Du care à l’éducation, changer les a priori de l'accompagnement

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REGARDS CROISÉS

Du « care » à l’éducation, changer les a priori de l’accompagnement Philosophe, Sandra Laugier interroge la sphère économique et sociale, tandis que le chercheur François Taddei développe des projets dans le monde éducatif. Tous deux s’intéressent à des publics très différents, mais partagent une même ambition : construire les pratiques avec les plus vulnérables plutôt que de décider à leur place.

François Taddei est cofondateur et Chief Exploration Officer du Centre de recherches interdisciplinaires (CRI). Chercheur en sciences du vivant, spécialiste de l’évolution, il milite pour des approches interdisciplinaires dans la recherche et l’éducation.

« Liée au soin des personnes vulnérables, l’éthique du “care” pose la nécessité d’une reconnaissance beaucoup plus forte de celles et ceux qui pratiquent ce soin. »

« En considérant les apprenants comme des chercheurs, l’apprentissage par la recherche réconcilie avec l’envie d’apprendre ceux qui ont échoué à l’école. »

SANDRA LAUGIER

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Crédits photo : David Tardé/Moderne Multimédias

Sandra Laugier est professeure du langage et de philosophie morale à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle a publié plusieurs ouvrages sur la philosophie du langage ordinaire et sur l’éthique du « care » (soin, attention à l’autre, etc., en anglais).


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En quoi la vision actuelle de l’accompagnement des personnes exclues ou fragilisées, dans votre domaine, est-elle critiquable ? SANDRA LAUGIER : Aujourd’hui, la société, en prônant les

valeurs de l’autonomie – qui est, cela dit, une démarche indéniablement positive – tend à renvoyer la responsabilité de l’exclusion aux exclus eux-mêmes, individuellement. Pourtant, on s’aperçoit que l’autonomie d’une personne est permise par toutes sortes d’aides. Ainsi, un chef d’entreprise s’inscrit dans nos imaginaires comme un modèle d’autonomie, alors qu’il est entouré par sa femme, son équipe, etc. Les personnes perçues comme les plus autonomes sont en réalité les plus soutenues. Cette dépendance dans la gestion de nos vies quotidiennes est une forme de vulnérabilité dont on a rarement conscience. Aussi, plutôt que de nous percevoir comme des corps autonomes, il serait plus juste de nous sentir « interresponsables » de tout cet ensemble de biens, de services et donc de personnes qui rendent nos vies tout simplement possibles. Changer notre vision de l’accompagnement commence, alors, par troquer l’idéal d’une société des autonomes par celui d’une société des vulnérables.

FRANÇOIS TADDEI : Dans notre méritocratie, lorsqu’on réus-

sit ses études, on croit qu’on le mérite, mais quand on échoue, on croit le mériter aussi. Par conséquent, les personnes en échec scolaire perdent confiance dans leurs capacités d’apprendre et leur niveau d’estime d’ellesmêmes s’écroule. Le modèle éducatif actuel produit donc les conditions d’une exclusion durable pour ces dernières. De plus, l’école nous met en compétition. Cela nous prive d’un soutien et de ressources essentielles, car ensemble nous sommes capables de faire des choses que nous ne saurions pas faire seuls. Enfin, les sujets d’apprentissage sont souvent imposés, déconnectés de nos vies et des défis des nouvelles générations. La plupart du temps, nous apprenons une liste de savoirs dont les réponses figurent dans les livres au lieu d’apprendre à faire face à l’inconnu. C’est cela qu’il faut changer. Pour y parvenir, je plaide pour une société de la connaissance et de la reconnaissance, où l’on apprend des autres et où l’on apprend aux autres. L’enjeu est de partager des expériences d’apprentissage pour augmenter notre intelligence collective.

Que proposez-vous pour changer les pratiques de l’accompagnement ? Promouvoir une éthique du « care ». Le care, par définition, c’est prendre soin des autres, notamment des personnes en situation de vulnérabilité (les enfants, les personnes âgées, etc.). Historiquement, le care est une extension du travail domestique, aussi ce sont des tâches surtout assurées par les femmes, le plus souvent gratuitement ou contre de faibles rémunérations. En rendant « visibles » les travailleurs du care, la crise sanitaire a accru la considération que nous avons pour ces activités et provoqué une indignation face à leurs conditions de travail. Mais ces invisibles ne seront-ils pas rapidement oubliés une fois la crise passée ? Aussi, je défends l’adoption d’une éthique du care qui postule que le soin et l’attention à l’autre deviennent moralement et philosophiquement prioritaires par rapport aux choix qui se voudraient « rationnels », pris en fonction du seul « intérêt ». C’est donc par la pratique de cette éthique du care, il me semble, que nous pouvons changer en profondeur le regard que nous portons sur ceux qui prennent soin des autres, et par ricochet les aider à mieux accompagner les personnes vulnérables ou fragilisées. S. L. :

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F. T. : Nous avons créé le CRI pour imaginer de nouveaux

modèles pédagogiques qui donnent ou redonnent le goût d’apprendre. La nouveauté, c’est de considérer les apprenants comme des chercheurs, en les amenant par l’exploration à élaborer leurs propres réponses, et de le faire en coopérant avec d’autres. L’apprentissage par la recherche leur montre que personne ne sait tout et qu’un savoir peut être contredit – dans ma génération, on n’aurait jamais osé contester ce qui était dans un dictionnaire. Notre modèle d’apprentissage transmet aussi une éthique scientifique avec les valeurs de l’expérimentation et de la réputation. Nous rappelons que toutes les connaissances ne se valent pas et qu’il existe des méthodes pour progresser dans le savoir. Aujourd’hui, les dictionnaires ont été remplacés par des plateformes de partage de la connaissance comme Wikipédia ou Vikidia (pour les enfants), mais combien de personnes ont-elles été mises en capacité de s’en saisir ? Notre rôle est dès lors de convaincre les enseignants du bien-fondé de l’intelligence collective, en leur mettant à disposition, en licence libre, des prototypes pédagogiques et des formations de type MOOC sur les méthodes d’éducation par la recherche. 35


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Comment concrétiser cette autre façon d’accompagner ? S. L. : Comme je le disais, l’éthique du care s’appuie sur

l’attention à l’autre, mais ce n’est pas une attention abstraite, c’est une attention à la vie ordinaire et à ses situations singulières. L’éthique du care soutient que nous ne pouvons pas prendre de décisions au quotidien sans en considérer tout le contexte, sur le terrain comme au niveau de la société. On le comprend aisément sur le plan de l’éthique médicale, mais c’est tout aussi vrai dans la vie ordinaire. L’éthique du care permet dès lors de réfléchir aux inégalités au quotidien. Par exemple, on ne peut pas juger si une ville est inclusive en comptant simplement le nombre d’infrastructures adaptées aux personnes à mobilité réduite. C’est en analysant la pratique quotidienne de la ville par des personnes handicapées ou des personnes âgées que l’on peut comprendre l’exclusion qu’elles subissent, la façon dont elle s’organise et donc les moyens d’agir pour la réduire.

Dans notre programme Savanturiers-École de la Recherche, dirigé par Ange Ansour, les enfants explorent la connaissance en posant des questions à leur enseignant ou à toute personne qu’ils jugent pertinente. Une classe de CE1-CE2 a travaillé avec une roboticienne sur le handicap. Après avoir interviewé des personnes malvoyantes et des experts, ils ont imaginé des chaussures connectées pour un enfant aveugle. Récompensées par un prix de recherche de la Fondation Saint-Pierre, habituellement destiné aux adultes, ces « ShoeShoe » alertent en cas d’obstacles et donnent des informations vocales sur l’environnement proche. Des centaines de classes, de la maternelle au lycée, se sont emparées des Savanturiers et plus de 30 000 professeurs s’y sont formés à travers nos MOOC. Ce programme démontre que tous les avis ont le droit d’être entendus – même s’ils n’ont pas la même force – et qu’ils peuvent tous servir à construire ensemble des solutions bénéficiant à tous. F. T. :

Comment ces pratiques aident-elles autrement les plus vulnérables ? S. L. : En

prônant l’attention à autrui, l’éthique du care nous incite non seulement à prendre soin des personnes fragilisées, mais aussi à soutenir les systèmes de solidarité, à aider les aidants, et à soigner les soignants. Je pense, par exemple, aux initiatives de balluchonnage, qui relaient pendant une ou deux semaines les aidants familiaux, notamment les conjoints de personnes ayant la maladie d’Alzheimer, afin qu’ils soufflent. Autre bénéfice attendu de l’éthique du care : lutter contre les inégalités salariales entre les hommes et les femmes et contre la précarité en général. En effet, 71 % des infirmiers et 80 % des aides-soignants sont des femmes. Si l’on y ajoute les professionnels de l’entretien, les aides à domicile et plus largement tous les métiers de l’accompagnement, on se rend compte à quel point le travail du care est assuré pour l’essentiel par des femmes et des personnes pauvres, pour beaucoup issues de l’immigration. En travaillant à la reconnaissance du care comme un travail et un ensemble de compétences essentiels à la collectivité, l’éthique du care lutte pour que les travailleurs, et donc surtout les travailleuses, du care soient mieux payés, mieux protégés et mieux représentés.

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En partenariat avec l’Université catholique de Lille, deux start-up sociales (Chance et Synergie Family) et le LICA (Laboratoire d’intelligence collective & artificielle), nous avons lancé en janvier 2020 Réalise tes Rêves, un projet coordonné par Imane Baïz. Il adapte notre modèle d’apprentissage par la recherche à un public de jeunes très éloignés de l’emploi qui n’ont souvent pas eu la chance de s’interroger sur ce qui peut faire sens pour eux. Ils ont essentiellement subi les situations et les sujets d’enseignement. L’apprentissage, pour ces jeunes sans perspective professionnelle, débute donc par la recherche d’eux-mêmes. Nous utilisons le concept japonais d’Ikigai, qui signifie « joie de vivre » ou « raison d’être ». Nous leur demandons de répondre à quatre questions : qu’aimez-vous faire ? Que savez-vous faire ou pourriez apprendre à faire ? Quelles sont les ressources dont vous pourriez disposer ? Et enfin, de quoi le monde aurait-il besoin ? Nous les invitons ainsi à formuler leur rêve, puis nous discutons avec eux du parcours d’apprentissage qui pourrait les aider à le réaliser. Tout ne sera pas possible, bien sûr, mais l’objectif est pour eux de s’inventer un chemin, entre leurs rêves et la réalité, et ainsi de retrouver de l’espoir, de se remettre en mouvement. F. T. :

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Comment favoriser la reconnaissance des publics qui vous occupent ? Cela commence sans doute par l’étude des activités de care. Par exemple, la chercheuse et psychologue Pascale Molinier a mené une enquête dans les EHPAD (Établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) qui montre l’étendue des compétences des professions du care. Elle en a tiré un livre, Le travail du care (La Dispute, 2020). Il s’agit de savoir-faire techniques, comme les gestes à connaître pour soulever une personne en toute sécurité ; de savoir-faire psychologiques, telle l’écoute des personnes et de leurs familles ; de savoir-faire organisationnels, comme le partage des tâches dans des conditions de « sous-staffing » récurrent, etc. Ensuite, il faudrait favoriser une organisation collective des métiers du care, les structurer en filière afin de construire une représentation politique et économique du care. Qui pense aujourd’hui à relier le travail d’une femme de ménage, d’une aide à domicile, d’une aide-soignante, mais aussi d’une caissière, d’un éboueur ou d’un livreur ? Tous assurent pourtant un service indispensable à la population, tous ont des conditions de travail déplorables et aucun ne perçoit une rémunération ni ne reçoit une reconnaissance en rapport avec ce qu’ils ou elles apportent à la société. S. L. :

Pour les jeunes en décrochage scolaire et les publics en difficulté d’apprentissage, il est important d’étendre et de démocratiser les systèmes de reconnaissance. Aujourd’hui, les universités et les écoles ont le monopole des diplômes, et seul le président de la République décide de ceux qui entrent au Panthéon. On pourrait créer un Open Panthéon dans lequel chacun pourrait dire « dans mon panthéon personnel, je mets untel ou untel ». Et les institutions s’appuieraient sur toutes ces données pour décider qui devrait recevoir une distinction de la société. Ensuite, à l’instar des doctorats honoris causa, on pourrait inventer des mentorats honoris causa, des écoles de mentors. Ce serait des espaces où l’on pourrait reconnaître que telle ou telle personne nous a aidés à progresser, mais aussi où l’on pourrait partager nos expériences en tant que mentor et en tant que « mentoré ». Autre idée, nous pourrions inventer un GPS de la connaissance, grâce aux technologies numériques, qui nous situerait dans l’espace des savoirs et savoir-faire et nous permettrait de visualiser les trajectoires d’apprentissage empruntées ou envisagées par d’autres. Ainsi, à la façon d’un Blablacar, il nous aiderait à trouver des compagnons d’apprentissage ou des mentors. F. T. :

Comment aller plus loin, notamment vis-à-vis des plus vulnérables ? S. L. : Les plus vulnérables doivent pouvoir prendre part

à la vie de la politique au sens noble du terme. Pour moi, une société démocratique se mesure d’abord à la possibilité d’expression dans la sphère publique, pour les décisions les plus banales de notre quotidien à tous comme pour les plus structurantes de la société. Or cet espace reste réservé à des privilégiés, des hommes essentiellement. L’invisibilité politique des travailleurs du care maintient sans aucun doute et même accentue leur exclusion. Une meilleure représentation politique des travailleurs du care participerait ainsi à fortement réduire leur précarité, car ils auraient alors le pouvoir de négocier afin d’améliorer leurs conditions de travail, de rémunération, de formation, d’accès aux savoirs, à la culture, etc.

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F. T. : Tous, vulnérables ou non, doivent être pareillement

inclus dans les processus de décision les concernant, à tous les âges de la vie et à toutes les échelles, parce que si la manière dont on prend une décision s’avère très différente selon le niveau social, il y aura une caste qui, seule, aura accès aux décisions importantes, excluant les autres populations. Nous avons également besoin de mieux entendre la voix des enfants. On l’a vu récemment avec le mouvement de jeunes qui s’est formé autour de Greta Thunberg. Aussi, j’aime beaucoup l’initiative de l’association Électeurs en herbe. Elle aide les mineurs à comprendre ce qu’est une élection et leur dit : « Vous avez le droit de voter. Certes, votre vote ne sera pas comptabilisé, mais il sera exprimé et rendu visible. »

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« En prônant l’attention à autrui, l’éthique du “care” nous incite non seulement à prendre soin des personnes fragilisées, mais aussi à soutenir les systèmes de solidarité, à aider les aidants, et à soigner les soignants. » SANDRA LAUGIER

« Je plaide pour une société de la connaissance et de la reconnaissance, où l’on apprend des autres et où l’on apprend aux autres. L’enjeu est de partager des expériences d’apprentissage pour augmenter notre intelligence collective. » FRANÇOIS TADDEI

Mais, pour espérer être inclus dans une société quelle qu’elle soit, n’avons-nous pas d’abord besoin d’accéder à une forme d’autonomie ? S. L. : Effectivement, avant de pouvoir parler d’inclusion

sociale, ce qui suppose une certaine forme d’autonomie, il existe un ensemble de conditions de vie minimales à satisfaire : pouvoir se nourrir, se soigner, s’éduquer, avoir des loisirs, se déplacer, etc. Mais, plutôt que le concept d’autonomie, je préfère la notion de capacités, ou plus précisément de « capabilités », telle qu’elle a été développée par Amartya Sen en Inde ou par Martha Nussbaum aux États-Unis. Pour les femmes des pays du Sud, ce socle indispensable à toute possibilité ultérieure d’inclusion se traduit par la nécessité d’avoir accès à des ressources vitales, l’eau, l’électricité, et d’avoir un terrain à elles pour reprendre le titre du livre A field of One’s Own de Bina Agarwal. L’objectif premier d’une société devrait être de permettre à chacun de vivre de façon digne. Même si cela peut paraître un peu moralisant comme discours, c’est le point de départ de toute possibilité de développement, d’épanouissement, donc d’inclusion. 38

L’autonomie, indissociable de l’interdépendance, ne se construit pas en opposition mais au contraire avec les autres. Le pari est de cheminer avec la personne qui se sent exclue afin qu’elle se prenne en main et participe à la société. En des mots plus imagés, l’essentiel n’est pas de lui offrir du poisson, mais de lui apprendre à pêcher ou à inventer de nouvelles manières de se nourrir. Il existe des méthodes pour accompagner l’autre à avoir de nouveau prise sur sa vie. Pour ma part, je combine quatre verbes : inspirer, empower, contribuer et apprendre. Savoir ce qui l’inspire permet de partir de la personne que l’on veut aider. Puis l’empowerment passe par le collectif, car il est plus facile de concrétiser ses projets à plusieurs que seul. Ensuite, on s’arrête sur le sens de l’action, sur la motivation : au service de qui ou de quoi cette personne a-t-elle envie de mettre son énergie ? Enfin, il s’agit de la convaincre que nous sommes tous doués pour apprendre, même quand nous avons été convaincus de l’inverse. F. T. :

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L’idée que nous sommes vulnérables car interdépendants ne masquet-elle pas le très grand écart entre les différentes vulnérabilités ? S. L. : L’éthique du care a effectivement attiré l’attention

sur un universel de vulnérabilité. Que chacun ait compris sa dépendance aux autres, je pense que c’est un progrès. Après, bien sûr, il ne faut pas tomber dans un excès qui consisterait à dire que la vulnérabilité est la même pour tout le monde. Il y a des inégalités dans la vulnérabilité et elles sont en grande partie liées à la structure globale du care qui met une partie de l’humanité au service d’une autre. Pourquoi les travailleurs du care ont-ils soudain été reconnus comme essentiels pendant la crise ? Parce qu’ils permettent notamment à toute une classe privilégiée de vivre, ils sont essentiels à d’autres… L’éthique du care permet de constater et d’analyser nombre d’inégalités existantes, les discriminations diverses, les inégalités salariales entre hommes et femmes, ou encore les inégalités dans la valorisation des professions : premiers de cordée versus premiers de corvée.

F. T. : Nous naissons tous vulnérables, puis gagnons pro-

gressivement en autonomie. Mais parfois, dans le cas du grand âge par exemple, les capacités d’autonomie se dégradent. Ce n’est pas facile à vivre et ce n’est pas facile non plus pour l’entourage. Je pense qu’ici les questions de la dignité et du respect sont essentielles. Il faut être capable de se rappeler que l’être humain en face de soi, même très dépendant, a eu une longue histoire, qu’il a aimé, réalisé un tas de choses. Il faut le traiter comme on aimerait être traité soi-même dans cette situation-là. Et puis, on sait que d’autres familles, d’autres individus ont été confrontés à la grande dépendance. Quelles leçons peut-on alors tirer de l’expérience des autres ? C’est cela la richesse de la société de la connaissance et de la reconnaissance : ne pas agir comme si nous étions chacun seul à être confronté à telle ou telle vulnérabilité, profiter de l’expérience d’apprentissage des autres.

De quoi avons-nous besoin pour un réel changement de perspective ? S. L. : Dès lors que le travail de care est apparu à tout le

monde comme essentiel pendant la crise sanitaire, on aurait pu imaginer que les choses allaient enfin changer. Mais, si nous continuons de le voir par le prisme de l’économie du service à la personne, tous les efforts faits dans sa direction tendront à bénéficier aux servis plutôt qu’aux servants, car notre attention et nos moyens porteront plus sur l’accès au care que sur les conditions de sa réalisation. En d’autres termes, nous nous intéresserons plus au service qu’aux personnes qui le rendent. Et par conséquent, nous continuerons à dépendre de personnes elles-mêmes très vulnérables. En fait, tant que nous n’aurons pas pris conscience que nous sommes inclus dans quelque chose de plus large et que la vulnérabilité de ceux qui s’occupent du care nous rend tous plus vulnérables encore, les gestes d’inclusion n’auront que peu d’effet. Dès lors, sans au préalable ce renversement de perspective, à quoi bon rendre visibles les invisibles ?

T. S. Eliot, dans un poème que j’aime beaucoup, dit : « Où est passée la vie qu’on a perdue en vivant ? Où est passée la sagesse qu’on a perdue dans la connaissance et où est passée la connaissance qu’on a perdue dans l’information ? ». Je pense qu’il ajouterait maintenant : où est passée l’information qu’on a perdue dans les données… Aujourd’hui, nous avons les technologies des données et de l’information, mais nous n’avons pas grand-chose pour la connaissance, rien du tout pour la sagesse, et je ne pense pas que nous ayons des choses qui améliorent tant que ça nos vies au quotidien. Si on inversait le poème de T. S. Eliot, on obtiendrait une vision dans laquelle les technologies numériques, et plus généralement les progrès de la science, seraient mis au service de quelque chose qui nous permettrait de passer de la donnée à l’information, de l’information à la connaissance, de la connaissance à la sagesse, dans le but d’avoir un impact positif sur nos vies et de nous aider à trouver du sens. F. T. :

propos recueillis par Chrystèle Bazin et ariel Kyrou

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Cet article en format PDF est directement tiré de Visions solidaires pour demain, revue papier annuelle dont l’objet est de réfléchir à ce qu’est, et ce que pourrait être dans le futur, la solidarité sociale. Ce fichier PDF est accessible au sein de la base de connaissances Solidarum, plateforme en ligne, gratuite et évolutive, qui propose à la consultation et au téléchargement des médias vidéo, texte, son et image : des visions et reportages créés spécifiquement pour elle, en Creative Commons. Solidarum et Visions solidaires pour demain sont édités par la Fondation Cognacq-Jay et réalisés par une rédaction autonome dédiée, avec l’appui d’un comité éditorial composé en majorité de personnalités extérieures à la Fondation.

www.solidarum.org


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