9 minute read
l'insularité
1. Mayotte, la carte postale de l’insularité
Témoignage personnel et récits métropolitains
Advertisement
En me réveillant, j’entends un bourdonnement. Le son devient bruit sourd et s'accentue. Je sens sous mes pieds les trains d'atterrissage se déployer et mon bassin remonter vers ma poitrine. À ma gauche, le hublot laisse entrevoir cette île flottante dans un camaïeu turquoise. Il a très certainement plu - me dis-je. De grandes flaques rouges se mêlent et contrastent avec le lagon. À peine ai-je le temps d'apercevoir la barrière de corail qui entoure ce caillou, qu’un minaret me frôle. Une colline l'accompagne, puis deux toitures en tôle et soudain le sol perfore l’avion. Les réacteurs s’inversent, les ailes se cambrent, les roues se bloquent. Cependant, personne autour de moi n’est étonné. Le réseau revient et je cherche : Mayotte. Rapidement le lagon me revient en tête. Je swipe des images de tortues, de fond marin grouillant de vie, un cratère avec un lac au centre …, finalement je trouve ma réponse. “1930 m de longueur”34 , ce n’est pas ce fameux mont Choungui, mais bien l’une des pistes les plus courtes du monde.
34 Mayotte la 1ère, KalathoumiAbdil-Hadi. La piste longue, l’arlésienne des mahorais. Publié le 15 décembre 2020 à 13h11, mis à jour le 15 décembre 2020 à 14h39.
(Image 18)35
35 Simon Rialland. Mayotte entre deux mains, vue depuis Petite-Terre. 2022, Mayotte.
En sortant de l'aéroport, la chaleur envahit mon corps, avec mon t-shirt en coton je ne faisais plus qu’un avec cette étendue de saphirs. Entre les colliers de jasmin, je repère un sourire familier. C’est celui de Wendy, qui est venue récupérer son colis. Dans le taxi, j’entends mais je ne comprends pas tout. Est-ce du français ? On m’avait prévenu que les mahorais parlaient aussi shimaoré et malgache. Les paysages défilent de nouveau et entre les palmiers rien ne laisse transparaître la silhouette de la métropole. Je me déverse entre les vapeurs de mabawa36 grillé et récupère ma valise à l’arrière d’un van rouillé. Je ne connecte toujours pas, pourtant la sirène de la barge arrive à me guider vers cette horde qui s’engouffre à l’intérieur de ce monstre d’acier. La sirène retentit de nouveau et tandis que les portes se soulèvent, mes yeux s'ouvrent en direction de cette créature organique, habillée par la forêt dense.
Je profite enfin d’un peu de fraîcheur. Mon regard croise celui d’une imposante roussette. Pas de doute, j’ai bien atterri à Mayotte - le 101ème département français.
36 Poulet en shimaoré.
(Image 19)37
37 Croquis personnel, concours Henry Jacques le Même. Ponton de Mamoudzou, l’embarcadère de la barge. 2022.
Dans ce territoire, jeune département depuis 2011, les récits se mêlent. Celle du métropolitain qui a quitté son chez-soi en quête d’ascension professionnelle ou d’ “humanitaire”38 et “l’envie d’être utile”39 ; celle du mahorais originaire de l’archipel qui vit entre les traditions musulmanes et les valeurs occidentales40 ; ou encore l’immigré comorien qui est désigné comme un illégal administrativement41 . Conservons un instant l’image idyllique de cette insularité (voir images 2, 3, 6, 17 et 18) à travers le rendu de Kenza Useldinger pour le concours Henry Jacques le Même. À travers ces quelques lignes, elle dépeint sa réalité amoureuse, “sur cette petite île ancrée au Nord de Madagascar [...] [à] 8000 km"42 de la métropole. Elle décrit sa manière d’habiter une “petite maisonnette (voir image 21) aux abords de la Place Mariage, à deux minutes à pied de la barge, l’embarcadère de Mamoudzou43 (voir image 19).” Depuis qu’elle s’est installée à Mayotte, elle conte son quotidien, aventure à la foi unique et semblable à celles d’autres métropolitains. À travers le corps de son amant, elle décrit : “l’ossature de ces villages, dans la superposition du béton aux plaques de tôle où se côtoient bâtiments administratifs et constructions irrégulières”44 , “les bouenis45 qui exposent leurs étalages en plein soleil aux gamins qui friment en
38 Pays, la revue qui nous entoure, Pollen Diffusion. Mayotte-N°4. (p.28) 39 Ibid. 40 Ibid. (p.16-17) 41 Propos spontanés recueillis auprès de Julien Beller dans le cadre de l’IPFE Mayotte à l’ENSAPLV. 42 Kenza Useldinger, candidate au Prix Henry Jacques le Même. Tsina n ’ goma. Janvier 2022. (p.1) 43 Ibid. (p.5) 44 Ibid. (p.3) 45 femme.s en shimaoré.
(Image 20)46
(Image 21)47
46 Simon Rialland. Place du Marché embouteillée, Mamoudzou centre. 2021 47 Croquis personnel, concours Henry Jacques Le Même. Façade de son appartement, Mamoudzou, Place Mariage. 2022.
vélo”48 . Une situation qui n'a rien de comparable à Paris [...], hormis dans le défilé incessant des automobilistes”49 (voir image 20). Un paysage dans lequel on y recense des particularités architecturales aussi. Comme celle des “varangues, structures typiques de l’architecture mahoraise”50 (voir images 23 et 24), que l’on reconnaît par leurs charpentes en bois - généralement colorées. Les façades sont ornées et chacunes d’elles “revêt”51 sa propre personnalité : un motif géométrique sur le garde-corps, une composition florale savamment disposée sur les abords, une compilation de canisses en osier, bambou ou PVC, offrant un asile au soleil”52 . “Le jour, on entend les voix des jeunes qui zonent près du supermarché, [...] la nuit il ne reste que le souffle des climatiseurs [...], le terrain de jeu des chats errants”53 . “J’ai l’impression de rentrer en taule”54 . Une entrée plutôt “dissuasive”55 (voir image 22) est décrite : “une grille métallique de sécurité munie de barreaux anti-infraction, un couloir planqué dans l’ombre, une porte d’entrée armée d’une alarme”56 .
48 Kenza Useldinger, candidate au Prix Henry Jacques le Même. Tsina n ’ goma. Janvier 2022. (p.3) 49 Ibid. (p.5) 50 Ibid. 51 Ibid. 52 Ibid. (p.6) 53 Ibid. (p.7) 54 Ibid. (p.9) 55 Ibid. 56 Ibid.
(Image 22)57
(Image 23)58
57 Simon Rialland. Entrée du logement, Mamoudzou centre. 2022 58 Croquis personnel, concours Henry Jacques le Même. La Varangue, place Mariage. 2022.
Pour égayer son quotidien, elle s’achetait des "aplats de couleurs”59 , des motifs autant mahorais que malgache, qui servaient à décorer l’intérieur ou à coudre des vêtements. D’autres, “préfèrent se barricader [...] Mayotte n’a pas très bonne réputation”60 .
59 Ibid. (p.13) 60 Ibid. (p.9)
(Image 24)61
61 Simon Rialland. Varangue à la charpente de bois peint en rouge, Kani-Keli. 2021
Une jeunesse laissée pour compte
Tout comme dans le film Tropique de la Violence (2022), il n’y a qu’à activer sa radio pour entendre les nouvelles du jour - “ce matin Mamoudzou était de nouveau le terrain d’affrontement pour les grands moringue62 . Que ce soit du côté de Mtsapéré, Kaweni ou Tsoundzou, ces scènes de rassemblements non autorisés ont étonné les riverains et les Forces de l’ordre. Une jeunesse qui continue de jouer la carte de la provocation”63 . Aussi, les grands titres sont nombreux : “Assassinat d’un jeune de 20 ans, tué à la machette”64 , “jeunes cagoulés [...] introduits dans des lycées”, voitures incendiés65, “routes paralysées”66, “bus scolaire attaqué”67 . Le département le plus pauvre de France subit depuis 2008 “une délinquance endémique de bandes rivales constituées de jeunes précaires, dont les conditions de vie sont décrites comme effroyables”68 . En inspectant de plus près, il semble que la jeunesse soit aussi la première touchée par la misère sociale. Le recensement de la population est difficile sur l’Île puisque les conditions d’accès
62 Sport de combat pratiqué dans l’Océan Indien. Généralement en pleine rue. 63 Manuel Schapira. Tropique de la Violence, sortie en 2022.Adapté du roman de NathachaAppanah. 64 Ibid. 65 Ilona Youssouffa, Mayotte la 1ère. Bandrélé : des véhicules de l'intercommunalité du sud incendiés. Publié le 25 décembre 2022 à 15h21, mis à jour le 25 décembre 2022 à 17h34. 66 France inter. Les routes toujours paralysées à Mayotte, où les habitants dénoncent l’insécurité. Publié le 5/03/2018 à 6h04. 67 M.Boisseau, T.De Barbeyrac, Mayotte La 1ère, RevelateursFTV, S.Gravelaine France 2. 68 Juliette Campion, France info. "Ces jeunes n'ont rien" : à Mayotte, la situation des mineurs violents est devenue explosive. Publié le 30/12/2022 à 6h08 et mis à jour le 30/12/2022 à 14h46.
(Image 25)69
(Image 26)70
69 Simon Rialland. Gaza, plus grand bidonville d’Europe et de France. 2022. 70 Manuel Schapira. Tropique de la Violence, sortie en 2022. Extrait à (16:43)
aux bidonvilles ne sont pas simples. Pour le moment l’INSEE a chiffré entre “3000 et 4000 mineurs isolés”71 dans un département où “l'âge moyen est de 23 ans contre 41 ans en métropole en 2022”72 . Cela est dû notamment à une immigration importante venant des Comores. On comptait en 2017 : 48% d’étrangers, corrélé à l’expulsion “des pères et des mères en situation irrégulière”73 , qui laissent leurs enfants seuls à Mayotte. Ainsi, ces jeunes sans repère et dans la misère se retrouvent dans des bidonvilles majoritairement installés à l’est dans le canton de Mamoudzou. D’autres prennent place au cœur de l’Île, dans la malavouni74 , difficile d’accès.
Cette réalité, Natacha Appanah la décrit dans son roman Tropique de la Violence (2016). Moïse - jeune comorien recueilli par une mzungu75 , se retrouve suite au décès de sa mère embrigadée dans le plus grand bidonville de France, Gaza, dans les hauteurs de Kawéni (voir images 25 et 26). Les constructions précaires couvrent les collines et se développent à perte de vue. Ce récit, les métros76 et les mahorais le connaissent bien. Cependant ils y sont confrontés autrement, puisqu’ils en sont les cibles.
71 Ibid. 72 Ibid. 73 Ibid. 74 Désigne la forêt dense à Mayotte. 75 Désigne le blanc venu de métropole en shimaoré. 76 Désigne les métropolitains ou les personnes venant de la métropole.
(Image 27)77
77 Simon Rialland. Boueni lave le linge, pendant que bébé porte l’eau, bidonville de Cavani. 2022
En arrivant sur l’Île on me glisse quelques conseils : “Ne téléphone pas dans la rue, ne va pas seul au distributeur, ne porte pas de sac en bandoulière”78 , ou encore “si tu vois une bande d’enfants te lancer des pierres et te faire barrage, écrase-les, c’est eux ou toi."79 Ces mots m’ont marqué et résonnent encore en moi. Je ne m’y ferai jamais.
“Il faut me croire. De là où je vous parle, les mensonges et les faux-semblants ne servent à rien. Quand je regarde le fond de la mer, je vois des hommes et femmes nager avec des dugongs et des coelacanthes, je vois des rêves accrochés aux algues et des bébés dormir au creux des bénitiers. De là où je vous parle, ce pays ressemble à une poussière incandescente et je sais qu’il suffira d’un rien pour qu’il s'embrase."80 N’ayant pas les moyens, “les jeunes des rues mendient”81 .
Les réalités s’entrechoquent et c’est finalement des politiques jugées comme “criminelles”82 par une partie de la population qui rythment les différents récits.
78 NathachaAppanah, Folio. Tropique de la violence. Paru le 17 mai 2018 (p.147) 79 Propos recueillis à mon arrivée sur l’île en 2021, par un dénommé Matthieu. 80 Ibid. (p.11) 81 Pays, la revue qui nous entoure, Pollen Diffusion. Mayotte-N°4. (p.47) 82 Cairn.info. Diversité culturelle et politique criminelle à Mayotte.