit qu’ Osuna, lui aussi, eut un maître : « Il consulte... le Maître de son âme « sans l’avis duquel il ne fait rien d’important »; ... Ce directeur est élevé aux états extraordinaires depuis plus de quarante ans. A son contact notre candidat à la contemplation semble avoir goûté les charmes et les avantages d’un Père spirituel idéal. Rien de plus délicieux que les pages de l’Abécédaire décrivant ces relations de maître à disciple ». (Ouvrage sur Osuna, op.cit, p.62). L’Abécédaire dont il s’agit est le troisième où il est dit également : « Abandonnez-vous entre ses mains discrètes (du directeur) comme une cire molle ou comme une argile bien pétrie, qu’il fasse de vous ce qu’il lui plaira... J’ai connu un jeune homme (lui-même ?) qui, en cette voie du Recueillement, voulut suivre les conseils d’un saint vieillard, dans la mesure de ses forces et chaque jour lui posait de nouvelles questions... ». 369 « Parmi les livres que je consultai pour chercher à expliquer mon oraison, j’en trouvai un, L’Ascension de la montagne ( Il s’agit de l’Ascension au Mont Sion de Laredo) qui, parlant de l’union de l’âme avec Dieu, décrivait tout ce qui se produisait en moi dans ces moments où je ne pouvais plus penser à rien ». ( Sainte Thérèse, Autobiographie, XXIII, 12, oeuvres, p. 161).

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Le but n’est pas ici de faire une liste exhaustive des directeurs de conscience de sainte Thérèse, mais de montrer l’importance qu’elle leur a accordée.370 Ce sont ses directeurs de conscience qui l’ont engagée à écrire; à leur écrire tout d’abord (Le père Ibañez par exemple vers 1561). Ce qui n’était au départ qu’une « confession » deviendra par la suite son Autobiographie , remaniée, amplifiée au fur et à mesure de l’évolution du nombre et de la qualité des destinataires. 371 Le reste des oeuvres suivront, adressées principalement à ses « filles », les soeurs de ses couvents, mais toujours avec l’accord de son confesseur du moment. En effet, elle mettra toujours en avant l’obéissance inconditionnelle qu’elle doit à ses conseillers.372 Ce passage des 4°Demeures (I,9), nous permet de mieux comprendre la raison pour laquelle elle leur accorde une telle importance : « ... nous ne savons même pas interroger ceux qui savent, nous n’avons pas idée de ce qu’il faut leur demander, et nous subissons de terribles épreuves, faute de nous comprendre; et ce qui n’est pas mauvais mais bon, nous le jugeons très coupable. De là proviennent les afflictions de bien des gens qui pratiquent l’oraison et se plaignent d’épreuves intérieures, du moins, souvent, ceux qui manquent d’instruction... » (4°D,I,9).373 En fait, les racines de cet attachement semblent encore plus lointaines et profondes, comme le montre D.Vasse : « Dans l’oraison », dit-il, « il ne convient pas seulement de penser à Dieu, mais de lui parler et d’en parler à quelqu’un sur la route par laquelle il vient à nous et nous adresse la parole dans un corps ressuscité de l’Esprit et qui est l’Eglise. Les « savants », pour Thérèse, sont ceux qui ont autorité

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Après quelques expériences difficiles au début, elle précisera ses critères de choix : elle les cherchera « savants » ( letrados ) et ayant une expérience spirituelle : « Le débutant a besoin de conseils pour savoir ce qui lui est le plus profitable. Pour cela un maître lui est très nécessaire s’il est expérimenté; sinon, il peut grandement se tromper, conduire une âme sans la comprendre, et ne point lui permettre de se comprendre elle-même; car sachant qu’il est fort méritoire de se soumettre à un maître, elle n’ose s’écarter de ce qu’il lui commande. J’ai buté sur des âmes traquées et affligées par l’inexpérience de celui qui les instruisait...». ( A,XIII,14, oeuvres,op.cit,p.86 § 87). Egalement, un peu plus loin : « Il est donc très important que le maître soit avisé, je précise doué de bon entendement, et d’expérience; si avec cela il est docte, c’est une excellente affaire. Mais si on ne peut trouver ces trois qualités réunies, les plus importantes sont les deux premières... » (A,XIII,16, oeuvres, op.cit p.87 ). 371 Nous parlerons plus tard de la tension créatrice générée par le « devoir d’obéissance » aux « letrados » et son propre désir -et ses peurs- d’écrire. Cet aspect est évoqué par M. de Certeau ,La fable mystique I, XVI-XVII° siècle, Paris, Gallimard, 1982, p.260-263. 372 Voici, parmi d’autres, un exemple d’obéïssance signalé par M. Auclair à propos du texte de la sainte : Pensées sur l’Amour de Dieu : « ...c’est à Ségovie qu’elle montra le manuscrit au P. Maître Diego de Yanguas. Le Père, aussi connu pour sa vertu que pour sa rigueur, le lut et dit : « A quoi bon vous fatiguer à écrire cette sorte de choses? Jetez cela au feu. Il n’est pas décent qu’une femme écrive sur le Cantique. » Sainte Thérèse brûla le cahier. Le texte ne fut sauvé que grâce à une religieuse qui l’avait copié en cachette. » (Oeuvres,op.cit,p.1146). Elle ne sera , heureusement, pas souvent placée devant de tels choix. Elle a demandé au Père Ibañez de détruire ses premières « confessions », autant sans doute par peur de l’Inquisition que par humilité, ce que, heureusement, il ne le fit pas. Dans les oeuvres suivantes, figureront dans le Prologue, des phrases comme : « Le Père... Dominique Bañez .... m’a autorisée à écrire sur l’oraison certaines choses... » ( C.P, prologue 1, oeuvres,op.cit,p.361 ) et « On m’a récemment ordonné de faire certain récit de ma vie... » ( Idem, prologue 4, p.362 ). Elle donnera à plusieurs reprises, l’autorisation à ses confesseurs de détruire ses écrits. 373 C,4°D,I,9. En fait tous ses écrits ont été entrepris ou continués sur demande de ses confesseurs, le Père Ibañez puis le Père García de Toledo pour ce qui sera l’Autobiographie , le Père Gratien (Padre Gracián) pour les Fondations et le Château Intérieur ( Oeuvres , op.cit, p.1147). Voici ce qu’elle dit dans son Autobiographie à propos du père García de Toledo : « Comme le Seigneur a doué ce père d’humilité en bien des choses, il a cherché à étudier tout ce que l’étude peut apporter dans ce cas, car il est fort docte, et lorsqu’il manque d’expérience, il se renseigne auprès de ceux qui en ont; le Seigneur l’aide aussi en lui donnant une grande foi, son âme a donc beaucoup progressé, et il fait progresser d’autres âmes, dont la mienne ». ( A, XXXIV, 13, oeuvres, op. cit, p.255).

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pour écouter parler de cette rencontre de Dieu et de l’homme, car leur savoir se nourrit aux sources de la révélation et de Dieu et de l’homme, dans le Verbe fait Chair. »374 Thérèse dit à ce sujet : « La science ... est une grande chose, elle nous instruit... elle nous éclaire, et lorsque nous sommes en contact avec les vérités des Saintes Ecritures 375 , nous faisons ce que nous devons : Dieu nous garde de sottes dévotions ! »376 L’on peut considérer que pour elle ses directeurs de conscience sont les garants de cette révélation et de cette tradition dans laquelle elle-même va s’inscrire comme un jalon essentiel.377 Cela peut nous permettre de mieux comprendre la phrase que sainte Thérèse prononce au moment de sa mort : « Soy hija de la Iglesia », « Je suis fille de l’Eglise ». Cette phrase, elle n’aura eu de cesse de la répéter tout au long de sa vie sous différentes formes, dans les prologues de ses écrits, dans sa correspondance et dans ses actes.378 Il me semble intéressant de citer ici la « Protestation » de la sainte qui introduit le Prologue de Chemin de Perfection : « En tout ce que je dirai ici, je me soumets à notre mère la Sainte Eglise; si quelque chose y était contraire, ce serait faute d’avoir compris... ».379 Après ce que nous avons vu, il ne semble pas que ces « protestations » de bonne foi, soient une simple précaution oratoire vis-à-vis de l’Inquisition car elles concordent parfaitement avec l’attitude d’obéissance et l’humilité prônées dans ses écrits et par l’exemple tout au long de sa vie.380 381 V. de la Concha382 abonde dans ce sens : « Le démon ne pourra tromper quelqu’un « ( que) procura ir conforme a lo que tiene la Iglesia, preguntando a unos y otros, como quien tiene ya hecho 374

D.Vasse, op.cit p.98-99, et il ajoute : « Cette science en eux ne vient pas d’eux. Elle autorise le discernement du réel et de l’imaginaire. Elle surgit au coeur de la différence entre l’homme et la femme en distinguant la vérité de l’origine du mensonge des commencements. Elle interdit de confondre l’arbre de vie et l’arbre de mort, le désir et la convoitise. » Il dit également de ces « maîtres » : « (qu’ils) possèdent une science de l’homme fondée sur ce qui fait l’homme : la parole. La voie qu’elle (Thérèse) indique ainsi est bien sûr, celle de l’Eglise fondée sur le Verbe fait chair et qui continue à mettre les hommes en rapport avec Lui. » (Op.cit,p.223). 375 C’est nous qui soulignons. 376 A,XIII,16, oeuvres , op.cit p.87-88. 377 « (...) ce qu’elle dit de sa propre expérience ... ne peut être déclaré vrai que parce que son enseignement reste au plus près de la ligne de feu qui parcourt les Ecritures du début à la fin. » D.Vasse op.cit p.55. 378 En particulier lorsqu’on la met en garde contre les « curiosités » de l’Inquisition à son sujet. 379 Oeuvres , op.cit p.361. La même idée apparaît également dans le Prologue du Château Intérieur, (oeuvres, op.cit p.870). 380 A ce sujet, Bernard Sesé, fait remarquer cependant que « Descendante de conversos, elle-même aux frontières de l’orthodoxie politique ( notamment par son refus d’appliquer le statut de « pureté de sang » pour l’admission dans ses couvents), quelque peu en affinité avec les courants spirituels (érasmisme ou illuminisme) plus enclins à une religion intériorisée, ou à l’oraison mentale, qu’à la prière vocale ou aux pratiques trop extérieures du culte, Thérèse ne pouvait faire autrement, pour sauvegarder sa réforme et sa doctrine, que de revendiquer hautement son adhésion à l’Eglise officielle. » Petite Vie de Thérèse d’Avila, p.80. 381 Dans un livre intitulé Extases Féminines, J.Noël Vuarnet, parle de « contrat tacite » entre les mystiques et l’Eglise, qui limiterait la transgression par rapport à l’ortodoxie de l’Eglise : « La mystique participe en partie d’un ordre qu’elle excède ou cherche à étendre mais n’enfreint pas... Dès la réforme carmélite du XVIème siècle... l’extase, qui est une sortie du monde, n’est conçue ni par l’extatique ni par ses supérieurs comme une sortie libre. Comme les sorties des pensionnaires, cette sortie, de la volonté même de l’extatique, n’échappe pas ou pas tout à fait au contrôle de la hiérarchie. Frange de désordre à l’intérieur d’un ordre qui reste solide et rigide, l’extase est une sortie autorisée et l’union une union légitime. Sortie licite que d’ailleurs le Supérieur, dans chaque couvent, peut interdire ou interrompre. D’où la fameuse technique du « rappel ». Couramment pratiquée, cette technique permet de rappeler le mystique à l’ordre de la religion, elle permet au Supérieur d’éviter que l’extatique, même lévitant, se trouve n’avoir plus les pieds sur terre. Contrôlé par la hiérarchie dont il provient, l’extatique, même lorsqu’il va très loin, se trouve ainsi protégé de l’extase inverse et des parodies de l’amour divin ».(p.158-159). Cependant, en tous cas pour sainte Thérèse, il s’agit plus d’une adhésion profonde, motivée et consciente, qu’un contrat qui, même tacite semble extérieur. J.N.Vuarnet reconnaît d’ailleurs que sainte Thérèse n’a jamais recherché l’extase, bien au contraire.

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asiento en estas verdades que no la moverían cuantas revelaciones pueda imaginar - aunque viese abiertos los cielos - un punto de lo que tiene la Iglesia. » 383 Elle ne se laisse pas ébranler par les menaces de l’Inquisition, elle les prend comme une « épreuve » de plus, positive pour elle, et en rit même : «... Ces personnes vinrent à moi, fort effrayées, me dire que les temps étaient difficiles, qu ’il se pourrait qu’on témoignât contre moi et qu’on m’accusât aux inquisiteurs. Cela m’amusa et me fit rire, jamais je n’ai eu peur de me trouver dans ce cas, sachant bien qu’en tout ce qui concerne la foi, plutôt que de paraître m’élever contre la moindre des cérémonies de l’Eglise, pour elle, ou pour n’importe laquelle des vérités des Saintes Ecritures, j’étais prête à mourir mille morts... (que) si quoi que ce soit en elle (mon âme) était de nature à me faire craindre l’Inquisition; que si je croyais qu’il y eût sujet, j’irais m’y présenter moi-même...».384 Lorsque le Père Gratien ( Padre Gracián ) lui fera part de ses craintes à ce sujet elle fera montre de la même tranquillité d’esprit : « Calle, mi padre que no haya miedo que la Santa Inquisición a quien tiene puesta Dios para guardar su fee, dé disgusto a quien tanta fee tiene como yo »385 386 Il semble surtout qu’elle ait une confiance indéfectible dans la grâce divine : « S’il vous arrive de tomber, ne vous découragez pas... Dieu tirera du bien de cette chute même... ».387 C’est cette confiance et cette foi qui l’animeront également face aux obstacles parfois quasi insurmontables rencontrés dans sa grande entreprise de fondations et de direction de couvents. Nous pouvons conclure cette partie concernant la « croisade intérieure » par ce qui en marque l’aboutissement et permet la rencontre avec Dieu à l’intérieur de soi, mais fait aussi que la « mission » s’accomplisse. Il s’agit de l’union de la foi et des actes, symbolisée par la réconciliation de Marthe et Marie.

Conclusion : l’aboutissement de ce chemin, la réconciliation de Marthe et Marie.

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Op.cit p.42. Osuna réagit de la même façon, et nous pouvons nous demander si, dans son cas, il s’agit d’une précaution oratoire : « Rien ne me serait plus agréable que de rétracter ce que j’aurais pu dire ou écrire contre la foi. Le plus grand de mes adversaires n’a pas plus de zèle à m’accuser sur ce point que je n’en aurais à me condamner moimême.... ». ( cité par Ros, ouvrage sur Osuna, p.110). 384 V,XXXIII,5, oeuvres ,op.cit,p.243. 385 Scholias y addiciones , p.130-131, cité par V. de la Concha,op.cit,p.44). 386 Les grands mystiques du XVIème siècle et leurs précurseurs, ont précédé ou accompagné la réforme intérieure de l’Eglise et n’ont que peu été inquiétés par l’Inquisition. Il est vrai qu’ils se sont très vite clairement démarqués, des ambiguïtés illuministes. A la fin du XVIème et au XVII° siècles, les rapports se tendront de même qu’à l’intérieur des différents ordres, chez les Jésuites en particulier. Quant à la fluctuation des rapports, au cours de l’histoire des XVIème et XVII° siècles, entre mystiques et pouvoir d’état, il convient de signaler l’étude qu’en fait J.A Valente, dans un essai consacré au mystique du XVII° siècle Miguel de Molinos. « Le rétablissement des orthodoxies reflète nécessairement au sein des églises un des phénomènes centraux du XVII° siècle à savoir : le processus de centralisation extrême ( totalización ) et de sécularisation du pouvoir ». Variaciones... (La Piedra y el Centro , surtout p.106 et svtes). Dans un autre essai de ce même ouvrage il décrit les difficultés de saint Jean de la Croix, à la fin de sa vie, face au vicaire général Doria et les problèmes rencontrés par Ana de Jesús et sa compagne Beatriz de la Concepción, pour faire éditer le Cantique Spirituel qui ne sera publié dans sa langue originale, à Bruxelles, qu’en 1627 et en Espagne, seulement en 1630. ( Variaciones , Juan de la Cruz : umbral de un centenario, p.221 et svtes). 387 C,2°D,9, oeuvres , p.889. 383

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L’idée la plus communément répandue, est celle du mystique replié sur lui-même, coupé du monde et de l’action, de la vie . Or, il se fait clairement jour, que le type de vie des mystiques, est l’objet d’un choix (dans un sens ou dans un autre), et non d’ une impossibilité de l’action. Dans La Piedra y el Centro , J.A.Valente décrit ce qui se passe : « En las fases supremas de la vida mística, cuando el alma transfigurada por la unión percibe la unidad simple como estado permanente y continuo (el punto en que Juan de la Cruz habla incluso de la cesación del éxtasis), la salida y el retorno se unifican, y el espíritu reafirma en un nivel superior todo lo inicialmente negado.... Este estado de regreso, de reaparición sobre-abundante del universo... explicaría el gran despliegue de vida activa que ha sido propio de muchos contemplativos ».388 A ce sujet il cite le témoignage de Ruysbroeck, le grand mystique flamand : « Eternamente permanecemos en Dios, desbordando siempre afuera y volviendo sin cesar hacia adentro. Solo así poseeremos verdaderamente la vida interior en toda su perfección.389 Sainte Thérèse aborde clairement ce sujet à la fin des Septièmes demeures : « Sont-ce des invitations à se coucher pour dormir ? Non, non, non;... la compagnie qu’elle (l’âme) trouve ici (dans cette demeure) lui donne plus de force qu’elle n’en a jamais eu... la force est contagieuse, et nous verrons ainsi celle dont les saints ont fait preuve pour souffrir et mourir ». 390 Cette « réconciliation », sainte Thérèse la réalisera de façon étonnante, dans la variété de ses « oeuvres » dans tous les sens du mot : Un autre passage des 7° Demeures , qui décrivent l’aboutissement de l’union à Dieu, résume très clairement ce que signifie l’oraison pour sainte Thérèse, à ce stade-là, surtout à ce stade-là : « ... Voilà à quoi sert ce mariage spirituel : donner toujours naissance à des oeuvres, des oeuvres. » ( Para eso es la oración...de que nazcan siempre obras, obras »).391 C) LA « CROISADE » EXTERIEURE DE SAINTE THERESE. Nous étudierons dans un premier temps quels sont les premiers destinataires de ses textes, après les directeurs de conscience : c’est-à-dire ses « filles », comme elle appelle les soeurs des couvents qu’elle a créés. Nous verrons à cette occasion que signifient pour sainte Thérèse ses autres « oeuvres », à savoir les couvents et son rôle comme réformatrice et « constructrice ». Cette carte, tirée de l'ouvrage de Saínz Rodríguez, indique les itinéraires réalisés par sainte Thérèse, à travers tout le pays, à différents moments, ainsi que les dates de ces voyages et les fondations auxquelles ils donnèrent lieu.

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Variaciones....op.cit p 98-99. Idem, J.A.Valente, p.99. (Ruysbroek, Las Bodas espirituales , Paris, 1946). 390 Sainte Thérèse, C, 7°D, IV, 10, oeuvres, op. cit, p.1035-1036. 391 C,7°D,IV,6.op.cit,p.1034. Il en est de même par exemple pour Osuna : » homme d’action... Missionnaire ardent, infatigable, passionné ... Prédicateur populaire... ». (Ros, sur Osuna, p.93). V. de la Concha signale un aspect intéressant de la « controverse » qui a surgi dans les premiers temps de la réforme carmélitaine à propos de l’importance des rôles respectifs de Marthe et Marie : « En la vieja controversia, San Agustín y, siguiéndole más o menos de cerca, los maestros franciscanos y fray Luis de Granada, apostaban a favor de la contemplativa María. Pero el Cartuxano había sentado el principio de que « la vida contemplativa debe iluminar y dirigir la vida activa »... ». (Op.cit, p. 117-118). 389

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En arrière-plan de ses « filles », apparaissent les autres chrétiens, ceux qui cherchent et qu’il convient d’éclairer. Nous essaierons de voir ensuite, son attitude face aux « âmes percluses » comme elle les nomment, c’est-à-dire celles qui sont en état de péché mortel, et en particulier, face aux « luthériens » Après ses confesseurs : 1) Les premiers destinataires de ses oeuvres écrites , ses « filles ». Comme nous l’avons déja signalé, l’histoire de ce qui deviendra son « Autobiographie » est très éclairante : Elle commence donc à l’écrire vers 1561, comme récit ou plutôt « confession » de son cheminement spirituel, à la demande du père Ibañez. Il s’agit au départ d’un texte strictement confidentiel. Mais peu à peu, en particulier après sa première fondation de couvent, cette confession va se transformer, sur la demande du père García de Toledo en témoignage adressé à de plus larges destinataires et clairement aux « soeurs » de ses couvents.392 392

A propos de l’évolution de cette Autobiographie, nous pouvons signaler ce qu’en dit D.Vasse : « Ce passage de l’homme psychique à l’homme spirituel...Thérèse le marque dans son Autobiographie du signe de l’altérité : ce n’est plus le livre de sa vie qu’elle écrit, mais celui d’un autre. » et il continue, parlant d’ Ignace de Loyola : « Il se mit à

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« C’est alors qu’elle refondit son oeuvre, et la distribua en quarante chapitres. Elle n’acheva pas son livre avant 1565... »393 Nous pouvons dire, qu’à partir de ce moment, « l’éducation » de ses « filles » restera une de ses préoccupations fondamentales ( voire sa préoccupation fondamentale), avec en parallèle, bien sûr, la création de couvents fondés sur une bonne règle394 , et leur bon fonctionnement qui dépendait du comportement spirituel de ses « recrues ». Cette mission d’éducation que les confesseurs et « Sa Majesté » ont confié à sainte Thérèse, elle va s’y consacrer pleinement, sans manquer de mettre en avant son soi-disant manque de compétence, qu’elle demande à Dieu de suppléer. Et comme elle est persuadée qu’Il pourvoiera à tout, elle se lance avec une belle énergie dans ses multiples entreprises.395 C’est aux soeurs de son premier couvent qui restera (le plus?) cher à son coeur qu’est adressé en particulier Le Chemin de la Perfection (1565)396 : « LIVRE INTITULE « LE CHEMIN DE LA PERFECTION » COMPOSE PAR TERESA DE JESUS, RELIGIEUSE DE L’ORDRE DE NOTRE DAME DE CARMEL. IL EST DESTINE AUX RELIGIEUSES DECHAUSSEES DE NOTRE -DAME DU CARMEL DE LA REGLE PRIMITIVE Argument général de ce livre: Ce livre contient les avis et conseils que donne Thérèse de Jésus à ses filles, les religieuses des monastères qu’avec l’aide de Notre-Seigneur et de la glorieuse Vierge Mère de Dieu, Notre-Dame, elle a fondés, dans l’observance de la règle primitive de l’Ordre de Notre-Dame du Carmel. Elle s’adresse en particulier aux soeurs du monastère Saint-Joseph d’Avila, qui fut le premier, et dont elle était prieure quand elle l’écrivit ».397 Le Château Intérieur ( ou Les Demeures )398 , son dernier ouvrage important, commence de même par une adresse à ses soeurs, écrite de la main même de Sainte Thérèse, en tête du manuscrit autographe399 : JHS « Ce traité, appelé Le Château Intérieur, Thérèse de Jésus, moniale de Notre-Dame du Carmel, l’a écrit pour ses soeurs et filles, les religieuses Carmélites Déchaussées. »

s’effrayer de ces alternances qu’il n’avait jamais éprouvées auparavant et à se dire en lui-même : « Quelle est cette nouvelle vie que nous commençons maintenant ? » (Récits, n° 21). 393 Oeuvres,op.cit,notes, p.1145. 394 Le retour à la règle primitive (Carmels réformés) dont nous avons déja parlé. La règle rigoureuse établie par sainte Thérèse pour ses couvents est exposée dans les Constitutions; le récit de la fondation de ses couvents est exposé dans le Livre des Fondations. C’est en 1562, qu’elle fonde son premier couvent, celui de Saint Joseph, bien d’autres vont suivre : Medina del Campo en 1567, de Malagón en 1568, de Tolède et de Pastrana en 1569, de Salamanque en 1570. M. Auclair précise : « Elle était à Malagón en 1570 lorsque le Seigneur lui commanda de se hâter de fonder encore des Carmels, et d’écrire la fondation de ses maisons. Mais la prudence lui interdisait de mettre en oeuvre ce qu’elle entendait tant que son confesseur ne le lui confirmait point... » ( Oeuvres ,op.cit.p.1146.). C’est ainsi qu’elle dit « J’ai commencé à écrire ces fondations...sur l’ordre de mon confesseur, le P. Ripalda, de la Compagnie de Jésus... » (Fondations , XXVII ). 395 Dans cette attitude, il s’agit à la fois de « s’abandonner » à la volonté de Dieu et de tout préparer et de tout faire pour que les actions réussissent. C’est l’application du : « Aide-toi et le Ciel t’aidera » dans lequel Thérèse est passée maître. Elle mettra en jeu, par exemple dans ses fondations, toute son énergie physique et toutes ses capacités de conciliatrice et de « femme d’affaires ». 396 Le Chemin de la Perfection sera remanié plusieurs fois et vraiment terminé en 1573. ( Oeuvres , op.cit, notes p.1145-1146). 397 En-tête-dédicace du livre, oeuvres, p.361. 398 Commencé le 2 juin 1577 à Tolède, fut achevé, malgré des interruptions, en novembre de la même année. Il fut en fait rédigé en 3 mois. 399 Oeuvres , p.869.

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Nous avons vu, au travers des citations extraites des ouvrages de la sainte faites plus haut ( les recommandations concernant l’importance de l’humilité par exemple), combien est primordiale pour elle sa mission d’éducatrice : Elle fait part à ses soeurs de son expérience, en espérant qu’elles pourront, selon leur propre degré d’expérience, assimiler ce qu’elle leur dit : « Ce que je dis, mes filles, va vous sembler déplacé... Il va vous falloir de la patience, sinon je ne saurais faire entendre comment j’ai compris certaines des choses intérieures de l’oraison, et encore, plaise au Seigneur que j’arrive à parler de quelques unes; car ce que je voudrais vous faire entendre est bien difficile, lorsque l’expérience fait défaut. Si vous avez cette expérience, vous verrez qu’on ne peut s’abstenir d’effleurer ce que plaise au Seigneur, dans sa miséricorde, de vous épargner »400 Elle veut également leur parler de ce dont on parle le moins : du surnaturel, de ce qui ne dépend pas de l’être humain mais seulement de la bonne grâce de Dieu : « ...on ne nous explique rien d’autre que ce qu’il nous est possible de faire de nous-mêmes; on nous parle peu des choses que le Seigneur opère dans l’âme, c’est-à-dire le surnaturel. Le fait d’en parler et de nous l’expliquer de nombreuses façons nous apportera la grande consolation de regarder ce céleste artifice intérieur, si peu connu des mortels, que toutefois nombre d’entre eux recherchent... ». 401 Le plus souvent, comme nous l’avons vu, elle les conseille et les met en garde contre les dangers à éviter pour parvenir à la rencontre avec soi-même et avec Dieu : elle ne se place pas au-dessus d’elles, mais se présente comme quelqu’un qui à eu maille à partir avec le démon et qui peut maintenant les aider à déjouer ses ruses : « ... le démon use de beaucoup de subtilité avec les cloîtrées; il voit qu’il a besoin de nouvelles armes pour leur nuire. Moi, misérable, j’ai su mal m’en défendre, j’ai été échaudée, je voudrais donc que ce que j’ai subi soit utile à mes soeurs. Je ne dirai rien que je n’ai vu ou expérimenté moimême »402 . Elle s’adresse à elles plutôt comme une grande soeur ou comme une mère qui conseille mais qui peut être conduite également à sévir, dans le rôle de la mère supérieure. Dans les textes, elle se dirige directement à ses interlocutrices, en utilisant la 2° personne du pluriel, ce qu’elle annonce d’ailleurs à la fin du prologue du Château Intérieur : « ... Je m’adresserai donc à elles en écrivant. »403 Elle les prend souvent à témoin par des interjections : « Qu’adviendrait-il, mes filles, si... », et fait un grand usage de l’impératif : « Gardez-vous, mes filles, des soucis qui vous sont étrangers »404 . Elle utilise souvent des formes de réitération : « Cet amour... si important ... », et n’hésite pas à se répéter : « Je vous ai déja dit que le démon... ». 405 En tant que réformatrice et prieure (et par la suite responsable de toutes les prieures), elle était confrontée à toutes les conséquences, qui pouvaient être graves, non seulement d’une éventuelle mauvaise gestion « technique » des couvents créés mais surtout des conséquences d’une « dérive » et d’une « gangrène » spirituelle. C’est pourquoi elle s’attache beaucoup, comme nous l’avons signalé plus haut, à dénoncer les petits péchés « véniels », plus insidieux mais aussi graves que les péchés capitaux. En ce qui concerne la vie en communauté, elle met en garde contre la « médisance » : « Cet amour que vous devez avoir les unes pour les autres est si important que je voudrais que vous ne l’oubliiez jamais, car à force de considérer chez les autres de petits riens... notre âme peut perdre la paix, et même inquiéter celle des autres; considérez que cette perfection-là coûterait cher. Le démon pourrait aussi éveiller cette tentation chez la prieure; ce serait plus dangereux.... »406 400

C,1°D,I,9, oeuvres , op.cit.p.874-875). C,1°D,II,7, oeuvres , p.878. 402 CH,prologue 3, oeuvres , p.362. 403 C,prologue,4, oeuvres , p.870). 404 C,1°D,II,I5, oeuvres , p.882. 405 C,1°D,II,I6, idem p.883. 406 C,1°D,II,18, op.cit.p.883-884. 401

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Mais elle ne réagit à aucun moment, uniquement en « bonne gestionnaire » (qu’elle est), des affaires de Dieu. Même lorsqu’elle se transforme en « femme d’affaires » pour négocier les achats de terrain et les constructions de couvents. 407 Son but fondamental reste que ses « filles » avant tout sauvent leur âme et puissent accéder le plus vite possible, ou du moins le mieux possible, à ce qu’elle a compris et à ce qu’elle vit de sa rencontre avec elle-même et avec Dieu, au moment où elle leur écrit. D.Vasse dit à ce sujet : « ...Thérèse est une fondatrice. Son livre des Fondations nous raconte comment elle s’y prenait pour établir, à partir de coeur de l’Espagne, cette couronne de monastères ... Mais les maisons de pierres qu’elle a fondées avec la sagesse d’un homme d’affaires en même temps qu’avec la pertinence d’un architecte sont ordonnées à l’édifice spirituel 408 dont la base est l’oraison. Tout l’édifice repose sur la prière. Pour que la maison soit solide, il convient que l’oraison se développe à la lumière de la « science ». Autrement, tout l’édifice porte à faux et ceux qui l’habitent demeurent dans la nuit ». 409 2)- Autres destinataires : les autres chrétiens ? Dans ses oeuvres, sainte Thérèse ne semble s’adresser qu’à ses soeurs : « ...je m’adresserai donc à elles en écrivant, et puis, il me semble insensé de songer que cela puisse servir à d’autres personnes : Notre-Seigneur me fera déja une grande grâce si cet écrit aide quelques-unes d’entre elles à le louer un petit peu plus... ».410 Thérèse se montre ici on ne peut plus restrictive, non seulement elle ne songe s’adresser à personne d’autre, mais elle n’escompte d’effets que pour un petit nombre d’entre elles. 411 Cependant, au fil des lectures de ses textes, il est possible de glaner ici ou là, des remarques qui semblent s’adresser à un auditoire plus large de chrétiens, par exemple lorsqu’elle parle de l’oraison : « ...je ne tiens pas pas cela pour de l’oraison, et plaise à Dieu que nul chrétien ne la pratique de cette façon. »412 Dans les Cinquièmes Demeures, elle s’inquiète pour leur salut : « (l’âme ) a encore plus pitié de celle des chrétiens; elle a beau voir la miséricorde de Dieu, si grande que ceux qui voit mal peuvent toutefois s’amender et se sauver, elle craint que nombre d’entre eux ne se damnent ».413 Plus loin, à propos du surnaturel, ce « céleste artifice intérieur », elle précise : « ... si peu connu des mortels , que toutefois nombre d’entre eux recherchent. »414 Toujours au début du Château intérieur, elle semble situer la restriction à un autre niveau : « Nous ne nous adressons pas à ces âmes percluses... mais aux autres âmes, à celles qui pénètrent enfin dans la château. Celles-là, forts mêlées au monde, ont de bons désirs... De temps en temps, pendant le mois, elles prient, pleines des mille affaires qui occupent ordinairement leur pensée, et auxquelles elles sont si attachées que là est leur trésor, là est leur coeur; elles songent parfois à s’en affranchir, et c’est déja une grande chose pour elles que la connaissance d’elles-mêmes, constater qu’elles sont en mauvaise voie, pour trouver la porte d’entrée. Enfin elles pénètrent dans les premières pièces, celles du bas; mais toute la vermine qui entre avec elles ne leur permet ni de voir la beauté du château, ni de s’apaiser; elles ont déja beaucoup fait en entrant. ».415 407

Elle le fait souvent sans un sou vaillant. Elle saura déployer ses qualités à se faire des relations chez les croyants de couches sociales diverses et obtiendra souvent des donations. 408 C’est nous qui soulignons. 409 D. Vasse, op.cit,p.72. 410 C’est nous qui soulignons. Oeuvres , C, prologue 4, p.870. 411 V. de la Concha explique le caractère spécifique de ses « destinataires » à la crainte de l’inquisition, car il était mal vu pour une femme, d’enseigner » à un large auditoire. ( op. cit, p. 125-126). 412 C,1°D,I, 7, oeuvres , p.874. 413 C,5°D,II,10, oeuvres, op.cit,p.935. 414 C,1°D,II, 7, oeuvres , p.878. 415 C,I°D,I,8, oeuvres , p.874.

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Nous voyons ici, outre la psychologie, l’humanité et la compréhension du monde dont fait preuve ici sainte-Thérèse, une préoccupation moins « élitiste », plus « universelle », à l’adresse d’un nombre plus important de chrétiens, qui pourraient tirer profit de son expérience et de ses conseils, à condition de vouloir voir en eux-mêmes, d’où l’importance de la dernière phrase citée « ... elles ont déja beaucoup fait en y entrant ». 3)- Les âmes « percluses », en perdition : mauvais chrétiens et luthériens. Sainte-Thérèse se déclare impuissante à leur sujet, Dieu seul peut agir dans leur cas : « Nous ne nous adressons donc pas à ces âmes percluses, car si le Seigneur lui-même ne vient pas leur commander de se lever..., elles sont bien mal en point et en grand danger... »416 Un peu plus loin, elle fait plus précisément allusion aux âmes en état de péché mortel : « J’ai entendu une fois un homme, grand spirituel, dire qu’il ne s’étonnait de rien de ce que faisait une âme en état de péché mortel, mais de ce qu’elle ne faisait pas. Plaise à Dieu, dans sa miséricorde, de nous délivrer d’un si grand malheur, car rien, tant que nous vivons, ne mérite le nom de malheur si ce n’est celui qui entraîne des maux éternels, à jamais. Voilà, mes filles, ce que nous devons craindre, et ce que nous devons demander à Dieu dans nos prières; s’il ne garde point la cité, nous travaillerons en vain, car nous sommes la vanité même... ».417 La seule intervention possible dans ce cas, en faveur de ces âmes perdues, est la prière, la demande d’intercession auprès du Seigneur, seul maître du destin final des âmes. Nous nous devons d’évoquer ici l’incidence de « l’hérésie » luthérienne sur les pensées et les oeuvres de sainte Thérèse. Nous pouvons voir chez elle un double aspect : Elle déplore d’abord la perte de l’unité religieuse : « En ce temps-là j’appris les malheurs de la France, les ravages qu’avaient faits ces luthériens, et combien se développait cette malheureuse secte. J’en eus grand chagrin, et comme si je pouvais quelque chose, ou comme si j’eusse été quelque chose, je pleurais devant le Seigneur et le suppliais de remédier à tant de maux. »418 Dans la suite de cette même citation se fait jour immédiatement sa deuxième préoccupation : sauver les âmes419 , et nous voyons apparaître ici encore, à la fois son ardeur face à la tâche et les limites, qu’elle perçoit et réaffirme, de son pouvoir et de celui des ses soeurs face à une entreprise d’une telle ampleur : « Je me sentais capable de donner mille fois ma vie pour sauver une des nombreuses âmes qui se perdaient là-bas. Me voyant femme et misérable, dans l’impossibilité d’être utile au service du Seigneur comme je l’aurais voulu, alors qu’il a tant d’ennemis et si peu d’amis... j’ai donc décidé de faire le tout petit peu qui était à ma portée, c’est-à-dire, suivre les conseils évangéliques aussi parfaitement que possible, et tâcher d’obtenir que les quelques religieuses qui sont ici fassent la même chose... et toutes ensemble, vouées à prier pour les défenseurs de l’Eglise, pour les prédicateurs et les théologiens qui la défendent , nous aiderions dans la mesure de nos moyens mon Seigneur... ».420 V. de la Concha, commente cette page de la façon suivante : « A la vista de tal declaración no cabe duda del propósito contrarreformista de la reforma teresiana, bien que ella se inserte en el proceso de reforma de las religiones alentada por Cisneros ».421 416

C,1°D,I,8, oeuvres , op.cit, p.874. C,1°D,II,5,op.cit,p.877. C’est nous qui soulignons. 418 C.P,I,2, op.cit, p.364. 419 Celle des maures aussi, dont la présence a si profondément marqué l’Espagne, ainsi que le montre ce passage des 5°Demeures : « Cette peine provient en quelque sorte de celle, très vive, qu’elle éprouve de voir Dieu offensé en ce monde, peu honoré, et le grand nombre d’âmes qui s’y perdent, celles des hérétiques comme celle des Maures... ».(C,5°D,II,10,p.935 ). 420 C.P,I,2,op.cit,p.364. 421 V. de la Concha,op.cit,p.40. 417

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C’est à ce moment-là qu’il signale les images de militancia bélica utilisées à ce sujet par sainte Thérèse422 , mais qu’il faut nuancer à notre avis. Voici ce qu’elle dit: « J’en reviens à la raison principale pour laquelle le Seigneur nous a réunies dans cette maison... donc, devant de si grands maux, et l’impuissance des forces humaines à arrêter l’incendie que ces hérétiques ont allumé... il faut, m’a-t-il semblé, agir comme en temps de guerre, lorsque les ennemis ont envahi tout le pays; le seigneur, se voyant acculé, se retire dans une ville qu’il fait très bien fortifier, et d’où il réussit parfois à tomber sur l’ennemi; ceux qui sont dans la ville, gens de choix, peuvent faire d’avantage à eux seuls que de nombreux soldats qui seraient lâches; et ils remportent ainsi fréquemment la victoire; du moins s’ils ne gagnent pas, ne sont-ils pas vaincus, car s’il n’y a pas de traître, on ne peut les dompter que par la famine. Ici, la famine ne peut vous obliger à vous rendre; à mourir, oui, mais pas à vous avouer vaincues ».423 Ce passage, peut suggérer plusieurs remarques : Ces images évoquent, certes la stratégie et le vocabulaire guerrier, cependant elles relèvent surtout du vocabulaire défensif. Sainte Thérèse insiste également sur la qualité des gens repliés dans la forteresse. On ne peut pas ne pas penser à l’humilité prônée par la sainte face à cette tâche titanesque. Le « repliement »de « gens de choix » rappelle l’entreprise de réforme qu’elle a engagée, mettant en avant l’importance de la qualité ( Retour aux sources des « déchaux », stricte observance), plutôt que la quantité, qu’avait pour lui par exemple, le mouvement des carmes « chaussés »). La suite de la citation du Chemin de la Perfection , montre bien l’importance de cet aspect « qualitatif » : « Mais pourquoi ai-je dit cela ? Pour que vous compreniez, mes soeurs, que ce que nous devons demander à Dieu, c’est que nul des bons chrétiens qui sont dans ce petit château fort ne nous quitte pour rejoindre l’ennemi, et qu’Il fasse faire de grands progrès dans les voies du Seigneur aux capitaines de ce château-fort ou de cette ville, qui sont les prêtres et les théologiens... car désormais c’est le bras écclésiastique qui doit nous soutenir, et non pas le bras séculier. Et puisque nous ne valons rien pour aider notre Roi d’aucune de ces façons, efforçons-nous d’être telles que nos prières méritent d’aider ces serviteurs de Dieu qui ont tant travaillé à se fortifier par l’étude et par la vie exemplaire pour aider maintenant le Seigneur ».424 Ce qui dépend d’elle et de ses soeurs, sa mission, leur mission, est de consolider le « château », si petit soit-il. Il s’agit par là-même pour chacune de consolider son propre « château intérieur ». Les « bons chrétiens » du petit château fort (castillito ), semblent être les chrétiens fidèles en général, et surtout les soeurs (et ensuite les frères également) des couvents réformés, avant-garde d’une réforme de l’Eglise qui commence, dans l’esprit de sainte Thérèse, par la « réforme intérieure », en profondeur, de quelques uns. Le « petit château », n’a rien à voir, dans son esprit avec une forteresse constamment assiégée, car certes, si « comme je l’ai souvent dit » rappelle Thérèse, « ... une âme n’est pas seule à se perdre, mais un grand nombre avec elle »425 , il est vrai également pour elle qu’une seule âme peut en ramener à Dieu une multitude.426 A ce moment-là, elle rappelle l’impact puissant qu’ont eu les martyrs : « Nous pouvons beaucoup le louer (Dieu) des milliers de conversions que faisaient les martyrs... »... et les fondateurs d’ordres : « ... Et celles (les âmes) qui ont échappé au démon du fait d’un saint Dominique, d’un saint François, et autres fondateurs d’ordres ! Celles que lui ( au démon) fait perdre actuellement le P. Ignace, qui fonda la Compagnie... »427 . Et nous pourrions ajouter aujourd’hui... sainte Thérèse.428 422

V.de la Concha,op.cit,p.41. C.P,III,1,op.cit,p.370. 424 C.P,III,2,op.cit,p.370. 425 C,5°D,IV,6, oeuvres , p.945-946. 426 Suite du même passage : «...si nous considérons la multitude des âmes que Dieu ramène à Lui au moyen d’une seule... ». 427 Allusion, bien sûr, à saint Ignace de Loyola et la Compagnie de Jésus. 423

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Le pouvoir, l’impact « géométrique » plutôt qu’ « arithmétique », si nous pouvons nous exprimer ainsi, aussi bien de l’amour que du péché viendrait de ce que l’humanité est scellée par l’amour, lien puissant lorsqu’il s’empare des individus, expansif mais qui peut être freiné, entravé par le péché (idôlatrie, hérésie par exemple). Dans ce cas le péché peut causer la perte de ce lien d’unité. La prière est, selon elle, un moyen irremplaçable pour recréer ce lien. C’est pourquoi, un castillito , comme le dit sainte Thérèse, peut avoir un effet démultiplié, si Dieu le veut, et devenir le fer de lance d’une réforme en profondeur de l’Eglise. Elle est très consciente de sa mission et également de ses limites : lui revient tout ce qui peut humainement être fait avec l’aide de Dieu.429 Elle ne ménagera pas ses efforts (physiques et intellectuels). Une fois que tout ce qui pouvait et devait être accompli l’a été, le reste relève du domaine de Dieu. Il nous reste à aborder maintenant le dernier ( et non des moindres) « instrument » de la « croisade » extérieure de la sainte, à savoir le langage . Elle a tout fait pour ne pas le revendiquer. Nous verrons donc comment elle se montre, d’après ses dires, « intermédiaire », une simple plume qui transcrit l’indicible. Mais nous verrons auparavant de quels moyens linguistiques et stylistiques elle se prévaut pour tenter d’exprimer cet indicible de l’expérience intérieure. Nous analyserons, au passage, en quoi consiste sa « dette » aux précurseurs comme Osuna et Laredo. Nous essaierons enfin d’analyser s’il y a un style « thérésien » à proprement parler.

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Ce passage peut nous renvoyer à la jeune Thérèse et à ses rêves de martyre en terre maure en compagnie de son frère Rodrigo. Elle n’a pas, finalement « choisi » ou été « choisie » pour cela, mais comme fondatrice d’ordre, « missionnaire » en quelque sorte, mais le résultat, de son point de vue au moment où elle écrit ( à la fin de sa vie pour le Château intérieur ), semble le même. La « réconciliation de Marthe et Marie » ne s’est pas faite exactement sur le rêve d’enfance, ni sans doute, avec le même contenu ( le rêve de gloire de l’enfance), mais il s’agit bien semblet-il d’une « réconciliation ». 429 A propos de la façon dont sainte Thérèse conçoit son « rôle » en relation avec la nécessaire humilité, il convient de citer ce passage de son Autobiographie où elle parle des « prélatures »: « Quelqu’un me pria un jour de supplier Dieu de lui faire entendre s’il devait accepter un évêché, dans le but de le servir. Le Seigneur me dit après la communion : « Quand il aura compris en toute vérité et clarté que la vraie grandeur est de ne rien posséder, il pourra l’accepter »; il faisait comprendre ainsi que ceux qui accèdent aux prélatures doivent être bien éloignés de les désirer et de les vouloir, ou du moins de les rechercher ».(A,XL,16,p.316). De même, à propos de l’âme et des fruits et bienfaits qu’elle peut recevoir de Dieu : « ...C’est le Maître du verger qui distribue les fruits, et pas elle... » (A,XX,29,p.140).

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QUATRIEME PARTIE : COMMENT DIRE L’INDICIBLE ? L’APPROXIMATION, LE PARADOXE, LES IMAGES-METAPHORES- SAINTE THERESE INSPIREE ? - LES STYLES DE SAINTE THERESE ET LE PRESUPPOSE DE LA « CONVERSION »-LE PROCESSUS D’INDIVIDUATION OU LA LIBERTE RETROUVEE.

A)- COMMENT DIRE L’INDICIBLE OU LE PARADOXE DE L’ECRITURE MYSTIQUE : 1)- La difficulté de dire : Pour les mystiques comme pour les poètes, le langage se fonde sur un paradoxe : comment exprimer, ce qui est senti, vécu au tréfonds de soi-même, comment trouver les mots pour matérialiser, rendre communicable ce qui n’est au départ qu’une expérience et qui, comme telle, malgré sa richesse, resterait perdue à tout jamais si le mystique ou le poète, n’avait pas trouvé l’intrument, les mots qu’il faut, pour la dire. Voici comment le poète José Angel Valente évoque la relation entre le langage et l’expérience mystique : « La primera paradoja del místico es situarse en el lenguaje, señalarnos desde el lenguaje y con el lenguaje una experiencia que el lenguaje no puede alojar. Cabría decir, en este sentido, que el místico 68


se sitúa paradójicamente entre el silencio y la locuacidad. Esta afirmación que, a primera vista, puede parecer excesiva, no lo es si el fenómeno se analiza en profundidad o si se piensa que incluso está explícitamente formulada desde la propia tradición mística. En efecto, el anónimo inglés de The Cloud of Unknowing declara : « Porque el silencio no es Dios ni la palabra es Dios (...) Dios está oculto entre ambos ». La experiencia del místico es una experiencia absoluta, pero a la vez pertenece de algún modo al mundo de la mediación. Entre el silencio y la palabra, ese vacío intersticial del que habla Lilian Silburn 430 no puede ser reducido ni a silencio ni a palabra y es reclamado por ambos. Identificación con el vacío indecible, la experiencia del místico se aloja en el lenguaje forzándolo a decir lo indecible en cuanto tal. Tensión entre el silencio y la palabra que el decir del místico sustancialmente conlleva, porque su lenguaje es señal, ante todo, de lo que se manifiesta sin salir de la no manifestación. En su descenso sobre el lenguaje, la experiencia del místico arrasa el lenguaje para llevarlo a un extremo de máxima tensión, al punto en que el silencio y la palabra se contemplan a una y otra orilla de un vacío que es incallable e indecible a la vez ». 431 432 « (La mística) desborda los lindes de lo humano y resulta indecible. ¿ Cómo apresar las alas de mariposa sin destruirlas o al menos inmovilizarlas ? Ahí se realiza el encuentro entre poesía, mística e historia. En algunos de nuestros místicos no se pueden fácilmente señalar los confines ». 433 Laredo exprime en ces termes la difficulté de transcrire avec des mots ce qui est ressenti : « ... Mas siéntese que se siente y no se sabe decir ». 434 Les mystiques, lorsqu’il s’agit de traduire leurs expériences, se retrouvent un peu dans la situation du prophète Jérémie : « ( El profeta Jeremías) cuando habiendo Dios hablado con él no supo que decir, sino, a, a, a ». 435 Saint Jean de la Croix dit de sa propre expérience : « Yo no quería hablar, ni aun quiero, porque veo claro que no lo tengo de saber decir, y parecería que aquello es si lo dijere ». 436 Sainte Thérèse exprime la même incertitude dans son Autobiographie : « ... Quant à ce qu’on appelle union, je ne saurais faire comprendre en quoi cela consiste ». 437 M. Borrero fait la constatation suivante : « ... no debe sorprendernos el juicio de León Hebreo de que la materialidad de las palabras impide la precisa demostración de lo espiritual. Es ésta una confesión muy cercana a la inefabilidad cristiana, de que el lenguaje estrictamente humano no tiene capacidad de expresar lo más subido de las gracias místicas ». 438 Cependant, selon M. Certeau, il existe bien un espace où les mystiques pensent qu’une expression est possible : « Pourtant le postulat d’une révélation n’en est pas moins présent dans la conviction qu’il doit y avoir un « parler Dieu »... Le « modus loquendi »... joue entre ces deux pôles pour trouver quand même, des façons de parler ». 439 Ils vont essayer de mener ce combat avec les mots 430

L’auteur, à ce propos, signale l’essai de L. Silburn, Le Vide, le Rien, l’Abîme, qui fait partie de l’ouvrage Le Vide, expérience spirituelle en Occident et en Orient, Hermes, 6. 431 Ensayo sobre Miguel de Molinos,Variaciones , Tusquets Editores, n° 114, 1991, p.85-86. 432 Michel de Certeau. La fable mystique, 1. XVI-XVII° siècle. Tel, Gallimard,1982, M. de Certeau explique ce qu’il appelle « la lutte des mystiques avec la langue » par un clivage historique et culturel ancien. Selon lui, ce clivage a séparé la tradition chrétienne fondée sur le langage (« Le Verbe s’est fait chair »), de ce qu’il nomme « le silence grec ».. Il ajoute : Il a fallu un long temps et une autonomie de l’Eglise pour que prenne forme le paradoxe chrétien d’une langue mystique ». (p.158-159). Pour lui, encore au XVIème siècle, une certaine instabilité dans le langage mystique viendrait de ce qu’il appelle « le grand Silence d’autrefois » ou encore des traditions juives et musulmanes. 433 M.Andrés M. Hist.Míst.Edad.Oro... op. cit, p.111. 434 B. de Laredo, Subida del Monte Sión (1535) , cité par M.A.M. Hist.Míst.Edad.Oro, p.9O. Les lignes précédentes de la citation critiquent les inquisiteurs : « Pero estos términos no se pueden discutir, mas solamente sentirse y muy escondidamente, y aun aqueste sentir es sólo de los que son importunos y porfiados inquisidores de Dios y no saben entender cómo y por qué modo o vía se siente. Mas siéntese... ». 435 Saint Jean de la Croix, Noche... cité par M. Borrero, op.cit, p.248. 436 Llama de Amor Viva , (dernier §), cité par M.Andrés M. Hist.Igl.en Esp. III, 2°, p.359. 437 Sainte Thérèse, A, XVIII,2, oeuvres, p.115. 438 M.M. Borrero, op.cit, p.41. 439 M. de Certeau, op.cit, p.159.

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pour communiquer ce qu’ils ont à dire et à partager, mais une chose est d’expérimenter, une autre de pouvoir et savoir comprendre et traduire, transcrire ce qui s’est passé.

2)- Savoir communiquer le don reçu est une grâce. Sainte Thérèse, à plusieurs reprises, marque bien la différence entre les trois moments distincts que sont l’expérience, la compréhension de l’expérience et sa communication. 440 « Il me semble avoir un peu plus de lumières sur les faveurs que le Seigneur accorde à quelques âmes, mais il est bien différent de savoir en parler : plaise à Sa Majesté de le faire, s’il doit s’ensuivre un certain bien, et sinon, non ».441 Dans son Autobiographie, elle faisait déjà remarquer : « Le Seigneur nous fait une faveur en nous accordant cette faveur, mais c’en est une autre de comprendre de quelle faveur il s’agit, et en quoi elle consiste, et c’en est une nouvelle de savoir en parler et de donner à entendre ce qu’il en est. Et bien qu’il semble que la première suffise pour que l’âme délivrée de ses craintes et de sa confusion avance plus vaillamment sur le chemin du Seigneur, foulant au pied tout au monde, il est très avantageux de le comprendre, et c’est encore là une faveur; il est juste que ceux qui bénéficient de l’une d’elles louent hautement le Seigneur, et que même ceux qui en sont privés le louent de les donner à quelques-uns parmi les vivants pour qu’ils nous en fassent profiter ». 442 En fait, tous les mystiques qui ont été conduits à faire partager leurs expériences, ont distingué ces trois phases, Osuna, par exemple, avant sainte Thérèse et saint Jean de la Croix. Voici comment D. Vasse les analyse : « Ainsi les trois choses -motion, compréhension,témoignagesont différentes. La première indique le mouvement que la parole produit dans l’âme sans qu’elle sache nécessairement de quoi il s’agit. La seconde permet de reconnaître « de quelle faveur il s’agit et en quoi elle consiste ». La troisième consiste à posséder la « science » grâce à laquelle un autre entend ce qui se passe en lui et discerne les effets et l’origine des motions qui l’animent ». 443 Les auteurs issus de la nouvelle spiritualité ont à la fois l’expérience, l’envie et les moyens (qu’ils vont se forger) de la communiquer. 444 Dans la première partie, nous avions indiqué l’évolution sémantique du mot mystique , commentée par M. Andrés Martín : « La palabra mística se aplicó primeramente al misterio revelado en la Sagrada Escritura; más tarde significó el conocimiento de ese misterio; finalmente recayó sobre el sujeto, es decir, sobre la conciencia y experiencia personal del hombre. Cuando se miraba más al objeto, se hacía siempre con referencia al sujeto que lo conocía. A su vez, cuando la atención se centró más en el sujeto, incluía también el contenido objetivo del misterio y el modo de expresarlo ». 445 Nous avons affaire ici au dernier stade d’évolution de ce mot, qui inclut la recherche consciente mais paradoxale de l’expression comme le dit si bien saint Jean de la Croix : « Para haber de dar a entender esta noche oscura, por la cual pasa el alma para llegar a la divina... unión perfecta del amor 440

Le troisième moment inclut en général les deux premiers, mais par contre il peut y avoir expérience sans compréhension claire de ce qui se passe et bien sûr sans communication de cette expérience. « L’une de ces trois choses ne va pas nécessairement avec les autres : expérimenter l’ouverture, comprendre et savoir en parler sont trois grâces différentes ». (D. Vasse, op.cit, p.189). « Francisco de Osuna y Santa Teresa distinguen tres gracias : recibir un don, conocerlo y saber comunicarlo ». (M. Andrés M., Hist.Míst.Edad.Oro... p.19). 441 C, 4°D, I, 1, oeuvres, op.cit, p.905. 442 A, XVII, 5, oeuvres, op.cit, p.111. 443 D. Vasse, op.cit, p.188-189. 444 Cela fait partie de l’unité et de l’intégration de la personne, réalisée par la nouvelle spiritualité et dont nous avons parlé dans la deuxième partie. 445 Hist.Míst.Edad Oro... p.45. M. de Certeau dit lui aussi : « D’une manière générale, en effet, on emploie « spirituels », « contemplatifs » ou « illuminés » pour désigner leur expérience, et « mystiques » à propos de leurs discours... L’adjectif « mystique » lui-même qualifie un genre littéraire, un « style ». (op.cit, p.157).

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de Dios, ... no basta ciencia humana para lo saber entender , ni experiencia para lo saber decir ; porque sólo el que por ello pasa lo sabrá sentir... ». 446 Cela indique l’importance fondamentale, pour sainte Thérèse, de F. de Osuna et B. de Laredo, dont les écrits lui servirent de « maîtres » non seulement -si l’on peut dire- dans l’apprentissage d’une méthode d’oraison et comme preuves vivantes d’expériences extrêmes dans le respect du dogme, mais aussi dans la découverte et l’assimilation progressive de moyens linguistiques pour exprimer l’inexprimable 447 : « La Mística Doctora confiesa que durante muchos años no sabía expresarse en este campo y tuvo que servirse de subrayados en las obras de Osuna y Laredo ». 448 Avant eux, le langage mystique n’était pas encore formé, comme le signale M. Andrés Martín à propos d’auteurs comme Gómez García et de G. de Cisneros : « Aún no estaba formado su lenguaje místico, ni los alumbrados hacían peligroso el recuerdo de Moisés y de San Pablo ». 449 Au tout début du XVIème siècle, avant la publication des oeuvres d’Osuna et de Laredo, que l’on peut appeler avec raison les précurseurs de sainte Thérèse, la mystique n’avait pas encore vraiment trouvé ses formes d’expression. Nous avons signalé dans la première partie, combien la nécessité de clarification face au danger illuministe, a contribué à l’élaboration d’un style à la fois précis et imagé. S’y ajoute la chaleur communicative d’hommes qui placent le corps et les sens comme des participants à part entière de l’expérience qu’ils éprouvent et qu’ils ont besoin et envie de communiquer. Sainte Thérèse ne pouvait qu’être conduite vers eux. Elle va leur emprunter des mots, de nombreuses images, qu’elle cite souvent de mémoire ou se réapproprie. Le langage qui va se former sera d’une richesse et d’une subtilité inouïes. B)- CREER UN LANGAGE AU SERVICE DE L’INDICIBLE. 1)- Le castillan, langue des mystiques espagnols. L’ élaboration de nouveaux instruments linguistiques va aller de pair avec la consolidation de la mystique du recueillement. Elle se manifeste par l’invention de termes qui vont permettre d’exprimer avec plus de nuances ce qui est vécu. Elle se caractérise aussi par l’emploi de la « négation approximative » et du paradoxe et surtout par l’emploi de la métaphore. Osuna et Laredo y sont passés maîtres. Mais il convient de rappeler tout d’abord que la langue utilisée par les mystiques du Siècle d’or et leurs précurseurs est le castillan, langue « vulgaire », populaire, liée à l’universalisation de l’appel -étudié dans la deuxième partie- et dans laquelle la chair des expériences pouvait trouver à s’exprimer plus aisément qu’en latin, langue de la scolastique 450 . Voici ce que dit à ce sujet M. de Certeau : « La fin du Moyen Age est marquée par le passage du latin aux langues vernaculaires... Depuis le XIII° siècle, le latin est devenu une langue à la fois

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Llama de Amor viva , B,I,17. ( cité par M.Andrés M. idem, p.45). M.Andrés Martín a inventé le mot « efabilidad » qu’il utilise à propos de Saint Jean de la Croix et surtout de sainte Thérèse. ( Actas del primer congreso... , op.cit, p.23 et Hist.Míst.Edad.Oro , op.cit, p.85 et 87). 448 Hist.Míst.Edad.Oro... p.19. 449 Idem, p. 42. L’allusion à Moïse et Saint Paul se refère à l’immense liberté qu’avaient les auteurs d’avant 1523 dans le choix des références et des images pour traduire l’union mystique. Ensuite, pour cause d’illuminisme, il fallut d’avantage expliquer, sinon se justifier. Voici le début de la citation : « Gómez García dedica a la contemplación 15 capítulos, 35 a 54, de la primera parte de su obra. En el 41 distingue contemplación por dilatación o ensanchamiento, que Laredo y Santa Teresa llamarán engrandecimiento; por sublevación o aliviamiento y por exceso o arrebatamiento. Aún no estaba formado el lenguaje místico... ». (p.42). 450 M. Andrés M. fait remarquer que le castillan est depuis un certain temps la langue véhiculaire des expériences mystiques. Il avait déjà été une langue de méditation et de prière chez les séphardites, au moins autant que l’hébreu. Il va continuer à s’enrichir. (Hist.míst. Edad de oro... p.83). 447

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conservatrice (dont l’évolution est contrôlée par une élite professionnelle) et technicienne (qui a la sureté et la précision de la langue artificielle). C’est l’instrument d’une scientificité ». 451 Les premiers codificateurs vont s’atteler à la fois à une tâche conceptuelle et linguistique, le que dire et comment le dire étant plus que jamais liés. 452 Cela commence par la réappropriation ou l’invention de termes et par un phénomène intéressant et (car) créatif, que M. de Certeau nomme la « translation ». 453 2)- Evolution du sens de certains mots, création de mots nouveaux : la translation comme phénomène créatif de la langue. Il s’agit d’une « transplantation » de mots et de concepts (« mots immigrants, déplacés et transformables »), d’une langue à une autre, dans le cadre de ce qu’il appelle le « melting pot » linguistique de l ’époque. Il s’agit d’un brassage européen, voire mondial (il signale une traduction en japonais), lié à la multitude de traductions qui se multiplièrent après l’invention de l’imprimerie.454 Et il ajoute : « C’est un chantier. Tour à tour, on y joue de l’équivoque et l’on révise des acceptions pour les préciser. Une langue de « l’autre » est générée par le travail innombrable de ces altérations. Le parler mystique est fondamentalement « traducteur ». Il est passeur . 455 Il forme un tout par d’incessantes opérations sur des mots étrangers... Ce style d’écriture est un permanent exercice de translation ».456 Et il oppose ensuite le copiste qui imite et reproduit, au traducteur qui lui est « un opérateur de différentiation... (qui) met en scène une région étrangère même si c’est pour l’adapter en lui laissant troubler son langage » . 457 « L’histoire de la mystique pourrait bien avoir converti le « copiste » en ce traducteur, ascète saisi par la langue de l’autre et créant par elle du possible tout en se perdant lui-même dans la foule ». 458 Nous retrouvons ici, avec l’opposition copiste/traducteur, celle signalée au début entre le latin devenu langue « conservatrice » et « technicienne » et les langues vernaculaires, « vulgaires », habitées par l’expérience et l’échange. Nous pouvons aller jusqu’à parler, dans ce sens, du mystique comme transmetteur et traducteur de l’indicible.459 C’est ainsi, que même « perdu dans la foule », il va (re)trouver sa liberté.

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M. de Certeau, op.cit, p.159. J.Marichal, op.cit, p.89-90, où l’auteur compare la différence entre les instruments linguistiques dont Teresa de Cartagena disposait à son époque, avec ceux dont sainte Thérèse a pu disposer par la suite : « Así observábamos que Teresa de Cartagena no consiguió penetrar realmente en la « arboleda » de su individualidad por carecer de medios retóricos adecuados... Ahora bien, gracias al caudal expresivo de Guevara pudo contar Teresa con los recursos verbales indispensables para llegar a oir sus propias voces interiores : y así la distancia que media entre ella (Teresa de Jesús) y Teresa de Cartagena es más que cronológica ». Nous avons vu qu’après Antonio de Guevara, sainte Thérèse a pu bénéficier encore d’autres influences, et qu’elle a su se nourrir des apports spirituels et linguistiques de ses prédécesseurs de la mystique du recueillement. (Guevara (Fray Antonio de- 1480-1545), franciscain. Vécu comme chroniqueur et confesseur, à la cour dans l’entourage du roi, auteur de plusieurs oeuvres. J. Marichal et V. de la Concha le qualifient d’écrivain « mondain »). 453 M. de Certeau, op.cit, p.164. Il ajoute, à propos des phénomènes de translation « Ce sont des activités métaphoriques (la métaphore est une « translatio »). Elles déplacent ». (Ibidem, p.165). 454 M. de Certeau, op.cit, p.163. Il s’agit souvent de traductions de traductions, ce qui accroît le phénomène interprétatif et vivant. Le même auteur signale en particulier l’influence de la mystique rhéno-flamande et ce qu’il nomme « la langue des béguines ». (Ibidem, p.161). Il ajoute (p.162) : « La mystique naît aussi de ces brassages de langues. Elle veut être la langue traversière de ces langues ». ( L’anti-Babel ?). 455 C’est nous qui soulignons. 456 C’est nous qui soulignons. 457 C’est nous qui soulignons. Op.cit, p.164. 458 M. de Certeau, op.cit, p.165. 459 Ce thème sera abordé un peu plus loin ( Sainte Thérèse,un langage inspiré ?). 452

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Pour en revenir au domaine linguistique, nous voyons, une fois de plus à quel point, le castillan (en ce qui nous concerne) a pu représenter l’instrument indispensable que les mystiques espagnols se sont donnés pour transmettre ce qu’ils avaient à dire. Il s’est agi, en effet, de passer d’un langage imprégné par la scolastique 460 , surtout apte à exprimer des concepts, à une langue à la fois plus concrète et plus imagée, qui vise à décrire finement des expériences. M. Andrés Martín remarque à ce sujet : « La nueva espiritualidad necesitó la formación de voces nuevas, pues las usuales resultaban cortas e insuficientes ». 461 Le même auteur cite un certain nombre de mots qui existaient auparavant mais dont le sens a évolué, accompagnés du commentaire suivant : « La mística española recoge muchas ideas y palabras de la escolástica y de la mística anterior y les da sentido propio ». Par exemple apex mentis y apex spiritus sont empruntés à saint Bonaventure et à Hugo de Balma; superesencia et fondo del alma viennent de la mystique nordique. Le sens de mots comme : Mental et Mente par exemple, ainsi que Desengaño, Resignación s’est modifié lui aussi. 462 Il énumère également un certains nombre de termes qui apparaissent fréquemment dans les titres de livres de spiritualité du Siècle d’or : Meditación ... contemplación... camino... combate.... desposorio... espejo... fuente... perla... tesoro. (p.89) et signale à maintes reprises l’enrichissement du vocabulaire correspondant à l’analyse de certaines étapes du vécu des mystiques, en particulier le vocabulaire de la description de l’union avec Dieu, du recueillement sur soi-même ( reflexión , recogimiento ) et du centre de l’âme. 463 Les débuts de cette recherche sont hésitants ( fase titubeante ), chez Gómez García en Carro de dos Vidas (1500), par exemple. Le vocabulaire employé est cependant déja riche mais moins précis que chez les grands auteurs postérieurs. 464 Un ouvrage signalé par M. Andrés Martín dans le paragraphe suivant, semble marquer une étape importante, avant même Osuna et Laredo. Il s’agit de Sol de contemplativos (1514). M. Andrés. M. fait remarquer : « El salto lingüístico es abismal ».465 Ensuite arrivent des auteurs qui vont vraiment marquer un tournant dans la mystique du recueillement, du point de vue du contenu et de la forme : « En Alonso de Madrid y en Francisco de Osuna se ha alcanzado una altísima madurez en palabras, imágenes y símbolos ». 466 Chez sainte Thérèse, le vocabulaire et les images s’enrichissent encore. Elle emprunte judicieusement mots et métaphores, à ses précurseurs et se crée un style propre. Elle dispose d’un vocabulaire immense déjà, qu’elle contribue à développer et préciser, par exemple, pour décrire l’évolution de l’âme (dans le Château de l’Ame ). 3)- Vers une plus grande précision linguistique.

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Cilveti, citant le Troisième Abécédaire ... d’Osuna, utilise les adjectifs « especulativa » et « escudriñadora », à propos de la scolastique. (op.cit, p.157). 461 M.Andrés M. Hist.Míst.Edad.Oro... p.92. 462 Idem, p.92 et p.89. 463 Hist.Míst.Edad.Oro... Respectivement, p.87, 252-253. 464 « Gómez García habla de sublevación, aliviamiento, solivimiento, arrebatamiento, ensanchamiento, transmutación... Es un libro de subido interés filológico y teológico ». (M.Andrés M. Hist.Míst.Edad.Oro... p.89). 465 Voici ce que dit l’auteur à propos de cet ouvrage : « Se trata de una traducción hispanizada de la Teología mística del cartujo lionés Hugo de Balma... « . (Hist.Míst.Edad.Oro... p. 89). L’expression : « El salto lingüístico » se réfère aux oeuvres antérieures et en particulier à Carro de dos vidas. 466 Idem, p.89. Et il ajoute : « El tiempo y la experiencia los irían enriqueciendo hasta Antonio Panes y Miguel de Molinos en la segunda mitad del siglo XVII ».

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Elle se situe dans le contexte qui vient d’être évoqué. Il s’agit, certes, d’une volonté « scientifique » de précision, mais évoluant dans une ambiance d’une grande richesse linguistique et d’une liberté intérieure. Depuis les controverses avec les illuministes, la précision des termes est restée une préoccupation constante chez les auteurs mystiques. Saínz Rodríguez relève ce trait chez sainte Thérèse : « ... se preocupó mucho de no abarcar en su exposición doctrinal cosas parecidas bajo términos generales que se pueden prestar a confusión. Por esto la Santa clasifica y divide tan cuidadosamente todos los aspectos de la oración, aspirando a recoger, con sus definiciones de oración mental, vocal, de quietud, de unión, de éxtasis, de rapto, de matrimonio espiritual etc, todas las jerarquías del amor divino, que así se hace más fácilmente comprensible ». 467 Víctor de la Concha observe les qualités de précision de la sainte, qui ne s’exercent pas au détriment de la spontanéité dont elle fait preuve en de nombreux endroits: « Dentro aún del nivel léxico, hay que aducir aquí también como testimonio de la voluntad de precisión en la espontaneidad, el cuidado con que Teresa de Jesús atiende a los matices semánticos de las palabras. Basta repasar, por ejemplo, el ensayo de Louis Oechslin sobre el vocabulario afectivo de la santa. En un campo donde las fronteras significativas son, por la naturaleza de los contenidos, muy permeables, resaltan, simultáneas, esa frescura y espontaneidad que desbordan los moldes rígidos del vocabulario de cualquier escuela psicológica, y la precisión expresiva de aspectos vivenciales, diversos, si análogos ». 468 Ensuite il donne l’exemple de l’usage qu’elle fait du mot « alegría » qu’elle distingue clairement du mot « contento » : « ... podría parecer que Teresa de Jesús considera sinónimos alegría y contento. Y, sin embargo, distingue permanentemente el alcance de uno y otro ». 469 Denis Vasse, quant à lui, étudie la différence qu’établit sainte Thérèse entre les contentements ( contentos ) et les plaisirs ( gustos ), dans les deux premiers chapitres des Quatrièmes Demeures : « Elle met des mots sur des réalités spirituelles en faisant découvrir une différence entre les motions de l’esprit. Sans ces mots qui donnent réalité aux sensations pour celui qui les éprouve, jamais l’orant ne sort de la confusion et de l’impasse... Les contentements sont de l’ordre de la nature.... Ils ont une raison, une cause... ils produisent des effets de consolation spirituelle (4D,I,4) , pourtant , ils ne dilatent pas vraiment le coeur » 470 . « Ils semblent même à l’ordinaire le serrer un peu -dit sainte Thérèse- ... les larmes angoissées qui jaillissent semblent en quelque sorte causées par la passion ». (4D,I,5). « Bref -continue D.Vasse-, les contentements que décrit Thérèse procèdent de la sensualité de notre nature (4D,I,5) , et s’achèvent en Dieu (4D,I,4)... En revanche, les goûts (plaisirs) sont une faveur surnaturelle... (ce plaisir) ne dépend pas de notre industrie. Contrairement aux contentements, il se 467

Op.cit, p.313. J. Noël Vuarnet, dans son ouvrage Extases féminines , cite un passage du livre de Ernest Hello : Physionomie de saints, dans lequel il compare sainte Thérèse à Angèle de Foligno : « Sainte Thérèse, elle, garde la vue constante et claire des états qu’elle traverse, des étapes qu’elle parcourt, des phases par où elle passe, des résidences où habite son âme. Dans les sept châteaux de l’âme, elle détermine avec précision le point où cette région finit, le point où cette région commence -on dirait une carte de géographie- Peut être les doutes, les questions, les lenteurs, les études qu’on fait autour d’elle, à propos d’elle et qu’on lui faisait faire sur elle-même ont-ils développé dans son intelligence cette lucidité méthodique ». 468 El Arte Literario de Santa Teresa, Ariel, 1978, p.103. Le livre de L. Oechslin est L’Intuition Mystique de Sainte Thérèse, PUF, Paris, 1946, p.321-376. 469 V. de la Concha, ibidem, p.103-104. Voici la suite de la citation où l’auteur précise la différence : « ... el término alegría en Santa Teresa no significa una emoción común pura. Comporta una dimensión sensible; pero la elección del vocablo se produce siempre en medio de un suceso repentino que el alma pone de inmediato en relación con Dios, encuadrándolo así en la economía general de la vida del espíritu... En los últimos escritos teresianos aparece aplicado a vivencias de alegrías desbordantes que inundan todo el ser ». (p.104). 470 D.Vasse, op.cit, p.193-194-195. A.L. Cilveti dit au sujet de l’apport de sainte Thérèse : « Santa Teresa enseña el cómo de la más alta vida mística; San Juan de la Cruz el qué y el por qué de ella; nadie ha llegado tan lejos como Santa Teresa en la descripción del fenómeno místico, y nadie ha penetrado tanto como San Juan de la Cruz en su esclarecimiento ». ( Introducción a la Mística española, Cátedra, Madrid, 1974, p. 202).

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répand, sans bruit, dans l’homme tout entier (4D,II,4) . Cette délectation dilate le coeur, mais elle ne prend pas naissance en lui. Elle trouve son origine en un point encore plus intérieur , au-delà du plaisir provoqué par un sentiment agréable, « comme en quelque chose de très profond » -dit Thérèse- (qui) pense que ce doit être le centre de l’âme... (4D,II,5) . La dilatation paisible du coeur s’ouvant en son centre à l’immensité de Dieu -au Réel en tant qu’origine et fin de la réalité du désir de l’homme- rend compte de ce qu’elle a nommé ailleurs « oraison de quiétude ». 471 D’autres instruments sont utilisés pour rendre compte de la multiplicité et de la richesse de l’expérience mystique car, comment exprimer directement des sensations ou expériences, qui sont de l’ordre de l’émotion et par définition si difficiles à cerner par des mots ? Il est nécessaire, à ce moment là de mettre en jeu les détours de l’approximation, de la négation voire du paradoxe : 4)- Utilisation de l’approximation, de la négation et du paradoxe. a)- L’approximation, la négation. Nous pourrions risquer la comparaison avec le Nom de Dieu, imprononçable car inconcevable et incernable et qui doit donc être approché délicatement, religieusement par l’évocation de ce que Dieu n’est pas . « Para Osuna... como la esencia de Dios no puede ser habida en pronto, porque no es definible la divinidad, entonces vemos « que más verdadera y llanamente el apartar muestra negando lo que no sea, que afirmando... ca excede todo entendimiento, y cualquier cosa que pueda ser oída, vista o sabida, no conviene a la majestad ». 472 Les mystiques ont en effet beaucoup employé la définition négative pour tenter d’approcher et de faire comprendre leur vécu : Saínz Rodríguez dit à ce sujet, se référant au poète Pétrarque : « ... vemos como nota permanente esta misma manera de expresión, tan grata a los místicos, de lograr la afirmación de una idea por medio de negaciones ». 473 Auparavant, le même auteur, citant le Pseudo-Denys, faisait la même remarque et insistait sur la construction de ces phrases réutilisée par les mystiques du Siècle d’or : « No se expresa ni se comprende », « No es... ni... »; car ce qui est évoqué est au-dessus de toute affirmation et de toute négation humaine. 474 D.Vasse avance une explication, basée sur les relations entre le conscient et l’inconscient, les rapports entre sujet et objet, qui peut compléter la précédente fondée sur le caractère ineffable de la divinité : « Thérèse aussi se débat pour dire ce qui se passe du côté du sujet en ce centre du coeur qui échappe à toute connaissance consciente... Cette façon de débattre met nécessairement en jeu une contradiction dans l’ordre du discours quand il a pour « objet » le sujet parlant. Ce n’est pas « mentir » alors que de mettre en oeuvre cette contradiction ». 475 471

Idem, Vasse, p.195. Par ailleurs, M.Andrés M. signale la thèse de Montserrat Izquierdo Configuración simbólica de la interiorización en las Moradas de Santa Teresa de Jesús. ( Hist.Míst.Edad.Oro... en note, p.90). Sainte Thérèse précise aussi dans les 7° Demeures, la différence entre âme et esprit . (C,7°D,I,11, oeuvres, p.1019; et C,7°D,II,3, p.1021). 472 M.Andrés M. qui cite le Troisième Abécédaire d’Osuna. ( Los Recogidos, p.140). Voici ce que dit Osuna du caractère incommensurable de la divinité : » Así como si le dijéramos ser piélago, hemos de añadir sin suelo ni ribera; y si lo llamásemos maestro, hemos de añadir universal, que no puede errar; si lo llamásemos majestad, hemos de añadir, que no puede ser disminuida... ». Tercer Abecedario esp. XI, 3, 362, cité par M.A.M. Los Recogidos, p.146. 473 Saínz Rodríguez, op.cit, p.122. 474 Idem, p.54-55. 475 D. Vasse, op.cit, p.197. Il nous semble que ce qui se déroule sur le terrain de la vérité et du mensonge, et se résoud dans la contradiction, au niveau du contenu, ne peut que s’exprimer en termes d’approximation, de négation et de paradoxe, en ce qui concerne la forme. « Ce n’est pas « mentir » alors que de mettre en oeuvre cette contradiction affirme D.Vasse- c’est au contraire, dire la vérité comme nous pouvons, la dire alors que c’est elle qui parle en chacun

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b)- Le paradoxe. Son utilisation relève de la même nécessité intérieure que nous venons de mentionner. Dans L’Etonnement Philosophique , Jeanne Hersch dit, retraçant la pensée de saint Augustin : « Nous employons donc, pour parler de Dieu, les mots de notre langage humain, mais nous devons en quelque sorte les traduire sans cesse, à un autre niveau. Quand nous parlons de Dieu, notre langage se transcende lui-même. En se transcendant, il en vient à se contredire. C’est ainsi que la contradiction devient signe du divin : « Je crois parce que c’est absurde ». Ce qui signifie : je reconnais que la contradiction peut être le signe du divin. Les catégories d’Aristote ne s’appliquent plus ... Dès lors se pose le problème du langage. Dans quelle langue peut-on parler du Dieu chrétien ? - Question qui ne cessera plus de se poser. C’est qu’il y a dans notre esprit une dimension où la langue ne suffit plus. Il faut trouver des voies indirectes, des ruses, des artifices, pour lui faire dire malgré son inadéquation essentielle, ce que nous voulons signifier ». 476 Sainte Thérèse a souvent recours au paradoxe. Elle semble aimer jouer avec les mots même si elle ne le fait jamais gratuitement mais toujours pour essayer de mieux se faire comprendre. C’est aussi une façon de reconnaître (et de faire reconnaître) que la réalité précise lui échappe et qu’il faut qu’elle-même et son lecteur- restent ouverts à l’inconnu voire à l’incompréhensible : « La originalidad del lenguaje paradójico es una constante en sus intentos (de Santa Teresa) de describir los últimos grados de oración. Las ideas e imágenes de la tradición mística operan en la zona que rodea lo inefable preparando la paradoja que sobrepasa el significado tradicional para convertirse en sugerencia y « balbuceo » del misterio ». 477 « ¿ Quién no recuerda las paradojas teresianas ? » demande M.Andrés Martín 478 qui poursuit en citant le passage auquel nous nous sommes référés en analysant les rapports de l’amour et de l’entendement en deuxième partie : « Si l’entendement entend, il ignore comment il entend; du moins ne peut-il rien saisir de ce qu’il entend. Pour moi, je ne crois pas qu’il entende car encore une fois il ne s’entend pas lui-même. Je n’arrive pas à m’expliquer tout cela ». 479 Voici quelles sont les reflexions que ce même passage suggère à A. Cilveti : « Este texto es la última palabra de Santa Teresa sobre la experiencia de unión, tras haber ensayado en vano con las imágenes del fuego y de la llama, el hierro y el ascua, el agua, el ave y el nido quand, moi, je ne saurais jamais que la dire à moitié... Tout au long de son oeuvre, Thérèse va se battre avec cette question de la vérité et du mensonge présente au coeur de son enseignement sur la prière conçue comme le chemin sur lequel l’homme rencontre la vérité qui parle en lui et le fonde dans la vie qui se donne : le corps du Christ est le Chemin, la Vérité, la Vie (Jn,14,6). En lui l’homme rencontre Dieu : il est l’Homme en vérité. De cette bataille, nous avons constamment des échos d’une précision à laquelle les analystes peuvent se référer sans rougir ». (Vasse, op.cit, p.198) et il cite, entre autres, cette phrase de Sainte Thérèse : « Il se peut qu’à propos de ces choses intérieures je sois en contradiction avec ce que j’ai dit ailleurs. Il n’y a rien de surprenant, car depuis près de quinze ans que je les ai écrites, il se peut que le Seigneur m’ait donné plus de lumières sur ces choses que je n’en avais alors, mais aujourd’hui comme alors, je puis me tromper en tout, mais je ne saurais mentir; ... je dis ce que je comprends ». (C, 4D, II, 7). Cette relation non exclusive à une réalité expérimentale, donc évolutive et changeante (contraire aux analyses contrastées de la scolastique ?), ne peut pas s’exprimer en termes d’exclusion « ou bien.. ou bien » mais en termes de « et... et » et utiliser les recours stylistiques signalés dans cette partie. Cela explique la nécessité absolue qu’ont éprouvé les mystiques, de se forger un nouveau langage, pour exprimer La Vérité à travers leur vérité. 476 L’Etonnement philosophique, une histoire de la philosophie, Gallimard, coll. folio-essais, 1993, p.94-95. 477 A. Cilveti, op.cit, p.204. L’auteur dit un peu plus loin : « El término « balbuceo », que es de San Juan de la Cruz, no sólo da idea de la originalidad principal del lenguaje místico de Santa Teresa, sino también de su condición desamparada. En ambos autores significa el « no sé qué » de las palabras heridas por el tormento místico, pero en San Juan está protegido con el salvavidas del concepto, esto es, con el qué y el porqué teológico preciso. En la Santa no es así ». (p.205). 478 Hist.Míst.Edad.Oro... p.90. 479 Autobiographie, XVIII, I4.

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corrientes en la tradición mística. Las reminiscencias existen, pero no sirven. La declaración está en el « no entender entendiendo » que le dijo el Señor (Vida, 18) y que lejos de ser un contrasentido místico es por el contrario la expresión clásica de la oración de unión... Es una paradoja que obedece a la necesidad psicológica de su no entender (racional) entendiendo (en sentido místico), que ella no ha tomado de otros místicos ». 480 « Dieu, dit encore Lacan, est inconscient ». Il l’est au même titre que le sujet, toujours barré, non immédiatement accessible dans l’ordre des représentations ».481 Quelle « représentation » humaine peut, mieux que la métaphore, retranscrire le vécu des mystiques ? 5)- La métaphore 482 : Elle est de l’ordre du « C’est quand... » 483 ou plutôt du « C’est comme... », de l’approximation (s’approcher de-), de l’évocation au sens le plus noble et poétique du terme. Elle est la forme caractéristique de la description chez les mystiques du Siècle d’or,484 le meilleur moyen pour essayer de se dire. A propos du caractère ineffable de certains états de conscience, par exemple l’extase mystique, Saínz Rodríguez précise : « ... de aquí nace el lenguaje peculiar de la Mística, que es un verdadero ramillete de metáforas ... ». 485 Voici la définition que donne M. de Certeau de la métaphore : « La « comparaison » est ce tiers -une symbolique ( imaginaire)- qui crée le lieu (sans ob-jectivité) de la communication. Elle est la scène, tierce position, sans laquelle il n’y a pas de conversar, mais seulement le mutisme du « ne trouver ni quoi dire ni comment commencer ». 486 A. L. Cilveti, dans une comparaison entre sainte Thérèse et saint Jean de la Croix, relève que la variété de ce qui est vécu dans l’expérience mystique requiert une souplesse de langage d’autant plus grande que la place de l’intellect est plus en retrait : « ... el cómo detallado de las mercedes místicas exige movilidad de ideas e imágenes (variedad de perspectivas y de luces) mejor que símbolos estables como en San Juan de la Cruz. Si la intuición 480

A. Cilveti, op.cit, p.204. D.Vasse, op.cit, p.231. 482 Comme nous l’avons déjà indiqué à propos des influences des écrits antérieurs sur les mystiques (I° partie), les critiques sont en désaccord sur l’origine de certaines métaphores. Voici ce qu’en dit M.Andrés M. « Sobre los precedentes del lenguaje místico español existen varias teorías de conjunto, relacionadas en algún modo con el tema de las fuentes : la tesis histórica de Baruzzi; la sintética de Etchegoyen; la secular de Dámaso Alonso; la árabe de Asín Palacios y de Luce López-Baralt; la hebraica de Américo Castro y la mediterránea , que es la más olvidada y parece la más importante. Creo que ninguna puede ser entendida en sentido exclusivo. Todo tapiz consta de muchos hilos ». (Hist.Míst.Edad.Oro... p.88). Certaines métaphores ont de même plusieurs sources, ont été utilisées et réutilisées au cours des siècles, d’une culture à l’autre et d’un auteur à l’autre, changeant parfois d’utilisation. 483 M.Andrés M. fait remarquer une tournure qu’utilise souvent Osuna : « Osuna no ofrece definiciones esenciales por género y diferencia específica, sino descripciones vivenciales. Esta es su frase característica al definir : « Es cuando... » Lo mismo hacen casi todos los místicos ». ( Los Recogidos, op.cit, p.111). 484 Les métaphores ont été utilisées bien antérieurement, dans la mystique juive et arabe et bien sûr, dans le Cantique des Cantiques. Un des problèmes (insoluble ?) et de savoir avec certitude quelle est l’origine des métaphores employées par sainte Thérèse surtout. Certaines viennent de lectures ( assimilées) des textes sacrés, sans qu’elle se souvienne l’origine exacte de l’emprunt. Il y a aussi les emprunts plus récents, à Laredo ou Osuna, qu’elle reconnaît parfois. D’autres fois elle les réutilise dans un contexte différent et se les réapproprie. Nous en verrons des exemples plus tard. 485 Op.cit, p.50. C’est nous qui soulignons. Voir aussi p.28-29 ( à propos de l’usage de l’allégorie) : « Las alegorías empleadas son de diversos tipos... vienen a dar forma plástica o al itinerario de la mente a Dios, o a las emanaciones espontáneas de la Gracia... el simple hecho de la alegoría indica ya el temperamento del autor y las notas características de su exposición doctrinal ». 486 M. de Certeau, op.cit, p.269. Il précise également : « L’image, par son ambivalence, crée le mouvement ». (Ibidem, p. 270. Voir aussi p. 273). 481

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mística de éste avanza segura por los sólidos rieles de la verdad teológica, la de la Santa necesita a cada paso el apoyo de ideas e imágenes cambiantes que reflejen los diferentes momentos de los estados místicos... y que capten los matices ». 487 M. Andrés M. fait remarquer : « Ninguno se gloria de ofrecer una formulación completa y exacta, cosa imposible a la finitud humana. Por eso se quejan de lo inefable de su experiencia y de la necesidad de recurrir a símbolos, imágenes y comparaciones. « ¡ Qué servicio significaría explicar estos planteamientos desde la riqueza de la actual psicología ! ». 488 Au début du même ouvrage, il indique une liste des principales métaphores : « ¿ Cómo ? (se expresó la mística) A través de contenidos teológicos como alianza, salvación; de imágenes bíblicas, como matrimonio, vid, salud, luz, cuerpo místico; de conceptos real o aparentemente filosóficos, como sustancia, accidente, esencia; o sociales, como servicio, caballería ligera, participación en la secretaría íntima o en la guardia del edificio; o imágenes literarias de diversa precedencia, como incendio, fuego, hierro, guerra, castillo... A través de las preferencias e insistencias en esos modos de expresión cabe asomarse a las vivencias... a la esposa que aguarda la venida del esposo ». 489 Sainte Thérèse se moque gentiment de l’imperfection de ses comparaisons, dont elle ne peut cependant se passer : « Je ris toute seule de mes comparaisons dont je ne suis pas satisfaite, mais je n’en trouve pas d’autres. Pensez ce que vous voudrez : tout ce que je dis est la vérité ».490 Nous ne pouvons pas, dans l’espace de cette étude, analyser tous les types d’images. Nous prendrons seulement quelques exemples, chez sainte Thérèse, parmi les thèmes les plus importants qu’elle a abordés, en indiquant si possible les influences. a)- Les métaphores de l’intériorité, l’influence d’Osuna et de Laredo : Le thème du « centre », de l’intériorité, fondamental dans la nouvelle spiritualité du recueillement ( recogimiento ) a donné lieu, chez les précurseurs de sainte Thérèse, à de très nombreuses métaphores : Angel L. Cilveti, citant M.Mir, caractérise ainsi le style d’Osuna : « De los rasgos estilísticos de Osuna el más patente es la « catarata de pensamientos... que pugnan por brotar de su pluma, atropellándose mutuamente ». 491 487

A.L.Cilveti, op.cit, p.205. M. de Certeau compare lui aussi Thérèse et saint Jean de la Croix, mais sur un autre terrain : « La « comparaison » est sans doute pour Thérèse l’équivalent de ce que le poème est à Jean de la Croix ou à Surin ». (op, cit, p.269). 488 Hist.Míst.Edad Oro... p.248-249. Nous pouvons, à propos des métaphores, signaler celle de la nuit ( chez saint Jean de la Croix ), car elle exprime bien, à notre avis, la relation profonde entre le fond et la forme chez les mystiques. Elle est le symbole de la « voie négative » pour aller à Dieu, celle de l’abandon complet de ce qui fait l’homme en tant qu’être de raison et d’habitudes. Osuna, dans le Troisième Abécédaire , décrit ainsi la place de l’homme face aux choses divines : « (Nuestro conocimiento se halla) a manera de lechuza o murciélago en la claridad del sol, al cual no puede conocer, ni mirar siquiera sus rayos, por la improporción y poca lumbre que tienen ». M.Andrés M. commente ainsi ce passage : « En este monte... necesitamos hacernos ciegos por mejor y más conocer...( Los Recogidos , p.139). Le langage qui correspond à cette « cécité » nécessaire et inévitable face à Dieu et qui devient la clairvoyance la plus grande possible à travers l’acceptation de ce qui advient -car c’est alors Dieu qui voit et qui parle- ne peut être, semble-t-il, que celui de l’approche, du paradoxe et de l’image. Osuna, par exemple, parle aussi bien de la nécessité d’être sourd et... muet, du moins dans un premier temps. Voir aussi du même auteur, Recogidos, p.139-140. 489 Idem, p.38. Dans le même ouvrage, p.90, M.Andrés M. signale des travaux qui ont approfondi l’étude des images les plus employées par les mystiques : « Una sugerente tesis de Felipe Gómez Solís analizó siete tipos : imágenes naúticas, zoológicas, vegetales, bélicas, metálicas, alimentarias, ígneas y eróticas en 14 autores espirituales de los siglos XVI y XVII ». 490 C, 7D,II,11. Nous avons vu plus haut ce que dit sainte Thérèse de la vérité et du mensonge. 491 A. Cilveti, op.cit, p.160.

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M.M Borrero parle de « caudalosa abundancia ». pour évoquer la richesse de vocabulaire et d’images chez Osuna, que l’on retrouve plus tard chez sainte Thérèse. « En su análisis de la interioridad, el corazón humano le sugiere multitud de comparaciones, unas hídricas, otras nupciales, algunas procedentes del Antiguo Testamento, de los Evangelios, e incluso arrancadas de la artesanía ». 492 Une des métaphores les plus connues, pour figurer le centre, est celle du hérisson et de la tortue, reprise par la sainte dans les Quatrièmes Demeures , qui traitent de l’oraison de recueillement : « ... on ressent très manifestement un doux recueillement intérieur; ceux qui en ont l’expérience le sauront, mais je ne puis expliquer plus clairement. Je crois avoir lu que le hérisson ou la tortue rentrent ainsi en eux-mêmes; celui qui l’a écrit devait comprendre ce dont il est question ».493 M. Andrés Martín reprend lui aussi les métaphores les plus fréquentes, chez Osuna, en se référant principalement au Troisième Abécédaire spirituel . Nous pouvons voir ici le passage, des images caractérisant le recueillement -qui permet justement l’accueil de Dieu en soi-même, dans le réceptacle qu’est le centre de l’être- aux dernières étapes représentées par des images symbolisant le mariage spirituel : « La madre del ánima... es la voluntad; la casa de ella es el corazón..., la cama, aqueste recogimiento... En esta cama huelga Dios, el cual puso en tinieblas su morada, cerradas las ventanas de los sentidos; allí enseña Dios al ánima por experiencia muchas cosas...; y ella le da, para lo adormir y tener consigo, vino adobado con muchas especies, juntando sus deseos a sólo Dios; y dale mosto de granadas, que es el fervor sacado de las partes íntimas de sus entrañas... Cuando el alma da a beber sus afecciones y deseos, ella queda presa y embriagada del mosto... del amor... El Señor... ruega... que no despierten a su amada hasta que ella quiera..., porque siempre Dios es el postrero en dejar de amar ». 494 b)- Les métaphores de l’amour et du désir de Dieu. Les thèmes de l’Epoux et de l’Epouse, de l’eau et du feu. 492

M. Borrero, op.cit, p.58. Les métaphores sont très variées (images se référant à l’eau, au feu - Dieu, la grâce- et à divers contenants symbolisant le coeur humain ), le « centre » (« corazón ») peut être : « cisterna de agua, rocío o fuego divino, lámpara, incensario, brasero de oro, lecho, vaso de oro, pesebre, santo sepulcro ». Osuna utilise aussi des images plus quotidiennes telles que « casa », « patio íntimo », « celda de vino » (p.58-59). Il dit par exemple « El alma (cisterna seca) al replegarse sobre sí misma (entrar en su centro) recibe la lluvia de la gracia que le envía Dios y desarrolla en el interior el deseo de amor divino, con el que llega a convertirse en pozo ». ( Troisième Abécédaire... cité par M. Borrero, p.58). Il utilise également l’image du château : « ( dice Osuna) con imagen que despúes adquirirá un sabor teresiano, que es preciso guardarlo (el corazón) a la manera de un fuerte castillo » (Troisième Abécédaire... cité par Borrero, p.62). A.L.Cilveti fait une remarque judicieuse, à notre avis, sur le caractère stéréotypé de nombreuses images chez Osuna : « El desarrollo de las imágenes estereotipadas es extenso, pero de escasa sutileza y no alcanza el nivel simbólico profundo de las descripciones de San Juan de la Cruz, sino más bien la emoción del sermón panegírico... ». ( op.cit, p.161). Les précurseurs des grands mystiques, représentent, en effet, un jalon incontournable et un réservoir très riche d’images, mais il est surtout intéressant de voir comment saint Jean de la Croix et sainte Thérèse se les sont appropriées et les ont vivifiées et personnalisées. Nous essayerons de le voir pour sainte Thérèse un peu plus loin. 493 C, IV°D, III, 3, oeuvres, op.cit, p.918. Cette métaphore semble être empruntée à Laredo. M.Andrés M. évoque particulièrement l’influence de Laredo sur sainte Thérèse, dans son intervention au 1° congrès international. ( Actas del primer congreso internacional.... op.cit, p. 15-16-17). Voici ce qu’il dit dans Hist.Míst.Edad de oro : « Osuna, Laredo, y Teresa de Jesús lo explican con comparaciones marinas y del reino animal que marcaron profunda huella en la literatura posterior... ». (op. cit, p. 252). 494 M. Andrés M. Los Recogidos, op.cit, p. 145. Cet auteur insiste sur l’influence d’ Osuna, Laredo, Palma, en ce domaine en particulier : « Entrar dentro de sí, recogimiento, reflexión, erizo, tortuga..., los mismos conceptos y figuras literarias, si bien cada vez más clarificadas y depuradas. Teresa de Jesús descubrió la mística del recogimiento en Osuna, Laredo, Palma... Dios la concedió más tarde el don de efabilidad, que hizo clásica su mística hasta nuestos días ». ( Actas del primer congreso internacional... op.cit, conclusion de son intervention, p.23). M. de Certeau signale l’influence d’Osuna et de Laredo dans le choix de l’image du château, dans le Château de l’Ame, mais il ajoute : « L’image est tranformée par le rôle que Thérèse lui affecte ». (Op.cit, p.267).

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L’un des thèmes fondamentaux, le but du chemin, est l’amour : « Como, en cierto modo, toda la vida espiritual religiosa es una manifestación del amor entre Dios y el hombre, en la literatura mística predominan las metáforas de tipo erótico y las referentes al concepto cristiano de matrimonio ». 495 Ces lignes évoquent avant tout le Cantique Spirituel de saint Jean de la Croix, mais aussi de nombreux passages des oeuvres de sainte Thérèse, en particulier les Septièmes Demeures du Chemin de Perfection : « ... (Dieu) lui donne (à l’âme) le baiser que réclamait l’Epouse; car j’entends que ce qu’elle demandait s’accomplit dans cette Demeure. Ici, à cette biche blessée, on donne l’eau en abondance. Ici elle se délecte dans le tabernacle de Dieu... ». 496 « Párrafo aparte merece las alusiones al Cantar de los Cantares -fait remarquer M. Andrés M.- el libro más comentado por los místicos españoles del siglo XVI. Osuna encarece el tema de la exclusividad del amor entre Dios solo y el alma sola; el de la celda de vino de la consolación interior, donde se ordena el amor perfectamente; el de la búsqueda del amado; el del amor penetrante entre Dios y el alma; el de la belleza, la paloma, la bebida... el de la embriaguez, el del sueño de la amada, el de la granada, el del velar del corazón... ». 497 Pour dépeindre l’union avec Dieu, sainte Thérèse utilise des métaphores fréquentes dans les oeuvres mystiques antérieures 498 : l’eau, le feu, la lumière- mais en se les appropriant : « On peut comparer l’union à deux cierges de cire qui s’uniraient si étroitement que leurs lumières ne feraient qu’une, ou que la mèche, et la lumière, et la cire, ne sont qu’une même chose; on peut toutefois séparer les cierges l’un de l’autre, et il reste deux cierges, comme on peut séparer la mèche de la cire. Ici encore, il en est comme de l’eau du ciel qui tombe dans une rivière ou dans une fontaine, tout se confond en une eau unique, jamais on ne pourra séparer ni trier l’eau de la rivière de l’eau tombée du ciel; de même, si un petit ruisseau se jette dans le mer, il n’y aura nul moyen de l’en séparer; et dans une pièce percée de deux fenêtres par où pénètre une vive clarté, divisées à l’arrivée, se fondent en une seule ». 499 Cette longue citation réutilise des images traditionnelles pour exprimer l’union. Cependant, ici, sainte Thérèse s’attache à montrer avec beaucoup de précision et d’exemples, non seulement le thème de l’union, mais le passage de la dualité à l’un . Elle va même, à notre avis, encore plus loin, en montrant, dans les deux premières métaphores choisies, la pérennité de la dualité -invisible, insoupçonnable- sous l’union et la fusion complètes en apparence. 500 Ce phénomène de « réappropriation » ou de « re-création » est fréquent dans l'oeuvre de sainte Thérèse. Il fait partie de sa richesse et de son originalité et mérite d’être étudié à travers un autre exemple. c)- Le style propre de sainte Thérèse, recréation des images empruntées. 495

Saínz Rodríguez, op.cit, p.44-45. Sainte Thérèse, C,7°D,III,13, oeuvres, op.cit, p.1030. 497 M.Andrés M. Los Recogidos, op.cit, p. 147-148. 498 M. de Certeau, étudie en détails la métaphore du château et des Demeures, dans le Château de l’Ame. (op.cit, p.257-273). Il dit de cette métaphore, qu’elle permet « l’ouverture d’un espace au dire, à l’âme et à l’écriture ». (Ibidem, p.259). 499 Sainte Thérèse, C,7°D,II,4,oeuvres, p.1021-1022. Voir aussi l’utilisation de l’image de l’eau et des fruits pour exprimer le désir de Dieu inassouvi. (C, 7°D,II,9,oeuvres, p.1024). 500 Elle essaie ici de rendre accessibles des notions très difficiles à saisir. Ceci nous évoque le thème chrétien de la Trinité. Comment comprendre que le Père, le Fils et le Saint Esprit peuvent être à la fois trois et un . Sainte Thérèse parle d’ailleurs, dans le Château intérieur également, de sa vision (opposée à une compréhension intellectuelle) de la Trinité. Cette explication de sainte Thérèse, à propos de l’union, pourrait renvoyer à une notion théologique chrétienne -celle du maintien d’une certaine séparation dans la fusion- qui diverge des croyances extrêmeorientales, selon lesquelles la fusion complète est réalisable. Nous voyons combien les métaphores de sainte Thérèse peuvent rendre compte -à travers le vécu- de notions théoriques très « pointues ». Nous voyons bien aussi qu’expérience et connaissance ne s’opposent pas. 496

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Comme nous l’avons vu, Thérèse fait de nombreux emprunts, sans savoir toujours exactement à qui elle les fait. Beaucoup lui viennent de ses lectures, présentes et surtout passées et de souvenirs de sermons qu’elle a entendus. Les auteurs et prédicateurs franciscains sont une de ses sources favorites, car leurs images correspondent au besoin de dire l’amour de Dieu qu’elle a souvent envie d’exprimer. Cependant, le traitement qu’elle fait de l’image, est très différent de celui des auteurs qui l’inspirent. Elle sort du topique, recrée la métaphore en la reprenant à son propre compte dans un autre contexte. Víctor de la Concha compare en particulier, à propos du thème de la mère qui donne le sein à son enfant, fréquent chez ces auteurs, l’usage qu’en a fait Osuna, avec celui qu’en fera plus tard sainte Thérèse. 501 Elle opère une transposition, (V. de la Concha utilise le verbe : deslexicalizar ) transformant le topos qui exprimait l’amour de Dieu nourrissant l’homme, en une illustration de la position de l’âme dans l’oraison de quiétude et les conséquences néfastes de son entêtement à vouloir comprendre ce qui se passe : « ... forzado dejará caer la leche de la boca ». « Lo que era una ecuación fija, inextensa -alma afligida/ Dios que consuela=niño que llora/madre que amamanta- , permaneciendo invariables los supósitos, se ha renovado por completo. Ante todo, la imagen se ha dinamizado... Santa Teresa ha logrado esta revitalización de un tópico con sólo ceder a la comunicación, sin trabas, de la observación cotidiana realista ». 502 L’extrait ci-dessus, de Thérèse, commence par ces mots : « Y advertid mucho a esta comparación que me puso el Señor estando en esta oración y cuádrame mucho... ». 503 Nous pouvons nous demander ce qu’il en est , poser la question du caractère inspiré de la sainte. Comment interpréter ses propres affirmations ? C)- SAINTE THERESE INSPIREE, INTERMEDIAIRE ? A. Cilveti résume bien les différentes opinions sur ce sujet controversé, à propos duquel nous allons essayer de faire le point : « Muchos lectores coinciden con la Santa en que sus fenómenos místicos el conocimiento que tiene de ellos y el hacerse entender son don de Dios; otros lo atribuyen a inspiración, al subconsciente místico, donde operan las reminiscencias de lecturas pasadas, por ejemplo el texto de Osuna ». 504 V. de la Concha précise quant à lui : « ... ha ido configurándose la imagen de una escritora « a pesar suyo »... ». 505 1)- Les dires de Sainte-Thérèse. Sainte Thérèse aborde souvent ce sujet, en maints endroits de son oeuvre. Elle dit d’elle-même : « ... car nulle raison ne m’empêche de déraisonner quand le Seigneur me sort de moi-même; je ne crois pas que ce soit moi qui parle depuis que j’ai communié ce matin. Il me semble que je rêve ce que je vois... ». 506 Puis encore : « ... car je suis, à la lettre, comme les oiseaux à qui on apprend à parler : ils savent ce qu’on leur enseigne ou ce qu’ils entendent, et le répètent souvent. Si le Seigneur veut que je dise du nouveau, Sa Majesté me le donnera, ou Elle me rappellera ce que j’ai déjà dit, je m’en contenterai, 501

Voici ce que dit F. de Ros, au sujet de l’influence de Laredo sur Thérèse : « A Laredo, Thérèse doit plusieurs points de doctrine, des notions philosophiques, des symboles, des images, des termes techniques. Elle ne doit à personne, elle n’a trouvé dans aucun livre « le détail de ses états psychiques qu’elle a si minutieusement et si mumineusement décrit. Et c’est par là surtout qu’elle est originale ». Ouvrage sur Laredo, op.cit, p.334.( A la fin, Ros cite l’ouvrage de Rodolphe Hoornaert sur Laredo). 502 V. de la Concha, op.cit, p.127-128. 503 C’est nous qui soulignons. Extrait tiré de Chemin de Perfection , cité par V. de la Concha, op.cit, p.127. 504 Angel L. Cilveti, op.cit, p.204. 505 V. de la Concha, op.cit, p.98. 506 Autobiographie, XVI, 6, oeuvres, op.cit, p. 107. Voir aussi, V. de la Concha, op.cit, p.114, une autre citation de sainte Thérèse à ce sujet.

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car j’ai si mauvaise mémoire que je me réjouirais, au cas où elles se seraient perdues, de retrouver certaines choses qu’on estimait bonnes ». 507 « ... Et bien que dans quelques-uns de mes écrits le Seigneur ait fait entendre certaines choses, je comprends que je ne les avais pas toutes comprises comme je le fais aujourd’hui, les plus difficiles , en particulier.... ». 508 Dans le premier chapitre des septièmes Demeures , elle craint de traiter le thème difficile de l’union, ce qui lui fait dire : « C’est vrai, j’ai été dans une grande confusion et je me suis demandé s’il ne serait pas préférable de conclure cette Demeure en quelques mots ». 509 Mais, juste avant (7°D,I,1), elle se recommandait à Dieu dans les termes suivants : « Plaise à Sa Majesté, si Elle le veut, de diriger ma plume, et de m’aider à vous parler un peu de tout ce qu’il y a à dire; Dieu le fait comprendre à ceux qu’il introduit dans cette Demeure . J’ai vivement supplié Sa Majesté... ». 510 Dans d’autres passages, elle insiste non seulement sur le résultat, mais elle indique le processus : « Dieu a une tout autre manière d’instruire l’âme, il lui parle sans parler, comme je viens de l’expliquer. Ce langage est si céleste que nous avons du mal à le faire comprendre ici-bas, pour beaucoup que nous voulions le dire, si le Seigneur ne nous en instruit pas par expérience. Le Seigneur introduit au plus intime de l’âme ce qu’il veut que l’âme comprenne, et là il le lui représente sans images ni paroles formées, comme dans une vision dont j’ai parlé. Remarquez bien cette façon qu’a Dieu de faire comprendre à l’âme ce qu’il veut, et de grandes vérités, de grands mystères. C’est souvent de cette façon que je sais l’explication que le Seigneur me donne d’une vision que Sa Majesté veut que je comprenne, et il me semble que le démon, là, ne peut guère intervenir... ». 511 D.Vasse avance que « ça parle » et ça prie » en elle, dans ces moments là : « Il s’agit d’une médiation ... C’est ainsi que Dieu instruit l’âme au plus intime » (car) « Nous ne pouvons pas plus nous rendre capables par notre seule volonté de parler vraiment que de prier vraiment ». Sainte Thérèse se laisse pénétrer de la parole de Dieu et s’en fait, selon ses dires, l’humble intermédiaire.512 « Lorsqu’il est donné à Thérèse de faire entendre ce dont il s’agit en Jésus-Christ quand le Verbe se fait chair et qu’il nous parle, elle prend le risque d’écrire et d’enseigner » .513 Sainte Thérèse utilise une image encore plus explicite que les précédentes pour décrire le processus d’assimilation, de digestion, de ce qui est déposé en elle : « Quand cela se produit, nous-mêmes, je le répète, n’opérons rien et ne faisons rien : tout paraît être l’oeuvre du Seigneur. De même si un aliment était dans notre estomac sans que nous l’ayons mangé, sans qu’on sache comment il y est arrivé, on comprendrait bien qu’il est là, sans comprendre toutefois quel aliment c’est, ni qui l’a introduit. Ici, je connais l’aliment et qui l’a donné, mais comment il fut introduit, je l’ignore, car je n’ai rien vu ni entendu, jamais je n’aurais songé à le désirer, ni ouï dire que ce soit possible ». 514 2)- Le manque d’ordonnance ( El desconcierto ) et l’ouverture à la parole divine. Il nous semble intéressant de rapprocher le phénomène qu’essaie de décrire sainte Thérèse, de l’analyse que fait V. de la Concha des mots concierto et desconcierto (mots fréquents sous la plume de la sainte, elle-même se reconnaissant dans le desconcierto ) 515 . 507

C, Prologue, oeuvres, op.cit, p.869-870. C, I°D,II, 7, oeuvres, op.cit, p.878. 509 Sainte Thérèse, C,7°D, I, 2, oeuvres, p.1015-1016. 510 C’est nous qui soulignons. Sainte Thérèse, C, 7°D, I,1, oeuvres, op.cit, p.1015. 511 Sainte Thérèse, A, XXVII, 6, oeuvres, op.cit, p.186-187. 512 Voir peu après le commentaire que nous faisons sur le thème Sainte Thérèse inspirée ?. 513 D.Vasse, op.cit, p.84 et 192. 514 A, XXVII,7, oeuvres, op.cit, p.187. 515 Elle s’exclame, par exemple, dans Le Chemin ... « ¡ Qué desconcertado escrivo ! ». (Cité par V. de la Concha, op.cit, p.108). Elle dit aussi : « Pienso poner algunos remedios para tentaciones de relisiosas... y lo que más el Señor me diere a entender, como fuera entendiendo y acordándoseme, que, como no sé lo que será, no puedo decirlo 508

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Voici la définition que l’auteur donne du premier terme : « ... en última instancia, traduce al plano religioso el ideal renacentista de vida : algo racional, armónico, moderado. Tanto Teresa de Jesús como Juan de la Cruz claman, desde la perspectiva maximalista del místico, contra esas almas que viven rectamente, que, incluso, se mortifican pero que no se deciden a esa negación total que implica la autodejación en manos de Dios, a fin de que sea El quien obre con sus modos, desconcertantes para los hombres ».516 Le même auteur définit, à la page suivante, ce qu’il entend par desconcierto : « El desconcierto no es renuncia a la teología sino instauración de una teología integrada en la propia vida y, sobre todo, superación de condicionamientos y medidas ». 517 Nous avons vu, dans le Prologue au Chemin de la Perfection cité un peu plus haut, à quel point sainte Thérèse est ouverte à ce qui peut se passer, sans idée préconçue : « ... faute de savoir ce que je vais dire... mieux vaut, je crois, que je n’en suive aucun (ordre)... ». 518 Elle accepte de se laisser guider, de devenir muette comme le prophète Jérémie 519 , et aveugle comme Elie, dont Osuna nous raconte l’histoire dans son Troisième Abécédaire : « ... después de subido al monte de la contemplación, cubrió su cara con un manto por no ver a Dios, que descendió a consolarlo- nous dit M.Andrés M. qui continue citant Osuna- « Bien sabía ... que con los ojos corporales no podía ver al Señor invisible; mas quiso hacerse ciego..., para mostrar que el conocimiento y lumbre que tenía por entonces no alcanzaba más de hasta el manto, que es la humanidad de Dios ». 520 Car, toujours selon Osuna, c’est bien en acceptant de ne rien voir que l’on voit tout . « Dichoso sería el que careciese de ojos, pero que Dios le fuese ojos... A los que se hacen ciegos por ver a Dios, el mismo Dios es ojos, y él es el que los adiestra para que no yerren; antes por esto aciertan mejor, ca los lleva Dios por do ellos no supieran ir aunque tuvieran ojos... ». 521 Nous retrouvons, ici, le symbole de la nuit, si cher à saint Jean de la Croix 522 , et que sainte Thérèse a intégré dans son expérience religieuse et vitale -«d’ écrivain », « d’intermédiaire » dans ce cassans le traiter en tant que tel dans ses écrits. 523 Cela nous conduit à distinguer, comme elle le fait elle-même d’ailleurs, entre langage et parole . En effet, aussi bien dans la prière que dans l’écriture, encore faut-il savoir bien parler à Dieu. 524 et con concierto; y creo que es mijor no le llevar, pues es cosa tan desconcertada hacer yo esto ». (CH, Prólogo, 2, c’est nous qui soulignons). Nous avons préféré la citation en espagnol, car le jeu de mots « concierto/desconcertada, est plus difficilement rendu en français. (« ... je ne puis en énoncer l’ordonnance... mieux vaut, je crois, n’en suivre aucun, tant il est peu dans l’ordre que j’écrive ceci ». 516 V. de la Concha, op.cit, p.108. Juan Marichal insiste lui aussi sur la notion de desconcierto chez sainte Thérèse, qu’il lie également à l’intériorité te à une notion de liberté et de spontanéité. (op.cit, p.91-93). Il dit aussi : « Su rechazo (de Santa Teresa) del concierto es paralelo a una negación de los valores mundanos ». (Ibidem, p.95). 517 V. de la Concha, op.cit, p.109. Il est vrai que dans un deuxième temps elle retravaille parfois ce qu’elle a écrit. V. de la Concha signale les deux rédactions du Chemin de la Perfection : « Cuando hoy cotejamos la segunda redacción del Camino , Códice de Valladolid, con aquella primera, del Códice del Escorial, advertimos en seguida que el planteamiento formal ha cambiado. Ya no hay ironía entre líneas; se han encauzado las efusiones personales y depurado las desvelaciones de la intimidad. Doctrinalmente, el libro presenta mayor coherencia, rigor y densidad ». (op.cit, p.94-95). 518 Sainte Thérèse, CH, Prologue, 2, oeuvres, op.cit, p.362. 519 Voir p.2 de cette quatrième partie. 520 M. Andrés M. Los Recogidos, p.147. 521 Osuna, Troisième Abécédaire spirituel, cité par M.Andrés M. Los Recogidos, p.139. 522 Chez saint Jean de la Croix, le thème de la nuit symbolise le plus souvent les vicissitudes et souffrances que rencontre l’âme dans son cheminement, même et surtout, dans les dernières étapes. Sainte Thérèse aborde le thème de la nuit de l’âme, indirectement (sans la métaphore de la nuit) par exemple dans le chapitre IV,1 des septièmes Demeures : « N’allez pas croire, mes soeurs, que ces effets dont j’ai parlé (les hautes faveurs de Dieu) soient immuables dans ces âmes;... car Notre Seigneur les abandonne parfois à leur naturel et on dirait alors que toutes les bêtes venimeuses des faubourgs et premières Demeures de ce château se conjurent pour se venger du temps où elles ne les ont pas eues à leur portée ». ( C, 7°D,IV,1,oeuvres, p.1032). 523 Voir ce que dit M.Andrés M. au sujet de la nuit. Los Recogidos, p.139-140.

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sans doute l’entendre. Voici ce qu’elle dit à ce sujet : « ... por que algunas personas hablan bien (en la vida social) y entienden mal (en las cosas del espíritu)... ganareis de aquí que no os vea sino quien se entendiese por esta lengua; porque no lleva camino, uno que no sabe algaravía, gustar de tratar mucho con quien no sabe otro lenguaje ». 525 Cela revient à dire, comme le constate très souvent V. de la Concha dans ces pages, que l’écriture de sainte Thérèse -sa parole- est basée sur un présupposé fondamental, à savoir sa conversion totale à Dieu , au sens étymologique du mot « conversion ».526 Son style (ses styles, dirait V. de la Concha 527 ) va être profondément marqué par sa conception du monde : « Bajo la denominación de « mundo » engloba Teresa de Jesús todo aquello, externo o interno, que aparta de Dios o que conduce a El ».528 D)- LES STYLES DE SAINTE THERESE ET SA « TOTALE CONVERSION A DIEU ». De cette conception du monde découle, bien sûr, un contenu, mais aussi une forme -à la fois spontanée et recherchée parfois 529 - mais fondée sur le présupposé de « la totale conversion à Dieu », qui l’écarte des fioritures de « l’art pour l’art ». Par exemple, les images, fréquentes, empruntées à la nature ou au quotidien ne sont jamais utilisées comme ornementation mais dans un but pédagogique d’illustration. 530 « ... Teresa de Jesús no se detiene en el goce inmanente de la belleza natural ». 531 , Elle réagit face à la nature comme le fait F. de Osuna 532 . Le contact avec les créatures de Dieu, est pour l’être humain générateur d’expérience spirituelle. Toutes les créatures sont vues comme la représentation du cosmos, de Dieu (de son image) en première et dernière instance. Thérèse dit par exemple : « Pour celles qui s’acheminent sur cette voie, un livre aide à se recueillir promptement. Quant à moi, il m’était également favorable de voir la campagne, ou de l’eau, ou des fleurs. Ces choses évoquaient pour moi le Créateur, je dis bien qu’elles m’éveillaient, me recueillaient, me servaient de livre... ». 533 524

V. de la Concha, op.cit, p.99-100. Extraits du Chemin de perfection , cités par V. de la Concha, op.cit, p.99-100. 526 V. de la Concha, op.cit, p.105. 527 V. de la Concha parle effectivement de styles , au pluriel, et cette expression retraduit bien la richesse, la variété et la souplesse de l’écriture térésienne. Op.cit, p.92. 525

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Idem, ibidem, p.115. Les auteurs critiques divergent souvent sur le « dosage » dans l’écriture de sainte Thérèse, entre spontanéité et recherche, « volonté » de style. Pour J. Marichal, il y a bien « volonté » de style mais spontané, fidèle à ce qui sort d’elle-même : « Se trata ... de ser oyente de sí misma, de oír bien lo que el entendimiento habla. De esta posición se deduce forzosamente... una obligación de espontaneidad expresiva : « habrá de ir (su escrito) como saliere , sin concierto », así declara reiteradamente Santa Teresa su voluntad de estilo, su oposición a todo « concierto » previo ». (op.cit, p.91). V. de la Concha reconnaît aussi ce que l’on pourrait appeler « inspiration » dans tous les sens du terme et qui vient de l’écoute et de la disponibilité profondes à ce qui est parole de Dieu et recherche sur ellemême. (Ils insistent tous deux sur l’importance du desconcierto ). V. de la Concha s’attache cependant, en parlant de styles (au pluriel) de la Sainte, à montrer les différents instruments qu’elle met en oeuvre, pour préciser sa pensée ou exalter ses sentiments. Mais, à notre avis, les analyses de ces deux auteurs sont très proches. 530 Nous pouvons signaler la métaphore du jardinier à propos des degrés d’oraison, dans l’Autobiographie et qui court sur plusieurs chapitres ( XIV, XV,XVI, XVII ). Ce qui a été dit à propos de la « re-création » des images par sainte Thérèse, est toujours applicable ici. « But pédagogique » ne veut pas dire absence d’expressivité du style. 531 V. de la Concha, op.cit, p.119. Page suivante, il évoque à nouveau l’impact fondamental d’Osuna dans la conception qu’a sainte Thérèse vis-à-vis des « créatures » et du monde. Une phrase d’Osuna nous semble particulièrement significative : « Cada cosa que viésemos había de ser estrella que por amor guiase las tres potencias del ánima a Dios ». (Ibidem, p.120). 532 Extrait du Troisième Abécédaire, à ce sujet, V. de la Concha, p.119. 533 Sainte Thérèse, A, IX, 5, oeuvres, p. 61. 529

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V. de la Concha reprend à son compte une constatation d’Etchegoyen 534 comme quoi prévaudrait chez sainte Thérèse : « une vaste interprétation du monde sensible » et il ajoute « ... Porque refleja, reducido al pequeño mundo del hombre, todas las tensiones del cosmos ». 535 Mais -nous le développerons à la fin de cette partie- c’est justement , à partir de cette vision engagée du monde mais aussi, nous l’avons vu antérieurement, combien dégagée , que va se réaliser la grande liberté d’écriture qui caractérise l’oeuvre de la sainte et qui peut faire d’elle, paradoxalement, un écrivain concret et charnel. « Despojada de todo, entregada por completo a Dios, lo espiritual comienza a circular, como viento libre, por las vías de lo cotidiano ». 536 M. de Certeau insiste sur ce qu’il appelle « l’acte féminin de parler » chez sainte Thérèse : « Thérèse se met à parler en écrivant, à écrire en parlant. Texte oral, en effet, zébré d’échappées et de ruptures... ». 537 Elle continue par écrit les échanges, les conversations ( el conversar ) commencé avec ses soeurs. Souvent, à d’autres moments, lorsqu’elle s’adresse à « Sa Majesté » pour parler des souffrances qu’il a endurées ou des bienfaits qu’il octroie, Thérèse se laisse aller à ce que V. de la Concha qualifie de « réalisme pathétique », proche de l’expressionisme, et qu’il nomme également rhétorique des larmes ( retórica de las lágrimas ). 538 J. Marichal parle, quant à lui, d’épanchement affectif ( desahogo expresivo ). 539 Mais, malgré cette forme extravertie destinée à exprimer son affectivité et son amour (phrases longues, nombreuses exclamations) 540 , il semble difficile de qualifier de baroque le style de sainte Thérèse. Víctor de la Concha parle d’un art substantiel ( plástica de substancias ) 541 : « Una vez más se descarta lo que pueda ser ornamentación pura, recreada en sí misma y se opta por una forma -subrayo el término para destacar su contenido estético- austera, concentrada en lo esencial y que, notémoslo bien, « que edifique ». Ce projet d’ « édification » rejoint ici le thème de la « croisade extérieure » traité en troisième partie. 542 534

Il convient de citer l’ouvrage de Gaston Etchegoyen sur sainte Thérèse, intitulé l’Amour divin, essai sur les sources de Sainte Thérèse , Paris-Bordeaux, 1923. 535 V. de la Concha, op.cit, p.118. 536 V. de la Concha, op.cit, p.116 qui poursuit : « Teresa de Jesús nos contará, así, con la misma naturalidad la realización de un quehacer doméstico que un arrobamiento, aunque la turbe, o cualquier visión sobrenatural ». 537 M. de Certeau, op.cit, p.263. Il ajoute aussi (p.266) : « Des phrases rocailleuses, bousculées, agitées d’impulsions contraires (je sais, je ne sais pas, etc.), scandées de pues et de porque, marques orales tantôt d’un martèlement affirmatif, tantôt d’un appel aux « soeurs » qui sont là toutes proches... ». C’est un aspect frappant chez sainte Thérèse qui conduit à parler de sa grande spontanéité. Quant au langage, s’il est familier parfois, il est bien celui d’une personne « cultivée », même si elle-même se range parmi les ignorantes et en tous cas pas parmi les « lettrées » (il était d’ailleurs mal vu qu’une femme fût lettrée). 538 V. de la Concha : « ... el Recogimiento podría ser presentado como escuela de aprendizaje de esa retórica (de las lágrimas) ». ( op.cit, p.121) il ajoute : « Santa Teresa prefiere un realismo de intensidad patética, rayano, a veces, en el expresionismo ». Ceci le conduit à un parallèle avec la peinture. Il évoque l’épisode du Christ à la colonne, qu’un peintre a réalisé en suivant les conseils de la sainte, après une vision. L’auteur parle de « manchas de sangre », « desgarrón de carne en el brazo » et fait ensuite allusion à propos de l’Ecce homo du couvent de Valladolid au style de Pedro Berruguete. (op.cit, p.130-131). Il dit aussi plus loin, à propos du Greco : « ... frente a la idealización del Greco, Santa Teresa prefiere el realismo táctil y la encarnación intensa de lo visionario ». (Ibidem, p.132). 539 J.Marichal, op.cit, p.9O. Il cite en illustration, une phrase de sainte Thérèse : « ¡ Ojalá pudiera yo escribir con muchas manos, para que unas por otras no se olvidaran ! ». 540 Un exemple de ce style emphatique et passionné se trouve dans l’Autobiographie, XVIII, 3, oeuvres, p. 115. (Ô mon Seigneur, que vous êtes bon !.... Ô largesse infinie, que vos oeuvres sont magnifiques !... ». 541 V. de la Concha, op.cit, p.132. Un peu avant, il disait : » ... ese gran caudal de afectividad que, dado su volumen, podría arrasar las páginas y los libros teresianos, circula a través de ellos embridado de continuo por la ascesis vigilante ». (Ibidem, p.124). J.Marichal parle au sujet de Thérèse, de « voluntad anti-retórica y anti-guevariana ». (Op.cit, p.21). 542 V. de la Concha dit de sainte Thérèse : « escribe por obediencia... y sin embargo empuña la pluma hasta el agotamiento ». (Ibidem, p.91). Il disait, avant de commencer l’étude «stylistique » de l’oeuvre de la Sainte : « No

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Nous en revenons à la « totale conversion à Dieu » qui préside à toute son oeuvre (au sens large). Les styles de sainte Thérèse doivent être vus et lus et compris à partir de ce présupposé : « Sólo si se tiene presente tal macroestructura, se puede sintonizar, en la lectura, con los maximalismos que se detectan en todos los niveles, y sólo de este modo se digiere la amalgama de elementos dispares y se sufre la mezcla de géneros y estilos o discontinuidad de ritmo de escritura ». 543 Mais, comme un artiste se fixe des règles, des « contraintes » (acceptées car librement choisies) à l’intérieur desquelles son art peut s’épanouir, sainte Thérèse trouve en fait la plus grande des libertés stylistiques pour exprimer ce qu’elle a à communiquer : « Pienso que esta doctrina, al tiempo que nos facilita la clave de la unidad psicológica vital de Teresa de Jesús, nos explica el por qué de su libertad imaginativa que transustancia la naturaleza de las cosas -objetos, sucesos, personas- instrumentándolas en una única, constante dimensión alegorizadora ».544 « Pero, sin incurrir en los excesos del alegorismo corrupto de la predicación popular, va más allá que nadie en la libertad de creación, por medio de la palabra, de un mundo que es el producto de la irrupción avasalladora de lo sobrenatural en lo humano ». 545

E)- LE PROCESSUS D’INDIVIDUATION OU LA LIBERTE RETROUVEE. Son projet « d’édification » (de ses « filles », des hérétiques de toutes hétérodoxies et religions, des âmes damnées), la conduit sans cesse, vers la connaissance d’elle-même -la nécessaire introspection- qu’elle recommande au fil de ses écrits. « ... tomar la pluma era para Santa Teresa un acto de unción que abría la vía de acceso a sí misma, hacia su persona en sí . Su propósito visible, la justificación de su tarea, era la de ayudar a sus hermanas, y eso nos muestra cómo también en su caso la vía de acceso a la persona íntima y la modalidad comunicativa se confunden : al rechazar la vida mundana, y los « estilos del mundo », los modos concertados, y al intentar comunicarse únicamente con sus hermanas, vincularse con este auditorio ajeno al mundo, de naturaleza casi trascendente, Santa Teresa encontraba la vía hacia sus propias moradas interiores , hacia su auditorio interior ». 546 V. de la Concha lie la liberté d’écriture de la sainte, à sa grande liberté intérieure qui la protège de toutes les modes et lui permet de bien parler de Dieu tout en restant en accord avec elle-même. C’est ce qu’il nomme un véritable processus d’individuation : « Podemos añadir ahora que cuando Teresa de Jesús, apoyándose en la experiencia -en esta dimensión compleja que acabo de explicar-, rompe los moldes de la mesura y escribe desconcertado , es cuando se logra la auténtica individuación personalista ». 547 Elle atteint son propre monde, que J. Marichal qualifiait de « ses podemos considerar la literatura teresiana como algo marginal a su obra reformadora y contrarreformista » et il citait la conclusion (4) du Château intérieur, la dernière oeuvre de Thérèse : « Dans mon grand désir de contribuer un peu à vous aider à servir mon Dieu et mon Seigneur, je vous demande, chaque fois que vous lirez ceci, de beaucoup louer Sa Majesté en mon nom, de lui demander l’exaltation de son Eglise, et la lumière pour les luthériens... ». (Ibidem, p. 45). 543 V. de la Concha, op.cit, p.118. 544 V. de la Concha, op.cit, p.120-121. 545 V. de la Concha, ibidem, p.116. 546 J.Marichal, op.cit, p.97. C’est nous qui soulignons. Le même auteur fait de sainte Thérèse un précurseur d’une littérature intimiste qui n’affleurera que trois siècles plus tard avec Unamuno. (« ...- el camino de acceso hacia el interior de la persona- se cierra tras ella y aflora únicamente tres siglos más tarde en Unamuno ». (Ibidem, p.21). 547 V. de la Concha, op.cit, p.114. Le même auteur, insiste à propos de la notion de « desconcierto », sur la liberté que donne le déconditionnement du monde. Il parle de « superación de condicionamientos y medidas ». ( Ibidem, p.109).

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propres demeures intérieures » et que V. de la Concha caractérise ainsi : « ... un mundo tan personal, que lo llamamos teresiano y que, en cambio, no es más... que el desnudo mundo renovado por la gracia ». 548 Nous retrouvons ici l’unité et l’harmonie qui caractérisent la mystique du recueillement. Le monde intérieur et la réalité-vraie, se superposent, s’enrichissent sans tensions irréversibles car il n’y a pas (plus) d’images-écran, ce fameux « point d’honneur » que dénonce si souvent sainte Thérèse et qui obscurcit le rapport à Dieu et au réel. 549 Dans ce cadre-là, il n’y a plus non plus d’opposition entre forme et contenu qui se font parfaitement adéquats l’un à l’autre. Nous laisserons la parole, pour conclure cette partie, à M. de Certeau qui a trouvé les mots pour dire le paradoxe -qui n’en est plus un lorsqu’il parvient enfin à se dire - de l’indicible mystique et des mots humains : « La linguistique du XVIème siècle, on l’a souvent souligné, met en cause une « mystique du commencement » et une « mystique de l’unité ». Il faut comprendre que l’origine cherchée n’est pas un passé mort. Ce doit être une « voix » qui advienne aujourd’hui dans ses avatars et qui influe encore sa « force » aux mots actuels. Recourir à l’étymologie, c’est aller à l’ »abondance » d’une source. Les méthodes et les manipulations linguistiques visent à libérer cette source et à se déployer dans l’aire de son « abondance ». Elles oscillent donc entre l’art d’entendre aujourd’hui le flux qui arrive jusqu’à nous, rumeur d’une parole efficace, et l’art de produire des combinaisons et des artefacts de toute sorte. La mystique trouve là sa formule. Elle établit une fabrication de mots, de « phrases » et de tours (une langue désormais, ça se produit), mais dans la région où s’écoute une voix qui ne cesse de commencer. Tel est le paradoxe des « manières de parler » : une production de langue dans le champ d’une attention à ce qui parle encore ». 550

548

V. de la Concha, ibidem, p.115. L’auteur oppose aussi ce monde thérésien aux « conditionnements mondains » de celui d’Antonio de Guevara. ( Idem,Ibidem). 549 Rappelons toute les métaphores de l’opacité qu’elle utilise dans la Première Demeure. Tout pourrait être clair -tout est clair- dès le début. Cest nous, les êtres humains, qui ne voyons pas (ne voulons pas ou ne pouvons pas nous permettre de voir), d’où le cheminement de Demeure en Demeure à travers le château, pour parvenir à voir ce qui est vraiment, et qui était déjà là, alors que nous l’ignorions : « Il sied de considérer ici que la fontaine, ce soleil resplandissant qui est au centre de l’âme, ne perd ni de son éclat ni de sa beauté; il est toujours en elle, rien ne peut lui ôter sa beauté. Mais si on jetait un drap très noir sur un cristal exposé au soleil, il est clair que si le soleil donne sur lui, sa clarté n’opérera point sur le cristal ». ( C,1°D,II,3, oeuvres, op.cit, p.877. Voir aussi, C,7°D,I,3, p.1016). Le point d’honneur -que nous avons évoqué en troisième partie- le manque d’humilité (nous parlerions aujourd’hui du « besoin d’image ») sont les écrans et obstacles principaux à la réalité. C’est l’un des messages principaux que nous apportent les grands mystiques chrétiens et leurs précurseurs, rejoignant en cela les « sages » de toutes les religions et civilisations. La voie qu’ils indiquent est cependant plus proche que d’autres, de notre héritage culturel. 550 M. de Certeau, op.cit, p.170-171.

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CONCLUSION GENERALE ET PERSPECTIVES EN VUE D’UNE THESE.

Le travail que nous venons de présenter, s’est attaché, dans sa problématique et son traitement, à offrir un panorama général -à travers l’étude plus spécifique de l’émergence de la mystique du recueillement- des idées religieuses en Espagne, et de leur évolution, sur une période d’un siècle et demi ( du milieu du XVème siècle à la fin du XVIème siècle). Cette approche nous a permis de mieux cerner le contexte -les grandes forces et les acteurs en présence, l’évolution historique et spirituelle ainsi que les contradictions qu’elle engendre- base indispensable, nous semble-t-il, à tout travail de recherche éventuel ultérieur, sur cette période et sur ce thème. Dans la conclusion de la première partie, nous avons constaté l’originalité de la mystique du recueillement qui arrive à maturité en s’ « individualisant » par rapport à ses sources et parvient à créer ce que nous avons appelé « le génie-propre » des mystiques espagnols. A partir de ce moment -et c’est ce que nous avons essayé de montrer dans le reste du travail- cette nouvelle mystique va devenir un facteur essentiel de l’évolution de l’Eglise et de la société espagnoles dans la seconde moitié du XVème et au XVIème siècle. A la fin de la deuxième partie nous avons conclu à l’universalité de la nouvelle spiritualité, aussi bien dans les intentions clairement affirmées de ses codificateurs, qu’ au vu de l’impact réel, religieux et social, qui va bien au-delà de son ancrage minoritaire -mais débordant de vitalité- dans les recolectorios . La troisième partie débouche, elle aussi -après avoir suivi le cheminement intérieur du viador -, sur l’importance de l’aspect social : nécessité des oeuvres, besoin d’ « édification » dans tous les sens du terme, besoin de témoignage. Le castillito dont parlait sainte Thérèse -qui a pris naissance dans les foyers-laboratoires franciscains- n’était pas destiné à être un bastion retranché mais bien à devenir à la fois le fer de lance et l’aboutissement de l’auto-réforme intérieure prise en exemple par la Contre-Réforme de l’Eglise. La dernière partie, marque l’aboutissement des premiers chapitres, car elle inclut la dimension sociale et religieuse de la « croisade », mais abordée cette fois-ci sous l’angle des instruments linguistiques pour la mener à bien. Cependant, l’interrogation sur le langage -sur la nature du langage à inventer- nous conduit bien au-delà. Elle nous emmène aux frontières de la création artistique où s’imbrique -en ce qui concerne les mystiques- devoir (d’édification) et désir : désir de Dieu, et désir d’écrire. Cet aspect fondamental de la genèse et de la création d’un langage -celui des mystiques du Siècle d’or- n’a pu être qu’effleuré dans les dernières pages de ce travail et mériterait d’être développé dans le cadre d’une recherche sur le désir et la poétique du désir chez les grands mystiques espagnols et leurs précurseurs.

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Nous avons été conduite, en effet, à diverses reprises au cours de notre recherche, à entrevoir l’importance du thème du désir de Dieu dans la nouvelle spiritualité, non seulement en opposition aux notions d’entendement et de raison qui caractérisent la scolastique, mais en tant que dynamique propre de l’amour et en tant qu’expression littéraire. Car ce désir de Dieu, à la fois jouissance et amour mais aussi souffrance, semble bien être le moteur vital et vivant de la recherche des viadores mystiques et de leurs écrits. En Espagne, les textes les plus connus traitant du désir de Dieu, sont ceux de sainte Thérèse d’Avila et de saint Jean de la Croix. Cependant, il nous semblerait intéressant, une fois encore, de ne pas nous concentrer dans un premier temps sur ces grands mystiques, mais de reconstituer la genèse et les étapes de l’élaboration de cette littérature du désir -dans son contenu et dans sa forme- chez les précurseurs des grands mystiques du Siècle d’or. Des passages d’oeuvres comme le Troisième Abécédaire d’Osuna lus chez des critiques comme Víctor de la Concha ou Melquíades Andrés Martín ont éveillé notre curiosité sur le sujet : « La razón del deseo debe ser la de despertar nuestro amor. Su necesidad radica en que los hombres « no podemos estar sin delectación ». 551 ou « La voluntad son los deseos, los anhelos, las creencias. Los pies del alma son sus deseos. Con ellos va prestamente donde quiere. No dejes morir tus deseos ». 552 Un des aspects possibles à traiter, et qui émerge de ces extraits, est l’aspect charnel et vivant qu’y ont introduit -parce qu’ils l’ont vécu- des précurseurs et maîtres des futurs grands mystiques, tel Osuna, au-delà des préjugés sur un rapport éthéré à la divinité. Dans la page des Recogidos déjà citée, M. Andrés Martín, offre en outre des pistes bibliographiques qui semblent variées et intéressantes : Saint Augustin, Herp, Balma, Palma, Osuna, Laredo, Juan de los Angeles. Michel de Certeau se réfère souvent, pour sa part, à Maître Eckhart. 553 Víctor de la Concha, quant à lui, signale par exemple des divergences sur le sujet entre Osuna et de Kempis. 554 Ces quelques éléments ouvrent des perspectives d’études comparatives, après, bien sûr, une lecture attentive et systématique des textes dans un premier temps. Cette lecture devra permettre de relever minutieusement, les acceptions du mot désir, chez les principaux précurseurs et maîtres de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix afin de repérer les nuances conceptuelles chez un même auteur et d’un auteur à l’autre. Nous réaliserons également, sur le plan de l’expression, un repérage précis ainsi qu’un classement des différents systèmes lexicaux et métaphoriques utilisés par ces auteurs, en mettant en évidence les rapprochements et les dissemblances. Nous pourrons essayer, dans un deuxième temps, de réaliser une mise en perspective de cette histoire du désir et de son expression, chez ces auteurs de la fin du XVème et du début du XVIème siècle, en la reliant à ses origines plus ou moins lointaines, c’est-à-dire, en essayant d’étudier ce même thème chez saint Augustin, par exemple, ou plus tard chez les mystiques rhénans. Cela pourrait nous conduire à mesurer l’impact respectif, à ce sujet, des précurseurs nommés plus haut, sur les oeuvres des grands mystiques postérieurs. Mais, laisser parler le texte, c’est aussi permettre de mettre à jour, ce qui est non seulement derrière les mots, mais à l’origine des paroles choisies et agencées de telle ou telle façon par l’artistecréateur. Nous retrouvons le désir, mais vu à ce moment-là comme force -consciente ou inconsciente- qui donne vitalité et cohésion à un projet d’écriture et à sa réalisation. Nous pourrions 551

V. de la Concha, El arte literario de Santa Teresa, op.cit, p.122. Le Troisième Abécédaire spirituel d’Osuna, cité par M. Andrés M. Los Recogidos , op.cit, p.144. Il indique, en note, un autre extrait significatif : « La vida del buen cristiano no es sino un santo deseo; y lo que deseas aún no lo ves; mas, deseando, eres hecho capaz para que cuando viniere... seas lleno; porque dilatando Dios la cosa extiende nuestro deseo; y deseando extiende el corazón, y extendiendo hácelo suficiente. Deseemos, pues, que hemos de ser llenos ». 553 M. de Certeau, La fable mystique, I , XVI-XVII° siècle, Paris, Gallimard, coll. TEL, 1982, p.232-233. 554 V.de la Concha, op.cit, p.122-123. 552

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tenter ce décryptage, du moins de certaines des oeuvres étudiées, à partir de cette perspective. Les mystiques des XVème et XVIème siècles, avaient déja mis l’accent sur la puissance structurante du désir, et l’avaient mis en pratique dans leurs écrits, avec une liberté souvent plus grande que nombre d’écrivains et artistes d’hier et d’aujourd’hui. Cependant, les recherches contemporaines en philosophie et surtout en psychanalyse et linguistique, nous offrent un champ nouveau pour une re- lecture de ces textes, dont la richesse conceptuelle et expressive se prète particulièrement à ce type d’analyse. Dans un de ses ouvrages intitulé Lectures du désir, où il évoque Nerval, Lautréamont, Apollinaire, Eluard, le critique contemporain Raymond Jean utilise des propos qui pourraient parfaitement s’appliquer à l’écriture mystique : « ... il faut considérer le potentiel érotique comme force structurante (cette « grande force » dont Apollinaire disait justement qu’elle était le désir) et non pas comme une parure accidentelle... ». 555 Et il poursuit : « ... c’est parce qu’il est animé d’une curiosité érotique ardente qu’Apollinaire est aussi curieux des pouvoirs et des jeux du langage, qu’il est conduit à « tenter », à « essayer » (dans le plaisir) les effets de la parole poétique pour voir jusqu’à quel degré de liberté ou d’accomplissement du possible elle peut conduire... pour traduire sa quête d’une certaine beauté qui était bien celle du langage et des formes, mais qui avait plus affaire pourtant à la fête généralisée des sens dans laquelle baignait toute sa vie qu’à l’esthétique. Ecrire, c’est pour lui par définition choisir l’« aventure », l’« invention », c’est-à-dire la recherche heureuse et expérimentale de l’objet de son désir ». 556 Il nous semble entendre sainte Thérèse parler du desconcierto et la voir se lancer à corps perdu -tout en mettant en avant l’obéissance- dans le défi que lui demande de relever « Sa Majesté », pour chacune de ses oeuvres. Au début de son livre, le même auteur fait le point sur l’importance de cet « éclairage » pour l’analyse littéraire : « L’intervention du désir dans la création littéraire n’est pas une donnée nébuleuse et abstraite qui recouvrirait quelque chose d’inconsistant. Au contraire, il y a des chances -on commence à s’en convaincre- que ce soit une des rares notions qui permettent d’éclairer un peu sérieusement une forme de « production » dont on a toujours échoué à définir le pourquoi. Cela, pour la simple raison qu’elle saisit dans son origine, son émergence, et non dans ses finalités ou ses motivations. 557 Elle apporte en ce sens sur la nature du texte littéraire des informations beaucoup moins idéalisées que d’autres notions en apparence plus objectives. Et elle nous impose de considérer que la connaissance du réel, en ce domaine, ne saurait relever totalement de procédures scientifiques. L’ordre du désir, en effet, n’est pas celui de la nature ». 558 Le vide, l’absence, seraient à l’origine de cet appel vers quelque chose qui rapproche tellement les poètes des mystiques, comme nous l’avons montré dans la dernière partie de notre travail. 559 555

Raymond Jean, Lectures du désir, Nerval, Lautréamont, Apollinaire, Eluard, Paris, Seuil, coll. Points, 1977, p.14. Nous allons principalement nous appuyer sur l’introduction de cet ouvrage (p.7-28) pour définir la problématique de ce qui serait une poétique du désir chez les grands mystiques espagnols et leurs précurseurs. 556 Raymond Jean, op.cit, p.14. 557 M. de Certeau fait également remarquer : « Les mystiques entendent bien que le désir se déclare au seuil du discours comme le ressort même de son développement -mais précise-t-il- avec le volo , opération et décision du vouloir de l’ « intérieur ». (La fable mystique,I, op.cit, p.236). Mais le volo, « résolution de tout miser sur Dieu » (ibidem, p.228), semble constamment lié au désir. 558 Idem, ibidem, p.8. L’auteur cite quelques phrases de Jean Starobinski, à ce propos : « Les poètes donnent une voix particulièrement éloquente à l’aventure du désir, sans toutefois en expliciter la loi intérieure : ils offrent au « savant » un matériau privilégié, tant il accentue le mouvement du désir, tant il lui confère de valeur exemplaire ». Raymond Jean commente : « Le savant ici désigné est vraisemblablement le psychanalyste... Mais on sait qu’elle (la question des rapports entre psychanalyse et écriture) a été posée par de nombreux travaux modernes au premier rang desquels figurent ceux de Jacques Lacan... ». Idem, op.cit, p.9. (le passage cité de Starobinski est tiré de Psychanalyse et littérature , in La relation critique, Paris, Gallimard, 1970). Bachelard avait pressenti que cet accomplissement d’un désir se matérialise dans le texte. (R. Jean, ibidem, p.13). 559 Ils pourraient bien être à l’origine de toute oeuvre littéraire, bien que de manière moins évidente. (Voir par exemple ce que dit Marthe Robert à propos du roman dans son ouvrage : Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972).

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« Au commencement était le souvenir » dit Marie Jeanne Durry 560 citée par R. Jean. Nous pourrions ajouter : un appel, une nostalgie, un « aller-vers », s’exprimant chez les mystiques par le mouvement même du « recueillement » (aller vers le centre de soi-même et monter vers Dieu). Plus loin dans son introduction, R. Jean affirme qu’en somme au départ le désir est d’abord « désir de rien » : « Activité (d’écriture) qui produit en définitive, quoi? A partir du moment où il apparaît pour certain qu’un vide, une absence (parfaitement matérialisés par la page blanche) sont les seules données antérieures à l’exercice du désir dans l’écriture (et qu’en somme le désir est d’abord désir de rien ), il est clair que le texte produit n’aura pas fondamentalement de fonction représentative ». 561

Ce désir qui s’ignore au départ devient ensuite désir de quelque chose qui se dérobe sans cesse. L’écriture et les moyens d’expression dont elle va se doter (essayer de-) se situent dans cet espace. 562

« Le désir ne peut exister sans le désirable, dont l’absence fondamentale a tout de même pour lieu tout le « possible » de l’imagination, de l’écriture et, probablement de la vie d’un écrivain. Chose qui est donc à la fois hors de lui et en lui. On retrouve la double vectorialité de l’autre ». 563 Nous voyons, ici encore, le désir lié à l’expression du désir dans sa tentative -vitale- de se dire. « Ce qui se cache en cette absence se découvrira (deviendra présence) dans toute l’étendue du travail textuel. C’est pourquoi, analyser un texte dans sa matière , c’est-à-dire, son ordonnance, son organisation, ses thèmes, ses images, sa grammaire, et même sa genèse, son histoire, n’est pas sortir du champ du désir qui l’a fait naître ». 564 C’est donc bien, comme nous le disions au début de cette « problématique », par un travail de « fouille » sur le texte lui-même, tel qu’il se présente, que le chercheur va pouvoir tenter de retrouver et ensuite d’analyser les formes de ce désir. L’auteur signale la pertinence des résultats de la linguistique moderne. 565 Pour lui, l’apport que représente l’éclairage par le désir n’est pas seulement applicable à la seule écriture en général, mais à la syntaxe même de la phrase, au moindre de ses mots ou de ses structures. 566 « Seule une interrogation abstraite sur des données préexistantes à ce texte lui-même nous éloignerait de cette ligne de recherche... la notion de désir peut (et doit) être à l’origine d’une poétique 567 dans la mesure où elle s’ouvre non sur des considérations vagues tenant à la psychologie de l’auteur, mais sur l’activité même de son écriture ». 568 560

M.J. Durry, Nerval et le mythe, Paris, Flammarion, 1956. Raymond Jean continue à son propos : « ... elle décrit les conditions mêmes de la naissance d’un texte littéraire qui ne peut prendre sa place ailleurs que par un « appel » premier de la mémoire ». Ibidem, p.12. 561 Ibidem, p.21. Voir aussi page suivante la critique que l’auteur fait de ce qu’il appelle « l’illusion représentative » : « ... toute grande écriture s’est nécessairement trouvée animée de cette liberté qui lui impose non de représenter la nature, mais de se régler d’abord sur ses propres lois, de se donner un langage et une forme. En somme, l’idée qui se trouve mise en avant dans de telles affirmations est que l’art n’est tenu à rien d’autre qu’à se produire son propre langage ». (Ibidem, p.22). Il disait déjà (p.18), après avoir avoir rappelé l’importance des surréalistes dans ce domaine : « L’imaginaire en effet se range entièrement du côté du principe du plaisir -selon la célèbre distinction freudienneet non du côté du principe de réalité, pour la simple raison qu’il exprime la plus haute forme de liberté qui puisse se concevoir par rapport à un ordre établi ». 562 Plus loin, au sujet d’Eluard, il dit à propos du langage : « L’espace commun de l’amour et du langage est un espace d’échange... l’expérience du langage est elle aussi une découverte progressives des possibilités d’échange et de « circulation » qui se jouent à l’intérieur de la parole. Là aussi se réalise une lente conquête du visible ». (Ibidem, p. 154-155). 563 Ibidem, p.19. 564 R. Jean, ibidem, p.21. 565 Ibidem, p.23-24 où l’auteur cite Chomsky. Voir aussi p.25, les exemples donnés de travail sur des textes. 566 Ibidem, p. 24-25. 567 Nous entendons poétique au sens où le définit Umberto Eco : « Nous donnerons quant à nous au mot « poétique » un sens plus proche de son acception classique : ce n’est pas un système de règles rigoureuses (l’Ars Poetica en tant que loi absolue) mais le programme opératoire que l’artiste chaque fois se propose; l’oeuvre à faire, telle que l’artiste, explicitement ou implicitement, la conçoit.

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Il conviendra de « discerner par quelles voies le désir s’introduit dans les opérations du langage » 569 . C’est à cet instant que prend toute son importance le travail de décryptage minutieux des textes que nous aurons réalisé dans un premier temps, mais qui sera réintroduit dans un mouvement du « chercher et trouver à la fois » 570 de l’auteur, qui définit le plaisir du texte pour celui qui l’écrit aussi bien que pour celui qui le lira ensuite. 571 R. Jean cite R. Barthes, qui dans son livre Sade, Fourier, Loyola 572 , parle de la phrase comme d’un corps à dompter : « ... la phrase (littéraire, écrite) est elle aussi un corps qu’il faut catalyser, en remplissant tous ses lieux premiers (sujet-verbe-complément) d’expansions, d’incises, de subordonnées, de déterminants; certes, cette saturation est utopique, car rien ne permet (structuralement) de terminer une phrase ». 573 R. Jean, commentant ce passage de Barthes, insiste sur l’aspect matériel et physique de cette recherche de l’expression « juste » et du plaisir qu’elle produit : « Mouvement de nature « physique » qui implique une avancée à la fois tâtonnante et heureuse, une exploration empirique et sensuelle, un ajustement permanent (et, pouquoi pas ? un « bricolage » au sens où l’entend Lévi-Strauss et plus encore peut-être, Claude Simon) où, à chaque étape, le succès de la tentative, la qualité du résultat se vérifient expérimentalement à un certain plaisir immédiat ( de l’oreille ? du corps ? de l’esprit ?) portant en lui-même la preuve que la « chose » a été écrite ». 574

Explicitement ou implicitement, car toute recherche touchant la poétique repose soit sur les déclarations explicites des artistes .... , soit sur une analyse partant (mais en la débordant) de la structure des oeuvres : la manière dont l’oeuvre est faite permettant de déterminer la manière dont on voulait qu’elle fût faite. Il est clair, par conséquent, que la notion de « poétique » telle que nous l’entendons, projet de formation et de structuration de l’oeuvre, déborde celle (plus étroite) des structuralistes : l’étude du projet primitif se poursuit à travers l’analyse des structures définitives de l’objet artistique, considérées comme significatives d’une intention de communication ». ( Préface à l’oeuvre ouverte, Paris, Seuil, Points-essais, 1965, p.10-11). 568 R. Jean, ibidem, p.21. 569 R. Jean, ibidem, p.19. 570 R. Jean, op.cit, p.21. 571 Voir l’ouvrage de Roland Barthes intitulé justement Le plaisir du texte, Paris, coll. Points-Seuil, 1982. 572 Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola Paris, Seuil, coll.Tel Quel, 1971. 573 Texte de Barthes, op.cit, p.133, cité par R. Jean, p.20. 574 R. Jean, op.cit, p.20. La caractérisation que fait Barthes du néologisme comme « acte érotique », n’est finalement pas si surprenante. (Sade, Fourier, Loyola, op.cit, p.87, cité par R. Jean, op.cit, p.25). Octavio Paz utilise d’ailleurs la même expression pour parler de l’utilisation du mot « comme » dans la métaphore. (O. Paz, l’Arc et la Lyre, Paris, Gallimard, 1965, p.47, cité par R. Jean, ibidem, p.26). En ce qui concerne sainte Thérèse, M. de Certeau parle du « travail amoureux de l’écriture » (op.cit, p.261), surtout lorsqu’elle est dans un échange spontané (féminin?) avec « ses soeurs ». Il oppose à cela « l’incertitude d’un savoir » (ibidem, p.260), qui la place devant un « devoir » et une obéissance face aux lettrés (« letrados »). Mais finalement il n’y a pas véritable contradiction : « Pour Thérèse, nulle contradiction. La « commande » autorise l’auteur tandis que la « fiction » permet le discours; l’une vient des clercs tandis que l’autre s’adresse à ses « soeurs ». (Ibidem, p.260). Il ajoute : « La « faiblesse » de ce corps (flaqueza ) s’aggrave de la souffrance que lui impose la « force » (fuerza ) de sa résolution. Une douleur assure un enfantement dans le monde livresque où les lettrés espèrent un nouvel écrit. Ce corps féminin atteint par son consentement au vouloir que lui signifie, telle la flèche de l’ange de la statue du Bernin, le message des clercs, s’offre à son destinataire comme l’écriture première de Thérèse : voici mon corps écrit/blessé par ton désir ».( M. de Certeau, op.cit, p.261). La suite de la page est aussi révélatrice de cette force du désir qui soutend les écrits de la sainte, malgré les « commandes ». « Le va et vient est plus explicite dans l’Autobiographie , succession de « sorties » et de « retours » (« revenons »... ), mais « peu à peu l’ordre cède et dans les derniers chapitres, le vouloir amoureux s’en va seul en chantant ses « rêves »... ». (Ibidem, fin de la p. 261). Le même auteur analyse lui aussi l’importance de certaines structures du langage telles que le « ne... que ». « (cette expression ) fait clôture : elle découpe une manière d’utiliser le langage qui consiste à y jeter tout son désir ». (Ibidem, p.228), pour lui cela est lié au « volo » qu’il va définir dans les pages suivantes : « L’intérieur », c’est ce qui « dépend de nous ». « Faites dès maintenant ce qui dépend de vous », demandent les mystiques ». (Ibidem, p.235).

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« Dire c’est inventer ».575 Nous avons commencé à montrer dans la dernière partie de notre travail, comment sainte Thérèse empruntait des métaphores mais en se les réappropriant, en les habitant, d’une certaine façon. Raymond Jean parle au sujet de l’acte d’écriture d’un « acte mental créateur qui utilise le langage » et de « l’utilisation créatrice du langage ». Le rôle du chercheur peut consister alors à observer en quoi et comment l’inédit et le nouveau s’élaborent à partir du vide du questionnement initial, dans cet « espace commun de l’amour et du langage (qui) est un espace de l’échange » 576 . Ce que dit M. de Certeau de la métaphore chez sainte Thérèse, celle du château intérieur pourrait s’appliquer ici comme métaphore du langage : « La fiction du « château intérieur », comme l’île de l’Utopia de Thomas More, ne met pas en cause la création d’un objet imaginaire, mais l’ouverture d’un espace au dire, à l’âme et à une écriture. C’est un lieu de parole, un monde de l’âme et un cadre du discours ». 577 C’est un lieu d’exploration, où le désir du chercheur peut lui aussi entrer en jeu, là -et seulement là- où il va pouvoir rencontrer, non pas « un vocabulaire » et une « syntaxe » mécaniques et combinatoires, mais des mots et une écriture chargés de sens.

575

Beckett dans Molloy, cité par R. Jean, p.23. R. Jean, op.cit, à propos d’Eluard, p.154. 577 M. de Certeau, op.cit, p.259. 576

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