Georges Simenon. Le patron

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HORS-SÉRIE

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Georges Simenon

Vendre ses livres dans le monde entier, pour les écrivains et gens de lettres prompts à cultiver l’entre-soi, c’est suspect. Prodige pour les uns – André Gide en tête –, surévalué pour les autres – Jean Paulhan, Angelo Rinaldi… –, Georges Simenon a finalement fait l’unanimité en dehors du milieu littéraire. Notamment auprès des cinéastes, nombreux à adapter ses écrits et qui, pour certains (Jean Renoir, Federico Fellini), devinrent de proches amis.

Débats et hommages Et aussi : chronologie, portfolio, lexique, bibliographie.

Georges Simenon ISBN : 978-2-36804-027-0

Le patron

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L’entretien

Écrivain et éditeur belge, Jean-Baptiste Baronian est également le président des Amis de Georges Simenon. S’il a constaté un regain d’intérêt pour l’œuvre de Simenon depuis une vingtaine d’années, il distingue, parmi les écrivains qui s’en disent les héritiers, ceux qui, à ses yeux, sont les plus légitimes : Patrick Modiano ou le Suédois Henning Mankel, dont l’inspecteur Kurt Wallander ressemble sans le singer à un certain commissaire Maigret…

Afrique CFA 5000 F CFA, Algérie 750 DA, Antilles-Guyane-Réunion 8,50 €, Belgique 7,90 €, Canada 11,95 $CAN, Espagne 8,50 €, Grèce 8,50 €, Liban 16500 LBP, Luxembourg 7,90 €, Maroc 70 DH, Portugal 8,50 €, Suisse 10,90 CHF, TOM avion 1600 XPF, Tunisie 9,90 DT.

« Pas de littérature et ça ira », lui avait conseillé Colette… Simenon, le romancier des drames ordinaires et des silences lourds de sens, a conjugué l’économie de mots et la profusion éditoriale. Difficile de choisir dans la production de l’auteur aux plus de 400 livres : notre sélection mêle extraits de grands romans et impressions notées dans son Journal, certaines témoignant, de la part de cet ogre de papier, d’un penchant pour l’introspection lucide.

octobre-novembre 2014

L’œuvre

M 08392 - 23H - F: 7,90 E - RD

Portrait

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Disparu il y a vingt-cinq ans, Georges Simenon a parcouru le xxe siècle en long et en large avec une phénoménale énergie. Des pavés de Liège aux canaux de France, du fleuve Congo aux atolls polynésiens, du désert américain au lac Léman, cet homme à la vitalité et à la sexualité frénétiques, marié deux fois, père attentif de quatre enfants, voulait n’être d’aucun temps ni d’aucun pays. Auréolé de succès, il ne s’était jamais départi, cependant, de la conviction d’appartenir à « la classe sociale des petites gens ».

UNE VIE, UNE ŒUVRE georges simenon

UNE VIE, UNE ŒUVRE

Le romancier de l’implicite, par Pierre Assouline


avant avant-propos propos la littérature à l’os

1903 – 1989 2014 : une année Simenon

n n n Par Pierre Assouline

217 ebook Simenon

Édition collector

Création : Églée de Richemont

Création : Paul Ceschiutti

Création : Valéria Caro Padilla

Création : Célia Vitali

Création : Alexandra De Assunçao

en numérique

Cinq jeunes talents de l’ECV réinventent les couvertures de Simenon

À chaque lecteur son Simenon Livres audio lus par Francois Marthouret

www.toutsimenon.fr

Georges.Simenon.officielle

#simenonco

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e secret de Simenon ? Avoir su tôt quelles étaient ses limites puis avoir eu la folle sagesse de savoir jusqu’où les dépasser. Non en écrivain, et encore moins en homme de lettres, mais exclusivement en ­romancier. Il a le génie de nous faire accéder directement à l’universel sans jamais nous interpeller. Pas de gras dans son œuvre. On est à l’os tout de suite. De quoi s’agit-il ? De mensonge, d’humiliation, de trahison, de culpabilité, d’amour, de haine, d’envie, de jalousie, de honte... Mais à sa manière, plutôt noire, avec des perspectives sombres où la rédemption n’existe pas. Ses ­histoires sont souterrainement organisées comme des tragédies grecques : crise, passé, drame, dénouement ; les plans de ses villes épousent inconsciemment la topographie de sa Liège natale : l’école, l’église, le bistro… ; ses personnages sont saisis dans leur ultime v ­ érité au moment précis où ils vont aller au bout d’eux-mêmes. C’est avec ses moyens réduits à l’essentiel (sujet, verbe, complément) et ce qu’il

appelait des « mots-matière » (bureau plutôt que table) qu’il a accompli le tour de force d’expliquer, à des dizaines de millions d’hommes et de femmes à travers le monde, ce qui leur arrivait mieux qu’ils n’auraient su le faire. Il en faudrait moins pour laisser une trace durable, une empreinte ineffaçable dans les mentalités à défaut de l’histoire de la littérature, toujours rétive à ce qui lui échappe. Mais comment parler de l’art d’écrire s’agissant d’un écrivain pour lequel le phénomène a longtemps prévalu sur l’écrivain ? Il a donné beaucoup d’interviews de son vivant. Les questions portaient sur sa personne. Il ne se faisait pas prier pour en rajouter, mais ne se complaisait pas à une stratégie médiatique. Simenon est né sous le signe de l’excès, fil rouge de sa vie. Tout y est hors norme. Que Malraux nous pardonne, mais nul titre mieux que La Condition humaine conviendrait sur un bandeau pour ceindre les vingt-sept volumes de Tout Simenon. n n n

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sommaire d Portrait Le romancier de l’implicite, par Pierre Assouline.

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d Chronologie choisis d textes Des quelque 400 livres publiés par Georges Simenon, on connaît plus la partie romanesque

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que les récits autobiographiques. Autour d’extraits de Lettre à mon juge (1947) et du Train (1961), notre sélection, principalement issue de Quand j’étais vieux (1961), fait la part belle à ces derniers.

« Je me rapprochais de l’homme, de l’homme tout nu, de l’homme en tête à tête avec son destin qui est, je pense, le ressort suprême du roman. » Extrait de la conférence « Romancier » donnée par Georges Simenon à l’Institut français de New York, le 20 novembre 1945.

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Entretien................................................................................................................................................................. 52

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Portfolio.................................................................................................................................................................. 58

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Débats............................................................................................................................................................................... 64

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Hommages............................................................................................................................................................... 86

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Lexique....................................................................................................................................................................... 114

Éditeur et écrivain belge, Jean-Baptiste Baronian, président des Amis de Georges Simenon, explique à Yann Plougastel pourquoi « Simenon a tout compris de l’homme ».

L’univers gris de Simenon vu en couleurs par l’illustrateur Loustal.

Romancier au succès planétaire, Simenon était le plus souvent rejeté par le monde littéraire. Et lui-même gardait ses distances avec lui. Au-delà du mépris porté à ses livres, c’est le peu d’estime pour l’homme qui transparaît chez Jean Paulhan, Paul Nizan, Angelo Rinaldi… Une attitude dont il faut, selon le très simenonien Denis Tillinac, rechercher l’origine dans la différence de milieu social.

André Gide, Paul Morand et François Mauriac admiraient l’écrivain prodige. Jean Renoir, Jean Cocteau, Henry Miller et Federico Fellini furent ses amis. Témoignages.

Références...................................................................................................................................................... 120

Président du directoire, directeur de la publication : Louis Dreyfus. Directeur du Monde : Gilles van Kote. Directeur délégué des rédactions : Jérôme Fenoglio. Rédacteur en chef responsable du développement éditorial : Vincent Giret. Responsables des hors-série : Michel Lefebvre, Alain Abellard, Yann Plougastel. Responsable éditorial du numéro : Pierre Assouline. Coordination : Yann Plougastel. Documentation : Muriel Godeau. Directeur des ventes France : Hervé Bonnaud. Directrice des abonnements : Pascale Latour. Directrice des ventes à l’international : Marie-Dominique Renaud. Direction communication et promotion : Brigitte Billiard, Marianne Brédard. Responsable de la logistique : Philippe Basmaison. Chef de produit : Stéphanie Couturas. Chef de fabrication : Jean-Marc Moreau. Imprimeur : Maury Imprimeur, 45330 Malesherbes. Directeur de production : Olivier Mollé. Modification de service, réassorts pour marchands de journaux : Paris : 0805-050-147 ; dépositaires banlieue-province : 0805-050-146. Conception et réalisation : Rampazzo & Associés (www.rampazzo.com). Direction artistique : Laurence Le Piouff  ; maquette : Claire Fourmentin ; iconographie : Isabelle Eshraghi ; édition : Laurent Bianco, Aline Cochard ; révision : Olivier Boillet. Les hors-série du Monde sont édités par la Société éditrice du Monde. Dépôt légal à parution. ISSN 0395-2037. Commission paritaire 0717 C 81975. ISBN 978-2-36804-027-0.

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portrait le romancier de l’implicite

PAR PIERRE ASSOULINE

pierre assouline (né en 1953) Journaliste, romancier et biographe français, membre du jury du prix Goncourt. Auteur de Simenon (Gallimard, 1996) et de l’Autodictionnaire Simenon (Le Livre de poche, 2011), il a également publié Monsieur Dassault, Gaston Gallimard : un demi-siècle d’édition française, Hergé. Depuis 2004, il anime un blog consacré à l’actualité littéraire, « La République des livres ».

Georges Simenon en 1923.

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ifficile d’oublier l’injonction de Vladimir Nabokov selon laquelle ce qu’il y a de meilleur dans la biographie d’un écrivain, ce n’est pas le récit de ses aventures mais l’histoire de son style. Ce qui déjà pose problème avec Georges Simenon. Non qu’il fut dépourvu de style ou que celui-ci fut négligeable : si son œuvre n’a pas été ensevelie sous une montagne de thèses universitaires, comme celles de Proust ou de Céline, elle n’en a pas moins suscité nombre d’exégèses les plus savantes. Mais lorsqu’on l’interrogeait précisément sur son style, il répondait : « Il pleut ». Sans un mot de plus mais avec un sourire. Et il n’allait pas au-delà. Comme une discrète invitation à s’emparer de sa vie autrement, de biais, en faisant un pas de côté par rapport aux canons traditionnels de la biographie, en s’y engouffrant à l’aide de quelques livres clés qui disent ses travaux et ses jours, ses failles et ses paradoxes, mieux que toute reconstruction. Lui, « un homme comme un autre » ainsi qu’il aimait à se présenter ? La concentration, la puissance de travail, la faculté d’adaptation,

la curiosité, la détermination sont des qualités assez répandues mais on les retrouve rarement en un seul individu, et pratiquement jamais chez un homme qui a eu très tôt, très jeune, le goût d’inventer et de raconter des histoires, et l’intuition animale que seule cette activité serait de nature à lui conserver un équilibre relatif. Simenon était avant tout simenonien. Moi, mon œuvre, ma famille. Il avait la conviction d’appartenir à jamais, en dépit des aléas de la réussite, à « la classe sociale des petites gens » dont il était issu, des modestes et des résignés, des sincères dénués du moindre cynisme et incapables de revendiquer, qui resteront sur le rivage pour n’avoir jamais compris la loi de la jungle, des artisans qui détestent les bourgeois, croient moins aux nationalités qu’aux tribus, et méprisent l’argent qui rapporte de l’argent quand seul le travail devrait en rapporter. Il a 15 ans quand s’achève la Première Guerre mondiale et en conservera le souvenir de quelque chose de noir, d’une oppression lourde, la cave où l’on se terrait en compagnie de

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­ oisins inconnus durant les bombardements, v l’entrée des uhlans dans Liège. Jeune reporter des faits divers à la très conservatrice et catholique Gazette de Liège, il la quitte pour s’installer à Paris, où il continue à frayer dans les parages de cette droite catholique, en devenant tout d’abord factotum au service du publiciste Binet-Valmer, président de la Ligue des chefs de section et des soldats combattants, puis secrétaire du marquis de Tracy, propriétaire, exploitant agricole dans l’Allier et la Nièvre, et patron du journal Paris-Centre, à Nevers. Le voilà lancé. Stakhanoviste du roman populaire sous pseudonyme, inventeur du commissaire Maigret, romancier au long cours. On retrouve ses articles mais dans la grande presse tout au long des années 1930, qu’il s’agisse d’enquêtes plutôt mal inspirées sur la mort de Stavisky ou celle du conseiller Prince, de reportages vifs et critiques sur l’administration coloniale en Afrique ou de papiers d’envoyé spécial dans les ghettos de l’Est et les palaces de la vieille Europe, croisant dix fois le chancelier Hitler au Kaiserhof, à Berlin, et interviewant Trotski à Prinkipo. La Seconde Guerre mondiale saisit et fige le nomade en France. À La Rochelle, tout d’abord, où en juin 1940, bombardé haut-com-

Au fond, Simenon n’aura eu de cesse d’éviter l’Histoire en marche. Elle lui faisait peur. missaire aux réfugiés belges, il se donne à sa tâche ; c’est la première et la dernière fois qu’il se met au service de la collectivité. Jusqu’à 1944, il publie ses livres chez Gallimard, mais pas un seul article dans la presse sous la botte, et, grâce à la société de production allemande Continental, continue à être le romancier de langue française le plus adapté à l’écran. Ce qui lui vaut d’être assigné à résidence durant de longs mois en 1944-1945 aux Sables-d’Olonne.

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Simenon conserve un goût amer de l’épuration : il est de ceux qui auront mieux vécu l’Occupation que la Libération. Il part pour l’Amérique autant qu’il fuit cette France qu’il ne reconnaît plus. Il y passe dix années, heureuses et fructueuses, louant à la moindre occasion l’american way of life et ses libertés, jusqu’à ce que son expérience du racisme et les ravages de la commission McCarthy n’assombrissent le tableau.

D’aucun temps ni d’aucun pays Au fond, Simenon n’aura eu de cesse d’éviter l’Histoire en marche. Elle lui faisait peur. Comme il se voulait non un homme d’idées mais un individu tout d’instinct et d’intuition, il ne la comprenait pas et se défiait du changement et du progrès, assimilés à l’instabilité, pour ne rien dire des révolutions. D’ailleurs, son œuvre romanesque est pratiquement vierge de toute empreinte historique. Il est vrai qu’elle se veut universelle et intemporelle. Sur deux cents titres, seuls Le Clan des Ostendais (1947) et Le Train (1961) s’inscrivent clairement dans la France de la débâcle ; La neige était sale (1948) est situé dans une ville non-française sous l’occupation allemande pendant la guerre mais on n’en saura pas davantage. Sinon, l’Histoire est tenue à distance. Il n’y a guère que dans ses volumes autobiographiques Quand j’étais vieux (1970), dans ses Dictées (1973-1979) et ses Mémoires intimes (1981) qu’elle réussit parfois à s’imposer. Il s’en dégage l’autoportrait d’un « anarchiste individualiste », fidèle lecteur du Canard enchaîné, vomissant la politique et les politiciens, exécrant la finance mondiale, dénonçant le général de Gaulle avec une rare violence en 1960-1961 comme le type même du Tartuffe, orgueilleux, méprisant, nationaliste étroit, menteur… On se consolera en rappelant que le vrai Simenon, le seul qui compte vraiment, le romancier, voulait n’être d’aucun

temps ni d’aucun pays et savait qu’il ne pourrait atteindre ce sommet qu’en rêve. Voilà ce que l’on retient généralement de l’homme. Et de l’œuvre ? Le bon grain et l’ivraie, les « romans durs » finement écrits au cordeau et les enquêtes de Maigret imaginées en sifflotant, les Dictées malgré leurs lieux communs et leurs considérations générales et les Mémoires intimes pour les signes et les traces, les préfaces si rares et les reportages si nombreux, les romans populaires jetés à la diable sur le papier à ses débuts et publiés sous pseudonyme mais aussi l’innombrable correspondance entretenue toute une vie durant, car tout fait œuvre chez ce romancier de l’implicite. Tout ce qui entre fait ventre. Le sociologue qui voudra un jour se pencher sur la part cachée de la France profonde entre les deux guerres devra s’y engouffrer. Car ci-gît le mythe de la bonne province, concentré d’illusions sur les valeurs indestructibles et immanentes de la vieille Europe déjà menacée par le règne du progrès, de la machine et de la technique.

Pedigree, la matrice Au fond, c’est toujours par Pedigree (1948) qu’on devrait aborder le continent Simenon. Et au lecteur qui n’a encore jamais rien lu de lui, c’est ce livre-là qu’il faut oser lui conseiller, celui par lequel il faut y débarquer. Au risque de l’égarer. Car c’est le plus atypique de ses romans. Le moins représentatif de son ton, de sa patte et de sa manière. Deux fois plus long que les autres et plus explicitement autobiographique. Idéalement, c’est pourtant bien par là qu’il faut commencer. En dépit de sa singularité : il intervient à mi-parcours de son œuvre. Il n’en constitue pas moins l’indispensable torche qui éclaire tout ce qu’il a écrit tant avant qu’après. Pedigree, la matrice, son chefd’œuvre. Inutile d’y chercher son rosebud : éclatant comme la lettre volée, il est sous nos yeux, c’est le livre lui-même. Tout y est de la

source de ses angoisses, de la courbe de son tempérament et des soubresauts de son âme, à travers la discrète et sourde épopée de ces petites gens du quartier d’Outremeuse, à Liège. On lira aussi ce roman familial comme un condensé de son art poétique en ce qu’il est un remarquable inventaire d’odeurs, de couleurs, de choses vues et entendues transcendées dans

Nombre de cités où se déroulent les histoires de Simenon épousent secrètement, souterrainement, inconsciemment, la topographie de Liège. son évocation des rues, des lieux, des foules. En lisant Pedigree, on voit apparaître de manière subliminale un plan de Liège. Car il s’avère que partout dans le monde, Simenon le pérégrin n’a cessé de trimbaler sa ville natale à la semelle de ses souliers. Tant et si bien que nombre de cités où se déroulent ses histoires épousent secrètement, souterrainement, inconsciemment, la topographie de Liège. Ce plan, Julien Gracq l’eût intitulé « la forme d’une vie ». Comment devient-on ce que l’on est, c’est le vrai point de départ de l’alibi officiel de ce livre – laisser un témoignage à son fils Marc, alors son unique enfant. Roger Mamelin, c’est moi ? Nul n’en a jamais douté. Et les autres, c’est eux ? Bien sûr, mais transfigurés, recomposés, mélangés, parfois au risque d’une révolte des personnes devenues des personnages à leur insu. Il n’y a guère que quelques Liégeois mal embouchés qui y virent un règlement de comptes ; il est vrai qu’ils se sentaient visés, eux ou les leurs, en dépit des noms fictifs. Tant pis pour les procès. Tout mieux que l’insupportable méprise du roman à clé, cette catin de la fiction. Avec ce livre hors nor mes dans son ­catalogue si calibré, Simenon a en quelque sorte créé sa propre manière de se faire

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l­’archéologue de soi et des siens. En partant de l’exactitude pour atteindre la vérité avec une telle intensité, il n’a jamais été aussi écrivain. On sent que l’écriture de ce livre-ci lui a davantage coûté que celle des autres. Il ne suffit pas de traverser le pont pour s’affranchir de son passé. Il y a bien un moment où l’on finit par se retourner. Cela peut prendre

Le projet d’existence de Simenon releva autant du calcul et de la projection dans le futur que d’une étonnante faculté de s’adapter aux convulsions de son temps. dix ans, vingt ans, une vie. Combien savent que leur « passage de la ligne » (pour ­reprendre le titre d’un de ses romans clés) leur vaudra de la repasser un jour dans l’autre sens s’ils veulent être quittes avec leurs fantômes ? Pedigree prouve qu’un lieu de mémoire peut tout entier s’incarner dans un livre. Jamais Simenon ne nous est apparu aussi mélancolique que dans Pedigree. Un bloc de spleen. Ce qui se lit les larmes aux yeux a dû être écrit les larmes aux yeux. Les pages sur son père sont encore humides, quand celles sur sa mère sont déjà sèches. Pedigree est demeuré sa grande œuvre inachevée parce qu’il avait touché les limites de sa catharsis. On ne peut exorciser ses démons sans se mettre en danger. Poursuivre l’entreprise à son terme extravagant, c’eût été lever un peu plus le voile sur les secrets de famille, et plus encore. En achevant son exploration intérieure, il aurait éventé son secret. Or nul davantage que lui ne craignait d’être brutalement stérilisé. On connaît des écrivains qui sont morts d’avoir mangé le morceau, morts pour la littérature s’entend. Simenon, que sa lucidité sur lui-même effrayait, l’a senti à temps avant d’atteindre le point de non-retour.

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Les secrets de Georges Simenon n’étaient pas nécessairement tragiques. On sait que tout romancier écrit par rapport à son secret, quelle que soit sa nature. C’est le solfège de sa musique intérieure. L’énigmatique « pudeur Simenon », transmise de génération en génération, aura poussé le mémorialiste en lui à étaler en fin de parcours dans ses Mémoires intimes ce que l’on aurait cru très privé (le tumulte de ses relations avec sa seconde femme, la descente aux enfers de leur fille) tout en faisant l’impasse sur des pans entiers de sa vie (son implication dans l’affaire Stavisky, son attitude pendant la guerre, les vraies raisons de son départ en Amérique à la Libération, la mort de son frère). Quand il nous faisait pénétrer dans la fabrique de son œuvre, nous donnant l’illusion d’être entraînés à sa suite en toute indiscrétion, il procédait à un tri du même ordre ; il ne retenait que ce qui confirme la primauté de l’instinct sur la réflexion (mise en transes, promenades en forêt, écriture de déglutissement) à l’exclusion de toute préméditation (choix d’un titre-programme, établissement de dossier sur un projet bien précis, personnages puisés parmi ses relations, intrigues calquées sur des événements vécus) ; son projet d’existence releva autant du calcul et de la projection dans le futur que d’une étonnante faculté de s’adapter aux convulsions de son temps. Mais qui dira jamais à quoi obéissent véritablement le rythme d’une vie et le mouvement d’une œuvre ?

Maigret, un bloc Jules Maigret est impardonnable. À cause de lui, l’opinion lettrée est persuadée que Georges Simenon est un auteur de romans policiers. Et voilà comment, en raison de son importance durable et internationale, un personnage récurrent inventé pour sa récurrence même éclipse l’une des plus grandes œuvres

de fiction du xxe siècle. Pas tout à fait mais presque. Elle a encore de beaux restes. Les enquêtes du commissaire ne représentent pourtant qu’un tiers de la somme romanesque, mais le cinéma puis la télévision lui ont offert de tels prolongements un peu partout dans le monde que pour beaucoup, Maigret c’est Simenon, et Simenon c’est Maigret. Exclusivement. Mais quel personnage ! On l’entend respirer, on le voit déplacer sa masse, on hume le parfum de son tabac, on devine ce qu’annonce ses murmures, borborygmes et silences. On le sent arriver en devinant son pas dans l’escalier de l’immeuble du boulevard Richard-­ Lenoir, cette lourdeur paysanne, tout comme sa femme qui attend derrière la porte. 1,80 mètre pour 110 kilos, marié sans enfant, 45 ans, natif du château de Saint-Fiacre près de Moulins (Allier) où son père était régisseur. Voilà pour l’état civil. Mais à quoi ressemble Jules Maigret ? Au physique : face ronde un peu rouge, yeux naïfs, nez camus. Ni moustaches ni chaussures à semelles épaisses. Une charpente plébéienne. Dodeline de la tête en marchant. Balance d’énormes bras. Ne sait pas conduire. Un bloc. Au moral : patient, calme, flegmatique, obstiné, stable, instinctif, intuitif, apolitique, méfiant, routinier, chaste, mangeur, buveur, bourru, discret, sédentaire, peu liant. Il a le génie de l’imprégnation. Il résout les énigmes avec son odorat, son créateur étant un romancier-nez. Il n’a rien du flic ordinaire. Le genre de type que l’on adopterait volontiers comme père ou comme grand-père, selon les âges, à moins qu’on ne lui propose de devenir notre meilleur ami d’enfance. Ses collègues raillent ses méthodes peu orthodoxes mais lui reconnaissent une certaine efficacité. Ils n’apprécient pas tous sa manière bien à lui de se camper solidement sur ses deux jambes lorsqu’il entre dans une pièce, ce qui est plus que de l’assu-

rance mais moins que de l’orgueil. Il vient du monde des petites gens et jamais ne l’oubliera. Un humilié ne fera pas appel à lui en vain, un bourgeois c’est moins sûr. Il est issu de la France profonde mais Paris est sa ville. Le suspense et la résolution de l’énigme ont si peu d’importance dans sa vie que l’on relit volontiers ses enquêtes avec un plaisir renouvelé. Maigret nous contamine : à sa suite, on ne cherche pas à identifier l’assassin mais à le comprendre. Seule importe la vérité ­romanesque. Jules Maigret, policier si Français, ne pouvait naître que dans l’esprit d’un romancier-nez. Comme lui, c’est un intuitif et un instinctif, qui s’imbibe, s’imprègne, se pénètre d’un univers pour comprendre les mécanismes d’un milieu. Il est la France profonde faite homme, mais une France d’avant, celle de Moulins telle qu’elle apparaît dans Maigret et l’affaire Saint-Fiacre, l’adaptation du roman à l’écran par Jean Delannoy. Son odorat, davantage que sa capacité de réflexion, l’amène aux plus audacieuses déductions. Un homme de rituels, pas bavard, un bloc impressionnant de confiance en soi, la pipe toujours rivée au bec, proche des humbles et des petites gens, s’identifiant toujours à autrui mais ressentant davantage d’empathie

Maigret nous contamine : à sa suite, on ne cherche pas à identifier l’assassin mais à le comprendre. Seule importe la vérité romanesque. pour le coupable que pour la victime, un policier qui élucide comme un certain romancier écrit, s’intéressant davantage à l’épaisseur d’une atmosphère, aux caractéristiques d’un milieu et aux faiblesses des personnages qu’à l’intrigue, aux indices, au suspense. Les ­meilleurs Maigret sont ceux où il n’y a même pas de meurtre. Un luxe simenonissime !

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portrait La parenthèse simenon photographe Georges Simenon n’a pas 16 ans lorsqu’il se lance dans le journalisme. Fréquenter les photographes de la Gazette de Liège lui donne envie, à son tour, de regarder le réel à travers un objectif. En 1922, il développe ses plaques dans un petit labo qu’il a installé dans sa cave. Dix ans plus tard, le magazine français Voilà l’envoie tout l’été en Afrique. De son périple de l’Égypte au fleuve Congo, Simenon rapporte plus de 750 photos. Début 1933, nouvelle commande – payée 10 000 francs, l’équivalent de 6 750 euros actuels : son reportage en Belgique traduit son approche humaniste et annonce l’atmosphère de ses romans. En mai de la même année, une croisière en mer Noire lui inspire le cadre des Gens d’en face, que Simenon écrit dans la foulée, à Marsilly. En 1935, il pose ses appareils, définitivement. n n n

Gilly (Congo belge), été 1932.

Palais du peuple, Charleroi (Belgique), hiver 1933.

Frontière franco-belge, hiver 1932.

À bord de L’Aventino sur la mer Noire, printemps 1933.

Odessa (Ukraine, URSS), printemps 1933.

Stanleyville (Congo belge), été 1932.


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Cette écriture dense, courte et si précise, équivalente de la fameuse « ligne claire » d’Hergé au fond, demeure un absolu inaccessible pour tant de romanciers qui s’y sont frottés à la suite de Gide. Impossible de s’y engouffrer en faisant l’impasse sur Maigret. Pour le meilleur et pour le pire, mais après tout, il en est de même pour ses « romans durs » ou « romans de la destinée » ; Gide est le premier contemporain capital à avoir ac-

« Ils se regardent comme deux frères seulement se regardent… avec un genre de haine que l’on ne trouve que chez des gens d’une même famille. » Le Fond de la bouteille, 1949. cordé des lettres de noblesse à ceux-ci quand Simenon prétendait écrire un Maigret « entre deux » pour se dégourdir la plume avant de reprendre les choses sérieuses. Une récréation, au fond, mais qui eut suffi à assurer la gloire de tant d’écrivains moins abondants. Tout Maigret tient en 10 volumes chez Omnibus. ça se lit et ça se relit au hasard du feuilletage et le plaisir est intact. Pourtant, Maigret a failli lui coûter cher : son succès a durablement éclipsé le reste de l’œuvre et il a longtemps fait passer Simenon pour un auteur de polars en un temps où c’était moins bien porté qu’aujourd’hui. Simenon est le premier responsable de son image. Il est mieux placé que quiconque pour savoir ce que Maigret lui a rapporté (argent, popularité, lecteurs). Ce qu’il lui a coûté ? Le prix Goncourt, le prix Nobel de littérature, un fauteuil à l’Académie française et autres hochets de vanité. Il fut susceptible de les obtenir. Mais de telles institutions ne pouvaient se résoudre à consacrer un « auteur de polars ». Cela eut fait mauvais genre. Si aujourd’hui encore, Simenon ne jouit pas de

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toute l’admiration due à son œuvre, ce n’est pas la faute à Voltaire mais à Maigret. Nombre d’intellectuels, de critiques, de professeurs et de beaux esprits concèdent à la limite qu’il est le maître de ce qu’ils tiennent pour un genre mineur (le roman policier) mais s’offusquent qu’on ose faire figurer « un fort médiocre auteur » aux côtés de ces écrivains qui ont dominé leur siècle, Joyce et Céline, Proust et Kafka. L’ont-ils seulement lu dans ses œuvres non policières ? Maigret lui colle à la peau. Il lui pourrit la vie. Jamais il n’a réussi à s’en détacher – et ce n’est pas faute d’avoir essayé. « J’étais bel et bien pris dans un engrenage dont je ne suis jamais sorti », lit-on dans Les Mémoires de Maigret, dont le narrateur est un fascinant mélange du policier et de son créateur. Georges Simenon avait inauguré sa production romanesque sous patronyme par un Maigret intitulé Pietr-le-Letton (1931). Il l’a achevée avec Maigret et Monsieur Charles (1972). Ainsi la boucle était bouclée avec le succès que l’on sait. Mais a-t-on jamais vu un créateur se plaindre ainsi des torts que lui avait causés sa créature ?

Le préféré et le mal-aimé Si l’art de la biographie était enseigné dans nos universités, les étudiants devraient impérativement y analyser Le Fond de la bouteille (1949), roman d’une rare vérité (et pour cause…) sur deux frères que tout oppose mais que l’adversité réunit. Sur leur sourd affrontement et sur la victoire de ce qu’il y a de plus humain en l’homme, sa générosité dans les moments les plus désespérés, l’ultime instinct qui l’emporte sur tous les autres quand il serait si facile de basculer vers le mal absolu. S’il n’y avait qu’une phrase à en retenir, la seule qui irradie tout le texte, ce serait celle-là : « Ils se regardent comme deux frères seulement se regardent… avec un genre de haine que l’on ne

trouve que chez des gens d’une même famille. » Patrick Martin Ashbridge, c’est Georges Simenon. Donald Ashbridge, c’est Christian Simenon. L’un était le frère de l’autre… Au début de l’été 1945, sur un banc de la place des Vosges, à quelques mètres de son premier domicile parisien, Georges s’était longuement entretenu avec Christian, collabo en cavale, certain d’être condamné à mort et aussitôt exécuté si la justice belge, en pleine fièvre épuratrice, réussissait à l’attraper. Il n’avait plus qu’un recours : son frère. Celui-ci réfléchît aussi longuement que l’urgence de la situation le lui permettait. Chez les Simenon, Christian avait toujours été le préféré et Georges le mal-aimé. Il avait passé sa jeunesse à entendre sa mère dire à son père : « Christian, c’est mon fils, Georges, le tien. » On peut croire qu’il en ait conçu une sorte de jalousie. Pendant vingt ans, l’un fit la carrière journalistique et littéraire que l’on sait, l’autre ne fut qu’un médiocre fonctionnaire colonial au Congo belge, un personnage sans envergure, faible, impulsif, immature, que son alcoolisme rendait plus vulnérable encore. À la Libération, Georges qui, quoi qu’on en ait dit, n’avait rien à se reprocher, tenait entre ses mains le destin de Christian. Il avait le droit de vie ou de mort sur lui. Après réflexion, il lui conseilla de se faire oublier en s’engageant dans la Légion étrangère. Le Tonkin fut le lieu de sa rédemption. Début 1948, alors qu’il vivait en Arizona, il reçut la confirmation du décès : Christian Simenon, alias le caporalchef Christian Renaud, était tombé quelques semaines plus tôt dans une embuscade tendue par les rebelles. C’est peu dire que Simenon se sentit coupable. Il se reprocha de l’avoir envoyé à la mort. D’autant que leur mère ne se priva pas de l’accabler : « C’est à cause de toi que Christian est mort ! Pourquoi est-ce lui qui est mort et pas toi ? C’est toi qui l’as tué… » Elle mourut persuadée que la vie était mal

faite puisque Georges avait la gloire alors que Christian avait le génie. Pour expulser sa culpabilité et continuer à vivre malgré tout dans un équilibre relatif, il se lança quelques mois après dans l’écriture d’un nouveau roman. Si ce n’était que l’un de ses bons romans de sa période américaine, on ne s’y attarderait pas outre mesure. S’il nous bouscule tant, c’est qu’on le tient comme une loupe posée à l’endroit même de sa blessure secrète. En 1948, de tous ses titres de romans, Le Fond de la bouteille était son préféré. Dès lors, et jusqu’à sa mort, Georges Simenon n’évoqua pratiquement plus son frère, pas dans ses paroles et à peine dans ses écrits. Comme s’il avait dit l’essentiel dans ce roman, avant que la plaie ne se referme. Hormis de telles exceptions, le personnage de roman selon Simenon, c’est n’importe qui dans la rue, un homme, une femme ­quelconques, qui ont en eux tous les instincts de l’humanité en nous, en partie réfrénés par nécessité, honnêteté, par prudence, par éducation. Le romancier le met en situation d’aller au bout de lui-même. Quitte à le r­ éduire à son état brut. Alors Simenon s’impose, plus que jamais incarné à travers ses héros tels que

Le personnage de roman selon Simenon, c’est n’importe qui dans la rue, un homme, une femme quelconques, qui ont en eux tous les instincts de l’humanité en nous, en partie réfrénés par nécessité, honnêteté, par prudence, par éducation. Félicien Marceau les définissait : « l’homme des cavernes plus quelques névroses ». Et plus encore lorsqu’il s’agit d’un récit atypique dans son œuvre, voué par sa conception même à y occuper une place à part. Un livre tel que Lettre à ma mère (1974) peutil tenir sur une phrase ? Il peut. Et même sur deux phrases à peine. « Pourquoi es-tu venu,

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portrait

Georges ? » lui demande-t-elle d’entrée, comme si sa présence dans ses derniers instants n’était pas naturelle ; et puis celle-ci, qui n’est pas de la mère mais du fils, et qui n’est pas moins glaçante : « Nous ne nous sommes jamais aimés de ton vivant, tu le sais bien. » Pas d’enquête, pas de meurtre, pas de disparition, pas de fuite, pas d’intrigue, pas de commissaire, pas même de brouillard sur des pavés mouillés. Quoi alors ? Juste un homme et sa mère.

Un jour, de passage à Épalinges, sa mère a eu un geste qui l’a bouleversé : pour ne rien lui devoir, elle lui a remis une enveloppe contenant toutes les sommes qu’il lui faisait parvenir depuis des années. En décembre 1970, Simenon fait le voyage à Liège pour assister sa mère, dans son agonie à l’hôpital de Bavière, là-même où il servait la messe, enfant de chœur, un demi-siècle avant. Elle a 90 ans, et lui 67. Quelque temps après, il écrit ce texte, entièrement tenu par une antienne : « Tout le monde m’admire, sauf toi… » Il répète qu’écrire a toujours été pour lui un défi lancé à la mère, qu’il a construit sa vie contre l’éducation qu’elle lui avait donnée tout en étant conscient d’avoir hérité son angoisse du lendemain ; il n’aura cessé de lui démontrer qu’il pouvait gagner de l’argent… L’écrivain savait lui aussi être dur avec sa mère. Marguerite Doise, l’intraitable héroïne d’un de ses « romans durs » les plus durs (Le Chat, 1967), c’était elle. Lettre à ma mère est l’ultime sursaut de génie et de sensibilité d’un retraité de la fiction romanesque. C’est une chronique de l’incompréhension à travers l’histoire de deux êtres qui n’ont jamais réussi à s’aimer pour n’avoir jamais réussi à se parler. Simenon y dévoile enfin le nœud de sa souffrance. La dichotomie est frappante entre

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portrait

les lettres à sa mère et Lettre à ma mère. En effet, lorsqu’on lit la correspondance échangée entre Henriette et son fils des années 1920 aux années 1960, la nature de leur contentieux ne transparaît pas. Les lettres de Simenon sont chaleureuses, affectueuses, remplies de touchantes attentions et de piété filiale. Il l’enjoint de prendre une bonne à demeure, de déménager, de se laisser gâter… Mais l’argent demeure le détonateur de leur conflit latent. Ses lettres nous apprennent en effet que, dans les années 1960, il persistait à lui envoyer des chèques au même rythme, en dépit de ses refus. Son livre nous révèle qu’un jour, de passage à Épalinges, sa mère a eu un geste qui l’a bouleversé : pour ne rien lui devoir, elle lui a remis une enveloppe contenant toutes les sommes qu’il lui faisait parvenir depuis des années. Dans Lettre à ma mère, Simenon avance masqué tout en se dévoilant. Il l’aime d’autant plus qu’il est plein de ressentiment à son endroit. Peu après avoir achevé de dicter ce texte, Simenon tombe malade. Deux mois durant, il souffre de s’être découvert autre qu’il se croyait et de n’avoir pas éprouvé ­suffisamment de pitié et de tendresse, en lieu et place de l’indifférence et de la rancune, pour « une très humble femme désaxée ». Il n’avait su conquérir ni sa tendresse ni son ­admiration.

« Noland (Vaud)… » De 1957 à sa mort, Georges Simenon n’a vécu nulle part, c’est-à-dire en Suisse. Les experts du cadastre situent l’épicentre de cette zone magique dans une région d’une vingtaine de kilomètres autour de Lausanne : d’abord au château d’Échandens, puis, à partir de 1963, dans l’exquis bunker qu’il se fit construire à Épalinges, enfin à Lausanne même, dans la petite maison de retraité du 12, avenue des Figuiers, où il acheva ses jours. Tels y furent ses lieux de mémoire, sans en

oublier un ­dernier, plus secret, plus douloureux, Les rives de Prangins, clinique du Dr Durand où sa femme Denyse fit de nombreuses cures de désintoxication à l’alcool et sa fille Marie-Jo suivit en permanence des traitements en psychiatrie. À ses yeux, ce pays incarnait l’ordre et la neutralité. De sa réputation horlogère, il déduisit sa ponctualité et son sens de l’organisation. En s’y installant à 54 ans, il le voyait comme le lieu de la liberté par excellence, dans la mesure où il associait ce concept au respect de l’autre, de sa discrétion, de sa vie privée, de ses idées politiques. La Suisse lui a plu d’emblée car c’était un pays à son image, en retrait de la rumeur du monde. Il est vrai que son régime fiscal ne le laissa pas non plus indifférent. Une société fiduciaire lui ayant conseillé de ne pas exercer officiellement d’activité lucrative, au lieu de dater chacun de ses tapuscrits de « Échandens (Vaud)… » comme il l’avait fait précédemment en Amérique et en France, il les data durant ses six premières années de « Noland (Vaud)… ». Nulle part : on imagine ce qu’un maître de l’absurde aurait tiré de cette helvétisation littéraire du no man’s land. En s’installant en Suisse, il avait dans l’idée que c’était un pays où il faisait bon vivre. Au fil des ans, il comprit que nulle part était surtout un pays où il fait bon mourir. Il aurait pu s’arrêter là et se contenter d’observer les évolutions des mouettes sur le lac Léman, à l’heure de la promenade des retraités. Le suicide de sa fille, à l’âge de 25 ans, le laissa stupéfait, effondré, anéanti. Pour se déculpabiliser à ses propres yeux et à ceux de ses lecteurs, Simenon se résolut à coucher sur le papier ses Mémoires intimes, exercice auquel il s’était toujours refusé. Il se réfugia dans un coin de son petit appartement et couvrit de pattes de mouche des milliers de feuillets, sans interligne, sans respiration. La

difficile lecture du manuscrit traduit une telle oppression que sa fidèle assistante, Joyce Aitken, dût le projeter sur un écran afin d’en déchiffrer chacune des pages ligne à ligne avant de porter le tapuscrit enfin prêt à l’éditeur. Ce très gros livre, bavard et sincère jusque dans ses mensonges et omissions, n’est sauvé de la banalité que par la dimension tragique que lui confère l’omniprésence de sa fille, spectre courant en filigrane du début à la fin du livre. En 1981, lorsque parut cette ultime jet d’encre,, Simenon décida, une fois accompli le service après vente, de baisser le rideau une fois pour toutes. Il ne reçut presque plus, sinon ses proches, ne publia plus, n’accorda plus d’entretiens à la presse, lui qui en était si prodigue. Maisons, archives, bibliothèque, héritage : il ne cessait de se dépouiller comme si, à l’approche de la mort, la nudité de l’homme devait s’accorder nécessairement avec la résurrection du monde d’avant, celui

En s’installant en Suisse, Simenon avait dans l’idée que c’était un pays où il faisait bon vivre. Au fil des ans, il comprit que nulle part était surtout un pays où il fait bon mourir. des petites gens d’Outremeuse. Avait-t-il senti alors que si le romancier en lui était universellement admiré, l’homme n’était pas aimé ? La réponse flotte dans ce petit jardin privé de l’avenue des Figuiers où, selon sa plus chère volonté, sa compagne Teresa dispersa ses cendres un matin des premiers jours de septembre 1989, les mêlant à celles de sa fille. Face à cette image, il n’y a plus d’homme à femmes, de phénomène littéraire, de personnage surtout connu pour sa notoriété, de père du commissaire Maigret. Juste la mort d’un homme qui se voulait comme un autre mais qui eut une vie semblable à nulle autre. n n n

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CHRONOLOGIE 1903 13 février

Georges Simenon voit le jour à Liège un vendredi. Il est le fils de Désiré Simenon, qui occupe un modeste emploi dans un bureau d’assurances de la ville, et d’Henriette Brüll. Sa mère, superstitieuse, demande que la naissance soit déclarée à l’état civil le 12 février.

1905

La famille déménage rue Pasteur (devenue rue Georges-Simenon en 1978) dans Outremeuse, le quartier fétiche du futur écrivain.

1906

Naissance, le 21 septembre, de Christian Simenon.

1908

Georges commence sa scolarité à l’institut Saint-André des Frères des écoles chrétiennes.

1911 Les Simenon s’installent rue de la Loi.

1914

Ci-contre : La Caque en 1919. « Nous étions un petit groupe de génies réunis par hasard », dira Simenon (absent sur la photo).

Georges fréquente le collège des jésuites Saint-Louis ; il envisage une carrière sacerdotale.

Ci-dessous : Régine Renchon, dite « Tigy », à 16 ans, en 1916. Elle sera la première femme de Simenon.

1915

Premier amour lors de vacances à Embourg, près de Liège. En septembre, Georges fait sa rentrée au collège Saint-Servais. Il pense alors intégrer l’armée.

1918

Alors que son père est victime d’une crise d’angine de poitrine, Simenon interrompt ses études pour exercer des « petits boulots », notamment celui de commis de librairie.

Simenon fréquente La Caque, cénacle d’étudiants, d’intellectuels et d’artistes liégeois. Dans le groupe figure Robert Denoël, le futur éditeur de Louis-Ferdinand Céline. L’écrivain fera allusion à La Caque dans deux romans : Le Pendu de Saint-Pholien et Les Trois Crimes de mes amis. Selon les dires des intéressés, Simenon fait, le 31 décembre, la connaissance d’une artiste-peintre, Régine Renchon, qu’il surnomme Tigy. L’année suivante, il lui dédiera Les Ridicules !, une plaquette de 24 pages.

1921

1919

En janvier, Simenon entre comme reporter à la Gazette de Liège, journal catholique conservateur dirigé par Joseph Demarteau. Il a pour modèle Rouletabille, le héros de Gaston Leroux. Jusqu’en décembre 1922, il y publiera près d’un millier d’articles, sous différents pseudonymes.

1920

En haut, à g. : Georges Simenon à Liège, à 2 ans. Au milieu, à g. : Classe primaire de l’institut Saint-André des Frères des écoles chrétiennes, à Liège, en 1911. Georges Simenon (2e à dr., premier rang) est l’un des meilleurs élèves de l’établissement.

En haut, à dr. : La famille Simenon à Liège, vers 1910 (à dr., la mère, Henriette). Au milieu, à dr. : Georges Simenon à 15 ans, en 1918. Ci-contre : Georges Simenon (à g., 2e rang) en novembre 1918. Il s’apprête à entrer à la Gazette de Liège.

Simenon publie Au pont des Arches, son premier roman, illustré par quatre de ses compagnons de La Caque et écrit sous le pseudonyme de Georges Sim, tiré à 1 500 exemplaires. En avril, rédige Jehan Pinaguet. Histoire d’un homme simple, inédit jusqu’en 1991. Le 28 novembre, son père meurt à 44 ans. Dans Le Fils (1957), Simenon écrira : « La date

la plus importante, dans la vie d’un homme, est celle de la mort de son père. » Le 5 décembre, devançant l’appel de sa classe, il commence son service militaire.

1922

Le 2 mars, le peintre Joseph Jean Kleine, 24 ans, compagnon de La Caque est retrouvé pendu. Ce fait divers inspirera à Simenon Le Pendu de SaintPholien (1931). Le 10 décembre, Simenon prend le train pour Paris. Le 15, la Gazette de Liège publie le 784e billet quotidien signé Georges Sim ; le lendemain paraît son tout dernier article, une chronique théâtrale.

1923 24 mars

Mariage avec Tigy, à Liège. Embauché comme secrétaire du marquis de Tracy, Simenon travaille en province, dans

l’Allier, notamment. Cet épisode lui inspirera L’Affaire Saint-Fiacre (1932). Parution des premiers contes galants. Jusqu’en 1932, plus de 1 500 écrits de ce genre paraîtront dans les feuilles spécialisées. Simenon publie aussi son premier conte sérieux dans Le Matin, dont Colette est la directrice littéraire. Elle lui a donné ce conseil décisif : « Pas de littérature et ça ira. »

1924

En mars, Simenon quitte son emploi et regagne la capitale où le couple réside à l’hôtel Beauséjour, 42, rue des Dames, avant de louer un deux-pièces 21, place des Vosges. Simenon publie son premier roman populaire aux éditions Ferenczi, Le Roman d’une dactylo, qui sera suivi de quelque 190 autres, écrits en sept ans sous 17 pseudonymes différents.

Ci-contre : Georges Simenon à Paris, dans les années 1920. Déjà auteur, sous le pseudonyme de Georges Sim, d’un premier roman publié en Belgique, Au pont des Arches, il gagne sa vie en écrivant à la chaîne contes galants et romans populaires. De 1923 à 1924, il travaille en province. Cet épisode lui inspirera L’Affaire Saint-Fiacre, qui paraîtra en 1932.


CHRONOLOGIE

1925

À l’été, Henriette Liberge, dite « Boule », 20 ans, entre au service des Simenon comme cuisinière… et devient la maîtresse attitrée de l’écrivain. À l’automne, celui-ci rencontre Joséphine Baker. Leur liaison, passionnée, durera jusqu’en 1927.

1926

De mai à la fin de l’été, les Simenon séjournent à Porquerolles. Pendant plus de dix ans, l’écrivain fera de l’île son havre.

1928

D’avril à septembre, les Simenon, Boule et le chien Olaf naviguent à bord du Ginette sur les canaux et rivières de France. L’univers des bateliers et des marins devient une source d’inspiration pour l’écrivain.

1929

Construction, à Fécamp, de L’Ostrogoth. Le bateau deviendra une maison flottante pour Simenon, sur laquelle, entouré de ses proches,

Ayant mal interprété un diagnostic et se croyant atteint d’une maladie rare, l’écrivain s’attelle à Je me souviens…, première de ses autobiographies.

il voyagera et écrira jusqu’en 1931. Georges Kessel, frère de Joseph, commande à l’écrivain des récits policiers pour l’hebdomadaire Détective.

1942

1930

Publication, dans la revue L’Œuvre et sous la signature de Georges Sim, de La Maison de l’inquiétude, un roman-feuilleton dans lequel le commissaire Maigret apparaît pour la première fois.

Ci-dessus : Affiches de La Nuit du carrefour (1932), de Jean Renoir, et des Inconnus dans la maison (1942), d’Henri Decoin. Simenon est l’écrivain le plus adapté au cinéma. Ci-contre : Voyage en Afrique, en 1932. Simenon rencontre des Pygmées.

1931

Le 20 février, lancement des premiers Maigret signés Georges Simenon chez Fayard, qui publiera une trentaine de titres jusqu’en 1934. Pendant l’été, Simenon réalise avec la photographe Germaine Krull le roman-photo La Folle d’Itteville.

1932

En février, les Simenon s’installent entre Nieul-sur-Mer et Marsilly, en Charente-Inférieure. En avril sort La Nuit du carrefour, de Jean

En haut, à g. : Henriette Liberge, dite « Boule », cuisinière du couple Simenon et maîtresse de l’écrivain, dans les années 1930. Au milieu, à g. : Voyage à bord du Ginette, un canot de 5,5 mètres de long, en 1928. En bas, à g. : Georges Simenon et Germaine Krull

travaillent au romanphoto La Folle d’Itteville, en 1931. En haut, à dr. : Georges Simenon entre sa femme (à g.) et Joséphine Baker, avec qui il entretient une liaison, à Paris, en 1925. Au milieu, à dr. : À La Richardière, à Nieul-sur-Mer, près de La Rochelle, en 1932.

Ci-dessus : Marc Simenon dans les bras de son père, en avril 1939. Ci-contre : Georges Simenon et Denyse Ouimet aux États-Unis. Engagée en 1945 comme secrétaire, la Canadienne devient la maîtresse de l’écrivain, qui l’épousera en secondes noces en 1950. Ils auront ensemble trois enfants.

Renoir, premier des longs-métrages tirés d’une œuvre de Simenon. Suivront deux autres adaptations cinématographiques de Maigret. À l’été, Simenon part comme reporter en Afrique pour le magazine Voilà et en profite pour faire des photos. Il pratiquera le reportage par intermittence jusqu’à fin 1935.

1933

Publication de La Maison du canal, le premier des romans de Simenon à ne pas paraître dans une collection policière.

Le 18 octobre, signature d’un contrat d’édition avec Gaston Gallimard.

Les Simenon déménagent à Saint-Mesmin-­ le-Vieux (Vendée). Ils y habiteront jusqu’à la Libération.

1938

1944

En septembre, Simenon achève Les Inconnus dans la maison ; en décembre, Le Bourgmestre de Furnes.

Installation aux Sables-d’Olonne, où Simenon est assigné à résidence à la suite d’une enquête sur ses activités pendant la guerre.

1939

1945

Naissance, le 19 avril, de Marc, son premier enfant.

1940

Après l’invasion de la Belgique, en mai, par les troupes allemandes, Simenon est nommé « haut-commissaire aux réfugiés belges pour le département de CharenteInférieure ». La famille s’installe à Fontenay-le-Comte, en Vendée.

Classement sans suite de la procédure et levée de l’astreinte à résidence. Retour des Simenon à Paris. Ils séjournent brièvement à Londres avant d’embarquer pour l’Amérique. À New York, l’écrivain rencontre Denyse Ouimet qui devient sa maîtresse. Parution de Je me souviens…, premier des quelque 140 titres publiés aux Presses de la cité.


CHRONOLOGIE

1946

Ci-contre : Georges Simenon et Jean Richard à Épalinges (Suisse), en 1967. Interprète de Maigret à la télévision pendant plus de vingt ans, il fut « franchement le pire » selon Simenon. Entre eux, une reproduction de la statue de Maigret édifiée à Delfzijl ­(PaysBas), où la légende veut que l’écrivain ait créé le personnage.

Simenon publie quatre romans et quatre nouvelles, notamment Trois chambres à Manhattan.

19471948

Publication de Maigret à New York. Premier séjour à Tucson, en Arizona. Simenon y écrit, entre autres, La neige était sale, qu’il adaptera avec Frédéric Dard en 1950 au théâtre de l’Œuvre, à Paris. Il publie également Pedigree, la version romancée et élargie de Je me souviens…, sur les conseils d’André Gide.

1949

Naissance, le 29 septembre, de Jean, dit John, premier des trois enfants de Georges et Denyse. En décembre, Maurice Garçon, avocat de Simenon, obtient un non-lieu dans une nouvelle procédure engagée par le Comité d’épuration des gens de lettres. L’écrivain est ainsi lavé de toute accusation de collusion avec

les autorités allemandes durant la Seconde Guerre mondiale.

Au milieu : Marie-Jo Simenon quelques temps avant son suicide, en 1978.

1950

Divorce d’avec Tigy et mariage avec Denyse. Installation à Lakeville, dans le Connecticut. En cinq ans, Simenon y écrit vingt-six romans (le dernier est Maigret et le corps sans tête).

1953

Naissance, le 23 février, de Marie-Georges Simenon, dite Marie-Jo.

1955

Simenon rentre définitivement en Europe. La famille s’installe à Mougins, puis à Cannes.

1957

Déménagement en Suisse, au château d’Échandens, dans le canton de Vaud.

1961

En décembre, Teresa Sburelin entre au service des Simenon. Elle sera la dernière compagne de l’écrivain.

1963

Déménagement à Épalinges, près de Lausanne. Simenon y restera neuf ans… le temps d’écrire encore une petite trentaine de romans.

1966 Inauguration, le 3 septembre,

Ci-contre : Georges Simenon et sa mère, Henriette, en Belgique, en 1969.

Vingt-cinq romans y seront écrits.

1959

Naissance, le 26 mai, de Pierre Simenon.

1960

Simenon préside le 13e Festival de Cannes, Henry Miller fait partie du jury. La Palme d’or est attribuée, sous les sifflets du public et de la critique, à La Dolce Vita, de Federico Fellini.

Ci-dessus : Baptême de Marie-Jo Simenon à Lakeville (Connecticut), le 23 avril 1953. Debout derrière Denyse, Jean et Dido Renoir. Le cinéaste est le parrain de John. En haut, à dr. : La famille Simenon fraîchement installée dans le sud de la France, en 1955. Ci-contre : Georges Simenon dans la cour du château d’Échandens, dans le canton de Vaud (Suisse). Les Simenon y élisent domicile en 1957. L’écrivain y rédigera vingt-cinq romans.

Ci-dessous : Avec Teresa Sburelin, à Lausanne, en 1982. Entrée en 1961 au service de Denyse Simenon, elle sera la dernière compagne de l’écrivain.

d’une statue de Maigret à Delfzijl (Pays-Bas), où la légende veut que Simenon ait eu l’idée du personnage, en 1929.

1970

Publication de Quand j’étais vieux, deuxième des œuvres autobiographiques de Simenon. Le 8 décembre, Henriette, sa mère, meurt à Liège à 90 ans.

1972

Publication de Maigret et Monsieur Charles, dernier Maigret et ultime roman de Simenon. Emménagement dans un appartement, à Lausanne.

1973

Sur son passeport, Simenon fait remplacer « romancier » par « sans profession ». De même, il remplace sa machine à écrire par un magnétophone, destiné à enregistrer ce qui deviendront ses Dictées.

1974

Installation avenue des Figuiers, à Lausanne. C’est le dernier domicile de Simenon, après plus de  30 déménagements.

1976

Simenon fait don d’un grand nombre de documents et d’archives à l’université de Liège, à charge pour cette institution de créer un fonds Simenon.

1977

Inauguration du Fonds Simenon, transféré en 1981 au château de Colonster, à l’entrée de Liège.

1978

Marie-Jo Simenon se suicide, à 25 ans.

1981

Simenon révise les 1 985 pages du tapuscrit des Mémoires intimes, auxquelles s’ajoutent les 303 pages du Livre de Marie-Jo.

1989

4 septembre Georges Simenon meurt à Lausanne, à 86 ans.


textes choisis un continent de papier

S Georges Simenon au château de Terre-Neuve, à Fontenayle-Comte, en 1942. Arrivés en Vendée en 1940, l’écrivain et sa famille vont y changer six fois de domicile jusqu’à 1945. Simenon est ici accoudé sur le fétiche rapporté de son voyage en Afrique, en 1932. Ce « tiki » – ainsi qu’il l’appelait improprement – ne quitta pas son bureau jusqu’à sa mort, en 1989.

imenon a toujours écrit selon un rituel immuable : d’abord il se laisse envahir par un détail (odeur, couleur, objet, etc.), puis il ­rumine pendant plusieurs jours au cours de longues promenades ; lorsqu’il se sent prêt, il fait passer une visite médicale à toute la f­ amille afin que rien ne vienne troubler la dizaine de jours durant lesquels il entre dans son monde ; un matin à 6 heures, il taille des dizaines de crayons dont il ne se servira pas (au cas où une mine viendrait à casser…), il bourre une dizaine de pipes à l’avance car une fois que le foyer est brûlant il en faut une autre, il note quelques noms et dessine une maison sur une enveloppe jaune de format commercial, il se prépare un Thermos, il baisse les rideaux pour n’être pas troublé par la levée du jour, il accroche un panneau « do not disturb » à sa porte, il retire la housse de sa machine à écrire et il écrit un chapitre d’un jet. Dix jours après, le roman est prêt à être envoyé à la correction. Des variantes ? La nature du liquide avec lequel il remplissait son Thermos (thé, café, vin rouge, rosé ou blanc, whisky, rarement de l’eau…) en fonction du pays ou de la région où il vivait (France, États-Unis, Suisse), de son humeur, des événements domestiques, de ses rapports avec ses éditeurs, de son état d’esprit,

d’un simple détail qui avait déclenché le petit rien d’où naît un roman… Mais lequel choisir ? C’est le genre de question de nature à désarmer un simenonien. En citer un, c’est en dédaigner tant qui mériteraient d’être pareillement honorés. Le désespoir absolu de La neige était sale est aux antipodes de la luminosité du Petit Saint. Conseiller l’un ou l’autre à un lecteur vierge de Simenon, c’est le condamner au malentendu, augmenté par ce que peut avoir de déses­pérant le paradoxe de sa fausse simplicité. Il faudrait oser répondre invariablement : « Tout Simenon sinon rien ! » L’expérience enseigne qu’il est impossible de privilégier un titre sans l’accompagner de vingt autres – et l’abondance de sa production n’en est pas la cause. Le fait est que sa bibliographie recèle plus d’un grand livre. De chacun on voudrait faire un cas singulier afin de justifier sa domination sur le continent Simenon. Un élément nous échappe qui fait qu’ils ont tous quelque chose en commun mais qu’aucun n’est semblable. On se résout à n’en garder qu’un, c’est le piège et l’on s’y précipite tout en sachant qu’il révélera en creux notre autoportrait, nos contradictions et nos rêves. Plus que tout autre choix, celui-ci nous engage et nous dévoile. nn n P. A.

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« Un monde est en marche » En débarquant en Amérique en 1945, Simenon cherche d’abord à oublier l’Europe. Dépaysement assuré : après une escale à New York où il rencontre sa future femme Denyse, et un détour par le Canada, il sillonne la Floride en auto par la route 1, s’y installe quelques mois, fait des randonnées dans le Tennessee et la Géorgie, se rend en Arizona, traverse le continent à bord d’une Packard, s’établit un temps à Tucson, séjourne à Hollywood, passe en Californie avant de se fixer durablement à Lakeville, une petite ville du Connecticut… nnn Il y a un endroit sur la terre où le niveau de vie, au lieu de baisser jusqu’à nous donner honte de la condition humaine, s’est au contraire élevé. Et c’est cela qui importe. Tout ce qu’a inventé, tout ce qu’a fabriqué l’Amérique, en bon ou en mauvais, depuis la chemise à col tenant jusqu’au film en couleurs, est arrivé jusqu’à nous tôt ou tard. Et il en sera de même pour l’avenir. Nous avons déjà, sur les Grands Boulevards, quelques « milk-bars », et les saucisses suivront, et les barbiers travaillant toute la nuit, les baignoires dans toutes les maisons, les autos pour tous, la télévision à chaque étage, les restaurants automatiques et les avionstaxis. Il faudra coûte que coûte, parce Tout ce qu’a inventé, tout que cela existe et que l’industrie a des ce qu’a fabriqué l’Amérique, lois impérieuses, que le monde entier en bon ou en mauvais, est arrivé absorbe le meilleur et le pire, les jusqu’à nous tôt ou tard. Et il soupes en comprimés, les poulets éleen sera de même pour l’avenir. vés aux rayons ultraviolets, les autos en verre incassable et les maisons bâties en huit jours à l’aide d’éléments standards. Broadway, chère madame, New York, si vous préférez, ce n’est qu’une préfiguration, une sorte d’exposition avant la lettre des produits que, demain, vous consommerez coûte que coûte, un échantillon de la vie que vous vivrez. Ne soyez donc pas si impatiente, consolez-vous de n’avoir pu tout acheter de ce qui faisait tellement envie en vous disant qu’un jour viendra où vous trouverez New York à Paris, à Cannes et dans tous les pays du monde et qu’alors peut-être cette abondance vous verra sans appétit. Un monde est en marche, voyez-vous, que rien n’arrêtera, et, chaque fois que le monde a fait de la sorte un bond en avant, il s’est trouvé des rêveurs ou des grincheux, dont vous serez peut-être, pour regretter « le bon temps ». « Au chevet du monde malade », 1945

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… certes, on n’y insiste pas beaucoup sur ce que nous appelons les humanités. Parce que les humanités jettent facilement le doute dans les esprits. Or, il ne faut douter de rien. L’honnête homme a besoin de quelques vérités simples qui soient une fois pour toutes des vérités. On les absorbe, et on n’y revient plus. Ne vaut-il pas mieux laisser les angoisses philosophiques à quelques-uns qui sont assez solides pour les supporter, au lieu de semer une graine aussi dangereuse dans des terrains mal préparés ? Voilà, je crois, la conception américaine. Des corps sains et vigoureux. Des connaissances techniques. Quelques vérités premières auxquelles on ne pensera plus et une confiance illimitée dans les destinées de l’homme, dans les destinées de l’Américain. Et, ma foi, je ne trouve pas que ce soit si bête que ça. Surtout que cela n’empêche pas la formation de lettrés et de philosophes comme mon ami O’Brien, professeur à l’université Columbia, et comme tant d’autres que je connais moins bien, mais qui, chez vous, feraient figure de grands érudits. Au surplus, vous êtes libre, après tout ce qu’on vous a dit en classe, de vous révolter si cela vous plaît, si vous avez le cœur et la tête assez solides, et on vous applaudira sans rancune si vous devenez des Hemingway, des Steinbeck, des Dos Passos, des Caldwell. n n n « L’Amérique en auto », Bradenton Beach, Floride, 3 novembre 1946

«  Et vous avez rougi, mon juge » Un médecin de famille a étranglé sa jeune maîtresse : c’est le fait divers qui sert de toile de fond à Lettre à mon juge (1947). Mais l’affaire, somme toute banale, s’efface devant la manière dont Simenon a distribué les rôles : dès les premières lignes du roman, il campe un criminel au comble du cynisme, qui semble tout-puissant face au magistrat chargé d’instruire son cas, beaucoup moins infaillible qu’il n’en a l’air. nnn À M. Ernest Coméliau, Juge d’instruction, 23 bis, rue de Seine, Paris (VIe) Mon juge, Je voudrais qu’un homme, un seul, me comprenne. Et j’aimerais que cet homme soit vous. Nous avons passé de longues heures ensemble, pendant les semaines de

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l’instruction. Mais alors il était trop tôt. Vous étiez un juge, vous étiez mon juge, et j’aurais eu l’air d’essayer de me justifier. Vous savez à présent que ce n’est pas de cela qu’il s’agit, n’est-ce pas ? J’ignore l’impression que vous avez eue quand vous êtes entré dans le prétoire. Celui-ci vous est évidemment familier. Moi, je me souviens fort bien de votre arrivée. J’étais tout seul, entre mes deux gardes. Il était cinq heures du soir et la pénombre commençait à former comme des nuages dans la salle. C’est un journaliste – leur table était très près de moi –, c’est un journaliste, dis-je, qui, le premier, s’est plaint à son voisin de ne plus y voir clair. Le voisin l’a dit au suivant, un vieux assez malpropre, aux yeux cyniques, qui doit être un vieil habitué des tribuC’est à ce moment-là que, votre naux. Je ne sais pas si je me trompe, serviette sous le bras, votre mais je pense que c’est lui qui, dans chapeau à la main, vous vous son journal, a écrit que j’avais l’air êtes faufilé, avec l’air de vous d’un crapaud à l’affût. excuser, parmi les stagiaires C’est un peu à cause de cela que je me qui encombraient l’entrée. demande quelle impression je vous ai faite. Notre banc – je parle du banc des accusés – est tellement bas que notre tête seule dépasse. Tout naturellement, j’étais amené à tenir mon menton posé sur mes mains. J’ai le visage large, trop large, et facilement luisant de sueur. Mais pourquoi parler de crapaud ? Pour faire rire les lecteurs ? Par méchanceté ? Parce que ma tête ne lui a pas plu ? Ce sont des détails, excusez-moi. Cela n’a aucune importance. Le vieux journaliste, à qui avocats et magistrats serrent familièrement la main, a adressé un petit signe au Président. Celui-ci s’est penché sur son assesseur de gauche, qui s’est penché à son tour. Et ainsi l’ordre est allé jusqu’à l’huissier, qui a allumé les lampes. Si je vous en parle, c’est que tout ce manège m’a intéressé pendant un bon moment et cela me rappelle que, jeune garçon, ce qui me passionnait le plus à l’église, c’était de voir le sacristain allumer et éteindre les cierges. Bref, c’est à ce moment-là que, votre serviette sous le bras, votre chapeau à la main, vous vous êtes faufilé, avec l’air de vous excuser, parmi les stagiaires qui encombraient l’entrée. Il paraît – un de mes avocats me l’a affirmé avec chagrin – que pendant la plus grande partie du procès je me suis fort mal tenu. Mais aussi ils ont débité tant de stupidités, et avec une telle solennité ! Il m’est arrivé, me dit-on, de hausser les épaules et même de sourire d’un sourire sarcastique. Un journal du soir a publié une photographie de moi prise alors que je souris, souligne-t-il, au moment le plus pathétique de la déposition d’un témoin. « Le hideux sourire de l’accusé. » Il est vrai que d’aucuns parlent du hideux sourire de Voltaire !

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Vous êtes entré. Je ne vous avais jamais vu que derrière votre bureau. Vous m’avez fait penser au chirurgien qui arrive en coup de vent à l’hôpital où l’attendent ses élèves et ses aides. Vous n’avez pas regardé tout de suite de mon côté. Et moi, pourtant, j’avais une folle envie de vous dire bonjour, d’avoir avec vous un contact humain. Est-ce si ridicule ? Est-ce encore du cynisme, pour employer le mot dont on s’est beaucoup servi à mon sujet ? Il y avait cinq semaines que nous ne nous étions vus. Pendant les deux mois de l’instruction, nous avions eu des entretiens presque quotidiens. Savez-vous que même l’attente dans le couloir, devant votre bureau, m’était un plaisir, et qu’il m’arrive encore d’y penser avec nostalgie ? Je revois les portes sombres des juges, alignées comme dans un monastère, la vôtre, les bancs entre les portes, le plancher sans couleur se perdant dans une perspective lointaine. J’étais entre mes deux gendarmes et sur le même banc, sur d’autres bancs, se tenaient des hommes libres, des témoins mâles et femelles, parfois aussi des gens aux poignets chargés de menottes. On se regardait les uns les autres. C’est cela, c’est tout cela qu’il faudra que je vous explique, mais je me rends compte que c’est une tâche presque impossible. Ce serait tellement plus facile si vous aviez tué, vous aussi ! Tenez ! Pendant quarante ans, comme vous, comme les autres, j’ai été un homme libre. Personne ne se doutait que je deviendrais un jour ce qu’on appelle un criminel. Autrement dit, je suis, en quelque sorte, un criminel d’occasion. Eh bien ! quand, dans votre corridor, j’observais les témoins, hommes ou femmes, parfois des gens que je connaissais, puisqu’ils étaient témoins dans ma cause, nos regards étaient à peu près ceux que peuvent échanger, par exemple, un homme et un poisson. Par contre, avec ceux à menottes, il se créait automatiquement une sorte de lien de sympathie. N’allez pas vous méprendre. Il faudra probablement que je vous en reparle plus tard. Je n’ai aucune sympathie pour le crime, ni pour l’assassin. Mais les autres sont par trop bêtes. Pardon. Ce n’est pas non plus ma pensée exacte. Vous êtes entré, et justement, pendant la suspension d’audience, un peu plus tôt, après la lecture de l’interminable acte d’accusation – comment un homme de bonne foi peut-il accumuler sur un de ses semblables autant d’inexactitudes ? – je venais d’entendre parler de vous. Indirectement. Vous connaissez la petite pièce dans laquelle les accusés attendent avant les séances et pendant les entractes. Cela fait penser aux coulisses d’un théâtre. Moi, cela me rappelait plutôt des souvenirs d’hôpital, les parents qui attendent le résultat d’une opération. On passe devant eux – nous passons devant eux – en causant de nos petites affaires, en enfilant nos gants de caoutchouc après avoir éteint notre cigarette.

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– Untel ? Il est nommé à Angers... – Est-ce qu’il n’a pas passé sa thèse à Montpellier en même temps que... J’étais là, sur un banc luisant, comme les parents de malades. Des avocats passaient, achevaient leur cigarette, me regardaient vaguement, sans me voir, comme nous regardons le mari d’une patiente. – Il paraît que c’est un type très bien. Son père était juge de paix à Caen. Il a dû épouser une des filles Blanchon... C’est de vous qu’on parlait de la sorte. Comme j’en aurais parlé quelques mois plus tôt, quand nous appartenions à un même monde. À cette époquelà, si nous avions habité la même ville, nous nous serions rencontrés deux fois par semaine devant une table de bridge. Je vous aurais appelé « Mon cher juge » et vous « Mon cher docteur ». Puis, avec le temps : – Mon vieux Coméliau... – Mon bon Alavoine... Est-ce que nous serions devenus vraiment amis ? C’est en entendant parler de vous que je me le suis demandé. – Mais non, répliquait le second avocat. Vous confondez avec un autre Coméliau, Jules, son cousin, qui a été rayé du Barreau de Rouen voilà deux ans et qui a en effet épousé une demoiselle Blanchon... Ce Coméliau-ci a épousé la fille d’un médecin dont le nom m’échappe... Encore un détail qui nous rapproche. À La Roche-sur-Yon, je compte quelques magistrats parmi mes amis. Je n’ai jamais pensé, avant, à leur demander s’il en est pour eux de leurs clients comme pour nous des nôtres. Nous avons vécu près de six semaines ensemble, si je puis ainsi m’exprimer. Je sais bien que pendant ce temps vous aviez d’autres soucis, d’autres clients, d’autres travaux, et que votre existence personnelle continuait. Mais enfin je représentais, comme pour nous certains malades, le cas intéressant. Vous cherchiez à comprendre, je m’en suis aperçu. Non seulement avec toute votre honnêteté professionnelle, mais en tant qu’homme. Un détail, entre autres. Nos entretiens ne se passaient pas en tête à tête, puisque votre greffier et un de mes avocats, presque toujours Me Gabriel, y assistaient. Vous connaissez votre cabinet mieux que moi, la haute fenêtre qui donne sur la Seine, avec les toits de la Samaritaine comme peints sur une toile de fond, la porte souvent entrouverte d’un placard où sont suspendues une fontaine d’émail et une serviette. (Il y a, chez moi, la même fontaine à laquelle je me lave les mains entre deux clients.) Or, en dépit des efforts de Me Gabriel pour prendre en tout et partout la première place, il y avait souvent des moments où j’avais l’impression que nous étions seuls, où, comme d’un commun accord, nous avions décidé que les deux autres ne comptaient pas. Nous n’avions pas besoin de clins d’œil pour cela. Il suffisait de les oublier. Et lors des coups de téléphone !... Pardonnez-moi de vous en parler. Cela

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Manuscrit d’Un nouveau dans la ville, écrit à Tucson, dans l’Arizona, du 12 au 21 octobre 1949.


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ne me regarde pas. Mais ne vous êtes-vous pas informé, vous, des détails les plus intimes de ma vie et comment voulez-vous que je n’aie pas été tenté de faire la même chose ? Vous avez reçu cinq ou six fois, presque toujours à la même heure, vers la fin de l’interrogatoire, des appels qui vous troublaient, vous mettaient mal à l’aise. Vous répondiez autant que possible par monosyllabes. Vous consultiez votre montre en prenant un air détaché. – Non... Pas avant une heure... C’est impossible... Oui... Non... Pas en ce moment... Une fois, vous avez lâché par inadvertance : – Non, mon petit... Et vous avez rougi, mon juge. C’est moi que vous avez regardé, comme si moi seul comptais. Aux deux autres, ou plutôt à Me Gabriel, vous faisiez de banales excuses. – Je vous demande pardon de cette interruption, maître... Où en étionsnous ? Il y a tant de choses que j’ai comprises, que vous savez que j’ai comprises ! Parce que, voyez-vous, j’ai un immense avantage sur vous, quoi que vous fassiez : moi, j’ai tué. Laissez-moi vous remercier d’avoir, dans votre rapport, résumé votre instruction avec autant de simplicité, avec une telle absence de pathétique, au point que l’avocat général en a été agacé, parce que l’affaire, selon un mot qui lui a échappé, prenait, racontée par vous, les allures d’un banal fait divers. Vous voyez que je suis bien renseigné. Je sais même qu’un jour que vous parliez de moi entre magistrats, on vous a demandé : — Vous qui avez eu de nombreuses occasions d’étudier Alavoine, pouvezvous nous dire si, à votre avis, il a agi avec préméditation ou s’il a commis son forfait sous le coup d’une émotion intense ? Comme j’aurais été anxieux, mon juge, si j’avais été là ! Mon désir de vous souffler aurait été tel que j’en aurais eu des fourmis dans tout le corps. Il paraît que vous étiez hésitant, que vous avez toussoté deux ou trois fois. – En mon âme et conscience, je crois fermement qu’Alavoine, quoi qu’il prétende, quoi qu’il pense peut-être, a agi dans un moment de responsabilité atténuée et que son geste n’était pas prémédité. Eh bien ! mon juge, j’en ai eu de la peine. J’y ai pensé à nouveau, quand je vous ai vu parmi les stagiaires ; mon regard devait contenir un reproche, car, lorsque vous êtes sorti, un peu plus tard, vous m’avez fait face pendant quelques secondes. Vous avez levé les yeux. Tant pis si je me trompe : vous paraissiez me demander pardon. Si je ne m’abuse, le sens de votre message était : « J’ai tout fait pour comprendre, honnêtement. Désormais, c’est à d’autres que moi de vous juger. »

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Nous ne devions plus nous revoir. Nous ne nous reverrons sans doute j­amais plus. D’autres clients sont amenés devant vous chaque jour par les gendarmes, d’autres témoins plus ou moins intelligents ou passionnés. Malgré ma satisfaction que tout soit fini, je les envie, je l’avoue, parce qu’ils ont encore des chances de s’expliquer tandis que, moi, je ne puis compter désormais que sur cette lettre que vous classerez peut-être à la rubrique « bêtisier » sans l’avoir lue. Ce serait dommage, mon juge. Je vous le dis sans vanité. Non seulement dommage pour moi, mais dommage pour vous, parce que je vais vous révéler une chose que vous soupçonnez, une chose que vous ne voulez pas admettre et qui vous tourmente en secret, une chose que je sais vraie, moi qui ai plus d’expérience que vous depuis que je suis passé de l’autre côté : vous avez peur. Vous avez peur, précisément, de ce qui m’est arrivé. Vous avez peur de vous, d’un certain vertige qui pourrait vous saisir, peur d’un dégoût que vous sentez mûrir en vous à la façon lente et inexorable d’une maladie. n n n Le Monde de Simenon, vol. 8 « Partir » © Le Monde, 2011

«  lES MAIGRET, Je les écrivais en sifflotant ou presque » Sa naissance est entourée d’une légende. C’était en septembre 1929 à Delfzjil, port des Pays-Bas. Son bateau, L’Ostrogoth, étant au recalfatage, Simenon s’installa à même le quai, posa sa machine sur une caisse et se mit à écrire. Après quelques verres de genièvre, sa vision fut troublée par l’apparition dans les brumes de la silhouette puissante et impassible d’un homme qui ferait un commissaire acceptable… Du moins est-ce ainsi que le créateur de Maigret a voulu s’en souvenir. nnn Je reçois des critiques qui parlent du Clan des Ostendais comme d’un roman policier. On a écrit la même chose sur L’Homme qui regardait passer les trains et, en son temps, sur Le Testament Donadieu. Pauvre vieux Maigret ! S’il savait le tort qu’il me fait sans le vouloir… Lettre à André Gide, 29 mars 1948

Maigret n’est pas un homme intelligent. C’est un intuitif. Pas du tout celui qui a le regard aigu et qui voit immédiatement le petit détail. Je dirai même que, dans les tout premiers romans, il avait l’air presque bovin. C’était un

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type énorme, un peu pachyderme, qui se promenait, qui reniflait, qui tâtonnait et il a continué comme cela d’ailleurs plus ou moins. Autrement dit, c’est l’intuitif qui, extérieurement, n’a rien de malin (…), un homme très ordinaire en apparence, d’une intelligence ordinaire aussi, d’une culture moyenne, mais qui sait renifler l’intérieur des gens. (…) Il boit assez bien. (…) Il aime beaucoup manger, surtout des plats simples, ce que j’appellerai des plats peuple. (…) Il ne résistera pas à une andouillette pommes frites, comme moi, car il a à peu près mes goûts. (…) Son appartement n’est ni laid ni beau. Son appartement est l’appartement d’un fonctionnaire parisien. Il n’a pas de goûts particulièrement modernes. C’est l’appartement confortable. Ce qui compte surtout pour lui, c’est d’avoir un fauteuil à la mesure de son derrière, avec le bon éclairage pour y lire ses journaux. Entretien avec Roger Stéphane, 1963

Je me sens pris de remords d’avoir complètement laissé tomber Maigret après mon dernier roman : Maigret et Monsieur Charles. C’est un peu comme si on quittait un ami sans lui serrer la main. Il se crée, entre un auteur et ses personnages, des liens affectifs, à plus forte raison si leur collaboration a duré cinquante ans. Je lis dans certains journaux que je me suis pris moi-même pour créer le personnage de Maigret (…). Je m’inscris en faux. (…) Jamais, il n’a été moi. Je le quitte sur les rives de la Loire où il doit être à la retraite, comme moi-même. Lui bêche son jardin, joue aux cartes avec les gens du village et va pêcher à la ligne. Moi, je continue à exercer le seul sport qui me soit encore permis : la marche. Je lui souhaite une heureuse retraite, comme la mienne est heureuse. Nous avons assez travaillé ensemble pour que je lui dise un adieu quelque peu ému. « Des traces de pas », Dictée du 2 octobre 1973

C’est un des rares personnages que j’ai créés, sinon le seul, qui ait des points communs avec moi. Entretien avec Francis Lacassin, Magazine littéraire n° 107, décembre 1975

Directement à la machine, je les écrivais en sifflotant ou presque. Parce que c’était facile, n’est-ce pas ? C’est devenu un peu plus difficile à la fin parce que j’ai un peu confondu les Maigret et les autres, les romans. J’allais plus loin dans mes personnages, mais dans les premiers, mettons les trente premiers, c’était un amusement. Même à la fin d’ailleurs, je n’écrivais que quand j’étais fatigué. Car j’ai besoin d’écrire mais je n’avais pas la force physique de me mettre à un roman – parce que (…) ça demande une résistance physique très forte. Écrire en deux heures et demie un chapitre de vingt pages dactylographiées des vrais romans, c’est fatigant, tandis que les Maigret, je pianotais. n n n Entretien avec Bernard Pivot, novembre 1981

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«  le type même du Tartuffe » Simenon a tant et tant répété que sa devise était « Comprendre et ne pas juger » qu’on est très surpris de trouver sous sa plume quoi que ce soit de polémique, et encore plus une attaque ad hominem. C’est le cas avec cette bouffée de haine à l’endroit du général de Gaulle en pleine guerre d’Algérie. Ces jours-là, il se lâcha, du moins dans l’intimité de son Journal… nnn Je répète volontiers que je suis apolitique et je pense que c’est vrai. En ce moment pourtant, si j’étais de nationalité française, il est probable que je céderais à la tentation de signer le manifeste des 121 ou 125, peu importe le chiffre, qui demande, pour le soldat envoyé en Algérie et plus ou moins forcé à commettre des actes contre sa conscience, le droit à la désertion (…) En même temps je me rends compte d’un sentiment contre lequel je ne peux rien et qui me fait assez honte. Dès le début de l’expérience de De Gaulle, j’ai été hérissé, non seulement par la suffisance de celui-ci, par son mépris de l’opinion des autres, par ce que lui et son entourage représentent (théoriciens sortis des grandes écoles qui s’efforcent de réduire les problèmes ­sociaux à des équations – tous plus Je me surprends, devant ou moins employés par les grandes la télévision, par exemple, banques et les groupes d’affaires), à souhaiter un nouvel échec de j’ai été hérissé, dis-je, avec aussi la la politique française, parce que conviction que l’expérience c’est la politique de De Gaulle. ­aboutirait fatalement à l’échec. Il doit y avoir deux ans de cela (…) Je me surprends, devant la télévision, par exemple, à souhaiter un nouvel échec de la politique française, parce que c’est la politique de De Gaulle. Est-ce parce que je souhaite, dans un avenir plus lointain, après Dieu sait quelle révolution, un revenez-y, un succès réel de la France ? N’est-ce pas pour avoir raison ? Ou parce que je me réjouis de l’échec d’un homme qui m’est antipathique et dont, pourtant, je commence, depuis qu’il est presque seul, à avoir pitié ? ­J’aimerais être sûr que ce ne sont pas les dernières hypothèses qui sont les vraies. Quand j’étais vieux, 1er octobre 1960

Hier, ce matin, cet après-midi, de Gaulle parle en Algérie. Les journaux, et non seulement les journaux français, vantent ses pensées élevées, sa lucidité, son courage, etc. Or, qu’on lise froidement ses discours. Ce ne

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sont que lieux communs et faux machiavélisme. Le tout est du racolage. On se bat dans les rues d’Alger. Lui flatte les autres – depuis deux ans – et les trompe tous. Quand j’étais vieux, 11 décembre 1960

Il s’agit d’un homme qui se donne et que l’on donne en exemple et qui m’apparaît comme le type même du Tartuffe. Je voudrais avoir le temps, la patience, le goût d’examiner, en colonnes, ses contradictions. C’est lui qui, autrefois, a proclamé le droit à la rébellion, le droit aussi à l’action individuelle, à la bombe au plastic, au coup de feu ou au coup de couteau dans le métro, et c’est lui qui, depuis trois ans, parle avec un souverain mépris de la rébellion algérienne. Et quand je dis souverain… Il vient de faire face lui-même à un coup d’État – bien modeste, désespéré – et il annonce déjà l’épuration sans merci, ce qui nous rappelle une autre épuration, à laquelle il a présidé et qui a dû faire à peu près autant de morts en France, sinon plus, que la répression allemande pendant la guerre. Maintenant qu’à la faveur de ces journées d’Alger (les troisièmes ou quatrièmes, si l’on compte celles qui l’ont mis au pouvoir, avec les mêmes hommes agissant, cette fois-là, en sa faveur), maintenant, dis-je, qu’il a les pleins pouvoirs, il n’entend plus les rendre et il annonce que les libertés ne peuvent se défendre, dans un La Grandeur dont il a plein pays moderne… que par la restriction la bouche, c’est le nationalisme de la liberté. Ce n’est pas cela qui me le plus étroit, le plus exalté hérisse au premier chef. C’est lui, son et le plus agressif. attitude, son orgueil insolent, son mépris de l’homme et de ses efforts, de tout ce qui a fait, au cours des siècles, que nous ne rougissions pas trop de nous-mêmes et qu’il nous reste un espoir dans l’avenir de notre espèce. La Grandeur dont il a plein la bouche, c’est le nationalisme le plus étroit, le plus exalté et le plus agressif, c’est la pompe, les costumes, les uniformes, les parades, les mises en scène et un protocole qui, à ma grande stupeur, inconnu dans les pays les plus royalistes, devrait faire rire la foule. Il finasse. Il fait attendre le pays jusqu’au jour où il décide, solennellement, de prononcer un oracle. Et les mots changent de sens à chaque fois. Mépris profond pour tous les hommes, y compris pour ceux qui l’entourent. Il est vrai qu’il les choisit parmi les moins intéressants. Et pourtant on le donne en exemple. Toute une génération entend trompetter sa gloire, son intelligence, sa force de caractère, sa conscience historique. Il n’a rien fait de ce qu’il a annoncé. Il a trompé toutes les attentes et nul ne lui réclame des comptes. Il est là, vivant anachronisme, prétendant tout savoir et tout diriger par lui-même, à l’aide de ses propres l­ umières. Il refuse de recevoir les professeurs, les syndicats, mais il s’entoure de

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Extrait de Quand j’étais vieux (manuscrit), daté du 27 avril 1961. « Toute politique m’irrite », écrit Simenon ce jourlà, en préambule d’une longue diatribe contre le général de Gaulle.


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directeurs de banque et de grandes compagnies qui n’ont jamais eu la vie aussi belle. Il parle « aux Français », mais ces Français-là ne sont pas le peuple, qu’il regarde de très haut, ce sont les représentants des gros intérêts privés, les bonnes sœurs, les jeunes gens qu’on trouve derrière toutes les poussées de nationalisme exacerbé depuis Balzac et même depuis… pourquoi pas dire depuis toujours ? La Frrrrance…, dont le monde a besoin, qui va à nouveau, avec ses quarante millions d’habitants, remettre de l’ordre dans un monde dément. La Frrrrance…, c’est-à-dire de Gaulle, qui laisse tomber des conseils aux autres nations et daigne, parfois, recevoir, du haut du perron de l’Élysée, les chefs d’État de deux cents ou de trois cents millions d’âmes. Il ment, se contredit, tergiverse, grimace et bénit avec un visage de clown triste, et il n’y a personne pour éclater de rire ou pour écrire « J’accuse ». Cela va-t-il continuer longtemps ? Je n’en sais rien. Je pense aux vrais hommes, à ceux qui travaillent en silence et qui ne se croient pas infaillibles, qui doutent, qui avancent peu à peu et font avancer l’homme dans tous les domaines de la connaissance. À ceux-là, sa présence est comme une insulte. n n n Quand j’étais vieux, 27 avril 1961

« vers l’âge de vingtsept ans, j’ai décidé de ne plus lire de romans » Un écrivain est d’abord un lecteur. Simenon ne déroge pas à la règle, mais à sa façon. Il a dévoré les classiques à l’adolescence. Mais dès qu’il s’est mis lui-même à écrire, il a cessé de lire des romans afin de ne pas être influencé ni perturbé. Il ne s’est remis à la lecture que vers la fin de sa vie, enchaînant biographies, traités scientifiques, revues médicales… nnn Je crois que je n’ai jamais dit avoir lu la comtesse de Ségur, ni Jules Verne, ce que j’ai fait pourtant, comme tous les enfants de ma ­génération. À quel âge ? Très tôt, sûrement. De huit à treize ans sans doute, car à douze ans j’en étais à Alexandre Dumas père et bientôt à… Paul de Kock. J’ai lu quelques Fantômas aussi, pas beaucoup, avec une certaine gêne, comme si c’était déchoir, et, vers treize ou quatorze ans, après Fenimore Cooper et Walter Scott, les Russes, de Pouchkine à Gorki en passant par Tolstoï, Dostoïevski et surtout Gogol, mon préféré. N’ai jamais aimé Tourgueniev. Balzac avant, pendant et après, à plus petites doses. Cela

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allait par p ­ ériodes. Il y a eu, entre autres, la période des pièces de théâtre : tout Labiche, tout Augier, tout Alexandre Dumas fils et même Meilhac et Halévy. Pourquoi ? Auguste Comte, vers seize ou dix-sept ans (je ne parle pas des auteurs étudiés au collège) et Dickens en même temps que Shakespeare. Parmi mes amis, j’étais le seul contre Anatole France et contre tous les romans à couverture jaune qui sont devenus les romans à couverture blanche. Je préférais Descartes, Pascal, et surtout Montaigne qui, pendant dix ans au moins, a été pour moi un livre de chevet. Haïssais Barrès et Bourget, que je mettais sur le même plan que Georges Ohnet ou Jules Claretie. Fou de Maeterlinck pendant deux ans. Puis plus fou encore de Conrad et de Stevenson (surtout du Stevenson des Tuamotu dont je devais retrouver la trace plus tard, d’abord dans le Pacifique, puis à Monterey, en Californie, où on voit encore la maison du port où il a vécu). Vers l’âge de vingt-trois ou vingt-quatre ans, à Paris, j’ai acheté d’un seul coup toute la collection Budé, grecs et latins, en français, hélas ! car je n’ai fait qu’un an de latin avant de bifurquer vers les scientifiques. Tout dévoré, gou- Essayé de lire Gide, lûment. Découvert, un peu plus dont je devais devenir l’ami. tard, Faulkner, Dreiser, Sherwood N’ai pas pu. Ne le lui ai Anderson (que j’ai beaucoup aimé), jamais dit. puis enfin Dos Passos et… La Montagne magique. Ma plus grande admiration, chez les Américains, allait à Mark Twain et au douanier à la baleine. J’ai lu – et aimé – Swann et les Jeunes Filles en fleur à vingt-deux ans, en même temps que je découvrais la première traduction de Freud. Pendant des années, j’ai dévoré de un à trois livres par jour, de Goethe (Dichtung und Wahrheit est mon préféré) aux lettres de Napoléon. Puis soudain, vers l’âge de vingt-sept ans, j’ai décidé de ne plus lire de romans, sauf de rares romans étrangers et les classiques. Il a fallu une maladie, en 1944, pour que je relise de bout en bout, dans l’ordre, d’abord tout Proust, puis tout Balzac, et, plus tard, tout Stendhal (que j’admire mais qui me hérisse, alors que Proust m’enchante toujours et Claudel parfois). Je dois en oublier, mais pas beaucoup, en tout cas de ceux qui comptent. Si j’essaie de résumer, je trouve plus d’emballement pour les Russes, puis les Anglais, les Américains, les Français venant en dernier. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Peut-être parce qu’ils sont plus moralistes que romanciers. Peut-être aussi parce que dans Balzac, en particulier, l’argent est la base de la plupart des conflits. Je préfère l’âme, toute protestante soit-elle, de Melville. Beaucoup lu et relu la Bible et les Évangiles ainsi que le code civil et le code pénal. Les relis encore par petits coups. Essayé de lire Gide, dont je devais devenir l’ami. N’ai pas pu. Ne le lui ai jamais dit. Quand j’étais vieux, 5 décembre 1960

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Étant donné que j’ai un assez grand nombre d’heures libres tous jours, étant donné aussi que je ne lis pas de romans pour des raisons personnelles, que me reste-t-il à lire ? Des livres de Mémoires, ou la correspondance des grands et des petits hommes. Enfin j’ai commencé, à un ­moment donné, il y a déjà très longtemps, à lire des revues médicales, tout à fait comme un hobby, comme disent les Anglais, c’est-à-dire comme une distraction, et non avec l’idée que cela pourrait me servir dans mes romans. Entretien avec Roger Stéphane, 1963

Voilà mon bagage. À soixante-dix ans, il me paraît bien léger. J’ai lu un peu de tous les grands maîtres, certes. Je n’en ai étudié aucun à fond. Pourtant, aujourd’hui, je m’aperçois qu’ils ont laissé des traces en moi, plus profondes et plus vivantes que je ne l’aurais cru. n n n « Des traces de pas », Dictée du 30 octobre 1973

« cette confiance quasi impossible à obtenir » Qu’elle soit physique ou psychique, la maladie tient une place centrale dans l’imaginaire de Simenon. Il n’a cessé de tourner autour sans toujours la nommer. Elle est l’hydre invisible qui rôde à proximité de ses personnages comme de lui-même. Dans ses Dictées, il s’inquiète pour sa seconde femme, dont il abrège le prénom en D. Après lui avoir tant fait confiance, notamment pour l’assister dans ses relations de travail, comment faire avec celle qu’il juge désormais irresponsable ? nnn C’est pathétique d’assister aux efforts d’un être, à qui on se sent attaché par toutes ses fibres, pour retrouver son équilibre, ses forces, sa joie de vivre. On sait, comme les médecins le savent, que ce n’est en somme qu’une question chimique, ou glandulaire, d’un peu de ceci ou de cela en trop ou en trop peu, que, petit à petit, on arrive à remédier à cette carence ou à cette profusion. C’est une question de temps, de tâtonnements, de tranquillité d’esprit, en un mot, de confiance. Or, justement, c’est cette confiance qui est ­quasi impossible à obtenir – sinon, ce serait si facile. Le patient – je ne dis pas le ou la malade puisqu’il n’y a pas à proprement parler de maladie – met son état sur le compte de causes différentes, le plus souvent morales. Il se débat, se ment, un peu comme s’il ne voulait pas guérir. Car guérir, ce

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serait avouer, s’avouer que tous ses fantômes sont imaginaires. Un décalage subtil, à peine mesurable, s’est produit (pour des raisons physiques) avec la réalité, et c’est cette réalité qu’il se met à fuir. Il s’enfonce donc, et, dès qu’il remonte à la surface, est tenté de replonger. Comment l’aider ? Tous les mots, toutes les attitudes risquent d’être mal interprétés. J’ai écrit l’autre jour que je marchais sur la pointe des pieds. Hier, avant-hier, je croyais que nous refaisions surface. Ce matin, tout est à recommencer. Elle essaie, de toutes ses forces. Mais, fatalement, elle essaie dans le mauvais sens. L’expérience des précédentes dépressions ne sert de rien. Chaque fois, la confiance manque. Pas par sa faute. Parce que nous sommes à la merci d’un centième de milligramme d’acide. Dans quelques jours j’en sourirai et elle en sourira. Quand j’étais vieux, 4 janvier 1961

Rechute, hier, pour D., brusquement, à la même heure qu’en décembre. Mêmes douleurs. Même fatigue totale. Heureusement moins grave, peutêtre parce que nous savons. Je l’observe du matin au soir, entre cinquante fois par jour dans la pièce où elle se trouve, non par inquiétude, mais parce que je voudrais l’aider. Nos cinq médecins sont en vacances depuis huit ou dix jours et ne vont commencer à rentrer que la semaine prochaine. Certes, ils ont besoin de détente, comme chacun, et beaucoup plus que d’autres. Cela n’en pose pas moins un problème lié au problème social, à l’organisation qu’il faudra bien mettre un jour sur pied, une organisation toute neuve, qui va nous changer, nous les anciens, mais qui me paraît ­indispensable. Je serai très dérouté de me trouver dans une clinique devant un médecin plus ou moins anonyme « en possession de mon dossier ». Mais cela ne vaudra-t-il pas mieux que la semi-anarchie actuelle ? Trois fois en moins d’un an tous nos médecins étaient absents quand nous en avions besoin, et un remplaçant se serait chaque fois trompé devant un problème compliqué sur lequel il n’avait aucune indication. D. a bon moral aujourd’hui. Hier soir, dans la voiture, elle m’a dit une petite partie de ce qu’elle a sur le coeur, presque tout, en tout cas presque tout ce qu’elle sait. De mon côté, je cherche toujours. J’envie les beaux esprits du xviie et du xviiie siècle pour qui l’homme était si simple. On croyait en l’intelligence. On croyait à la vérité première, au blanc et au noir, et on se satisfaisait de caricatures (pardon : de simplifications) aussi grossières que Les Caractères de La Bruyère. Passerons-nous pour une époque trouble et grise, une époque de tâtonnements, d’inquiétudes, de questions jamais résolues ? Qui sait ? Une époque de malades qui, à force de vouloir comprendre la vie, seront passés à côté ? n n n Quand j’étais vieux, 5 janvier 1961

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«  Je considère tous les gestes sexuels comme naturels et beaux » Ah ! Simenon et les femmes… Tout un roman ! Voilà un écrivain qui n’était pas inhibé. L’amour, compris dans l’acception de « faire l’amour », il en a toujours parlé librement, comme d’un besoin naturel, quotidien, allègre, relevant de l’instinct animal. Le grand public découvre cet aspect de sa personnalité en 1977 lorsque, dans un entretien pour L’Express avec Fellini sur son Casanova, il revendique avoir eu des relations sexuelles avec 10 000 femmes dans sa vie, dont une bonne partie de prostituées, les « femelles » qu’il respecte le plus… nnn Il ne s’agit pas d’un compte à régler avec les critiques trop naïvement freudiens mais d’une mise au point qui me paraît naturelle. En deux mots, je me considère, de ce point de vue, comme un homme parfaitement normal. Ce qui doit surprendre certains, c’est que je ne mélange jamais sexualité, sentiment et amour. Avec une seule femme, D., sexe et amour se sont confondus, se confondent encore. Avec les autres, non. Et ce n’est pas du cynisme, ni du vice. Je considère la sexualité, tous les gestes sexuels comme naturels et beaux. Je n’ai pas besoin, pour m’exciter, d’ajouter une sentimentalité plus ou moins fade ou artificielle. J’aime user d’un beau corps de femme et il m’importe peu qu’elle ait telle ou telle mentalité, qu’elle sorte de tel ou tel milieu. Une professionnelle me donne souvent plus de plaisir qu’une autre. Justement parce qu’elle ne m’oblige pas à de faux-semblants. J’ajouterai que pour toutes j’éprouve, en les prenant, une sorte de tendresse, ce que je pourrais appeler de la tendresse humaine. Ce n’est pas sentimental. (…) C’est une tendresse (…) pour l’espèce, pour la chair vivante, pour un corps qui, pendant un certain temps, dans mes bras, représente la vie. Que je puisse donner à ce corps certaines vibrations m’enchante plus que ma propre jouissance, encore que celle-ci me soit nécessaire plus souvent que je le voudrais pour ma propre tranquillité. Je me souviens par exemple de mes premiers temps de Paris, où il m’arrivait, sortant des bras d’une femme, à 11 heures du matin, de me retourner sur une autre quelques minutes plus tard (…) et d’être obligé d’accoster une professionnelle ou d’entrer dans une maison de rendez-vous pour recommencer deux fois l’après-midi même. N’est-ce pas naturel ? On a écrit que je cherchais la femme perdue, la femme blessée, le péché, comme pour une sorte de rédemption. Pure littérature. Si j’ai couché plus souvent avec des

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professionnelles ou des demi-professionnelles qu’avec d’autres, c’est, d’abord, parce que je répugne à la comédie que ces autres exigent (…). En outre, la jalousie tatillonne de ma première femme ne me permettait guère de liaisons ni, le plus souvent, ce qu’on appelle des aventures. (…) D. n’est pas jalouse. Elle me laisse mon entière liberté. Moins que jamais, pourtant, je n’ai l’envie d’une liaison. Je fais l’amour simplement, sainement, aussi souvent que c’est nécessaire, mais je n’obéis en cela à aucune hantise. Je ne suis poussé par aucun complexe ; seulement par un besoin (…) Même la nudité a un sens. N’est-ce pas comme un retour à l’innocence ? Déshabiller une femme, c’est aussi la dépouiller du surajouté, de l’artificiel, de tout le « voulu ». C’est, déjà, une sorte de pénétration, de communion, si l’on peut dire. Un essai, en tout cas. Toujours infructueux. Toujours raté. C’est bien pourquoi il faut sans cesse recommencer. Un miracle ne pourrait-il pas se produire ? La preuve, c’est que, pour moi, il s’est produit. Pourquoi, ayant trouvé, je continue ? Peut-être parce que, à vingt ans, je serrais les poings à l’idée qu’il y avait au monde des femmes que je ne posséderais jamais. Toucher, absorber le monde. Le posséder. Quand j’étais vieux, 6 janvier 1961

Je voulais baiser et l’Église me racontait que j’allais me damner. Alors j’ai tout bazardé. Les autres raisons sont venues ensuite, avec leur réalité propre. Mais je vous devais la vérité ; à l’origine, à la base, un NON catégorique opposé à la prétendue morale sexuelle du catholicisme. n n n Entretien avec Henri Guillemin

« un état particulier, quasi permanent » Lorsqu’on lui demandait s’il était alcoolique, Simenon assurait que non au motif qu’il n’avait pas d’addiction à l’alcool : il pouvait s’arrêter de boire pendant des jours sinon des semaines. Il n’en demeure pas moins qu’il connut des années particulièrement imbibées, choc auquel il résistait sans mal, même si la vie avec Denyse connut des époques houleuses, dont la responsabilité, comme la bouteille, était partagée. nnn À bord du Ginette, lorsque j’ai fait le tour de France par les canaux et les rivières, j’avais l’habitude, dans le Midi, de remplir une bonbonne de dix litres à des pompes qui ressemblent à des pompes à essence. Je buvais lorsque j’avais soif, sans être jamais ivre. À bord de L’Ostrogoth, en

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­ ollande, rarement du vin, trop cher dans le pays (…), mais, de temps en H temps, un verre de genièvre. C’est vers cette époque, et au retour, à Morsang, toujours à bord de L’Ostrogoth, qu’écrivant les premiers Maigret j’ai pris l’habitude de travailler au vin. Eh oui ! Dès 6 heures du matin. Et comme j’écrivais matin et après-midi, c’est-à-dire trois chapitres par jour… À Morsang, il y avait une barrique dans une fourche d’arbre à côté du bateau. Le pli était pris. J’ai continué jusqu’en 1945. (…) Encore une fois, j’étais rarement ivre mais j’avais besoin, dès le matin, surtout pour écrire, d’un coup de fouet. J’étais persuadé de bonne foi qu’il était impossible d’écrire autrement. Et, en dehors du travail, je prenais n’importe quoi, apéritif, cognac, calvados, marc, champagne… Je n’avais nullement conscience d’être un alcoolique, mais plutôt un gros tempérament (…). Je voyageais beaucoup et, en voyage, je buvais davantage. Ma consommation moyenne en vin, peu avant et pendant la guerre, était de trois bouteilles environ de saint-émilion, ce que je considérais comme très modeste car des cultivateurs des environs (Saint-­ Mesmin) buvaient leurs huit à dix litres de vin blanc. En 1945, je suis parti pour les États-Unis, et j’avoue que je me suis mis à boire alors à l’américaine, non plus du vin aux repas, mais avant, Manhattan après Manhattan, puis Martini Dry après Dry Martini (avec oignon, ce qu’on appelle un Gibson). J’ai commencé à connaître les réveils pénibles, la gueule de bois, les crises d’aérophagie pendant lesquelles je pensais chaque fois mourir d’angine de poitrine. Avec D., nous avons eu deux ou trois mois de vie excessive, que je ne regrette pas et auxquels je pense souvent avec nostalgie, mais elle a eu le courage, dès le début, de me proposer (ce qui était me forcer) de travailler… au thé. Le premier roman écrit au thé est Trois chambres à Manhattan, 1946, écrit dans un log cabin sur le lac Masson, dans les Laurentides, en plein hiver. (…) D., tremblante, attendait derrière la porte de mon bureau (ni elle ni personne ne m’a jamais vu écrire un roman), attentive au rythme de la machine et me tenant sans cesse du thé prêt. J’entrouvrais la porte, passais la main et saisissais la tasse sans un mot. Elle avait raison de trembler, car si l’expérience avait raté je ne l’aurais sans doute pas renouvelée et je serais mort à l’heure qu’il est. Nous avons continué, de temps en temps, à boire assez sérieusement. Puis nous avons coupé l’alcool, ne nous permettant que la bière (très forte au Canada, forte aussi aux USA). Nous en sommes arrivés, de temps en temps, à un sherry ou à un porto et nous avons fini, un beau jour, en Arizona, par décider de « nous mettre sur le wagon » (abstinence complète). Pas par vertu. Seulement parce que nous savons que nous sommes, l’un comme l’autre, incapables de nous arrêter à temps. Je ne suis pas en train d’écrire une histoire édifiante et je ne prétends pas que je suis sauvé à jamais. Tous les deux mois, tous les trois mois,

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Tapuscrit d’un extrait de Quand j’étais vieux daté du 10 janvier 1961. Sujet du jour : l’alcoolisme. Simenon rédigeait son Journal d’abord à la main, sans quasiment aucune rature (voir p. 37), puis apportait ses corrections sur une épreuve dactylographiée.


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nous descendons du wagon pour un soir ou pour deux ou trois jours, soit à cause d’une occasion, (…) soit, simplement, je dirai par hygiène, pour ne pas que cela devienne une privation, donc une obsession. Vin ou alcool, par le fait que nous sommes désintoxiqués et que nous en avons perdu l’habitude, nous font beaucoup plus d’effet qu’autrefois, et il m’est arrivé d’être ivre avec deux ou trois verres. Le reste du temps, il n’y a pas de vin à table, pas de bière, rien – de l’eau –, du Coca-Cola pour moi le reste de la journée. (…) Nous sommes entrés en abstinence en 1949, ce qui fait environ onze ans. Cela ne m’empêche pas de me considérer comme un alcoolique. Quand j’étais vieux, 10 janvier 1961

C’est assez frappant, je pense, que je ne suis devenu vraiment alcoolique, avec une conscience d’alcoolique, qu’en Amérique, autrement dit après avoir bu pendant plus de vingt ans, et souvent avoir bu beaucoup plus que là-bas. Je parle d’un état particulier, quasi permanent, où l’on est sous la dominance de l’alcool, que ce soit aux heures où l’on boit ou aux heures où l’on attend impatiemment de boire, presque aussi douloureusement qu’un drogué attend sa piqûre ou sa prise. n n n Quand j’étais vieux, 11 janvier 1961

« une autre vie, d’autres pensées » Le Train (1961) est l’un des rares romans de Simenon inspiré par la Seconde Guerre mondiale. C’est de la débâcle de mai-juin 1940 qu’il s’agit. Un événement dont le romancier fut l’un des acteurs ; les autorités françaises lui confièrent en effet le poste de haut-commissaire aux réfugiés belges pour la Charente-Inférieure. Avec droit de réquisition ! Il crée un centre d’accueil à La Rochelle, fait des rencontres parmi les quelque dix-huit mille compatriotes auxquels il vient en aide avec ses bénévoles. Et croise peut-être quelques-uns des futurs personnages du Train… nnn Comme d’habitude, je me suis éveillé à l’aube, vers cinq heures et demie du matin. Ils étaient déjà quelques-uns, surtout des paysans, assis, les yeux ouverts, sur le plancher du wagon. Pour ne pas éveiller les autres, ils se sont contentés de me saluer du regard. Bien qu’on eût fermé pour la nuit une des portes à glissières, on sentait la fraîcheur pénétrante qui précède le lever du soleil et, par crainte ­qu’Anna ne prît froid, j’ai étendu mon veston sur ses épaules et sa ­poitrine.

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Je ne l’avais pas encore vraiment regardée. Je profitai de son sommeil pour l’examiner gravement, un peu troublé par ce que je découvrais. Je manquais d’expérience. Jusqu’ici, je n’avais guère vu dormir que ma femme et ma fille et je connaissais bien l’expression de chacune vers le matin. Quand elle n’était pas enceinte, oppressée par le poids de son corps, Jeanne paraissait plus jeune au petit jour que pendant la journée. Les traits comme gommés, elle retrouvait une moue de petite fille, la même que Sophie à peu près, innocente et satisfaite. Anna était plus jeune que ma femme. Je lui donnais vingt-deux ans, vingt-trois au maximum, mais son visage était celui de quelqu’un de plus mûr, je m’en apercevais ce matin. J’avais la révélation aussi, en la regardant de près, qu’elle appartenait à une race étrangère. Pas seulement parce qu’elle venait d’un autre pays, j’ignorais lequel, mais parce qu’elle avait une autre vie, d’autres pensées, d’autres façons de sentir que les gens de Fumay et que tous ceux que je connaissais. Au lieu de s’abandonner, pour se vider de sa fatigue, elle se repliait sur elle-même, sur la défensive, un creux au milieu du front, et parfois les coins de sa bouche frémissaient comme au passage d’une douleur ou Sa chair ne ressemblait pas non plus à la chair de Jeanne. d’une image déplaisante. Sa chair ne ressemblait pas non Elle était plus serrée, plus dense, plus à la chair de Jeanne. Elle était avec des muscles capables de se plus serrée, plus dense, avec des tendre instantanément à la façon muscles capables de se tendre ins- des chats. tantanément à la façon des chats. J’ignorais où nous étions. Des peupliers bordaient des prés et des champs de blé encore verts. Des panneaux-réclame défilaient comme partout et nous sommes passés à proximité d’une route presque déserte où rien ne faisait penser à la guerre. J’avais de l’eau dans mes bouteilles, une serviette, un blaireau et tout ce qu’il fallait dans ma valise ; j’en ai profité pour me raser, car j’avais honte, depuis la veille, des poils roussâtres, d’un demi-centimètre, qui couvraient mes joues et mon menton. Lorsque j’ai eu fini, Anna me regardait, immobile, et je ne pus savoir depuis combien de temps elle était éveillée. Elle avait dû, comme moi tout à l’heure, profiter de l’occasion pour m’observer curieusement. Je lui ai souri tout en m’essuyant le visage et elle m’a rendu mon sourire, d’une façon qui m’a paru contrainte, ou comme si elle avait l’esprit ailleurs. Je voyais toujours le pli sur son front. En se soulevant sur un coude, elle a découvert mon veston qui la couvrait. – Pourquoi as-tu fait ça ?

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Si elle n’avait parlé la première, je n’aurais pas su si je devais la tutoyer ou lui dire vous. Je m’étais posé la question. Grâce à elle, cela devenait facile. – Avant que le soleil se lève, il faisait assez frais. Elle ne réagissait pas comme Jeanne non plus. Jeanne se serait confondue en remerciements, se serait crue obligée de protester, de se montrer émue. Celle-ci me demandait simplement : – Tu as dormi ? – Oui. Elle parlait bas, à cause de ceux qui dormaient encore, mais ne jugeait pas utile, comme je l’avais fait, de saluer du regard nos compagnons déjà éveillés qui nous regardaient. Je me demande si ce n’est pas ça qui, la veille, depuis qu’elle s’était faufilée dans notre wagon, m’avait frappé en elle. Elle ne vivait pas avec les autres. Elle ne participait pas. Elle restait seule parmi les autres. Cela paraît ridicule de dire cela après ce qui s’était passé la veille au soir. Pourtant, je me comprends. Elle m’avait suivi le long de la voie alors que je ne l’avais pas appelée. Je lui avais donné une bouteille vide, sans rien lui demander en échange. Je ne lui avais pas parlé. Je ne lui avais posé aucune question. Elle avait accepté une place sur ma malle sans éprouver le besoin de dire merci, tout comme maintenant pour le veston. Et, quand nos corps s’étaient rapprochés, elle avait dénudé son ventre et guidé mes gestes. – Tu n’as pas soif  ? Il restait de l’eau dans la seconde bouteille et je lui en ai versé dans un gobelet de camping que ma femme avait mis dans la valise. – Quelle heure est-il ? – Six heures dix. – Où sommes-nous ? – Je ne sais pas. Elle se passait les doigts dans les cheveux, me détaillant toujours, l’air réfléchi. – Tu es calme, finit-elle par conclure pour elle-même. Tu restes toujours calme. La vie ne te fait pas peur. Tu n’as pas de problèmes, n’est-ce pas ? – Vous ne pouvez pas vous taire, vous deux ? grogna la grosse Julie. Nous avons souri et nous nous sommes assis sur la malle, à regarder défiler le paysage. Je lui ai pris la main. Elle m’a laissé faire, un peu surprise, je crois, surtout quand je l’ai portée à mes lèvres pour déposer un baiser sur le bout des doigts. (…) Est-ce qu’il y avait une grand-messe, ce matin, à Fumay ? Se trouvait-il encore assez de fidèles ? Les Allemands n’avaient-ils pas bombardé ou envahi la ville ?

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Simenon organisait avec minutie le programme d’écriture de chacun de ses romans sur des calendriers. Ici, celui du Chat, en octobre 1966 : sept jours d’écriture, à raison d’un chapitre par jour, et quatre jours de relecture et correction.


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– À quoi penses-tu ? À ta femme ? – Non. C’était vrai. Jeanne ne figurait qu’incidemment dans ces pensées. J’évoquais tout aussi bien le vieux M. Matray et la petite fille bouclée de l’instituteur. Leur auto était-elle parvenue à se frayer un chemin dans la cohue des routes ? Est-ce que M. Reversé était allé chercher nos poules et notre pauvre Nestor ? Je n’étais pas ému. Je me posais ces questions objectivement, presque par jeu, parce que tout était devenu possible, même, par exemple, que Fumay soit complètement rasé et sa population fusillée. C’était aussi plausible que la mort de notre mécanicien dans la cabine de sa locomotive, ou encore, pour moi, d’avoir fait l’amour, au milieu de quarante personnes, avec une jeune femme que je ne connaissais pas l’avantveille et qui sortait de prison. D’autres, comme nous, s’étaient assis, de plus en plus nombreux, l’œil vague, et certains tiraient des victuailles de leurs bagages. On approchait d’une ville. J’avais lu, sur les panIci, c’était un vrai dimanche neaux, des noms qui ne m’étaient pas matin, un dimanche d’avantfamiliers et, quand je vis que nous guerre, sans service d’accueil, étions à Auxerre, je dus me remémosans infirmières, sans jeunes rer la carte de France. Je ne sais pourquoi je m’étais mis filles à brassard. dans la tête que nous passerions par Paris. Nous l’avions évité, passant vraisemblablement par Troyes au cours de la nuit. Maintenant, sous sa grande verrière, nous découvrions une gare dont l’atmosphère était différente de celle où nous nous étions arrêtés. Ici, c’était un vrai dimanche matin, un dimanche d’avant-guerre, sans service d’accueil, sans infirmières, sans jeunes filles à brassard. Une vingtaine de personnes, en tout, attendaient sur les bancs verts des quais et le soleil, filtré par les vitres sales, réduit en poussière de lumière, donnait au silence et à la solitude quelque chose d’irréel. – Dites, chef, on va rester longtemps ? L’employé regarda la tête du train, puis l’horloge, je me demande pourquoi, car il répondit : – Je n’en sais rien. – On a le temps d’aller au buffet ? – Vous en avez sûrement pour une bonne heure. – Où est-ce qu’on nous conduit ? Il s’éloigna en haussant les épaules, signifiant ainsi que cette question dépassait sa compétence. Je me demande si nous n’avions pas été vexés – je dis nous à dessein – de n’être pas accueillis, de nous trouver brusquement livrés à nous-

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mêmes. Quelqu’un a lancé, traduisant à sa façon le sentiment général : – Alors, on n’est plus nourris ? Comme si c’était devenu un droit. Du coup aussi, parce que nous nous trouvions en pays civilisé, je dis à Anna : – Vous venez ? – Où ? – Manger un morceau. Notre premier réflexe, à tous, une fois sur le quai, où nous avions soudain trop d’espace, était de regarder notre train de bout en bout et ce fut une désillusion de découvrir que ce n’était plus le même train. Non seulement la locomotive avait été changée mais, derrière le tender, j’ai compté quatorze voitures belges, des wagons de voyageurs, aussi propres en apparence que dans les trains normaux. Quant à nos wagons à bestiaux et à marchandises, il n’en restait que trois. – Les canailles nous ont encore coupés en deux ! Les portières s’ouvraient à l’avant et la première personne à descendre fut un prêtre immense, athlétique, qui se dirigea vers le chef de gare avec un air d’autorité. Ils discutaient. Le fonctionnaire semblait approuver et le prêtre s’adressait ensuite à ceux qui étaient restés dans la voiture, aidait une bonne sœur en cornette blanche à mettre pied sur le quai. (…) « Les forts de Liège aux mains des Allemands » Je lisais ce titre sur un journal du kiosque et, en plus petits caractères : « Des parachutistes attaquent le canal Albert » – Qu’est-ce que vous désirez manger ? Vous aimez les croissants ? Elle fit oui de la tête. – Du café au lait ? – Noir. Si on a le temps, je préférerais me débarbouiller d’abord. Cela ne vous ennuie pas de me prêter votre peigne ? Ayant pris place à une table et toutes les autres se trouvant envahies, je n’osais pas me lever pour la suivre. Au moment où elle franchissait la porte vitrée, je sentis ma poitrine se serrer, car l’idée me venait que je ne la reverrais peut-être plus. Par la fenêtre, j’apercevais une place paisible, des taxis en stationnement, un hôtel pour voyageurs, un petit bar peint en bleu où le garçon essuyait les guéridons de la terrasse. n n n © Presses de la cité, 1961/Omnibus Tome 11/Le Livre de poche

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entretien « simenon a tout compris de l’homme »

Le lieu de rendez-vous, en face de la gare du Nord, était très « simenonien ». Mais peu importe finalement : dans l’entretien qu’il nous a accordé, Jean-Baptiste Baronian, président des Amis de Georges Simenon, qui vient de préfacer deux recueils de nouvelles parus chez Omnibus à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la mort du romancier belge, souligne que c’est leur universalité, leur absence d’ancrage dans le temps et l’espace, qui explique le succès des romans de Simenon. n n n PROPOS RECUEILLIS PAR yann plougastel

JeanBaptiste Baronian (né en 1942)

Écrivain et éditeur belge. Président, depuis 1987, des Amis de Georges Simenon, une association établie à Bruxelles, qui publie périodiquement les « Cahiers Simenon ». Jean-Baptiste Baronian est l’auteur, notamment, de Simenon ou le roman gris (Textuel, 2002).

Georges Simenon à Milan, en 1952. L’écrivain, installé aux États-Unis depuis 1945, effectue alors une tournée triomphale en Europe.

En décembre 1922, par un matin pluvieux et venteux, Simenon arrive à Paris et note : « J’en voudrai toujours à la gare du Nord de son accueil… ». Peut-être avant d’aller chercher une chambre vers le boulevard des Batignolles a-t-il pris le temps de s’asseoir à une des tables de la brasserie où nous nous sommes donné rendez-vous ? Toujours est-il que Paris occupe une place à part dans l’univers de Simenon… dd Jean-Baptiste Baronian : Il est frappant de constater que bon nombre des romans de Georges Simenon, qu’ils s’agissent de ceux consacrés à Maigret ou les autres, se déroulent à Paris. Il y décrit Paris de fond en comble, dans tous ses aspects, dans toute sa diversité. C’est pour ça que je l’appelle le chantre de Paris. On pourrait même dire, en paraphrasant le livre de Léon-Paul Fargue, que Maigret est « le piéton de Paris ». Il marche beaucoup, va d’un quartier à l’autre, regarde, observe et s’imprègne de l’odeur parisienne… Simenon a admirablement décrit le Paris de l’entre-deux-guerres, celui un peu gal-

vaudé mais si mélancolique des films de Jean Renoir et des images de Robert Doisneau. Il a grandement participé à l’édification de cette mythologie qui coïncide avec la naissance du cinéma en noir et blanc. Même quand, après guerre, il s’est installé aux États-Unis, il a continué à célébrer Paris. Sur la petite centaine de Maigret, les trois quarts ont Paris pour décor. Mais, c’est un des traits caractéristiques de Simenon, il n’est pas dans l’immédiateté. Peu importe l’éloignement, puisqu’il se souvient. Qu’il se trouve aux États-Unis, dans le midi de la France ou en Suisse, cela ne l’empêchera jamais de continuer à écrire des romans mettant en scène Paris, même s’il n’y est jamais retourné, de 1945 à sa mort, en 1989. Pourquoi n’y est-il jamais revenu ? dd Le fait qu’il ait été suspecté de collaboration à la Libération a été déterminant. Il a certes continué à écrire et publier des ­romans pendant l’Occupation, mais ni plus ni moins que Camus et Sartre. Il a effectivement rédigé des nouvelles dans les principaux journaux parisiens, mais n’y a jamais

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écrit un texte suspect sur l’actualité. En fait, son principal tort est d’avoir vendu pendant cette période les droits de plusieurs de ses romans, dont Les Caves du Majestic, une enquête de Maigret, à Continental Films, une société de production cinématographique française financée par des capitaux allemands et créée en septembre 1940 par ­Joseph Goebbels… En revanche, son frère, Chris-

Aujourd’hui, il est de bon ton d’aimer Simenon. Douglas Kennedy, Emmanuel Carrère, Jean-Philippe Toussaint se réclament de lui. Mais c’est une attitude relativement récente, qui remonte à vingt ou trente ans. tian, fut, lui, un véritable collaborateur. Il appartint en Belgique au mouvement rexiste de Léon Degrelle, une authentique formation nazie, et participa à plusieurs exactions criminelles, notamment à Charleroi où il fut condamné à mort par contumace. Certes, à la Libération, Simenon l’aida et lui conseilla, plutôt que de se livrer aux nouvelles autorités, de s’engager dans la Légion étrangère et de partir en Indochine, où il fut ensuite tué. Peut-on pour autant tenir rigueur à Simenon des actes de son frère ? L’autre raison de son éloignement repose sur son rejet par les milieux littéraires. Chez Gallimard, même s’il y a publié une cinquantaine de livres, il ne sent pas apprécié. Jean Paulhan, qui dirige la NRF, ne le supporte pas. Gide l’admire, lui envoie des lettres élogieuses, le cite dans son Journal, mais ne le défend pas publiquement. S’il publie un essai sur Henri Michaux, bien qu’annoncé à plusieurs reprises, celui sur Georges Simenon restera à l’état de fragments. En fait, Gide est bluffé par ce type qui sort de nulle part et sait raconter des histoires, alors que lui en est incapable. Après tout, Les Faux-Mon-

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nayeurs parle d’un homme qui veut écrire un roman, mais n’y arrive pas… Nonobstant cet exemple, Simenon n’a pas d’amis dans le milieu littéraire. Il cite Pagnol dans ses mémoires. Mais c’est juste une relation de salon. En fait, on ne le dit pas assez, Simenon est un navigateur solitaire de la littérature. Aujourd’hui, il est de bon ton d’aimer ­Simenon. Douglas Kennedy, Emmanuel ­Carrère, Jean-Philippe Toussaint se réclament de lui. Mais c’est une attitude relativement récente, qui remonte à vingt ou trente ans. D’où est venu ce changement ? dd On s’est finalement rendu compte que ce type est entré dans l’Histoire en écrivant, contre vents et marées, des romans qui transcendent leur époque et le temps. Au fond, ­Simenon, c’est du roman pur. Et si mystère il y a, c’est en cela qu’il réside ! Il ne cherche pas à prouver quoi que ce soit. Il n’a pas de thèse. Il ne porte aucun jugement sur ses personnages et ne dit jamais s’ils sont bons ou mauvais. Aujourd’hui, toutes les tendances littéraires se sont effritées, mais lui, il reste… En 2003, lorsqu’il est entré dans la Pléiade à côté de Proust et des plus grands écrivains, ce fut un des plus gros succès de la collection ! Ce qui est d’autant plus significatif puisque tout était déjà disponible en poche ! Cela peut paraître excessif, mais je tiens Georges Simenon pour un des plus grands romanciers du xxe siècle. J’irai même jusqu’à dire que c’est le plus grand ! Figurez-vous que j’ai 72 ans et que je le lis et le relis depuis cinquante ans. J’ai au moins lu chacun de ses romans deux fois, et certains, trois, quatre, cinq fois. Je ne veux pas être ­vulgaire, mais à tous les coups, je suis sur le cul… Il a une écriture qui est à l’exacte mesure de son propos. Le contenu, le fond et la forme sont en symbiose parfaite. Il écrit exactement la

musique qui correspond aux paroles. En trois lignes, tout est dit, vous savez à qui vous avez affaire et où vous êtes. D’une façon inouïe, abrupte et brutale, quelques phrases lui suffisent pour décrire un milieu, un univers, une situation, un personnage. Je suis bluffé par l’épaisseur psychologique de ses descriptions des relations entre les hommes et les femmes. Mais tout dépend de l’âge auquel vous les lisez. À 25 ans, la passion qui sourd dans Trois chambres à Manhattan vous enthousiasme, beaucoup moins plus tard. En revanche, un drame de la vie conjugale comme Le Chat, où deux personnes s’aiment dans la haine, ne peut être compris à 25 ans. Comment percevoir à cet âge-là que dès l’instant où l’objet de votre haine n’est plus là, vous n’avez plus aucune raison de vivre ? C’est en cela que ­Simenon est un romancier génial. Il a tout compris de l’homme. Pourtant, il expliquait : « Je ne suis pas intelligent. Je suis un instinctif, je ne suis pas du tout un intellectuel. » dd Simenon est un romancier qui ne pense pas. Quand il pense, ce qui arrive à la fin de sa vie dans ses Dictées, fruit de ses réflexions à un magnétophone, il devient consternant… Dans ses romans, il ne porte aucun jugement et applique sa devise, « comprendre et ne pas juger », hélas ! dans ses Dictées, il juge et ne comprend pas, c’est incroyable ! Simenon a souvent indiqué qu’il était comme une éponge et s’imprégnait d’une atmosphère… Il digérait une ambiance, une conversation, un lieu et cela ressortait parfois des années après. C’est pour cette raison que Simenon est un romancier de l’instinct et de la mémoire. Il ne réfléchit pas. Il écrit. C’est sans doute cette absence de discours qui a désarmé l’intelligentsia. Pour les universitaires, il est plus facile d’analyser Flaubert ou Proust…

À votre avis, quel Simenon va rester ? Le créateur de Maigret ? Ou l’auteur de ce qu’il surnommait les « romans durs » ? dd J’ai longtemps négligé les Maigret. Luimême en parlait avec presque du mépris, confiant qu’il les écrivait pour se reposer, sans trop s’en préoccuper. En fait, il était poussé par le succès et le public… Et peu à peu, j’ai compris leur importance. Grâce à leur minimalisme, à leur désossage à l’extrême, ce sont des romans de la société du spectacle. S’il avait été romancier, Guy ­Debord aurait pu les écrire !

Grâce à leur minimalisme, à leur désossage à l’extrême, les Maigret sont des romans de la société du spectacle. S’il avait été romancier, Guy Debord aurait pu les écrire ! Maigret voit le monde s’agiter, les familles se déchirer et les cadavres sortir du placard. Il regarde ça avec un mélange de bienveillance et d’étonnement. Il laisse courir. D’ailleurs, il arrête rarement les criminels et la plupart du temps les laisse partir… ­Simenon a souvent dit que son personnage, c’est l’homme de la rue qui va au bout de luimême. Au moment d’écrire une histoire, il se disait simplement : « Étant donné ces gens-là, dans ce cadre, que peut-il leur arriver qui les oblige à aller jusqu’au bout d’eux-mêmes ? » Quels sont vos romans préférés ? dd En fait cela change tous les ans… En ce moment, j’aime beaucoup des romans peu connus comme L’Escalier de fer, Strip-tease et La Chambre bleue, qui a donné lieu ­récemment à une adaptation cinématographique de la part de Mathieu Amalric. J’éprouve une tendresse particulière pour Long cours, son plus beau récit maritime, qui se déroule entre l’Équateur et Tahiti. En le

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relisant ­récemment, j’ai été déçu par Trois chambres à ­Manhattan, qui est sans doute un des ­S imenon les moins réussis. Mais un ­Simenon moins réussi, c’est déjà très haut… Simenon a vécu pendant dix ans aux États-Unis, d’abord dans l’Arizona, puis dans le Connecticut. Est-ce que cela transparaît dans son œuvre ? dd En 2002, un de mes amis, Michel Carly, a écrit Sur les routes américaines avec Simenon, où il laisse entendre que l’on retrouve dans ses romans tous les bouleversements qui ont accompagné ce pays entre 1945 et 1955 : les débuts du rock, les grands espaces… Je n’ai pas du tout cette impression. Certains de ses romans se passent effectivement aux ÉtatsUnis, comme Le Fond de la bouteille, mais ils n’ont rien de spécifiquement américains. Ils sont universels. La vie américaine n’a en rien modifié le contenu de ses livres. Les romans dit « américains » (La Jument perdue, Maigret à New York, etc.) sont identiques à ceux où les personnages évoluaient à La Rochelle, à Cannes ou au cœur de la Vendée. On y retrouve la même atmosphère… Prenez Le Coup de Lune, un roman assez anticolonial qui se passe au Gabon et a été transposé au cinéma par Serge Gainsbourg, en 1983, sous le titre Équateur. Au fond, il pourrait se dérouler à Paris ou au Havre. Je ne pense pas que chez Simenon les lieux géographiques influent la matière du livre. En relisant aujourd’hui les livres de ­Simenon, il est frappant d’y constater la présence constante de l’alcool. Jules ­M aigret, par exemple, boit au cours d’une même journée plusieurs bières et de nombreux verres de vin blanc… dd Pendant une large période de sa vie, ­Simenon a lui aussi beaucoup bu. Dans Quand j’étais vieux, publié en 1970, il explique être

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Georges Simenon dans l’escalier en colimaçon datant du xve siècle du château d’Échandens, près de Lausanne, où il vécut de 1957 à 1963.

abstinent depuis 1949, mais se considérer ­toujours comme alcoolique. Il y confesse qu’il était rarement ivre mais avait besoin, dès le matin, surtout pour écrire, d’un coup de fouet. Il était persuadé qu’il était impossible d’écrire autrement. Et en dehors du travail, il prenait « n’importe quoi, apéritif, cognac, calvados, marc, champagne, écrit-il (voir Textes choisis p. 43). Je n’avais nullement conscience d’être un alcoolique, mais plutôt un gros tempérament, et le fait est que mes journées étaient longues et pleines, que j’avais une activité intense. (…) Ma consommation moyenne en vin, peu avant et pendant la guerre, était environ de trois bouteilles de saint-émilion, ce que je considérais comme très modeste, car des cultivateurs des environs (Saint-Mesmin) buvaient leur huit à dix litres de vin blanc ». Aux États-Unis, il se mit à boire à l’américaine, accumulant les cocktails (Manhattan, Martini Dry) et le ­whisky. C’est Denyse, la mère de John, qui le poussa à se mettre au thé pour écrire Trois chambres à Manhattan. Il appelait ça « se mettre sur le wagon », une vieille expression américaine, qui renvoie aux wagons d’eau destinés aux soldats lors de la guerre de Sécession. En fait, le rapport de Maigret à l’alcool, c’est celui, ni plus ni moins, de tout Français moyen, qui ne crache pas sur un petit ballon et mange des plats roboratifs comme les rillettes ou le pot-au-feu. Maigret est un homme tranquille, qui éprouve de la nostalgie pour la pauvreté de son enfance. Ce qui ne veut pas dire qu’il vient d’un milieu misérable, non, juste pas très riche, et où il fallait bosser. On lui avait inculqué un principe dans sa famille de petites gens : qui ne travaille pas n’a pas le droit à son pain quotidien. C’était le bon temps. Et cet esprit-là, qu’il le veuille ou non, il l’a conservé… En cela, Maigret est l’exact

reflet de Simenon et de son enfance à Liège. Il est d’ailleurs amusant de constater que ­Simenon ne s’est jamais départi de cet épouvantable accent de Liège, même s’il a quitté la ville à l’âge de 20 ans et a ensuite vécu pendant près de soixante-dix ans en France, aux États-Unis et en Suisse. Quels sont aujourd’hui les écrivains, qui, selon vous, peuvent être considérés comme les enfants spirituels de Simenon ? dd Douglas Kennedy se réclame de Simenon, mais, à mon avis, il n’est pas vraiment « simenonien », même si ses romans sont remplis de références à l’inventeur de Maigret. Patrick Modiano m’apparaît beaucoup plus crédible, ne serait-ce que par sa façon d’évoquer les quartiers de Paris et ses personnages à l’identité mystérieuse. D’ailleurs, son seul ouvrage autobiographique, Un pedigree, porte

Les romans dit « américains » de Simenon sont identiques à ceux où les personnages évoluaient à La Rochelle, à Cannes ou au cœur de la Vendée. On y retrouve la même atmosphère… presque le même titre qu’un livre du même registre publié par Simenon… Henning ­Mankell , qui lui aussi a toujours avoué avoir un faible pour les petites gens, est également un candidat sérieux. Dans une interview, je me souviens qu’il déclarait : « Je suis un fervent admirateur de Simenon et de son commissaire Maigret. Je pense qu’il est un des maestros dans ce domaine. » L’inspecteur Kurt Wallander, de la police d’Ystad, son héros récurrent, ressemble furieusement à un ­Maigret venu du froid. n n n

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portfolio Atmosphères Le dessinateur Loustal (né en 1956) connaît bien l’univers du roman noir, pour avoir travaillé avec Jerome Charyn ou Jean-Luc Coatalem, des spécialistes du genre. Ses talents de coloriste font également merveille sur les « romans gris » de Georges Simenon, dont il restitue parfaitement les atmosphères et les silences, essentiels chez l’écrivain belge. Présentés dans ces pages, le quai des Orfèvres de Jules Maigret, le désert de l’Arizona des Frères Rico (1952) et la moiteur qui enserre Oscar Donadieu à Tahiti, dans Touriste de bananes (1938), donnent un avant-goût des dessins originaux que Loustal, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la mort de Simenon, expose à partir de mi-octobre à la Bibliothèque des littératures policières, à Paris. n n n

Page de gauche : Georges Simenon au travail (dessin paru le 9 janvier 2003 dans un numéro du Figaro littéraire, entièrement consacré à Simenon pour les 100 ans de sa naissance). Sur le bureau, on distingue les crayons gris que l’écrivain usait par vingtaines au cours de ses séances d’écriture, l’après-midi. Ci-contre : 6 enquêtes de Maigret illustrées par loustal (Omnibus, 2014) « Il y avait quelque chose qui le tracassait, mais [Maigret] ne parvenait pas à savoir quoi. Qu’est-ce qu’on lui avait dit, le matin ou la veille, qui l’avait frappé, qui devait avoir de l’importance et qu’il avait oublié ? » (On ne tue pas les pauvres types). Exposition Loustal/Simenon du 15 octobre 2014 au 28 février 2015, à la Bibliothèque des littératures policières (BiLiPo), 50, rue du Cardinal-Lemoine, 75005 Paris. Renseignements au 01 42 34 93 00 et sur www.paris-bibliotheques.org/expositions/loustal-simenon/


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les frères rico (Omnibus, 2004) Page de gauche : « – Tu dis à Tony d’aller retrouver les gars sur la route. Tout seul. Sans arme. Il verra la voiture en stationnement. Sa poitrine était tellement serrée qu’il lui semblait qu’il ne respirerait jamais plus. – S’il refuse ? parvint-il à prononcer. – Tu m’as dit qu’il aime sa femme. – Oui. – Répète-le-lui. Il comprendra. » Ci-contre : « Il retrouvait tout cela sans joie. C’était son quartier. Il avait poussé entre ces maisons-là, qui devaient le reconnaître. Or on aurait dit qu’il avait honte. Pas d’elles. Plutôt de lui. C’était difficile à expliquer. »


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touriste de bananes (Vertige graphic, 1998) Page de gauche : « Les yeux clos, étendues en travers du lit, elles laissaient reposer leur chair fumante tandis que leur esprit suivait mollement des rêves flous comme des nuages d’été. » Ci-contre : « Il pleuvait. Ni plus ni moins que la veille. La femme en paréo mangeait son breakfast et le jeune homme à la peau de léopard fumait une cigarette sucrée. »


débats une simenophobie virulente

’ C Georges Simenon chez lui, au château d’Échandens (Suisse), par Horst Tappe, en 1962. Le photographe allemand (19382005) fut l’un des plus célèbres portraitistes d’écrivains.

est peu dire que, chez les écrivains, la balance est inégale entre simenophiles et simenophobes. À croire que ces derniers n’osent pas publiquement sortir du bois. Les rares qui en ont le courage lui épargnent au moins le soupçon de l’unanimité, ce dont on leur saura gré. Jean Paulhan, l’homme fort de La Nouvelle Revue française, l’éminence grise des Lettres françaises, est le premier, dès l’arrivée de Simenon chez Gallimard dans les années 1930. Dès lors, il ne cesse d’exprimer son mépris pour son œuvre, derrière lequel il n’était pas difficile de deviner le peu d’estime qu’il portait à l’homme. 
Les simenophobes ont ceci de remarquable que leur détestation ne varie pas sur la durée. Gageons que si Paul Nizan avait eu la chance de vivre aussi longtemps que Jean Paulhan, il n’aurait pas modifié d’un iota le point de vue qu’il exprimait dans L’Humanité en 1937 : « Du temps qu’il écrivait des récits où l’ignoble et sentimental commissaire Maigret dénouait, à force d’intuition et de tact, les enquêtes dont il

était chargé, on était tenté de se dire que M. Simenon avait des dons d’atmosphère qui annonçaient un romancier authentique, mais depuis que M. André Thérive a salué en lui un grand écrivain, M. Simenon a entrepris d’écrire des romans sans police. On s’aperçoit soudain qu’il était un écrivain passable de romans policiers, mais qu’il n’est qu’un fort médiocre auteur de romans, tout court. » Plus près de nous, en quelque quarante années de critique littéraire, à L’Express, au ­F igaro littéraire, au Nouvel Observateur, ­Angelo Rinaldi n’a jamais désemparé dans sa détestation de Simenon. Non qu’il l’eût poursuivi de sa vindicte, il s’en faut ; mais chaque fois qu’il en eut l’occasion (parution des ­Mémoires intimes ou de quelque « dictée », réédition de l’intégralité des romans, etc.), il manifesta son étonnement devant l’admiration suscitée par cette œuvre. Niveau zéro de la pensée, vide intellectuel, personnages sans complexité, absence d’art, etc. Bref, un écrivain et une œuvre surévalués. n n n P. A.

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L’INDésirable Vendre des romans dans le monde entier, pour les écrivains et gens de lettres prompts à cultiver l’entre-soi, c’est suspect. Dès 1937, dans L’Humanité, Paul Nizan attaque violemment Simenon. Jean Paulhan, en 1963, est à peine plus nuancé. Quant au féroce Angelo Rinaldi, il a ce jugement définitif : s’il y a « phénomène » Simenon, ce n’est en aucun cas de la littérature.

paul nizan (1905-1940)

Romancier, essayiste et journaliste français. Militant communiste et ami de Jean-Paul Sartre, il fut l’auteur, notamment, d’Aden Arabie (1931) et de La Conspiration (1938).

Jean paulhan (1884-1968)

Écrivain, critique, éditeur et académicien français. Il dirigea La Nouvelle Revue française de 1925 à 1940, puis à partir de 1953. Son œuvre comporte des récits et des écrits sur l’art (Braque le patron, 1945), des essais sur le langage et sur la littérature (Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les lettres, 1936-1941) ainsi qu’un ensemble épistolaire.

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« Un fort médiocre auteur de romans, tout court » Par Paul Nizan Du temps qu’il écrivait des récits où l’ignoble et sentimental commissaire Maig ret dénouait, à force d’intuition et de tact, les enquêtes dont il était chargé, on était tenté de se dire que M. Simenon avait des dons d’atmosphère qui annonçaient un romancier authentique, mais depuis que M. André ­Thérive a salué en lui un grand écrivain,

M. Simenon a entrepris d’écrire des romans sans police. On s’aperçoit soudain qu’il était un écrivain passable de romans policiers, mais qu’il n’est qu’un fort médiocre auteur de romans, tout court. n n n L’Humanité, 4 mai 1937 (repris dans Cahiers Simenon, vol. 5 « Le milieu littéraire » © Les Amis de Georges Simenon, 1991)

« Un rapport de notaire, ou de gendarme » Par Jean Paulhan De quoi se plaint Simenon ? Il court dans le monde quelque cent millions de romans qui portent son nom. Ajoutez cinquante millions qu’il a écrits, sans les signer. Tout est bien ainsi : c’est de contes et de mythes que les hommes ont besoin ; de littérature, très peu. Pourtant, Simenon n’aura de cesse qu’il ne soit passé des contes à la « grande littérature », à la littérature tragique, comme il est déjà passé, brillamment, du roman anonyme (parfois érotique) au roman policier, puis du roman policier au récit populiste. Il est émouvant de constater, dans un auteur, un tel besoin de

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progrès. Plus émouvant encore, s’il est donné à cet auteur – comme on nous l’a confié – d’écrire un roman en neuf jours. Le bruit courait, il y a quelques années, que S ­ imenon se trouvait averti de l’imminence d’une nouvelle œuvre – comme une femme aux débuts de la grossesse – par des nausées et des vomissements répétés. Ce bruit n’a pas été confirmé, mettons qu’il s’agissait simplement d’une métaphore. C’est du moins une métaphore qui ne manquait pas de justesse. Le roman simenonien est de l’ordre des fonctions naturelles. Il arrive simplement, dans la vie, qu’une

f­ onction naturelle soit plus difficile à modifier profondément qu’un artifice, qu’un système ­d’artifices, et l’on fait les enfants, de nos jours, peu s’en faut, comme on les a toujours faits. Remarquez que, sur ces deux ou trois cents romans, il n’en est pas un seul qui soit indifférent, ou absolument ennuyeux. Que la scène se passe à La Rochelle, à Nouméa, à Constantinople, l’atmosphère est certes monotone, mais cette monotonie même à la longue nous saute à la gorge, nous étouffe un peu. Le style abuse des adjectifs et des adverbes ; du moins est-il correct, ou peu s’en faut. Il fait vrai. Il témoigne une observation scrupuleuse. On songe à un rapport de notaire, ou de gendarme. On se dit aussi : « ça ne peut pas durer, il y a une catastrophe à la clef. » Quant aux personnages… Ce sont en général de petites gens : un médecin sans clientèle, un acrobate sans engagement, une jeune fille sans amoureux, un petit bistrot, un maître d’école, un débardeur, quelques candidats bourgeois ou bourgeois manqués. Pas méchants pour deux sous qui simplement obéissent à leurs instincts, à leur destin et, comme on dit, à leur inconscient. Non, ils ne sont guère maîtres d’eux-mêmes ni, bien entendu, de l’univers. Pitoyables (quand Simenon les voudrait tragiques), tout occupés à contourner furtivement la catastrophe imminente, ou bien à passer au travers, à esquiver le même mauvais sort dont l’approche épouvantait les ­marionnettes de Maeterlinck. Simenon, c’est la princesse ­Maleine devenue ­servante de bar. Cependant, quel mauvais sort, quel malheur ? Il arrive que ce soit un meurtre, parfois un simple vol, un complot anarchiste, un enlèvement, quelque testament contesté. Il arrive aussi que le malheur se soit déjà passé. Simenon évite en général les métaphores. Il fait bien. Pourtant, en voici une, dont il a fait le titre de son dernier roman : ces anneaux de Bicêtre, ce sont les cloches dont le son parvient,

par vagues circulaires, jusqu’aux oreilles des malades de Bicêtre (ce n’est pas là une très bonne métaphore) et, en particulier, jusqu’à celles de René Maugras, dans le lit d’hôpital où il vient de s’éveiller ; hémiplégique, des suites d’une attaque qui l’a frappé, quelques heures auparavant, au sortir d’un déjeuner fin. Et son bras droit est agité d’un spasme. Maugras est, sinon célèbre, glorieux  : directeur de journaux, qui ne manque ni d’argent, ni de femmes, ni d’honneurs. Et les autres convives du déjeuner fin, non moins glorieux que lui : Besson d’Argoulet, le grand professeur, Clabaud, le maître du barreau, Marelle, le dramaturge académicien, et les autres qui « en seront » un jour, comme Marelle. Mais lui Maugras, brusquement privé de mouvement, réduit à sa mémoire et, si l’on peut dire, à son intelligence ? Rien de très plaisant : pour lui comme pour ses amis, le manque de conviction, l’égoïsme tenace, un grand désir de jouissance et quelques manies érotiques. Pour lui seul, le souvenir assez touchant d’un père ivrogne, et des questions ; ou plutôt une question qu’il s’est parfois posée : à quoi bon tout cela et que signifie la vie ? Qu’il s’est posée, sans trouver la ­réponse. (Pourtant il a éprouvé, deux ou trois fois aussi, le même sentiment qu’il aurait eu s’il l’avait trouvée.) Hélas ! René Maugras guérit. Il va retourner à ses femmes, à son argent, à ses dîners fins. Le voilà déjà qui donne à droite et à gauche des coups de téléphone. Mais le roman est fini. Avait-il commencé ? Il est difficile, il est peutêtre impossible, d’écrire un roman tragique avec des personnages – fussent-ils académiciens, grands professeurs, milliardaires – qui poussent l’égoïsme jusqu’à n’avoir pas la moindre idée de ce que peut être le tragique. n n n Note sur Les Anneaux de Bicêtre, in Œuvres IV, Tchou, 1969 (repris dans Simenon, de Francis Lacassin et Gilbert Sigaux © Plon 1973)

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Peut mieux faire

« Le petit chroniqueur de la “Gazette de Liège” »

Certains de ses lecteurs enthousiastes attendaient de la part de Simenon un « grand roman ». Attentif à son talent, Robert Brasillach lui reproche d’entretenir, en négligeant l’action, une certaine monotonie. Le même ennui latent que décèle Claude Roy, bien qu’il loue le « peintre admirable » de la petite bourgeoisie. Il regrette, cependant, que Simenon se cantonne à l’étude de cette seule classe sociale.

Par Angelo Rinaldi Angelo rinaldi (né en 1940)

Romancier, critique littéraire et académicien français. Il a collaboré à L’Express, au Point, au Nouvel Observateur et a dirigé Le Figaro littéraire. Son roman La Maison des Atlantes a obtenu le prix Femina en 1971

Simenon aura tout compris, sauf lui-même. Et, à moins que ne se produise in extremis le miracle qu’avait laissé espérer l’émouvante Lettre à ma mère, le seul échec du commissaire Maigret – capable, pourtant, de juger et de jauger un inconnu à sa manière d’allumer une cigarette – sera de n’avoir pu reconstituer le chemin parcouru, en un demi-siècle d’incessant travail, par le petit chroniqueur de la Gazette de Liège. De la rubrique des chiens écrasés et des collisions de vélos à l’accomplissement d’une œuvre qui, tout en étant l’objet d’une surévaluation, permet, mieux qu’une autre, d’expliquer les attitudes et les angoisses de l’homme saisi à un certain tournant de l’histoire de la société. En même temps qu’elle met à nu – en matière de sexualité, notamment – des ressorts et des comportements qui ont toute chance de ne jamais changer. « Simenon : le niveau zéro de la pensée », L’Express, 26 mai 1979

On aura sans doute déjà soupçonné que si la littérature c’est, selon la formule de Valery Larbaud, « faire un peu de prose française, le concours de la vérité aidant », nous refusons d’admettre Simenon dans le saint des saints. Le phénomène qu’il représente n’a pas à être jugé sous cet angle ; il est d’un ordre différent. (…) Si, à l’inverse de Maurice Dekobra, il évite l’imparfait du subjonctif, il le rejoint dans

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l’invention et le choix des lieux communs qui permettent au lecteur de s’abandonner à la paresse terre à terre au lieu d’entreprendre l’ascension de l’originalité. Aussi commet-on un contresens en le louant de sa scrupuleuse reproduction du réel. Ce n’est pas le réel qui convainc sous la plume ou le pinceau des créateurs d’envergure, mais le surréel, c’est-à-dire l’exagération à dessein d’un détail ; sinon, la photo d’un tournesol dans un catalogue de grainetier serait supérieure à Van Gogh. Simenon, artisan scrupuleux, a fourni dans sa teinte, non sans roublardise, ce que le public réclamait sur le mode sentimental à Marie et à Frédéric Petitjean de La Rosière, frère et sœur qui signaient ensemble Delly, qui furent et demeurent encore les auteurs les plus lus du monde.

« Mauriac sans la grâce, Julien Green sans démons » Par Robert Brasillach Robert Brasillach (1909-1945)

Écrivain, journaliste et critique de cinéma français. Antisémite et collaborateur, il fut fusillé à la Libération.

« Simenon et la fenêtre fermée », L’Express, 10 septembre 1992

Vous avez beau lire Simenon, il ne vous en restera presque plus rien. Vous relisez l’un de ses romans à dix ans de distance, vous aurez vaguement le goût d’un revenez-y mais vous aurez oublié le reste tandis que vous n’oubliez pas Boule de suif, nouvelle par laquelle Maupassant débute à 28 ans sous les hourras de Flaubert. n n n Entretien avec Eryck de Rubercy, Revue des deux mondes, septembre 2012

Plusieurs années, Georges Simenon se consacra à la peinture étouffante d’êtres amorphes perdus dans les grandes cités et qui commettent parfois des crimes pâles, dont la police vient les délivrer comme si le flic était un confesseur. Petit à petit l’oxygène semblait manquer à ces ouvrages qui rappelaient une sorte de Mauriac sans la grâce, de Julien Green

sans démons. Ils se ressemblaient un peu tous, sordides et gris, avec d’ailleurs une étonnante faculté de nous faire croire à leurs tristes héros, comme dans cet Outlaw où est ressuscité de façon saisissante l’Unterwelt de Paris, les émigrés polonais hâves et prêts à tous les assassinats, dans une atmosphère accablante. n n n Les Quatre Jeudis © Balzac, 1944

« Un édifice romanesque limité » Par Claude Roy Claude roy (1915-1997)

Poète, journaliste et écrivain français. Auteur, notamment, de Clair comme le jour (1943), La nuit est le manteau des pauvres (1948).

L’immense édifice romanesque de Simenon, avec tout le déchet de livres un peu bâclés mais sommaires qu’il contient aussi, reste, dans ses meilleures parties, limité. Ce n’est pas du tout une Comédie humaine. Simenon ne parle la plupart du temps que d’une c ­ ertaine classe de gens. Il borne son étude à cette petite bourgeoisie tout juste émergée de la paysannerie ou du faubourg, et aux t­ ravailleurs et aux paysans qui sont à sa frontière. Il réussit moins bien avec la

bourgeoisie et connaît moins profondément la classe ouvrière. Il reste le peintre souvent admirable de cette masse ballottée, indécise, indessinée, tiraillée d’aspirations inconciliables, oscillant d’un embourgeoisement désiré à une prolétarisation redoutée. n n n L’Homme en question, Gallimard, 1960 (repris dans Simenon, de Bernard de Fallois, nouvelle édition © Gallimard, coll. « Tel », 2003)

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« L’idéal hitlérien » de Jean Cau Par Georges Simenon Tout l’intérêt des Dictées vient de leur spontanéité. Simenon vieillissant s’y lâchait. Quelques-uns en firent les frais, dont Jean Cau. Simenon ne connaissait pas l’ancien secrétaire de Sartre devenu un pamphlétaire célèbre pour ses diatribes réactionnaires. Mais l’ayant découvert à la télévision défendant la peine de mort, le père de Maigret, aussi proche des coupables que des victimes, lui régla son compte.. Je n’ai pas l’habitude dans ces Dictées de mettre les gens en cause nominalement. Je crois que je ne l’ai fait qu’une fois, et encore je ne crois pas avoir cité le nom. Cette fois, pourtant, je n’hésite pas. La télévision, avec son grossissement révélateur, me déçoit parfois, m’irrite aussi contre certaines ou certains individus. J’avoue qu’hier après-midi j’ai été pris d’une rage froide. Un monsieur au sourire légèrement ironique interviewait un certain Jean Cau, homme de lettres, j’allais dire sorte de Rastignac des gens de lettres. (…) Je n’ai pas sténographié le texte de l’entretien car je ne connais pas la sténographie ; j’aurais voulu le faire, car c’est un véritable monument. Un monument de bêtise et d’outrecuidance (…). – Je suis pour la peine de mort car elle est moins cruelle que l’incarcération. Il vaut mieux couper la tête à un homme que de le laisser vivre pendant des années dans un cachot. Pauvre imbécile de Jean Cau ! A-t-il pensé à ce que cette phrase-là implique ? Car il n’y a pas seulement les prisons où des gens sont plus ou moins immobilisés, souvent dans une seule pièce. Il y a les invalides, les enfants invalides et qui le resteront toute leur vie. Il y a ces dizaines de milliers, sinon ces centaines de milliers, de ce qu’on appelle au-

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jourd’hui les grabataires, des gens qui ne sont pas toujours nécessairement des vieillards mais qui ne sortiront plus de leur lit. Alors, Monsieur Jean Cau, puisqu’il faut délivrer les prisonniers en les passant à la guillotine, ne faut-il pas aussi délivrer ces enfants qui ne seront jamais des hommes normaux, tout le petit peuple des hospices psychiatriques, tous les grabataires qui ne connaîtront, eux aussi, qu’une vie solitaire et désespérante ? Il y a une chose que vous avez oubliée : c’est le droit de vivre. Mais non ! Vous en êtes resté à l’idéal hitlérien : un peuple sain, constitué uniquement par une sorte d’élite physique et soi-disant intellectuelle. Coupons les têtes. Quel bénéfice pour les assurances sociales et pour les caisses-maladie. Pour la première fois de ma vie j’emploie un mot que j’hésite toujours à utiliser : – Monsieur Jean Cau, je vous méprise. Il est vrai que vous n’y pouvez rien : il y a longtemps que l’histoire nous a appris que l’ambition rend aveugle et insensible. Si une révolution éclatait et si on décidait de vous exécuter, je vous promets de signer, pour la première fois, une pétition : celle qu’on vous garde en vie, ne fût-ce que pour conserver un spécimen d’une certaine sorte de gens. n n n « De la cave au grenier », Dictée du 7 novembre 1975

Le 6 novembre 1975, le renvoi aux assises de Christian Ranucci pour l’enlèvement et le meurtre d’une fillette rouvre le débat sur la peine de mort. Le 9 mars 1976 à Aix-enProvence (photo) débute son procès, à l’issue duquel il sera condamné à mort et guillotiné. Deux ans plus tard, le livre Le Pull-over rouge fera naître le doute sur sa culpabilité.


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« Le pathos, le lyrisme facile... on ne trouve pas ça chez moi » Par Georges Simenon À la sortie, en 1981, des Mémoires intimes, Simenon reçoit Raphaël Sorin chez lui, en Suisse. Au cours de leur conversation – qui va durer dix heures –, l’écrivain consent à se livrer un peu. « Et si, pendant des heures, la pipe au bec, buvant des chopes de thé froid, il nous a joué, dans sa petite maison rose de Lausanne, la comédie du retraité affable, ne nous y trompons pas », prévient cependant son interlocuteur, incapable de décider si « le mystère Simenon », enfin, « se révèle, ou se masque ».

raphaël sorin (né en 1942)

Éditeur français. Il a travaillé notamment pour Le Seuil, Flammarion, Fayard… Également critique littéraire, il a collaboré au Monde, à L’Express, et, sur France Inter, à l’émission Le Masque et la Plume.

Vous étiez devenu ermite, cloîtré dans ce studio. Et puis, avec les Mémoires, vous surprenez encore. dd Les journalistes viennent me voir. Ils s’asseyent en face de moi, comme vous. Et puis nous causons. Je leur montre mes pipes, sur cette cheminée. Chacune correspond à un moment de la journée. Je n’en ai pas d’autres ici. Celles que l’on m’envoie d’un peu partout sont dans des caisses, au garde-meubles. Les journalistes veulent aussi toucher le cèdre dans le jardin. Nous sortons. Ensuite, presque tous, ils écrivent des choses incroyables sur moi. Ils parlent d’un Simenon que je déteste. (…) J’ai commencé ces Mémoires le 16 février 1980, pour ma fille. J’écrivais huit heures par jour, assis au petit bureau, là-bas. Enfermé dans mes souvenirs, sans notes. Le soir, à force d’avoir les jambes pliées, je pouvais à peine marcher. Teresa devait me conduire jusqu’à notre lit. C’était dur. Très dur. Je pleurais en écrivant. Les dernières pages, avant la nuit, étaient presque illisibles. Mon écriture se tassait comme moi. En n ­ ovembre, pour taper le manuscrit terminé, il a fallu le ­microfilmer. On projetait les pages agrandies. La frappe a pris plus de quatre mois. Ce livre est une longue lettre que vous adressez à vos quatre enfants. Les célé­

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brités et les grands événements en sont ­absents. dd J’ai toujours admiré Montaigne qui, pendant le siège de sa ville, Bordeaux, ne s’intéresse qu’à sa maladie de la pierre. Il en souffre et il le dit. J’avais écrit Pedigree, en 1941, parce qu’un médecin me donnait seulement deux ans à vivre. Ces Mémoires intimes sont le Pedigree de ma fille, de sa mère et de ses trois frères. (…) Les grands hommes ne m’impressionnent pas. J’ai souvent dit que je cherchais « l’homme nu ». Par-delà les classes ou les nations. Cette règle vaut aussi pour moi. En mettant dans mon dernier livre les lettres, les chansons et les poèmes de Marie-Jo, j’ai voulu rejoindre ma fille. J’ai trouvé, deux ans après sa mort, le ton de la confidence, sans le chercher. Je parle à l’oreille de mes enfants. Ils sont réunis autour de moi, tout petits ; ils grandissent, ils souffrent, ils s’éloignent. C’est pour les rassembler que je me suis décidé à sortir de mon silence. (…) Et pourtant, j’en ai croisé des gloires ! Depuis Foch à qui, gamin, j’ai posé une seule question sibylline pour la Gazette de Liège. « Irez-vous à Varsovie ? » Il m’avait répondu « oui ». J’avais sauté dans son train spécial, en gare de Bruxelles. Ce fut mon premier scoop. Il fit la une de la presse mondiale. Foch allait signer la Petite Entente… Derrière, il y avait Dantzig !

(…) J’ai vécu dans le même hôtel que Hitler, à Berlin, juste avant l’incendie du Reichstag… J’ai retrouvé pour Paris-Soir une partie des bijoux de Stavisky... J’ai interviewé Trotski sur l’île aux Princes, dans la mer de Marmara. Il avait l’air d’un comptable... Et je ne suis pas prêt d’oublier les yeux de tigre de Mustafa Kemal, un type invraisemblable, qui buvait deux litres de raki par jour. Vos amis n’étaient quand même pas n’importe qui : vous fréquentiez Chaplin, ­Miller, Guitry, Pagnol, Renoir et Raimu. dd Je les aimais. Miller et Chaplin ont fait connaissance chez moi. Bon. Mais je n’ai jamais cherché, comme Rubinstein, à collectionner des noms. J’ai eu ma période mondaine, mes années de grand reporter, ma part d’Amérique. À chaque fois, c’était la curiosité qui me poussait. (…) Par exemple, dès mon arrivée à Paris, en 1922, j’ai rôdé dans Montparnasse, à cause de ma première femme, qui était peintre. J’ai connu les vrais Montparnos. Kisling, Vlaminck, Foujita et Zadkine. J’ai même vu Soutine quand il peignait son Bœuf écorché. Il avait pendu une moitié de bœuf faisandé dans son atelier. Les asticots dégringolaient. Et ça puait ! Je lui ai acheté une toile. (…) Mais l’avant-garde, les surréalistes, l’écriture automatique, ça ne me disait rien. Et je n’étais, à ce moment-là, qu’un pauvre fabricant honteux de petits contes « galants » pour Froufrou, Paris-Plaisirs, Le Sourire. J’écrivais jusqu’à sept histoires dans la même journée. Sous des pseudonymes, comme Jean du Perry ou Gom Gut. Vous me voyez abordant Breton ou Aragon au café ! (…) J’étais lié avec Desnos et Youki. Lui, je l’avais connu à Paris-Soir, chez Merle. Avec Man Ray aussi, à qui j’ai commandé une couverture pour un Maigret, chez Fayard, celle d’Un crime en Hollande. Magnifique ! Je l’ai retrouvé à Hollywood, après la guerre.

En 1934, pourtant, vous devenez un auteur Gallimard. Et Gide vous couvre de fleurs. dd Gallimard a dit à Florent Fels qu’il voulait me voir. Tout le monde l’appelait « Gaston ». Il déjeunait avec ses écrivains ou les emmenait au bordel. Je lui dis : « Je ne vous appellerai jamais “Gaston” ni ne déjeunerai avec vous. Enfermons-nous dans votre bureau avec mon avocat et votre secrétaire. » Le contrat a été signé. Je n’ai jamais eu de problèmes avec lui. C’est Malraux qui a imaginé la couverture de mes romans pour Gallimard. (…) Gide avait été très emballé par Le Coup de lune. Il a voulu me connaître. Gallimard m’a invité à l’une de ses fameuses garden-parties du vendredi. Toute la crème des grands intel-

J’écrivais jusqu’à sept histoires dans la même journée. Sous des pseudonymes, comme Jean du Perry ou Gom Gut. Vous me voyez abordant Breton ou Aragon au café ! lectuels parisiens, Benda en tête, était là. Gide m’a pris à part. « Quand avez-vous créé votre personnage ? – Mon personnage, vous voulez dire Maigret ? – Non, votre personnage à vous. Tout le monde se crée un personnage. – Eh bien ! pas moi. Je vous jure que je ne me suis jamais créé un personnage. » (…) Je l’intriguais. Il n’a jamais réussi à écrire un seul vrai roman. J’étais, à ses yeux, le romancier brut, le phénomène. Il voulait que je lui révèle mon secret. Depuis, j’ai ouvert un album de photographies de lui. Il pose d’une façon inimaginable ! Avec des chapeaux romantiques, un béret basque ou un casque colonial, la joue sur la main, des regards pénétrants. Le grand écrivain, quoi ! Vous n’aviez pas de recettes mais des trucs : les notes jetées au dos d’enveloppes jaunes, les crayons bien taillés...

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dd J’ai composé mes romans comme un artisan qui refait toujours la même chaise. D’abord, j’ai appris à écrire vite, sur n’importe quoi, en donnant un billet quotidien pour la Gazette de Liège. Les petits contes de quatre sous m’ont montré tout ce qu’il ne fallait pas faire. Le pathos, la sensiblerie, le lyrisme facile... on ne trouve pas ça chez moi. Je ne supporte même pas le grand lyrisme, celui de Giono, par exemple. Ce n’est pas dans ma nature. Le bonhomme était pourtant fort sympathique.

Jeune homme, j’ai entendu un jour Duvernois dire une chose très émouvante : « Quand on ne peut plus baiser, on ne peut plus écrire. Je me recopie. Je fais du Duvernois. » (…) Il faut que vous sachiez que j’ai beaucoup lu jusqu’à 28 ans. Les Russes. Gogol. Et il y a des romans qui m’ont laissé une impression extraordinaire : Le Club du suicide, de Stevenson, ou Au cœur des ténèbres, de Conrad. Et Faulkner, le plus grand des Américains. Mais je ne voulais pas être influencé par mes lectures. C’est la vie qui me nourrissait, comme elle nourrissait Cendrars. J’ai vu de près la misère, les bouges du monde entier. J’ai vu les riches et participé à leurs orgies. (…) Mes trucs, comme vous dites, c’est de la frime. Nicolle, l’élève de Pasteur qui a découvert le vaccin contre le typhus, a écrit un essai génial sur la physiologie de l’invention. Il est introuvable mais lisez-le. Jeune homme, j’ai entendu un jour Duvernois dire une chose très émouvante : « Quand on ne peut plus baiser, on ne peut plus écrire. Je me recopie. Je fais du Duvernois. » Il avait seulement 60 ans ! Le Festival de Reims vient de vous rendre un hommage. Que pensez-vous du « ­polar » actuel ?

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dd « Polar », le mot m’agace. Je n’ai jamais fait de distinction entre les Maigret que j’écrivais pour mon plaisir et mes « romans durs ». Écrire un policier est relativement facile. On a une « rampe », l’intrigue, un mort, des ­suspects. Même si l’un des chapitres est faible, le lecteur continue jusqu’à la fin. (…) Les jeunes romanciers américains me lancent parfois un clin d’œil en passant, un petit bonjour de loin qui me fait plaisir. Par exemple, ils mettent le nom de Lucas (l’adjoint de Maigret) dans leurs histoires. D’ailleurs ce qu’écrit McBain avec son cycle de Carella et Meyer Meyer ressemble beaucoup à ce que je faisais autrefois. (…) Après les premiers Maigret, Xavier Guichard, un grand policier qui avait arrêté Bonnot, m’a invité au quai des Orfèvres. Je ne connaissais que les commissariats de quartier. Plus tard, en 1937, j’ai écrit un reportage dans Paris-Soir, « Police-secours ou les Nouveaux Mystères de Paris ». Je voulais tracer la carte du meurtre et de la violence par arrondissements. Je passais la nuit avec les agents, à attendre les appels. Grâce à ma voiture grand sport très rapide, j’étais souvent sur les lieux avant la police. J’ai découvert au bout d’un mois d’enquête que chaque secteur a sa « spécialité ». Dans le seizième, tentatives de suicide aux somnifères. Dans le dix-huitième, « défenestrations » ; les gens âgés et pauvres se tuent en sautant par la fenêtre. Place d’Italie, un Bercy, tapage d’ivrognes. Avez-vous dit votre dernier mot dans ­Mémoires intimes ? dd Je terminais ma dernière Dictée, « Destinée », par cette phrase : « Je ne conçois pas qu’il me soit possible de vivre en me taisant. » Ces Mémoires achevés, j’espère être enfin en paix avec moi-même. J’ai essayé de comprendre, sans porter de jugement. Vous avez passé quelques heures avec nous, et je me suis

Georges Simenon et Teresa Sburelin, sa dernière compagne, à leur domicile du 12, avenue des Figuiers, à Lausanne, en 1982. Après avoir mené une vie de nomade, l’écrivain choisit, les derniers temps, de vivre dans une seule pièce.


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laissé aller à un déballage décousu de souvenirs, ce qui est le propre et, peut-être, la raison d’être des vieillards. D’habitude, nous allons marcher pendant deux heures. Je regarde les nouvelles à la télévision. Je lis le journal. Toutes mes affaires passent par mon secrétariat en ville. Je signe un minimum de cinq contrats par semaine. Cinq producteurs, en dix jours, se battent maintenant pour avoir les droits de La Chambre bleue, un roman dont on a très peu parlé. Quatre autres se disputent Les Fantômes du chapelier, que doit réaliser Chabrol, avec Aznavour. On m’écrit du Japon, de Russie. Des étudiants, des inconnus. (…) Ici, je n’ai rien gardé. Pas un seul exem-

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plaire de mes livres. Je n’en supporte plus la vue. J’ai donné mes costumes, mes chapeaux, les accessoires, à une troupe de théâtre de Lausanne. Mes tableaux sont au gardemeubles. (…) L’université de Liège abrite le Centre Georges-Simenon. On y conserve ma correspondance, mes documents, tous les livres écrits sur moi, presque toutes les thèses, toutes les traductions de tous mes livres, beaucoup de films. Aucune feuille ne doit sortir du Centre. Tout est à consulter sur place. (…) J’attends la mort. C’est, certes, un moment assez désagréable à passer, mais elle ne m’impressionne pas spécialement. n n n « Le Monde des livres », 13 novembre 1981

« Notre Maigret » Par Bernard Frank Pour l’impertinent chroniqueur littéraire, qui n’aimait rien tant que les classiques, les « solides habitudes » du commissaire, « toujours bougon », constituaient un menu de choix. En 1987, dans les colonnes du Monde, il se régale de l’évocation d’un Maigret qui, bien qu’accusé de tentative de viol, reste d’une placidité impériale. Bernard Frank (1929-2006)

Écrivain et journaliste français. Ses chroniques littéraires pour L’Observateur, Le Nouvel Observateur, Le Matin de Paris et Le Monde ont fait l’objet, en 1996, d’une anthologie en deux volumes, Mon Siècle et En soixantaine (Julliard).

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Vraiment, Maigret se défend (Presses de la cité), qui date des années 1960, n’est pas le meilleur de la série, mais c’est souvent quand un roman a des défaillances que l’on voit le mieux comment il a été fait. Simenon débute par un bout de phrase du docteur Pardon, dont le commissaire se souviendra plus tard, mais qui sur le moment ne l’avait pas particulièrement frappé : « Dites donc, Maigret... » Et forcément nous prenons notre Maigret en patience ! Le chuchotement gêné du docteur de la rue Popincourt, qui ne tient pas tellement à ce que les dames à l’autre bout du salon suivant une vieille coutume entendent ce qu’il va dire, devient un gros plan. Cette coupure subite, voulue au bout du troisième mot, amplifie la banalité, la fait bourdonner à nos

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oreilles. S ­ imenon, à force, sait comment s’y prendre pour réveiller son commissaire qui a toujours tendance à s’assoupir. Je ne me souviens plus si Denis Tillinac, qui a publié il y a quelques années, chez Calmann Lévy, un Mystère Simenon, se sert de ce roman pour nous expliquer les mécanismes d’un de ses romanciers favoris. S’il évoque chez son auteur cette tranquille mise en place de la banalité quotidienne sans se soucier outre mesure de la véracité de l’intrigue. Comme si, dans un Maigret, la solution se moquait du bon sens. L’appartement de la rue Popincourt, celui du boulevard Richard-­ Lenoir, le bureau de Maigret au 36, quai des Orfèvres, le garçon de la brasserie Dauphine qui apporte sur un plateau une assiette de

sandwiches au jambon et les canettes de bière, ce que ces dames ont préparé ce soir, autrement dit la placidité des mots, ont une autre importance que de savoir qui est vraiment le coupable. La clef de l’énigme, c’est de meubler le plus confortablement, le plus simplement possible les 180 pages gros caractères qui mènent au mot fin et ce serait bien le diable si cette « fin » ne nous était pas livrée de surcroît ! En somme, pour Simenon et son commissaire, l’histoire est une faiblesse qu’il vaut mieux tenter d’oublier à l’aide de solides habitudes et de souvenirs. Dans ce roman un tantinet poujadiste, Maigret, flic de la vieille école, celle pour qui la police c’est avant tout des indicateurs, des planques longues et souvent décevantes, de la mémoire, de la chance et un zeste d’intuition, se voit accusé par une péronnelle, Mlle Nicole Prieur, nièce d’un maître des requêtes au Conseil d’État, habitant au 42, boulevard de Courcelles, vous savez, en face du parc Monceau, d’avoir tenté d’abuser d’elle dans une chambre d’hôtel de la rue des Écoles, après l’avoir abordée dans un café en se servant de sa réputation et l’avoir fait boire des whiskies dans des bars ou des boîtes de Saint-Germaindes-Prés. « Il n’a pas abusé de moi. Je suppose qu’au dernier moment il a été pris de peur. » Nous sursautons et, dans le même temps, nous n’avons pas grande inquiétude. Le mari de Mme Maigret, se conduire comme un porc avec une vraie jeune fille, ce n’est pas dans l’ordre des choses ! Que l’on reproche à Simenon quand il avait 60 ans passés de telles privautés, passe encore, il est salace et volontiers porté sur le sexe, l’auteur de Strip-tease et des Mémoires intimes, mais Maigret a les pieds sur terre, il connaît la vie, mais il n’en abuse pas ! Le préfet de police qui l’a convoqué est un jeune (pas même 40 ans), un nouveau (deux ans de fonction). C’est la mode aujourd’hui. Il est passé par Normale. Il a accumulé les

diplômes. Il pourrait être à la tête de n’importe quel service public ou d’une grande entreprise privée, d’ailleurs. De nos jours, M. Balladur aurait pu le choisir pour s’occuper d’un de ces noyaux durs qu’il affectionne. Voix douce, timbre agréable, visage mince. Chacun sait par les journaux que le préfet passe chaque matin par le stade Roland-­ Garros, où il échange quelques sets avec un

Le mari de Mme Maigret, se conduire comme un porc avec une vraie jeune fille, ce n’est pas dans l’ordre des choses ! camarade de promotion pour garder la forme. Vêtements de bonne coupe qui viennent de Londres. Sourire perpétuel. « Son sourire, il est vrai, ne s’adressait à personne. C’était à luimême qu’il souriait de la sorte, avec une pudique satisfaction. » Comme on le voit, cette convocation du préfet de police permet la rencontre de deux mondes. D’un côté Maigret, toujours bougon, au bord de la retraite, qui aurait bien besoin de desserrer sa ceinture d’un cran, qui ne se décide pas à diminuer la quantité de vin, de bière et d’alcool qu’il ingurgite, à travailler sur un rythme lent, à bourrer moins sa pipe, à suivre un régime alimentaire plus strict bien nécessaire s’il ne veut pas que dans son cerveau un petit vaisseau claque ; de l’autre côté ce préfet pimpant, pas si caricatural que ça, qui lui fait remarquer au passage que beaucoup de choses ont changé depuis l’époque de ses débuts. Oui, dit Maigret, superbe : « J’ai vu défiler neuf directeurs de la PJ et onze préfets de police. » Et nous de ricaner, car nous sommes de tout cœur pour notre commissaire divisionnaire et nous n’aimons pas changer nos habitudes. Ce qui est stupéfiant, je le répète, c’est que, dans Maigret se défend, tout soit invraisemblable :

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l’accusation portée contre lui et sa façon d’y parer. Il y a escamotage. Le deus ex machina de Simenon par la multiplicité de ses ­interventions fait apparaître par contraste, timide, le dieu qu’utilise Molière quand il a besoin de tirer le rideau. Que ces coups de

théâtre passent inaperçus comme si nous vivions l’histoire sous hypnose et que cette hypnose soit suscitée par des riens, c’est ça, le mystère Simenon. La lecture est plus forte que l’histoire. n n n Le Monde, 14 octobre 1987

« Les Inconnus… », film pétainiste ? Par Jacques Siclier Adapté d’un roman publié en 1940, Les Inconnus dans la maison sort en salles en mai 1942, produit par la Continental, une société française à capitaux allemands créée par Goebbels. Le titre de la version allemande signifiant « Jeunesse de France », la Résistance appelle à le boycotter et il sera interdit à la Libération, soupçonné de véhiculer les idées de la Révolution nationale pétainiste. Que neuf livres de Simenon aient été portés à l’écran sous l’Occupation n’arrangea pas l’image de l’écrivain. jacques siclier (1927-2013)

Journaliste, scénariste, historien, critique de cinéma et écrivain français. Il collabora aux Cahiers du cinéma, à Télérama, au Monde et au « Masque et la Plume », sur France Inter. Il publia en 1996 chez Ramsay un dictionnaire du cinéma français en deux volumes.

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Georges Simenon écrivit Les Inconnus dans la maison en janvier 1939. Ce roman fut publié aux éditions Gallimard en octobre 1940. On est, alors, au début de l’Occupation, et le cinéma français va souvent faire appel aux œuvres de Simenon. Ainsi le tournage des Inconnus… débute-t-il le 20 novembre 1941. C’est la onzième production de la société Continental Films, société de droit français mais dépendant financièrement de l’industrie cinématographique allemande. Le film tiré des Inconnus dans la maison fut interdit à la Libération comme Le Corbeau d’Henri-Georges Clouzot. Clouzot était l’auteur du scénario et des dialogues des Inconnus… réalisé par Henri Decoin. Le metteur en scène était célèbre. Le scénariste commençait à l’être avant ses débuts de réalisateur en 1942, avec L’assassin habite au 21. L’adaptation de Clouzot est parfaitement fidèle au roman, à ce détail près que la ville où se passe l’histoire n’est pas désignée. Depuis que sa femme l’a quitté, l’avocat Hector Loursat de Saint-Marc, joué par Raimu, a sombré dans l’alcoolisme. Une nuit, il est réveillé par

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un coup de feu et trouve le cadavre d’un inconnu dans sa maison. Il découvre que sa fille Nicole a un amant, Emile Manu, que le mort était un repris de justice renversé par Manu avec une voiture volée et introduit à son insu dans sa maison, où il faisait chanter les jeunes gens. En défi aux notables de la ville, Loursat sort de sa retraite pour assurer la défense de Manu, accusé d’avoir tué le repris de justice. C’est lors d’une plaidoirie retentissante, après un procès qui est le grand morceau de bravoure du film, que Loursat démasque le coupable. Tout cela relève d’une tradition de dénonciation des mœurs et de l’hypocrisie bourgeoises, à laquelle Simenon apportait sa pierre. Mais qu’il y ait eu là-dedans un nom à consonance juive, Ephraïm Luska, sonnait, à l’époque, comme une marque d’antisémitisme. Ajoutons que l’attaque lancée par Loursat contre la responsabilité des adultes dans la déliquescence d’une société qui n’avait rien fait pour la jeunesse, retentissait comme l’apologie des idées nouvelles apportées par la « Révolution nationale » de Pétain. n n n Le Monde, 13 octobre 1987 (extraits)

Georges Simenon et son fils Marc aux Sablesd’Olonne, en 1944 ou 1945. Au cours de cette période qui le voit assigné à résidence, le romancier n’écrit guère que quelques nouvelles.


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Le « mystère Simenon » reste entier Par Denis Tillinac En novembre 2002, le plus Corrézien des « Simenoniens » est invité par l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique à discourir autour du thème « Simenon, le passager du siècle ». Il s’interroge : comment un homme qui n’était ni « un virtuose du concept » ni « un psychologue de haut vol » a-t-il réussi – à son avis mieux que Freud – à sonder « les arcanes du psychisme » ? Bien que Tillinac n’apporte pas la réponse, sa démonstration ne manque pas d’aplomb. On m’a demandé d’évoquer ce « mystère Simenon » qui fut le titre d’un de mes livres qui Écrivain, éditeur parut au début des années 1980. J’ai consacré et journaliste une année de ma vie à tenter d’élucider ce mysfrançais, tère alors qu’il n’est pas sûr qu’il y en ait un. collaborateur de Valeurs En tout cas, Georges Simenon le contestait Actuelles vivement. Il avait désapprouvé, sinon mon et Marianne. Auteur, en 1980, livre, du moins son titre, et l’avait fait publidu Mystère quement lors d’une émission télévisée de BerSimenon. Dernier nard Pivot. Je continue pour ma part à croire ouvrage paru : qu’il y a un mystère Simenon. (…) Du bonheur d’être réac En quoi consisterait le mystère Simenon, au (Éditions fond ? Je dirais que c’est l’inadéquation radides Équateurs, 2014). cale entre l’ampleur de l’œuvre d’une part, et l’économie des moyens, l’extrême modestie du bagage de l’autre. (…) Pour moi, c’est le plus grand romancier du xxe siècle, et je vais même au-delà : s’il est vrai, comme le pense le philodenis tillinac (né en 1947)

Cette écriture consacrée à l’exploration du moi et, disons, inaugurée par Montaigne, ce qui n’est pas rien, les grands romans de Simenon en marquent le terme. sophe américain Francis Fukuyama, que nous approchons de la fin de l’Histoire, je dirais que Georges Simenon parachève l’histoire de la littérature occidentale. Cette écriture consacrée à l’exploration du moi et, disons, inaugurée par Montaigne, ce qui n’est pas rien, les

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grands romans de Simenon en marquent le terme. On a l’impression qu’on est à l’extrême bout de quelque chose, un peu comme quand on lit les grands romans de Beckett. Inadéquation donc, disais-je, entre l’ampleur considérable de l’œuvre et la modestie du bagage, contrairement à toute une tradition française, voire francophone. Simenon n’était ni un universitaire, ni un homme de lettres, ni même cette figure hybride et si typiquement française qu’est l’intellectuel. Vous le savez, il a quitté l’école à 16 ans, parce que son père venait de mourir et qu’il avait besoin de gagner sa vie. Il est rentré à la Gazette de Liège sans terminer ses humanités et un tel parcours est rare dans la galaxie des écrivains francophones. Ses lectures, après l’adolescence où il s’est, il est vrai, passionné pour les grands romanciers russes avec une prédilection pour Dostoïevski ainsi que pour Gogol, se sont concentrées à la maturité surtout sur les traités de médecine, de psychiatrie ou de criminologie. Abondantes, ces lectures n’ont pas fait de lui pour autant un homme de culture. Il ne disposait pas, au sens classique, voire académique, du terme, d’une grande culture historique, philosophique, ni même littéraire. Sa vie a traversé l’histoire des idées, l’histoire des écoles sans en être autrement affectée (…). Surréalisme, marxisme, nouveau roman, populisme et les questions de langage tel qu’un

Beckett ou un Blanchot ont pu les poser après la guerre, tout ça n’avait pas beaucoup de sens pour lui qui, à vrai dire, n’y connaissait pas grand-chose. De même, dans l’ordre de l’engagement ou même de la conscience politique, il professait un anarchisme vague qui ne renvoie pas vraiment à une vision de l’homme dans la cité. (…) Dans la grande controverse des années 1930 à 1950 sur le retour du marxisme, quand il s’agit de savoir s’il faut être du côté de Marx ou bien de celui de Tocqueville et des libéraux et défendre une société démocratique moraliste, son œuvre ne se situe pas du tout. C’est une problématique qui n’existe pas : l’œuvre, les personnages, la vision de l’humanité sont parfaitement inactuels. Je crois que l’inactualité, ce concept forgé par Nietzsche, pourrait bien le définir. (…) L’homme lui apparaît comme un être contingent, pour ne pas dire une concrétion ballottée aux quatre vents de ses pulsions. Cet homme a peur, faim, froid, il a un désir innommable que la sexualité échoue à refléter, il veut se fuir, il veut se prouver quelque chose à lui-même, à ses semblables, à autrui, à ses proches, être davantage qu’un autre et puis, impitoyablement, le fatum frappe. Tôt ou tard, il est sujet à cette fameuse crise qui traque ses personnages et que peu de ses livres transcendent, peut-être La neige était sale ou Le ­Petit Saint. La chute est toujours là. Une phrase revient dans plusieurs de ses romans ou même de ses récits : « Il faut payer. » Et devant cette hantise de la dette, on se dit qu’il serait peut-être quand même vaguement ­judéo-chrétien. Le mystère, alors, se formule ainsi : comment ce simplisme psychosociologique non exempt de clichés, où les mêmes mots ­reviennent pour définir les mêmes archétypes, comment ce vocabulaire en l’occurrence ­extrêmement limité ont-ils pu aller aussi

­ rofond dans les arcanes du psychisme ? Et ce p mystère-là s’épaissit lorsqu’on considère les Dictées. Simenon, comme chacun sait, a cessé en 1972 d’écrire des romans, parce qu’il ne s’en sentait plus la force. (…) Et puis, un matin, il s’est aperçu que le sac était vide, qu’il n’y avait plus rien à faire. Je crois que dans la journée même ou le lendemain, il est allé – parce que c’était un maniaque – faire ôter de son passeport la mention romancier pour mettre retraité, ou quelque chose d’analogue, à la place. À partir de là s’installe le mutisme littéraire définitif, que l’on peut mettre en parallèle avec celui de Beckett. C’est alors qu’il s’est mis à dicter des impressions, des souvenirs, des sen-

Une phrase revient dans plusieurs de ses romans ou même de ses récits : « Il faut payer. » Et devant cette hantise de la dette, on se dit qu’il serait peut-être quand même vaguement judéo-chrétien. sations, comme un journal jalonné de flashback. (…) Ce sont des considérations assez banales d’un homme intelligent certes, mais qui, c’est le moins qu’on puisse dire, n’est pas un virtuose du concept, ni un très bon observateur de son temps, encore moins un psychologue de haut vol. Il se perçoit lui-même semi-lucidement comme un artisan plutôt que comme un artiste. En fait (…) il ne savait pas bien qui il était ni ce qu’il produisait, il en avait même peur, d’une certaine façon. On pourrait dire que son génie est inconscient. Un observateur de la vie politique française que je ne citerai pas a dit un jour que le général de Gaulle avait plus de génie que d’intelligence, et je crois que c’est vrai. Je suis donc un gaulliste fervent ! Et c’est tout aussi vrai pour Georges Simenon, qui avait plus de génie que d’intelligence. (…)

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On en revient finalement à la question de l’élucidation éventuelle du mystère. Je crois qu’il doit beaucoup à son absence de statut, car cet écrivain (…) n’était pas considéré comme tel. On le tenait pour un romancier populaire. Il n’a donc pas écrit pour s’installer quelque part, pour prendre une place dans le champ du débat littéraire, pour s’imposer dans la société des lettres, d’ailleurs il la connaissait mal, et elle ne l’intéressait pas beaucoup. Il a écrit pour gagner sa vie et, sans le savoir, pour vider son sac intime, pas si intime que cela d’ailleurs. Il fouille, sans pouvoir l’analyser, dans la crypte de pulsions assez innommables liée à son positionnement social hérité. Il était un petit bourgeois, c’est-à-dire insituable. On est prolétaire, on est paysan, on est bourgeois, moyen ou grand bourgeois de souche foncière ou par la voie des diplômes, on est aristocrate. Le petit bourgeois, lui, n’est rien, il est le floué de l’Histoire. Marx, pour le coup, l’a bien démontré : le petit bourgeois est un peu nulle part. Étant nulle part, il est par-

Écrire revient à ordonner un chaos, écrire c’est éliminer, ordonner, classifier. Chez Simenon, tout cela est inconscient. tout. Son regard, dès lors, se déplace assez librement, comme une caméra. Sans ancrage, sans racine, sans mémoire, on n’a pas d’adhérence qui vous assigne. C’est pour ça que ­Simenon est une éponge : il capte le réel et il le restitue. Et pourtant, l’alchimie littéraire est là, car écrire revient à ordonner un chaos, écrire c’est éliminer, ordonner, classifier. Chez lui, tout cela est inconscient. (…) On a l’impression que sa plume épuise le cours secret d’une rumination que l’on pourrait appeler infraconsciente. Cette rumination est

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suscitée par des sensations tantôt voluptueuses, tantôt nauséeuses, voire même effroyables. Je dirais que si les animaux pensent, ils pourraient bien penser comme ça. Et nous sommes d’abord des animaux, même si nous l’avons oublié. Nous l’avons occulté, parce que nous avons été structurés par du langage, des valeurs, de la sociabilité par le sur-moi de Freud. Il n’est pas un écrivain freudien, mais je suis convaincu que si Freud avait lu Simenon, son œuvre en eût été orientée très différemment. Toutes ces instances qui nous structurent, le langage, les valeurs, le sur-moi s’interposent entre ce qu’on pourrait appeler les données immédiates de notre cerveau reptilien et celles de la conscience. Et là, on se rapproche peutêtre de la clé du mystère : Simenon nous restitue un tragique de la condition humaine plus foncier que celui de Sophocle ou d’Eschyle et un secret plus navrant que celui de Freud, d’où sa modernité paradoxale, à lui qui était inactuel et indifférent à la vie sociopolitique et économique ordinaire. Cela, ses lecteurs le sentent physiquement et c’est la seule façon d’expliquer qu’ils aillent des gens les plus érudits aux plus démunis de bagages intellectuels, de culture, voire d’instruction. La femme de ménage et le secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique peuvent être pareillement des fans de Simenon et cela explique aussi que sa lecture soit une drogue dure. On en lit un, puis deux, et puis on n’arrive plus à décrocher, ça nous installe dans un malaise dont on a du mal à se dépêtrer. Je m’impose des périodes où je me sèvre de ­Simenon et puis je craque, je m’y replonge et quand on relit Simenon on trouve que tout ce qu’il y a autour est faible, parce qu’il a fait la synthèse sans le savoir. L’antihéros simonenien, c’est la synthèse du Roquentin de Sartre, du Meursault de Camus, de L’Homme sans qualités de Musil et puis aussi un peu du Loup des steppes de Hermann Hesse.

Le lecteur, du coup, c’est n’importe qui, comme ses héros sont n’importe qui. Ce n’est pas l’honnête homme dont parlait François Mauriac : cet honnête homme-là, issu de la bourgeoisie, quand il aura disparu il n’y aura plus de lecteurs. Du coup, il n’y aura plus de littérature, pensait Mauriac. Simenon n’est pas un écrivain pour l’honnête homme, il est un écrivain pour l’homme tout court. Puisque

c’est le peintre de l’homme dépossédé, exilé de soi-même, acculturé, peu vertébré, réduit à ses pulsions. Je vous ai dit ma conviction. C’est peut-être le dernier écrivain et je crains que pour les historiens futurs il demeure le plus mystérieux. En tout cas pour moi le mystère reste entier. n n n © Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, 2007

La nature humaine, immuable matériau du romancier Par Jacques Santamaria Un Simenon à la télé, c’est la perspective d’une bonne soirée. À condition de respecter la seule règle qui prévaut pour une adaptation réussie : cerner la psychologie des personnages. Jacques Santamaria, qui dit avoir appris cette méthode auprès de Claude Chabrol, s’en explique dans Le Monde, en 2011. La première fois que j’ai été confronté à l’adapjacques santamaria tation d’un roman de Simenon pour la télévi(né en 1951) Scénariste, réalisateur, acteur, homme de radio et télévision. Il a notamment adapté pour la télévision Les Innocents (2006), Le Petit Homme d’Arkhangelsk (devenu Monsieur Joseph, 2007) ou La Mort de Belle (devenu Jusqu’à l’enfer, 2009).

sion, j’ai demandé à Claude Chabrol – qui avait déjà porté à l’écran Les Fantômes du chapelier et Betty – de me donner quelques conseils. Sa réponse, sans hésitation : « N’essaye pas d’être plus malin que Simenon. Il a déjà fait tout le boulot. Il est le plus fort parce qu’il est hors du temps. » Chabrol pointait deux écueils bien connus des scénaristes face à une adaptation – se montrer naïvement respectueux, ou, à l’inverse, s’affranchir de l’original avec provocation –, mais il indiquait aussi la voie à suivre. Je me suis rapidement rendu compte que Claude Chabrol n’avait pas fait que découvrir la bonne méthode. Il avait trouvé la seule. Elle est celle qui, de la première à la dernière page du scénario, révèle l’intemporalité, l’universalité de l’œuvre de Simenon. Définir cette méthode tient en une phrase : tout part de la psychologie des personnages et tout y re-

tourne. Il n’est pas, chez Simenon, une situation qui ne procède de la déroutante complexité de l’être humain. Les époques et les latitudes s’effacent devant ces éternels moteurs qui agitent l’homme : sentiments, désirs, frustrations, douleurs... La liste est infinie et Simenon inépuisable. Le décor peut changer, le futur devenir présent, ce qui fait la grandeur comme la bassesse de l’homme ne varie pas. Avec Chabrol, nous l’avions appelée « la part d’immuable ». Armé de ce constat, aidé par le foisonnement d’images suggérées par Simenon dans chacune de ses œuvres, on peut envisager d’actualiser un de ses « romans durs » en établissant avec soin les corrélations qui marquent la fidélité à l’esprit de l’œuvre et aux grands thèmes simenoniens. Un exemple avec Le Petit Homme d’Arkhangelsk, roman que j’ai adapté en 2007. L’histoire est celle d’un homme vivant dans une petite

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ville du centre de la France au début des années 1950. Il s’appelle Jonas, il est juif. Sa fierté est d’avoir réussi à faire oublier aux autres qu’il vient d’ailleurs, même si sa propre mémoire reste marquée par l’exil, la guerre, la perte des êtres chers. Il a réussi à se fondre dans la communauté de cette petite ville. Au point d’en être une figure connue et estimée. Ce petit homme venu de la lointaine Russie est plus que français. Il est « des leurs ». Le drame se noue au détour d’une phrase innocente, et c’est le début de la chute. Avec ce roman écrit en 1956, Simenon posait les questions touchant à la différence, au racisme, aux apparences destructrices, à la fragilité des sentiments. Sans illusion sur l’humain, il concluait que, quoi qu’il arrive, l’étranger reste l’étranger, et plus encore lorsqu’une société, quelle qu’elle soit, a besoin d’un bouc émissaire. Dans mon scénario, l’action se déroule de nos jours. Le petit homme ne vient plus d’Arkhangelsk, il n’est plus le juif qui a réussi à fuir ses fantômes dans la France de l’après-guerre, il est le fils d’une institutrice française et d’un ouvrier algérien, né en Kabylie dans les années 1940. Il ne s’appelle plus Jonas mais Youssef, et le signe absolu de son intégration, de sa réussite même, c’est de s’entendre appeler « Monsieur Joseph »...

Les époques et les latitudes s’effacent devant ces éternels moteurs qui agitent l’homme : sentiments, désirs, frustrations, douleurs... La liste est infinie et Simenon inépuisable. L’histoire peut commencer, enchâssée dans une période où la xénophobie apparaît comme un remède à la crise morale, et où les plaies de la guerre d’Algérie ne sont pas toutes refermées. Je n’ai rien modifié des composantes psychologiques du personnage de Jonas – mêmes craintes, mêmes espoirs, même dis-

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crétion gênée, même pudeur, même résignation –, rien changé non plus au portrait de ceux que le petit homme considère comme ses amis avant qu’ils ne deviennent ses bourreaux. La haine et la bêtise sont des valeurs sûres... Autre exemple, avec La Mort de Belle. Le roman nous conduit au cœur d’une petite ville américaine, sous la neige de l’hiver 1950. Belle, la jeune fille hébergée par Spencer et sa femme Christine, est retrouvée étranglée dans sa chambre. Spencer était seul à la maison la nuit du meurtre, ayant – comme souvent – renoncé à une partie de bridge chez des amis de sa femme. Il a passé la soirée dans son cagibi, à faire de la menuiserie en amateur et à boire du whisky... Rapidement soupçonné, Spencer clame son innocence. Mais, plus encore que la rumeur, c’est sa situation qui l’accable. D’origine modeste, il n’appartient pas au milieu social qui est celui de Christine, fille de sénateur. « Supposons qu’il n’y ait que dix chances sur cent que vous soyez coupable, mon cher Spencer, lui dit Weston, l’influent avocat cousin de Christine. Ce sont dix chances que vous nous donnez de serrer la main d’un assassin... Un gentleman ne place pas ses concitoyens dans cette situation-là. » Résignée, silencieuse devant l’échec caché de son couple, Christine continue pourtant de croire à l’innocence de Spencer. Du moins en apparence... Dans ce roman, écrit et situé aux États-Unis, Simenon livre d’abord un reportage de première importance sur la société blanche protestante dans l’Amérique de l’après-guerre. Liberté par l’argent, domination des valeurs traditionnelles, recherche hautaine de la respectabilité. Romancier visionnaire et journaliste dans l’âme, Simenon dénonce les débuts de la frénésie sécuritaire, de la vague psy supposée tout résoudre, et de l’acharnement médiatique. Mais, au-delà de cet aspect ­documentaire, ce sont une fois encore les personnages, porteurs de thèmes romanesques

­ minemment simenoniens – principalement é ici les traumatismes psychologiques déclencheurs d’une pathologie criminelle – qui nous rendent l’histoire terriblement proche, et par là même intemporelle. Mon adaptation l’a située en France de nos jours, dans une ville de province où une bourgeoisie arrogante, veillant farouchement à son territoire, peut écraser de ses soupçons un homme « hors caste ». Christine, fille du doyen de la faculté de médecine, a épousé Simon, petit prof de maths, fils d’un boulanger de Châteauroux, à l’existence terne et secrète, dont la passion, le refuge plutôt, est le réseau de trains électriques qu’il a installé au sous-sol de la ­maison. Là seulement il se sent bien. En remplaçant le tour de menuisier par le train électrique, j’ai cherché à traduire, par la seule force de l’image et des symboles, la ­sexualité trouble, les pulsions et inhibitions du personnage, telles que Simenon les évoque tout au long du roman. Le train électrique au sous-sol renvoie tout autant au refus de la condition d’adulte, à cette façon qu’a Spencer – devenu Simon – de préserver le jeune garçon qu’il a été, brisé par un traumatisme définitif. D’où ce double enfermement, physique et mental, qui lui évite le jeu social dont il ne tire que souffrance. Enfin, pour installer l’idée du silence, de l’étouffement progressif, suggérée dans le roman par l’omniprésence de la neige, la mise en scène de Denis Malleval

a privilégié les cadres serrés, les visages, l’horizon fermé, l’impossibilité de trouver son souffle. Le roman La Mort de Belle est devenu à l’écran Jusqu’à l’enfer, avec Bruno Solo dans le rôle de Simon. Le Petit Homme d’Arkhan-

Dans La Mort de Belle, roman écrit et situé aux États-Unis, Simenon livre d’abord un reportage de première importance sur la société blanche protestante dans l’Amérique de l’après-guerre. gelsk s’est transformé en Monsieur Joseph, incarné par Daniel Prévost et mis en scène par Olivier Langlois. L’énorme succès rencontré par ces deux films est apparu comme le signe de l’actualité et de l’acuité de l’œuvre de Georges Simenon. Les autres romans de Simenon qu’il m’a été donné d’adapter – notamment La Fuite de Monsieur Monde et Les Innocents – m’ont conforté dans l’idée que c’est bien en sondant l’épaisseur psychologique des personnages que l’on fait surgir leur reflet dans le miroir contemporain. Faut-il dès lors insister ? Georges Simenon n’est pas un auteur du passé. Ce qu’il nous raconte traverse le temps, puisqu’il s’agit de la nature humaine. Son unique matériau de romancier. La part d’immuable. n n n Le Monde, 17 juin 2011

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hommages « Le meilleur d’entre nous »

I Georges Simenon en octobre 1981 dans sa « petite maison rose » de l’avenue des Figuiers, à Lausanne. Ce pavillon de banlieue fut le trentetroisième et dernier domicile de l’écrivain.

ncroyable le nombre d’inconditionnels que cette œuvre dite populaire a suscités, notamment chez les écrivains et les critiques les plus prestigieux ! L’œuvre de Simenon est consacrée par le milieu littéraire après quelques années à peine à battre pavillon NRF. À commencer par André Gide qui se fend alors d’une formule qui sera ­reprise ad nauseam : « Je tiens Simenon pour un grand romancier : le plus grand peut-être et le plus vraiment romancier que nous ayons eu en littérature française aujourd’hui. » Gide fut le premier et le plus décisif. Il admirait en lui sa force brute, quasi animale, sa capacité de production stakhanoviste. Au vrai, il était feinté par son grand art de romancier. Henry Miller s’est souvent dit inconditionnel mais il semble que cela doive moins à sa lecture de l’œuvre qu’à leurs parties de tennis de table en marge des délibérations du jury pendant le Festival de Cannes ; le fait est que, lorsqu’il parle de Simenon, il est le seul à ne jamais rien dire de ses romans. Il en est de même de C­octeau : il ne cite pas un

titre dans son éloge de l’amitié de Simenon et de leur fraternité de cœur. Paul Morand va à peine plus loin en assurant qu’il est le plus grand peintre de « la solitude dans la foule », point de vue que partage Max Jacob, tous également impressionnés par la dimension proprement phénoménale de Simenon, ce qui est également le cas de Marcel Aymé, marqué par l’exceptionnelle fécondité du romancier. Ses admirateurs forment une foule, de ­Hermann von Keyserling à Erik Orsenna en passant par Patrick Modiano, Jacques-Pierre Amette, Emmanuel Carrère, Denis Tillinac, Pierre-Jean Rémy, Jean-Philippe Toussaint, Jean-Paul Kaufmann, François Bon, ­Alphonse Boudard, Philippe Claudel, sans oublier les grands étrangers, John Cowper Powys, William Faulkner, Ernest Hemingway, John Le Carré, P.D. James, Dashiell Hammett… La cohorte est à ce point impressionnante que François Nourissier la résumait en se demandant s’il n’était pas tout simplement « le meilleur d’entre nous ». n n n P. A.

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« Le plus vraiment romancier que nous ayons aujourd’hui » Par André Gide Admirateur déclaré de l’œuvre de Georges Simenon avec lequel il entretenait une correspondance suivie depuis 1938, André Gide mûrissait le projet de lui consacrer un essai. À cet effet, il avait constitué un « Dossier G. S. » nourri de différents textes, fragments, citations, notes de lecture et ébauches d’articles. L’essai n’a finalement jamais été écrit mais la lecture du dossier, publié en 1999 par Omnibus avec la correspondance des deux écrivains dans un volume intitulé … Sans trop de pudeur. Correspondance 1938-1950, révèle bien des facettes de cette fascination. Extraits. André Gide (1869-1951) Écrivain français. Reconnu dès la parution des Nourritures terrestres (1897), il fut l’auteur d’une œuvre importante (L’Immoraliste, La Porte étroite, Les Caves du Vatican, La Symphonie pastorale...) couronnée en 1947 par le prix Nobel de littérature.

À présent, à l’égard de Simenon, il n’y a plus de malentendu ; presque plus. (…) Le malentendu venait de lui ; il avait trop amusé le public, le gros public pour que les délicats, les lettrés, consentissent à voir en lui [autre chose] qu’un amuseur. Le succès de ses premiers romans policiers eût été moins grand, le rétablissement eût été plus facile. Ce qui faisait du tort à Simenon, c’est Simenon luimême. Il était catalogué, classé. Il est moins malaisé de partir de zéro que de triompher d’une opinion déjà formée. Quand Simenon cessa de s’intéresser à son détective Maigret, déjà célèbre, le public cessa de s’intéresser à Simenon, j’entends le public précédemment acquis. Il s’adressait à d’autres lecteurs. Les premiers ne le reconnaissaient plus ; les nou-

Au même titre que Valéry considérant ses poèmes comme des « exercices », Simenon s’exerce dans ses romans. Sans cesse désireux de mieux ou d’autre chose. veaux, ceux qu’il méritait, qu’il aurait dû avoir, se refusaient à le connaître. Il lui fallait peu à peu les conquérir. Il y mettrait le temps qu’il y faudrait. À présent la partie est gagnée. Et pourtant nombreux encore sont ceux qui font la fine bouche, qui disent : Simenon…

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oui… mais : il écrit trop ; il écrit mal. (Car ce qui lui fait du tort aussi, c’est son extraordinaire abondance) et qui crieront au paradoxe si je déclare que je tiens Simenon pour un grand romancier, le plus grand sans doute et le plus vraiment romancier que nous ayons aujourd’hui. (…) Au même titre que Valéry considérant ses poèmes comme des « exercices », Simenon s’exerce dans ses romans. Sans cesse désireux de mieux ou d’autre chose. Sa prodigieuse mémoire sensuelle. Il dit (Il pleut, bergère, p. 193) : « Il faut croire que le mécanisme de sa mémoire est différent du mien. Elle se souvenait de faits qu’on lui avait racontés… mais elle ne savait plus quel temps il faisait ce soir-là. » De qui s’agit-il ? Des personnages d’un de ses romans : « Elle » c’est la mère d’un petit garçon de 7 ans, qui vingt-cinq ans plus tard se remémore une histoire du temps de sa première enfance. N’importe ; Simenon lui prête ici ses propres dons, et, devant le vain effort de sa mère pour se rappeler « le temps qu’il faisait », évoque avec une précision hallucinante l’aspect particulier de la ville ce jour-là. (…) On a beaucoup insisté sur la médiocrité des personnages de Simenon. Il est vrai qu’elle est effrayante. Mais ce que je remarque et qui me

touche, c’est le sentiment angoissant, atroce, qu’ils ont de cette médiocrité où ils vivent ; c’est l’effort, parfois, qu’ils font pour en sortir ; effort maladroit, absurde, et qui, le plus souvent, les plonge plus avant encore dans la gêne. (…) La vague perception d’une vie plus riche, plus pleine, plus accomplie, de ce que pourrait être la vie, tourmente nombre des personnages de Simenon ; l’avocat des Inconnus dans la maison entre autres, que nous voyons tourner, comme une mouche à viande auprès d’une charogne, autour de cette bamboche médiocre et de ce train dévergondé que sa fille menait et introduisait dans sa propre demeure, à son insu. Êtres non tant médiocres qu’abouliques. Le Suspect, un des rares livres où le héros agisse par volonté continue. Est-ce pour cela que Simenon considère ce livre comme manqué ? Le début de La Maison du canal. Atmosphère du petit train. Vaut tous les Maupassant, Tchekhov, etc., excellent. (…) J’ai donc lu ces pages (la première partie de Pedigree) avec une attention soutenue, mais avec étonnement, un étonnement dont toute ma sympathie préétablie ne parvenait à triompher : comment expliquer, me demandais-je en avançant, que le romancier le plus romancierné d’aujourd’hui, le plus habile à nous donner de la vie d’autrui une vision saisissante, hallucinante, à nous intéresser (et je prends ce mot dans le sens le plus fort, comme lorsqu’on dit qu’un banquier est intéressé à la réussite d’une affaire) à créer des personnages vivants, haletants, pantelants, réels – ne nous présente ici, alors qu’il s’agit d’êtres réels, que des ombres ? C’est, me dis-je (et précisément parce qu’il sait que ces personnages ont existé, qu’ils ont vécu) qu’il n’a pas cru devoir, pas pris la peine de les recréer ; qu’il a cru que le souvenir suffirait. Le souvenir suffisait à les lui faire revoir à luimême et cette vision qu’il en avait lui donna le change ; plus besoin pour lui d’entrer dans cet « état de transe » créatrice où il savait si bien

entraîner le lecteur ; plus besoin ici de ce choix si sûr du plus significatif, de l’indispensable ; mais bien hélas ! un « tout-venant » de ce dont il se souvient – ou même, souvent, que simplement il a entendu dire. L’évocation miraculeuse fait long feu. Il reste une sorte de… tendresse, charmante, inattendue et à laquelle, parbleu ! je suis sensible ; mais à laquelle je serais sensible bien davantage si ce n’était pas celle même de l’auteur, que j’épouse ; si l’auteur savait me la faire éprouver directement par son seul récit. Sans doute, en le relisant, s’en rendra-t-il compte lui-même et arrivera-t-il, de lui-

Pedigree. Par de tout petits moyens persévérants, comme les économies sou par sou de la mère, Simenon atteint une sorte de grandeur épique. même, à le tendre davantage par la suite, s’il le continue ; mais il n’est pas impossible que l’émotion qu’il éprouve à remuer ces souvenirs ne le blouse ; et c’est pourquoi je le veux avertir, en ami. Et… non, je ne puis croire qu’il m’en veuille. Pedigree. L’intérêt se réveille (je devrais dire : s’éveille) avec les chambres à louer, surtout à l’arrivée de Frida. Par de tout petits moyens persévérants, comme les économies sou par sou de la mère, Simenon atteint une sorte de grandeur épique. (…) Long cours. Les tout derniers chapitres sont quelque peu décevants, où se consomme la banqueroute totale de Mittel. Mais le livre entier reste des plus remarquables et l’on comprend mal qu’il ait été si peu ­remarqué. (…) L’Inspecteur Cadavre (excellent) (…) L’Écluse N° 1. Un des meilleurs. (…) Le Pendu de Saint-Pholien. À Liège. Pas des meilleurs ; encore que toute la partie détective (Maigret) soit fort bien menée. Maigret arrive, à force de recoupement, à reconstituer une histoire déjà vieille de seize ans. (…)

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Les Inconnus dans la maison. (…) Le grand intérêt du livre est dans la découverte progressive que fait cet homme (Loursat) de la vie ­souterraine et réelle de la ville, près de quoi tout le reste semble de parade et de convention. La Marie du port. Excellent de tous points. Rien n’y manque. Un des meilleurs. Et comment n’a-t-il pas été plus remarqué ? (…) Cour d’assises (relecture) Très bon, mais d’intérêt limité. Et ne quitte pas le sordide. Action au Lavandou et environs. Le criminel qui a à se reprocher bien des choses, à tout prendre : vulgaire maquereau – se voit accusé, puis condamné, pour un crime qu’il n’a pas commis. La fausse accusation plus probante que la vérité, c’est l’intérêt du livre.

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Les Gens d’en face (relu) Excellente et très exacte peinture de l’atmosphère russe. Le consul de Perse à Bakou, circonvenu, épié, surveillé de toutes parts – finit par s’enfuir. (…) Lu l’excellent : Les Fiancailles de Monsieur Hire. Au bout du rouleau. Extraordinaire souci d’autrui. Il y a le récit et il y a tout l’alentour. Le particulier reste baigné dans la vie. (…) Le Charretier de « La Providence ». Un des moins intéressants. (…) L’Assassin (relecture). Sinon un des meilleurs, du moins un des plus significatifs. « Et chaque objet était désespérément à sa place. » Besoin de sortir de la réalité. n n n

anglais, américains ou français – je veux dire le grand, l’humain, le sage, le noble, le balzacien, dostoievskien, dickensien, rabelaisien et « gorkien » créateur du Sherlock Holmes français (mais qui lui est très supérieur !), l’inspecteur Maigret ? Je parle de Simenon. Il n’est pas vraiment bon dans la partie policière de ses romans – non, les crimes en sont

La première monographie de Georges Simenon paraît en 1961 chez Gallimard, dans la prestigieuse collection « La Bibliothèque idéale ». Signée Bernard de Fallois – proche de Simenon et bientôt l’un des éditeurs les plus importants de son époque –, elle comprend notamment les éloges de Jean Renoir, Jean Cocteau, Paul Morand et Henry Miller. Le premier, qui a tourné en 1932 une adaptation de La Nuit du carrefour, est devenu un intime. Jean Cocteau a partagé avec Simenon le goût des soirées parisiennes : ils s’attablaient ensemble au Bœuf sur le toit, un lieu également prisé par Paul Morand. Quant à Henry Miller, membre du jury du festival de Cannes que préside Simenon, en 1960, il tient l’écrivain belge pour un compagnon d’exception.

© Omnibus, coll. « Carnets », 1999

Par John Cowper Powys L’écrivain britannique John Cowper Powys professait une grande admiration pour Simenon, dont l’univers littéraire et le style étaient pourtant aux antipodes du sien. C’est ce qui ressort de la correspondance de Powys avec l’un de ses amis, Clifford Tolchard, publiée en 1975 – et inédite en français –, dont nous proposons deux extraits ci-dessous.

Romancier, poète et philosophe britannique. Tout à la fois lyrique, fantastique et mystique, il fut l’auteur, notamment, des Enchantements de Glastonbury (1933).

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27 juin 1942 … Mon nouvel écrivain préféré est Georges Simenon, un romancier français qui adopte cette forme de récit admirable et rare, le roman bref (chaque volume de l’édition anglaise en contient deux). Et la différence est énorme, absolue, avec la nouvelle ordinaire, qui est ma bête noire. Henry James a écrit des romans brefs de cette taille. Quoi qu’il en soit, je trouve que c’est une forme excellente pour la fiction. Les histoires de Simenon (je prie le Ciel qu’il soit vivant et qu’il continue d’écrire encore et toujours !) ont un peu l’allure de romans policiers (mais c’est seulement un air extérieur et dans ces histoires

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ce n’est pas le meilleur). Je n’ai jamais pensé vivre pour lire des romans policiers, mais l’élément policier des livres de Simenon est leur côté le plus faible, et en général assez peu convaincant... Tout le reste, l’atmosphère, la composition, la narration et les personnages sont merveilleux – ils le sont pour moi. Je n’ai pas rencontré depuis des années un auteur qui me plaise autant – et par un aussi grand nombre de livres tous également séduisants. Septembre 1943 ... Avez-vous demandé à votre ami s’il a lu mon préféré de tous les auteurs modernes,

(traduit de l’anglais par François-Xavier Jaujard)

L’AMI GEORGES

« Personne ne l’égale, personne »

John Cowper Powys (1872-1963)

l’aspect le plus faible et maladroit. Mais, pour l’atmosphère, le caractère, l’intensité, l’humour, et par-dessus tout pour l’humanité et la connaissance de la masse pathétique et malheureuse, et en particulier les adolescents, personne ne l’égale, personne. n n n

« Pas un littérateur, pas plus que Van Gogh n’est un peintre » Par Jean Renoir Jean renoir (1894-1979)

Réalisateur et scénariste français. Ses films, des chefs-d’œuvre pour la plupart (Toni, Partie de campagne, La Grande Illusion, La Règle du jeu, Le Carrosse d’or…), ont marqué le cinéma des années 1930 à 1950.

Il est le condamné à mort. Il est le commissaire Maigret. En a-t-il fumé des pipes avant d’arriver à cette métamorphose. Il est l’impitoyable petite fille flamande. Il est la vieille demoiselle rancie dans sa province. Il est le bourgeois préparant son évasion avec une hypocrisie entêtée. Il est l’homme et aussi la femme de notre siècle qui préfère l’aventure meurtrière à l’ennui. Il ne propose aucun remède à cet ennui. Il le sait collé à notre société, comme le gui est collé au chêne et au poirier. Si le chêne et le poirier veulent cesser de se tourmenter, ils doivent couper eux-mêmes le gui. Simenon

n’est pas un médecin ; il ne propose pas de pilules. Il ne joue pas au philosophe et ne grimpe pas sur un balcon à balustres pour mieux voir les fourmis se tordre en bas, dans la fourmilière arrosée de pétrole. Et malgré la pureté de son style, qu’on ne s’y trompe pas, il n’est pas un littérateur, pas plus que Van Gogh n’est un peintre. Il est l’une des fourmis arrosée de pétrole, une fourmi consciente qui réussit à faire nôtre sa petite histoire. Il n’est pas le prêtre qui donne l’absolution. Il est le ­pécheur qui se frappe le front sur le banc du confessionnal. n n n in Simenon, de Bernard de Fallois (nouvelle édition) © Gallimard, coll. « Tel », 2003

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« Simenon nous donne tout. Sauf lui-même » Par Paul Morand Un soir triste, à Valvins, l’auto en panne, sans autre compagnie que le fantôme voisin de Mallarmé, je déposai une dame dans une sorÉcrivain, diplomate dide auberge, chambre éclairée d’un poêle à et académicien français. Auteur, pétrole rouge et d’une affiche lumineuse internotamment, mittente, à travers un store au crochet ; fonde Ouvert la nuit dant en larmes, de fatigue et de froid, la dame (1924) et de L’Homme pressé se laissa tomber sur la couverture de lit mi(1941), il publia tée : « Je ne veux pas dormir dans une chambre également des récits de voyage de Simenon », gémit-elle. Son style sec, Il y a donc un style Simenon, comme il y a très moderne pour son un style Empire. Il existe aussi un empire époque, fit de lui Simenon, beaucoup plus vaste que l’empire l’inspirateur des Hussards, et de Napoléon ; contre quoi Moscovites ni Espaprincipalement de Roger Nimier. gnols ne peuvent rien, qu’imiter leur maître ; c’est une atmosphère irrespirable, mais devenue notre oxygène. « Vous commencez à ressembler à votre portrait... » Notre géhenne des années soixante ­commence à ressembler au portrait préfiguré qu’en traça Simenon, il y a plus de trente années. paul morand (1888-1976)

jean cocteau (1889-1963)

Poète, écrivain, graphiste, dessinateur, dramaturge, cinéaste et académicien français. Créateur autant que mentor, il fut l’une des personnalités les plus marquantes de l’art du xxe siècle.

Simenon nous donne tout. Sauf lui-même. Sauf le secret de son extraordinaire machine mentale. Sauf le secret de son art, notre plus grand peintre de la solitude et de la plus ­terrible de toutes, la solitude dans la foule. Je me réveille la nuit, écrasé par le remords de ma paresse, de mon hédonisme ; je vois dans le noir, comme un reproche, ce calendrier américain, où le mois a trois jours ­barrés de crayon rouge, et trois de noir : ce sont les six jours d’écriture mensuelle de ­Simenon ; trois jours où il écrit et trois où il ­corrige. Et le reste du temps, que se passe-t-il dans la tête de mon voisin, le châtelain d’Échandens ? J’espère qu’il pense à ses amis, autant qu’eux, à lui. n n n in Simenon, de Bernard de Fallois (nouvelle édition) © Gallimard, coll. « Tel », 2003

« Nous nous aimons avec la peau de l’âme » Par Jean Cocteau On cherche, généralement, pour en faire ses amis, des complices ou des comparses, c’està-dire des individus ayant les mêmes qualités, les mêmes travers que nous, avec lesquels cette ressemblance rende les contacts instantanés et faciles. Or j’imagine mal qu’on puisse évoluer plus loin que Simenon de moi, que moi de

­ imenon, sauf s’il nous arrivait de siéger S ensemble à l’Académie royale de Belgique, car nous travaillons dans des zones, et même, dirai-je, dans des règnes, sans correspondance apparente (bien qu’il prétende que Les Enfants terribles sont un livre policier). Alors d’où vient cette amitié fraternelle qui nous lie ? Je vais vous le dire. Elle est pure de

Georges Simenon et Jean Cocteau à Cannes, en mai 1960 (au second plan, Denyse Simenon). Le premier préside le jury du Festival du film, le second, qui occupa cette fonction en 1953 et en 1954, signe Le Testament d’Orphée, sur les écrans en février de la même année.

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toute entente secrète, car elle procède d’un organe anti-intellectuel, un organe qui ne pense pas, ou, du moins, par l’entremise duquel pensent certaines personnes, très rares : le cœur. Nous nous aimons avec la peau de l’âme, cœur à cœur, et cela sans autre motif que cette énigme que l’amitié pose et qu’elle n’éprouve aucune peine à résoudre. Je ferais n’importe quoi pour rendre service à Simenon, et j’affirme qu’il ferait n’importe

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quoi pour me rendre service. Et j’ai vu sa jeune femme sortir en larmes de mon film Le Testament d’Orphée parce que j’y étais victime d’un simulacre de mort. Le romancier des complexes, des malaises, des mystères, des âmes gluantes et sinistres, est le prince de l’amitié sans ombre et sans tache. n n n in Simenon, de Bernard de Fallois (nouvelle édition) © Gallimard, coll. « Tel », 2003

Simenon, miracle quotidien Par Henry Miller Henry miller (1891-1980)

Romancier et essayiste américain. Auteur, notamment, de Tropique du Cancer, Tropique du Capricorne, La Crucifixion en rose, Jours tranquilles à Clichy, cet europhile qui vécut à Paris et en Grèce inspira, dans son refus d’une Amérique bridée et puritaine, les auteurs de la Beat Generation.

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Quel dommage de l’avoir rencontré si tard dans ma vie ! Il aurait pu me montrer tant de trucs – pas les trucs de métier, selon l’expression consacrée, mais ceux qui intéressent notre propre conservation. Comment sauter du chapiteau d’un cirque sans se casser le cou dans le filet ; comment retenir son souffle sous l’eau quand quelqu’un essaie de vous noyer ; comment voter pour le bon ou le mauvais candidat sans s’engager trop loin. Et ainsi de suite. Car je le considère comme un maître des arts : des arts de la vie de tous les jours. Il ferait un merveilleux (bienveillant) dictateur, nous procurant du vrai pain, du vrai vin, et pas les variétés idéologiques qui nous donnent une constipation mentale et morale. Il est tout ce qu’un écrivain voudrait être – et il demeure un écrivain. Un écrivain tout à fait hors série, comme chacun le sait. En fait, il est unique – non seulement au jour d’aujourd’hui mais à n’importe quelle époque. (On doit remonter aussi loin que Lope de Vega pour une analogie possible.) Ce fut ma bonne fortune de le rencontrer pour la première fois au Festival du Film de Cannes, l’année dernière. Bonne fortune, dis-je, parce que là j’ai eu un échantillon de sa nature protéi-

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forme. Président du jury, donc le plus actif, le plus sollicité de nous tous, il était celui qui semblait le plus à l’aise, le plus abordable, le plus aimable. Il était aussi le plus vivant de tous, le plus enthousiaste, le plus curieux et le plus chercheur. (Peut-être est-il aussi un acteur ! Il est difficile de croire qu’un homme puisse conserver un tel ressort en plein festival de cinéma.) Quelques mois plus tard je lui ai rendu visite chez lui, à Échandens. Là, je l’ai vu détendu, sans souci. (Ou bien jouait-il encore un rôle ?) J’ai vu le mari et le père, et l’ami qui se mettait à ma disposition tel un monarque débonnaire, hautement civilisé. Ne vous cabrez pas à ce mot. Monarque, il l’est, bien qu’il ne possède pas de royaume – à moins que ce ne soit le vaste monde de lecteurs qui sont sous sa coupe nuit après nuit : les heureux insomniaques qui ne peuvent lâcher ses livres avant de l’avoir lu jusqu’au dernier mot. Nous sommes tous capables de maintenir notre bonne humeur un après-midi ou un soir, surtout si nous avons encouragé notre hôte à nous rendre visite. Mais quatre jours, c’est autre chose. Vers le troisième jour après mon arrivée cela commença à sauter, comme on dit en argot. Pas par la faute de Simenon. Le bébé

faisait ses dents, la cuisinière piquait des crises, Mme Simenon n’avait pas eu plus de trois ou quatre heures de sommeil par nuit. Quel monceau de correspondance elle abat chaque jour ! Que de coups de téléphone ! Pour ne rien dire de la maison à tenir, des enfants à dorloter. Notre Simenon, pour sa part, était comme un oiseau dans son nid. Il n’avait qu’à siffler, et tout lui était pourvu. Par « tout » je veux dire – n’importe quoi. Personne ne peut franchir les barrières qui le protègent. Comme nous disons en Amérique, il mène la vie de Reilly, ce qu’on appellerait en France une vie de Cocagne. Jusqu’à ce que vienne le moment de son prochain livre. À chaque nouveau livre, il se soumet à une routine spéciale – assez comme un boxeur ou un cycliste des Six Jours. Je ne parle pas de la taille des crayons, des recherches dans les bottins et les annuaires, de l’étude de cartes géographiques ou d’instruments de musique ou d’anciennes monnaies ; je parle de la discipline mentale à laquelle il s’astreint, de l’attitude de gourou qu’il adopte vis-à-vis du problème abordé. C’est à la table familiale que m’est apparu le Simenon que j’envie. Là, entouré de ses enfants, l’un encore bébé, j’ai observé – espèce rare – le père qui sait comment parler à ses enfants. Son fils, Johnny, un garçon de dix ou onze ans – et en passe de devenir un batteur de premier ordre –, ne cessait de harceler son père de questions. Toutes sortes de questions : des saugrenues, des profondes, des irritantes, des embarrassantes. Avec la patience d’un saint et la bonne humeur d’un sage, Simenon répondait à toutes et à chacune pleinement. J’ai été profondément touché. Bien que je me sois efforcé de me comporter avec mes propres

enfants de la même façon, je doute d’y avoir jamais réussi réellement. Je devrais ajouter que même lorsque les enfants se sont mal conduits il ne s’emporte pas. Il laissait tomber en riant, comme si c’était une chose sans importance, une chose à oublier rapidement. Dans son bureau, où je me glissais chaque jour pour bavarder à l’aise, tranquillement, je l’ai toujours trouvé prêt à parler d’abondance.

Avec Simenon j’ai eu le genre de conversations que j’apprécie le plus – je veux dire, parler pour le plaisir de parler. Avec Simenon j’ai eu le genre de conversations que j’apprécie le plus – je veux dire, parler pour le plaisir de parler. Cela pouvait commencer par l’état des nations, ou Gilles de Rais ou le marquis de Sade, peu importait comment, où et quand, en quelques minutes nous étions lancés – comme des botanistes chassant des papillons. Pendant ces conversations faciles – pas de hache à affûter, pas de but à atteindre, pas de convictions à imposer – je me suis aperçu que j’écoutais comme j’aurais écouté de la musique d’orgue. Surtout, j’étais impressionné par l’étendue des connaissances qu’il révélait, et cela, bien sûr, sans la moindre ostentation. Voilà, me disaisje, un homme mûri, un homme qui a goûté à toutes choses et a extrait les sucs. Ni un optimiste ni un pessimiste, mais quelqu’un qui voit clair, et loin et large ; quelqu’un qui ne juge ni ne condamne, qui est constamment en accord avec le rythme de la vie. n n n in Simenon, de Bernard de Fallois (nouvelle édition) © Gallimard, coll. « Tel », 2003

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« De la part de l’auteur, une remarquable discrétion » Par Marcel Aymé Fidèle lecteur de Simenon – il tira notamment un scénario du Voyageur de la Toussaint pour son adaptation au cinéma, en 1943 –, Marcel Aymé est sollicité, en 1962, pour rédiger la préface du Chien jaune, paru pour la première fois en 1931. L’occasion de tresser à nouveau les louanges de celui qu’il avait un jour qualifié de « Balzac sans les longueurs ». De tous les romanciers de son époque, Simenon est sûrement celui qui a écrit l’œuvre la plus abondante. En moins de quarante années, Écrivain, dramaturge il a écrit et publié quelque cent vingt volumes, et nouvelliste soit à peu près la cadence d’un roman par français. Prix Renaudot dès quatre mois. J’admire, chez un écrivain, cette son troisième roman, La Table grande et régulière fécondité qui n’a jamais aux crevés (1929), nui à la qualité de l’œuvre et toutefois, elle il fut consacré n’est pas ce qui m’étonne le plus dans le cas avec La Jument verte (1933). de Simenon. Après tout, il y a eu des précéVirtuose du langage, il signa dents, entre autres celui de Balzac qui écrivit également les sa Comédie humaine en vingt ans. Non, ce qui célèbres Contes m’étonne le plus, c’est que les romans de du chat perché, publiés entre ­Simenon soient au moins aussi lus dans les 1934 et 1946. autres langues qu’ils le sont en français : il existe même des pays où ils touchent un public beaucoup plus étendu que dans le nôtre. Et pas plus les Américains que les Japonais, les Russes ou les Abyssins ne se sentent déMarcel aymé (1902-1967)

Maître absolu de sa création romanesque et de ses créatures, Simenon s’applique à ne pas abuser de sa toute-puissance. paysés dans ce monde romanesque où les êtres et les lieux sont pourtant, semble-t-il, très caractérisés, très particularisés. Les acteurs d’un fait divers qui se déroule dans un quartier de Paris ou dans une rue d’Anvers ou de La Rochelle ont des physionomies originales et des habitudes de vie, des réactions et un

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tour d’esprit bien à eux, qui devraient en faire des individus retranchés, difficilement perméables pour des Mexicains ou des Océaniens. C’est justement le miracle que les frontières et les distances soient abolies entre les personnages et les lecteurs, à quelque nationalité qu’appartiennent les uns et les autres. Ni son métier, ni son milieu social ni les mœurs ni les lois de son pays ne sauraient faire écran à l’être humain qui surgit d’entre les pages du roman. L’auteur se garde d’ailleurs d’expliquer ses personnages et de démonter devant son lecteur les rouages d’un mécanisme psychologique. Il se contente de donner des renseignements, des indications, des repères, et non sans économie. À vrai dire, il semble que ce soit le lecteur qui crée les personnages de Simenon et qui les différencie. Il y a là, de la part de l’auteur, une remarquable discrétion. Maître absolu de sa création romanesque et de ses créatures, il s’applique à ne pas abuser de sa toute-puissance, sachant bien que de tels excès n’ont d’autre résultat que celui de desservir la vérité. En les éveillant à la vie romanesque, il dote ses personnages non pas d’une musique intérieure, mais d’un clavier faisant de chacun d’eux une sorte de harpe éolienne qui s’émeut lentement selon le vent, les marées et les détours de l’enquête. À la lecture de ses livres, il m’arrive d’être pris de l’horrible soupçon qu’intérieurement, nous nous ressemblons

tous de très près et que ce sont d’infimes et microscopiques et insignifiantes particularités qui créent la diversité des caractères. En tout cas, nombre de ses héros, pour ne pas dire la plupart, nous apparaissent comme des individualités floues, incertaines, qui donnent à penser, lorsqu’elles se précisent dans un sens, qu’elles auraient pu aussi bien se préciser dans le sens contraire et qu’il s’en est fallu de fort peu de chose et peut-être même d’un simple hasard. Le fameux commissaire Maigret est le plus illustre représentant de cet univers simenonien et probablement le plus typique. Tout en mouvances et en incertitudes, il échappe à la description et plus encore aux définitions. La meilleure chance que l’on ait de le saisir est sans doute de l’approcher par les côtés négatifs de sa personne : il se méfie des déductions brillantes, des techniques, des esprits trop méthodiques et même de la psychologie. À ses yeux, la recherche criminelle est avant tout celle d’une vérité humaine que l’on ne saurait mieux comprendre que si on l’a d’abord sentie. Il convient donc d’écarter au cours de l’enquête tout ce qui peut gêner une expérience sensible, en premier lieu les raisonnements trop bien construits. Maigret possède justement cette forme de sensibilité, doublée d’une sorte de plasticité, qui lui permet de sentir les êtres, d’entrer dans la peau d’un personnage et de vivre un peu de la vie du suspect, fût-ce fugitivement, le temps d’apercevoir une vérité que les plus savantes déductions n’auraient su tirer de son humble retraite. Ainsi, durant ces

longs silences dans lesquels se plonge le commissaire en tirant sur sa pipe, n’est-ce pas de méditation qu’il s’agit, mais d’un jeu très subtil qui s’apparente à l’art du romancier et à celui du comédien. Dans Le Chien jaune, Maigret n’est certes pas un débutant, mais un jeune commissaire ayant à peu près trente-cinq ans et fort différent de ce qu’il sera trente ans plus tard. L’allure y est déjà et la pipe aussi, bien entendu. Et sur le plan professionnel, il se distingue de ses confrères par le peu de considération qu’il accorde aux techniques policières. Détaché à la Brigade mobile de Rennes, il est appelé à Concarneau afin de résoudre l’énigme que propose une série de crimes commis dans des circonstances très mystérieuses. L’inspecteur qui l’accompagne recueille d’inutiles et précieux indices, glane à travers la ville des renseignements de toute espèce et n’ose pas laisser paraître le malaise que lui cause l’inertie de son patron. Abrité derrière les vitres d’une salle de café, Maigret regarde courir le vent sur le port de Concarneau et, tout en fumant beaucoup de pipes, s’intègre sournoisement à la vie secrète d’un groupe de personnages familiers de l’établissement. Lorsqu’il a réussi à se mettre dans la peau d’un certain chien jaune qui a fourni le titre du roman, le problème se trouve résolu. C’est par une sorte d’osmose que les acteurs du drame lui ont livré leur secret. n n n © Le Livre de poche policier, 1962 (repris dans Cahiers Simenon, vol. 5 « Le milieu littéraire », Les Amis de Georges Simenon, 1991)

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« Ce vide que le romancier creuse sous notre regard »

Le point oméga Par Thomas Narcejac Boileau-Narcejac n’est pas qu’un tandem d’auteurs de romans policiers à l’efficacité redoutable. Les deux complices ont consacré plusieurs essais à leur genre de prédilection. Ici, Narcejac analyse comment Simenon, plus à la manière d’un peintre que celle d’un écrivain, s’est approché du moment de vérité absolue, le fameux « point oméga » qui donne son titre à son étude.

Par François Mauriac Pour le chroniqueur du Figaro littéraire, Les Anneaux de Bicêtre (1963) « n’est pas un Simenon de consommation courante ». Mauriac est même ébloui par ce roman, qui, sous prétexte de relater les impressions d’un patron de presse hospitalisé à la suite d’une attaque d’hémiplégie, livre, selon lui, une réflexion de haute volée sur le sens de la vie. françois mauriac (1885-1970)

Romancier, critique, journaliste et académicien français. Auteur, notamment, de Thérèse Desqueyroux (1927) et du Nœud de vipères (1932), il reçut le prix Nobel de littérature en 1952.

À tout âge d’ailleurs, la maladie, la soudaine proximité de la mort consomme cette rupture, établit cette séparation d’avec tout le reste. Le dernier Simenon, Les Anneaux de Bicêtre (qui n’est pas un Simenon de consommation courante) est l’histoire d’un grand directeur de journal, d’un des rois de Paris, frappé d’hémiplégie et transporté à Bicêtre. Ce brusque désintéressement au sens absolu, à l’égard de ce qui, hier encore, était tout pour ce Lazareff, voilà le sujet du livre. Simenon atteint ici à une vérité qu’aucun romancier avant lui n’avait baignée de cette lumière crue, presque insoutenable. Je l’ai souvent vérifié : ce ne sont pas les sermons chrétiens sur le néant de la vie qui

Simenon atteint ici à une vérité qu’aucun romancier avant lui n’avait baignée de cette lumière crue, presque insoutenable. nous en ont jamais persuadé. Ceux qui ont renoncé aux plaisirs, une jeune oreille n’est guère attentive à leur propos. « Cause toujours bonhomme ! » Quand j’étais jeune, si dévot que je fusse, je déchiffrais confusément cette insolence dans le filigrane des sermons sur la mort. Les Anneaux de Bicêtre de l’agnostique Simenon ont une tout autre portée. Et d’autant plus qu’il ne nous propose aucune contrepartie métaphysique.

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Une attaque d’hémiplégie qui paralyse un côté du corps, vous lie la langue, et en laissant la pensée intacte fait de vous un objet inerte d’observation et d’expérience aux mains des médecins et des infirmières, cela suffit : les êtres et les choses d’une vie brillante et conquérante se trouvent réduits à rien. La mécanique d’une journée de malade dans un grand hôpital, voilà le terrain solide d’où le reste du monde apparaît comme ce néant que décrivaient les prédicateurs de mon enfance, sans atteindre à m’en persuader. Simenon prêche mieux. L’effet de la maladie qu’il nous décrit préfigure cette distance que la vieillesse crée entre nous et la vie. C’est qu’elle se confond avec la maladie sur un point essentiel : la proximité de la mort – de la mort qu’il ne sert à rien de ne pas regarder en face ; il ne sert à rien de n’en jamais parler, ni même de n’y pas penser. Il suffit qu’elle soit là, que nous nous sentions à sa portée pour que le monde soit frappé de ce néant qui est tout le sujet du dernier Simenon. Comment, dans ce vide que le romancier creuse sous notre regard, l’espérance chrétienne peut-elle ne pas déferler ? S’il n’y avait pas eu cette parole, à un moment de l’histoire, s’il n’y avait pas eu cet Amour… n n n Bloc-Notes publié dans Le Figaro littéraire, no 890, 11 mai 1963 (repris dans Simenon, de Francis Lacassin et Gilbert Sigaux © Plon, 1973)

Thomas narcejac (1908-1998)

Né Pierre Ayraud. Écrivain français. Il cosigna, à partir des années 1950, une quarantaine de romans policiers à succès avec Pierre Boileau, dont Celle qui n’était plus et Les Visages de l’ombre. Plusieurs de leurs œuvres ont été adaptées au cinéma, dont D’entre les morts (1954) devenu l’immense Vertigo (Sueurs froides), d’Alfred Hitchcock. En 1950, Thomas Narcejac publia aux Presses de la cité la première étude sur l’œuvre de Simenon, intitulée Le Cas Simenon (rééditée en 2000 au Castor astral).

Nulle œuvre n’est plus mystérieuse que celle de Simenon. Et pourtant, aucun auteur n’a donné plus d’éclaircissements sur le sens même de sa recherche. Mais justement Simenon parle toujours de son art, beaucoup moins de ce qu’il veut représenter. Ce qu’il traque, de livre en livre, c’est une certaine vérité de l’homme ; cherche-t-il à énoncer quelque chose d’essentiel sur l’homme ou veut-il peindre l’homme avec de plus en plus de vérité ? Les deux à la fois et c’est par là, je pense, que l’ambiguïté se glisse dans chacun de ses romans, comme si, à force de se concentrer sur le « faire », Simenon s’attendait à déboucher sur l’« être » et à découvrir l’ultime nature de l’humain. La démarche paraît contradictoire. Jamais, semble-t-il, on ne pourra saisir le général sous le singulier. Et cependant le concert, c’est bien tout à la fois un certain noyau intelligible et la multitude de ses apparences, c’est bien l’être et indivisiblement la manière d’être, c’est bien la personne en même temps que le personnage. Mais l’une renvoie à l’autre indéfiniment, et, à la limite, quand coïncident presque personnage et ­personne, quand l’œuvre est si bien réussie qu’elle vit de part en part, l’humain représenté devient énigmatique à force de trop signifier, pour ainsi dire. C’est par exemple le cas pour Balzac dans ses meilleurs moments. Il y a « foisonnement » de la figure. Elle se met à vivre de manière multiple pour son propre compte, mais en se caractérisant par un trait dominant, par une passion, par quelque chose

qui se laisse « penser », du premier coup. Or, chez Simenon, aucun personnage ne se laisse vraiment penser. Et c’est tout le problème. Il s’éclairera si l’on se remet sous les yeux non pas tel ou tel livre mais la série complète des deux cents romans de Simenon. Le thème qui revient le plus souvent est celui du « bilan ». Il n’est peut-être pas un seul personnage de Simenon qui ne se demande un jour ou l’autre : Qui suis-je ? et qui ne cherche patiemment, douloureusement, non pas ce qui a compté dans sa vie, mais ce qui doit compter dans toute vie. Et ce qui doit compter, ce n’est

Il n’est peut-être pas un seul personnage de Simenon qui ne se demande un jour ou l’autre : Qui suis-je ? pas la passion, ce n’est pas l’attachement à un être, à une chose, à un « avoir ». C’est le contraire. C’est le détachement qui importe. Il y a, offert à chacun de nous selon ce que nous sommes, un état de pureté, et non pas un état à gagner, mais un état à retrouver ; l’état d’enfance, le plus souvent, qui suscite sourdement une nostalgie en même temps qu’il donne le sentiment – surtout quand on est arrivé, installé – d’avoir trahi. En quoi consiste cette pureté perdue ? Simenon ne le dit jamais. ­Cependant il est assez facile de comprendre que cette pureté est celle du regard. Loin en arrière de nous, il y a eu un temps où le monde était là, où sa seule

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­ résence était un miracle, où nous existions p sans être tel ou tel, en deçà du bien et du mal. Nous étions une chose émerveillée, comme peut l’être la méduse, portée et pénétrée par le flot originel. Ainsi, les personnages de ­Simenon, du moins les plus importants, ne sont pas, comme chez Balzac ou Dostoïevski, des personnages en lutte avec le monde et saisis dans leurs moments de paroxysme. Ils sont au contraire en lutte avec eux-mêmes ; ou plutôt ils sont représentés dans leur effort pour cesser toute lutte, pour récupérer cette part d’eux-mêmes qu’ils ont laissé se dessécher et périr. Ce qu’ils sont, pour les autres, est faux, truqué. Pour se retrouver, ils sont obligés de renoncer à leur moi apparent. Leur vérité

Simenon appartient, mais d’une manière tout à fait originale, à la littérature la plus actuelle, celle qui est issue de l’existentialisme. consiste à cesser d’être ce qu’ils paraissent. Et c’est cette vérité d’un certain renoncement que Simenon a l’ambition de rendre sensible. En un sens, il est, en quelque sorte, le romancier de l’extinction du moi. Mesure-t-on l’ambition d’un tel projet ? Car ce n’est plus l’humain, au sens banal du mot, qui l’intéresse. Et ce n’est pas non plus l’humain exalté, reconstruit par la volonté ou organisé par la passion. Ce n’est même pas l’humain vivifié par la pitié, par la générosité ou l’amour. C’est, toujours plus loin et plus profondément, l’humain à la seconde où il défaille, où la conscience s’abandonne et par là même s’épanouit dans un non-être où elle devient monde, mystérieusement. La tâche de l’art, ici, est de saisir et de suggérer la pure existence, de rendre concret quelque chose qui n’offre plus de prise à la pensée. En somme, pour ­Simenon, chercher à énoncer quelque chose d’essentiel sur l’homme et

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peindre l’homme avec de plus en plus de vérité, c’est la même chose. L’art et la vie se confondent. Il n’y a, en fin de compte, qu’un problème : écouter (non pas inventer) les mots vivants, ceux qui, spontanément, font être des personnages que la réflexion ne peut plus atteindre. Leur vérité psychologique n’est plus que la vérité du style de l’écrivain. Et cette vérité n’est pas d’ordre littéraire. Tout l’effort de Simenon vise à une impossible transparence : saisir à travers les mots les plus simples ce qui, dans ses personnages, est devenu si simple qu’ils ont l’impression, sur ce seuil où le mot et le vécu ne sont qu’un, de perdre leur identité. C’est par là que Simenon appartient, mais d’une manière tout à fait originale, à la littérature la plus actuelle, celle qui est issue de l’existentialisme. Certes, il ne s’embarrasse d’aucune théorie ; que l’homme existe en agissant, que l’existence précède l’essence, ou que le sous-discours seul soit capable d’exprimer la misère de l’homme-dans-le-monde, peu lui importe. Il n’en reste pas moins que son refus implicite de représenter des caractères, d’aller de l’homme à l’événement ou à l’intrigue, le situe parmi les chercheurs pour qui l’art doit être d’abord concret, au risque d’impliquer pour ainsi dire une certaine dose de non-figuratif. Et tant pis si la représentation du singulier entraîne une relative inintelligibilité. L’homme est là, énigmatique peut-être, mais palpitant. Seulement, ce qui active indéfiniment la recherche, c’est le désir de l’écrivain d’amenuiser sans cesse la marge d’inconnu qui sépare le concret de sa signification totale. Le peintre, à ce point de vue, a plus de chance que l’écrivain. À l’aide d’une couleur dominante, qui crée déjà un climat, s’il peint un portrait, il peut, derrière l’apparence, laisser deviner une âme. Qu’on songe, par exemple, à Toulouse-Lautrec. Le physique et le psychologique s’offrent e ­ nsemble et se prêtent vie

mutuellement, dans l’unité d’un seul coup d’œil. Le r­ oman, lui, se développe dans le temps. ­Comment attraper l’âme à travers l’écriture ? Par l’atmosphère, d’abord – et il y a longtemps que Simenon sait cela. Par les mots-matière ensuite (l’expression est de Simenon) et ces mots-matière seront l’équivalent de touches de couleur pure. Enfin par une certaine cadence de lecture. Un roman de Simenon doit être lu vite. Autant dire que l’art de Simenon est moins celui d’un écrivain que d’un peintre. On comprend mieux, dès lors, que l’accablante fécondité de l’auteur est un trompe-l’œil. En réalité, Simenon reprend toujours le même tableau, à la recherche de ce qui est interdit à l’artiste : créer totalement quelque chose, essence et existence données

ensemble. C’est cela le point oméga, le moment de vérité absolue. Mais c’est la part de Dieu. Cependant, plus d’une fois Simenon est arrivé tout près du but, il faut le souligner pour ceux qui ne voient en Simenon qu’un amuseur. Le Petit Saint, en particulier, est à mes yeux un chef-d’œuvre rare. Le héros de ce livre est un peintre, précisément, et c’est peutêtre pourquoi, allant jusqu’au bout de son œuvre, il va, de la même démarche, jusqu’au bout de lui-même. On l’appelle « le petit saint ». Ce n’est pas par hasard que ces mots sont venus sous la plume de Simenon. La limite est ici atteinte et c’est celle d’une certaine forme de sainteté. n n n In Simenon, de Francis Lacassin et Gilbert Sigaux © Plon, 1973

« Maître de vie et de créativité » Par Federico Fellini federico fellini (1920-1993)

Cinéaste et scénariste italien. Réalisateur prolifique (La Strada, Les Nuits de Cabiria, La Dolce Vita, Huit et demi, Amarcord, Le Casanova de Fellini, La Cité des femmes…), il fut l’un des maîtres du xxe siècle. Plusieurs fois primé, il reçut en 1993 un Oscar d’honneur pour l’ensemble de sa carrière.

Tout oppose, a priori, le cinéaste des images opulentes au romancier à l’écriture grise. Devenus amis après que Simenon a fait décerner à La Dolce Vita de Fellini la Palme d’or du festival de Cannes, en 1960, ils entretiennent une correspondance intense. Une lettre datée d’août 1976 témoigne de leur admiration réciproque : il y est question d’un rêve à l’issue duquel Fellini, qui « a vu » Simenon en moine, se réveille délivré des affres dans lesquelles le plonge le travail sur Casanova. Je traîne un peu en longueur, mais je veux vous raconter encore une chose pour vous dire combien a été pour moi nourrissante la rencontre avec votre imagination, avec votre créativité. Un petit rêve que j’ai fait il y a deux ans, avant de commencer Casanova. Je traversais une période noire. Inertie, découragement, marasme, haine à l’égard de ce film, la sensation d’être allé me fourrer dans un sale pétrin, des nuits entières passées à ergoter, à rêvasser sur la manière de me tirer sans trop de dégâts des engagements que j’avais pris. Qu’est-ce que j’ai à voir avec Casanova ? me disais-je. Est-ce que j’y connais

quelque chose, moi, au xviiie siècle ? Je n’ai jamais supporté les gravures mièvres, les perruques blanches. Et puis, comment vais-je faire pour tourner un film dans une langue qui n’est pas la mienne ? Consultations avec les avocats, kilomètres de papiers écrits puis déchirés pour essayer d’amadouer le producteur, colères noires contre ceux qui tentaient de me rasséréner. Je me sentais emprisonné, enchaîné, condamné à faire un film profondément étranger à mon tempérament, à mon imagination, un personnage qui ne m’appartient pas, qui ne m’est pas sympathique… Bref, une nuit je rêve que je me réveille à cause du cliquetis inces-

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Simenon chez lui, à Lausanne, début 1977, avec Federico Fellini. L’écrivain reçoit son ami le cinéaste italien à l’occasion de la sortie imminente en France du film Casanova. Leur entretien sera ensuite publié dans L’Express sous le titre « Casanova notre frère ».

sant d’une machine à écrire. Je m’aperçois que je m’étais endormi dans un grand jardin humide de rosée avec de grandes plantes chargées de feuilles d’un vert intense. Là-bas, au centre d’une pelouse, il y a une construction en forme de tour. C’est de là que vient le cliquetis de la machine à écrire. Je m’approche et maintenant on n’entend plus aucun bruit. En me dressant sur la pointe des pieds, je lorgne par une fenêtre circulaire et je vois une chambre blanchie à la chaux comme une cellule, il y a un homme, un moine, en train de faire quelque chose que je n’arrive pas à voir parce qu’il me tourne le dos. Il est assis et à ses pieds, par terre, il y a une dizaine d’enfants, des petits garçons et des petites filles très sympathiques qui rient, plaisantent, qui touchent ses sandales, le cordon de sa bure. À la fin, l’homme se retourne : c’est Simenon. Accrochée à son menton, une barbiche blanche, je me rends tout de suite compte que c’est un postiche, une barbe de déguisement. Étonné et même un peu déçu, je n’arrive pas à trouver une explication jusqu’à ce que j’entende une voix à côté de moi qui me dit : « Elle est fausse. » Bien sûr qu’elle est fausse. Ce n’est pas un vieux. Au contraire, il est tout jeune. Beaucoup plus jeune qu’avant. – Et que fait-il ? ai-je demandé. – Il peint son nouveau roman. Tu vois ? Il en a déjà peint plus de la moitié. C’est un roman magnifique sur Neptune. La voix s’évanouissait et cette fois je me réveillais vraiment. Bon, je ne veux pas me lancer dans des explications plus ou moins pertinentes (j’oublie de vous dire qu’à cette

époque, parmi mes motifs de dépression, je me rendais désagréablement compte que j’avais franchi la barre des cinquante-cinq ans et que je glissais inexorablement vers la soixantaine), mais c’est un fait indubitable que le lendemain matin j’ai senti ma tension diminuer, le film m’a semblé moins détestable et je me suis mis à travailler. J’ai fait le film. La difficulté de la langue anglaise ? mais puisque dans mon rêve Simenon arrivait même à « peindre » ses romans, pourquoi n’aurais-je pas pu tourner un film dans une langue qui n’est pas la mienne ?

À la fin, l’homme se retourne : c’est Simenon. Accrochée à son menton, une barbiche blanche, je me rends tout de suite compte que c’est un postiche, une barbe de déguisement. Et le fait que le personnage me soit étranger ? Cette distance que je sentais vis-à-vis de Casanova ? Oui, c’est vrai, c’était un personnage qui m’était étranger, que je sentais loin de moi, mais en même temps c’était un personnage qui vivait profondément en moi, exactement comme Neptune, dieu des abysses marins. En somme, mon très cher ami : Simenon maître de vie et de créativité appartient à la mythologie onirique et il intervient comme un santon pour faire des miracles. n n n Carissimo Simenon, Mon cher Fellini, de Federico Fellini et Georges Simenon © ­Cahiers du cinéma, coll. « Correspondance », 1999

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l’essentiel, dit Walter, l’homme est ce qu’il cache (...), un misérable petit tas de secrets. L’homme est ce qu’il fait, répondit mon père presque avec brutalité. Par tempérament, ce qu’il appelait la psychologie-au-secret, comme il eut dit le volà-la-tire, l’exaspérait. » (Malraux, La Lutte avec l’ange). À ce dialogue, Simenon hausserait les épaules et citerait derechef Malraux, celui des Conquérants : « Juger, c’est de toute évidence ne pas comprendre, parce que, si l’on comprenait, l’on ne pourrait plus juger. » Simenon se garde pourtant de tirer des conclusions présomptueuses d’une psychologie qui s’apparente à la psychologie des profondeurs. Simenon s’appesantit sur les secrets, sur ce qui se situe à la limite du conscient et de l’inconscient, du refoulé et du ressenti. Il n’en tire pas de conclusion mécaniste. Il ne prétend pas que les informations qu’il révèle justifient sa prudence, réelle ici, qui consiste à suggérer

« Balzac qualifie, Simenon explique » Par Roger Stéphane Par sa profusion, Simenon a souvent été comparé à Balzac. En 1988, dans Le Monde, Roger Stéphane – fin connaisseur de l’œuvre de l’écrivain belge – entreprend de pointer ce qui distingue ces deux forçats de l’écriture, mettant en avant une différence radicale : leur conception de l’homme. Roger Stéphane (1919-1994)

Écrivain et journaliste français. Chroniqueur politique et critique littéraire aux Temps modernes, à Paris-Soir et à Combat, il fut cofondateur, en 1950, de L’Observateur. Il réalisa plusieurs entretiens avec Georges Simenon, réunis dans Portrait souvenir de Georges Simenon (Quai Voltaire, 1989).

La Comédie humaine contient plus d’une centaine de romans ; mis à part les Maigret, Simenon a écrit sous son nom cent trente-deux romans. Comme les balzaciens, les amateurs de Simenon trouvent toujours un roman de derrière les fagots à citer en exemple du talent de leur auteur. L’écriture est différente. Balzac cède aux adjectifs emphatiques, aux comparaisons saugrenues. L’écriture de Simenon est volontairement terne. Il se refuse à l’effet : « Colette, me racontait-il, était directrice littéraire du Matin, dans les années 1920. Je lui ai envoyé des contes signés Georges Sim. La règle était d’aller, le mercredi, je crois, retirer ses contes ou retirer le chèque. Deux ou trois fois, j’ai retiré mes contes sans chèque. Puis, un jour, on m’a dit : “Mme Colette voudrait vous voir.” Je suis allé voir Mme Colette, qui m’a fort impressionné. Elle était merveilleuse dans son fauteuil directorial, et tout de suite elle m’a appelé “mon petit Sim” – c’était mon premier pseudonyme. “Vous savez, j’ai lu votre dernier conte (...). C’est presque ça, mais ce n’est pas ça. Il est trop littéraire. Il ne faut

Simenon s’appesantit sur les secrets, sur ce qui se situe à la limite du conscient et de l’inconscient, du refoulé et du ressenti. Il n’en tire pas de conclusion mécaniste. pas faire de littérature. Pas de littérature, et ça ira.” Je suis rentré chez moi et je me suis dit : “Supprimer la littérature ?” Je ne savais pas au juste ce que ça voulait dire quand je faisais

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de la littérature... Supprimer la littérature, qu’est-ce qui restait ? Alors j’ai essayé d’être le plus simple possible. C’est le conseil qui m’a le plus servi dans la vie. Je dois une fière chandelle à Colette de me l’avoir donné. » Les descriptions chez Balzac sont précises et se veulent objectives ; chez Simenon, elles sont sensuelles – je veux dire qu’elles font appel aux sens, à l’odorat, à l’ouïe, au toucher. Le roman de Balzac, élément d’une fresque, La Comédie humaine, est lui-même composé comme une fresque ; les personnages ­foisonnent. Le temps s’étire, parfois, tout le long d’une vie d’homme. Chez Simenon, au contraire, le roman est resserré, le plus souvent axé sur un seul personnage et se déroulant dans un laps de temps très court. Simenon transpose dans le roman la règle des trois unités : « Il y a deux sortes de romans, les romans-fresques, chroniques, et les romans-tragédies. Aujourd’hui, je ne crois pas que les gens aient le loisir de lire des romanschroniques. Et puis ce n’est pas ma manière : j’écris mes romans comme une tragédie. Personne ne va voir un acte d’une tragédie un soir et un autre le lendemain. » Ce qui distingue encore davantage Simenon de Balzac, c’est la conception de l’homme, l’idée de l’homme. Balzac qualifie, Simenon explique. Balzac annonce que le père Goriot est prodigue, affirme que M. Grandet est avare. Simenon se garde de ce genre de qualification. Il cherche toutes sortes d’explications pour un comportement qu’il décrit sans le qualifier. Tout se passe comme s’il croyait l’homme inexplicable, inqualifiable : « Pour

qu’elles éclairent. Il est obsédé par l’article 64 de notre code pénal : « Il n’y a ni crime ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister. » Pris à la lettre, le texte justifie tout. Compte tenu du décalogue, de nos mœurs policées, tuer son prochain est anormal. Le criminel est possédé. Ce qui caractérise Maigret, c’est qu’il ne formule jamais de conclusion morale. Maigret, tarabusté par un magistrat impatient, s’acharne à trouver le coupable, qu’il livre ensuite sans joie à la police. Presque à chaque fois, le lecteur, s’il se met à la place du juré, vote l’acquittement. D’où la fascination de Simenon pour la psychiatrie : sa bibliothèque est riche d’ouvrages spécialisés, et il tire fierté d’être membre honoraire de nombreuses associations médicales. n n n Le Monde, 11 mars 1988

LES HÉRITIERS Que représente, pour un jeune auteur, un colosse du poids de Simenon ? À peine connue sa mort, survenue à Lausanne dans la nuit du lundi 4 septembre 1989, Le Monde pose la question. Figure du nouveau polar, Alain Demouzon dit s’être appliqué très tôt à tirer les leçons de son maître ; Gérard Mordillat, lui, a lu Simenon sur le tard. Mais il a découvert « un grand romancier moderne ». Gérard Mordillat (né en 1949)

Romancier et cinéaste français. Vive la sociale !, son premier roman paru en 1981, a été adapté par ses soins au cinéma en 1983. Il est également l’auteur de nombreuses fictions et documentaires pour la télévision.

La dernière carte de visite Par Gérard Mordillat En 1986, j’eus la chance de pouvoir écrire et de réaliser pour la télévision une adaptation du roman de Georges Simenon, Le Fils Cardinaud, l’histoire d’un homme issu d’un milieu modeste, parvenu à force de travail à une certaine bourgeoisie, qui, un dimanche après la messe, découvre que sa femme est partie, laissant le rôti brûler dans le four. Ultime et énigmatique message d’adieu...

C’est cette viande gâchée, carbonisée, puante, posée sous mon nez avec l’invitation pressante à y goûter, à la renifler, à m’en salir les doigts qui me donna l’envie de faire le film. Cela me plaisait que le plat soit présenté si crûment, sans précaution oratoire, sans jugement moral, sans leçon à en tirer autre que celle née de l’expérience brutale de la lecture. J’avais peu lu Simenon avant de faire ce tra-

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vail : quelques Maigret qui se mélangeaient dans ma mémoire avec les dialogues des films tirés de ses romans et les lieux communs entendus sur l’auteur : petites gens, paysages brumeux, atmosphère... Tout cela me semblait appartenir à une littérature d’avantguerre. Le cinéma et la télévision ont beaucoup pris à Georges Simenon, ce ne fut, au fond, que justice qu’une commande télévisuelle lui rende un lecteur : Le Fils Cardinaud m’ouvrit la porte d’un grand romancier moderne, allant droit au but, sans jamais se complaire dans l’ornement ni se perdre dans la rhétorique, écrivant « il pleut » quand il pleut... Simenon ne truquait pas. Simenon ne ­prenait pas la pose, ne se regardait pas écrire, fondant son œuvre sur un devoir de vérité qui, si souvent, fait défaut à la littérature actuelle, voire au cinéma... Simenon décrivait le monde

Alain demouzon (né en 1945)

Romancier, scénariste, nouvelliste, reporter et essayiste français. Dans les années 1970, il a, avec Jean-Patrick Manchette et Jean Vautrin, renouvelé le roman policier français. Jean-François Melchior, son personnage de commissaire – classique, mais en apparence seulement –, s’inspire directement de Maigret.

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qu’il avait devant lui sans se soucier de ce qui datait ses romans, certain que, dans cent ans, dans deux cents ans, ce qui pouvait ­aujourd’hui nous apparaître désuet, nous apparaître comme les souvenirs de nos parents, serait alors la marque de sa capacité unique à saisir le réel, à dire son temps, à ne pas ­mentir. Lorsqu’il cessa d’écrire, Georges Simenon fit changer ses cartes de visite. Il fit remplacer « romancier » par « sans profession ». À n’en pas douter, au florilège d’hommages qui salueront sa mort, il aurait sans doute préféré – encore une fois – faire changer ses cartes de visite. Faire modestement, faire ironiquement graver : Georges Simenon, décédé, laissant chacun devant ses livres, comme le fils Cardinaud devant son rôti dominical emporté par les flammes. n n n

Par Alain Demouzon

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histoire, le reste viendra de surcroît. » Avertissement bien reçu. Renonçant à ce qu’il appelait la « prétention » de ses premiers essais romanesques, Simenon s’emploiera strictement à raconter des histoires. Et il a délaissé, pour tout le « reste », ce surcroît mystérieux où rampe sournoisement la « littérature ». Car, c’est entendu une fois pour toutes, Georges Simenon déteste la littérature ! Ce conseil de Colette à Simenon, je n’ai jamais cessé de le ruminer. Il est plus coriace qu’il n’y paraît pour qui fut étudiant de littérature à la Sorbonne, en plein feu de salve d’un « Nouveau roman » où le mot d’ordre était : « Surtout, ne racontez pas d’histoire mais détaillez-moi bien le surcroît. » Un jour, pourtant, j’ai posé ma plume sur le papier et j’ai raconté une his-

troquet du coin ; ouvrir les yeux et les oreilles, là, ici, chez nous. Voilà la grande leçon, à l’heure où pullulent les ersatz à l’américaine, made in France. Georges Simenon me tire sa révérence un 4 septembre, comme la rue du même nom, bien parisienne et simenonienne, entre ­Vivienne et Opéra. Certains disent que ce Belge francophone est allé mourir en Suisse, à la discrète, comme on boit en Corse. Moi, je le croyais invincible, bâti pour aller centenaire, promis encore au siècle à venir. Je n’arrive pas à croire qu’il se soit effacé comme ça, nonchalant, l’œil pointu et la pipe au bec, dans sa brume, comme dans un ­roman. Son roman. n n n « Le Monde des livres » , 8 septembre 1989

Le musée Simenon

Le Monde, 8 septembre 1989

« Je le croyais invincible » À la publication de mes premiers romans, on m’a bazardé « nouveau Simenon ». Bien des collègues étaient déjà passés par là avant moi et je n’ai tiré aucune vanité excessive de cette étiquette convenue, mais j’étais fier. Il y a des comparaisons moins favorables. Après tout, j’avais bien en commun avec Georges ­Simenon un patronyme en trois syllabes, de même approximative musique. On rimait ; ça n’est pas donné à tout le monde. Et puis, aussi, d’autres pérennités moins hasardeuses : une pluie opiniâtre sur des paysages au goût de quotidien, avec une histoire à raconter au milieu de tout ça et des destinées petites ou soudainement tragiques, du fait divers méchant chez les voisins d’en face. Au petit Georges débutant, la grande Colette vieillissante avait conseillé: « Racontez une

toire. Le début d’une ascèse, à vrai dire, sur ce conseil tout bête. J’ai facilement des accès de « surcroît », malgré mes fermes résolutions de renoncer à la littérature. L’univers de Simenon est spontanément plus « sec » que le mien. J’ai encore beaucoup à apprendre. Autre enseignement : Simenon est l’écrivain de chez nous le plus traduit et lu dans le monde. Pourtant, la littérature française ne se vend pas à l’étranger car trop « franco-française », nous dit-on. Or l’univers de Simenon est justement le plus franco-français qui soit. Et c’est, à l’évidence, une des raisons majeures de son succès international, en plus de l’histoire racontée avec simplicité. Ne pas renier sa terre, son pavillon de banlieue, son

Par Bernard de Fallois Bernard de fallois (né en 1926)

Éditeur français. Pilier du groupe Hachette dans les années 1960, il a fondé les éditions qui portent son nom en 1987. Son catalogue éclectique comprend des ouvrages de littérature française et étrangère, des récits historiques ainsi que des biographies.

Atteint de « simenonite » chronique, il ne souffrait pas, bien au contraire. Mais à la mort de son ami, l’éditeur de personnalités aussi diverses que Marcel Pagnol, Éric Tabarly ou Vladimir Volkoff – et, par ailleurs, spécialiste de Proust – semble inconsolable. Le témoignage qu’il publie dans Paris Match est exemplaire, mais tronqué. Bernard de Fallois en donne la version intégrale à l’association des Amis de Georges Simenon, éditrice des Cahiers Simenon, qui s’empresse de la publier. Extraits. J’ai perdu un ami. Le chagrin ne rend pas éloquent. Je ne dirai pas ici pourquoi j’aimais Simenon, je dirai pourquoi je l’admirais. C’est le seul auteur « contagieux » de notre littérature. Le mal s’attrape en général à la faveur d’une rencontre. « Comment, vous ne l’avez jamais lu, mais vous êtes fou ! » Ou bien : « Vous ne connaissez pas L’Aîné des ­Ferchaux ? Mais précipitez-vous, c’est son chef-d’œuvre ! » Classée dans le groupe des ­maladies amicalement transmissibles, la simenonite est une affection de type bénin, mais chronique, qui frappe en été aussi bien qu’en

hiver, et dont on ne se débarrasse jamais définitivement. Elle n’épargne aucun continent. Atteint de simenonite, le patient voit son comportement changer du tout au tout. Les trois journées qu’il devait passer à la campagne, et où il craignait de s’ennuyer à mourir, lui paraissent courtes ; il ferme la télévision qu’il trouve insipide ; les coups de téléphone qu’il reçoit l’importunent. Après avoir avalé cinq ou six romans à la suite, la crise commence à passer, la fièvre tombe, on se croit guéri. Pas pour longtemps. Six mois plus tard, nouvelle rencontre. « Vous ne connaissez pas Les Volets

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Georges Simenon en train d’écrire Je me souviens… à Fontenay-leComte en 1941. Il entreprend la rédaction de ce récit à l’attention de son fils parce qu’il croit n’avoir plus que quelques années à vivre.

verts ? Mais précipitez-vous, c’est son chefd’œuvre ! » C’est la rechute. L’immense petit Belge qui vient de mourir au bord du lac Léman nous laisse ainsi deux cents romans, qui sont en effet des « espèces de chef-d’œuvre », et dont en tout cas chacun rendrait jaloux les meilleurs romanciers. Voilà le mystère Simenon. Pourquoi, si tous ces romans se ressemblent, ne se lasse-t-on pas d’en lire de nouveaux ? Pourquoi est-on si heureux qu’il y ait toujours un Simenon à découvrir ? Quel est le virus ? (…) Car si dès la première page d’un roman de Simenon vous avez l’impression qu’on ne vous raconte pas une histoire mais que vous la vivez, si vous éprouvez la sensation presque physique de l’angoisse, du malaise, de la fatigue ou de la peur, c’est bien parce que Simenon a sa « manière » à lui : ce qu’on appelle un style. Il écrit avec peu de mots. Mais ces mots, il les choisit, il les agence d’une certaine façon. Parce qu’il est simple, il a l’air banal. Mais tout le monde peut être banal, tout le monde ne peut pas être simple. Il faut un ­savoir-faire très particulier, une oreille à soi : c’est un art. Voyez ceux qui s’amusent à le pasticher. Ils ont essayé dix fois, Simenon est une proie facile, ils vont n’en faire qu’une bouchée. Et c’est l’échec. Ils lui ont emprunté tout ce qui, d’après eux, exerçait un effet magique : la pipe, la brume, la pluie, le silence. Mais la magie n’est pas au rendez-vous. Quelque chose manque : l’essentiel. Ils ont utilisé les mêmes mots : le magnétisme a disparu, la vibration ne passe pas. Comment Simenon les faisait-il vibrer ? Un jour, la Sorbonne comptera les phrases interrogatives qu’il y a chez lui. Considérables. Pourquoi ? Parce que Simenon, essayant d’aller toujours plus loin, de ne plus peindre seulement des décors, des événements, des

actes, des caractères, a réussi ainsi à peindre des « moments de conscience ». Mêlant les impressions marginales, ce qu’on voit, ce qu’on entend, aux sensations intérieures, il a capté ce qu’avant lui personne n’avait pu « rendre ». Les grands changements en art sont souvent liés à des petits riens, et on les remarque d’autant moins qu’ils sont faits pour ne pas être remarqués. Soyez simple, avait dit La Bruyère. « Voulez-vous dire qu’il pleut ?

Simenon est le premier écrivain contemporain du cinéma à avoir battu le cinéma sur son propre terrain : la fascination. dites : il pleut. » Simenon est d’accord sur la simplicité, mais il change un mot. « Voulezvous dire qu’il pleut ? dites : je suis mouillé. » Ceux qui ne comprennent pas qu’une infime modification de ce genre est une aussi grande révolution que le moteur à explosion dans la technique ou la Déclaration des droits de l’homme dans la politique, ceux-là feraient mieux de parler d’autre chose. C’est la raison des mésaventures de Simenon au cinéma. Tout le monde s’est jeté sur lui. Le film a l’air tout fait, il n’y a plus qu’à le tourner. Or Simenon a eu les plus grands réalisateurs – Renoir, Carné, Clouzot –, les plus grands comédiens – Raimu, Gabin, Michel Simon –, mais le résultat est toujours le même : honorable, agréable… et décevant. Pourtant l’image était là, les personnages n’étaient plus des êtres de papier, mais de vrais humains, en chair et en os. Alors où est passée la vie ? La réponse est simple : elle était dans les mots. La littérature n’est pas le cinéma. Quand elle est celle d’un grand écrivain, elle le surpasse. Simenon est le premier écrivain contemporain du cinéma à avoir battu le cinéma sur son propre terrain : la fascination.

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Qu’est-ce qu’un grand écrivain ? C’est un peintre. Dans le musée Simenon, dont tous les libraires possèdent la clé, deux cents toiles vous attendent. Elles sont merveilleuses. Vous avez l’impression qu’elles vous regardent.

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Si vous y entrez une fois, vous deviendrez un habitué. n n n Cahiers Simenon, vol. 3, « Des doubles et des miroirs » © Les Amis de Georges Simenon, 1989

« Le besoin d’inventer d’autres êtres » Par Simon Leys Le 30 mai 1992, le grand sinologue entrait à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, à Bruxelles, après avoir été élu au fauteuil de Georges Simenon. Extraits de son discours de réception. Simon Leys (1935-2014)

Né Pierre Ryckmans. Écrivain, essayiste, critique littéraire, traducteur et sinologue belge, il choisit, en 1971, de publier sous pseudonyme Les Habits neufs du président Mao, pour ne pas risquer de devenir persona non grata en République populaire de Chine. Cet ouvrage – qui fera sa célébrité mondiale – est en effet l’une des premières critiques de la Révolution culturelle chinoise et du régime maoïste.

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(…) Il faut se souvenir de la mise en garde de Mauriac : la vie véritable d’un écrivain, seules ses créatures nous la racontent. Simenon et ses personnages racontent-ils la même chose ? Soumettons-les par exemple à un même petit test élémentaire, celui que suggérait Malraux quand il disait que, pour connaître un homme, il faudrait observer son attitude à l’égard de Dieu, à l’égard du sexe, et à l’égard de l’argent. Sur Dieu, les créatures de Simenon sont muettes, ce qui est banal. Leur créateur, lui, pousse plus loin : son silence est positivement strident – ce qui est plus singulier : « Je préférerais me promener tout nu dans la rue, plutôt que d’avoir à préciser mes sentiments sur l’existence de Dieu. » En ce qui regarde le sexe, Simenon aime à se peindre comme un homme libéré de tous les tabous : « J’aime user d’un beau corps de femme… Une professionnelle me donne souvent plus de plaisir qu’une autre… Je fais l’amour simplement, sainement, aussi souvent que c’est nécessaire. » Il cultive le p ­ laisir « sans arrière-pensées et sans complications ». À l’entendre, on dirait qu’il pratique l’orgie un peu comme d’autres font du vélo ou de la gymnastique suédoise. Pour ses créatures, par contre, les choses ne sont pas aussi aisées ni plaisantes. Dans ses

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romans, que la solitude écrase, et où des passions sans amour mènent inexorablement au désastre, le sexe apparaît presque toujours comme une expérience morose, honteuse, bâclée et furtive. (…) Enfin, on ne saurait quitter ce chapitre sans relever le contraste – assez frappant, il faut en convenir – entre la fringale polygame de Simenon et la sévère monogamie de Maigret (et il n’est pas nécessaire d’être Freud ou Jung pour identifier en Maigret le « Moi mythique » de Simenon). En ce qui concerne l’argent, il n’est que trop facile d’opposer la réussite spectaculaire du créateur au sordide naufrage de presque tous ses personnages. Tandis que le premier reste enfermé dans la luxueuse prison que lui ont bâtie ses millions, les autres, eux, rompent toutes leurs amarres et s’en vont à la dérive, libres de leur dénuement même. Au faîte de sa carrière, Simenon vivait dans une sorte de château qu’il s’était lui-même dessiné et qui tenait à la fois du palace, de l’usine, du sanatorium et de la forteresse, et où il était servi par une armée de secrétaires, sommeliers, chauffeurs, cuisinières et jardiniers. Alors que les romans de Simenon ressemblent à la vie, sa vie, elle, finissait par ressembler à un roman. (…)

En regard de l’industriel des lettres trônant, épanoui, au milieu de sa prospérité, les ­personnages de Simenon, eux, serrent le cœur : ce sont des petites gens, des humbles, des solitaires, des rebelles, des marginaux, des « humiliés et offensés », des ratés, des déracinés, des victimes, des vaincus. (…) Au fond, Simenon a raconté cent fois la même histoire, ses grands romans n’ont qu’un seul thème : la chute d’un homme. Le destin, un incident extérieur, une fatalité intérieure viennent déclencher un implacable processus de destruction. Un homme s’éveille et se découvre soudain étranger aux siens et à lui-même, il essaie de briser les chaînes de sa vie quotidienne, – et il sombre. (…) Le besoin de créer des personnages, d’inventer d’autres êtres, atteint chez Simenon les dimensions d’une obsession tellement exclusive et dévorante, que l’on pourrait vraiment étudier chez lui la physiologie, et même la pathologie de la création littéraire. C’est ce besoin qui donne à ses romans leur inexorable nécessité. En le lisant, on vérifie la vérité de la réflexion de Julien Green : « Les seules œuvres qui comptent sont celles dont on pourrait dire que leur auteur serait mort étouffé s’il ne s’en était délivré. » Peu d’écrivains furent aussi totalement romanciers ; très tôt d’ailleurs, de bons connaisseurs comme Gide et Mauriac ne s’y sont pas trompés – leur admiration pour le phénomène Simenon se teintait d’envie, et d’une sorte d’incrédulité : comment diable s’y prenait-il, cette espèce de boutiquier belge sans culture et sans idées, pour leur donner d’aussi éblouissantes leçons sur leur propre terrain ? En revanche, dès que ­Simenon cesse d’écrire des romans, c’est comme s’il cessait d’exister ; il n’a plus rien à dire, ou, s’il ouvre la bouche, les platitudes le disputent à une certaine goujaterie qu’il étale avec une froide inconscience. Qu’importe ! (…) Ouvrez n’importe lequel de ses romans majeurs, – d’emblée, la

magie opère : dès le premier paragraphe, vous êtes happé par la mâchoire d’un piège qui ne vous relâchera pas avant le point final de la dernière page ; et même alors, le livre refermé, vous restez étourdi et pantelant tandis que vous tentez de reprendre pied dans votre petit monde familier dont, le temps d’une lecture, vous avez soudain entrevu le vertigineux ­envers. Quand on lit Simenon, la distinction entre l’expérience vécue et l’expérience imaginaire devient spécieuse ; à vingt ou trente ans de distance, le souvenir de certains épisodes de ses romans peut continuer à nous hanter de façon plus obsédante que le souvenir d’événements qui nous sont survenus. En réalité, ces lectures sont elles-mêmes devenues des événements de notre vie. La force de Simenon, c’est d’employer des moyens ordinaires pour créer des effets inou-

À vingt ou trente ans de distance, le souvenir de certains épisodes des romans de Simenon peut continuer à nous hanter de façon plus obsédante que le souvenir d’événements qui nous sont survenus. bliables. Sa langue est pauvre et nue (comme le langage de l’inconscient), ce qui fait d’ailleurs de lui le plus universellement traduisible de tous les auteurs – il ne perd rien à passer en eskimo ou en japonais. On serait bien en peine de composer une anthologie de ses meilleures pages : il n’a pas de meilleures pages, il n’a que de meilleurs romans, dans lesquels tout se tient, sans une seule couture. (…) Les romans policiers (genre assommant par définition) qu’il ne prenait d’ailleurs guère au sérieux et produisait de façon industrielle pour se reposer de sa création véritable – les romans policiers ont assuré sa fortune et sa

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popularité, mais en même temps, pour des millions de ­lecteurs, ils ont masqué l’authentique génie qu’il investissait presque exclusivement dans ce qu’il appelait ses « romans durs ». Ces derniers lui coûtaient un effort nerveux ­tellement intense, qu’il était parfois saisi de vomissements avant d’en c ­ ommencer la rédaction. C’est qu’il lui fallait mentale-

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ment revêtir la personnalité du principal protagoniste, et voir par le dedans les réalités que suscitait sa plume en suivant une dictée intérieure. Cette métamorphose psychique est commune à tous les écrivains visionnaires. (…) n n n © Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, 1992

« Une nouvelle génération de cinéastes s’accapare Simenon » Par John Simenon John Simenon (né en 1949)

De nationalité belgoaméricaine, fils aîné de Georges Simenon et de Denyse Ouimet, seconde épouse de l’écrivain. Auparavant dans le cinéma (distribution et production), John Simenon est, depuis 2006, le directeur général de la société Georges Simenon Ltd, filiale de l’anglaise Chorion, spécialisée dans les droits d’auteur. Gestionnaire unique du droit moral, du nom et de l’image de son père, il est également l’instigateur du site Internet de référence simenon.co.

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Probablement l’un des écrivains les plus cinégéniques du xxe siècle, Georges Simenon ne cesse d’inspirer les réalisateurs. L’un des derniers en date est Mathieu Amalric, qui a livré cette année une adaptation de La Chambre bleue. Gestionnaire de l’œuvre de son père, John Simenon étudie à la loupe les projets d’adaptation au cinéma. Mais son « énorme chantier » reste, comme il le confiait en 2011 à Pierre Assouline dans Le Monde, la publication de la correspondance-fleuve de Simenon. Comment voyez-vous vos relations avec votre père, plus de vingt ans après sa mort ? dd Il était fier que je sois le premier Simenon à avoir passé son bac et à avoir fait des études supérieures ; il l’était moins que j’aie choisi d’étudier le business à Harvard. Dans ses ­Dictées, il me traite ainsi de petit-bourgeois en voie de devenir un affreux capitaliste ; parfois, c’est plus cru, plus direct. Quand j’étais ado, on s’engueulait beaucoup, je le traitais souvent de vieux con, mais je crois qu’il comprenait que c’est un moment incontournable à passer. In fine, il m’a toujours respecté dans mes choix. En relisant ses romans sur les rapports père-fils (Le Fils, L’Horloger d’Everton...), je l’ai retrouvé et j’ai mieux compris ses douleurs, l’effort qu’il a fait sur lui-même pour ne pas m’envoyer balader. Il m’aura fallu soixante ans pour en arriver là.

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Quelle est la singularité de cette œuvre ? dd Contrairement à d’autres, elle peut et doit s’envisager à long terme. Ses lecteurs témoignent d’une puissante charge émotionnelle qui crée un lien très fort sur la durée. Leur fidélité découle de ce choc. Qu’est-ce qui vous étonne dans la recherche simenonienne actuelle ? dd Les philosophes. Ou plus précisément le travail de certains critiques qui veulent me convaincre du lien de cette œuvre avec l’existentialisme. Je vous avoue mon scepticisme, surtout si l’on songe à sa recherche de « l’homme nu », au lien qu’il établissait entre la destinée humaine et le déterminisme biologique. Il y a un travail à faire pour le replacer par rapport aux courants philosophiques de son temps. Il suffirait déjà d’étudier Quand j’étais vieux avec ce prisme-là...

Où en est le projet de « centre Simenon » ? d Les d études préliminaires sont terminées, mais certains aspects, notamment l’emplacement et l’accès aux fonds européens, se sont avérés plus compliqués à résoudre que ce qui nous avait été originalement assuré. Actuellement, un site en bord de Meuse semble se profiler comme une solution intéressante, et nous poursuivons les contacts avec les investisseurs qui se sont manifestés et qui ont marqué un intérêt pour le projet. Ce devrait être un vaste espace, regroupant mes archives avec celles du centre d’études Georges-Simenon de l’université de Liège, pour en faire un gisement d’archives et une bibliothèque de recherche ; ce devrait également être un lieu de rencontres, de manifestations culturelles, de projections, de colloques, de spectacles qui étendrait son intérêt au-delà de la seule personne et de la seule œuvre de Simenon. Cela prendra encore plusieurs années. Quels sont les projets d’adaptation au cinéma les plus avancés ? dd Une série de contrats anglo-saxons, notamment pour La neige était sale, Feux rouges, Le Train de Venise, La Chambre bleue et Les Fiançailles de Monsieur Hire. Cet intérêt anglais et américain est un développement assez récent qui mérite d’être souligné. Nous étudions aussi la possibilité de développer le

s­ tory-board du premier comme un roman graphique. Cela dit, contrairement à une idée reçue, ces romans ne sont pas si faciles à adapter pour l’écran. Le nombre de flash-back et de flash-forward est une difficulté dans la structure du récit. La plupart des cinéastes ont besoin de s’approprier Simenon pour en faire leur chose ; mais, c’est ainsi, en créant une œuvre très personnelle, une interprétation plus qu’une adaptation, qu’ils sont les plus ­simenoniens. Une nouvelle génération de cinéastes est en train de se l’accaparer, comme Decoin, Duvivier, Carné, Audiard, Tavernier l’ont fait avant eux. Ce n’est pas un hasard s’il est l’écrivain de langue française, et probablement au monde, le plus adapté à l’écran. N’envisagez-vous pas de publier un jour la correspondance générale de votre père ? dd Ça, c’est peut-être mon projet le plus personnel. Un énorme chantier. J’y travaille en scannant ses milliers de lettres personnelles et professionnelles de manière à constituer un corpus. Cela occupera plusieurs volumes, thématiques ou autres, mais rien n’est encore décidé. Tout y sera ? dd Je suis l’ennemi de toute censure. n n n Le Monde, 17 juin 2011 (réactualisé en ­septembre 2014)

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alcool n n n famille

Lexique

Aucune fioriture dans l’écriture de Georges Simenon, pour qui les mots ne servaient qu’à aller à l’essentiel : l’homme. C’est donc autour de cette entrée qu’est bâti ce lexique, qui égrène les aspirations et les interrogations de l’homme en général, et de Simenon tout particulièrement. n n n Par pierre assouline

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Alcool Simenon connaît intimement la question. Il a toujours bu, toutes sortes d’alcools, souvent en quantité impressionnante, de ses années de jeunesse à ses derniers temps. Il pouvait arrêter quand il voulait pour la durée de son choix et « se mettre sur le wagon » pour reprendre une expression américaine qu’il affectionnait. Il n’en était pas moins alcoolique ; c’est d’ailleurs pendant ses années américaines qu’il a absorbé le plus de flacons. L’état d’ivrogne ne lui paraissait pas indigne. À la fin, il se justifiait tout de même en disant qu’il buvait pour combattre l’aérophagie… Mais de quelque manière qu’il s’y prenne, les personnages enivrés de Simenon (la Betty de Betty, le jeune reporter de L’Âne rouge ou le jeune marié quinquagénaire d’Antoine et Julie) finissent dans une tristesse infinie.

Amour « Dans la centaine de romans que j’ai écrits jusqu’en 1946 et que vous avez lus, je crois bien que je n’ai jamais parlé de l’amour autrement que comme d’un accident, voire d’une maladie, je crois presque d’une maladie honteuse, en tout cas quelque chose qui ne pouvait qu’amoindrir l’homme en lui enlevant sa maîtrise de lui-même ; et c’était assez mon sentiment. » (Lettre à André Gide, 18 janvier 1948)

Argent « J’en ai voulu dès mes débuts, pour me libérer de certaines inquiétudes et surtout ne pas avoir à compter. Acheter sans demander le prix. Vivre sans savoir ce que coûte la vie. C’était déjà mon rêve d’enfant dans une maison où l’on comptait du matin au soir. Mais je ne regardais pas. Je n’entassais pas. (…) À tel point que, souvent, il m’est arrivé de faire des achats assez fous pour me retrouver à zéro et être forcé à travailler. J’ai le capitalisme en horreur. Il me paraît odieux que l’argent rapporte de l’argent. C’est tout. » (Quand j’étais vieux, 5 mai 1961)

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Côte d’Azur Georges Simenon a écrit plusieurs romans à Mougins puis à Cannes entre 1955 et 1957. Il s’y trouvait en stand-by, après avoir passé dix ans en Amérique et avant de s’installer en Suisse jusqu’à la fin de ses jours. Dans La Fuite de Monsieur Monde, c’est à Nice qu’échoue Norbert Monde, un quadragénaire aussi rangé que frustré, qui décide un jour de tout quitter et de disparaître pour s’inventer une autre existence. Le fugueur, en quête d’un emploi, se retrouve sous un faux nom dans un dancing, « Le Monico », lieu de rencontres d’anciennes connaissances, avant de rentrer au bercail comme si de rien n’était, enrichi de ses

nouvelles sensations. « Le Monico » doit décidément à Simenon sa fortune littéraire puisqu’on le retrouve, mais situé à Cannes cette fois, dans Strip-tease. Célita Perrin s’y effeuille chaque soir avec succès sous le regard amoureux du patron du cabaret, et celui haineux de son épouse et caissière. Mais si Nice et Cannes ont un temps attiré Simenon, l’île de Porquerolles l’a vraiment séduit. Elle fut son vrai et seul port d’attache dans la région dès les années 1930. Le grand nomade y avait même acheté une maison, c’est dire.

Culpabilité Élevé dans une stricte pratique du catholicisme par une mère dévote, Simenon a rejeté le bon Dieu et ses saints vers l’âge de 15 ans, lorsqu’il a commencé à fréquenter les femmes. Dès lors, il n’a eu de cesse de reprocher aux catéchistes et aux confesseurs d’avoir culpabilisé les enfants comme les adultes en perpétuant une admirable mécanique « qui ne laisse jamais aux fidèles le temps de se reprendre, à peine celui de vivre ». Le déni de culpabilité est récurrent dans nombre de ses romans. C’est le cas de Joseph Lambert dans Les Complices, récit de la prise de conscience aiguë et proprement insupportable d’un chef d’entreprise qui a causé la mort d’une quarantaine d’enfants. Il s’occupait de sa passagère tout en roulant quand sa voiture a percuté un car de colonie de vacances. Comment

Georges et Marc Simenon à Fontenay-le-Comte, en Vendée, en 1941. Parce qu’il croit être atteint d’une maladie incurable, l’écrivain a entrepris de rédiger Bios/legendes JeBios/legendes me souviens… à l’attention de son fils. Ce dernier, alors âgé de 2 ans, est la seule Bios/legendesBios/legendes personne autorisée à séjourner dans la pièce où travaille son père.

vivre avec cette pensée quand on n’est pas soupçonné ? Jeanne Martineau, la veuve de Tante Jeanne, qui revient au pays après des décennies d’absence, se sent coupable de n’être pas rentrée plus tôt pour s’occuper de sa famille lorsqu’elle constate l’état de délabrement psychique et la misère morale des siens. Dans ces moments-là, on aimerait tout reprendre à zéro. Une vie comme neuve en est l’illustration. Parfois, un coup de pouce du destin suffit à provoquer l’étincelle, un accident de voiture, un dédommagement qui fait la bonne fortune de la victime jusqu’alors hantée par ses péchés, une nouvelle vie qui commence, à moins que ses fantômes viennent à nouveau lui rendre visite et troubler le jeu…

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Famille Simenon fait observer dans l’un de ses romans que, parfois, les gens se regardent avec un genre de haine que l’on ne trouve que chez les gens d’une même famille. Bien vu, bien senti. Du vécu à n’en pas douter. Quelle famille n’est pas lourde de ses secrets ? Encore faut-il savoir les explorer sans trop les déflorer. Dans Le Confessionnal, qui porte bien son titre, tous les membres de la famille Boisdieu semblent pressés de parler car

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chacun est une victime. À commencer par le fils, un lycéen de 16 ans, désorienté par les confessions contradictoires et autojustificatrices de ses parents. Pour écrire Les Autres, l’auteur ne s’est pas seulement efforcé de recréer toute une ville : il a inventé la saga d’une famille à partir d’une disparition et d’un retour. Alors se déroule l’écheveau des non-dits, des reproches, des rancœurs, des mesquineries et des promesses. Marie-Jo, la propre fille de Simenon, qui finira par se suicider, trouva dans ce roman une phrase qu’elle ne cessa de méditer jusqu’à la reprendre à son compte : « J’étais trop ambitieuse pour l’être. » Cela dit, la question de l’héritage qui clôt le roman au lendemain des obsèques est centrale, comme dans La Mort d’Auguste, où les personnages rivalisent de cupidité alors que le cadavre du patriarche, un restaurateur auvergnat exilé à Paris, est encore chaud. L’argent, l’argent, l’argent : n’en parler jamais, y penser toujours. Dans l’univers de Simenon, on y excelle.

Femme Il faut lire Simenon, et non pas l’écouter, pour se faire une autre idée de sa vision des femmes. Non pas des « femelles » telles qu’il les entendait quand on le pressait de décrire ses innombrables conquêtes passagères, mais des femmes dotées d’un véritable destin, fût-il tragique, médiocre ou sans horizon. Son œuvre en recèle d’inoubliables. Ainsi, dans Marie qui louche, les destins parallèles de deux amies d’enfance, Marie et Sylvie, 18 et 17 ans, deux bonnes à tout faire d’un hôtel-restaurant près de La Rochelle, l’une disgraciée l’autre avenante, suivies

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femme n n n infidélité

de 1922 à 1950, ensemble, séparées, retrouvées, si différentes mais si profondément unies par un destin commun. On retrouve cette même difficulté à dissocier les existences dans La Vieille, mais sur un autre registre : il s’agit cette fois d’une grand-mère, veuve après s’être trois fois mariée, lourde de ses secrets mal enfouis, et de sa petite-fille qui l’a recueillie chez elle car elle menaçait de se défenestrer si elle était expulsée de son appartement. Tour à tour tendres et durs, leurs rapports souvent conflictuels tant elles sont semblables se déroulent sous les yeux de deux autres femmes, une amie et la bonne, et l’alcool n’arrange rien.

Folie Simenon a longtemps eu peur de finir dans la folie. « Comme Nietzsche ou Lautréamont ! » disait-il souvent. Ce vertige l’a pris tôt, en raison d’antécédents qui avaient leur place dans le roman familial, et ne l’a jamais lâché. Entre les deux guerres, alors qu’il avait déjà à son actif une vingtaine de romans sous son nom, il fut pris de terreur à l’idée que sa quête de la vérité lui fasse un jour toucher du doigt l’indicible et que cette découverte dans les ténèbres de l’âme humaine le terrasse. On en ressent un peu les effets dans Le Revolver de Maigret, un peu seulement car on ignore si le meurtrier, qui a volé l’arme du commissaire, est vraiment fou ou s’il feint de l’être. Dans Le Fou de Bergerac, dont le titre dissipe tout doute sur le lieu de l’action et la personnalité du père du héros, Maigret navigue depuis sa chambre de convalescent de spéculations en hypothèses. L’analyse de ses motivations n’en est pas moins troublante

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car le terrain est mouvant dès lors que le bon sens déductif de l’enquêteur est confronté à une logique hors du commun. Mais c’est avec Le Coup de Lune, qui se déroule à Libreville au début des années 1930 et dont la rédaction date de la même époque, que la folie prend une tout autre dimension. Tout en faisant passer une critique féroce des fonctionnaires envoyés par la France dans ses colonies, Simenon met en scène un jeune commerçant expatrié au Gabon que le fameux « coup de Lune » va précipiter dans la démence alors que les petits Blancs ont fabriqué un coupable noir sur mesure pour expliquer le meurtre d’un boy.

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Homme

Toute la vie de Simenon n’aura été qu’une chasse à l’Homme. Ne jamais oublier la majuscule. Elle seule rappelle qu’il s’agit bien du genre humain dans toute son épaisseur, et que la femme, jugée plus transparente que l’homme, y était plus ardemment recherchée. Pour connaître l’Homme, « l’homme nu » dans toutes les classes sociales, le romancier n’a pas seulement voyagé : il s’est fondu dans la masse partout où il a été afin de mieux s’imprégner. On en a retenu avant tout une peinture sordide, sombre, glauque, désespérée du genre humain. Ce qui n’est pas faux. Mais dans la masse noire et grise, une tache lumineuse brille encore : Le Petit Saint. Un personnage des plus attachants qui emprunte sa carrière au peintre Marc

Chagall et son tempérament à l’auteur lui-même, du moins le voudrait-il, puisqu’il le présente comme optimiste, serein, en prise directe avec la nature et la vie auxquelles il met des couleurs. Ce roman, conçu comme un chant d’espoir et d’apaisement, était son préféré. Le héros malheureux du Fond de la bouteille, roman de la période dite « américaine », apparaît comme son contraire. Il s’agit d’un homme bien sous tous rapports qui se sacrifie pour sauver son frère, meurtrier en cavale. Comme un écho des relations complexes qu’entretenait Simenon avec son frère, recherché par la justice à la Libération pour avoir participé à des exactions pendant la guerre.

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Infidélité Rares sont les romans de Simenon où l’infidélité dans le couple n’éclate pas à la faveur de la révélation d’un meurtre ou d’un drame de la jalousie. À croire non seulement que c’est la règle, mais encore que toute crise y trouve son origine. Souvent, au-delà de la violence haineuse, la situation relève d’un sentiment plus fort encore : l’indifférence, aboutissement logique de la difficulté des êtres à communiquer entre eux quand l’ennui, la routine ou la médiocrité s’installent au fil des années, en lieu et place d’une certaine complicité. Un homme et une femme, mariés mais pas ensemble, se retrouvent des années après leur coup de

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La rochelle n n n marginaux

foudre dans La Chambre bleue de l’hôtel des Voyageurs, à Triant. Dès lors, ils se retrouvent pris dans un engrenage ponctué de morts et de soupçons. Et s’ils ne s’étaient pas revus ? La coïncidence d’une rencontre est encore plus troublante dans Le Train. Un tranquille marchand d’appareils de radio de Fumay fait la connaissance d’une jeune juive tchèque dans une atmosphère exceptionnelle : la débâcle de mai 1940. C’est dans le train des réfugiés que se noue leur liaison amoureuse ; et c’est à l’arrivée à La Rochelle qu’elle se dénoue car il doit retrouver les siens. Mais un adultère de circonstance ne laisse pas des traces moins profondes qu’un adultère qui s’inscrit sur la durée. C’est un banal accident de la circulation qui fera découvrir à un joaillier parisien que sa femme le trompait depuis dix-huit ans avec son associé. Mais il faut lire leur histoire pour comprendre pourquoi ce sont tous des Innocents.

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La Rochelle Si vous passez par La Rochelle, ne cherchez pas la rue du Marché : elle n’a existé que dans l’imagination de l’auteur du Riche homme. En revanche, vous y retrouverez bien la rue du Minage, la Tour de la Grosse-Horloge et les fameuses arcades qui permettent de traverser toute la ville sous la pluie sans se mouiller ! Simenon a adoré cette ville près de laquelle il a vécu, à Marsilly puis à Nieul-surMer, où il a écrit nombre de

livres et qui a servi de cadre à dix-huit de ses romans et nouvelles. Le patron du café de la Paix lui avait scellé un anneau sur la place d’Armes afin qu’il puisse y attacher son cheval. Il a vécu par intermittence pendant des années dans la région, du début de 1931 à 1945, s’enfonçant dans ses coins les plus reculés, de la sous-préfecture au hameau, au fur et à mesure de l’Occupation. À la Libération, à la suite de l’épuration des milieux des lettres et du cinéma, il sera assigné à résidence à l’Hôtel des Roches-Noires, aux Sablesd’Olonne. Pendant des mois, la promenade sur le remblai sera sa seule distraction.

Liège Simenon a passé ses vingt premières années à Liège, les plus importantes lorsqu’on sait qu’à 20 ans, on est « achevé d’imprimer ». Mais il n’a jamais cessé d’être Liégeois. Non pas Belge mais Liégeois, citoyen de la principauté et natif d’Outremeuse, cet îlot populaire où il a appris à aimer les petites gens. La ville fut le magasin d’accessoires dans lequel il ne cessa jamais de puiser ; sa topographie se retrouve secrètement dans nombre de ses romans. Et dans cinq d’entre eux nommément. Si l’on met à part Pedigree, où elle s’y déploie en majesté, Le Pendu de Saint-Pholien lui accorde la bonne part ; le commissaire Maigret y enquête, au risque de sa vie, sur un étrange suicide survenu dix ans plus tôt ; la conjuration du silence, liant quelques amis autour de ce mort, a des relents si autobiographiques que le lecteur n’en est que plus troublé. Liège est présente de plain-pied dans La Danseuse du Gai-Moulin bien

que l’essentiel de l’action se déroule dans le quartier du Carré, la rue du Pot-d’Or, et une boîte de nuit à l’enseigne du Gai-Moulin où la société bourgeoise se trouve en réduction, et cette nuit-là autour du cadavre d’un Levantin de passage. Mais c’est le vrai monde de son adolescence qui resurgit dans Crime impuni, puisque, cette fois encore, le crime ne s’explique qu’en remontant loin en arrière, au temps où des étudiants venus d’Europe centrale louaient des chambres chez l’habitant, chez une certaine Henriette Simenon, en Outremeuse. Comme son fils le confiera un jour, si on ne reste pas toujours l’enfant de sa mère, on demeure toujours celui de sa ville.

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Maladie

Le spectre de la maladie hantait Simenon. Le tout premier de ses rituels d’écriture, à la veille de se lancer dans l’écriture d’un nouveau roman, ne relevait pas du fétichisme littéraire : il faisait venir un médecin chez lui afin que toute la famille passe une visite médicale et qu’aucune maladie ne vienne le troubler dans les semaines à venir. Prudent mais pas hypocondriaque pour autant, il ne se souvient pas d’avoir été souvent malade, hormis une grave pleurésie en 1944… Ses créatures de papier le furent davantage. Dans Les Anneaux de Bicêtre, il réussit l’exercice virtuose de nous exposer toute la vie d’un patron de presse (inspiré de Pierre Lazareff) par lui revisitée dans une crise de conscience depuis son lit

de l’hôpital parisien de Bicêtre où il est cloué après une foudroyante attaque. Tout ce dont il se souvient mais aussi ce qu’il voit et ce qu’il entend autour de lui au rythme des cercles concentriques lancés par le son des cloches de la chapelle. Avec Le Grand Bob, c’est le spectre de la déchéance physique liée à l’état cancéreux que redoute le personnagetitre, mais c’est son médecin qui raconte ses états d’âme, après une noyade qui a tout d’un suicide.

Marginaux Comment un être aussi marginal que Simenon aurait-il pu ne pas être sensible aux marginaux de la société ? Car son succès et sa fortune ont fait oublier l’opiniâtreté avec laquelle, sur la durée, il demeura toujours en lisière des villes, des écoles, des clubs, des chapelles, des partis, des mouvements collectifs, ne sacrifiant jamais son libre arbitre et son indépendance. Il n’avait pas à forcer sa nature car l’individualisme était inscrit dans son tempérament depuis sa jeunesse. Le personnage d’Émile Virieu, enfermé toute la journée dans La Cage de verre où il corrige des épreuves d’imprimerie, s’y retranche d’un monde dont il entend se protéger. Il n’y a que là qu’il se sent à sa place ; partout ailleurs, c’est un intrus. Jusqu’à ce que le destin, en la personne d’une voisine de palier, vienne frapper à sa porte et l’obliger à affronter la société. Hors du monde, le chiffonnier de Maigret et le clochard l’est tout autant. Son univers est délimité par le quai des Célestins, le quai d’Orléans et l’Hôtel-Dieu, le long de la Seine, à Paris. Mais François Keller, dont les graves blessures entraînent le commissaire

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dans une enquête, n’est pas n’importe quel clodo : médecin défroqué en rupture de bourgeoisie, il a été témoin d’une scène dramatique, mais se drape dans une attitude d’une certaine noblesse pour ne pas avoir à dénoncer son prochain.

Mariage Simenon ne croyait pas au mariage. Il s’était marié une première fois pour éviter de faire trop de bêtises, se protéger contre lui-même ; la deuxième, c’était afin d’éviter à son fils un statut illégitime ; la troisième, il ne se maria pas et se contenta de demeurer uni à sa compagne. Adversaire de cette institution, qu’il juge « inhumaine et monstrueuse », il alla jusqu’à refuser d’assister aux mariages de ses enfants. À ses yeux, le mariage est le moyen qu’a trouvé la morale bourgeoise pour tenir les gens dans les rails. On comprend qu’avec de telles idées, il ait eu à cœur de transposer dans Le Chat la véritable torture que représente la vie à deux pour un couple âgé qui n’a de cesse de s’affronter et de se déchirer, jusqu’à se faire souffrir avec des trésors de perversité en s’en prenant au perroquet de l’un après l’empoisonnement du chat de l’autre. De l’humain au plus dépouillé sur fond de haine inouïe. Une histoire qui lui a été inspirée après un passage chez sa propre mère et son beau-père. En regard, les cadeaux de Louis Maloin à sa fille, situation si cruelle pour sa femme, font passer L’Homme de Londres pour une œuvre douce, même si l’on y devine bien l’enfer de la monotonie conjugale derrière les rideaux des fenêtres. Dans un tout autre milieu, chez les grands bourgeois

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mariage n n n partir

d’En cas de malheur, un célèbre avocat au faîte de sa réussite, pris dans les rets d’une passion amoureuse, va tout perdre, à commencer par sa femme à qui il doit tout et qu’il n’a cessé de tromper. Policée, une scène de ménage « à la Simenon » n’est pas moins tragique chez les puissants à Paris que dans la maison d’un aiguilleur à la gare maritime de Dieppe.

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New York S’il n’a pas échappé à New York, Georges Simenon n’y a pas succombé. La Grosse Pomme n’en a pas moins servi de cadre à cinq de ses romans. Dans l’un de ses reportages, « Au chevet du monde malade » (1945), il y évoque la francophilie ambiante telle qu’elle se manifeste dans les librairies, et les Français qu’il croise dans ses rues (René Clair, Simone Simon…) comme défaits de toute nostalgie tant ils ont été adoptés par les Américains. Son New York n’est pas seulement la plus moderne des métropoles : c’est aussi une ville faite de villages où l’on voit déjà des gens poser une chaise devant leur porte pour prendre le frais après dîner. On le ressent dans Trois chambres à Manhattan, récit de l’errance nocturne de bar en bar et de chambre d’hôtel en chambre d’hôtel, d’un comédien français à la dérive et d’une divorcée dont il fait connaissance. Une dérive urbaine que beaucoup ont vue, grâce au film réalisé par Marcel Carné sous le même titre, à défaut de l’avoir lue. Une histoire où il ne se passe rien ou presque, mais où tout

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arrive. Le contraire de la situation chaotique, car contée par un psychopathe, qui se déploie dans La Main : New York y est la ville où l’on revient retrouver ses esprits et la loi après un week-end étrange et confus dans le Connecticut. Mais Simenon ne serait pas Simenon s’il n’avait cherché à explorer les franges de la ville. Ce qu’il réussit dans Les Frères Rico, en emmenant ses personnages à Brooklyn, du côté de la mafia des jeux.

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Paris « Une ville est une ville, mais Paris est un monde. » La citation n’est pas de Georges Simenon mais de Charles-Quint. Le romancier aurait pourtant pu la faire sienne tant il a aimé la capitale ; il y a vécu une quinzaine d’années entre les deux guerres. Elle est sans conteste, et de loin, la ville qui a le plus souvent servi de théâtre à ses histoires – et paradoxalement l’une de celles où il a le moins écrit. Le commissaire Maigret y est partout pleinement chez lui. À son bureau du quai des Orfèvres naturellement, sa seconde maison comme on le ressent bien dans Mon ami Maigret, le siège de la Police judiciaire, là où en vérité on a le plus de chance de le trouver absent tant il savoure le parfum du terrain. Tout aussi identifiable est le Paris de L’Enterrement de Monsieur Bouvet, petit-bourgeois sans histoire et apparemment sans famille, dont la mort est une énigme qui se déploie entre

le quai de la Tournelle où il vivait et un autre quai de la Seine où il feuilletait les images d’un bouquiniste. Simenon eut été le dernier à oublier qu’à Paris, le fleuve coule entre des livres. En revanche, plus flou est le Paris des Volets verts, où Émile Maugin, un acteur de cinéma, revisite sa vie peu avant d’entrer dans la mort : il revient se souvenir au chevet d’un ami alors que la gangrène le gagne.

Partir « Partir, ce rêve de bon projectile »… Ce mot de Paul Morand, notre romancier n’a eu de cesse de le mettre en pratique, dans sa vie comme dans ses livres. Chez lui comme chez ses personnages, il y a toujours quelque chose de la fuite dans les départs. On ne s’en va pas, on se sauve. On quitte un pays, une maison, une famille, un travail comme pour assurer son salut. S’il est une expression que Simenon a popularisée par la seule grâce d’un titre, c’est Le Passage de la ligne. Il la définit ainsi : « Un moment vient où chacun se trouve devant la nécessité de fixer sa destinée, de faire le geste qui comptera et sur lequel il ne pourra plus revenir. » Ce qu’il fit lui-même en traversant le pont des Arches séparant son Outremeuse natale de la gare de Liège d’où il s’en alla pour Paris et le reste du monde. Dans le roman, le passage de la ligne est avant tout social. Le narrateur de Lettre à mon juge, lui, s’enfuit d’une maison où il est tenaillé entre les autorités conflictuelles de sa mère et de sa femme, le jour où il se sent tel un homme sans ombre. L’itinéraire de La Roche-sur-Yon à Paris n’est pas long ; parfois, la fuite mène beaucoup plus loin. La Sonia

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père n n n suicide

des Gens d’en face tente de quitter clandestinement Batoumi, au sud de l’URSS, à bord d’un bateau battant pavillon belge. Voulant fuir une situation impossible, elle n’y parviendra pas. Mais comme tant d’autres personnages de Simenon, pourra-t-elle au moins reprendre sa place dans la société tout en ayant changé sans que nul ne s’en aperçoive ?

Père Profession ? Père de famille. Si ce n’était pas inscrit sur le passeport de Simenon (où l’on pouvait lire non pas « écrivain », et certainement pas « homme de lettres », mais « romancier », il tenait à la distinction), le cœur y était. Il vécut principalement à la campagne dans des maisons retirées afin de se consacrer pleinement à sa vocation de père de famille. Aussi n’est-il pas étonnant qu’il ait traité le thème des relations père-fils à plusieurs reprises à dix ou vingt ans d’intervalle. Dans Il y a encore des noisetiers, écrit en 1968, le personnage principal est rattrapé par son passé et ses anciens mariages ; mais loin de fuir ses responsabilités, et les demandes d’argent ou d’aide de ses divers enfants et petits-enfants, il trouve une sorte de rédemption en les soutenant au-delà de ce que l’on aurait espéré. Dans Le Fils, un père se sacrifie pour sauver son fils de la condamnation et de la prison. C’est dans ce roman qu’on lit entre les lignes la propre confession de Simenon, qui naquit au monde le jour de la mort de son père : « Ce n’est que quand ils n’ont plus besoin de lui que les fils comprennent que leur père était leur meilleur ami. »

politique Peu d’écrivains ont eu l’esprit aussi peu porté à la politique que Georges Simenon. Il disait même éprouver de la haine à son endroit. Non seulement il était totalement dépourvu de sens politique, mais, plus encore, il n’avait aucun souci du politique. Toute son œuvre crie son absence. Aussi ses lecteurs de 1958 furent-ils étonnés de reconnaître la haute figure de Clemenceau sous le masque d’Augustin, un ancien président du Conseil retiré dans sa solitude à la campagne, en découvrant Le Président ; quant à son ancien chef de cabinet, cynique et ambitieux jusqu’à la trahison, c’est un personnage de tous temps qui sert sous tous les régimes… Fort de son expérience, Simenon prédisait que, chaque fois qu’on appelle un flic chez un ministre, c’est qu’il y a une sale histoire à dissimuler. Là encore, rien n’a changé.

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Solitude Simenon est un homme qui a toujours été au contact des hommes mais qui a préféré vivre à l’écart, en marge des villes, avec juste ce qu’il faut d’humanité autour de lui pour combattre le spectre redouté de la solitude. De tous les personnages auxquels il a donné vie, le philatéliste Jonas Milk, au centre du Petit Homme d’Arkhangelsk, est le plus touchant tant il incarne une solitude résignée qui jugerait déshonorant le moindre apitoiement sur son sort. Étranger émigré de Russie dans une petite ville du Berry, il préfère porter tous les soupçons de son quartier

sur son dos le jour où sa femme disparaît, plutôt que de leur révéler qu’elle l’abandonne régulièrement à son esseulement pour retrouver un autre homme dans une autre ville. La dignité de ce petit homme venu d’ailleurs est bouleversante. Mais son état n’est pas « la solitude à l’état pur » telle qu’elle surgit dans Maigret à Vichy, incarnée par une rentière célibataire d’une cinquantaine d’années, installée à Vichy depuis des années où elle ne voit personne. Cet isolement intrigue-t-il suffisamment le commissaire pour qu’il interrompe sa cure thermale afin de suivre l’enquête ? Il est vrai que cela le change d’une typologie plus classique où la solitude est lourdement alcoolisée, comme dans Maigret et Monsieur Charles, le dernier roman de Georges Simenon. On voit alors les personnages, ici la veuve de la victime, se déglinguer tant physiquement que psychiquement sans que l’on sache vraiment lequel, de l’alcool ou de la solitude, entraîne l’autre dans les ténèbres.

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et son père écrivain, non dans le but de fuguer comme tant d’autres au même âge mais d’en finir avec la vie. Sept années séparent la parution du livre de Simenon de sa traduction dans les faits par une Simenon. Comment ne s’en serait-il pas senti responsable ? Tout aussi tragique est le suicide de cette vieille fille qui regarde le monde par La Fenêtre des Rouet. Elle n’a de cesse d’épier les faits et gestes des uns et des autres. De sa qualité de témoin clandestin elle tire toute une existence par procuration. Jusqu’à ce que confrontée à l’échec de sa propre vie, elle absorbe des somnifères. Ailleurs, les personnages en finissent souvent en se tirant une balle. Les vieux aristocrates de Maigret et les vieillards ont le suicide tout aussi pathétique. Pour ne pas que des funérailles catholiques soient refusées à l’un d’eux, qui s’est supprimé afin de ne plus offrir le spectacle de son corps malade, et inspirer dégoût ou pitié, sa gouvernante décide de métamorphoser son suicide en assassinat. À ses propres risques et périls.

On se suicide beaucoup chez Simenon. Gardons-nous d’y voir un artifice d’écriture, une cheville bien pratique dans la construction d’un récit, une technique de dramaturgie. Il a toujours été obsédé par la mort volontaire. Hantise de sa jeunesse, elle l’est restée jusqu’à son dernier jour, et plus encore lorsque sa fille adorée finit elle-même par s’y résoudre à 25 ans. On ne peut lire La Disparition d’Odile sans songer que Marie-Jo répétera, dans l’esprit et à la lettre, l’histoire de cette jeune fille névrosée qui quitte le domicile familial de Lausanne,

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RÉFÉRENCES Livres DE SIMENON 3 Tout Simenon (romans, 25 volumes), Omnibus, 2002-2003, 23 € chaque. 3 Tout Simenon (Mémoires, 2 volumes), Omnibus, 2002-2003, 26 € chaque. 3 Tout Maigret (10 volumes), Omnibus, 2007-2008, 26 € chaque. 3 Les Romans durs (12 volumes), Omnibus 2012-2013, 31 € chaque. 3 Simenon, romans : sélection établie par Jacques Dubois et Benoît Denis (2 volumes), Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, 129,50 €. 3 Album Simenon, de Pierre Hebey, Gallimard, 2003, 320 p. 3 Le Monde de Simenon (30 volumes), Le Monde, 2011, 9,90 € chaque. 3 6 enquêtes de Maigret illustrées par Loustal (réunit On ne tue pas les pauvres types, Le Client le plus obstiné du monde, Menaces de mort , Ceux du Grand Café, Maigret et l’inspecteur Malgracieux, Le Témoignage de l’enfant de chœur), Omnibus, 2014, 640 p., 26 €. 3 Nouvelles secrètes et policières 1929-1953 (2 volumes de 1 120 p.), préface de JeanBaptiste Baronian, Omnibus, 2014,29 €. 3 Strip-tease, Le Livre de poche, 155 p., 4,90 €. 3 Le Chat, Le Livre de poche, 190 p., 4,90 €. 3 Betty, Le Livre de poche, 156 p., 4,90 €. 3 Trois Chambres à Manhattan, Le Livre de poche, 187 p., 4,90 €. 3 Les Frères Rico, Le Livre de poche, 4,90 €. 3 Cage de verre, Le Livre de poche, à paraître le 8 octobre, 5,60 €. 3 Maigret et les filles de joie (réunit Maigret au Picratt’s, Maigret se trompe), Le Livre

de poche, à paraître le 19 novembre, 8,60 €. 3 Georges Simenon. Les obsessions du voyageur, textes choisis et commentés par Benoît Denis, La Quinzaine littéraire/Louis Vuitton, coll. « Voyager avec... », 2008, 313 p., 26 €. 3 Mes apprentissages. Reportages, 1931-1946, édition établie par Francis Lacassin, Omnibus, 2001, 1 056 p., 22,11 €.

Livres SUR SIMENON Biographies et essais 3 Simenon, de Pierre Assouline, Julliard, 2009, 750 p., 24,50 € (rééd. Gallimard, coll. « Folio », 1996, 1 072 p., 12,30 €.) 3 Autodictionnaire Simenon, de Pierre Assouline, Le Livre de poche, 2011, 636 p., 8,10 €. 3 Simenon et les femmes : essai, de Michel Carly, Omnibus, coll. « Carnets », 2011, 199 p., 19 €. 3 Georges Simenon : trois romans et un mythe, de Jean-Paul Ferrand, L’Harmattan, 2009, 159 p., 15,50 €. 3 Simenon sous le masque, d’Anne Richter, préface d’Éric-Emmanuel Schmitt, Racine, 2007, 119 p., 20,20 €. 3 Simenon, les années secrètes : Vendée 1940-1945, de Michel Carly, D’Orbestier, 2005, 180 p., 19 €. 3 La Fascination Simenon, de Christian Janssens, Cerf, 2005, 193 p., 29 €. 3 Simenon, une légende du xxe siècle, de Danielle Bajomée, La Renaissance du livre (Belgique), 2003, 184 p., 11,50 €. 3 Simenon, de Bernard de Fallois, Gallimard, coll. « Tel », 2003, 288 p., 11,20 €. 3 Simenon : écrire l’homme, de Michel Lemoine, Gallimard,

coll. « Découvertes », 2003, 143 p., 14,50 €. 3 Le Mystère Simenon, de Denis Tillinac, La Table ronde, 2003, 214 p., 8,70 €. 3 Joséphine, un amour de Simenon, de Jean-Marc Loubier, Durante, 2003, 170 p., 20 €. 3 Georges Simenon. L’homme, l’univers, la création, de Bernard Alavoine, Pierre Assouline, Danielle Bajomée…, Éditions du Centre d’études Georges-Simenon/Complexe, 2002, 235 p., 36 €. 3 Simenon malgré lui, d’Anne Richter, La Renaissance du livre, 2002, 142 p., 18,95 €. 3 Le Cas Simenon, de Thomas Narcejac, édition de JeanBaptiste Baronian, préface de Francis Lacassin, Le Castor astral, 2000, 224 p., 18,25 €. 3 Simenon, la vie d’abord ! de Michel Carly, préface de Paul Bolland, Éditions du Cefal (Belgique), 2000, 102 p., 12,44 €. 3 Georges Simenon. Parcours d’une œuvre, de Bernard Alavoine, Encrage, 1998, 183 p., 10,20 €. 3 Le Pays noir de Simenon, de Michel Carly, préface de Jean-Claude Van Cauwenberghe et Michel Lemoine, Éditions du Cefal, 1997, 143 p., 12,50 €. 3 Georges Simenon : de Maigret aux romans de la destinée, d’Alain Bertrand, édition des œuvres de Simenon par Claude Menguy, Éditions du Cefal, 1994, 272 p., 28,89 €. 3 Les Trois Cents Vies de Simenon, de Marie-Paule Boutry, éditions Claire Martin du Gard, 1990 (rééd. Éditions de L’Arsenal, 1994). 3 Simenon : une biographie, de Stanley Eskin, Presses de la cité, 1990, 368 p., 21,34 €. 3 Georges Simenon, d’Alain Bertrand, La Manufacture, 1988, 291 p., 25,15 €. 3 L’Énigme Georges Simenon, de Fenton Bresler, Balland, 1985, 342 p., 14 €.

Georges Simenon devant les locaux de la Police judiciaire,  36, quai des Orfèvres à Paris, le 15 avril 1952. Ce jour-là lui est solennellement remis une plaque de commissaire n° 0000 au nom de Maigret.

3 Simenon, ouvrage collectif sous la direction de Francis Lacassin et Gilbert Sigaux, Plon, 1973, 482 p. Les origines 3 L’Autre Univers de Simenon. Guide complet des romans populaires publiés sous pseudonymes, de Michel Lemoine, Éditions du Cefal, 1991, 550 p., 23 €. 3 Simenon avant Simenon. Les années du journalisme, 1919-1922, de Jean-Christophe Camus, Didier-Hatier, 1990, 219 p., 14,64 €. 3 Simenon avant Simenon. Les années parisiennes, 1923-1931, de Jean-Christophe Camus, Hatier-Didier, 1990, 256 p., 14,64 €. 3 Simenon. Album de famille : les années Tigy, de Patrick et Philippe Chastenet, Presses de la cité, 1989, 125 p., 24,70 €.

Autour des romans 3 Maigret : mode d’emploi ? de Paul Mercier, Éditions du Cefal, 2008, 172 p., 21 €. 3 Les Nombreuses Vies de Maigret, de Jacques Baudou, Les Moutons électriques, 2007, 381 p., 28,40 €. 3 Maigret. Traversées de Paris : les 120 lieux parisiens du commissaire, de Michel Carly, Omnibus, 2003, 189 p., 15 €. 3 Simenon et la vraie naissance de Maigret, de Francis Lacassin, Horizon illimité, 2003, 102 p., 35 €. 3 Simenon, l’homme qui n’était pas Maigret, de Patrick Marnham, Presses de la cité, 2003, 394 p., 19,80 €. 3 La Passion d’écrire. Approche psychologique de la création romanesque chez Georges Simenon, de Paul Mercier, Belles-Lettres, 2003. 3 Sur les routes américaines avec Simenon, de Michel Carly, Omnibus, 2002, 348 p., 18,30 €.

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RÉFÉRENCES 3 Simenon ou le roman gris : neuf études sentimentales, de Jean-Baptiste Baronian, Textuel, 2002, 143 p., 19,30 €. 3 Passion Simenon. L’homme à romans, de Jean-Baptiste Baronian et Michel Schepens, Textuel, 2002, 191 p., 47,70 €. 3 Conversations avec Simenon, de Francis Lacassin, Éditions du Rocher, 2002, 120 p., 14 €. 3 Les Enquêtes de Maigret de Georges Simenon, de Bernard Alavoine, Encrage, 1999, 119 p., 9,20 €. 3 La Véritable Histoire du commissaire Maigret, de Gilles Henry, Éditions Charles Corlet, 1989, 269 p., 32 €. 3 L’Univers de Simenon. Guide des romans, contes et nouvelles (1931-1972), de Maurice Piron, avec la collaboration de Michel Lemoine, Presses de la cité, 1983, 460 p., 14,48 €.

Divers 3 Simenon et Maigret passent à table : les plaisirs gourmands de Simenon et les bonnes recettes de Madame Maigret, de Robert-Julien Courtine, préface de Sébastien Lapaque, La Table ronde, 2013, 300 p., 8,70 €. 3 Liège couleur Simenon, de Michel Lemoine, Éditions du Centre d’études GeorgesSimenon/Éditions du Cefal, 2002, 527 p., 45,53 €.

Beaux livres 3 Lumières sur le Simenon de l’aube : 1920-1931, de Michel

Lemoine, Éditions du Cefal, 2012, 257 p., 30 €. 3 La France de Maigret vue par les maîtres de la photographie du xxe siècle, textes de Georges Simenon réunis par Michel Carly, préface de Denis Tillinac, Omnibus, 2007, 215 p., 35 €. 3 Simenon, écrivain, photographe, de Freddy Bonmariage, La Renaissance du livre, 2006, 45,50 €. 3 L’œil de Simenon, Galerie nationale du Jeu de Paume/ Omnibus, 2004, 296 p., 39 €. 3 Souvenirs, de Tigy Simenon, présenté par Diane Simenon, Gallimard, 2004, 207 p., 21,30 €. 3 De Georges Sim à Simenon, de Claude Menguy, Omnibus, 2004, 433 p., 35 €. 3 Simenon cinéma, de Michel Schepens et Serge Toubiana, Textuel, 2002, 350 p., 52,80 €. 3 D’après Simenon : Simenon et le cinéma, de Claude Gauteur, Omnibus, 2001, 250 p., 12,96 €. 3 Simenon photographe, de Tristan Bourlard, Actes Sud, 2000, 18,60 €. 3 Simenon au cinéma, de Claude Gauteur, Hatier, 1991, 127 p., 24,39 €.

SUR INTERNET 3 www.toutsimenon.com (site Omnibus). 3 www.libnet.ulg.ac.be/ simenon.htm (site du Centre d’études Georges-Simenon).

Documentaire

3 La neige était sale,

3 Le Siècle de Simenon,

3 Le Fond de la bouteille

de Pierre Assouline (diffusé sur Arte le 23 février 2014).

Agenda 3 15 octobre 201428 février 2015 : Exposition Loustal/Simenon, Bibliothèque des littératures policières, 50, rue du Cardinal-Lemoine, 75005 Paris, 01 42 34 93 00, www.paris-bibliotheques.org/ expositions/loustal-simenon/ 3 19 octobre : Débat entre Pierre Assouline et John Simenon, puis projection du Siècle de Simenon, Fête du Livre, Saint-Étienne. 3 15-16 novembre : Hommage à Simenon, festival Sang d’encre, Vienne.

Filmographie sélective Les dates indiquent la sortie des films en France.

3 La Nuit du carrefour, de Jean Renoir (1932). 3 La Marie du port, de Marcel Carné (1950). 3 Le Fruit défendu (d’après Lettre à mon juge), d’Henri Verneuil (1952). 3 L’Homme qui regardait passer les trains (The Man Who Watched Trains Go By), d’Harold French (1953).

de Luis Saslavsky (1954). (The Bottom of the Bottle), de Henry Hathaway (1956). 3 Le Sang à la tête (d’après Le Fils Cardinaud), de Gilles Grangier (1956). 3 Les Frères Rico (The Rico Brothers), de Phil Karlson (1958). 3 Maigret et l’affaire Saint-Fiacre, de Jean Delannoy (1959). 3 Le Président, d’Henri Verneuil (1961). 3 La Mort de Belle, d’Édouard Molinaro (1961). 3 L’Aîné des Ferchaux, de Jean-Pierre Melville (1963). 3 Trois chambres à Manhattan, de Marcel Carné (1965). 3 Le Chat, de Pierre Granier-Deferre (1971). 3 Le Train, de Pierre Granier-Deferre (1973). 3 L’Horloger de Saint-Paul (d’après L’Horloger d’Everton), de Bertrand Tavernier (1974). 3 Les Fantômes du chapelier, de Claude Chabrol (1982). 3 Monsieur Hire (d’après Les Fiançailles de Monsieur Hire), de Patrice Leconte (1989). 3 Betty, de Claude Chabrol (1992). 3 L’Inconnu dans la maison, de Georges Lautner (1992). 3 L’Ours en peluche, de Jacques Deray (1994). 3 Feux rouges, de Cédric Kahn (2004). 3 La Chambre bleue, de Mathieu Amalric (2014).

CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES : Roger-Viollet/Ullstein-Bild/Gertrude Fehr : couverture. Rue des Archives/Tallandier : p. 6, p. 18 haut gauche, p. 18 milieu gauche, p. 56. Rue des Archives/PVDE : p. 21 haut droite, p. 22 haut gauche, p. 22 haut milieu droite, p. 22 haut droite. Rue des Archives/Louis Monier : p. 86. Rue des Archives/Pat Morin : p. 92. Magnum Photos/René Burri : p. 23 bas. Collection Simenon.tm : p. 12-13, p. 18 (sauf haut gauche et milieu gauche), p. 19 (sauf milieu droite), p. 20 (sauf haut droite), p. 21 droite (sauf haut droite), p. 21 haut gauche, p. 23 haut, p. 23 milieu droite, p. 31, p. 37, p. 45, p. 49, p. 79. Collection Simenon.tm/Yves Debraine : p. 22 bas. Collection Simenon.tm/Sanjiro Minamikawa : p. 75. Collection Simenon.tm/Jacques Haillot : p. 102. Leemage : p. 19 milieu droite, p. 22 haut milieu gauche. Selva/Leemage : p. 21 haut droite. MP/Leemage : p. 22 milieu. MP/Portfolio/ Leemage : p. 52. Jacques de Loustal : p. 58 à p. 63. Gamma/Georges Gobet : p. 71. Roger-Viollet/Gaston Paris : p. 24, p. 109, p. 114. Roger-Viollet/Horst Tappe/Fondation Horst Tappe : p. 64. Opale/Pierre Vals : p. 120. Remerciements à John Simenon pour l’iconographie. Des sources iconographiques ayant fourni des photographies pour lesquelles elles n’ont pas été systématiquement en mesure d’assurer qu’elles géraient les droits de leurs auteurs, l’éditeur s’engage à rétribuer tout photographe dans ce cas dont le travail serait utilisé dans ce numéro et qui se ferait connaître.

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122 LE MONDE // hors-série Georges Simenon

LE MONDE // HORS-SÉRIE XXXXX 123

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