Afrique du Sud : danser pour panser le monde

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seun aaron Mahlamgu, né en 1992 à Dullstroom, a suivi pendant dix mois en 2018 le YalP (Youth in Arts Leadership Program), créé en 2015 par la compagnie Forgotten angle. au programme : leçons de danse et cours d’administration et de pédagogie, afin qu’il puisse lui-même par la suite enseigner auprès de sa communauté.

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REPORTAGE EN AFRIQUE DU SUD

Danser pour panser le monde En Afrique du Sud, l’attention à l’autre, qu’il habite dans des townships ou des zones rurales éloignées de tout, passe par la culture, notamment la danse. C’est l’un des trop rares chemins pour la réinvention d’un vivre-ensemble. Des compagnies Via Katlehong et The Forgotten Angle Theatre Collaborative au Kliptown Youth Program, reportage à Soweto et à la frontière du Mozambique.

A

près les sombres heures de l’apartheid, l’Afrique du Sud était devenue aux yeux du monde la « nation arc-en-ciel ». Comme la promesse de lendemains qui allaient chanter autrement. Las ! Les chantiers sont toujours en l’état, et cinq ans après la mort de Nelson Mandela, le pays s’en tient toujours à une version noir et blanc, tandis que les soubresauts d’une économie minée par la corruption en bandes organisées et convertie aux lois du marché fragilisent toujours plus les exclus. L’État délaissant ses missions de régulation, des initiatives voient le jour pour bâtir un avenir qui offre une même chance à toutes et tous, à défaut d’une égalité. Parmi elles, celles qui utilisent le levier de la culture, l’un des ferments de l’identité de ce pays mosaïque et l’un des moyens de contester le pouvoir avant 1991, demeurent des phares éclairant une population encore fragmentée, où l’esprit de communauté joue malgré tout son rôle d’amortisseur. « La nouvelle génération sud-africaine, tant en danse qu’en musique, sait exactement pourquoi elle est sur scène, quelle portée sociale elle peut avoir. Les jeunes ont une véritable interrogation sur leur identité, qui est un moteur de leur création. L’Afrique du Sud est VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3

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devenue une plateforme pour les arts, quelque chose de très actif, malgré le manque de soutien des institutions », insiste ainsi Robyn Orlin, chorégraphe qui fut engagée pour rompre les digues qui isolaient chaque population, chaque ethnie dans un État raciste. C’est ainsi qu’elle s’empara de l’isicathamiya, une danse pratiquée dans la communauté zoulou, comme elle milita pour que tous aient accès à la culture. via KatleHonG : « la Danse M’a saUvé la vie » Aujourd’hui, le flambeau de la sexagénaire est repris par des cadets, à l’image de Via Katlehong, une compagnie de danse qui doit son nom au township où elle est basée : Katlehong, au sud de Johannesburg, longtemps réputé malfamé, encore miné par le nyaopé, une drogue qui fait des ravages, et toujours sans un blanc à l’horizon en 2018. « La danse m’a sauvé la vie, et c’est ce que je veux transmettre aux plus jeunes, en les éloignant de toute mauvaise énergie », dit son directeur artistique, Buru Mohlabane, qui intégra en 1996 cette troupe créée par quatre jeunes du township. Leur spécialité : la pantsula, une danse de rue. Le travail socio-éducatif fait partie de Via Katlehong, qui intervient régulièrement dans les prisons. « L’une de nos missions est de former les plus jeunes gratuitement. Quand ils grandissent, ils ont le choix entre poursuivre l’école ou suivre une carrière professionnelle de danseur. En tout cas, ça les aide pour rester dans le bon chemin. Comme nous, avant eux1. » Aujourd’hui, une vingtaine de gamins suivent les pas des plus grands, histoire de s’en sortir dans un territoire harassé par un chômage endémique. « Il y a une réelle humanité dans cette danse : oublier l’âpreté de la réalité, se libérer de ce cauchemar. Mais aussi comment s’inscrire dans une histoire collective pour supporter tout ça. Il y a une réelle force d’ensemble : c’est un vrai mouvement », analyse Greg Maqoma, chorégraphe contemporain qui a créé avec Via Katlehong un spectacle qui dresse l’état des lieux d’un pays défaillant. Désormais reconnu dans le monde entier, ce danseur n’en oublie pas pour autant le coin où il est né en 1973 : Soweto. L’emblématique township de la riche province du Gauteng est devenu une « ville », avec ses quartiers, plus ou moins bien dotés. KliPtoWn YoUtH ProGraM : transForMer la PaUvreté en oPPortUnité ? C’est dans l’un de ces quartiers de Soweto, le tout particulièrement déshérité Kliptown, qu’est né en 2007, à l’initiative de quatre jeunes adultes, un programme destiné aux enfants des environs. Là encore, le début de l’histoire s’ancre dans une danse, le gumboots, inspirée par les battements de pieds des mineurs, pour se donner du cœur à l’ouvrage alors qu’ils se tuaient à la tâche. Cette charge historique est toujours présente en 2018, lorsque les enfants de ce ghetto font cla78

quer leurs bottes de plastique devant le public de Paris ou d’ailleurs. Cette danse, où l’on exorcise le présent en transcendant le passé, a permis au Kliptown Youth Program de se structurer, de perdurer puis de se développer, en apportant des fonds qui viennent combler le manque de soutien d’une initiative qui vise à « transformer la pauvreté en opportunité ». Le slogan fait sens : rien de tel qu’une accroche pour frapper les consciences. Surtout, onze ans plus tard, ce programme d’accompagnement scolaire, mêlant éducation, danse, musique, sport, accès aux outils numériques ou encore aide alimentaire, a permis à plusieurs dizaines de jeunes d’intégrer l’université et à des milliers de terminer leur cursus secondaire. Une réussite qui rappelle que la culture reste un moyen de se mobiliser tous ensemble pour changer la « farce » d’un monde qui tourne mal2. ForGotten anGle aiDe les coMMUnaUtés rUrales À se réinventer C’est sur la foi de tels ressentis sur l’Afrique du Sud que PJ Sabbagha a créé en 1995 The Forgotten Angle Theatre Collaborative. Ce nom en dit déjà long sur les intentions de cette compagnie qui a durablement inscrit son travail dans des problématiques liées au genre, à la sexualité, à l’identité. Vingt ans plus tard, son directeur artistique et fondateur a choisi de la relocaliser dans le Mpumalanga, à trois heures de route de Johannesburg : « Aller vers un environnement rural était un déménagement naturel, tant une immense partie de la population se voit refuser l’accès à tout un tas de choses : éducation, santé, arts, etc. Les bases primaires des droits de l’homme sont ici ignorées3. » Depuis trois ans, il parcourt ainsi les communautés, souvent éloignées les unes des autres de dizaines de kilomètres, pour dispenser des cours de danse, qui sont en réalité des leçons de vie interrogeant l’ADN de la nation arc-en-ciel. L’enjeu dépasse la beauté du geste : derrière ces pas de deux, il s’agit de construire collectivement un avenir à partir des communautés existantes, mais aussi de redonner du sens au mot création, un bien commun plus qu’une idée, en lien direct avec la réalité du terrain. Pour lui, tout le monde a à apprendre de l’autre : il suffit de tendre la main pour prendre l’élan. Jacques Denis

1. Voir la vidéo de solidarum.org : « Buru Mohlabane : dans les townships, la danse sauve des vies ». 2. Voir la vidéo de solidarum.org : « Kliptown Youth Program : dans le township, tout pour l’éducation ».

3. Voir la vidéo de solidarum.org : « Forgotten Angle : danser pour panser l’avenir ».

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LA PANTSULA DES TOWNSHIPS À 24 ans, Lenela Leballo est l’une des premières danseuses de pantsula à avoir sa compagnie, les Intellectuals Pantsula, basée à Soweto, tout en étant professionnelle. Sous-culture liée à la mode, cette danse apparue dès les années 1960 fut une expression de contestation, avant de devenir un vecteur d’émancipation pour les jeunes des townships. Comme à Tembisa, un vaste township, à mi-chemin entre Pretoria et Johannesburg, où Abel Vilakazi a fondé la troupe Tembisa Revolution en 2003. Pour être artistique, la pantsula n’en est pas moins l’expression sociale de communautés qui doivent encore survivre à la périphérie du système. « Nous transmettons des valeurs aux plus jeunes, explique Abel Vilakazi. La pantsula a une dimension éducative, exemplaire pour suivre d’autres chemins. » VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3

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Quartier historique de Soweto où la Charte de la liberté a été écrite en 1955, Kliptown compte 45 000 habitants, avec un taux de chômage de 80 %. « On n’a pas d’écoles, les maisons ici sont en tôle ! », déplore Thando Bezana, danseur de gumboots qui est né et a grandi ici. Il est l’un des cofondateurs du projet Kliptown Youth Program. Depuis onze ans, grâce à l’implication des membres de la communauté, il soutient les enfants du quartier dans leur scolarité, les forme au numérique et leur offre chaque jour un repas gratuit. Ce programme, accompagnant 500 jeunes, a déjà permis à plusieurs dizaines de gamins d’accéder à l’impossible : des études supérieures. 35 jeunes adultes de Soweto, dont de nombreux anciens élèves, sont désormais des tuteurs du Kliptown Youth Program.

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TOUT POUR LʼÉDUCATION


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CŒUR À CORPS DANS LES COMMUNAUTÉS RURALES Shawn Matebisi Mothupi (en haut à gauche), danseur professionnel, a rejoint le projet Forgotten Angle en 2015 pour transmettre sa passion auprès de communautés rurales. « L’art, dans sa capacité à changer le regard sur soi et à remettre du lien entre tous, a une réelle dimension sociale. C’est un outil éducatif, il fait évoluer les mentalités. Comme le respect entre les garçons et les filles. » Il en est ainsi à la maison d’enfants, pour la plupart orphelins, de Belfast (en bas à droite), l’une des localités du Mpumalanga. Le danseur intervient aussi dans l’école du township de Dullstroom, à une bonne heure de route (en bas, à gauche). Il est aidé par de jeunes adultes (en haut à droite), qui ont eux-mêmes été formés dans le studio de danse afin de devenir selon leurs propres mots des « bâtisseurs de communauté ».

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Cet article en format PDF est directement tiré de Visions solidaires pour demain, revue papier annuelle dont l’objet est de réfléchir à ce qu’est, et ce que pourrait être dans le futur, la solidarité sociale. Ce fichier PDF est accessible au sein de la base de connaissances Solidarum, plateforme en ligne, gratuite et évolutive, qui propose à la consultation et au téléchargement des médias vidéo, texte, son et image : des visions et reportages créés spécifiquement pour elle, en Creative Commons. Solidarum et Visions solidaires pour demain sont édités par la Fondation Cognacq-Jay et réalisés par une rédaction autonome dédiée, avec l’appui d’un comité éditorial composé en majorité de personnalités extérieures à la Fondation.

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