En huit ans, le nombre de places en hébergement d’urgence a presque triplé en France De 2010 à 2017, le nombre de places est passé de 18 593 à 45 940 en centres d’hébergement d’urgence, et de 13 948 à 45 139 dans les hôtels. Les autres dispositifs d’hébergement d’urgence et du logement adapté étaient à fin 2017 les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (44 691 places) et les résidences hôtelières à vocation sociale (1 119). Sources : « Cohésion des territoires - hébergement, parcours vers le logement et insertion des personnes vulnérables », avis n° 150, tome II, Sénat, session ordinaire de 2018-2019, présenté par Jean-Marie Morisset, sénateur, et note de synthèse, projet de loi de finances pour 2019.
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INTRODUCTION
Qu’est-ce qu’un lieu de solidarité ? La solidarité s’inscrit dans la mission même de certains lieux, par exemple ceux de soin et d’accompagnement social. Elle tient parfois à leur implantation, répondant à un besoin là où il n’était pas couvert, ou à une configuration quand le lieu permet le lien social et favorise la mixité. Mais elle s’incarne surtout dans les relations réciproques, au-delà des services rendus. Elle peut donc prendre place dans une multitude d’espaces.
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u’est-ce qui transforme une maison ou un appartement, au-delà des liens familiaux, en lieu de solidarité ? Le principe de l’association Vivre Avec, dans la métropole bordelaise, est de créer des binômes entre, d’un côté, une personne âgée ayant de la place chez elle et, de l’autre, un étudiant en quête d’un logement pour mener ses études. « Le jeune n’est pas chargé d’assurer des soins au senior, tandis que celui-ci n’a pas pour mission d’être le tuteur du jeune ; ils sont pourtant présents l’un pour l’autre tout le long d’une année universitaire », explique Jean Bouisson, bénévole de l’association, par ailleurs professeur émérite à l’université de Bordeaux et spécialiste du vieillissement. « Au début de ce projet lancé en 2004, continue-t-il, les binômes étaient peu nombreux et ne tenaient pas. Alors, nous avons changé la donne : au bout d’un mois de vie commune, l’étudiant et le senior élaborent et signent une charte qui définit les termes de leur contrat d’habitation. Tout y est mentionné : la participation aux charges, d’une centaine d’euros par mois pour l’étudiant, la fréquence de sa présence aux repas et pendant les week-ends, la répartition des tâches ménagères, la musique, etc. Les attentes et les soucis potentiels sont abordés franchement, le dialogue s’engage et les liens de solidarité peuvent se tisser. Nous avons maintenant quarante binômes qui tiennent… et trop de demandes. » L’intention et l’énoncé d’une mission ne suffisent pas à susciter la solidarité. Cette dernière ne s’improvise pas non plus. Elle nécessite un travail en amont. Qui l’autorise, la rend possible, voire indispensable. Telle est l’une des leçons majeures de l’expérience d’habitat intergénérationnel solidaire de Vivre Avec : 10
au sein des lieux, la solidarité se construit via un dispositif au service de la relation dans le temps entre les parties prenantes. DES ÉTABLISSEMENTS DONT LA MISSION EST SOLIDAIRE Il existe néanmoins des lieux où la solidarité s’impose de façon « réglementaire » : les hôpitaux, les maisons d’enfants, les foyers d’accueil, les EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), etc., sont a priori des lieux de solidarité, puisqu’ils ont comme mission de prendre en charge des personnes en difficulté. Qui n’ont pas d’autre option que de s’appuyer sur eux. Il s’agit là d’une solidarité « verticale », d’ordre institutionnel, salutaire mais insuffisante pour garantir l’équité du traitement ou la qualité de l’accueil sur le long terme. Comment dès lors assurer la continuité et le développement d’une démarche solidaire ? La solidarité doit-elle se projeter au-delà du service rendu ? L’une des premières réponses pourrait être résumée par les mots de Maria Arrault-Chaya, médecin responsable du service de soins de suite oncologiques à l’hôpital Cognacq-Jay (lire page 12) : « L’altruisme est au cœur de nos métiers de soignants, affirme-t-elle. Dès qu’on s’en éloigne, par exemple à cause des obligations administratives, on perd quelque chose. » La difficulté, sous ce regard, naît de la pluralité des attentes des institutions et des personnes impliquées par l’activité de ces VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N 4
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lieux-là. Même une maison d’accueil ou d’hébergement de migrants, de femmes ayant subi des violences, de personnes en situation de handicap, fragilisées ou sans abri a des comptes à rendre à ses autorités administratives et, plus largement, à son écosystème de partenaires, d’adhérents et parfois de financeurs. DES LIEUX MULTIPLES QUI FONT LE cHOIX DE LA SOLIDARITÉ La majorité des équipements accessibles gratuitement à tous - établissements de santé, médiathèques, espaces de médiation, etc. - a une mission de solidarité. Mais tout espace compose avec un ensemble de contraintes, dépendant de son statut, de son histoire et de son environnement, qui peut nuire à sa vocation solidaire ou, au contraire, la stimuler. Il en est ainsi des écoles, au moins jusqu’à l’âge de fin de scolarité obligatoire. Illustration : le lycée professionnel de la Fondation Cognacq-Jay, privé mais non lucratif, a opéré des choix de l’ordre de la solidarité : la gratuité des études pour des jeunes ayant connu pour la plupart des difficultés scolaires ; et puis, en matière d’équipements, le gymnase créé récemment ou l’ordinateur dont profite chaque élève. Enfin, l’implantation d’un tel lycée à Argenteuil, une banlieue réputée difficile, lui ajoute une dimension solidaire. De la même façon, la présence d’une unité de soins gratuits pour des enfants atteints du cancer avec le soutien de l’institut de cancérologie Gustave Roussy a un sens plus fort à l’hôpital Aristide Le Dantec de Dakar qu’à Paris, car sise dans une région mal couverte en la matière, au service de populations en majorité pauvres et ne bénéficiant d’aucune protection sociale. Également au Sénégal, dans la banlieue de Dakar, le centre Africulturban et son projet phare Yuma (Youth Urban Media Academy) ont d’abord été conçus pour la réinsertion et la formation de jeunes oubliés du système, notamment d’anciens détenus. La culture hip-hop, au cœur de cette initiative, n’est dès lors qu’un moyen idéal pour assurer cette mission de solidarité auprès de cette population spécifique1. À l’inverse, tout lieu de culture n’a pas forcément de vocation solidaire. Autrement dit : la manière dont le Centquatre-Paris (lire page 16) inscrit ses activités et spectacles au cœur des territoires du Nord-Est parisien et de la Seine-Saint-Denis, et tisse des partenariats avec le SAMU social pour sa Maison des enfants, avec des associations telles que Emmaüs qui y tient boutique, des centres sociaux, des collèges, des lycées, etc., n’est absolument pas une obligation liée à son statut d’établissement public de coopération culturelle (EPCC)… mais un choix ! Et de ce choix découle une démarche, une configuration ouverte aux pratiques d’amateurs. À la solidarité.
1. Pour les exemples du Sénégal, voir le dossier « Citoyen sénégalais » de solidarum.org. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N 4
LA SOLIDARITÉ AU-DELÀ DU SERvIcE RENDU La frontière entre le service rendu et l’acte solidaire n’est pas simple à définir. Une nouvelle fois, le cas de l’association Vivre Avec éclaire la complexité de cette démarcation si poreuse. Car s’ils ont un accord élaboré après un mois de vie commune, l’étudiant et la personne âgée qui l’accueille n’ont aucune « obligation de service » l’un vis-à-vis de l’autre. Mais « l’expérience échoue s’il n’y a pas de présence partagée, explique Jean Bouisson. La solidarité implique qu’il y ait réciprocité. Cela passe par plein de choses anodines, beaucoup de “trois fois rien”. Moins seule, la personne âgée se redécouvre une utilité pour quelqu’un d’autre. Au-delà du logement, essentiel pour un étudiant qui arrive à Bordeaux en première année d’université et qui ne connaît personne, le jeune apprend ce qu’est la vie commune. Plus étonnant, il réalise qu’il compte pour une personne qu’il ne connaissait pas auparavant. Et même si, en deuxième année, il décide de quitter la personne âgée, le lien persiste ensuite. » La clé de cette expérience, c’est qu’il s’agit moins de se loger que d’habiter un lieu. De le faire sien. D’en prendre soin comme de prendre soin de tous ceux qui partagent cet espace. La solidarité en devient une sorte de contrat social, tacite ou affiché, et le lieu son espace de médiation, un territoire commun permettant d’échanger et de faire bouger les frontières qui séparent. Qu’il s’agisse d’un immense terrain en jachère à réinventer ensemble ou d’un petit commerce où un SDF se verra offrir un temps de répit. Un verre d’eau. Une parole. Tout comme le logement d’une personne âgée, un café n’est pas en lui-même solidaire. Mais il peut le devenir, à l’instar des bars qui, le temps d’une soirée à Rennes ou ailleurs en France, deviennent des Bistrots Mémoire en accueillant des malades d’Alzheimer et des aidants qui y discutent ou y font même parfois de la gym2. Une brasserie, un magasin, un théâtre, un hall, une rue, une friche, etc., d’une certaine façon, tout espace peut devenir solidaire. Il se peut même que cette part laissée aux dons et échanges sans contrepartie lui permette de mieux assurer auprès de ses publics sa propre mission. D’art et de culture. De pédagogie. Ou même de commerce ! La solidarité dans les lieux ? Une décision. Un enjeu d’ouverture à l’autre, qui parfois dérange. Une question, aussi, de design ou d’architecture, d’organisation et de mode de fonctionnement plus ou moins ascendant, « démocratique » ou non. La solidarité ne se mesure pas. Elle s’autorise. Elle se tente. Et se réinvente au fur et à mesure du temps. Ariel Kyrou
2. Lire l’article de solidarum.org : « Bistrot Mémoire : recouvrer les sens du désir ». 11
Cet article en format PDF est directement tiré de Visions solidaires pour demain, revue papier annuelle dont l’objet est de réfléchir à ce qu’est, et ce que pourrait être dans le futur, la solidarité sociale. Ce fichier PDF est accessible au sein de la base de connaissances Solidarum, plateforme en ligne, gratuite et évolutive, qui propose à la consultation et au téléchargement des médias vidéo, texte, son et image : des visions et reportages créés spécifiquement pour elle, en Creative Commons. Solidarum et Visions solidaires pour demain sont édités par la Fondation Cognacq-Jay et réalisés par une rédaction autonome dédiée, avec l’appui d’un comité éditorial composé en majorité de personnalités extérieures à la Fondation.
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