2019/2020
LES LIEUX DE LA SOLIDARITÉ
NUMÉRO ISSN : 2555-9354
Édité par la Fondation Cognacq-Jay 12 euros
VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN
Sophie Ricard, architecte Lire page 20
N° 4
« Pourquoi faut-il que les lieux du social soient toujours moches ? J’en veux aux architectes et à la commande publique de ne pas prendre soin des lieux de soin. »
Comment rendre l’hôpital plus hospitalier ?
N°4
Leur village revit grâce à un ESAT
Interview du philosophe Bernard Stiegler
ÉDITO LA SOLIDARITÉ PASSE AUSSI PAR LES LIEUX Lorsqu’on parle de solidarité, on pense avant tout aux personnes, aux liens humains. Pourtant, il ne peut y avoir de solidarité sans des lieux où parfois elle s’enrichit au-delà même de la mission initiale. Mais quels sont les caractères et les qualités de tels espaces ? Pour des établissements dont l’objet même est indissociable de la solidarité, tels les hôpitaux ou les EHPAD, l’enjeu n’est-il pas celui de l’accueil égal de toutes et tous, dans une vraie démarche d’hospitalité ? Inversement, des lieux n’ayant pas d’objectif solidaire au départ peuvent-ils pour autant s’en donner un ? Qu’en est-il des lieux de culture, des tiers-lieux, des espaces publics ou même marchands au cœur de la ville ? À l’instar des commerces que réunit Le Carillon pour accueillir des personnes sans abri, tous les lieux de la cité ne gagneraient-ils pas à être un tant soit peu solidaires ? Ce numéro de Visions solidaires pour demain n’épuise pas ces questions. Grâce à des reportages et des interviews, il suggère une pluralité de réponses. Pour cette enquête à plusieurs voies, la revue s’est aussi appuyée sur l’organisme privé à but non lucratif qui la porte. La Fondation Cognacq-Jay inscrit son ambition de solidarité sociale au cœur d’établissements de soin, de protection et d’éducation. Son expérience démontre à quel point l’implication des citoyens de tous âges et origines, des patients comme des professionnels, ainsi que l’écoute des personnes les plus vulnérables sont partout les clés de la solidarité. La rédaction
SOMMAIRE
LES LIEUX DE LA SOLIDARITÉ
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VISIONS DE LA SOLIDARITÉ SOCIALE
40 46
52
86 4
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Qu’est-ce qu’un lieu de solidarité ?
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Un hôpital autrement solidaire Améliorer l’accueil de tous, accompagner les patients au-delà du soin technique et considérer les équipes.
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Lieux de cultures, lieux d’ouvertures Comment des espaces comme le Centquatre-Paris, dont ce n’est pas la mission première, peuvent s’avérer solidaires.
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Des tiers-lieux solidaires au cœur des villes Regards croisés de Sophie Ricard, architecte et pivot de l’Hôtel Pasteur à Rennes, et de William Dufourcq, directeur des Grands Voisins à Paris.
29
Bien plus qu’un toit Répondre au mal-logement.
32
Un même espace pour tous Des enjeux de l’accessibilité au pari de l’ouverture des lieux urbains à tous les publics fragilisés.
Et une série de chiffres mis en scène par l’image, illustrant des enjeux liés aux lieux de la solidarité en France (pp. 6, 8, 9, 15, 19, 25, 27, 28 et 31). VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
L’INVENTION SUR LE TERRAIN
RÉFLEXIONS POUR DEMAIN
40
Reloger les SDF en les accompagnant Analyse comparée du Collectif des SDF de Lille et de l’association Lazare.
98
Et si... on imaginait d’autres lieux de solidarité ? Cinq réflexions pour ouvrir le débat.
46
Quand l’hôpital se met au vert En Norvège, pour les patients, des pavillons de répit ouverts sur la forêt.
104
52
Des espaces pour panser le monde en commun D’Agadez à Detroit, de Ljubljana à Rio de Janeiro, quinze espaces d’émancipation et de solidarité.
Les Territoires apprenants contributifs : créer de nouveaux milieux de solidarité Interview du philosophe Bernard Stiegler sur une expérimentation en Seine-Saint-Denis.
109
Nouvelle de science-fiction : Baobab City, de Philippe Curval.
116
La concertation au service d’une ville plus ouverte ? Tribune de l’urbaniste Gwenaëlle d’Aboville.
120
Des citoyens en manque d’espaces communs ? Les nouvelles formes d’espaces partagés et ouverts.
125
Faire du domicile le lieu des solidarités Tribune de Marie-Béatrice Levaux, de la Fondation du Domicile.
128
Nouvelle de science-fiction : Six faces d’un même cube, de Ketty Steward.
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Bibliographie
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Au « village Alzheimer », une vie presque normale Une alternative aux EHPAD expérimentée aux Pays-Bas.
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Leur village revit grâce à un ESAT Fertilisation croisée entre deux établissements spécialisés et des communes isolées.
67
Sept établissements aux initiatives inspirantes Des lieux inventifs du tiers-secteur.
75
La Rose des Vents, orientée vers le soin des plus précaires À Issoire, un espace d’accès aux soins de santé quasi unique en France.
80
Jeunes aidants : l’espace du répit Dans un domaine de l’Essonne, des enfants aidants familiaux créent leur propre film.
86
Un petit village peuplé de grands voisins Au cœur de Paris, un modèle de coexistence solidaire où chacun trouve sa place.
92
Rencontres en territoire solidaire
VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
En couverture : Un moment de vie, en novembre 2019 dans L’Atelier, un lieu parisien où les personnes touchées par le cancer prennent soin d’elles-mêmes (lire page 74). © Jérôme Plon/Moderne Multimédias. Et les œuvres d’art de Rero (p. 94), Gérard Fromanger (pp. 96-97), Yong Ju Lee (p. 100), Skid Robot (p. 103), Kevin Lucbert (p. 108), Placide Zéphyr (p. 115), Yazid Oulab (p. 118-119), Alighiero Boetti (pp. 126-127) et Samuel Bianchini (p. 129), légendées en p. 137. 5
En huit ans, le nombre de places en hébergement d’urgence a presque triplé en France De 2010 à 2017, le nombre de places est passé de 18 593 à 45 940 en centres d’hébergement d’urgence, et de 13 948 à 45 139 dans les hôtels. Les autres dispositifs d’hébergement d’urgence et du logement adapté étaient à fin 2017 les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (44 691 places) et les résidences hôtelières à vocation sociale (1 119). Sources : « Cohésion des territoires - hébergement, parcours vers le logement et insertion des personnes vulnérables », avis n° 150, tome II, Sénat, session ordinaire de 2018-2019, présenté par Jean-Marie Morisset, sénateur, et note de synthèse, projet de loi de finances pour 2019.
VISIONS DE LA SOLIDARITÉ SOCIALE Qu’est-ce qu’un lieu de solidarité ? Certains établissements devraient l’être par essence, comme les hôpitaux, mais est-ce toujours suffisant ? Un lieu de culture, dont ce n’est pas la mission première, peut-il devenir solidaire ? Un tiers-lieu, qui ne relève donc ni du public ni du privé, est-il forcément solidaire ? Enfin, construire une « ville inclusive » ne suppose-t-il pas un accès équitable au logement et des espaces vraiment accessibles, ouverts à toutes et tous ?
39 % des personnes de 75 ans et plus
n’ont « aucune personne pour parler de sujets personnels » 10 % des personnes de 75 ans ou plus et un tiers des 90 ans ou plus fréquentent ou vivent dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées En France, fin 2015, 728 000 personnes fréquentent un établissement d’hébergement pour personnes âgées ou y vivent. Huit sur dix sont accueillies en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). Sources : « Solitude et isolement quand on a plus de 60 ans en France en 2017 », petitsfreresdespauvres.fr, septembre 2017. Études & Résultats, numéro 1015, DREES, juillet 2017.
Le nombre d’élèves en situation de handicap scolarisés en milieu ordinaire a plus que doublé en dix ans 380 000 élèves en situation de handicap sont scolarisés fin 2017. Plus de 300 000 élèves le sont dans des établissements publics et privés de l’Éducation nationale (+ 7 %/an), soit 2,5 % des élèves du premier degré et du collège et 1 % des lycéens. Plus de 70 000 sont en unité d’enseignement au sein d’établissements médico-sociaux ou externalisée à l’école (112 Unités Maternelle). 7 700 sont scolarisés dans l’enseignement agricole, dont 1 604 avec un accompagnant. Sources : « La scolarisation des élèves en situation de handicap », education.gouv.fr, 2019. Dossier de presse, Comité interministériel du handicap, septembre 2017.
vISIONS DE LA SOLIDARITÉ SOcIALE
INTRODUCTION
Qu’est-ce qu’un lieu de solidarité ? La solidarité s’inscrit dans la mission même de certains lieux, par exemple ceux de soin et d’accompagnement social. Elle tient parfois à leur implantation, répondant à un besoin là où il n’était pas couvert, ou à une configuration quand le lieu permet le lien social et favorise la mixité. Mais elle s’incarne surtout dans les relations réciproques, au-delà des services rendus. Elle peut donc prendre place dans une multitude d’espaces.
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u’est-ce qui transforme une maison ou un appartement, au-delà des liens familiaux, en lieu de solidarité ? Le principe de l’association Vivre Avec, dans la métropole bordelaise, est de créer des binômes entre, d’un côté, une personne âgée ayant de la place chez elle et, de l’autre, un étudiant en quête d’un logement pour mener ses études. « Le jeune n’est pas chargé d’assurer des soins au senior, tandis que celui-ci n’a pas pour mission d’être le tuteur du jeune ; ils sont pourtant présents l’un pour l’autre tout le long d’une année universitaire », explique Jean Bouisson, bénévole de l’association, par ailleurs professeur émérite à l’université de Bordeaux et spécialiste du vieillissement. « Au début de ce projet lancé en 2004, continue-t-il, les binômes étaient peu nombreux et ne tenaient pas. Alors, nous avons changé la donne : au bout d’un mois de vie commune, l’étudiant et le senior élaborent et signent une charte qui définit les termes de leur contrat d’habitation. Tout y est mentionné : la participation aux charges, d’une centaine d’euros par mois pour l’étudiant, la fréquence de sa présence aux repas et pendant les week-ends, la répartition des tâches ménagères, la musique, etc. Les attentes et les soucis potentiels sont abordés franchement, le dialogue s’engage et les liens de solidarité peuvent se tisser. Nous avons maintenant quarante binômes qui tiennent… et trop de demandes. » L’intention et l’énoncé d’une mission ne suffisent pas à susciter la solidarité. Cette dernière ne s’improvise pas non plus. Elle nécessite un travail en amont. Qui l’autorise, la rend possible, voire indispensable. Telle est l’une des leçons majeures de l’expérience d’habitat intergénérationnel solidaire de Vivre Avec :
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au sein des lieux, la solidarité se construit via un dispositif au service de la relation dans le temps entre les parties prenantes. DES ÉTABLISSEMENTS DONT LA MISSION EST SOLIDAIRE Il existe néanmoins des lieux où la solidarité s’impose de façon « réglementaire » : les hôpitaux, les maisons d’enfants, les foyers d’accueil, les EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), etc., sont a priori des lieux de solidarité, puisqu’ils ont comme mission de prendre en charge des personnes en difficulté. Qui n’ont pas d’autre option que de s’appuyer sur eux. Il s’agit là d’une solidarité « verticale », d’ordre institutionnel, salutaire mais insuffisante pour garantir l’équité du traitement ou la qualité de l’accueil sur le long terme. Comment dès lors assurer la continuité et le développement d’une démarche solidaire ? La solidarité doit-elle se projeter au-delà du service rendu ? L’une des premières réponses pourrait être résumée par les mots de Maria Arrault-Chaya, médecin responsable du service de soins de suite oncologiques à l’hôpital Cognacq-Jay (lire page 12) : « L’altruisme est au cœur de nos métiers de soignants, affirme-t-elle. Dès qu’on s’en éloigne, par exemple à cause des obligations administratives, on perd quelque chose. » La difficulté, sous ce regard, naît de la pluralité des attentes des institutions et des personnes impliquées par l’activité de ces VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
vISIONS DE LA SOLIDARITÉ SOcIALE
lieux-là. Même une maison d’accueil ou d’hébergement de migrants, de femmes ayant subi des violences, de personnes en situation de handicap, fragilisées ou sans abri a des comptes à rendre à ses autorités administratives et, plus largement, à son écosystème de partenaires, d’adhérents et parfois de financeurs. DES LIEUX MULTIPLES QUI FONT LE cHOIX DE LA SOLIDARITÉ La majorité des équipements accessibles gratuitement à tous - établissements de santé, médiathèques, espaces de médiation, etc. - a une mission de solidarité. Mais tout espace compose avec un ensemble de contraintes, dépendant de son statut, de son histoire et de son environnement, qui peut nuire à sa vocation solidaire ou, au contraire, la stimuler. Il en est ainsi des écoles, au moins jusqu’à l’âge de fin de scolarité obligatoire. Illustration : le lycée professionnel de la Fondation Cognacq-Jay, privé mais non lucratif, a opéré des choix de l’ordre de la solidarité : la gratuité des études pour des jeunes ayant connu pour la plupart des difficultés scolaires ; et puis, en matière d’équipements, le gymnase créé récemment ou l’ordinateur dont profite chaque élève. Enfin, l’implantation d’un tel lycée à Argenteuil, une banlieue réputée difficile, lui ajoute une dimension solidaire. De la même façon, la présence d’une unité de soins gratuits pour des enfants atteints du cancer avec le soutien de l’institut de cancérologie Gustave Roussy a un sens plus fort à l’hôpital Aristide Le Dantec de Dakar qu’à Paris, car sise dans une région mal couverte en la matière, au service de populations en majorité pauvres et ne bénéficiant d’aucune protection sociale. Également au Sénégal, dans la banlieue de Dakar, le centre Africulturban et son projet phare Yuma (Youth Urban Media Academy) ont d’abord été conçus pour la réinsertion et la formation de jeunes oubliés du système, notamment d’anciens détenus. La culture hip-hop, au cœur de cette initiative, n’est dès lors qu’un moyen idéal pour assurer cette mission de solidarité auprès de cette population spécifique1. À l’inverse, tout lieu de culture n’a pas forcément de vocation solidaire. Autrement dit : la manière dont le Centquatre-Paris (lire page 16) inscrit ses activités et spectacles au cœur des territoires du Nord-Est parisien et de la Seine-Saint-Denis, et tisse des partenariats avec le SAMU social pour sa Maison des enfants, avec des associations telles que Emmaüs qui y tient boutique, des centres sociaux, des collèges, des lycées, etc., n’est absolument pas une obligation liée à son statut d’établissement public de coopération culturelle (EPCC)… mais un choix ! Et de ce choix découle une démarche, une configuration ouverte aux pratiques d’amateurs. À la solidarité.
1. Pour les exemples du Sénégal, voir le dossier « Citoyen sénégalais » de solidarum.org. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
LA SOLIDARITÉ AU-DELÀ DU SERvIcE RENDU La frontière entre le service rendu et l’acte solidaire n’est pas simple à définir. Une nouvelle fois, le cas de l’association Vivre Avec éclaire la complexité de cette démarcation si poreuse. Car s’ils ont un accord élaboré après un mois de vie commune, l’étudiant et la personne âgée qui l’accueille n’ont aucune « obligation de service » l’un vis-à-vis de l’autre. Mais « l’expérience échoue s’il n’y a pas de présence partagée, explique Jean Bouisson. La solidarité implique qu’il y ait réciprocité. Cela passe par plein de choses anodines, beaucoup de “trois fois rien”. Moins seule, la personne âgée se redécouvre une utilité pour quelqu’un d’autre. Au-delà du logement, essentiel pour un étudiant qui arrive à Bordeaux en première année d’université et qui ne connaît personne, le jeune apprend ce qu’est la vie commune. Plus étonnant, il réalise qu’il compte pour une personne qu’il ne connaissait pas auparavant. Et même si, en deuxième année, il décide de quitter la personne âgée, le lien persiste ensuite. » La clé de cette expérience, c’est qu’il s’agit moins de se loger que d’habiter un lieu. De le faire sien. D’en prendre soin comme de prendre soin de tous ceux qui partagent cet espace. La solidarité en devient une sorte de contrat social, tacite ou affiché, et le lieu son espace de médiation, un territoire commun permettant d’échanger et de faire bouger les frontières qui séparent. Qu’il s’agisse d’un immense terrain en jachère à réinventer ensemble ou d’un petit commerce où un SDF se verra offrir un temps de répit. Un verre d’eau. Une parole. Tout comme le logement d’une personne âgée, un café n’est pas en lui-même solidaire. Mais il peut le devenir, à l’instar des bars qui, le temps d’une soirée à Rennes ou ailleurs en France, deviennent des Bistrots Mémoire en accueillant des malades d’Alzheimer et des aidants qui y discutent ou y font même parfois de la gym2. Une brasserie, un magasin, un théâtre, un hall, une rue, une friche, etc., d’une certaine façon, tout espace peut devenir solidaire. Il se peut même que cette part laissée aux dons et échanges sans contrepartie lui permette de mieux assurer auprès de ses publics sa propre mission. D’art et de culture. De pédagogie. Ou même de commerce ! La solidarité dans les lieux ? Une décision. Un enjeu d’ouverture à l’autre, qui parfois dérange. Une question, aussi, de design ou d’architecture, d’organisation et de mode de fonctionnement plus ou moins ascendant, « démocratique » ou non. La solidarité ne se mesure pas. Elle s’autorise. Elle se tente. Et se réinvente au fur et à mesure du temps. Ariel Kyrou
2. Lire l’article de solidarum.org : « Bistrot Mémoire : recouvrer les sens du désir ». 11
vISIONS DE LA SOLIDARITÉ SOcIALE
ÉCLAIRAGE
Un hôpital autrement solidaire Améliorer l’accueil de tous, accompagner les patients au-delà du soin technique et prendre davantage en considération les équipes : ne seraient-ce pas là trois des clés pour permettre à l’hôpital d’être encore plus « solidaire » qu’il ne l’est déjà ?
U
n hôpital est aussi pendant un moment un lieu de vie. C’est ce que dit, entre les lignes, Maria ArraultChaya, médecin responsable du service de soins de suite oncologiques à l’hôpital Cognacq-Jay, lorsqu’elle évoque l’amitié entre une patiente avec un cancer de l’œsophage et un homme soigné en infectiologie qui ne se seraient sans doute pas découverts ailleurs : « Chaque jour, il allait la chercher dans son fauteuil roulant pour l’amener sur la terrasse, et ils fumaient ensemble en discutant. » Somme toute banale, cette anecdote montre l’importance pour un établissement de santé de permettre à des patients de se rencontrer au-delà de leurs différences a priori. Et d’y continuer à « vivre »… AccUEILLIR LES PUBLIcS LES PLUS FRAGILISÉS L’hôpital a comme mission première d’accueillir et de soigner avec la même exigence tout patient, quels que soient ses moyens, origines, religion, âge, etc. Mais les bonnes intentions et les compétences techniques n’y suffisent pas toujours. Certains publics, on le sait, requièrent un dispositif d’accueil spé12
cifique pour bénéficier du même accès à la santé que la majorité de la population. Il en est ainsi des plus précaires, des personnes désocialisées, peu au fait de leurs droits ou sans domicile, pour lesquelles ont été mis en place des guichets d’entrée particuliers comme les permanences d’accès aux soins de santé (lire l ’article sur la Rose des Vents, page 75). Et il en est de même pour les personnes vivant avec un handicap physique ou psychique. De quelle façon une personne qui ne parle pas ou n’exprime pas sa douleur comme tout un chacun peut-elle accéder au soin ? Comment bénéficier d’un examen clinique lorsque le simple accès au praticien s’avère impossible ? En 2013, un rapport ministériel estimait ainsi que 80 % des personnes porteuses de handicap qui se déplaçaient aux urgences en ressortaient douze ou vingt-quatre heures plus tard sans avoir reçu aucun soin, leur besoin n’ayant pas été compris ou les équipes n’ayant pas su y répondre. « L’espérance de vie des personnes autistes est actuellement de 54 ans, et c’est essentiellement dû à des problèmes “organiques” non pris en charge », explique le docteur Djea Saravane qui a créé dans l’établis-
sement public de santé d’Étampes un centre de prise en charge de la douleur chez les patients ayant des troubles de santé mentale. « Ils ont du diabète, des problèmes cardiovasculaires comme la population générale, et ils sont par ailleurs plus souvent victimes d’épilepsie ou de troubles gastro-intestinaux qui souvent ne sont pas traités. » Sans oublier, malheureusement, les prises en charge tardives, voire les traitements inadaptés suite à une interprétation erronée des signes manifestés par ces personnes. L’enjeu de communication est devenu crucial dans l’accès au soin, d’où l’accent mis sur les langues étrangères, mais aussi sur la langue des signes. L’hôpital Pitié-Salpêtrière a ouvert dès 1996 à Paris les premières unités d’accueil pour personnes sourdes, et elles se sont développées ensuite en région. Des professionnels de santé bilingues français-langue des signes ainsi que des interprètes y facilitent l’accès au système de soin de droit commun. Dans le Nord, un réseau permet même de faire appel aux professionnels de santé sourds exerçant dans l’hôpital afin d’accompagner la consultation d’un patient non entendant. Autre dispositif d’accueil adapté, né au centre hospitalier VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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d’Annecy puis étendu à Nice, Lyon, Rouen et Amiens : Handiconsult. Il s’agit de créneaux de consultation dédiés aux patients ayant des besoins d’accompagnements spécifiques : davantage de temps pour se déshabiller, se déplacer ou s’installer sur une table d’examen ; présence indispensable de l’accompagnant qui aide à interpréter les signes manifestés par le patient ; prise en charge de soins ou examens groupés sous anesthésie générale pour des patients ayant des troubles psychiques complexes, etc. cONSTRUIRE L’HOSPITALITÉ PAR DE MULTIPLES RÉAMÉNAGEMENTS En latin, hospitalia signifie à la fois « chambre pour les hôtes » et « refuge pour les indigents », dans la tradition des premiers hospices du Moyen Âge. Ce sens de l’hospitalité ne se perd-il pas dans l’univers hospitalier lorsqu’il est trop jargonnant et peu intelligible, voire pétrifié par les règles administratives ? De fait, l’écoute, le dialogue avec les patients et l’attention à leur vie quotidienne sont de plus en plus considérés comme des éléments-clés du soin lui-même. Cet effort sur l’accueil de tous passe d’abord par l’attention à une multitude de détails du contexte hospitalier. À l’hôpital Cognacq-Jay, l’aspect trop technique des chambres est ainsi atténué grâce à des couleurs et du mobilier en bois. Il suffit souvent de travailler avec le personnel sur les décors, des teintes de couleur, des ambiances lumineuses, et puis bien sûr l’accessibilité de la signalétique. Autant de petites touches qui jamais ne remplaceront l’efficacité des traitements, mais qui rendent plus agréable le vécu des patients. C’est ce qu’a compris la Fabrique de l’hospitalité, qui se veut depuis une dizaine d’années le « laboratoire d’innovation » du CHU de Strasbourg. Grâce à des méthodes d’implication forte, non seulement des professionnels de santé concernés – au VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
« La sensation d’exclusion se combat aussi grâce à l’ouverture à des publics qui ne sont pas uniquement des usagers de l’hôpital. » DOCTEUR MARIA ARRAULT-CHAYA total 13 000 salariés – mais également des patients, ses designers transforment peu à peu les espaces de vie et de travail de chacun. C’est ainsi qu’à l’hôpital de jour Saint-François a été totalement réaménagée la salle d’accueil de l’unité de gériatrie, afin que les patients venant y réaliser des tests s’y sentent mieux. L’atmosphère y est chaleureuse, comme dans le grand salon d’une maison. Avec, par exemple, un coin vestiaire non verrouillé pour déposer son manteau et ses affaires, un buffet pour ranger les couverts du déjeuner (même si ce temps fait aussi partie des tests à passer), un petit miroir pour se recoiffer, ou encore une acoustique et des éclairages plus apaisants… Dans d’autres services du CHU de Strasbourg, la Fabrique de l’hospitalité a conçu des outils pour mieux communiquer et encourager le dialogue. Après un an de travail impliquant professionnels et patients, un « passeport pour l’ambulatoire » a été créé. En chirurgie pédiatrique, des fresques ont été peintes pour décorer les murs. Et elles ne sont pas uniquement ludiques, car elles permettent de présenter aux familles tous les professionnels qui interviennent dans le suivi de leur enfant. SUScITER DU « MIEUX-ÊTRE » PAR UNE ARcHITEcTURE OUvERTE L’architecture est une autre façon de susciter du « mieux-être ». La conception des sites et bâtiments permet en effet d’ouvrir l’établissement sur la ville, ne serait-ce que par des points de vue. « Les malades ne doivent pas être exclus de la vie de la ville, de la société, et, à l’inverse,
les citadins doivent être en contact avec la vie de l’hôpital et de ses patients », résume Luc Plassais, ancien chef de service de l’unité de soins palliatifs de l’hôpital Cognacq-Jay. Repensé par l’architecte Toyo Ito selon une ambition « de transparence, de douceur et de sérénité » et inauguré sous sa nouvelle forme en octobre 2006, cet établissement possède des jardins intérieurs sur lesquels donnent les fenêtres de chaque chambre. Et il possède une façade entièrement vitrée sur rue, le long de laquelle courent des couloirs de service grands et aérés. L’hôpital, même et surtout lorsqu’il est le lieu des derniers moments de la vie, ne doit pas être ressenti comme un espace de mise à l’écart. Et cela passe par un cadre de qualité, essentiel à tous. « Le beau peut être accessible », argumente Jean-Luc Fidel, directeur de l’hôpital au moment de sa rénovation, qui dirige aujourd’hui la Fondation Cognacq-Jay. « Pour un hôpital ou un établissement médico-social, il ne s’agit surtout pas de rechercher le luxe, dit-il, mais de penser des espaces équilibrés et homogènes : de ne pas juxtaposer des décors trop travaillés et des zones à l’économie ; et de traiter avec autant d’attention toutes les chambres, le hall d’entrée, les lieux de circulation, les environs du bâtiment, les locaux du personnel, etc. » Autre exemple : la refonte en cours de l’hôpital Forcilles en Seine-et-Marne, lancée par Thibaut Tenailleau, son directeur jusqu’en septembre 2019 – date à laquelle il a pris la direction de l’hôpital Franco-Britannique à Levallois-Perret. « Nous avons retiré des barrières, le poste de gardien à l’entrée et des arbres qui dissimulaient trop les bâtiments afin que ces sites soient plus ouverts, explique-t-il. L’idée est également de créer une sorte de 13
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place du village ainsi qu’une rue où pourraient converger et se rencontrer patients, proches et professionnels. » RELIER LES ÉTABLISSEMENTS À LA « vIE ORDINAIRE » « La sensation d’exclusion se combat aussi grâce à l’ouverture à des publics qui ne sont pas uniquement des usagers du lieu, explique le docteur Maria ArraultChaya. Sous ce regard, la présence de bénévoles, qui ne sont pas des patients, mais des actifs ou des retraités, a son importance. » Mais il peut aussi s’agir de créer à l’intérieur de l’hôpital des jardins, espaces ou services fréquentés par des patients et des visiteurs, et pourquoi pas aussi des voisins. Par exemple, une chapelle ouverte à tous – comme à l’EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) de la Fondation Cognacq-Jay à Rueil-Malmaison. L’ouverture sur la ville et sur la société peut se poursuivre par un accompagnement spécifique des patients lors de leur retour à la vie sociale. Après leur traitement, avec parfois des cicatrices plus ou moins visibles qui peuvent avoir radicalement bouleversé leur équilibre. De plus en plus d’établissements créent ainsi des services qui ne relèvent plus du curatif mais de l’accompagnement : écoute psychologique, conseil ou coaching pour le retour à l’emploi, activités favorisant le mieux-être physique ou moral, etc. À l’image des maisons de patients qui se créent depuis une douzaine d’années dans le sillage des hôpitaux spécialisés en oncologie. D’autres lieux, volontairement loin des hôpitaux mais en lien direct avec les équipes soignantes et la médecine de ville, fleurissent également pour combler ce vide entre la fin des soins et la reprise d’une vie normale – c’est le cas de L’Atelier (lire page 67).
TRAvAILLER AvEc DES PATIENTS DE PLUS EN PLUS « EXPERTS » Aujourd’hui, c’est l’ensemble de l’écosystème du soin qui se transforme peu à peu. Comme le souligne Maria ArraultChaya, « les unités de soins palliatifs ont eu un rôle précurseur dans la prise en charge sociale du malade. Elles ont permis de comprendre l’importance de traiter la personne dans sa globalité, donc aussi d’accueillir son entourage au sein de l’établissement. » Mais le traitement des maladies chroniques, avec sa part d’éducation thérapeutique devenue indispensable, change également le rapport de l’hôpital à ses patients. Les équipes de l’hôpital Cognacq-Jay ont ainsi formé et accompagné des enfants et adolescents pour qu’ils créent eux-mêmes des tutoriels vidéo expliquant à leurs jeunes « pairs » comment soigner au quotidien leur lymphœdème. Que ce soit dans l’unité de lymphologie de ce même hôpital du XVe arrondissement parisien ou, dans un autre domaine, pour accompagner les patients atteints de « troubles de l’humeur » au sein du Centre de jour Bipol Falret à Saint-Ouen dans la banlieue parisienne, les « patients-experts » sont de plus en plus demandés. Ce que confirme Catherine Tourette-Turgis, dont l’Université des patients, créée en 2009 au sein de Sorbonne Universités, diplôme chaque année environ 75 personnes : « 16 % des patients étudiants nous sont aujourd’hui envoyés par des établissements de soins. Je reçois des lettres de soignants et de chefs de service, et même des appels le dimanche matin, qui me demandent de prendre absolument tel ou tel patient, en me disant qu’ils en ont besoin pour leur service1. » IMPLIQUER LE PERSONNEL DANS L’HÔPITAL POUR MIEUX INNOvER
dont toute innovation solidaire se construit avec à la fois les patients et le personnel soignant. Chaque projet de la Fabrique de l’hospitalité, par exemple, implique dès l’amont les professionnels de santé dans le diagnostic de leur fonctionnement existant, puis dans la mise en œuvre de la solution, via des scénarios souvent réalisés en bande dessinée afin qu’ils soient partagés plus facilement. « C’est grâce à la dimension collaborative, confirme sa responsable, Barbara Bay, que les projets se font. La question de faire ensemble dans une communauté d’intérêt, à la fois pour le patient et sa famille bien sûr, mais aussi et peut-être avant tout pour le personnel, est cruciale. » Bien sûr, des aides-soignants, des infirmières ou des médecins se sentant sous pression en permanence auront forcément du mal à s’investir dans une telle « fabrique de l’hospitalité ». La volonté de ne pas se contenter d’appliquer des protocoles, le désir d’agilité et d’horizontalité, d’une participation active aux décisions, ne serait-ce que les plus banales, n’en sont pas moins tangibles au sein des hôpitaux. C’est ce que démontre, par exemple, la multiplicité des initiatives pour « améliorer le mieux-être du patient » qui sont remontées des praticiens eux-mêmes en 2019 dans le cadre d’une opération initiée par l’hôpital Forcilles. Comme la diffusion, dans des salles d’attente ou de traitement du cancer, de musiques choisies par les patients eux-mêmes (lire page 73). Là encore, ce ne sont que de petites touches, mais parce qu’elles naissent du travail des soignants avec les patients, elles renforcent la solidarité sous toutes ses formes au sein de l’hôpital. Et elles ont du sens. Sandra Mignot et Ariel Kyrou
L’importance que prennent les patients-experts symbolise la façon
1. Citation extraite de la vidéo de solidarum.org : « L’université qui diplôme les malades ». 14
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36 % des hospitalisations de personnes de 75 ans et plus débutent par un passage aux urgences, ce taux montant à 58 % pour les personnes de 90 ans et plus Le nombre de passages annuels aux urgences a doublé en vingt ans, atteignant plus de 21 millions en 2017 Source : « Pacte de refondation des urgences », ministère des Solidarités et de la Santé, septembre 2019.
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ÉCLAIRAGE
Lieux de cultures, lieux d’ouvertures Des lieux de culture comme le Centquatre-Paris ne sont pas conçus à des fins de solidarité, mais ils peuvent devenir solidaires par leur ouverture à toutes les cultures et à toutes les pratiques, en particulier des habitants des quartiers où ils sont installés.
O
pen. Aperto. Abierto. Geöffnet… Le message indiqué en toutes lettres sur le mur d’entrée du 104 est des plus explicites : c’est ouvert. Constitué d’enseignes lumineuses rappelant les vitrines des magasins populaires un peu partout dans le monde, ce mur est tout sauf une enclosure : c’est un faisceau « d’ouvertures » selon Pascale Marthine Tayou, auteur de cet Open wall créé tout spécialement pour le lieu. Hasard qui fait sens ici : l’identité sans frontières de cet artiste européano-africain résonne elle aussi dans toutes les langues. Manière de dire qu’ici tout le monde a sa place, les habitants du quartier comme ceux venus de plus loin. UNE OUvERTURE AUX cULTURES, AU PLURIEL ET SANS MAJUScULE
José-Manuel Gonçalvès, le directeur de ce vaste complexe bâti en lieu et place des anciennes pompes funèbres municipales. Un lieu « singulier » qui, selon lui, « associe des choses qu’ailleurs on dissocie ». Comme, par exemple, les pratiques professionnelles et d’amateurs, les artistes et les autres… « C’est le projet qui fait le lieu, et la fonction du lieu est de faire le lien », continue-t-il1. Sauf que le Centquatre-Paris est bel et bien un lieu d’art et de culture, et non un lieu solidaire utilisant la culture pour assumer sa fonction de réinsertion, à l’image d’Africulturban qui œuvre pour des jeunes en difficultés dans la banlieue de Dakar2. La solidarité d’un tel espace d’art et de culture tient-elle dès lors à sa capacité à être aussi un lieu de quartier ? Pour tous les habitants ? Ou bien un espace de partages et d’échanges, en tout sens et sans interdit ?
Implanté en 2008 dans l’un des arrondissements parisiens populaires et excentrés, le Centquatre-Paris est devenu dix ans plus tard un modèle de fabrique culturelle. « La mixité des populations est l’un des éléments qui constitue le projet de ce lieu infini d’art, de culture et d’innovation », prévient d’emblée
Le point de départ, à la source du lieu qui a inspiré le Centquatre-Paris, à São Paulo au Brésil, le CESC Pompei, c’est peut-être de conjuguer les cultures au pluriel et avec un « c » minuscule dans un espace décloisonné où se croisent projets internationaux et initiatives de proximité... Et il n’est pas rare que les
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deux sphères se télescopent en des rencontres du troisième type : des écoliers du quartier se sont ainsi posés dans les hamacs abrités au sein de la Chinoiserie, une micro-architecture conçue par le collectif d’architectes Encore Heureux qui avait fait halte dans la cour d’entrée. Le chorégraphe Boris Charmatz, de son côté, fit danser plus de 10 000 personnes dans un joyeux happening qui prit forme de spectacle, mêlant amateurs et professionnels. Laboratoire grandeur nature, le Centquatre-Paris invite à ces chocs culturels, une somme d’expériences in situ qui se juxtaposent et peuvent dialoguer : le même jour, certains s’adonnent aux danses orientales, d’autres branchent leur ghetto blaster, des jongleurs s’entraînent, les jeunes talents de la photographie européenne s’exposent, et une musicienne prépare son spectacle. DE LA « DÉMOcRATISATION cULTURELLE » À L’EXPLOSION DES cULTURES C’est ouvert donc, dans tous les sens du terme. Mais nul besoin de souligner que vous êtes dans un lieu d’art et de VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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culture. Tout l’indique, par des signes et des pratiques, qui inclinent, sans forcer, à briser les œillères de ces dualités – ouvert/fermé, amateurs/professionnels, jeunes/seniors, etc. – qui pendant trop longtemps ont guidé la bonne (?) marche des politiques culturelles. C’est dans ce cadre dialectique que se sont élevés dans l’Hexagone depuis un demi-siècle de nombreux bâtiments. Malgré leur volonté d’en sortir, il sont demeurés des espaces exclusifs, reposant sur des schémas préconçus, notamment le dogme de la toutepuissante verticalité qui impose que pour se cultiver, il faut se hisser : tracer une droite d’un point à l’autre. De bas en haut, comme pour valider l’ordre des choses. Bien sûr, tout n’est pas si simple : la culture est une matière éminemment complexe, un terme qui recoupe des réalités contrastées. Depuis un bail, on la décline en fonctions : populaire, savante, académique, traditionnelle, urbaine, dominante, sousculture aussi… Classée, hiérarchisée, légitime ou non, la culture fut d’ailleurs longtemps un facteur d’exclusion sociale, via cette « distinction » que désigne en 1979 le sociologue Pierre Bourdieu dans son livre du même nom. Quarante ans plus tard, le « capital culturel » que pointe Bourdieu s’est transformé en de multiples combinatoires, mais accéder à cette « culture » n’en reste pas moins l’un des meilleurs moyens de grimper dans l’ascenseur sociétal. Et ce n’est pas le directeur du Centquatre-Paris qui nous contredira. À l’époque où La Distinction faisait un grand bruit médiatique, José-Manuel Gonçalvès était programmé pour devenir ajusteur-tourneur-fraiseur, à Roanne.
« Je suis un enfant de la décentralisation et du service public. J’ai suivi les cours en auditeur libre de Jean Dasté, qui était très inspiré par la vision de Jean Vilar et les discours de Malraux. J’ai aussi fait partie de ces jeunes dans les quartiers qui allaient dans les MJC. » Le Centquatre-Paris s’inscrit ainsi dans une histoire de démocratisation de la culture, exigeante autant que populaire. Il porte en son ADN tout aussi bien l’éphémère terrain vague non loin du métro Stalingrad – à deux pas du Centquatre-Paris – où l’underground hiphop s’exposa au mitan des années 1980 que le centre Beaubourg, qui permit à beaucoup d’accéder à des biens longtemps verrouillés. Pour comprendre la subtile réalité de ce lieu de culture au cœur du XIXe arrondissement de Paris, il faudrait aussi relire le texte emblématique de l’ex-ministre communiste et homme-clé de la culture dans le « 93 » Jack Ralite, « Pour la culture, une politique sociale et démocratique », publié pour l’inauguration du centre culturel Jean-Houdremont de La Courneuve le 5 février 1977. S’y exprimait l’importance, pour les jeunes générations, de la diffusion des outils de connaissance afin de rééquilibrer l’offre par rapport aux discriminations. Et c’est ainsi que fut planté au beau milieu de la cité des 4000 un équipement censé porter ces espoirs de changement... De la proximité surgiraient des désirs de culture, et – qui sait ? – des vocations. Cette ambition affichée au fronton de nombre de mairies ne va néanmoins pas tarder à se heurter au mur d’une réalité sociologique d’une ville « dortoir » comme La Courneuve, mosaïque peuplée de quelque 130 communautés (Tamouls,
« Le Centquatre-Paris doit être solidaire d’un endroit, d’un quartier où l’on nous a fourni un outil qui doit bénéficier au plus grand nombre. » JOSÉ-MANUEL GONÇALVÈS VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
Comoriens, Maliens…). Entre-temps, au nécessaire accès à la culture pour tous est venue s’ajouter une autre requête tout aussi indispensable : toutes les cultures en accès. À l’image de l’esplanade par laquelle on y pénètre désormais : ce qui fut longtemps un no man’s land enserré par le tout-bitume est devenu une agora habitée par les Courneuviens. La culture pour tous fait place aux cultures par et avec tous. Nuance. UNE POROSITÉ ENTRE ARTS ET PRATIQUES cULTURELLES Pour créer un environnement favorable à la diffusion de toutes les cultures, qu’elles deviennent solidaires entre elles dans un fécond va-et-vient, le Centquatre-Paris a donc préféré la somme des différences au plus petit dénominateur commun, quitte à faire coexister tout et son présupposé contraire. « Quelle intention et quelle attention donne-t-on à l’autre et donc quelle valeur lui donne-t-on ?, s’interroge JoséManuel Gonçalvès. Ces questions sont au centre de nos réflexions, pour être solidaire d’un endroit, d’un quartier où l’on nous a fourni un outil qui doit bénéficier au plus grand nombre. Et donc cet élément de solidarité, c’est le lieu, c’est l’espace. Et après, c’est le temps qu’on y consacre. » Et cela passe par une nécessaire porosité, une intimité entre arts et pratiques que l’on a trop souvent séparés. « Il fallait qu’à l’intérieur ce lieu représente une tranche de vie, une tranche de ville. Et puis qu’il soit inspiré, et qu’après il inspire la ville, c’està-dire qu’il soit une source d’inspiration pour les gens. » Ces porosités visuelles sont au cœur de l’ingénierie culturelle, une marque de fabrique devenue l’ADN du lieu niché dans les quartiers nord de Paris. Fruit d’un patient travail de terrain, où les équipes consignent toutes les pratiques pour ajuster les outils de médiation du lieu, afin qu’ils se traduisent « naturellement » dans le réel. À l’image de l’acteur éclectique Charles Berling croisant deux jeunes en train de répéter une 17
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scène de théâtre, qui l’arrêtent non pour un selfie mais pour lui demander s’il peut les faire travailler sur un texte. La culture, théâtre émouvant, ne sera jamais une matière solidement rivée à des certitudes. C’est à ce prix, celui d’une constante réévaluation des acquis, d’une minutie dans le soin apporté tant dans la signalétique que dans l’accueil de tous, que ce vaste paquebot qu’est le Centquatre-Paris parvient dix ans après sa mise à flot à maintenir ce flux vital : une libre circulation des idées et des pratiques qui débouche sur une solidarité de tous entre tous. SANS FAIRE DE TOUS UN ARTISTE, LA cULTURE FAvORISE L’ÉMANcIPATION Construire des ponts, ouvrir des portes, étendre des passerelles : cela qualifie les lieux de culture, encore plus aujourd’hui qu’hier. La mise en travaux pratiques, c’est une autre affaire. Si pour l’érudit spécialiste d’art brut Christian Berst, tout le monde peut être artiste, tout le monde n’entre néanmoins pas dans sa galerie au centre de Paris. Ni comme artiste ni comme visiteur. Et si le Centquatre-Paris est ouvert à tous, José-Manuel Gonçalvès a fait sienne l’idée du sociologue Pierre Rosanvallon : « Si tout n’est pas égal, tout est recevable. » Voilà pourquoi il est loin, le temps où sur le mur en face du Centquatre-Paris avait été bombé un tag : « La culture contre le peuple », slogan traduisant les incompatibilités entre la première direction et la vie du quartier. « On peut accueillir Barbara Hannigan, soprano mondialement connue, et en même temps le jeune qui fait du hip-hop. Si nous avons une même attention à leur égard, l’objectif de l’un et de l’autre n’est pas le même et on ne fait pas croire à l’un ou à l’autre qu’il
1. Voir la vidéo de solidarum.org : « José-Manuel Gonçalvès : un lieu culturel à cohabiter ». 2. Voir la vidéo de solidarum.org : « Africulturban, la culture hip-hop comme tremplin vers demain ». 18
est exactement au même endroit. Le Centquatre-Paris est un lieu artistique et culturel. Artistique, ça veut dire qu’on accompagne le mouvement de l’art au plus loin, avec une ambition très forte. Culturel, cela signifie qu’on établit une relation qui nécessite qu’on utilise tous les moyens, comme le désir de relation des gens d’être dans un rapport très varié, sophistiqué et très simple avec les artistes. » C’est cet esprit, cette même « relation » induisant par la culture une nouvelle solidarité au sein de lieux souvent inattendus, mais sans confusion des genres, que l’on retrouve dans les projets de l’association Zutique à Dijon et de la Rebuild Foundation de Chicago. Implanté dans une barre HLM, Zutique a revitalisé son quartier excentré en y organisant concerts et événements, faisant ainsi dialoguer un habitant du coin et un street artiste. La Rebuild Foundation, de son côté, investit des bâtiments pour les transformer en lieux de culture et implique les habitants du South Side de Chicago dans des projets de coconstruction où ils se mêlent sans se confondre à des créateurs de tous horizons et de tous territoires3. DES LIEUX DE cULTURE cOMME ESPAcES POUR S’OUvRIR AU MONDE Pour les uns comme les autres, l’enjeu est de mettre en chantier les objectifs tels qu’énoncés depuis un bail par la déclaration universelle sur la diversité culturelle de l’Unesco : « Indissociable d’un cadre démocratique, le pluralisme culturel est propice aux échanges culturels et à l’épanouissement des capacités créatrices qui nourrissent la vie publique. » Autrement dit, faire des espaces de culture des laboratoires pour s’éveiller au monde, et
donner, via leur fréquentation, des outils pour devenir pleinement citoyen. « De toute manière, au Centquatre-Paris, insiste son directeur, vous êtes toujours au contact avec l’art, de bien des façons, et forcément cette influence vous travaille. » Certes, mais sans ce passage obligé qui voudrait que le jeune qui pratique activement devienne forcément le spectateur passif dans la salle. « Tout est beaucoup plus complexe. » Dans cet espace, « mis à disposition sans contrainte », les œuvres et les artistes sont partout. Une partie des expositions comme certaines installations sont gratuites, car situées avant le fatidique guichet. « Si vous avez envie d’en savoir plus, vous prenez un billet comme dans un musée. Il y a bien entendu une intention d’amorçage de quelque chose, mais sans nécessité. L’entrée dans le lieu doit rester libre, comme dans la cité, donc ne pas être conditionnée par un paiement. » C’est l’une des clés de cette réussite : une manière de faire cohabiter des présences au monde, qui renvoie à la créolisation telle que définie par le philosophe Édouard Glissant, source d’inspiration revendiquée du lieu. C’est-à-dire « la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments ». Les bandes de filles et les personnes âgées, les artistes et les promeneurs, les « sachants » comme les plus démunis se retrouvent dans ces 39 000 mètres carrés. Toutes les pratiques culturelles s’y conjuguent au pluriel : pour s’épanouir, s’émanciper, faire carrière parfois ou, pourquoi pas, prendre aussi soin de soi et des autres… Jacques Denis
3. Voir les sujets de solidarum.org : « Zutique, le sillon de la culture pour creuser d’autres relations » et « La Rebuild Foundation : l’empowerment par la culture ».
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40 % de la population française a fréquenté au moins une fois une bibliothèque au cours des douze derniers mois en 2016 (contre 25,7 % en 1997) Il y a de plus en plus d’usagers, mais le taux d’inscrits diminue, passant de 21 % en 2005 à 16 % en 2016. En 2016, 43 % des usagers des bibliothèques ont eu au moins une activité utilisant l’informatique ou les services en ligne du lieu. L’emprunt de livres reste néanmoins le motif principal de venue en bibliothèque (55 % de taux de pratique). Source : « Publics et usages des bibliothèques municipales en 2016 », ministère de la Culture, Direction générale des médias et des industries culturelles, juin 2017.
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REGARDS CROISÉS
Des tiers-lieux solidaires au cœur des villes L’une est architecte, l’autre est spécialiste du travail social. Tous deux ont orchestré, avec succès, l’occupation citoyenne d’un vaste site abandonné. Comment Sophie Ricard, « concierge » de l’Hôtel Pasteur à Rennes, et William Dufourcq, directeur des Grands Voisins à Paris, ont-ils réussi à faire de ces lieux des références en matière de tiers-lieux solidaires ? Comment leur expérience respective pourrait-elle en inspirer d’autres ?
William Dufourcq dirige le site des Grands Voisins, dans e le XIV arrondissement de Paris, pour le compte d’Aurore, une association historique dans le domaine du travail social : hébergement d’urgence, insertion, etc. Depuis 2018, il gère aussi les Cinq Toits, un nouveau tiers-lieu solidaire dans e le XVI arrondissement. Le projet des Grands Voisins est aujourd’hui dans une configuration réduite et devrait prendre fin en 2020, quand le futur écoquartier, actuellement en construction, remplacera l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul.
À quels manques répondent des lieux tels l’Hôtel Pasteur ou les Grands Voisins ? SOPHIE RICARD : L’Hôtel à projets Pasteur est un lieu « permissif », en plein centre de Rennes, dans lequel les citoyens sont libres d’expérimenter des initiatives sociales et sociétales. Pasteur n’a pas de programme prédéfini, il se transforme au gré des projets et des rencontres qui s’y déroulent. Pasteur expérimente une autre forme d’espace public. C’est aussi une école, mais une école buissonnière, une école des situations ou encore un incubateur « zéro degré » qui révèle des acteurs et des dispositifs sociaux et sociétaux, 20
Le projet des Grands Voisins a créé un espace « autorisant », avec peu de contraintes et tout à faire. Le site, piloté par l’association Aurore, Yes We Camp et Plateau Urbain, a accueilli des personnes sans abri, des artisans, des artistes, des entrepreneurs et le grand public en organisant un cadre propice à la rencontre entre ces publics très différents et en développant un écosystème d’activité.
WILLIAM DUFOURCQ :
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Crédits photo : Chrystèle Bazin/Moderne Multimédias
Sophie Ricard est architecte et collaboratrice de l’architecte Patrick Bouchain, inventeur de la méthode de la permanence architecturale, qu’elle met en pratique depuis 2009, d’abord dans la rénovation d’un quartier populaire de Boulogne-sur-Mer, puis dans la création d’un tiers-lieu hors norme à Rennes : l’Hôtel Pasteur. Celui-ci est actuellement en travaux. Une école maternelle prendra place au rez-de-chaussée et un hôtel à projets conservera les étages.
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innovants sur le territoire, mais que l’on n’entend pas ou mal, parce qu’ils sont trop occupés à faire, parce qu’ils ne savent pas communiquer ou encore parce qu’ils n’ont rien de tangible à montrer. Pasteur répond aussi à une fonction essentielle, celle de susciter des rencontres impossibles ailleurs, car à Pasteur, on ne choisit pas son voisin. Ainsi, une assistante sociale et une infirmière ont pu concevoir un parcours d’éveil des sens destiné aux grands précaires avec un designer des Beaux-Arts…
Il a répondu à la fois à une précarité sociale, foncière, et à une précarité d’emploi. En effet, l’association Aurore y a hébergé jusqu’à 600 personnes dans six centres d’hébergement d’urgence et de stabilisation. De son côté, Plateau Urbain a pu proposer à 230 structures d’activité des locaux financièrement accessibles. Enfin, l’activité économique produite par ces structures et l’ouverture d’espaces de restauration au public, coordonnées par Yes We Camp, ont apporté des solutions à la précarité d’emploi de nombreuses personnes hébergées aux Grands Voisins.
Quelle importance a eu l’histoire passée du lieu ? L’Hôtel Pasteur est une ancienne faculté dentaire universitaire, avec, à l’étage, les salles de cours et, au rezde-chaussée, un centre dentaire qui soignait gratuitement plus de 40 000 personnes chaque année. Cette dimension du soin est restée centrale dans le projet : d’une part, le soin envers les plus fragiles et les personnes qui prennent soin des plus fragiles ; d’autre part, le soin envers les lieux du soin. Pourquoi faut-il, en effet, que les lieux du social soient toujours moches ? J’en veux beaucoup aux architectes et à la commande publique de ne jamais prendre soin des lieux du soin.
S. R. :
L’hôpital Saint-Vincent-de-Paul est un lieu chargé d’histoire. Au XVIIIe siècle, il accueillait et soignait les enfants orphelins. Il est devenu, par la suite, une maternité, qui a vu naître plus de 500 000 Parisiens. C’est donc un lieu auquel les Parisiens tiennent. Il y a eu, dès le départ, la volonté de s’inscrire dans la suite de cette histoire, en créant un espace inclusif, au cœur d’une ville qui, au contraire, s’avère au fil du temps de plus en plus « excluante ».
W. D. :
Pourquoi la vocation solidaire a-t-elle été importante dans la construction du projet ?
« Faire entrer “le patrimoine social”, dans sa diversité, à Pasteur est une façon de s’assurer que le centreville reste ouvert à tous. » SOPHIE RICARD S. R. : Ce sont généralement les artistes qui s’approprient les lieux vacants et vastes, en plein centre-ville, comme l’Hôtel Pasteur. C’est plus facile pour la culture artistique de s’approprier les espaces en friche, avec le risque de « ghettoïsation culturelle » que l’on connaît. Ceux qui soignent les gens, qui pratiquent la solidarité, qui montent des dispositifs de santé-social sont de plus en plus relégués en périphérie de la ville. Faire entrer ce que j’appelle « le patrimoine social », dans sa diversité, à Pasteur est une façon de s’assurer que le centre-ville reste ouvert à tous, et que même les plus précaires et les plus fragiles s’y sentent à leur place.
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W. D. : Les rencontres et l’échange entre les travailleurs pré-
caires, les personnes hébergées et le grand public ont façonné un état d’esprit solidaire et provoqué une forte adhésion au projet. Sans la participation de tous, nous n’aurions pas pu transformer le no man’s land qu’était le site quand on l’a récupéré en l’espace accueillant qu’est devenu les Grands Voisins. C’est cette diversité des publics qui a fait la différence, le fait de mixer le social, la culture, l’urbanisme, l’activité économique, tout en gardant le social et la logique de « commun » comme moteurs du projet.
« C’est cette diversité des publics qui a fait la différence, le fait de mixer le social, la culture, l’urbanisme, l’activité économique… » WILLIAM DUFOURCQ 21
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Quelles autres dimensions ont contribué à la réussite du projet ? Il y a eu le fait de ne pas avoir la clé du lieu pendant les six premiers mois. Cela m’a donné le temps d’arpenter le territoire, de rencontrer les personnes, des faiseurs, des forces vives, qui essayaient de sortir de leurs cadres institutionnels ou qui n’avaient pas de lieu dans la ville pour tester leurs pratiques, pour expérimenter. Si on avait ouvert tout de suite le lieu, nous aurions été pris de court par les demandes, et le lieu serait probablement devenu une friche culturelle, pour les raisons citées précédemment. Une fois Pasteur ouvert, la clé du bâtiment est restée, justement, une clé de la réussite du projet, car elle a été un vecteur de confiance. Pendant cinq ans, je l’ai prêtée aux personnes désireuses de tester une action et elle n’a jamais été perdue. Faire confiance, c’est essentiel dans une société qui a oublié de faire confiance. Enfin, il y a eu aussi le travail réalisé sur la gouvernance. Le lieu a, tout de suite, fédéré des énergies, ce qui a permis de monter une association collégiale. Il n’y a pas de président, mais un ensemble de collèges : des utilisateurs, des gestionnaires, des sages, des partenaires, etc. Ensemble, on a travaillé sur le règlement intérieur. On a, par exemple, mis en place une gouvernance tournante : on ne peut pas rester plus de cinq ans dans un collège. L’assise de cette gouvernance nous a permis de peser sur la convention d’occupation. Lors d’une invitation à la Biennale de Venise, où l’Hôtel Pasteur était présenté dans le pavillon français pour l’exposition « Lieux infinis », nous avons rédigé « les actes de Venise » avec l’association collégiale et des élus de Rennes. Ils garantissent que le lieu restera gratuit, ouvert et financé majoritairement par la collectivité, évitant ainsi le modèle de location de mètres carrés de bureaux qui serait un contresens à Pasteur. Enfin, l’expérience réussie de la gouvernance collégiale nous a épargné la nomination d’un directeur diligenté par la Ville. Travailler sur la gouvernance a ainsi permis à la société civile de garder les clés du lieu, au sens propre comme au sens figuré.
S. R. :
W. D. : Le fait que ce soit un projet d’urbanisation transitoire a beaucoup compté. Le site nous a été confié initialement pour deux ans, en attendant que de grands travaux soient lancés pour transformer l’ancien hôpital en écoquartier. Le caractère temporaire nous a imposé un rythme rapide et une énergie folle au début. Tout le monde a dû se retrousser les manches, ce qui nous a permis d’apprendre à travailler très vite ensemble. On a commencé par faire, et on a réfléchi après, sur la base de ce faire. Si nous avions récupéré le site pour dix ans, il nous aurait déjà fallu deux ans pour décider de ce qu’on allait faire… Ensuite, le soutien de la mairie du XIVe arrondissement a été déterminant dans la souplesse dont a fait preuve la préfecture en ce qui concerne l’application des normes. Par exemple, lorsque nous avons voulu ouvrir le bar de la Lingerie, le bâtiment mitoyen hébergeait encore une école de sages-femmes. La réglementation précise qu’il est interdit d’ouvrir un débit de boisson à moins de 150 mètres d’une école, fût-elle une école pour adultes. Nous avons finalement trouvé un compromis ensemble en condamnant la porte la plus proche de l’école. On a eu des soucis similaires sur les normes handicap : les pentes d’accès n’étaient plus réglementaires. Cette fois-ci, c’est le caractère transitoire qui nous a permis de passer au travers du filet. Les autorités auraient pu bloquer maintes fois le projet, il y a donc un enjeu important à définir un cadre réglementaire adapté à l’urbanisation transitoire. Enfin, l’ouverture du site au public a non seulement développé l’économie de ce même site, mais elle a aussi créé du lien avec les voisins (les riverains). Cette ouverture a permis, finalement, de désavouer beaucoup de préjugés et de désamorcer la peur des pauvres, la peur des migrants...
Quels étaient les occupants du lieu ? Quelle était la nature des projets qui s’y sont déroulés ? Nous avons accueilli environ 300 projets par an, d’une durée pouvant aller d’une heure à trois mois maximum. On ne dépose pas de dossier pour venir à Pasteur, on ne juge pas les projets ni leurs porteurs. Mais on explique qu’on ne vient pas à Pasteur comme on pourrait aller dans une maison des associations : les occupants n’ont pas de boîte aux lettres, pas de bureau, ils viennent expérimenter quelque chose qu’ils ne peuvent pas faire ailleurs. Parmi les projets emblématiques, il y a eu un médecin qui cherchait à soigner les pathologies psychiatriques en dehors de l’hôpital, qui n’est plus, selon lui, en état de
S. R. :
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W. D. : Plateau Urbain a fait six appels à candidatures depuis le début des Grands Voisins. Les projets passaient devant un jury composé de travailleurs sociaux et de membres de l’équipe de pilotage. Nous avions établi tout un système de notation pour départager les candidats, étant donné que nous avions plus de demandes que d’espaces disponibles. Les structures choisies respectaient toutes une condition : celle de s’impliquer dans le lieu, au service du social et du collectif. Les projets devaient favoriser le transfert de compétences et l’échange avec les personnes hébergées dans les centres d’hébergement. Il était important, par ailleurs, d’avoir un lien avec le quartier et d’être en mesure de VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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soigner. Il a imaginé des thérapies communautaires pour des personnes qui ont besoin de recréer un lien social, et à Pasteur elles croisaient des artistes, des demandeurs d’asile, etc. Autre exemple : un éducateur sportif a monté des séjours de rupture, avec le sport comme outil et alibi, pour reprendre soin des corps meurtris des grands précaires. Il avait besoin d’un lieu où il n’était pas nécessaire d’avoir une licence de telle ou telle fédération ou une carte de membre pour entrer.
contribuer financièrement au fonctionnement du site, car si nous n’avions pas de loyer, nous avions des charges très lourdes à honorer (électricité, eau, etc.). Nous demandions entre 15 et 17 euros du mètre carré, ce qui restait très peu par rapport au prix du foncier dans le quartier. Enfin, on veillait à couvrir un large panel d’activités, afin de ne pas se retrouver avec quatre fois un même commerce, et de conserver un équilibre entre artistes, artisans et jeunes entreprises.
« Nous avons accueilli environ 300 projets par an, d’une durée pouvant aller d’une heure à trois mois maximum. »
« On veillait à couvrir un large panel d’activités et à conserver un équilibre entre artistes, artisans et jeunes entreprises. »
SOPHIE RICARD
WILLIAM DUFOURCQ
Quels enseignements pourrait-on tirer de votre expérience afin d’aider d’autres acteurs à créer des tiers-lieux solidaires ? S. R. : Si la méthode est reproductible, ce que ça va donner ne l’est pas. Tout dépend des gens qui auront envie de participer et du contexte territorial, économique et social. Le premier point est de rester ouvert aux nouveaux besoins pour éviter l’entre-soi. Pour cela, il est essentiel de sortir du lieu pour aller régulièrement le raconter ailleurs, afin que d’autres se sentent la possibilité et la légitimité de venir. Ensuite, il y a le principe de « l’impermanence » des projets. On les accueille pour une durée d’une heure à trois mois. Le fait que les gens ne restent pas longtemps entretient un roulement, il y a toujours de nouvelles personnes qui arrivent. On veille aussi à toujours garder des espaces libres pour accueillir l’immédiateté des besoins de la société. Et puis, il y a la confiance, dont j’ai déjà parlé, la permissivité avec cette idée de ne pas poser de jugement sur les projets. Aujourd’hui, très peu de personnes se sentent autorisées à faire quelque chose dans l’espace public. Alors que dans la logique des « communs », tout le monde prend sa part et tout le monde se sent légitime à agir. De la permissivité découle aussi la responsabilité : on se sent responsable et c’est à cette condition que l’on fait société. Responsabiliser demande, en revanche, de l’accompagnement, et pour cela l’oralité est primordiale. C’est essentiel que quelqu’un nous raconte l’histoire du projet et du lieu, explique la façon dont ça fonctionne, pourquoi c’est important de laisser sa place à d’autres, etc. C’est pour cela que, à Pasteur, il n’y a pas de guichet ou de normes autoVISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
W. D. : Le modèle des Grands Voisins tient beaucoup à la façon dont nous avons piloté le projet. Nous étions trois structures complémentaires : l’association Aurore s’occupait de la coordination globale et du travail social, le collectif d’architectes et d’urbanistes Yes We Camp avait en charge l’ouverture au public, l’aménagement et l’animation des espaces de rencontre, et Plateau Urbain se concentrait sur l’accueil des structures d’activité. La réussite du projet s’explique par la place centrale qui a été donnée au social, mais aussi par l’ouverture au public. Faire des Grands Voisins un lieu de production économique est un autre point-clé, tout comme la polyvalence des activités sur le site. Il faut, en effet, veiller à ne pas être uniquement un espace social, uniquement un espace de culture, uniquement un espace de loisir ou uniquement un espace de restauration. Enfin, il est crucial que les projets soient connectés avec le quartier où ils sont implantés. Aujourd’hui, d’autres projets d’occupation temporaire voient le jour sur le même modèle tripartite (social, espaces communs, activité économique). Nous venons de lancer le projet des Cinq Toits, dans le XVIe arrondissement, avec Plateau Urbain et Yes We Camp. C’est une ancienne caserne qui compte cinq bâtiments. On y héberge actuellement 350 personnes sans abri. Nous avons ouvert un restaurant et un pôle vélo, et bientôt nous allons inaugurer une ressourcerie et un pôle « bidouille » (réparation, construction). Les rez-de-chaussée ont été mis à disposition de structures d’activités et d’artisans. Les 23
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matiques. Il y a un lieu d’accueil : la conciergerie. On commence par y passer du temps pour se rencontrer. Le dernier point de méthode, c’est de ne surtout pas programmer le lieu. L’usage ne doit être déterminé que par ceux qui viennent expérimenter leurs projets dans le lieu. Un jour, Pasteur devient un terrain de foot, un autre jour un terrain de recherche pour des étudiants, etc. La seule chose qui peut être déterminée, ce sont des valeurs autour desquelles on se retrouve et des règles, comme celles de l’impermanence, de l’expérimentation et le fait de ne pas choisir son voisin.
relations avec la mairie d’arrondissement sont très différentes dans le XVIe et dans le XIVe, mais nous commençons à établir des liens de confiance et à battre en brèche certains préjugés. Autre exemple : Coco Velten, un nouveau tiers-lieu solidaire, s’est monté à Marseille avec Yes We Camp, Plateau Urbain et avec, comme partenaire social, le groupe SOS.
« L’usage ne doit être déterminé que par ceux qui viennent expérimenter leurs projets dans le lieu. »
« Il est crucial que les projets soient connectés avec le quartier où ils sont implantés. »
SOPHIE RICARD
WILLIAM DUFOURCQ
Qu’est-ce que le projet vous a permis d’expérimenter ? S. R. : Je m’inscris dans la démarche architecturale et urba-
nistique de Patrick Bouchain. L’idée centrale est que tout est toujours expérimental. On ne fait jamais deux fois la même chose, même si chaque projet en nourrit un autre. L’important, c’est de ne pas uniformiser. Pour y parvenir, il est crucial de ne pas programmer a priori. Ce n’est pas à l’architecte de penser les usages d’un espace public, c’est aux citoyens de le faire, concrètement, en utilisant et en expérimentant le lieu. En résumé, on a besoin d’un « permis de faire » de la part des élus, afin de regarder a posteriori ce qui a marché ou non et d’ajuster. D’après mon expérience, la meilleure méthode pour le faire, c’est la « permanence architecturale ». Si les architectes habitent ou travaillent sur le site même du projet, ils écrivent les projets avec les utilisateurs, les responsables politiques, les aménageurs, les bureaux d’étude et, ce faisant, ils reconnaissent un certain « savoir-habiter », deviennent des gardiens du lieu, des « concierges » ou des voisins. Enfin, l’autre dimension architecturale mise en œuvre à Pasteur, c’est le principe de la réversibilité de l’architecture. Que fait-on du patrimoine dont on hérite, ce patrimoine dont la valeur foncière est nulle étant donné le montant des travaux de réhabilitation et de remise aux normes ? S’affirme, ici, une ambition écologique, celle de prendre soin de ce qui est déjà là, de voir comment on peut s’adapter à une architecture existante plutôt que de vouloir la transformer, la mettre aux normes en uniformisant ou la détruire…
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Le projet des Grands Voisins a bousculé certaines pratiques et routines du travail social. Les travailleurs sociaux basculent d’un rapport vertical, très paternaliste, à un rapport horizontal, ce qui peut se révéler beaucoup plus compliqué. Gérer, par exemple, le rapport à l’alcool dans un lieu où il y a deux débits de boisson pose beaucoup de questions. Mais globalement, le projet a redonné du souffle au travail social. En effet, dans le cas des personnes sans papiers, soit la moitié de nos hébergés, les possibilités des travailleurs sociaux sont limitées, car ils ne peuvent ni les accompagner vers l’emploi ni vers le logement. Nous avons donc imaginé différents mécanismes et outils (Cafet’ mobile, Trocshop ou Comptoirs de restauration) pour faire des Grands Voisins un tremplin d’accès à l’emploi pour toutes les personnes hébergées. On avait deux systèmes de rémunération : une monnaie locale, qu’on a appelée les « billets-temps » pour les sanspapiers et qui rétribuait leur temps de contribution sur le site, et le dispositif Premières Heures pour les autres hébergés. Avec un billet-temps d’une heure, par exemple, les hébergés pouvaient avoir un menu complet dans un des restaurants des Grands Voisins. Le dispositif Premières Heures est financé par la mairie de Paris. Mis en place en 2013 pour les personnes en situation de grande exclusion sociale, il lève plusieurs freins : ceux du logement, de la santé et de la durée du temps de travail. En trois ans, 86 personnes ont pu travailler grâce à ce dispositif, s’occupant de l’entretien de la voirie, des espaces verts, de l’accueil du public ou encore des espaces de restauration.
W. D. :
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La France compte plus de 8 000 lieux de médiation numérique et 1 340 maisons de services au public (MSAP), créées pour les citoyens éloignés des opérateurs publics Par ailleurs, 653 905 personnes ont été accueillies en 2018, en France, dans les 66 Points information médiation multi services (PIMMS) portés par 35 associations, 52 d’entre eux étant reconnus comme MSAP. 22 % des personnes fréquentant les PIMMS présentaient une ou plusieurs difficultés d’expression en langue française. Sources : « Découvrez les : lieux de médiation numérique » (version beta), carto.societenumerique.gouv.fr, septembre 2019. « 2 000 maisons France Service d'ici à 2022 », gouvernement.fr, juin 2019. Rapport d’activité 2018, Union nationale des PIMMS.
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Quelles lignes le projet a-t-il fait bouger ? S. R. : Au
lieu de prévoir des aménagements trente ans à l’avance et de se retrouver en décalage complet avec les besoins et aspirations actuels, il s’agit de faire confiance à des citoyens pour qu’ils se réapproprient un espace et qu’ils inventent un programme auquel on n’aurait pas pensé en avance. Ainsi, en réalisant une étude de faisabilité en actes avec Pasteur, la mairie de Rennes a changé sa façon d’engager la commande publique. Elle a redonné du pouvoir aux citoyens, en leur assurant la capacité et la légitimité de répondre aux problématiques sociales et sociétales contemporaines et émergentes. Et puis, l’Hôtel Pasteur a proposé une solution concluante pour contourner l’inertie énorme de notre technostructure. Ce n’est pas normal que nos institutions ne puissent pas répondre aux besoins immédiats de la société. Le projet a également montré que l’on pouvait ouvrir un nouvel espace public, sans que ce soit un gouffre financier. Nous avons pensé Pasteur comme une pièce en plus dans la ville et non comme une énième institution avec tout l’équipement habituel et le mode d’organisation allant avec. En mutualisant du matériel avec d’autres structures à proximité et en mettant les normes à l’épreuve des usages et des besoins, on a pu diviser par deux le coût de rénovation et par trois le coût de fonctionnement par rapport à un équipement culturel équivalent. Par exemple, on n’a pas tout isolé de la même manière, parce qu’on ne va pas chauffer l’ensemble du bâtiment à 20 degrés. Il faut pouvoir ajuster les normes aux contextes d’usage. Cela n’a pas de sens que Marseille et Lille aient les mêmes normes thermiques, par exemple. Ensuite, je crois que Pasteur a été une forme de « thérapie » pour la puissance publique. Les collectivités commencent à comprendre qu’elles ne peuvent plus obtenir de résultats intéressants avec des dispositifs téléguidés et uniformisés sur tous les territoires. C’est en accompagnant les initiatives de la société civile qu’elles donnent une vraie identité à leur territoire. À travers cette expérience, le monde institutionnel a réappris à parler au monde associatif et réciproquement. Pour finir, l’Hôtel Pasteur a contribué à redorer la question de l’action sociale, en lui procurant un espace valorisant, lumineux. On a, enfin, pris soin des lieux du soin pour mieux prendre soin des personnes.
W. D. : Les Grands Voisins ont créé un précédent dans le rapport à la norme, en démontrant la pertinence d’un « permis de faire » dans le cadre d’une présomption de confiance de la part des autorités. De plus, l’occupation du lieu a influencé le projet du futur écoquartier. Il a été finalement décidé de garder le bâtiment de la Lingerie qui, avec l’expérience des Grands Voisins, est devenu un symbole du quartier, un élément d’identité. Un centre d’hébergement d’urgence de 150 places pour des familles a été ajouté au projet. Et enfin, le propriétaire du site, Paris Métropole Aménagement, souhaite mettre en place une régie de transition pour gérer les espaces communs, ce qui permettrait de conserver le dispositif Premières Heures, la conciergerie solidaire et peut-être la monnaie alternative. Aujourd’hui, d’autres collectivités s’inspirent des Grands Voisins en mettant des espaces à disposition gratuitement, et c’est déjà une barrière majeure qui tombe, tant le prix du foncier inhibe les initiatives citoyennes et économiques, ainsi que la créativité des personnes. Cependant, on ne peut pas encore dire que ce genre d’expérimentation urbaine et sociale change la façon de faire la ville, même si l’on voit bien que les aménageurs, les architectes et les élus ont de plus en plus la volonté de créer des villes plus bienveillantes, moins basées sur le consumérisme, plus végétalisées et plus inclusives. Il faut, en plus, rester vigilant, car on commence à voir des propriétaires fonciers confier des sites vacants, en attente de travaux de rénovation, à des tiers, mais en contrepartie d’un loyer. Or ils font déjà l’économie de la sécurisation du lieu, qui peut représenter des sommes de l’ordre d’un million d’euros par an. En plus, c’est pour eux un formidable outil de communication et d’inspiration pour le futur projet. L’occupation temporaire crée également du lien avec le quartier et potentiellement de la valeur d’usage, donc de la valeur foncière. Dans ce contexte, demander un loyer, c’est inévitablement contraindre le tiers-lieu à se développer tout de suite autour d’une activité commerciale. Avec une logique de consumérisme, on perd complètement l’esprit qui est justement d’éviter la posture de consommateurs qui ne s’impliquent pas dans les projets. Bref, si l’on crée des tiers-lieux pour reconstruire des espaces de consommation, ça n’a aucun intérêt.
Propos recueillis par chrystèle Bazin
Voir les visions de solidarum.org : « Sophie Ricard : donner un “permis de faire” aux citoyens » et « William Dufourcq : se donner les moyens de la mixité sociale ». 26
Lire également l’article « Un petit village peuplé de grands voisins », page 86.
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600 places d’Appartements de coordination thérapeutique (AcT) pour loger des publics vulnérables présentant des troubles psychiques sévères, à fin 2019, dans le cadre du dispositif « Un chez-soi d’abord » L’objectif de ce programme en cours de déploiement : 2 000 places pourvues à fin 2023 Par ailleurs, la France compte 2 300 places en ACT pour l’hébergement temporaire de malades chroniques en situation de fragilité sociale. Chaque année, entre 8 000 et 10 000 demandes d’admission sont reçues pour une rotation limitée à 800 places. Sources : Dihal, délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement, et Instruction interministérielle n° DGCS/SD1/SD5C/DGS/DSS/DB/2018/127 du 22 mai 2018. « Les maladies chroniques », Michel Chassang et Anne Gautier, Les avis du CESE (Conseil économique social et environnemental), Les éditions des Journaux officiels, juin 2019.
Une personne sur cinq est considérée comme mal logée ou en situation de fragilité de logement en France Quelque 4 millions de personnes sont « mal logées » Les personnes mal logées comprennent, selon la Fondation Abbé Pierre, 2 819 000 « personnes vivant dans des conditions de logement très difficiles », 902 000 « personnes privées de logement personnel », 208 000 « gens du voyage », etc. Les « personnes fragilisées par rapport au logement » seraient, selon la même source, 12 138 000. Source : « L’état du mal-logement en France 2019 », 4e cahier, Fondation Abbé Pierre, février 2019.
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ÉCLAIRAGE
Bien plus qu’un toit Vis-à-vis de toutes les populations fragilisées, il n’y a pas de solidarité qui tienne sans un logement. Mais sous un autre regard, il s’avère impossible de répondre aux enjeux du mal-logement sans un accompagnement des personnes au quotidien et dans la durée. C’est ce que montrent nombre d’initiatives aujourd’hui.
L
’inhabitable. Tout ou presque était dit dès le titre du court recueil signé en 2011 par Joy Sorman, fruit d’une longue enquête de terrain. Au plus près d’une réalité longtemps cachée dans la Ville Lumière, la romancière a recueilli des histoires de vie rythmées par l’insalubrité, un quotidien plombé dans des taudis surpeuplés, des murs rongés par l’eau, où s’entassent des exilés de l’intérieur et des migrants sans repères. Tous au bord de l’effondrement, en prise avec l’inhumanité des prix pour accéder à un logement décent. AccOMPAGNER AU-DELÀ DU SEUIL C’est de ce droit fondamental au logement, encore inaccessible à beaucoup – 200 000 personnes sans abri dans la cinquième puissance économique mondiale1 – dont bénéficie désormais Serge, après des années à la rue. Et son trousseau de clés en mains lui ouvre plus qu’une simple porte pour se loger. Ce seuil est synonyme d’une nouvelle vie, un long chemin qu’il faudra accompagner pas à pas. Pour en arriver là, à ce grand sourire affiché une fois le verrou (mental comme physique) franchi, cet ancien SDF a bénéficié du soutien de l’association Toit à Moi, qui mobilise VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
depuis 2006 à Nantes des citoyens via le crowdfunding pour acheter des appartements afin de les louer aux sans-abri, moyennant une somme symbolique2. Michel aussi a trouvé dans cette association très volontaire tout ce qui lui manquait pour reprendre pied. « J’étais dans un tel état que je ne pouvais pas en mesurer l’impact sur mon environnement. Les gens de Toit à Moi ont été très attentifs pour que je puisse rester dans l’appartement, en multipliant des actions et des activités. » Tant et si bien qu’au bout de dix-huit mois, Michel va aider d’autres personnes fragilisées par la vie. En le responsabilisant sur une action bien identifiée, comme Serge devenu cuisinier au sein de l’association, Toit à Moi situe son action sur un long terme qui va plus loin que le pas de la porte. « Nous nous engageons auprès des personnes à les remettre debout », explique Hélène Menanteau, coordinatrice de ce projet qui ne peut être abouti sans une réinsertion plus globale, répondant à chaque cas particulier. Prendre soin du logement peut permettre de soigner d’autres plaies. FAcE AUX MURS DE L’INÉGALITÉ Ces fragments de vie laissent entr’apercevoir ce que les chiffres démontrent.
Quatre millions de personnes restent mal logées ou privées de domicile. En 2019, le rapport annuel sur l’état du mal-logement de la Fondation Abbé Pierre mesure par le détail ce marché de l’immobilier qui laisse tant de gens dans la difficulté : plus d’un cinquième de la population, « précaires énergétiques, ménages subissant un prix du logement trop élevé ou menacés d’expulsion », etc. Près d’un million de personnes sont privées de logement personnel, résidant chez un tiers ou dans la rue, tandis que près de trois millions survivent « dans des conditions de logement très difficiles ». Comment bâtir une société plus juste quand la fabrique des inégalités commence dès le logement ? Comment remédier au mal-logement, au-delà même des centres d’urgence qui font le maximum, tout en mettant en chantier des solutions pérennes ? Comment inverser cette tendance qui éloigne toujours plus des centres-villes les classes moyennes déclassées, qui favorise la création de ghettos et dresse des murs invisibles face aux publics « fragilisés » ? Se loger reste un parcours d’obstacles pour les personnes âgées isolées, celles en situation de handicap, les malades de longue durée, les migrants ou les anciens détenus, dont un quart se retrouve dès la sortie de prison sans solution d’héber29
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gement, alors qu’avoir un chez-soi est un vecteur déterminant de la réinsertion sociale et de la prévention de la récidive… « Le logement, c’est un droit. Mais eux, on leur renvoie toujours qu’ils ne sont jamais prêts. Jamais assez “beaux” », conclut un professionnel d’un accueil de jour dans l’édifiant rapport de la Fondation Abbé Pierre qui note également que le coût de l’hébergement, dans 80 % des cas pour une seule nuit, a quadruplé entre 2007 et 2017. DES INITIATIvES POUR PERMETTRE DE SE LOGER
visant à le réparer a un effet très positif », insistait voici deux ans Anne-Laurence Darrasse, sa porte-parole. Les chantiers « d’Auto-réhabilitation accompagnée » sont la principale « brique » de leur action : les bénéficiaires signent un contrat qui les engage à mettre un peu la main à la poche et beaucoup à la pâte, en participant au chantier, aux côtés de bénévoles, encadrés par un professionnel du bâtiment. En 2016, ils avaient rénové 1 360 logements, via des chantiers d’insertion dont l’une des vertus corollaires est de recréer du lien chez ces mal-logés5. D’autres parent au plus pressé, comme Abri (Association Bâtir et Réinsérer en Île-de-France), qui regroupe Hôtel social 93 et La Main tendue, pour proposer un hébergement digne, mais nomade, c’est-à-dire rapidement construit et spécialement conçu pour l’occupation provisoire de terrains que les municipalités ou des acteurs privés laissent libres avant d’y engager des travaux. Le premier Modulotoit est ainsi sorti de terre en février 2017, abritant 70 résidents en grande précarité, essentiellement des familles. Mais ces logements modulaires, démontables et réutilisables, ne sont que la première pierre sur le chemin d’une autre vie6…
Les situations auxquelles répondre sont multiples. D’un côté, il y a ceux qui auraient les moyens de se loger mais se voient refuser un prêt bancaire pour raison de santé. Ce pourquoi l’association We moë, créée en juin 2017, vise à offrir aux quelque 18 000 personnes concernées une assurance suffisante, synonyme d’obtention de leur emprunt pour monter leur projet3. De l’autre côté, il y a par exemple les personnes porteuses d’un handicap psychique, que l’association Ensemble Autrement invite à vivre dans la métropole lilloise en colocation dans des habitats partagés, accompagnés par des professionnels pour réapprendre les gestes du quotidien4. De nombreuses initiatives, en France et au-delà, expérimentent des solutions innovantes et solidaires.
DE L’HABITAT PARTAGÉ À LA vILLE AccUEILLANTE
Leur extrême diversité est à l’image de la complexité des problématiques, qui exige bien souvent du cas par cas. C’est le constat des Compagnons Bâtisseurs, réseau associatif qui vise à aider ceux dont le toit leur pèse plus qu’il ne les protège. « Quand on habite un logement dégradé, se remettre dans des actions
Il y a mille et un moyens de contourner les murs qui s’érigent comme des forteresses imprenables. La colocation et l’habitat partagé sont parmi les plus pragmatiques pour beaucoup, afin de parvenir à une relative autonomie « locative » en mutualisant les coûts. C’est l’objectif du réseau de l’habitat
1. Chiffre donné en février 2019 par la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS), qui regroupe 800 associations gérant 80 % des centres d’hébergement. Le dernier chiffre de l’Insee (juillet 2013) pour 2012 était de 141 500 SDF. 2. Lire l’article de solidarum.org, illustré par la photo
de Serge : « Toit à Moi : un toit et du temps pour les sans-abri ». 3. Voir la vidéo de solidarum.org : « We moë : l’emprunt pour tous ! ». Ce projet, alors au stade de l’idée, a été lauréat du Prix Fondation Cognacq-Jay 2017. 4. Écouter le podcast de solidarum.org : « Loger
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partagé et accompagné, qui met en place et consolide des alternatives pour les personnes en situation de handicap ou les retraités, tout autant fragilisés par la spéculation locative. À la clé, les liens intergénérationnels se renforcent, comme avec le dispositif mis en place depuis 2004 par Le temps pour toit. Cette association basée entre Angers et Nantes met en relation un « hôtehébergeur » et une autre personne « hébergée » (étudiant, salarié en mobilité professionnelle…) dans le cadre d’un échange « de temps » et de convivialité contre « un toit ». C’est aussi simple, parfois. Toutes ces initiatives, isolées, parcellaires, reliées les unes aux autres, tissent un modèle de ce que pourrait être une ville accueillante, pour paraphraser un projet de recherche-pédagogie-action mené sous la direction de l’architecte Cyrille Hanappe entre 2015 et 2017 à Grande-Synthe. « Il faut être utopique et imaginatif tout en restant ancrés dans le concret », résume Denis Castin, la première cheville ouvrière de l’association Toit à Moi. Treize ans après l’avoir imaginée, cette idée née à Nantes, territoire d’expérimentation, est devenue un laboratoire qui essaime dans d’autres villes de France. Si Toit à Moi applique le Housing first préconisé par la Fondation Abbé Pierre, le logement n’est que la première étape d’une longue démarche d’accompagnement. Les locataires demeurent en moyenne trois ans dans les appartements : le temps nécessaire dans cette lente reconstruction afin de rendre le quotidien, et plus encore le futur, « habitable » pour tous, sans exclusion. Jacques Denis
Autrement : vivre ensemble, vraiment ». 5. Lire l’article de solidarum.org : « Les Compagnons Bâtisseurs : l’effet du logis ». 6. Voir le sujet de solidarum.org : « Modulotoit : le premier centre d’hébergement nomade ».
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U A E
Les épiceries sociales et solidaires se développent : il y en avait environ 1 000 en France en 2018, alors qu’il n’y en avait presque aucune il y a dix ans Ces épiceries font partie des 9 000 structures ou associations contribuant à l’aide alimentaire. En 2018, près de 700 d’entre elles étaient fournies essentiellement par les banques alimentaires ; 370 faisaient partie du réseau de l’Association nationale de développement des épiceries solidaires (Andes) ; 10 % des centres communaux d’action sociale (CCAS) géraient en direct une épicerie sociale. Sources : « Étude qualitative sur les épiceries sociales », solidarites-sante.gouv.fr, juillet 2018. « Rapport d’information » fait au nom de la Commission des finances sur le financement de l’aide alimentaire, par Arnaud Bazin et Éric Bocquet, sénateurs, octobre 2018.
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ANALYSE
Un même espace pour tous Rendre nos espaces de vie, publics ou privés, accessibles aux personnes en situation de handicap est un objectif de plus en plus partagé dans nos villes et quartiers. Mais il n’en est pas toujours ainsi vis-à-vis d’autres publics fragilisés, comme les sans-abri. L’enjeu ne serait-il pas de rendre nos lieux plus accueillants, et ce sans conditions, pour eux comme pour tous ?
C
’est une boutique de services et d’accessoires dédiés aux deux-roues du boulevard Voltaire dans le XIe arrondissement de Paris. Un endroit où, d’ordinaire, n’entrent jamais ceux que l’on cache derrière le sigle SDF. Et pourtant, en cet été 2019, l’un de ces sans-abri, absolument pas client, entre dans le magasin, connecte son téléphone au réseau Wi-Fi, accepte un verre d’eau et discute amicalement avec Hugo Laverdin, fondateur du commerce. « Il y a parfois juste un service qui leur est rendu immédiatement. D’autres fois, on en profite pour discuter un petit peu. Selon nos disponibilités, l’envie des gens qui viennent à notre rencontre, on s’adapte et on essaye d’être accueillant », explique-t-il1. Sa boutique est membre du Carillon, réseau monté en décembre 2015 par l’association La Cloche pour « rompre l’isolement et le sentiment de rejet que subissent les personnes à la rue en attaquant les freins à la construction de liens sociaux : manque de communication, peur de l’inconnu, sentiment d’impuissance… ». Grâce à la mobilisation de commerçants et de riverains à Paris et dans désormais sept autres villes, Le Carillon permet aux personnes sans domicile d’accéder à des services élémentaires qui leur font quotidiennement défaut. Guidé et encouragé à entrer dans ce lieu grâce aux pictogrammes collés sur la devanture qui indiquent quels services lui sont gratuitement offerts, « l’exclu » acquiert soudain le statut bien plus valorisant d’invité. Et le commerce devient pour lui un lieu de solidarité, lui donnant l’occasion de recouvrer une existence sociale.
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Un commerce qui, sans perdre sa vocation première, acquiert une dimension solidaire, voilà une évolution exemplaire, mais marginale. L’inclusion a beau être en vogue, elle demeure trop souvent un idéal démenti par le réel. Les indéniables progrès accomplis récemment pour certains « publics » vulnérables ne doivent pas masquer les reculs subis par d’autres. Cette variation s’explique en grande partie par le regard que notre société porte sur ces catégories, qui induisent des différences de traitement. Tandis que les personnes âgées ou en situation de handicap bénéficient d’un regain de considération, les SDF ou les migrants continuent de subir des a priori plutôt négatifs. Et les infranchissables barrières deviennent parfois des murs.
Grâce aux pictogrammes collés sur la devanture qui indiquent quels services lui sont gratuitement offerts, « l’exclu » acquiert soudain le statut bien plus valorisant d’invité. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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HANDIcAP : DE vRAIES AvANcÉES vERS L’AccESSIBILITÉ UNIvERSELLE Les obstacles les plus évidents à faire tomber tiennent aux limitations d’ordre physique. En France, 12 millions de personnes sont atteintes d’un handicap : plus de 15 % de la population ! Accidents, maladies, vieillissement et autres aléas de l’existence, chacun d’entre nous, à un moment de sa vie, sera concerné. L’identification à ces personnes fragilisées suscite dès lors une certaine compassion. Pour ouvrir les espaces urbains aux personnes en situation de handicap, le rôle du législateur a été crucial. En 1975, une première loi d’orientation initiait une adaptation de la voirie dans les grandes agglomérations. Vingt-cinq ans plus tard, une délégation ministérielle à l’accessibilité était créée. Mais c’est la loi de 2005 pour « l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » qui a transformé notre vision du handicap, défini comme « toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société dans son environnement… ». Cette loi a obligé les communes de plus de 500 habitants à élaborer des PAVE (Plans de mise en accessibilité de la voirie et des aménagements des espaces publics). Elle a aussi imposé, en plus de la mise aux normes des établissements publics existants, que toute nouvelle construction, privée comme publique, garantisse une égalité d’accès universelle. Le handicap est donc depuis un paramètre incontournable de l’aménagement urbain, sa définition ayant été élargie au-delà de la seule invalidité physique : à la déficience visuelle, intellectuelle ou motrice, ainsi qu’au handicap mental ou psychique. Cette levée d’obstacles matériels est une condition première pour ouvrir à toutes et tous les lieux de la cité. Elle suppose une approche globale dans la conception et la fabrique de celle-ci. C’est ainsi que Stockholm a mis en œuvre, dès 2011, un plan pour les handicapés intitulé « Une ville pour tous », tandis que Singapour a créé en 2016 un Enabling Village accessible aux personnes ayant tout type de handicap grâce à l’installation de rampes, de boucles audio et de panneaux de signalisation en braille. Le Conseil de Paris a quant à lui arrêté une trentaine de « perspectives d’améliorations » pour la période 2017-2021, le précédent schéma parisien (2011-2016) ayant intégré l’accessibilité universelle à chaque nouveau projet urbain : réseau de bus entièrement accessible aux personnes à mobilité réduite, signalétique simplifiée pour les déficients visuels, etc. L’IMPORTANcE DE L’ENGAGEMENT cITOYEN POUR PLUS D’AccESSIBILITÉ Cette stratégie « Handicap, inclusion et accessibilité universelle » repose sur l’expression par les publics concernés de leurs besoins et la concertation de l’ensemble des acteurs. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
Émilie Dejasse, coordinatrice du Laboratoire des politiques inclusives de l’Unesco, insiste sur l’importance de cette « participation transformative » des publics concernés à l’identification des besoins et à la prise de décision. « En étant sur un pied d’égalité, les capacités des personnes traditionnellement exclues se renforcent et les transforment en retour. La participation permet l’émergence de nouvelles alliances entre les institutions, les personnes et la société civile et un sentiment d’appropriation et de responsabilité partagée autour d’un projet. » Certes, mais il reste bien du chemin à parcourir. Aujourd’hui, seules 15 des 303 stations du métro parisien sont, par exemple, accessibles aux personnes à mobilité réduite. Et dans de nombreux quartiers périurbains la voirie n’est toujours pas équipée de trottoirs adaptés. La majeure partie des villes demeure semée d’embûches pour beaucoup, exclus de fait de nombreux espaces, publics comme privés. Des initiatives citoyennes viennent dès lors pallier les lacunes et lenteurs des politiques publiques. La plateforme collaborative Jaccede.com référence ainsi 26 000 lieux en France et à l’étranger « accessibles » aux handicapés moteurs et aux personnes à mobilité réduite. Elle reçoit 25 000 visiteurs par mois. Des symboles forts peuvent aussi aider à accélérer les choses : une « Cité universelle », bâtie porte de Pantin comme un pôle sportif accessible à tous les types de handicaps, sera ainsi l’une des vitrines des Jeux paralympiques de 2024. DES DROITS ÉLÉMENTAIRES POUR LES PERSONNES ÂGÉES Le sentiment d’être comme en « exil », étranger à son propre environnement, est aussi ressenti par de nombreuses personnes âgées. Une étude récente de l’agence d’urbanisme Brest-Bretagne montre que seuls 6 % des plus de 65 ans utilisent les transports en commun de la métropole brestoise. De fait, certains renoncent à les prendre de peur d’être bousculés ou évitent une simple promenade par crainte de manquer de souffle en l’absence de bancs. Trébucher et tomber, ne pas être assez rapide pour grimper dans un wagon, etc., ces craintes sont décuplées dans des villes où la vitesse est une valeur cardinale. Mais parce qu’il est en constante augmentation, et que vieillir concerne tout un chacun, ce « public » bénéficie d’une attention tangible. Car si un Français sur quatre a aujourd’hui plus de 60 ans, notre pays devrait compter en 2050 cinq millions de personnes de plus de 85 ans, dont trois millions seulement autonomes. Ce vieillissement général et exponentiel impose des réponses institutionnelles. L’une d’entre elles porte sur l’adaptation de l’environnement quotidien et la création de nombreux « espaces bienveillants ». Le dossier intitulé : « Adapter l’espace vécu aux plus fragiles » de la revue Diagonal (n° 205, mars 2019) propose un tour d’horizon des récentes initia33
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tives autour de cette problématique. Face aux fragilités physiques ou cognitives, liées à l’âge ou au handicap, ces expérimentations reposent sur une approche globale, coordonnant des actions sur l’habitat, la mobilité, l’accessibilité et le lien social. La production de logements et lieux adaptés ainsi que l’amélioration de l’accessibilité de l’espace et des services publics sont des priorités. Aujourd’hui, 123 villes françaises sont adhérentes du Réseau francophone des villes amies des aînés (RFVAA), affilié à l’OMS, qui offre des cadres d’analyse, des méthodes et du partage d’expériences. Au niveau national, l’association Rue de l’Avenir milite depuis longtemps en faveur de villes et villages « plus sûrs, plus solidaires et plus agréables à vivre ». Comment ? Parfois par une simple réduction de la vitesse des véhicules motorisés ou le développement des zones piétonnes. L’association met aussi en place ponctuellement des opérations telles que « Rue aux enfants – rue des aînés », pour promouvoir des espaces ouverts et « doux » favorisant la coopération intergénérationnelle. C’est l’un des enjeux d’Humanicité, quartier d’innovation citoyenne et « laboratoire d’un autre vivreensemble ». Cette expérience initiée par l’Institut catholique de Lille mêle des personnes qui, généralement, ne fréquentent pas les mêmes espaces : étudiants et publics fragilisés, très âgés ou en situation de fort handicap2. ÉLARGIR L’ESPAcE vÉcU PAR ET POUR TOUS L’édification d’une société véritablement « inclusive » passe en effet par un changement de perception. C’est aussi une affaire de regards : celui que nous portons sur les personnes en difficulté, physique ou psychique, sanitaire ou sociale, conditionne non seulement l’accueil que nous leur réservons, mais aussi, par un effet de miroir, le regard que ces personnes portent sur elles-mêmes. L’appréhension, la dépréciation ou la simple indifférence avec laquelle notre société considère ses sans-abri, ses handicapés, ses pauvres, ses « fous » ou ses étrangers génèrent une autodépréciation de ces publics stigmatisés qui renforce leur isolement. Et ces perceptions engendrent des rapports à l’environnement qui diffèrent d’une personne à l’autre. Un géographe français, Armand Frémont, a forgé en 1976 le concept « d’espace vécu » pour souligner que chaque individu possède le sien propre, construit à la fois par sa pratique quotidienne et ses représentations. Un même lieu – quartier, rue, magasin, musée, etc. – n’est en effet pas perçu de la même façon par un jeune homme, une femme, une personne âgée, une personne en situation de handicap, un étranger, etc. « Nous pouvons vivre dans un même espace physique sans pour autant partager un même espace vécu, écrit la philosophe Anne-Lyse Chabert. L’individu en situation de handicap, doté d’un bagage sensori-moteur différent de celui dont dispose la moyenne des gens (…), n’aborde pas 34
l’espace de la même façon. Il ne le perçoit pas de la même façon, n’y agit pas de la même façon et ne l’habite pas de la même façon. » Et l’on pourrait transposer ces restrictions à ceux qui sont contraints par des facteurs socio-économiques.
Permettre à chacun d’élargir son « espace vécu », très différent selon les personnes et leurs fragilités, est aujourd’hui un enjeu majeur. Les plus pauvres et fragilisés demeurent trop souvent confinés dans un espace limité. Combattre cette injustice spatiale suppose d’élargir leur horizon. C’est ce que tentent Le Carillon et d’autres initiatives cherchant à élargir et réinventer l’espace vécu des plus vulnérables. Parfois, cela passe par la création d’un nouveau lieu, pourquoi pas itinérant. C’est le cas du Parentibus, qui s’installe chaque jour sur le marché d’une commune rurale du Cotentin. Autour d’un café, des bénévoles y accueillent des personnes isolées pour échanger sur leurs difficultés liées à la famille, à l’éducation, à la santé, etc. Ils s’y sentent un peu chez eux. Le camion de Roul’Contact sillonne de son côté l’Hérault avec un même objectif de lutte contre l’isolement. Ici aussi, cela commence par un simple espace d’accueil où chacun peut venir s’installer et discuter. Les exemples se multiplient, comme avec Cœurs résistants à Rennes ou La Bagagerie de Marseille3. PLUTÔT UNE vILLE AccUEILLANTE QUE DES « cITÉS EN ÉTAT DE SIÈGE » Paradoxe : si « l’inclusion » est inscrite au cœur de la plupart des projets urbanistiques, c’est précisément parce que la ville contemporaine accentue souvent l’exclusion. Comme le rappelait le géographe Michel Lussault lors d’un colloque sur « La ville accueillante » (Cité de l’architecture et du patrimoine, mai 2019), « contrairement à ce que prétend l’idéologie de la métropole triomphante, vantant fluidité et mobilité, les espaces urbains sont partout de moins en moins ouverts et traversables ». La tendance serait plutôt au développement de « cités en état de siège », conséquence « d’une dérive fonctionnelle, servicielle et monétisable qui assigne et ferme tous les espaces ». Soit une violence à l’encontre des plus fragiles, quand on sait combien l’inégalité est un phénomène cumulatif : moins vous possédez – de capital, matériel ou culturel, de force, de santé, etc. –, plus vous affrontez d’obstacles géographiques et de verrous psychologiques, solidement ancrés dans les têtes de ceux qui les subissent comme de ceux qui les érigent. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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Même l’espace public ne l’est plus pour tous. Il n’est qu’à penser à la floraison de clous, pics, grilles, pierres, sièges inconfortables et autres obstacles par lesquels certains aménageurs empêchent les SDF de s’abriter, de se reposer… et d’affecter nos regards. Des dispositifs toujours plus nombreux, que la Fondation Abbé Pierre dénonce en leur décernant des « Pics d’or », prix de l’indignité. À ce mobilier répulsif s’ajoutent des arrêtés anti-mendicité, anti-bivouac, anti-glanage pris par certaines municipalités, qui visent des catégories socialement dépréciées, considérées « à risque », que l’on s’emploie à cacher faute de pouvoir les faire disparaître. Ainsi en 2018 l’arrêté de la Ville de Reims qui stipule l’interdiction aux heures ouvrables de « l’occupation de manière prolongée, en station debout, assise ou allongée, par des individus seuls, ou des regroupements de personnes » de certains lieux très fréquentés, « que cette occupation soit accompagnée ou non de sollicitations à l’égard des passants ». « La ville ne fait plus société », prévenait déjà le sociologue Jacques Donzelot en 1999, en appelant à une « nouvelle citoyenneté urbaine » contre la ségrégation galopante. La ville, qui favorisait jadis l’agrégation de populations diverses dans un même espace, est traversée par des dynamiques de fragmentation. L’entre-soi y devient trop souvent la norme ; la dissemblance une angoisse et un péril. Comment, dès lors, fabriquer à nouveau une ville « poreuse » qui fasse place à tous et à chacun, et permette d’endiguer l’érosion du « vivreensemble » ? Comment tous cohabiter dans nos lieux de vie ? cRÉER DES ESPAcES DE PARTAGE POUR TOUS, SANS cONDITION Dans un article intitulé « Discriminations et ville inclusive » (Cause commune n° 8, novembre-décembre 2018), Violette-Ghislaine Lorion-Bouvreuil plaide pour une « ville hospitalière ». Cette géographe rappelle que, désormais, l’aménagement du territoire relève moins d’un principe de complémentarité et d’équité que d’une compétition (« l’attractivité »), modèle « qui a renforcé les hiérarchies entre centres et marges, les inégalités et l’injustice spatiale ». La véritable « ville inclusive » implique des lieux où puisse se pratiquer l’échange, des espaces où l’autre, quel qu’il soit, puisse être accueilli sans condition. Comme l’écrit l’urbaniste Gwenaëlle d’Aboville dans sa tribune sur la concertation (lire page 116), le conflit entre populations différentes est souvent inévitable, par exemple lorsqu’il s’agit de repenser une place publique. L’enjeu, dès lors, n’est
1. Cette scène et ces mots sont tirés d’une vidéo de solidarum.org : « Le Carillon : des petits gestes pour une grande cause ». Le Carillon a été lauréat de la première édition du Prix
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Fondation Cognacq-Jay en décembre 2016. 2. Dans solidarum.org, voir le sujet : « Humanicité : le quartier d’un autre vivre-ensemble » ou écouter « Thérèse
La « ville inclusive » implique des lieux où puisse se pratiquer l’échange, des espaces où l’autre, quel qu’il soit, puisse être accueilli sans condition. pas de cacher ce conflit, mais de l’assumer pour permettre aux personnes concernées d’en trouver la meilleure issue. La mixité sociale implique une prise de conscience, faisant fi des critères de performance, et cet éveil à l’autre suppose un contexte favorable… Comme aux Grands Voisins, où les personnes précarisées sont réinsérées dans des lieux ouverts à tous, tels des restaurants, ou comme cet autre tiers-lieu qu’est l’Hôtel Pasteur, qui a su laisser place à des usages non marchands et non planifiés (lire page 20). Enfin, le devoir d’hospitalité nous concerne tous dans nos espaces : responsables de centres médico-sociaux, éducateurs de maisons d’hébergement ou d’espaces culturels, ou encore personnels de commerces comme ceux du réseau créé par Le Carillon… Et si la clé de l’hospitalité et de l’ouverture de nos lieux aux prétendus indésirables était à chercher plus en amont ? Pas dans le bâti ou la technique, mais dans l’éducation. « L’école est fondamentale. Parce qu’elle met sur de bonnes bases toute la vie qui suivra », résume le philosophe Bertrand Quentin qui y voit l’endroit idoine où développer notre « accessibilité relationnelle », c’est-à-dire notre capacité à accepter l’autre si différent de nous. Ce chercheur parle en l’occurrence de la capacité des « valides » à communiquer avec les personnes en situation de handicap4. L’enjeu de l’accessibilité ne saurait se cantonner aux problématiques urbanistiques et architecturales. L’école se doit d’être hospitalière, d’accueillir valides autant qu’handicapés, pauvres comme riches, d’ici et d’ailleurs, de toutes les couleurs… pour que tout ce petit monde, dès le plus jeune âge, grandisse avec l’altérité… Comme une promesse d’accueil futur dans tous nos lieux de vie. Mais ceci est une autre histoire, à écrire sans doute : repenser des modèles éducatifs pour valoriser l’entraide et la différence. Vaste chantier. Balthazar Gibiat
Lebrun : anticiper les défis sociétaux du vieillissement ». 3. Lire et voir dans solidarum.org les sujets sur Parentibus, Roul’Contact, La Bagagerie et Cœurs résistants.
4. Voir dans solidarum.org : « Bertrand Quentin : nous sommes tous des handicapés ».
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À Montréal, au Québec, sur un terrain de basket. Les jeunes entraîneurs formés gratuitement par l’association Pour 3 Points deviennent pour les lycéens de vrais « coachs de vie ».
Crédit photo : Hubert Hayaud/Moderne Multimédias
Quelques pas de danse au village Alzheimer de De Hogeweyk, aux Pays-Bas.
L’INVENTION SUR LE TERRAIN Une petite maison dédiée au répit des jeunes patients à deux pas d’une forêt en Norvège. Une permanence orientée vers le soin des plus précaires à Issoire dans le Puy-de-Dôme. Deux établissements et services d’aide par le travail qui revitalisent le village où ils sont implantés. Un tiers-lieu parisien qui devient un modèle de mixité sociale. Un « village Alzheimer » aux Pays-Bas… Et partout en France et dans le monde, des maisons, des espaces et des établissements
Crédit photo : Vivium Zorggroep/De Hogeweyk
privés non lucratifs où s’inventent de nouvelles formes de solidarité.
L'INvENTION SUR LE TERRAIN
BESOINS ESSENTIELS
Reloger les SDF en les accompagnant Retour sur les expériences de deux associations visant le même objectif – reloger et accompagner des personnes auparavant sans abri –, mais par des voies différentes : le Collectif des SDF de Lille, dont le reportage a été réalisé en avril 2019, et les maisons Lazare, dont celles d’Angers et de Nantes ont été visitées en août 2019.
Reloger les « personnes à la rue »… Elles seraient 200 000, selon le rapport de février 2019 de la Fondation Abbé Pierre. À Lazare comme au Collectif des SDF de Lille, deux associations nées en 2011, on s’y emploie, avec un même credo : le logement, c’est certes indispensable, mais néanmoins insuffisant pour une reconstruction durable. En effet, ces personnes accueillies souffrent d’un « cumul de précarités », comme les liste la Fondation Abbé Pierre dans « L’accès à l’habitat des personnes SDF en situation de grande précarité » : une répétition de ruptures, d’abandons, d’échecs ; un lien social délité ; une exclusion fréquente des dispositifs et structures ; le manque d’argent ; une santé dégradée ; des fragilités psychiques et somatiques importantes, voire une perte d’autonomie ; une dépendance fréquente aux toxiques (alcool, drogues). Autant de freins pour un relogement dans le temps long. HABITAT cOLLEcTIF OU LOGEMENTS PRIvÉS Lazare, institution présente via ses maisons dans plusieurs villes françaises ou même étrangères1, et le Collectif des SDF de Lille, dissous en juillet 2019 pour renaître sous le nom de CASA Métropole lilloise2, ont des profils et des histoires bien différentes. Comme le sont les voies qu’ils ont choisies pour parvenir à une reconstruction durable de leurs hébergés… 40
« Des personnes qui ont vécu la rue aident les gens à la rue. » KEVIN, PAIR AIDANT DU COLLECTIF DES SDF DE LILLE La première, basée sur des valeurs chrétiennes, « privilégie le vivre-ensemble pour permettre aux “sans domicile fixe” de se reconstruire, car ils ont besoin, avant tout, de relations humaines ». La dynamique des maisons Lazare repose donc sur « un rythme de maison et une vie de famille » en colocations, détaille Pierre-Georges, ex-responsable de Lazare Angers. Chaque « coloc » de six à dix personnes, non mixte, est habitée par des personnes qui ont vécu à la rue (les « accueillis ») et de jeunes actifs bénévoles (les « volontaires » et les « responsables »). Chacun dispose d’une chambre individuelle. Les espaces cuisine, salon et sanitaires sont communs. Les maisons Lazare, qui hébergent jusqu’à une cinquantaine de résidents, s’apparentent à des centres d’hébergement et de reconstruction où « on apprend tout le temps de l’autre », juge Mathieu, nouveau responsable d’Angers. De son côté, le Collectif des SDF de Lille, créé par trois anciens SDF, a privilégié la réinsertion sociale via le relogement en habitat privé dans la métropole lilloise. Cette association recherche pour les personnes de la rue des meublés, studios ou colocations sur le site leboncoin.fr, puis assure le suivi administratif de ses hébergés. Il s’agit donc de les replacer dans le mécanisme classique de la location, tout en veillant à les accompagner. C’est-à-dire à faciliter leurs VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
Crédits photo : David Tardé/Moderne Multimédias
L
e jour où j’ai retrouvé un logement, c’était une jouissance, s’exclame Olivier, ex-sans-abri relogé par le Collectif des SDF de Lille. Sans toit, c’est un engrenage infernal. Ça engendre une telle fatigue de faire les démarches. Tout devient très très compliqué, on n’a plus envie, on n’a plus la force. Et sans démarches, on ne peut pas trouver de logement… C’est sans fin ! » «
L'INvENTION SUR LE TERRAIN
Dans le bureau du collectif des SDF de Lille, Alexandre, assistant social (à d.), recherche des annonces sur leboncoin.fr.
démarches administratives, à sécuriser leur parcours et à assurer leur suivi jusqu’à l’autonomie. PREMIERS cONTAcTS : MARAUDES OU ENTRETIEN D’INTÉGRATION « La rue, c’est pas un lieu de vie, on devient fou. Moi, j’étais méchante », se souvient Freddie, « accueillie » de Nantes. Établir le contact avec un public très affaibli et rendu méfiant par ses années d’errance est une première gageure. C’est par le biais de maraudes que le Collectif rencontre les SDF. Le contact établi, les personnes viennent retrouver l’association lors de ses permanences administratives afin de constituer un dossier de relogement. « Nous devons toujours
Point de rencontre pour la maraude dans le parc Jean-Baptiste-Lebas à Lille.
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passer par une mise à jour administrative », note Joséphine, intervenante sociale et familiale du Collectif. La constitution des dossiers administratifs s’avère en effet très délicate pour les publics concernés, peu au fait de leurs droits et souvent incapables de comprendre un formulaire complexe. Chez Lazare, la mise en relation est moins aléatoire. Elle s’opère via les services sociaux des villes où l’association est implantée, voire la cooptation. Les candidats vivent généralement un premier « week-end d’expérimentation », avant qu’un entretien avec le responsable de maison et le responsable de coloc n’entérine l’intégration. LE LOYER, À LA FOIS STRUcTURANT ET EXcLUANT Dans les deux structures, les hébergés s’acquittent d’un loyer, comme tout locataire lambda. « 300 euros par mois dans les Lazare de France, plus une participation alimentaire forfaitaire de 70 à 80 euros par mois », indique Mathieu à Angers. Au Collectif, « on essaie de ne pas dépasser 400 euros de loyer », confie Joséphine. Une somme calculée selon les capacités financières qu’octroient les minima sociaux, notamment le RSA (560 euros par mois). Compte tenu des allocations logement de la CAF, le montant à payer pour les locataires s’élève en moyenne à 150 euros par mois. Cette somme, non négligeable, représente beaucoup dans le parcours de reconstruction des accueillis. « C’est un moteur pour les potentiels bénéficiaires du RSA, apprécie 41
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Un vendredi soir dans la maison Lazare d’Angers : repas collectif entre colocs, accueillis, volontaires et responsables, et des invités extérieurs.
Néanmoins, si la contrainte du loyer s’avère un facteur d’intégration, elle reste une source d’exclusion pour la plupart des migrants, sans-papiers, étudiants ou moins de 25 ans sans ressources, c’est-à-dire ceux qui ne disposent pas des minima sociaux. Une « tragédie » pour Pierre-Georges, d’autant que le public de la rue évolue. « On voit de plus en plus de jeunes, déplore Dominique, ancien SDF et président du Collectif. Beaucoup de migrants aussi, et les femmes avec un ou des enfants sont de plus en plus nombreuses. » SÉcURISER L’HABITAT Si le loyer permet d’obtenir un hébergement, il convient de rendre ce dernier durable afin de sécuriser le locataire. Cette disposition est capitale pour une population jusqu’alors ballottée de foyer en refuge d’urgence, habituée au stress de la nuit qui vient. Aussi, ni le Collectif ni Lazare n’imposent de durée au contrat de location. Le premier privilégie des baux classiques, trois-six-neuf renouvelables, sans autre obligation que le paiement régulier du loyer. Ce qui, confie un propriétaire, « ne pose pas de problème ». Lazare va plus loin dans la sécurisation. Ses contrats offrent, en effet, la possibilité de 42
« J’organise le planning de la semaine et on se répartit les tâches communes. » JEAN-BAPTISTE, RESPONSABLE DE LA COLOC GARÇON D’ANGERS DE LAZARE « retour chez soi » en cas de départ avorté ! C’est pourquoi Serge, accueilli à Nantes depuis cinq ans, attendait en août 2019 sans crainte « une décision de l’assistante sociale, afin de partir s’installer à Sète », son « pays natal ». Et si ce retour se passe mal ? « Pas de problème, je peux revenir, on me garde la place ! » Cette souplesse permet aux colocataires d’élaborer des projets. Dom, accueilli d’Angers, entend ne « pas aller trop vite. Je veux rester quelques mois, un an, le temps de passer le permis, de trouver un boulot, de m’installer… » « Ici, on prend le temps de s’inscrire dans la durée, résume Mathieu, le nouveau responsable d’Angers. Les accueillis ont besoin de logement, mais surtout d’être réintégrés dans la vie. » Ce qui demande aussi « un accompagnement social adapté », souligne la Fondation Abbé Pierre. DEUX FAÇONS D’AccOMPAGNER POUR RÉINSÉRER Cet accompagnement spécifique passe par des équipes au fait des problématiques qu’ils vont affronter. Là encore, les VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
Crédits photo : Élisabeth Schneider-Charpentier et David Tardé/Moderne Multimédias
Pierre-Georges, ex-responsable de Lazare Angers. S’ils veulent venir à Lazare, ils se disent : “Mince, je ne peux pas tout claquer d’un coup !” Et puis, c’est un moyen de responsabiliser les colocataires : on vit ensemble, si tu ne paies pas, ça embête tout le monde. »
L'INvENTION SUR LE TERRAIN
deux associations ont choisi des voies différentes. Dès sa création, le Collectif s’est appuyé sur des travailleurs sociaux en formation, à qui ont été confiées les clés du relogement et de la réinsertion : finalisation des dossiers administratifs, contact et médiation auprès des propriétaires, suivi pendant six mois de « leurs » relogés, qu’ils visitent régulièrement à domicile. Le Collectif s’appuie aussi sur le vécu de ses relogés en favorisant la « pair aidance » : « Des personnes qui ont vécu la rue aident les gens à la rue », explique Kevin, pair aidant. Pour autant, leur aide est limitée à la prise de contact lors des maraudes ou à la réalisation de travaux ponctuels comme la maintenance informatique. Le bénévolat, même de pairs aidants, se heurte en effet, selon la Fondation Abbé Pierre, à la complexité des situations individuelles, donc aux difficultés de l’accompagnement social3. Le bénévolat, c’est également le statut des volontaires de Lazare, qui ont choisi de s’occuper de leur « coloc » en plus de leur activité professionnelle. Jean-Baptiste, responsable de la coloc garçon et juriste à la mairie d’Angers, détaille son engagement quotidien. « J’organise le planning de la semaine à venir, le repas hebdomadaire de coloc obligatoire, et on se répartit les tâches communes : les courses, la cuisine, la vaisselle, etc. » Les volontaires sont « chapeautés » par la famille responsable, qui veille à la tenue des maisons ainsi qu’aux activités communes – la soirée festive du vendredi soir à Angers ou le repas de l’amitié une fois par mois à Nantes. Avec le temps, Lazare a entrepris de former ses bénévoles pour qu’ils appréhendent les difficultés auxquelles ils pourraient être confrontés. Un « comité des sages », qui comprend notamment des médecins (psychiatre, addictologue, etc.), a été créé pour les aider. Des formations sont organisées pour les « week-ends responsables », et quatre soirées thématiques (« La communication non violente » ; « Le système social français », etc.) sont proposées à chaque rentrée. christophe, nouvellement logé dans la banlieue de Lille.
De g. à d. : Dominique calonne, président du collectif des SDF de Lille, Joséphine, intervenante sociale, et une personne fraîchement logée.
Quant à la réinsertion sociale des accueillis, elle reste dévolue aux services sociaux. Chacun son rôle : les volontaires doivent juste « rester amis et colocs, et ne pas vouloir trop changer leurs colocataires », confie Pierre-Georges d’Angers. « Attention à ne pas trop s’investir, à vouloir sauver les gens », appuie Isabelle, infirmière et responsable de la coloc fille d’Angers. « J’ai même eu besoin de voir un psychologue pour ne pas prendre mon rôle trop à cœur », confie-t-elle. Si la réinsertion relève toujours de la responsabilité des travailleurs sociaux, la part que ceux-ci prennent dans le relogement est plus grande du côté du Collectif que pour Lazare, où ce sont les bénévoles qui l’organisent. DES MOYENS TRÈS DISPARATES Jusqu’à sa dissolution, le Collectif a vécu de peu de ressources, jamais pérennes. Elles se résument à l’aide d’autres associations (pour obtenir un local, des ordinateurs, etc.), à des dons sporadiques de particuliers et à des conventionnements ponctuels, notamment avec la Métropole européenne de Lille qui finance le Fonds de solidarité logement (FSL), une garantie de paiement pour les propriétaires. Les travailleurs sociaux, étudiants en formation provenant de l’Institut régional du travail social, effectuent par ailleurs des stages non rémunérés au Collectif. Lazare dispose de capacités bien plus grandes, bénéficiant de la puissance foncière de l’Église : les bâtiments de l’association appartiennent aux diocèses, qui les lui louent à très bas prix, voire les lui prêtent – pendant trente ans parfois –, ce qui permet aux maisons de s’autofinancer presque entièrement. En outre, Lazare reçoit de nombreux dons de particuliers, l’aide de fonds de dotation ainsi que des mécénats d’entreprises pour
« Dès qu’on a un toit, on est en sécurité, mais on est perdu. » CHRISTOPHE, HÉBERGÉ VIA LE COLLECTIF DES SDF DE LILLE VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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Dans le même bâtiment que la maison Lazare de Nantes, une autre association accompagne des femmes avec nouveau-né.
des travaux d’aménagement. Très bien structurée, l’association se développe rapidement avec de nouvelles implantations prévues tant en France (Rennes, Grenoble, Strasbourg, Bordeaux) qu’à l’international (Mexique). Et cette flagrante disparité de moyens entre les deux associations se répercute dans les projets de vie offerts à leurs hébergés. REvIvRE ENSEMBLE ET RESPEcTER AUTRUI « Habiter s’apprend et demande du temps », estime la Fondation Abbé Pierre. À Lazare, les règles de la vie quotidienne, très détaillées, répondent aux profils des accueillis. « Nous devons nous assurer que les candidats répondent aux critères de la maison, résume Mathieu à Angers. Qu’ils soient sevrés (pas d’alcool ou de drogue) ; suivis par une assistante sociale ; qu’ils puissent vivre en communauté ; qu’ils ne soient pas violents, tant verbalement que physiquement. » Essence de « l’esprit Lazare », la vie en collectivité y est soumise à des règles plus strictes que dans un habitat collectif traditionnel. Le Collectif n’a pas les mêmes exigences, en raison même de la nature des locations trouvées dans le parc privé. Si les conduites addictives ou dépressives représentent, là aussi, un frein puissant à la réinsertion sociale, aucun document ne s’y réfère. Les travailleurs sociaux veillent néanmoins au respect par les locataires des règlements intérieurs de leur location : pas de bruit entre 22 h et 7 h, respect de la propreté, sortie des poubelles, relation avec le syndic, etc. 44
Depuis cinq ans dans la maison Lazare de Nantes, Serge s’y est créé son chez-soi avec livres, disques, etc.
PARTIcIPER POUR RENAÎTRE En revanche, les deux associations se retrouvent sur un point crucial : c’est par la participation à la vie quotidienne que s’enclenche la réinsertion sociale. Au Collectif, on a misé sur les activités collectives, même si elles sont délicates à organiser en raison de l’éparpillement des hébergements et des moyens réduits de l’association. « Séjours à la montagne, soirées bowling, concerts, visites du parc minier et même coupe de France des SDF de football, énumère Dominique. Toujours en binôme travailleur social-relogé, avec ce dernier qui monte le projet pour le ramener dans la vie active. » Et Joséphine d’ajouter : « On fait en sorte que la personne soit actrice de son projet, pour qu’elle devienne autonome. »
« Lazare est une étape de vérité pour les personnes logées. » PIERRE-GEORGES, EX-RESPONSABLE DE LAZARE ANGERS Chez Lazare, la participation des accueillis à la vie commune donne tout son sens à la colocation. Ce que détaille Isabelle à Angers : « II y a beaucoup d’activités dans nos maisons, comme préparer les repas, aller au cinéma ou à un concert, partager des voyages et des week-ends, ou encore se retrouver au rassemblement VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
Crédits photo : Élisabeth Schneider-Charpentier/Moderne Multimédias
Ilona, jeune hébergée de la maison Lazare d’Angers, accueille une visiteuse.
des colocs de France. » Cette vie commune « m’a permis de m’ouvrir aux gens », apprécie Dom à Angers. Freddie, de Nantes, confirme : « On ne ressort pas de Lazare comme on y est entré. » Ce qu’explique Pierre-Georges : « Lazare propose plus qu’un toit. C’est ce qui fait toute la différence. Parce que, lorsqu’on fait un repas, on est entre amis, on se réjouit. Lazare, c’est un toit et des fêtes ! » TENSIONS DANS LA REcONSTRUcTION Néanmoins, « l’œcuménisme » a ses limites : les fêtes ne sont pas toujours festives. « Des tensions apparaissent parfois ces soirslà, où les souvenirs d’avant resurgissent », note Jean-Baptiste à Angers. Plus fréquentes sont les rechutes temporaires, notamment pour cause d’alcool ou d’autres soucis. « Lazare est une étape de vérité, juge Pierre-Georges. Les personnes arrivent pleines de certitudes, telles que “Je ne bois que dehors”… Comme, ici, il y a un cadre rassurant, elles prennent conscience de leurs difficultés : pourquoi je continue à boire, alors ? » Cette analyse est corroborée par les relogés du Collectif, qui pointent une autre difficulté, inhérente au relogement proposé : la solitude brutale du relogé. « Dès qu’on a un toit, on est en sécurité, mais on est perdu. J’en ai même connu qui retournaient dormir dans la rue, raconte Christophe, hébergé à Lille. Quand on a un logement, il faut passer un palier, se reconstruire sur tout. » Le programme de Lazare comme du Collectif, en somme. Dans les deux associations, malgré toutes leurs différences, toutes leurs difficultés, cette volonté d’aller au-delà du seul toit a fait ses preuves : les retours à la rue se comptent sur les doigts d’une main. Considérant le (re)logement comme un point de départ et non comme un aboutissement, Lazare et le Collectif des SDF de Lille ont obtenu des résultats encourageants dans le processus de réinsertion des personnes à la rue. La force du lien social que les associations leur proposent permet de retrouver une dynamique de vie et une autonomie, capitales dans l’optique d’une reconstruction. Reste à valoriser et à capitaliser autour de telles expérimentations, alors que les plus exclus doivent, encore aujourd’hui, se contenter des formules d’accueil les plus précaires. Pierre Desirat
1. Il existe en octobre 2019 huit maisons Lazare en France (Lyon, Nantes, Marseille, Toulouse, Angers, Lille, Vaumoise et Valence) et deux à l’étranger (Bruxelles et Madrid). 2. Le 5 juillet 2019, le tribunal de grande instance de Lille a placé le Collectif des SDF de Lille en liquidation judiciaire pour cause de malversations financières passées. L’association, alertée, avait modifié son bureau en janvier 2019, mais il était VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
trop tard pour redresser les comptes. Elle est repartie sur de nouvelles bases à l’automne 2019, avec une mission concentrée sur l’accompagnement des sans-abri ainsi qu’avec un autre nom : CASA Métropole Lilloise – Collectif d’accompagnement et de soutien administratif. 3. « L’accès à l’habitat des personnes SDF en situation de grande précarité », page 24, Fondation Abbé Pierre, 2013.
POUR DÉCOUVRIR D’AUTRES SUJETS LIÉS AUX
BESOINS ESSENTIELS VIDÉO
QUAND D’ANCIENS SDF RELOGENT DES SANS-ABRI
Reportage au Collectif des SDF de Lille, en avril 2019, en écho de l’article ci-contre. ARTICLE
LES FEMMES DE LA FAVELA SE LIBÈRENT À LA CASA DAS MULHERES DA MARÉ
Pour améliorer le quotidien des femmes de cette favela de Rio de Janeiro, l’association Redes a bâti en 2016 une maison des femmes, pour les guider vers une plus grande autonomie. IMAGE
CŒURS RÉSISTANTS : UNE ÉPICERIE GRATUITE POUR SE RECONSTRUIRE
En plus des maraudes, l’association rennaise a ouvert une épicerie gratuite en 2016. Depuis, beaucoup d’anciens bénéficiaires s’y investissent. IMAGE
UNE ÉPICERIE GRATUITE POUR LES ÉTUDIANTS EN SITUATION DE PRÉCARITÉ
Cœurs résistants s’est aussi appuyée sur des étudiants et étudiantes pour ouvrir une épicerie gratuite au cœur du campus universitaire de Rennes 2. ARTICLE
HOLOGRAMME GLOBAL REDISTRIBUE LES INVENDUS DU MARCHÉ
Depuis 2015, l’association donne rendez-vous au kiosque citoyen, dans le XIIe arrondissement de Paris, pour distribuer des invendus alimentaires et tisser des liens entre bénévoles et bénéficiaires. ARTICLE
DYNAM’EAU : FAIRE DE L’ACCÈS À L’EAU UNE PRIORITÉ
L’association Dynam’eau agit pour l’accès de tous à l’eau et à des sanitaires. D’abord active en Afrique, elle intervient désormais dans la région de Bordeaux. ARTICLE
À TANGER, LES MÈRES CÉLIBATAIRES SE FONT ENTENDRE
L’association 100 % Mamans accompagne les mères célibataires trop souvent rejetées et leur donne la parole grâce à une radio en ligne qu’elle a créée. ARTICLE
ROUL’CONTACT : UN CAMION POUR LUTTER CONTRE L’ISOLEMENT Épicerie solidaire, ateliers d’argile, réparation de vélos ou cuisine collective… Plus qu’un véhicule : un vecteur de lien social dans les petits villages de l’Hérault.
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Dans le pavillon de répit du Rikshospitalet d’Oslo.
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L'INvENTION SUR LE TERRAIN
REPORTAGE EN NORVÈGE
Quand l’hôpital se met au vert À l’initiative du lieu : Håvard Hernes, dont la fille a vécu plusieurs hospitalisations.
Crédits photo : Øystein Horgmo/Moderne Multimédias
En Norvège, la nature fait partie du soin. Une fondation a été créée pour développer des pavillons de répit ouverts sur la forêt : à deux pas de l’hôpital, ils permettent aux patients hospitalisés, dont surtout des enfants atteints d’un cancer, ainsi qu’à leurs familles, de s’extraire de l’univers médical au moins quelques heures.
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C
’est tellement mieux d’être ici qu’à l’hôpital ! », lance Albertina, 11 ans. Avec sa plus jeune sœur, elle a entrepris d’entasser tous les coussins présents dans « ce petit pavillon du Rikshospitalet d’Oslo afin de grimper dessus et d’atteindre la fenêtre de toit. Une joyeuse pagaille règne dans ce deux-pièces tout habillé de bois, dont chaque fenêtre donne sur la forêt norvégienne et un petit torrent. Une thérapie peu banale ? C’est en tout cas ici que la jeune fille vient rencontrer Maren Østvold Lindheim, psychologue qui la suit depuis qu’elle a été traitée dans cet hôpital universitaire pour une leucémie, il y a quatre ans. « Pour moi, c’est une question de dignité, explique Håvard Hernes qui a eu l’idée de créer cet endroit. Quand on est hospitalisé longuement, on a besoin d’un espace pour s’isoler, d’un environnement agréable où l’on n’est pas en permanence obligé 47
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Un lieu à la fois dans et hors du Rikshospitalet, dans une ambiance non médicale, au bord d’un petit torrent.
d’être silencieux, calme, poli, et où l’on peut faire ce qu’on veut. » L’homme sait de quoi il parle. Sa propre fille a été hospitalisée dans plusieurs services d’oncologie pédiatrique pendant de longs mois lorsqu’elle avait 6 ans, à Oslo d’où il est originaire, puis à Boston. À l’époque, ce musicien s’était arrêté de travailler pour rester avec son enfant le plus souvent possible. UN PONT JETÉ AU-DELÀ DE L’HÔPITAL La fillette s’en est sortie. Mais de cette expérience de vie, Håvard a conçu le projet de créer pour les patients et leur famille un endroit qui soit à la fois dans l’hôpital et en dehors de son fonctionnement quotidien, un lieu de répit loin des bruits du service et de l’ambiance aseptisée qui y règne, indispensable au soin, mais pesante. « Alors que Lina était traitée à Oslo, j’ai rencontré Maren, psychologue de la clinique pour enfants et adolescents du Rikshospitalet, dit Håvard. Et quand ma fille a commencé à aller mieux, je suis venu lui en parler. » Maren a l’habitude d’utiliser la nature dans sa pratique : « Je rencontre tous les enfants en difficulté avec l’univers hospitalier, ceux qui ont peur avant un soin ou un examen douloureux, ceux qui restent hospitalisés dans la durée. Dans notre service, il est facile de sortir à l’air libre. L’espace d’accueil a un accès direct à un petit terrain de jeu extérieur. Et si l’on fait vingt ou trente mètres de plus, on est à l’orée de la forêt. » La psychologue n’hésite jamais à faire 48
un tour afin de détendre l’enfant et de discuter avec lui. « Dès que l’on sort, c’est incroyable comme ils se relâchent, commencent à observer, courir, s’étonner de tout, bref, ils redeviennent des enfants comme les autres. » Un pont a été jeté au-dessus du petit torrent qui clôt la parcelle de l’hôpital. Il permet de rejoindre une aire de pique-nique aménagée juste de l’autre côté, derrière les arbres, où familles et soignants peuvent se poser pour discuter. « Il nous est même arrivé d’amener des patients alités sur le pont pour qu’ils puissent pêcher », assure Maren. METTRE LES JEUNES PATIENTS EN cONTAcT DIREcT AvEc LA NATURE La psychologue est convaincue de l’efficacité d’une forme de « thérapie environnementale ». L’outdoor therapy, comme on l’appelle en anglais, est pratiquée de longue date en Norvège, en santé mentale notamment. « Moi, je travaille principalement dehors », explique ainsi Vibeke Palucha, coordinatrice du service de thérapie en plein air du département de santé mentale des enfants et adolescents à l’hôpital Sørlandet de Kristiansand, dans le sud du pays. « Chaque lundi, j’emmène un groupe en forêt. C’est bien, surtout pour des jeunes qui ont du mal à rester tranquilles. On fait des choses ensemble plutôt que d’être sur une chaise entre quatre murs. On marche et on se parle. On se rapproche, on s’éloigne, on se détourne pour observer quelque chose et on peut se livrer sans être les yeux dans les yeux. » VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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Albertina et sa sœur examinent une mangeoire en compagnie de la psychologue Maren.
Dans la littérature scientifique, plusieurs études ont montré l’impact de la nature et de l’activité physique sur la réduction des marqueurs de stress, mais aussi sur les paramètres cardiovasculaires ou le métabolisme. Une marche dans la nature aurait plus de bénéfice qu’une marche en milieu urbain.
Crédits photo : Øystein Horgmo/Moderne Multimédias
Håvard et Maren ont donc commencé à réfléchir à ce projet de lieu de répit en 2014. Très vite, ils ont convaincu l’hôpital de l’utilité du projet. « Cela n’a pas été difficile, explique Trond Diseth, chef du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent au Rikshospitalet. Ici, nous avons toujours considéré l’enfant dans sa globalité et développé de nombreux axes pour améliorer son bien-être. » Un espace est ainsi octroyé au projet, à la lisière de la forêt et donnant directement sur le torrent.
« Dès que l’on sort, c’est incroyable comme ils se relâchent, commencent à observer, courir, s’étonner de tout, bref, ils redeviennent des enfants comme les autres. » MAREN, PSYCHOLOGUE DE LA CLINIQUE POUR ENFANTS ET ADOLESCENTS DU RIKSHOSPITALET
IMPLANTER UN ESPAcE OÙ L’EXTÉRIEUR S’INvITE À L’INTÉRIEUR DE L’HÔPITAL
été trop facilement déplaçable et, avec le temps, les changements de politique ou de gestion hospitalières, qui sait ce que ça aurait pu devenir ». Il pense aussi à une bulle transparente pour observer l’environnement, mais là se pose la question de l’intimité…
Håvard contacte le cabinet d’architectes Snøhetta. Séduits, des professionnels de cette entreprise très réputée dessinent gratuitement de nombreux prototypes. « Maren et moi ne voulions pas exactement la même chose, se rappelle le musicien. Elle cherchait un endroit totalement à l’extérieur, moi un lieu confortable pour une pause, accessible au plus grand nombre, quel que soit l’état de santé. » Håvard envisage une yourte, « mais cela aurait
Pour réunir des financements, le musicien crée une fondation (Stiftelsen Friluftssykehuset). Les organisations caritatives d’une banque et d’une compagnie d’assurance ainsi que la Fondation pour les enfants hospitalisés et la Fondation Bergesen répondent présentes. « Le Parlement nous a également octroyé un petit budget, mais minime par rapport aux autres donateurs », souligne Håvard. Des ventes aux enchères
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d’œuvres d’art sont aussi organisées. Architecte, fondation et hôpital se mettent d’accord sur un module d’environ 50 mètres carrés qui comprend deux pièces. Une sorte de grand salon avec une large baie vitrée, des ouvertures plus petites, dont la fenêtre de toit, et un espace de type bureau, avec de grandes banquettes confortables. Tout l’intérieur est revêtu de chêne, et peut être entretenu facilement par l’équipe de propreté de l’hôpital. Une salle de bains-toilettes complète le tout. On peut y venir à pied, en fauteuil roulant ou même dans un lit. C’est à 50 mètres à peine d’un des accès au bâtiment de l’hôpital. Mais de l’intérieur on entend le chant des oiseaux, le bruit du ruisseau. On peut observer les écureuils ou la pluie et les feuilles qui tombent. L’extérieur s’invite à l’intérieur. Et cela change tout. cONSTRUIRE UN LIEU OUvERT POUR AccUEILLIR TOUS LES PATIENTS « Je voulais les meilleurs matériaux, respectueux de l’environnement », précise Håvard. Après de nombreuses recherches, il dégote un menuisier qui, de sa propre expression, « construit avec le cœur ». Jan Lindal a déjà travaillé pour de nombreux projets sociaux, notamment avec la Blue Cross sur la réinsertion d’anciens détenus. Son enjeu majeur de construction et de situation : les ouvertures de la maisonnette doivent être orientées pour que, de l’intérieur, les patients n’aient pas de vue sur l’hôpital mais sur le meilleur panorama de la nature environnante, tout en recevant le maximum de lumière.
« Nous avons déjà organisé deux petites fêtes ici, notamment lorsque Sonia a bénéficié d’une greffe de moelle de la part de son frère, âgé de 5 ans. Il était tellement fier ! » JON HARALD HOFF, PÈRE DE SONIA Le pavillon est ouvert en juin 2018, en mode expérimental. Il est utilisé le matin par le service de pédiatrie. La psychologue y organise des séances de thérapie avec les enfants. Quand le temps le permet, des activités peuvent être organisées aux alentours. « On nourrit les oiseaux ou les petits animaux de la forêt via des mangeoires. C’est important d’être en position d’aider quand on est soi-même dépendant d’un soin, observe la psychologue. On collecte des cailloux, des feuilles, etc. » L’aprèsmidi ou en soirée, l’espace peut être réservé par tout patient de l’hôpital qui souhaite y passer un moment. « Ce n’est pas un lieu où l’on pratique des soins techniques, précise Maren. Évidemment si un patient le demandait, s’il estimait qu’il est plus facile pour lui de recevoir une injection ou de bénéficier d’un geste spécifique ici, pourquoi pas ? Mais dans l’ensemble nous ne voulons pas que le lieu soit associé à des moments douloureux… » « Les interactions ici sont tellement meilleures qu’à l’intérieur de l’hôpital », observe quant à elle Kristina Skogen Tangeraas, la maman d’Albertina, une jeune fille parmi les toutes premières à profiter de la maisonnette. L’endroit n’est pas uniquement bénéfique au patient, mais à toute la famille. « L’hôpital, c’est froid, c’est plein de règles, c’est étroit, dit-elle encore. Y être confronté affecte toute la dynamique familiale. Même quand ma mère venait en visite, les enfants sentaient qu’elle était tendue. L’hôpital est un endroit qui est censé te sauver, mais il fait peur à tout le monde. » REMETTRE LA vIE FAMILIALE AU cŒUR DE L’INSTITUTION
Le pavillon de répit de l’hôpital Sørlandet à Kristiansand : calme et énergisant.
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Jon Harald Hoff est un autre utilisateur du pavillon. Papa d’une fillette aujourd’hui âgée de 2 ans, il fréquente l’hôpital depuis les 6 mois de l’enfant. Sonia, qui est atteinte de leucémie, a déjà failli mourir plusieurs fois. La famille habite littéralement l’hôpital. « C’est déprimant d’être ici vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, explique le trentenaire. Même quand on a deux heures de pause, ce n’est pas VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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suffisant pour sortir et retourner chez soi. Là, nous avons cet endroit chaleureux, où on peut se détendre et respirer. C’est un home away from home. D’ailleurs, nous envisageons même d’y organiser un petit concert pour les parents. » À l’hôpital, beaucoup de choses sont en effet organisées pour les enfants : des clowns, du théâtre, des contes, mais pour les parents il n’y a rien. Jon a également trouvé d’autres occasions pour utiliser le lieu. « Nous avons déjà organisé deux petites fêtes ici, notamment lorsque Sonia a bénéficié d’une greffe de moelle de la part de son frère, âgé de 5 ans. Il était tellement fier ! » Quelques mois après le pavillon d’Oslo, un deuxième a été installé à l’hôpital de Sørlandet, à Kristiansand. Ici aussi, le bungalow est implanté à l’orée de la forêt, sur la rive d’un petit bassin où il est possible de pêcher. Des sentiers permettent également de se promener dans la nature environnante. « Nous organisons ici des thérapies de groupe avec des jeunes atteints d’infirmité motrice cérébrale, explique par exemple Siri Johnsen, physiothérapeute en pédiatrie. Quand on leur a annoncé qu’il fallait sortir de l’hôpital, ils ont d’abord grogné. Ce sont des enfants qui se fatiguent vite, qui sont vite “douloureux” si on les sollicite trop. Mais ils ont adoré l’endroit, la lumière, les matériaux. Ils s’allongent par terre. C’est calme et énergisant. »
Crédits photo : Sandra Mignot/Moderne Multimédias
ESSAIMER L’EXPÉRIENcE THÉRAPEUTIQUE L’équipe a même réalisé un test grâce à une échelle de fatigue graduée en couleurs. « Quand ils sont arrivés, beaucoup étaient dans le rouge, et à leur départ la plupart cotaient vert. » Vibeke Palucha prévoit également d’utiliser l’endroit pour des thérapies familiales. « L’idée serait de réaliser ici nos séances de thérapie intensive qui se déroulent sur trois journées. » Enfin, l’équipe de gériatrie accompagne de temps à autre des personnes âgées sur le site. Dans le pavillon, elles peuvent écouter de la musique ou des sons de la nature. « Cela leur rappelle des moments de leur vie, c’est très bénéfique », observe Siri Jonhsen. Une secrétaire d’accueil de l’établissement s’est même donné pour mission de faire connaître le dispositif. « Il y a déjà des infirmières qui viennent y organiser des séances d’éducation thérapeutique et des groupes de parole enfants-familles s’y déroulent parfois, explique Erna Brekne Haugset. Et moi, j’ai réservé l’endroit pour qu’on vienne y déjeuner vendredi avec des soignants. Je veux qu’ils le connaissent et trouvent comment l’utiliser. » Une telle maisonnette, bien sûr, ne peut tout résoudre. Ce n’est qu’un petit plus pour un hôpital qui doit lui-même être accueillant. Mais à Oslo, une étude scientifique va être prochainement lancée pour vérifier l’hypothèse selon laquelle cet équipement contribuerait à un rétablissement plus rapide et à une meilleure gestion des conséquences de la maladie et de l’hospitalisation. « Pour l’instant, nous observons que les patients s’y sentent bien, qu’ils sont heureux d’utiliser l’endroit, précise Trond Diseth. Ils nous disent qu’ils y retrouvent de la VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
Siri Johnsen et vibeke Palucha, deux professionnelles de santé de l’hôpital Sørlandet.
comme à Oslo, présence de l’eau à proximité du pavillon.
force. » Le professionnel de santé estime également que l’outil pourrait permettre de limiter les pratiques de contention contre lesquelles la Norvège tente de lutter. « Nous voulons absolument éviter d’avoir à contenir par la force un enfant auquel il faut faire un soin, poursuit le psychiatre. Ici, nous avons déjà eu une expérience positive avec un enfant. Il était terrifié par le geste que l’infirmier devait réaliser sur lui. Il est venu ici en compagnie de ce même infirmier, un autre lien s’est noué, il s’est relaxé, et il a pu recevoir le soin une fois de retour dans le service. » La Fondation Friluftssykehuset poursuit quant à elle le développement de son projet. Håvard Hernes souhaite équiper une trentaine des cinquante-deux hôpitaux norvégiens – les autres étant voués à une fermeture prochaine, mutualisations et regroupements obligent. Le prochain pavillon sera bientôt aménagé à Trondheim. « Reste à rassembler le financement nécessaire », s’inquiète le musicien entrepreneur. Soit quelque 500 000 euros. Et l’homme est déjà en contact avec d’autres établissements dans le monde : Boston, où sa fille a été soignée, Copenhague, Londres, Berlin, Cape Cod et peutêtre même… Paris. « On peut en effet envisager d’installer le pavillon sur un toit, avec un aménagement arboré tout autour, pour des établissements en milieu urbain, observe Håvard Hernes. Il y a un vrai besoin pour les patients et les familles d’être accompagnés au-delà du seul soin technique. Prendre en charge la maladie ne suffit pas. » Sandra Mignot 51
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REPORTAGES À TRAVERS LA PLANÈTE
Des espaces pour panser le monde en commun De la banlieue de Casablanca au cœur de Berlin, des campagnes isolées du Bénin à un terrain de basket de Montréal, partout sur la planète des lieux naissent ou se transforment en espaces de solidarité ou d’émancipation. Exemples. «
L
’émergence des villes a permis la célébration de l’autonomie individuelle, qui est devenue une solitude au quotidien. Beaucoup souffrent de cette impossibilité de construire des choses en commun… Et c’est pourquoi les gens vont vers ces initiatives collectives, parce qu’ils s’y retrouvent personnellement. » Chercheur à l’université Humboldt de Berlin, Adrien Labaeye étudie la façon dont la notion de « communs » permet aux citoyens de la capitale allemande de redonner du sens au mot « communauté », qui souvent rime avec solidarité. Ils investissent ainsi des territoires aussi divers que l’ancien aéroport de Tempelhof ou une friche industrielle en centre-ville, y implantant de nouveaux laboratoires de mixité sociale et de responsabilités collectives. Si la pression immobilière n’est pas étrangère à ce phénomène, l’enjeu va au-delà d’une réponse à cette gentrification qui fragilise et déplace dans les périphéries délaissées ceux qui n’ont pas les codes d’accès direct à la réussite sociale et économique. D’ailleurs, partout dans le monde se créent désormais des maisons ouvertes, des espaces partagés, des centres de vie et d’accompagnement qui fertilisent et transmettent cette relation humaine qui revalorise les quartiers déclassés, en révélant une richesse insoupçonnée. C’est ainsi que la Casa das Mulheres da Maré, dans l’une des favelas les plus vastes de Rio de Janeiro, est devenue beaucoup plus qu’un lieu d’accueil et de prise de parole des femmes, premières victimes des discriminations, violences et balles perdues. À l’instar des jardins communautaires de Berlin en Allemagne, de Ljubljana en Slovénie ou de Detroit aux États-Unis, cette maison parmi d’autres fait « tranquillement » imploser les murs d’incompréhension entres les uns et les autres. Pour in fine organiser des manières d’habiter le monde afin d’y construire un futur vivable pour tous. 52
Ce vaste chantier prend les formes les plus diverses : d’un espace ouvert aux jeunes exclus de Bogota en Colombie à la revitalisation d’un village via la collaboration intergénérationnelle dans une campagne reculée du Japon, d’un quartier déshérité de Casablanca réenchanté par la présence d’un centre culturel à un cinéma numérique ambulant qui organise gratuitement des projections en plein air auprès des populations rurales d’Afrique subsaharienne… Si les exemples se multiplient à travers la planète, du simple terrain de basket à Montréal à un fablab à Ouagadougou au Burkina Faso, tous s’appuient sur un même principe fondateur : une ouverture a priori, seule susceptible d’accueillir et de recueillir sans exclusion, de rassembler les différences et dissemblances. Patiemment, ils posent les premières pierres d’un nouveau socle pour vivre ensemble. Car ce terme, trop souvent galvaudé jusqu’à le vider de son sens, ne doit pas faire oublier sa première finalité : cohabiter en commun, c’està-dire selon des gouvernances qui font de l’altérité un gisement d’idées et non une source de rejets. Que l’on soit un jeune Amérindien soucieux de recouvrer la mémoire de la culture nomade ou un ancien de Mayotte porteur de traditions dont les traces s’effacent, un paysan du Sahel nigérien confronté à la guerre et à la désertification ou un Afro-Américain logé dans le grand ghetto historique de Chicago, le pari est de nous entendre. Pour imaginer d’autres voies comme autant d’alternatives aux autoroutes téléguidées qui mènent vers ces impasses où « l’autre » n’a pas sa place. Toutes ces trajectoires, porteuses d’espoir, sèment et essaiment peu à peu des désirs d’avenir, un besoin de « panser » le monde au nécessaire pluriel du collectif, sans y gommer – bien au contraire – la singularité de chacun. Jacques Denis VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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PAMANTZI UN LIEU POUR SOIGNER LE CORPS ET L’ESPRIT DES ANCIENS À Mayotte, l’abandon progressif des structures communautaires de prise en charge et une très lente mise à niveau des minima vieillesse ont conduit à la précarisation des « cocos » et des « bacocos », les grands-mères et les grands-pères en langue mahoraise. Le Coco Club a été la première structure à accueillir cette génération de plus en plus esseulée.
LJUBLJANA LES POTAGERS FERTILISENT LES SOLIDARITÉS Dans la « capitale verte de l’Europe », la revitalisation de l’agriculture urbaine a fait éclore près de 1 000 parcelles potagères, qui constituent le terreau de liens intergénérationnels et de l’inclusion sociale de tous.
Crédits photo : Axel Lebruman, Katja Goljat et Vladimir Cagnolari/Moderne Multimédias
ABIDJAN
UN FESTIVAL POUR BÂTIR LE NOUVEL AVENIR DE TOUT UN QUARTIER À Anoumabo, quartier dont il est natif, le chanteur A’Salfo a initié un rendez-vous annuel qui, outre les concerts gratuits et le financement des écoles et maternités, pose les fondations d’un futur pour les moins bien lotis. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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L'INvENTION SUR LE TERRAIN
RIO DE JANEIRO UN ABRI POUR PANSER LE QUOTIDIEN DES FEMMES
RÉHABITER UNE VILLE FANTÔME ET ÉCRIRE SON FUTUR AVEC SES HABITANTS Dans les avenues désertées de l’ex-fleuron industriel nord-américain, le projet de Write a House achète et rénove des bâtisses afin que des écrivains y vivent et écrivent un nouveau chapitre de l’histoire de la ville.
DETROIT
AGADEZ DES RADIOS COMMUNAUTAIRES DEVIENNENT DES UNIVERSITÉS POPULAIRES Au nord du Niger, Nomade FM, Radio Alternative FM et Sahara FM sensibilisent les populations locales à l’éducation, à la santé, à la préservation de l’environnement et à la citoyenneté. Un rôle essentiel de cohésion sociale. 54
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Crédits photo : Elisângela Leite et Douglas Lopes, Arnaud Contreras et Hubert Hayaud/Moderne Multimédias
Au sein de la favela da Maré, la Casa das Mulheres offre un espace de soutien pour celles qui sont les premières victimes de la violence domestique et de l’injustice endémique qui fracturent la société brésilienne.
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MADRID
BERLIN UN ANCIEN AÉROPORT TRANSFORMÉ EN ESPACE COMMUN
Crédits photo : Axel Lebruman et Pierre Mérimée/Moderne Multimédias, Meyer/Tendance Floue
L’aéroport abandonné de Tempelhof, comme de nombreuses friches industrielles de la capitale allemande, est devenu un vaste parc public, ouvert à toutes les populations et à tous les projets de solidarité.
LE LABORATOIRE DE TOUS LES LABORATOIRES CITOYENS Installé dans une ancienne scierie en plein centre de la ville, le Medialab Prado est une ruche qui accueille et accompagne une multitude d’initiatives culturelles, sociales et solidaires. Il vibre de mille projets collaboratifs.
BERLIN CAMPAGNE BÉNINOISE UN CINÉMA AMBULANT EN PLEINE BROUSSE Dans les zones enclavées de l’Afrique subsaharienne, l’association Cinéma numérique ambulant plante sa toile pour rompre l’isolement des villageois grâce à des documentaires et films africains suscitant des débats. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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MONTRÉAL
DES COACHS DE VIE SUR UN TERRAIN DE BASKET Au Québec, l’association Pour 3 Points forme gratuitement de jeunes entraîneurs pour qu’ils deviennent des guides pour les lycéens, les aidant au quotidien et leur transmettant des valeurs bien au-delà du seul sport.
Au cœur de Belem, la Casa B bâtit depuis 2012 une alternative au modèle consumériste en s’appuyant sur la solidarité collective afin de fournir les clés d’une réussite aux enfants de cette zone déshéritée de Colombie.
BOGOTA
OUAGADOUGOU UN FABLAB INVENTE DES SOLUTIONS FAITES MAISON Au Burkina Faso, le Ouagalab est un repaire de jeunes bidouilleurs qui misent sur les technologies informatiques pour dénicher des solutions aux problèmes de leurs concitoyens, notamment les plus fragilisés. 56
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Crédits photo : Hubert Hayaud et Jacques Denis/Moderne Multimédias, Ouagalab
UNE MAISON DE LA CULTURE AUTOGÉRÉE PAR LES JEUNES DU QUARTIER
L'INvENTION SUR LE TERRAIN
LE THÉÂTRE D’UN CHANGEMENT CULTUREL C’est dans un quartier pauvre, en périphérie de la cité marocaine, que s’est implanté depuis cinq ans Les Étoiles de Sidi Moumen, lieu d’initiation et de formation aux arts et à la scène, à l’endroit des jeunes et des familles.
CASABLANCA
KAMIYAMA LE VIVRE-ENSEMBLE SE RÉINVENTE AU CŒUR D’UN VILLAGE
Crédits photo : Ken Watanabe, Saad Laafou et Hubert Hayaud/Moderne Multimédias
Au fin fond du Japon, de jeunes post-urbains et des retraités redonnent, ensemble, un sens au mot communauté, tout en luttant contre la désertification des campagnes qui ronge l’archipel.
CHICAGO L’EMPOWERMENT S’ÉLÈVE SUR LES FONDATIONS CULTURELLES DU PASSÉ À partir de cinq lieux réhabilités, dont une immense ancienne banque, la Rebuild Foundation construit un nouvel horizon aux habitants du South Side, l’historique ghetto de Chicago où vivent en majorité des populations afro-américaines. Elle leur donne les clés de cet héritage afin qu’ils échafaudent des initiatives, liées ou non aux arts.
Tous ces sujets sont à voir dans solidarum.org. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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L'INvENTION SUR LE TERRAIN
À De Hogeweyk, parmi les lieux qui incitent à la promenade : la place du Théâtre.
REPORTAGE AUX PAYS-BAS
Au « village Alzheimer », une vie presque normale Aux Pays-Bas, De Hogeweyk est un centre dédié aux malades d’Alzheimer unique au monde : l’ayant conçu en véritable village, les responsables ont fait le pari d’offrir aux résidents une liberté inédite pour qu’ils puissent mener, tant que faire se peut, une « vie normale ».
D
ans ce restaurant un peu chic de la banlieue d’Amsterdam, deux femmes d’âge mûr discutent sur un air de confidence. Un serveur leur apporte une bouteille de vin. Éclat de rire collectif. À une autre table, une femme fait face à sa mère octogénaire. Elles prennent un thé, scrutant attentivement les environs.
169 résidents âgés en moyenne de 85 ans et atteints de « démence sévère » mènent une vie quasi ordinaire. Café, coiffeur, supermarché, mais aussi ateliers de tricot, de musique, de jardinage, de gym, sans compter l’incontournable bingo, rythment le quotidien de De Hogeweyk. À rebours de la plupart des institutions du genre, les résidents y sont libres d’aller où ils veulent et de choisir ce qui leur plaît.
Cette scène, en apparence banale, n’a pourtant pas lieu dans un restaurant comme les autres : il est situé à De Hogeweyk, un « village Alzheimer ». Dans ce site unique au monde,
C’est pourtant sur les vestiges d’un centre médical classique que s’est érigé le village, ouvert en 2009. Il y a vingt-cinq ans, les patients étaient confinés dans des chambres indivi-
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VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
L'INvENTION SUR LE TERRAIN
duelles, impersonnelles et sécurisées, face à des blouses blanches dans une atmosphère d’hôpital. « Ce n’est pas ce que nous voudrions pour nous-mêmes ou nos parents », se disent à l’époque les responsables. En observant les patients, en écoutant familles et employés, ils vont imaginer un nouveau projet « basé avant tout sur le bon sens », souligne Iris van Slooten, consultante pour The Hogeweyk Care Concept, la fondation en charge du village appartenant au groupe Vivium. L’ambition ? Faire vivre à ces résidents, que la maladie rend dépendants et pour lesquels De Hogeweyk est la dernière demeure, une « vie qui soit la plus normale possible ». REcRÉER UN ENvIRONNEMENT FAMILIER
Crédits photo : Vivium Zorggroep/De Hogeweyk
Un quart de siècle plus tard, c’est bientôt l’heure du déjeuner dans les 27 maisonnettes du village. Dans le quartier du « bassin du parc », où serpente une agréable promenade bordée de verdure, une porte grise ouvre sur un habitat de style « culturel ». Un piano habille un mur rouge brique, et jouxte une bibliothèque richement fournie. Une petite salle contenant des CD et DVD ainsi que du matériel de dessin et de peinture occupe le centre de la maison. Hilde1 et Doortje sont au salon, devant la télévision, tandis que Rika, frêle mais souriante dans son pull à fleurs, est déjà à table. « Nous avons voulu recréer des environnements chaleureux et adaptés pour chacun des résidents », précise Iris van Slooten. Ces derniers, logés par six ou sept dans chaque maison, participent aux tâches quotidiennes en aidant à préparer les repas ou en allant au supermarché avec l’auxiliaire de vie, présente du matin au soir.
application, ils sélectionnent les feutres et crayons de couleur étalés au centre de la table, puis comparent leurs réalisations tout en sirotant un verre de vin. « Il est nécessaire pour les résidents de garder une vie sociale, c’est ce qui manque cruellement aujourd’hui dans les institutions traditionnelles », argue Iris van Slooten. Autre avantage : ces loisirs sont tous proposés en dehors des habitats, pour les inciter à sortir et à demeurer actifs. « La conséquence indirecte, c’est qu’il n’y a qu’un seul kinésithérapeute pour tout le village, contre trois à quatre dans un centre médical classique de taille équivalente », poursuit-elle. Grâce à ce type d’économie, mais aussi à des activités groupées ou à la location de certains espaces à des entreprises, le coût pour vivre à De Hogeweyk ne dépasse pas celui d’une institution traditionnelle « très médicalisée et donc aussi onéreuse », précise-t-elle. L’accueil de publics de tous niveaux de revenus est par ailleurs assuré grâce à un système de solidarité géré par l’État néerlandais. Chaque résident débourse, selon ses moyens, via ses retraites versées par l’administration néerlandaise, de 160 à 2 300 euros par mois pour un forfait tout compris : logement, soins, nourriture, etc., hors activités annexes et restaurant. L’État reverse ensuite au village une somme forfaitaire par personne et par jour. La De quoi permettre aux personnes âgées de faire une pause sur le « boulevard » du complexe.
Au numéro d’à côté, l’atmosphère est classique : tapisserie fleurie, lustres et vaisselle soignée. Dans une autre maison, le mobilier sera plus rustique, les plats plus traditionnels. Cette adaptation au style de vie des résidents – basée sur un questionnaire détaillé rempli par les proches avant leur admission – va de la décoration des maisons au type de nourriture en passant par les horaires de lever et de coucher ou les interactions avec le personnel soignant. Au total, quatre styles de vie différents sont proposés. « Ce sont les mêmes personnes aujourd’hui comme hier, explique Iris van Slooten. L’important est qu’elles continuent à vivre dans des environnements familiers », d’autant que la perte de repères peut déstabiliser ces malades. Il s’agit aussi de « rassembler dans chaque habitation ceux qui ont le plus de chances de s’entendre, sur la base de leurs points communs ». PAS PLUS cHER QU’UNE INSTITUTION cLASSIQUE Au café du village, c’est l’heure de l’atelier « arts créatifs ». Une demi-douzaine de résidents sont penchés attentivement sur leur ouvrage. « Aujourd’hui, ils doivent illustrer leur poème préféré avec un dessin de leur choix », indique la responsable. Avec VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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L'INvENTION SUR LE TERRAIN
Préparation du repas dans l’une des maisons.
Moment de détente dans l’un des restaurants du village.
RESPONSABILITÉ cOLLEcTIvE ET MIXITÉ INTERGÉNÉRATIONNELLE Une dame en manteau bleu, visiblement perturbée et désorientée, s’en prend à la responsable de l’atelier dessin et l’interpelle vertement. C’est la serveuse du restaurant, situé juste en face, qui vient la prendre en charge et la ramène jusqu’à chez elle. Pour que liberté rime avec sécurité, les 200 employés et 120 bénévoles qui animent le quotidien de De Hogeweyk assument une même « responsabilité collective », selon l’équipe dirigeante. Serveurs, caissiers, cuisiniers ou simples voisins : tous sont formés aux différentes formes de démence dont souffrent les résidents afin de pouvoir intervenir si besoin. « Il peut y avoir des incidents, mais ils sont calculés », soutient Iris van Slooten, pour qui il est préférable de « prendre les risques d’une vraie vie » plutôt que de céder à un excès de sécurisation. En milieu d’après-midi, une classe de collégiens vient perturber la quiétude ambiante. Une trentaine d’adolescents s’éparpillent en binômes, plan du village en main. « Ils participent à des activités avec des personnes âgées vivant ici, explique leur professeur. Nous voulons les sensibiliser à des aspects de la société qu’ils ne voient pas habituellement. » Jeux de société, promenade, dessins… Les générations se mêlent comme une même famille, dans une atmosphère bon enfant. « Nous souhaitons ouvrir de plus en plus ce lieu dans une logique d’inclusion sociale », confirme Iris van Slooten. Écoles, entreprises et voisins peuvent déjà accéder au restaurant ou à la
salle de spectacle. À terme, la direction souhaiterait implanter une crèche et des logements privés, dans un objectif de mixité intergénérationnelle. UN AUTRE « vILLAGE ALZHEIMER » À DAX EN 2020 Une étude scientifique, en cours de réalisation, tendrait à prouver que les résidents d’un tel village consommeraient moins de médicaments et vivraient plus longtemps que dans les centres traditionnels. Selon Iris van Slooten, le concept aurait même influencé des institutions classiques aux Pays-Bas, qui introduisent peu à peu les notions de cuisine à domicile et de logements partagés. La renommée de De Hogeweyk a également dépassé les frontières nationales : l’équipe dirigeante accompagne des initiatives similaires au Canada, en Australie, en Nouvelle-Zélande, en France aussi. Un projet identique devrait ainsi voir le jour en 2020 à Dax, dans les Landes, pour 120 résidents. Mais transposé dans des pays aux modèles économiques plus libéraux, ou entre les mains d’institutions privées commerciales, ce modèle de « village » ne risque-t-il pas de délaisser la mixité sociale pour une plus grande rentabilité financière ? La pluie inonde à présent les allées de De Hogeweyk, laissant vides les fauteuils colorés de la place centrale et le jeu d’échecs grandeur nature. Si le temps avait été plus clément, les résidents auraient pu aller cueillir des tomates dans le coin potager ou chevaucher leur « duo-bike », un vélo à deux places très stable leur permettant de circuler à travers le site. Pour l’heure, l’activité « chansons françaises » va débuter au café du village. Sur un air de Piaf ou de Brassens, les résidents fredonnent des paroles emmêlées dans leurs souvenirs : « Dès que je t’aperçois, alors je sens en moi mon cœur qui bat… », chantonnent-ils, semblant peut-être trouver, à De Hogeweyk, une certaine « vie en rose ». Marine Samzun
1. Les prénoms ont été changés. 60
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Crédits photo : Vivium Zorggroep/De Hogeweyk
majorité du budget annuel de fonctionnement, de l’ordre de 17 millions d’euros, est donc couvert par l’administration nationale, qui a également soutenu le projet à son lancement. Pour construire ce village d’un coût total de 19 millions d’euros, l’État a financé les intérêts de l’important prêt bancaire, allégé par une aide de 2 millions d’euros provenant du mécénat.
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INCLUSION SOCIALE
Leur village revit grâce à un ESAT Comment deux handicaps, la chute d’activités économiques qui fracture le monde rural et les troubles psychiques qui fragilisent certains, peuvent-ils permettre une double revitalisation ? Réponse à travers les deux villages d’Enveitg, dans les PyrénéesOrientales, et de Mézin, en Lot-et-Garonne. Leur point commun : grâce aux résidents d’un ESAT (Établissement et service d’aide par le travail), ils ont vu peu à peu renaître des activités disparues ou menacées. Mais la plus belle des victoires de ces laboratoires grandeur nature est le changement de regard des uns sur les autres.
S Crédit photo : Pierre Mérimée/Moderne Multimédias
ortie d’école à Enveitg, village catalan au creux des montagnes, à la frontière franco-espagnole. Sous le soleil de septembre, les bambins s’éparpillent en riant. Sur un banc, un résident de l’ESAT Cal Cavaller les salue, d’un léger bégaiement. Une accompagnatrice, maman peut-être, lui montre une fillette. « Elle trottine fort mais elle a de petites jambes ! », lui lance-t-elle d’un accent ensoleillé. D’autres enfants envoient au monsieur des signes joyeux. Entre l’un et les autres, un sentiment de proximité, de la bonne humeur, de la confiance1.
« Il a longtemps été de coutume, concernant les personnes en situation de handicap envoyées en ESAT, de disperser ces établissements loin du cœur des villes, à la campagne. C’est ainsi qu’à ce jour un grand nombre d’entre eux se trouvent confinés en zones rurales », explique Christophe Pratviel. Cet homme au regard jovial est le directeur de Cal Cavaller. Loin des yeux, loin de la peur, pourrait-on dire. Car la méfiance voire l’hostilité envers l’autre, lorsqu’il est ressenti comme trop différent de soi, restent des constantes tenaces. Elles touchent particulièrement les lieux accueillant des personnes en situation de handicap. Un rejet souligné par Bertrand Quentin, philosophe de la médecine hospitalière à l’École éthique de la Salpêtrière : « L’une des difficultés de la société française est de reconnaître ses handicapés. Les personnes dites valides continuent de les isoler du corps social, notamment dans la scolarité et le monde du travail. Cette séparation nous empêche de les côtoyer de façon très naturelle. Or elles sont comme nous dans de très VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
Enveitg, dans les Pyrénées, un territoire rural enclavé, mais ouvert aux différences.
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Du côté d’Agen, des membres du service « Entretien et création d’espaces verts » de l’ESAT L’Essor Mézin.
nombreux aspects de la vie. Mais cette barrière a obéré notre capacité à développer notre bienveillance naturelle. Pour progresser ensemble, il ne faut pas avoir peur de se rencontrer2. » TRAvAILLER ET RÉAPPRENDRE À AIMER LES GENS À Enveitg justement, Cal Cavaller n’a cessé d’inventer un rapport nouveau à l’entourage extérieur en tissant des liens avec les habitants. Laurent Vilain, résident en cours de formation d’installateur et dépanneur informatique, en est convaincu : « Sans m’en rendre compte, ma vie ici a totalement changé, tant du point de vue professionnel qu’affectif. J’ai réappris à me sociabiliser et à aimer les gens. Bien souvent, quand on a un handicap, une souffrance, on reste dans le “moi, je”, recroquevillé sur soi. Ici, je suis avec des gens qui m’ont permis de me voir différemment. » Cal Cavaller fait figure de pionnier. L’ESAT a été créé en 1983 par François de Pastors. À l’époque, ce petit bourg enclavé de 650 habitants vivotait, victime de l’exode rural et du vieillissement de sa population. Et puis, peu à peu, l’ESAT a développé des activités répondant aux besoins du territoire : une boulangerie, une boucherie-charcuterie, une épicerie, une laverie, autant de commerces ruraux qui étaient en train de disparaître. Cal Cavaller accueille désormais 62
« Le handicap, on s’en fout. Ce sont des personnes comme vous et moi, avec un petit plus ! » ÉRIC BERGUIO, DIRECTEUR DE L’ESAT DE MÉZIN 140 personnes en cours de reconversion. Mieux : il offre du travail à 65 salariés, non-résidents de l’ESAT, des villages d’Osséja et d’Enveitg. Tout un territoire est ainsi redynamisé. Georges Jubal, ferronnier et habitant du village, le souligne avec fierté : « Cal Cavaller a apporté des emplois que nous n’avions plus. Mais surtout il a permis de ne plus mettre à l’écart des personnes qui ont des difficultés dans la vie. » NE PAS METTRE EN AvANT UNE ÉTIQUETTE DE cENTRE MÉDIcO-SOcIAL L’exemple d’Enveitg n’est pas unique dans les territoires ruraux. À 300 kilomètres de là, au sud-ouest d’Agen, voici Mézin. Ce bourg gascon, comptant 1 600 habitants, est une VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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Crédits photo : Sylvie Legoupi et Pierre Mérimée/Moderne Multimédias
Dans la boucherie-charcuterie de l’ESAT d’Enveitg.
terre d’accueil de longue date où réfugiés d’Alsace, d’Espagne, du Portugal et d’Afrique du Nord ont pu s’intégrer sans être stigmatisés. C’est en suivant ces valeurs qu’Alain-Paul Perrou a fondé en 1993 son ESAT, L’Essor Mézin, un projet expérimental mené avec l’association L’Essor, laquelle gère aujourd’hui 42 établissements et services dans dix départements. Soutien rare : la mairie a mis à la disposition de l’ESAT un ancien monastère situé au cœur du village. L’inclusion sociale et géographique passe ici par l’absence de tout affichage spécifique des lieux d’accueil et d’activités des résidents : nul logo ni mention particulière de l’ESAT sur la devanture ou à l’intérieur des commerces les plus impliqués3. Une méthode d’intégration en milieu ordinaire des personnes handicapées à laquelle font écho les mots de Christophe Pratviel, directeur de l’ESAT d’Enveitg : « Nous avons à cœur de ne pas mettre en avant une étiquette de centre médico-social. Nous sommes convaincus que la reconnaissance des personnes ne se fait pas en pointant un statut social différent, mais en promouvant la qualité des services rendus et des produits proposés au public. » Pour preuve, l’enthousiasme de Suzanne, grandmère du village au chemisier rose et au grand sourire, qui, dans l’épicerie tenue par l’établissement, demande au jeune résident qui tient la caisse des nouvelles d’une autre bénéficiaire de l’ESAT, Sarah… « La viande, ici, est d’une grande qualité, dit-elle, et puis on me connaît, on m’appelle par mon prénom… » VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
En cuisine, à l’ESAT de Mézin.
L’ÉcOLE, LIEU-cLÉ POUR BRISER LES MURS D’INcOMPRÉHENSION À Enveitg comme à Mézin, l’école participe à l’inclusion des personnes handicapées. Damien Lafont, directeur de l’école communale d’Enveitg, l’a d’ailleurs institué : « Je me suis rapproché de la structure de Cal Cavaller parce que j’avais besoin de continuer à faire exister la cantine scolaire pour le confort de nos enfants. C’est un projet très porteur qui a facilité leur vie. » Le fait que des membres de l’ESAT préparent et servent les repas a peu à peu modifié les comportements. « Cela a permis de gommer les regards clivants que l’on portait sur les personnes 63
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Dans la blanchisserie de L’Essor Mézin.
handicapées, souligne-t-il. C’est extrêmement positif tant pour les enfants que pour leurs parents. » Ce que confirme le philosophe Bertrand Quentin, pour lequel il est fondamental de multiplier les opportunités d’une telle mixité entre enfants et adultes « dits valides » et jeunes ou encadrants « moins valides », et ce d’autant que les premières années sont celles où se construisent les liaisons affectives et empathiques. Car les personnes en situation de handicap « sont nos égales, avec les mêmes problèmes et les mêmes affects, bien qu’exprimés de manière différente. Quand vous n’avez pas vécu avec la différence durant la prime enfance, cela vous sera d’autant plus difficile d’accepter une telle mixité en entreprise. Le patron lui-même ne trouvera pas cela opportun 2. » À Mézin, cette volonté d’intégration en milieu ordinaire est étendue hors de la cantine scolaire. La transformation du restaurant collectif de l’institution en un self-service ouvert à tous a été impulsée par l’équipe de cuisine. Composée de six travailleurs de l’ESAT, elle estimait qu’il était plus facile de s’intégrer à l’extérieur via un établissement de restauration. Les repas sont décidés en amont par un comité de nutrition constitué de cinq résidents et de deux encadrants. Puis le moniteur responsable de la cuisine passe les commandes, en priorité auprès des commerces de proximité. Le coût modique du repas offre aux jeunes en apprentissage dans les entreprises voisines une alternative plus économique, et cela les sensibi64
lise à la différence. Quelques mois après sa naissance, l’ESAT a créé un atelier de repassage « vitrine » à Nérac, à une dizaine de kilomètres de Mézin. L’objectif de cette délocalisation était de permettre aux travailleurs le souhaitant d’être actifs en ville et de faire rayonner l’association hors les murs. La motivation des hommes et l’expérience vécue ont naturellement imposé la mixité. La force de L’Essor Mézin est sa réussite en termes d’inclusion socioprofessionnelle et de valorisation des capacités de tous. « Le handicap, on s’en fout, lance Éric Berguio, directeur de l’ESAT. Ce sont des personnes comme vous et moi, avec juste un petit plus ! »
Distribution du pain fabriqué par l’ESAT d’Enveitg jusqu'au fond de la vallée de Porté-Puymorens.
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L'INvENTION SUR LE TERRAIN
L’INTÉGRATION AU TISSU ÉcONOMIQUE cRÉE DES PASSERELLES ENTRE TOUS Il serait pourtant illusoire d’imaginer que ces deux ESAT évoluent dans un monde de bienveillance et de générosité permanentes. « Aujourd’hui, nos établissements sont confrontés à des problématiques logistiques et financières, note Christophe Pratviel. Nous n’échappons pas au dogme de la rentabilité. Nous devons moderniser nos ateliers, obéir aux normes, adapter les postes de travail, ne pas perdre de vue une logique commerciale. Au-delà de notre mission première, qui est d’offrir du travail à des personnes en situation de handicap, nous devons nous considérer comme de petites entreprises. » Plutôt que de considérer cette contrainte comme un frein à leur développement, ces deux structures rurales ont su innover pour devenir incontournables dans le tissu économique local. À Mézin, les habitants bénéficient de services de proximité où travaillent les résidents de L’Essor. L’ancienne blanchisserie périclitait. Elle fonctionnait avec deux personnes et gérait un volume de quatre kilos par jour. Elle en compte désormais seize qui lavent et repassent sept cents kilos quotidiennement. Soit le poids correspondant à vingtdeux « partenaires extérieurs » – maisons de retraite, gîtes, hôtels-restaurants… – qui lui confient leur linge. Pas loin de vingt-cinq Mézinais en sont aussi des clients réguliers. « La situation centrale de la blanchisserie a été majeure dans l’inclusion sociale des usagers de l’ESAT, témoigne Christine, encadrante depuis vingt-cinq ans. Les voir travailler quotidiennement a créé une passerelle entre les habitants et les usagers. Ils les connaissent maintenant et les saluent dans la rue. »
Crédits photo : Sylvie Legoupi et Pierre Mérimée/Moderne Multimédias
Autre passerelle née de l’activité économique : le dispositif de l’ESAT Cal Cavaller à Enveitg génère aussi de l’emploi saisonnier pour des personnes qui ne sont pas, elles, en situation de handicap. Ainsi ce colporteur de presse, lien si essentiel à la
« Quand vous n’avez pas vécu avec la différence durant la prime enfance, cela vous sera d’autant plus difficile une fois arrivé en entreprise. Le patron lui-même ne trouvera pas cela opportun. » BERTRAND QUENTIN, PHILOSOPHE VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
cordonnerie, travail du cuir, affûtage… au cœur du village de Mézin.
vie locale, qui, pour augmenter son petit salaire, effectue la tournée du pain produit par Cal Cavaller jusqu’au fond de la vallée du Puymorens. « Nous aidons à développer le territoire », dit Christophe Pratviel. Dans l’une des régions françaises démographiquement les moins denses, les résidents de l’ESAT, pour beaucoup employés dans la laverie, la boucherie ou l’épicerie, se mettent au service des populations. Intégrée au sein du groupe Le Parc, une entité qui chapeaute les différentes activités ainsi qu’un CRP (Centre de réadaptation professionnelle), la structure génère un chiffre d’affaires de 5,5 millions d’euros. Et comme un symbole de ce succès, le saucisson de l’épicerie vient d’être sélectionné par le « Mondial Rabelais du saucisson », une institution depuis 1546. « Ils ont même lancé un jambon sans nitrites à la mode de mamie qui marche du feu… », sourit Suzanne, habituée de l’épicerie solidaire de Cal Cavaller. UNE REvALORISATION DE TOUT UN cHAcUN PAR LE TRAvAIL EN cOMMUN À Mézin, la palette d’activités s’est élargie au fur et à mesure de l’arrivée de nouveaux résidents. Aujourd’hui, dans les campagnes, rares sont les villages à disposer encore d’une cordonnerie. Le travail du cuir, minutieux, reposant, convient très bien à Michel, résident depuis vingt et un ans à l’ESAT. Ayant débuté aux espaces verts, il a préféré acquérir des compétences professionnelles en cordonnerie où, selon Véronique, la monitrice de l’atelier, son « envie de bien faire et sa bonne humeur naturelle sont appréciées de tous ». La clientèle dépasse les murs de Mézin, puisqu’il y a cinq dépôts chez les marchands de chaussures, tabac et superettes des villages avoisinants. « Des vacanciers de Bordeaux nous confient leurs chaussures tant notre travail est de qualité, ajoute Véronique. On nous a même confié un filet de cours de tennis à restaurer. » Dans le centre du village, la cordonnerie fait face à un autre commerce solidaire, lui aussi géré par L’Essor. Quatre ans après la création de l’ESAT, cette « brocante thérapeutique » a vu le jour pour accueillir les personnes ayant besoin d’un temps pour souffler, voire calmer leur angoisse. Le lieu s’avère moins stressant que la plupart des postes de travail. Lors65
L'INvENTION SUR LE TERRAIN
POUR ALLER PLUS LOIN SUR LE CHEMIN DE
Une épicerie de proximité à Mézin.
L’INCLUSION SOCIALE… VIDÉO
UN ESAT POUR REDYNAMISER LA MONTAGNE
Reportage réalisé à Enveitg, en écho des pages précédentes. IMAGE
L’ESSOR MÉZIN : QUAND UN ESAT FAIT REVIVRE UN VILLAGE
Reportage photo en écho des pages précédentes.
qu’une personne ne va pas bien, elle vient passer ici quelque temps, en atelier ou en boutique : accompagnée d’une éducatrice spécialisée et à son rythme, elle n’y fait que de petites tâches, comme répondre au téléphone, restaurer un meuble ou accueillir des touristes qui ne se doutent de rien. Elle réintègre son poste et son équipe d’origine dès qu’elle est stabilisée, sans avoir eu recours à un arrêt maladie ou à un séjour en hôpital psychiatrique. Outre sa fonction thérapeutique, la brocante propose une multitude d’objets et de meubles restaurés. « On se passe la pièce à restaurer pour éviter la lassitude du ponçage et pour que la personne puisse toucher à tout », souligne Mickaelle, l’éducatrice spécialisée responsable du magasin. Roland, qui se partage entre la cuisine de l’ESAT (le matin) et la brocante (l’après-midi) apprécie quant à lui l’utilisation des machines. Dans ce lieu cosy, la prise d’initiative est favorisée. Le prix des articles mis en vente est le fruit d’une concertation collégiale. Pour Mickaelle, « il est important de ne pas se laisser infléchir par les clients qui veulent négocier, sinon on brade les savoir-faire. Le prix valorise le travail et la confiance qu’ils acquièrent en eux-mêmes. »
vincent Borel, Sylvie Legoupi (Mézin) et Pierre Mérimée (Enveitg) 1. Voir la vidéo de solidarum.org : « Un ESAT pour redynamiser la montagne ». 2. Voir la vidéo de solidarum.org : « Bertrand Quentin : nous sommes 66
tous des handicapés ». 3. Voir le reportage photo et texte de solidarum.org : « L’Essor Mézin : quand un ESAT fait revivre un village ».
BERTRAND QUENTIN : NOUS SOMMES TOUS DES HANDICAPÉS
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RÉAVIE : QUAND RÉEMPLOI RIME AVEC EMPLOI
Crédit photo : Sylvie Legoupi/Moderne Multimédias
En pays catalan comme en terre agenaise, il s’agit d’encourager également la polyvalence des résidents en accordant une importance primordiale à la dimension collective du vivre-ensemble, au sein de l’ESAT comme dans tout le village. « Nous avons tous en nous cette baguette magique pour résoudre nos peurs ataviques des différences dont on craint, viscéralement, qu’elles ne deviennent un jour les nôtres, aime à dire Bertrand Quentin. Il suffit pour cela d’une simple attention, d’une vraie patience d’écoute. Ainsi, par rapport à une personne qui a des difficultés d’élocution, l’écouter avec attention et calme, c’est déjà faire diminuer la réception de son handicap et la perception qu’elle en a. » À Mézin comme à Enveitg, l’intégration des résidents s’est construite de façon « naturelle », la mixité s’y est bâtie pour longtemps, en prenant le temps qu’il faut.
VIDÉO
Cette association développe une économie circulaire locale autour du réemploi de matériaux collectés avec des gens du bâtiment et des salariés en réinsertion. ARTICLE
LES FILLES DU FACTEUR TISSENT DES LIENS DE SOLIDARITÉ Inspiré d’une initiative en Afrique, ce lieu destiné aux femmes contribue à les faire sortir de l’isolement et de la pauvreté au cœur de la banlieue parisienne.
www.solidarum.org
REPORTAGES DANS LE TIERS-SECTEUR
Sept établissements
aux initiatives inspirantes
Crédit photo : Jérôme Plon/Moderne Multimédias
HÔPITAL COGNACQ-JAY À PARIS DES JARDINS THÉRAPEUTIQUES Tous les patients de cet hôpital du XVe arrondissement parisien ont libre usage d’un jardin qui en devient le poumon. Ateliers de marche et de gymnastique au dehors, notamment pour les personnes suivies par le service de nutrition-obésité, mais aussi de jardinage avec des thématiques selon les saisons. Un potager permet aux patients de cultiver des fruits et légumes qu’ils peuvent préparer eux-mêmes lors d’ateliers cuisine.
L'INvENTION SUR LE TERRAIN
Chacun à leur façon, ces sept lieux et projets issus d’établissements privés à but non lucratif rendent moins dure la vie des personnes concernées : les jardins thérapeutiques pour tous les patients de l’hôpital Cognacq-Jay ; le lycée privé professionnel Cognacq-Jay et son coaching personnalisé ; la « villa des familles » de la maison d’enfants de Samoreau ; le Pass’Mirail pour de jeunes adultes en difficultés psychiques ; la Villa Grenadine pour le répit des familles d’enfants polyhandicapés ; l’hôpital Forcilles et les initiatives de son personnel pour les patients ; L’Atelier à destination des personnes touchées par le cancer.
C
ela fait un an que je viens ici pour y rencontrer et y retrouver des gens avec lesquels je peux partager « mon vécu, dit l'un des jeunes bénéficiaires du Pass’Mirail au cœur de Bordeaux. Pour moi, c’est un refuge, où l’on m’accepte tel que je suis. Je peux librement y parler de mes épisodes bipolaires ou de mon passage à l’hôpital psychiatrique. Ce lieu m’aide à sortir de mon isolement. Il m’apaise et m’aide à reprendre goût à la vie. » François, désormais « stabilisé », Nina qui vit depuis trois mois dans un foyer d’hébergement pour mineurs, ou Ousmane, présent lors de ce repas d’un mercredi d’octobre 2019 pour profiter des animations du lieu, font partie de la trentaine de jeunes adultes de moins de 25 ans fréquentant régulièrement le Pass’Mirail. Tous ont connu ou parfois luttent encore contre des « difficultés psychiques ». Mais cet espace de vie autant que d’accompagnement ne leur impose aucune contrainte a priori : « Ni blouses blanches ni procédures d’admission, commente Julien Muzard, psychologue et coordinateur de ce dispositif clinique original. Le lieu est convivial, il ressemble à une maison plus qu’à un hôpital. Il suscite un climat de confiance, et c’est pour cette raison que ces jeunes, parfois en situation de détresse ou de grande précarité, nous y demandent eux-mêmes de l’aide. » Comme le précise Nicolas Lacoste, psychiatre à l’hôpital de jour de la MGEN (Mutuelle générale de l’Éducation nationale), « le Pass’Mirail est financé par une subvention de l’Agence régionale de santé, mais son fonctionnement repose sur l’engagement des quatre organismes qui l’ont fondé : l’établissement de soin de postcure psychiatrique et de réhabilitation 68
Montalier ; l’association SHMA (Société d’hygiène mentale d’Aquitaine) qui gère notamment un hôpital de jour ; l’association Rénovation ; et la MGEN qui m’emploie. À raison d’une ou deux demi-journées par semaine, parfois plus, ils mettent à disposition du Pass’Mirail des professionnels de santé, psychologues et psychiatres, infirmières, éducateurs, assistantes sociales, etc. » Dans sa démarche comme dans son fonctionnement, le Pass’Mirail est un bon exemple de la façon dont des établissements de ce que l’on appelle le tiers-secteur répondent à des besoins de soins et de solidarité émergents – ce projet a reçu l’un des trophées de l’innovation 2018 de la FEHAP (Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne). Ce choix d’une ouverture sans contrainte ni questionnaires médicaux à remplir est aussi celui de L’Atelier dans le VIe arrondissement parisien. Ce lieu accueille en effet des personnes touchées par le cancer. Moyennant une participation libre, de 20 à 30 euros par mois, ou gratuitement si la personne s’avère en situation de précarité, les participants profitent librement d’un espace déjeuner, d’un salon avec une bibliothèque, ainsi que de nombreux ateliers individuels ou collectifs qui y sont proposés chaque semaine par des bénévoles expérimentés. Afin de « prendre soin de soi », de mieux supporter la maladie, de se reconstruire aussi. Dans le monde hospitalier, les établissements du secteur privé non lucratif profitent bien souvent d’une agilité qui leur permet un accompagnement différent, prenant en compte la personne dans sa globalité et cherchant des solutions au-delà des modalités classiques. En témoignent les ateliers de sensibilisation au jardinage et les séances de marche dans les jardins de l’hôpital Cognacq-Jay à Paris, pour les patients souffrant de lymphœdème, d’obésité, de diabète ou de complications nutritionnelles. Ou à l’hôpital Forcilles en Seine-et-Marne, les projets très concrets de « mieux-être », à l’initiative du personnel soignant, pour des patients suivis en cancérologie ou en unité de soins palliatifs (lire aussi page 12). La clé, dans ces sept lieux, tient au temps consacré à chacun, souvent plus long et progressif qu’ailleurs, à la qualité de l’attention à l’autre dans toute sa singularité. Attention aux élèves des classes de seconde du lycée professionnel gratuit Cognacq-Jay dans la banlieue réputée difficile d’Argenteuil, afin qu’ils acquièrent les codes du monde du travail, mais aussi se considèrent les uns les autres grâce à un coaching personnalisé. Attention non seulement aux jeunes, confiés par l’Aide sociale à l’enfance à la maison d’enfants de Samoreau en Seine-et-Marne, mais aussi à leur famille et à la lente reconstruction de liens sereins. Attention, enfin, aux enfants polyhandicapés de la Villa Grenadine à Paris, ainsi qu’à leurs proches, le temps d’un répit d’une journée, d’un week-end ou d’une semaine de vacances scolaires. Ariel Kyrou, avec Sylvie Legoupi, Pierre Mérimée et Jérôme Plon VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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Crédits photo : Sylvie Legoupi/Moderne Multimédias
LYCÉE COGNACQ-JAY À ARGENTEUIL
UN COACHING PERSONNALISÉ DES ÉLÈVES Depuis la rentrée de septembre 2018, les élèves de seconde du lycée privé professionnel Cognacq-Jay participent à des ateliers de « savoir-être » que pilote Karine Cordier, formatrice et coach en image. Au programme : la prise de conscience de ses mots et de ses attitudes, le respect de soi et des autres, etc. Parmi leurs exercices : le choix des bons adjectifs, sur de petits papiers imprimés, afin de qualifier tel ou telle camarade d’atelier. Une préparation qui se révèle bien utile, en termes de confiance, lorsqu’ils effectuent un peu plus tard, par exemple, une simulation de vente dans le cadre de l’un de leurs cours. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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L'INvENTION SUR LE TERRAIN
UNE « VILLA DES FAMILLES » En Seine-et-Marne, la maison d’enfants de la Fondation Cognacq-Jay réunit depuis novembre 2019, au sein d’un même lieu tout neuf, son service Actions Familles et ses activités impliquant les parents. À quelques minutes de la gare SNCF de Fontainebleau-Avon, ceux-ci y construisent, par exemple, du mobilier pour leurs enfants à l’internat dans le cadre de l’atelier Débrouill’art ou y jouent à un jeu de cartes de « situations familiales potentiellement conflictuelles ». Soit autant d’activités pour préparer l’avenir de la famille. Ce lieu est un point de rencontres majeur avec les parents, mais aussi entre les professionnels. 70
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Crédits photo : Jérôme Plon/Moderne Multimédias et Fondation Cognacq-Jay
MAISON D’ENFANTS À AVON
L'INvENTION SUR LE TERRAIN
UN LIEU D’ACCUEIL DE JEUNES ADULTES EN DIFFICULTÉ PSYCHIQUE Rue Mirail, dans le centre-ville, le Pass’Mirail accueille depuis 2015 des personnes de 18 à 25 ans ayant ou ayant eu des troubles de santé mentale. Il travaille en connexion avec des établissements de soins de la ville. L’espace comprend un salon, une cuisine et une salle de répétition de musique. Un éducateur ou un professionnel de santé est toujours présent pour conseiller ou aider les jeunes adultes. Ils y viennent et en repartent comme ils le souhaitent. Pour des repas ou des animations, s’y reposer ou juste y discuter entre amis.
Crédits photo : Pierre Mérimée/Moderne Multimédias
PASS’MIRAIL À BORDEAUX
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L'INvENTION SUR LE TERRAIN
UNE MAISON DE RÉPIT POUR LES PARENTS D’ENFANTS POLYHANDICAPÉS Cet espace du XVe arrondissement parisien accueille lors de week-ends, de journées ou de semaines de vacances une trentaine d’enfants polyhandicapés, afin de permettre aux aidants et parents de retrouver du temps pour s’occuper d’eux-mêmes ou du reste de la fratrie. Installée dans des locaux de l’Institut d’éducation motrice de la Fondation Saint Jean de Dieu dont elle dépend également, la Villa Grenadine dispose de chambres pour une vingtaine d’enfants, d’une grande cour, d’une cuisine, d’un terrain de sport et de plusieurs salles de repos, de jeu ou de vidéo. Ayant une file active de 200 enfants d’Île-de-France, la Villa privilégie les familles sans solution de prise en charge. 72
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Crédits photo : Jérôme Plon/Moderne Multimédias
VILLA GRENADINE À PARIS
L'INvENTION SUR LE TERRAIN
HÔPITAL FORCILLES À FÉROLLES-ATTILLY
DES PROJETS POUR UN HÔPITAL PLUS ACCUEILLANT
Crédits photo : Jérôme Plon/Moderne Multimédias
Du radiothérapeute au responsable de la maintenance, ils sont sept à avoir imaginé le système de musique au choix des patients Rock en salle, au sein du service de radiothérapie de l’hôpital Forcilles en Seine-etMarne. Deuxième projet à avoir reçu un trophée interne et dont un prototype est ici testé par l’équipe d’infirmières du service ORL et d’oncologie qui en a eu l’idée : une tenue d’hospitalisation alliant dignité, autonomie du patient et praticité des soins. Le troisième trophée est un bar à soin de bouche pour les personnes en soins palliatifs, afin qu’elles aient une sensation de goût même quand elles ne peuvent plus s’hydrater ou s’alimenter par voie orale.
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L'INvENTION SUR LE TERRAIN
UN LIEU OÙ LES PATIENTS PRENNENT SOIN D’EUX-MÊMES « Ici, ce qui est formidable, c’est qu’on n’est pas à l’hôpital » : voilà le genre de phrase que l’on entend en fréquentant L’Atelier, situé au centre de Paris. Chacun y participe à un nombre illimité d’activités sans conditions d’accès. Par une discussion dans le salon ou l'espace déjeuner, la pratique d’un atelier collectif de yoga, de salsa, de sport adapté, etc., ou grâce à une rencontre individuelle avec un bénévole, pour de l’hypnose, des conseils de beauté ou tout simplement un soutien psychologique… Ici, tout est fait pour aider les personnes touchées par le cancer à rompre l’isolement qui est parfois le leur, et à se reconstruire en s’appuyant sur la force du collectif. 74
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Crédits photo : Jérôme Plon/Moderne Multimédias
L’ATELIER À PARIS
L'INvENTION SUR LE TERRAIN
SANTÉ
La Rose des Vents, orientée vers le soin des plus précaires Accueil, accompagnement médico-psycho-social, consultations, orientation, prévention… La Rose des Vents soutient gratuitement les personnes en situation de précarité du territoire d’Issoire, dans le Puy-de-Dôme. Reportage dans cette permanence d’accès aux soins de santé externe assez unique.
I Crédit photo : Hanan Abdeselam/Moderne Multimédias
ssoire, à 30 kilomètres au sud de Clermont-Ferrand. Au numéro 63 de la rue de Brioude, dans une maison à étages qui ne paie pas de mine, mais dont l’intérieur a été rénové, Christelle récupère à l’accueil un formulaire administratif qu’elle devait faire signer, tandis que Pascal, qui vient pour la première fois, patiente au premier étage pendant que le médecin qui l’a reçu en consultation organise les examens complémentaires à réaliser sans délai. Dans ce lieu singulier, les personnes démunies ayant des soucis de santé sont prises en charge gratuitement. Son nom : La Rose des Vents. Christelle, 47 ans, revient sur son expérience1 de ce lieu d’accompagnement et d’orientation pour ceux qui naviguent par vents contraires. « J’avais des problèmes de santé, et suite à mes arrêts de travail, je n’avais plus de moyens pour me soigner. Le Secours catholique m’a alors fait connaître La Rose des Vents. » Dans la structure, elle a pu consulter une gynécologue qui a établi le bon diagnostic. Un premier pas dans une démarche plus globale, pour elle qui, comme elle le dit aujourd’hui, « se renfermait énormément, n’ayant pas de mutuelle ni rien pour payer le médecin ». Au final, « La Rose des Vents m’a aidée à régler tous mes soucis de santé », mettant l’accent sur « un accompagnement énorme sur le moral, avec une assistante sociale agréable qui est là pour vous écouter et vous aider ». Depuis, Christelle a pu également bénéficier de séances de socio-esthétique visant notamment à améliorer l’image de soi.
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À l’accueil de La Rose des vents : Delphine cadieux, la directrice (à gauche), et Nathalie Mellet, agent d’accueil et de prévention.
UNE DES TRÈS RARES PASS EXTERNES DE FRANcE La Rose des Vents est une permanence d’accès aux soins de santé (PASS), c’est-à-dire un dispositif de prise en charge médico-sociale pour les personnes en situation de précarité sociale, sans couverture médicale ou avec une couverture partielle. Les PASS offrent un accueil inconditionnel et un accompagnement dans l’accès au système de santé. Il en existe 368 en France2. L’originalité de celle de La Rose des Vents, c’est qu’elle est externe, portée par une association, tandis que les autres sont quasiment toutes des dispositifs hospitaliers internes, à l’instar de la PASS du Centre hospitalier Paul Ardier d’Issoire, tout proche, avec laquelle elle collabore. 75
L'INvENTION SUR LE TERRAIN
semaines et notre plus âgé a 82 ans. » Pour les plus jeunes, La Rose des Vents travaille en lien avec la Protection maternelle et infantile. DU TEMPS ET DES MOYENS POUR SOIGNER LA PERSONNE DANS SA GLOBALITÉ
Dans la salle de consultation.
Ce dispositif encore « expérimental » en France bénéficie de financements croisés : l’ARS Auvergne-Rhône-Alpes, le Conseil départemental du Puy-de-Dôme, le Fonds européen agricole pour le développement rural, la Ville d’Issoire et plusieurs fondations. Les professionnels y interviennent sous différents statuts : salariat, vacations, bénévolat, ainsi que du temps de détachement hospitalier pour l’infirmière et les assistantes sociales à temps partiel. En plus des actions de sensibilisation, l’équipe assure plusieurs types de consultations : médecin, infirmière, gynécologue, psychologue, planning familial, assistante sociale, podologue... L’objectif est d’apporter une prise en charge globale, grâce à une équipe pluridisciplinaire « où les collègues à l’accueil sont aussi importantes que le médecin », souligne Delphine Cadieux, qui dirige La Rose des Vents et l’association ISIS (Issoire Santé Insertion Social) qui l’a créée. UNE STRUcTURE EXPÉRIMENTALE C’est en réponse à une demande de l’Agence régionale de santé (ARS) et du Conseil départemental que cette structure a ouvert ses portes en septembre 2016. Un diagnostic en avait démontré l’utilité, en particulier pour trois types de publics : les moins de 26 ans touchés par la précarité et en manque d’informations pour accéder à leurs droits ; les familles monoparentales, car nombre de mères élèvent seules leurs enfants sur le territoire et certaines font l’impasse sur leur propre santé ; et puis les personnes âgées, dont certaines se sont découragées de trouver un médecin après que le leur a pris sa retraite.
À La Rose des Vents, même les médicaments sont gratuits, grâce à un partenariat avec la pharmacie de l’hôpital. Ce n’est pas rien pour des gens dans l’impossibilité d’avancer 25 euros quand un médecin ne joue pas le jeu du tiers payant, ou qui savent qu’ils ne pourront pas payer le « reste à charge » des médicaments en cas de prescription d’un traitement. « C’est quand même très sécurisant et rassurant pour les personnes qui osent pousser la porte, parce qu’elles savent qu’elles vont avoir un lieu un peu “de répit”, note Delphine Cadieux, et que si elles souhaitent réintégrer un peu le parcours de soins, tout est pris en charge dans un premier temps. » Pourquoi, alors qu’existe par exemple la protection universelle maladie, y a-t-il nécessité de proposer des soins gratuits ? « Eh bien, malgré tout le maillage social, toute l’organisation mise en place, des gens passent au travers : ceux qui n’ont pas accès aux soins, qui y renoncent pour différentes raisons. Bien sûr parce qu’ils n’en ont pas les moyens, parce qu’ils n’ont pas de travail, qu’ils n’ont pas d’adresse fixe, etc. », répond
« Ces permanences d’accès aux soins de santé externes soulagent un peu les urgences hospitalières. Je trouve qu’on devrait les développer. » CATHERINE BONGLET, GYNÉCOLOGUE BÉNÉVOLE Elsa, médecin généraliste.
À ces personnes s’ajoutent des populations errantes ou migrantes. Comme l’indique Delphine Cadieux, il s’agit d’un « public avec lequel il faut agir vite », des gens « qui ne comprennent pas le fonctionnement des soins en France parce que c’est aux antipodes de ce qu’ils ont pu vivre par ailleurs ». Ici, il n’y a pas de critère d’âge pour être accueilli : « Notre plus petit a trois 76
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L'INvENTION SUR LE TERRAIN
La façade de La Rose des vents.
Hugues Leloup, médecin coordonnateur de La Rose des Vents, spécialisé en addictologie, et président de l’association ISIS, avant d’ajouter à ces raisons les difficultés d’accès à des médecins. Non seulement leur nombre a diminué, mais le temps qu’ils peuvent accorder à des personnes en situation de précarité devient de plus en plus ténu, ce qui empêche d’aller au fond des choses. « Ici, nous essayons d’apporter une prise en charge vraiment globale, qui est médico-psycho-sociale. » UN ESPAcE DE SOINS cOMPLÉMENTAIRE DE L’HÔPITAL
Crédits photo : Hanan Abdeselam/Moderne Multimédias
La plupart des publics qui viennent à La Rose des Vents ne fréquentent pas l’hôpital, sauf en urgence, en particulier parce que souvent, comme le souligne Delphine Cadieux, « ils sont en panique totale à l’idée d’être dans le monde hospitalier. Ça renvoie à tout un tas de choses terribles. » Inversement, peu de personnes prises en charge par le service des urgences viennent
« La Rose des Vents renvoie une image plutôt bienveillante, parce que, quand on pousse la porte, il y a quelqu’un qui peut donner un rendez-vous avec tel ou tel professionnel qui est dans les locaux. Il y a toujours quelqu’un qui donne une réponse. » MANON AMAT, ASSISTANTE SOCIALE VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
Le docteur Leloup accueille des bénéficiaires de la Garantie jeune de la Mission locale.
à La Rose des Vents, notamment parce que l’hôpital dispose d’une PASS interne. Infirmière aux urgences et au SMUR de l’hôpital d’Issoire, Sabine Guillot est détachée à La Rose des Vents pour 20 % de son temps. « À l’hôpital, dit-elle, on accueille aussi des patients en situation de précarité, mais lors d’un problème aigu. On arrive à faire des liens, parce qu’une fois que cette urgence a été résolue, je les adresse ici afin d’établir un suivi pour une prise en charge un peu plus longue. » Beaucoup de bénéficiaires sont également orientés par les partenaires caritatifs ou institutionnels avec lesquels la PASS La Rose des Vents mène des actions de sensibilisation. Car pour les publics précaires, la santé n’est pas une priorité : il faut avant tout se nourrir, avoir un toit, etc. À ceux qui ont renoncé aux soins, il s’agit donc d’expliquer l’intérêt immédiat de se soigner, pour aller ensuite un peu plus loin vers la prévention, la vaccination, etc. « Souvent, ils rencontrent d’abord un professionnel de santé, puis finissent par rencontrer tous les professionnels qui sont au sein de La Rose des Vents, indique Elsa, médecin généraliste. Cela nous permet d’avoir une prise en charge complète autour des patients. » La première étape est un entretien sur le plan administratif et social. « Pour déterminer leur situation, savoir s’ils sont précaires ou pas, on utilise un questionnaire que l’on appelle le Score Épices. C’est un déterminant de précarité, précise Nathalie Mellet, agent d’accueil et de prévention. À partir de 30, on est précaire. Entre 40 et 50, c’est déjà une précarité avancée. Et au-delà, c’est vraiment de la très grande précarité. Nous, on a un score moyen d’environ 70 ! » Remplir ce questionnaire-là n’est pas toujours facile, comme il peut s’avérer difficile d’oser passer le seuil de ce lieu de soin. « Il faut savoir comment on va amener ces questions-là, sans brusquer de trop et sans être trop intrusif. » PRENDRE LE SOIN D’ÉcOUTER ET D’EXPLIQUER « Ici, on a vraiment le temps de prendre le patient en charge dans sa globalité. Pour toutes les personnes qui sont de la région d’Issoire, cela leur permet de se poser, et on arrive à amener tout doucement le soin dans la discussion. Ça prend du temps, il faut 77
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créer un lien de confiance, une relation dans laquelle le patient se sente à l’aise et n’hésite pas à parler de ses soucis », explique Sabine Guillot. « La Rose des Vents renvoie une image plutôt bienveillante, constate de son côté l’assistante sociale Manon Amat. Parce que, quand on pousse la porte, il y a quelqu’un qui peut donner un rendez-vous avec tel ou tel professionnel qui est dans les locaux. Il y a toujours quelqu’un qui donne une réponse. » Ses permanences pour l’ouverture des droits d’accès aux soins et aux droits de santé sont l’occasion d’écouter attentivement les personnes sur les difficultés qu’elles rencontrent, afin de pouvoir les orienter au mieux vers les autres professionnels internes ou externes. « À La Rose des Vents, la plus-value, c’est que l’on peut prendre le temps au niveau des situations », résume Manon Amat. De même, une consultation médicale peut durer une bonne heure, en raison, par exemple, de la barrière de la langue, pour les migrants, ou de polypathologies, pour des personnes éloignées du soin depuis longtemps. Ici, chaque cas est unique, chaque réponse appropriée. ALLER vERS TOUS LES PUBLIcS PRÉcAIRES
Pour les moins de 26 ans, « l’utilité de ces échanges, c’est aussi de leur démystifier l’accès aux soins, de les rassurer sur le fait qu’ils peuvent venir même s’ils n’ont plus aucun accès administratif aux soins et que ce sera gratuit », précise Hugues Leloup. Et
« C’est encore plus compliqué sur des petits lieux, des microcosmes entre guillemets comme en zone rurale. Le qu’en-dira-t-on, la culpabilité, la honte… » DELPHINE CADIEUX, DIRECTRICE DE LA ROSE DES VENTS 78
Échanges autour d’une vidéo sur les addictions.
c’est efficace ! Bénéficiaire de la Garantie jeune après avoir choisi de rester à Issoire à l’issue de son service volontaire européen Erasmus+, Hanan, par exemple, a saisi la balle au bond. N’étant plus couverte par son assurance espagnole ni par celle d’Erasmus, elle a ainsi pu effectuer des examens indispensables pendant les trois mois d’attente de réception de sa carte vitale. « Je les remercie beaucoup pour cette aide apportée dans les premiers mois, parce que c’était vraiment, on peut dire, “la galère”. » POURSUIvRE LE DÉvELOPPEMENT vERS LE PUBLIc RURAL En 2018, la file active de la structure était de 222 personnes, contre 104 en 2017. En deux ans, le nombre de consultations a été multiplié par plus de trois. Et La Rose des Vents comptait 100 consultations supplémentaires au premier trimestre 2019 par rapport à celui de 2018. Ceci avec du temps dédié médical et social plutôt réduit. « Cela montre bien les besoins de la population d’Issoire et du territoire environnant », note Hugues Leloup. Mais encore faut-il que les gens arrivent jusqu’à cette adresse. « On a un problème de mobilité sur le territoire puisqu’il n’y a pas de moyen de locomotion, pas de collectif, reprend Delphine Cadieux. On s’est dit qu’il faut que l’on arrive à trouver des alternatives pour toucher encore plus de personnes, et aller vers le rural où l’on sait que les gens sont ausVISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
Crédits photo : Hanan Abdeselam/Moderne Multimédias
La Rose des Vents va régulièrement vers les personnes en situation de précarité dans les lieux qu’ils fréquentent, comme l’Accueil de jour, le Secours populaire, les Restos du cœur ou l’épicerie solidaire, pour discuter avec eux de leur quotidien et finalement aborder la question de la santé. Elle mène aussi des actions de prévention auprès des publics de la Garantie jeune de la Mission locale, des chantiers d’insertion, et du Groupe d’entraide mutuel (GEM). Conduites à risques, violences, droits en santé, sexualité, contraception… Ces thématiques sont discutées en groupe dans une optique informative et surtout pas moralisatrice.
si dans des situations de précarité importante. Depuis quelques mois, on travaille avec deux communes pour mettre en place ce qu’on a appelé “la délocalisation de PASS”, c’est-à-dire aller au sein des communes, sur une demi-journée, et voir si les gens osent venir nous rencontrer au plus près de leur lieu d’habitation. » La première tentative, au printemps 2019, à Sauxillanges, n’a pas été concluante. Pas question pour autant de renoncer. Là plus encore qu’ailleurs, oser dire ses manques n’est pas chose aisée. « C’est encore plus compliqué sur des petits lieux, des petits microcosmes entre guillemets… Le qu’en-dira-t-on, la culpabilité, la honte…, relativise Delphine Cadieux. On est en train de voir avec le Secours populaire qui intervient aussi là-bas si l’on ne peut pas venir le même jour de manière à ce que ce soit quelque chose qui rentre dans les habitudes des personnes concernées. » D’autres solutions sont étudiées : « On est en train de réfléchir aussi à du covoiturage, du transport solidaire. » Un partenariat est notamment envisagé avec des associations caritatives ou avec la Croix-Rouge qui parfois aide la structure pour les transports. APPORTER D’AUTRES RÉPONSES Au-delà de pérenniser l’existant, voire d’augmenter la présence de l’équipe dans la structure, La Rose des Vents monte d’autres projets pour répondre aux besoins identifiés chez ses bénéficiaires. Le fait d’être portée par une association permet d’être réactif, d’oser. Par exemple, elle a mis en place des ateliers de socio-esthétique et envisage des séances de massage. Elle mène aussi un projet de prévention et d’accès aux soins bucco-dentaires. « Petit à petit, en fonction du budget et des fonds que l’on arrive à trouver, on développe notre offre de soins », s’enthousiasme Delphine Cadieux. Certes, mais tout n’est pas rose pour La Rose des Vents. « Le public précaire, c’est pas vendeur », souligne la directrice, rappelant combien la recherche de financements est difficile. Il a aussi fallu, par exemple, faire comprendre aux professionnels de santé d’Issoire qu’avec ses soins gratuits la PASS externe n’était pas un concurrent. « Une fois que les droits sont ouverts, et que les gens sont à nouveau dans une démarche d’accès aux soins, ils peuvent réintégrer ce que l’on appelle le droit commun et donc avoir à nouveau un médecin traitant avec aucune difficulté pour payer, aucune difficulté pour la mutuelle », rappelle Delphine Cadieux. Depuis trois ans que la structure est ouverte, le message est passé. Le bouche-à-oreille fonctionne, et de plus en plus de gens osent pousser la porte.
VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
LA SANTÉ… SON
LA ROSE DES VENTS : L’ACCÈS AUX SOINS DES PERSONNES DÉMUNIES
Complémentaire de l’article ci-contre, un reportage audio dans la permanence d’accès aux soins de santé d’Issoire. VIDÉO
L'UNIVERSITÉ QUI DIPLÔME LES MALADES Liée à la Sorbonne, l’Université des patients permet à ceux-ci de transformer leur expérience de la maladie en expertise grâce à trois diplômes et un master. SON
LIBRE DISCUSSION : APRÈS UN CANCER, RETROUVER LA VIE…
Quelle attention porter aux jeunes et aux salariés en rémission ou en voie de rémission du cancer ? Une conversation entre Hélène Bonnet et Linda Hershon, impliquées sur cette question. VIDÉO
SOPHIE SAKKA : THÉRAPIE AVEC LES ROBOTS
Chercheuse en robotique, Sophie Sakka donne les clés du dispositif thérapeutique de Rob’autisme et en tire des réflexions sur notre rapport aux robots. VIDÉO
UNE AVENTURE THÉRAPEUTIQUE SUR LA POINTE DES PIEDS
Reportage lors d’une magnifique expédition dans l’Ontario, au Canada, avec 13 jeunes de 14 à 18 ans en rémission du cancer depuis environ six mois. SON
AVEC NOS PROCHES, À L'ÉCOUTE DES AIDANTS
Depuis 2012, Avec nos proches propose chaque jour une ligne téléphonique anonyme, de 8 h à 22 h. Objectif : rompre l'isolement des aidants en étant à leur écoute. VIDÉO
LE FABNURSE : QUAND LA 3D S’ADAPTE AUX SOINS DU QUOTIDIEN
Créer des objets personnels de soin peu chers et adaptés à chaque malade, telle est l’ambition du fablab implanté dans l’université de Keio au Japon. VIDÉO
BIENVENUE À LA CHAIRE DE PHILOSOPHIE À L’HÔPITAL
Ouverte aux soignants comme à tous les citoyens, cette Chaire originale porte la philosophie et les sciences humaines au cœur du monde hospitalier.
Martine Horel
1. Écouter le podcast de solidarum.org : « La Rose des Vents : l’accès aux soins des personnes démunies ».
D’AUTRES SUJETS AUTOUR DE LA SOLIDARITÉ SOCIALE DANS
2. « Les chiffres clés de l’offre de soins », Direction générale de l’offre de soins (DGOS), 2018.
www.solidarum.org
Lors du séjour de répit d’octobre 2019, la réalisatrice Isabelle Brocard règle la caméra avec la jeune aidante familiale Jade pour capter les premières images de son futur film d’animation.
L'INvENTION SUR LE TERRAIN
CULTURE ET SAVOIRS
Jeunes aidants : l’espace du répit Depuis 2014, Jade propose des séjours de répit à de jeunes aidants familiaux, dans un lieu et avec un programme à part, forcément décalés par rapport à leur quotidien. Créé en Essonne et mis en place dans le domaine de Chamarande, ce dispositif utilise le cinéma pour permettre à ces enfants et adolescents, fils ou fille, frère ou sœur d’une personne malade ou vivant avec un handicap, de mettre des mots et des images sur leur vécu, de sortir d’un certain isolement et d΄oublier leurs soucis durant quelques jours.
Crédit photo : Élisabeth Schneider-Charpentier/Moderne Multimédias
D
omaine départemental de Chamarande, dans l’Essonne. Une voiture et un vélo sortent d’un garage, mais c’est le deux-roues qui aide l’automobile à quitter son stationnement, l’accompagne dans ses déplacements, malgré les coups de klaxon et l’impatience des autres usagers de la route. Si l’allégorie renvoie à la vraie vie, tout ceci est « pour de faux » : les deux véhicules en pâte à modeler sont déplacés manuellement, minutieusement, dans leur petit décor en carton, entre chacune des prises de vue que doit effectuer Rayan, 13 ans, sous l’œil et les conseils avisés d’Isabelle Brocard, cinéaste. Ensemble, image par image, ils réalisent le film d’animation pensé par l’adolescent autour des difficultés et spécificités de son quotidien. Comme la dizaine de jeunes réunis en cette semaine d’automne, et autant d’enfants qui l’ont précédée la semaine d’avant. Tous vivent avec un proche malade et ont été transformés par le cours naturel de la vie en aidant. Chaque année, l’association Jade ( Jeunes aidants ensemble1) propose en effet, en région parisienne, des séjours de répit basés sur l’écriture et la réalisation d’un film. L’action menée comme l’espace choisi pour elle doivent dépayser ces jeunes qui se retrouvent ensemble à partager leurs histoires, mais aussi leur permettre de se retrouver. « Il y a deux sessions, une pour les moins de 13 ans et une pour les adolescents. Chacune se découpe en deux séjours (qui ont lieu aux vacances de la Toussaint et de février) et s’achève par une projection des œuvres dans un cinéma de Ris-Orangis, en mai », résume la directrice de projet de Jade, Amarantha Bourgeois. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
METTRE EN IMAGES POUR RÉvÉLER cE QUI NE PEUT SE DIRE L’association a été fondée en 2016, mais les séjours de répit sont organisés depuis 2014. Ils sont nés de la rencontre entre Françoise Ellien, psychologue et directrice du réseau SPES, réseau de soins palliatifs et de soins de support en Essonne, et Isabelle Brocard, réalisatrice. « L’équipe du réseau travaille au domicile de patients atteints de pathologies graves et nous réalisons une évaluation globale de la situation médico-psycho-sociale du patient, précise Françoise Ellien. Dans ce cadre, depuis des années, nous rencontrons de plus en plus de familles monoparentales, avec des mères atteintes de cancer, de sclérose en plaques, de maladie de Charcot, auprès desquelles de plus en plus de jeunes sont en position d’aidant. » En 2010, la psychologue est sollicitée pour coacher des comédiens sur le film d’Isabelle Brocard Ma compagne de nuit, dont le personnage principal, interprété par Emmanuelle Béart, souhaite finir sa vie à domicile. « Françoise m’a alors parlé de ces jeunes qu’elle rencontrait souvent lors des visites à domicile, raconte la réalisatrice. Des enfants et adolescents qui n’existent pas, qui cachent la réalité qu’ils vivent – alors que la situation concernerait en moyenne un enfant par classe en France – et demeurent souvent relativement isolés. » Certains assument les tâches ménagères, font les courses, massent un papa « douloureux » ou rappellent à une maman 81
L'INvENTION SUR LE TERRAIN
Amalya présente les premiers personnages de son scénario : des figurines réalisées avec Éva, ex-jeune ado aidante et animatrice stagiaire en préparation de Bafa (Brevet d'aptitude aux fonctions d'animateur).
épuisée l’heure de son traitement. D’autres prennent auprès de leurs frères et sœurs des responsabilités qui ne semblent pas de leur âge. « Pour nous, c’est normal, c’est la vie, explique Mohamed, 15 ans. Ma mère est malade depuis six ans, je dois être avec elle, parfois renoncer aux sorties avec les copains, l’accompagner quelque part. C’est une routine, c’est aussi un stress dont on a du mal à parler. » Un silence confirmé par les parents comme Djamila, maman de deux ados dont l’aîné est atteint d’une maladie et d’un handicap rare : « On a beau être vigilants, les enfants sont malins et nous cachent ce qu’ils vivent. Ils ne parlent pas et ils ont besoin de tierces personnes et de temps de répit. » Assez rapidement, Isabelle et Françoise élaborent un dispositif pédagogique et artistique. « J’ai été professeure et je savais, pour avoir travaillé avec des élèves en difficulté, que l’audiovisuel est un superbe outil, que les jeunes maîtrisent facilement, pour
« Ma mère est malade depuis six ans (…/…). C’est une routine, c’est aussi un stress dont on a du mal à parler. » MOHAMED, 15 ANS 82
faire parler et redonner confiance en soi », résume Isabelle Brocard. De son côté, Françoise Ellien avait déjà utilisé l’art comme média, par exemple via des expositions itinérantes sur les soins palliatifs : « C’est un vecteur utile pour lever les tabous et encourager l’expression, et l’image est un média non discriminant sur le plan culturel et scolaire. Ce qui est important lorsqu’on sait qu’un des risques majeurs pour les jeunes aidants réside dans le décrochage scolaire. » Peu importent en effet les fautes d’orthographe ou de syntaxe quand on filme… AccOUcHER DES ÉMOTIONS À TRAvERS LA cRÉATION ARTISTIQUE Pour leur projet, les deux femmes ont obtenu l’aide du Département qui met à disposition gratuitement le centre d’hébergement de Chamarande, en Sud-Essonne. Le reste du financement est constitué de subventions. Et tout est gratuit, quelle que soit la situation financière de la famille. Le séjour de répit repose sur un processus bien balisé. « La première des étapes, c’est la rencontre avec les enfants et leurs parents – ou leurs responsables légaux – qui a lieu trois semaines environ avant le premier stage, résume Françoise Ellien. On informe et on explique ce qui va se passer. Les enfants ne pourront s’exprimer que si les parents font une confiance totale à l’équipe d’animation et artistique. » VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
L'INvENTION SUR LE TERRAIN
À l’automne, au sein du domaine, les jeunes apprennent les rudiments de la vidéo et écrivent, chacun, l’histoire qu’ils souhaitent raconter. Ils filment. Ceux qui souhaitent tourner des scènes chez eux peuvent emporter une caméra entre les deux sessions. Les jeunes peuvent utiliser la fiction ou la méthode documentaire. L’animation est également très utilisée. Une plasticienne, Nathalie Rigaux, a d’ailleurs intégré l’équipe afin d’aider à concevoir décors et personnages. « Les jeunes choisissent la technique qui leur permettra d’exprimer ce qui est difficile pour eux, ce qui leur apporte satisfaction, ce qui les inquiète, ce qui les met dans une situation d’ambivalence, observe Françoise Ellien. Isabelle en ce domaine est une accoucheuse d’émotions et d’expressions via les techniques proposées à l’enfant. » L’une choisira l’animation pour faire figurer la maladie métastasée de sa mère sous la forme d’une étoile, un autre racontera comment il vit le traumatisme crânien de son père sous la forme d’un clip, un troisième utilisera son film pour rendre hommage à celle qui l’élève seule avec ses deux sœurs, malgré son état de santé dégradé. Puis lorsque enfants et adolescents reviennent en février, ils passent au montage, la réalisatrice prenant plus ou moins la main, en fonction de leur âge, et du temps limité dont ils disposent. « C’est un moment qui permet, surtout pour les grands, de donner du sens à ce qu’ils vivent, note la psychologue. Ils doivent faire des choix parmi les images qu’ils ont tournées et ces choix donnent du sens à des éléments de vie qu’ils n’arriveraient pas à réorganiser dans leur histoire. Et puis ce sont souvent des enfants qui ont une image d’eux altérée. Là, ils se prouvent qu’ils sont capables de faire un film, c’est comme une forme de réparation psychique. »
Crédits photo : Élisabeth Schneider-Charpentier/Moderne Multimédias
SE REPOSER DU QUOTIDIEN DANS UN ESPAcE HORS DU TEMPS Le tout est entrecoupé de nombreux temps de loisirs dans le bucolique parc du centre d’hébergement ou dans la bibliothèque mise à disposition, ces espaces permettant de renforcer le sentiment d’un moment à part, décalé de leur quotidien. « Nous avons même dû ajouter une journée au séjour qui en comptait initialement cinq, car les enfants trouvaient qu’ils n’avaient pas assez de temps pour les jeux de société, les activités dans le parc, etc. », précise Amarantha Bourgeois. Deux animateurs complètent d’ailleurs l’équipe d’encadrement. « Les enfants sont avant tout ici pour prendre du répit par rapport à leur vie quotidienne. Et on est toujours surpris par leur capacité à se sentir rapidement bien dans un nouvel environnement. Il y a aussi l’effet de savoir que tous vivent des situations proches et qu’ils peuvent se comprendre parfois mieux qu’avec leurs camarades de classe. » Enfin, en mai, une projection avec les parents est organisée. « Et là, alors que les parents ne savent pas vraiment ce qui s’est passé durant les ateliers, ils découvrent une œuvre. Donc il y déjà un sentiment de fierté, note Françoise Ellien. Mais ils voient VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
Pause détente, en après-midi. De g. à d. : Éva, Amalya et Alba, avec l’animatrice professionnelle de l’image Nathalie Rigaux.
aussi ce que leur enfant a pu exprimer en dehors du champ de la parole, cela peut leur permettre d’aborder des sujets difficiles, voire de mieux comprendre un comportement de leur enfant, une souffrance qu’ils n’avaient pas perçue. » Blandine, bientôt 18 ans, participe au séjour depuis cinq ans. « Au début, c’est ma mère qui m’a forcée. L’idée de me retrouver avec que des jeunes ne me plaisait pas trop, car j’ai subi du harcèlement et depuis la quatrième je suis déscolarisée, mais finalement j’ai eu envie de revenir. Ici je peux parler, j’ai l’impression de me libérer au contact des autres. » À la maison, l’adolescente pallie la fatigue de sa maman malade en faisant le ménage, la lessive, la cuisine… Elle n’a personne de son âge à qui en parler. Et quand bien même ce serait le cas, comme la plupart des jeunes aidants, elle ne se confierait certainement pas. « Moi, je parle toujours de mon grand frère et de sa santé, ou de moi dans le rôle que j’exerce auprès de lui, mais pas vraiment de moi », dit de son côté Amélia, 15 ans, qui effectue cette année son premier séjour. « Pour nous les rôles sont inversés. Quand il est à la maison je suis là pour lui dès qu’il a un besoin. D’ailleurs je veux essayer de montrer ça dans mon film, tout en lui préservant sa place de grand frère. » À Chamarande, dans une salle semblable en tous points à une salle de classe, Maïssanne travaille l’écriture de son court-métrage avec Laure Grisinger, dramaturge. « Je veux 83
L'INvENTION SUR LE TERRAIN
Discussion entre enfants autour de clara, ex-jeune ado aidante en stage d’animation.
Moment de loisir dans le parc du château.
« Ici je peux parler, j’ai l’impression de me libérer au contact des autres. » BLANDINE, 18 ANS dire que ma mère me donne beaucoup alors qu’elle a cette maladie depuis toujours, explique l’adolescente. Elle est le cœur de ma vie, mais pourtant je lui donne des soucis… » Laure Grisinger participe à l’encadrement du séjour pour la première fois. Ellemême a accompagné sa mère dans la maladie et la fin de vie jusqu’à ses 23 ans et en a conçu un spectacle, Massacre du printemps, en collaboration avec la metteuse en scène Elsa Granat. « Je les accompagne dans l’écriture, le fait de nommer les choses, de mettre des mots, leurs mots, sur ce qu’ils vivent, explique la jeune créatrice. Parce que quand on vit ces situations on a plein de mots à l’intérieur, qui parfois nous agacent, qui nous tracassent ou alors parfois on n’en a pas, parce qu’on ne sait pas, on ne comprend pas ce qui nous arrive. Mais en nommant les choses on les met à distance, on les sublime, on en fait une force. » BÉNÉFIcIER D’UN SOUTIEN PSYcHOLOGIQUE QUI MANQUE TROP SOUvENT Pendant ce temps, un groupe de cinq ados répète une chanson écrite pour accompagner le séjour : « C’est une bande de copains / Des costauds et des malins / Mais qui sans le savoir / Partageaient la même histoire. » Ils sont accompagnés à la guitare par Léo Levasseur, musicien et animateur. « Il faut savoir que dans la vie / Parfois on pleure / Parfois on rit. » Les ateliers musicaux constituent des temps d’animation collectifs qui alternent avec le travail de chacun sur son film et permettent de produire deux clips par séjour. Durant les deux sessions, une psychologue est présente deux heures par jour pour l’équipe et les jeunes qui souhaitent une écoute spécifique. « Je peux éventuellement être une porte d’entrée 84
vers le soin, mais généralement les jeunes qui sont accueillis savent très bien ce qu’est une psychologue, explique Virginie Boudier. Ils ont parfois déjà un thérapeute et je ne m’immisce absolument pas dans ce suivi, je suis simplement disponible en soutien. » Pour les professionnels qui encadrent le séjour, la psychologue peut aussi aider à mieux comprendre certaines situations et à « réagir juste ». « Je me suis questionnée sur ce qui émergeait dans l’accompagnement des ados, explique ainsi Laure Grisinger. Car quand un jeune devient aidant, ça conduit généralement à un dysfonctionnement familial dont je me demandais si je ne risquais pas de le légitimer. Les adolescents sont fragiles, j’avais l’impression d’avoir de la porcelaine entre les mains. Mais je suis là pour leur transmettre des outils pour raconter leur histoire, quelle qu’elle soit, et même si ça remet en question ma conception de la vie. » ÉvALUER L’EXPÉRIENcE ET PROFITER DES AvANcÉES D’AUTRES PAYS EUROPÉENS L’initiative a été assez vite soutenue, de façon directe ou indirecte, par des mutuelles, des assurances, des fondations comme Klésia, Humanis, AG2R ou la Fondation de France, et bien sûr par le Département de l’Essonne et la Région Île-de-France. Mais sont venus s’ajouter depuis de nouveaux partenaires : l’Institut national du cancer, la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (particulièrement intéressée à développer l’action dans d’autres régions) et même une banque, le Crédit agricole. Depuis leur création, les séjours de répit pour jeunes aidants sont évalués par l’équipe du laboratoire de psychopathologie et processus de santé de l’université Paris-Descartes. « Il y aura publication lorsque suffisamment de données auront été recueillies, explique Amarantha Bourgeois. Chaque année, des questionnaires sont remplis par les jeunes et l’équipe, et des parents sont interviewés. Les chercheurs nous font des retours qui permettent de réajuster un peu notre dispositif pour mieux répondre aux attentes. » Une recherche d’importance, car en France aucune étude scientifique n’a porté sur les jeunes aidants. À la différence du Royaume-Uni, de la Belgique ou de la Suisse. Et la VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
littérature internationale révèle un retentissement sur leurs résultats scolaires, une vie sociale moindre, de la fatigue, des nuits écourtées, voire des douleurs physiques… Ces pays ont d’ailleurs déjà mis en place un certain nombre de mesures en faveur de ces enfants et adolescents qui ne vivent pas tout à fait comme les autres. Le Royaume-Uni est pionnier puisque des chercheurs y étudient leurs difficultés depuis une vingtaine d’années. Depuis avril 2015, une loi donne ainsi droit à une évaluation par un travailleur social des besoins de chaque jeune vivant avec une personne malade ou handicapée. Un programme de sensibilisation a été développé à l’intention des enseignants et des outils de repérage des situations délicates sont diffusés auprès des professionnels du secteur médicosocial. En Australie, des bourses sont attribuées aux jeunes aidants de 12 à 25 ans afin de leur permettre de rester à l’école ou de reprendre leurs études. Et en Belgique, une plateforme de soutien psychologique spécifique est organisée. ESSAIMER UNE EXPÉRIENcE UNIQUE DE SOINS « ALTERNATIFS »
Crédits photo : Élisabeth Schneider-Charpentier/Moderne Multimédias
En France, la reconnaissance des jeunes aidants, pour laquelle milite Jade, n’en est encore qu’à un stade embryonnaire. Pourtant, le projet de répit par la création artistique développé par l’association est unique. « J’ai effectué une revue de la littérature internationale lorsque nous avons conçu les séjours de répit, il n’en existait aucun comparable à celui que nous voulions créer », rappelle Françoise Ellien. Et le projet essaime déjà sur le territoire national puisqu’un dispositif toulousain équivalent vient d’être lancé avec l’association L’Oustal Mariposa. « Nous avons modélisé notre projet, explique Amarantha Bourgeois, depuis le repérage des jeunes aidants dans une région jusqu’à l’organisation précise du séjour. Nous disposons d’une charte d’engagement et d’un cahier des charges que l’on peut proposer à d’autres porteurs de projets. » À la fin de l’expérience, les enfants et adolescents la quitteront avec un film, détendus et forts de nouveaux liens amicaux que les plus grands entretiendront facilement via les réseaux sociaux. « Quand je suis allée récupérer ma fille à l’issue de sa première semaine de séjour, j’ai senti qu’elle était à l’aise dans ce lieu, avec cette équipe et ses nouvelles copines », confirme Djamila. Des relations qui n’ont rien à voir avec celles qui peuvent être nouées au lycée, parce que les jeunes de Jade connaissent des expériences de vie proches. Ils se comprennent. Et puis peutêtre aussi, parce que, comme aime à le dire Laure Grisinger, « raconter des histoires, en fait, ça sauve la vie ».
POUR ALLER PLUS LOIN SUR LA ROUTE DES
CULTURES ET SAVOIRS… ARTICLE
JADE : DE JEUNES AIDANTS SE FONT LEUR CINÉ
Une autre version en ligne du sujet ci-contre. SON
ISABELLE BROCARD : CRÉER UN FILM SUR SA VIE DE JEUNE AIDANT
La cinéaste et cofondatrice de l’association Jade explique comment faire un film permet à de jeunes aidants de se raconter et de prendre du recul. VIDÉO
LES ÉTOILES DE SIDI MOUMEN BRILLENT SUR LE QUARTIER
Lieu de découverte et de formation aux arts et à la scène, ce centre vise à désenclaver les populations d’un des quartiers les plus pauvres de Casablanca. VIDÉO
PASSE LA PAROLE : LES GÉNÉRATIONS SE RENCONTRENT EN SE RACONTANT
Des adolescents recomposent des parcours de vie de personnes âgées afin de les mettre en scène. À la clé, une cocréation qui favorise le mieux-vivre ensemble. VIDÉO
JOSÉ-MANUEL GONÇALVÈS : UN LIEU CULTUREL À COHABITER
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CULTIVONS NOTRE QUARTIER
Cette association met en relation des professionnels de la culture et des habitants du quartier de la porte de Clignancourt qui peuvent ainsi se raconter. VIDÉO
CHAMP LIBRE, LA CULTURE FAIT TOMBER LES MURS
Cette association tisse des liens entre bénévoles et personnes incarcérées ou en centre d’hébergement, via le partage sans tabou des connaissances de tous. VIDÉO
FORGOTTEN ANGLE : DANSER POUR PANSER L'AVENIR
Cette compagnie de danse a quitté Johannesburg pour le Mpumalanga afin d’y développer des activités auprès des populations oubliées de cette région rurale.
Sandra Mignot
1. jeunes-aidants.com VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
www.solidarum.org
L'INvENTION SUR LE TERRAIN
VIVRE-ENSEMBLE
Un petit village peuplé de grands voisins En cinq années, les Grands Voisins ont développé au cœur de Paris un modèle de coexistence solidaire entre des personnes venues de tous les coins du monde social. Ici, chacun a sa place, sa raison d’être, que l’on soit simple visiteur ou résident permanent de ce tiers-lieu.
A
ux Grands Voisins, tiers-lieu ayant pris place dans l’espace auparavant occupé par l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul du XIVe arrondissement parisien, c’est devenu comme un rituel : chaque midi, une petite file d’attente se forme devant une fenêtre ouverte au rez-de-chaussée. En sortent un à un les plats concoctés dans la petite cuisine, que les clients vont ensuite déguster, assis à l’une des nombreuses tables éparpillées dans la cour. Bienvenue chez Ghada, le « petit grand restaurant » comme aime l’appeler celle qui en a été à l’initiative.
départ qu’elle évoque avec émotion. « On a commencé avec un petit four de 150 euros, trois plaques simples et des marmites de récup’. Pour le lancement, on a servi pendant deux jours à peu près 4 000 personnes ! Ça m’a donné beaucoup de courage. Dans ma tête, c’est gravé à vie : rien n’est impossible. » Parce qu’elle a été aidée lorsqu’elle était en situation de fragilité, Ghada n’oublie pas aujourd’hui de tendre la main à son tour. Le restaurant Chez Ghada emploie actuellement douze personnes, pour l’essentiel des résidents : « Inutile d’aller chercher ailleurs les compétences qu’on a sur place. »
UNE HISTOIRE EMBLÉMATIQUE DES GRANDS vOISINS
EXPÉRIMENTER LES SOLIDARITÉS ET cONSOMMER AUTREMENT
Aux Grands Voisins, tout le monde connaît cette mère de famille au doux sourire ; elle incarne l’idéal de ce tiers-lieu qui brasse les générations comme les parcours de vie. Et l’histoire de Ghada a beau être exceptionnelle, elle donne la mesure de ce qu’un tel environnement peut apporter à des personnes en difficulté. Hébergée par Cœur de Femmes, un foyer pour femmes majeures isolées installé ici, Ghada s’est d’abord investie aux Comptoirs : des stands où, durant les premières années de fonctionnement du site, une dizaine de volontaires dotés d’un bon tour de main préparaient des repas vendus à petits prix aux occupants, dont les quelque 600 résidents des différents centres d’hébergement.
Ici, l’entraide est une valeur cardinale, même entre ceux qu’ailleurs on dirait concurrents. Chez Ghada voisine ainsi en toute intelligence avec L’Oratoire, le « restaurant commun » ouvert au printemps 2018. C’est la « cheffe » Emmanuelle Lavaur – déjà à l’initiative des Comptoirs – qui a lancé ce projet-phare de la « saison 2 » des Grands Voisins. La prolongation de l’accord d’occupation temporaire du site a permis de développer de nouvelles expériences à hautes valeurs solidaires.
Trois ans plus tard, après avoir été choisie suite à l’appel à projets inaugurant la période de prolongation de l’occupation temporaire de la friche, elle y a désormais son propre resto. « Petit de taille, mais grand en valeur ! » La base d’un nouveau 86
À L’Oratoire, on travaille des produits sains, grâce à des partenariats noués avec des maraîchers, des éleveurs et des distributeurs indépendants garantissant la qualité des denrées, tout en encourageant la production locale et les circuits courts. Ainsi, on veille à limiter les déchets : on ajuste les quantités, on sensibilise les clients à « l’antigaspi », et on recycle les rebuts organiques, transformés en compost. SurVISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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chloé, coordinatrice du restaurant L’Oratoire, avec Nabil, ancien résident, et Jean-Luc, « animateur » et « figure » des Grands voisins, lors d’une séance d’épluchage.
tout, on s’emploie à créer l’espace le plus « inclusif » possible. C’est dans ce but que des dispositifs d’insertion professionnelle et sociale ont été expérimentés, au même titre d’ailleurs que des façons alternatives de consommer. UN ESPAcE D’ÉcHANGES ET DE PARTAGE
Crédits photo : Sylvie Legoupi/Moderne Multimédias
Ouverte sur la ville et aménagée pour favoriser la convivialité, la cour où s’est installé le restaurant est devenue l’épicentre des Grands Voisins. Un cadre doux où se croisent toutes les générations, toutes les couleurs, toutes les conditions sociales. Et même si les frontières psychologiques per-
Un kiosque temporaire réalisé notamment par des bénéficiaires du dispositif Premières Heures de la conciergerie.
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durent, et que le mélange n’est bien sûr pas systématique, l’important est que tous les habitants des Grands Voisins, mais aussi les visiteurs extérieurs – nombreux à l’heure du déjeuner –, partagent un même espace. Cette proximité rare favorise les échanges entre tous, notamment avec ceux qui n’ont a priori plus rien à partager dans une capitale de plus en plus polarisée. « On tente d’être à l’image du site, souligne Chloé, coordinatrice du restaurant, un lieu hyper mixte avec à la fois des personnes en hébergements d’urgence et des gens qui viennent ici pour faire la fête. Et on essaie de faire en sorte que tout le monde se sente bienvenu. » Parmi les employés comme parmi les consommateurs se croisent ainsi, et parfois se rencontrent, des personnes venues des quatre coins de l’horizon social. Le cadre en pause déjeuner et le SDF venu chercher répit et hospitalité, le hipster made in Paris et l’exilé du bout du monde. Ici, aucune obligation de consommer, et si les petits prix pratiqués par L’Oratoire ne le sont pas assez pour les plus démunis, un système de « cafés suspendus » et de repas à prix libre assure une forme de redistribution. Les plus fortunés peuvent ainsi, anonymement, inviter des inconnus moins favorisés. Et chaque vendredi matin, des personnes en difficulté viennent profiter du café et des viennoiseries à prix libre, à l’instar d’Eugeh, jeune résident d’origine roumaine qui a connu pendant des années la rue et l’isolement. « Je viens souvent ici, car je peux aussi rencontrer des gens et apprendre à mieux parler le français. » 87
L'INvENTION SUR LE TERRAIN
Eugeh, jeune résident d’origine roumaine, profite d’un café à prix libre.
Le comptoir de L’Oratoire géré par Yes We camp.
PAS DE HIÉRARcHIE, MAIS DE LA SYNERGIE À L’Oratoire, on peut même payer son café en billet-temps, la monnaie alternative en usage aux Grands Voisins, distribuée en échange de services. Ou avec un ticket de métro, qui sera redistribué aux résidents des centres d’hébergement, pour faciliter leurs déplacements. Et, un soir par semaine, les repas sont à prix libre. Autre pratique solidaire : les mardis, quand le restaurant est fermé, ses cuisines sont ouvertes aux résidents qui peuvent s’y faire à manger ou même cuisiner de manière professionnelle des plats qu’ils vendront ensuite sur le site. Pas de hiérarchie, mais de la synergie ; moins de contrainte et plus d’inventivité. Avec, pour lier la sauce, une bonne dose d’huile de coude. « J’avais travaillé quelques mois dans un resto classique, où j’ai beaucoup appris, mais avec une grosse pression, raconte Rémy, l’un des cuistots. Je suis venu faire un stage d’une semaine, puis des extras. Et on m’a proposé un CDD. Ici, je poursuis mon apprentissage avec plus de coopération, de souplesse et de créativité, dans une atmosphère enthousiaste, où on fait attention aux personnalités de chacun(e). » C’est pourquoi L’Oratoire n’a pas souhaité obtenir d’agrément, afin de pouvoir mélanger librement des statuts très divers et faire collaborer professionnels confirmés et débutants, travailleurs en insertion professionnelle comme en reconversion. L’établissement offre aussi des stages, d’une durée de trois semaines à plusieurs mois, à de jeunes mineurs isolés formés aux métiers de la restauration au Plateau technique, une structure installée aux Grands Voisins par l’association Aurore. PETITE MARGE ÉcONOMIQUE, BELLES REcETTES Ce complément bienvenu à l’apprentissage grâce auquel ils acquièrent un large panel de compétences est l’un des nombreux apports de la collaboration étroite et constante entre les différentes structures présentes sur un même site, qui tentent de développer le maximum de projets communs. Au 88
« L’atout d’un tel lieu, pour les personnes très éloignées de l’emploi, c’est la liberté de prendre des initiatives au lieu d’être dans un foyer cloisonné en situation d’attente. » STEPHAN, DIRECTEUR DU CENTRE D’HÉBERGEMENT ALBERT 1ER printemps dernier, le restaurant fonctionnait ainsi avec un alternant en CAP cuisine, une résidente de Cœur de Femmes, deux stagiaires du Plateau technique… Au total, 13 salariés, tous payés au Smic et assurant une moyenne de 150 repas quotidiens. Fin 2018, L’Oratoire, qui bénéficie d’une subvention du Budget participatif parisien (BPP), a été récompensé par le trophée de l’ESS de la Ville de Paris. Et s’il ne dégage pas de véritable marge, sa masse salariale étant plus élevée que nécessaire afin de favoriser son projet social, il est en bonne santé économique : 5 % de ses recettes sont même reversées aux Grands Voisins, qui perçoivent également un petit loyer. La petite cour de la Chapelle est un autre épicentre des Grands Voisins. Elle accueille régulièrement des soirées festives où se mêlent les différents usagers des lieux – résidents des centres d’hébergement, acteurs associatifs impliqués dans le projet et « occupants » louant ici un local d’activité – ainsi que de nombreux visiteurs extérieurs. Beaucoup ignorent la vocation sociale du lieu. Et c’est aussi bien : aucun a priori ne vient ainsi freiner la mixité et les échanges. Tout le monde s’agrège et papillonne sans arrière-pensée autour de la petite scène où se produisent musiciens et DJ. À travers sa riche programmation d’événements ouverts au public extérieur VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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Crédits photo : Sylvie Legoupi/Moderne Multimédias
Dans la cuisine de L’Oratoire : Gabriel, l’un des jeunes formés au Plateau technique porté par l’association Aurore.
(concerts, bals, expos, performances, mais aussi marchés et conférences), les Grands Voisins militent activement pour ce mélange des genres et des gens, cette mixité qui est l’une des clés de la réussite : personnes aidées ou aidantes, occupants des locaux d’activités ou simples visiteurs venus prendre un verre, et pourquoi pas participer de façon ponctuelle et bénévole au projet solidaire de ce tiers-lieu.
économie circulaire grâce à une Ressourcerie créative et un Trocshop, où l’on peut payer en billets-temps. Une cagnotte commune, alimentée par l’argent récolté grâce à la location des stands du marché, sert par exemple à financer une galerie d’art sur le site…
FAIRE RIMER cOHABITATION ET cOOPÉRATION
La belle histoire des Grands Voisins a débuté en 2012, lorsque Aurore, association centenaire aidant des personnes en situation de grande fragilité sociale, obtenait de l’AP-HP (Assistance publique-Hôpitaux de Paris) l’autorisation d’installer plusieurs centres d’hébergement d’urgence dans l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul (Paris XIVe) qui venait de fermer. Le futur écoquartier prévu sur ce site n’était alors qu’un horizon lointain. Forte de ce capital-temps et du soutien de la mairie de Paris, Aurore va décider de faire de ce lieu plus qu’un refuge temporaire : un laboratoire où développer et tester de nouveaux dispositifs d’action sociale. Cet objectif passera par l’ouverture à d’autres compétences. Deux associations spécialisées dans l’occupation temporaire seront donc appelées en renfort : Yes We Camp, née en 2013 avec la création d’un camping éphémère pour l’événement « Marseille-Provence, capitale européenne de la culture » et travaillant sur les friches urbaines ; Plateau Urbain, qui
Un lieu « autorisant », comme le définit William Dufourcq, son directeur, avec « peu de contraintes et tout à faire » (lire page 20). La souplesse du fonctionnement, combinée à la cohabitation et à la coopération d’une population d’une grande diversité d’origines, est le tremplin idoine pour multiplier les initiatives et les dispositifs solidaires. Le simple lien social permet parfois aux plus fragiles de sortir de leur isolement, voire de retrouver un peu de chaleur et de confiance : beaucoup de ses habitants parlent d’ailleurs des Grands Voisins comme d’un « petit village ». C’est aussi un laboratoire où peuvent être élaborés et testés de nombreux dispositifs de solidarité, plus ou mois expérimentaux. En 2017, entre 1 500 et 2 000 personnes vivaient et travaillaient ici. Pas à pas, elles ont instauré entre elles une VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
UN LABORATOIRE cOcONSTRUIT PAS À PAS
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démarche des propriétaires d’immeubles de bureaux vides pour y installer des associations, de petites entreprises, des artisans ou des artistes peinant à trouver des locaux d’activité. À l’été 2015, ces trois structures vont ainsi commencer à travailler main dans la main en « mixant les usages » du lieu, comme aiment à dire les architectes. Plateau Urbain loue des locaux et prend en charge les questions techniques. Yes We Camp aménage les espaces extérieurs, ouvrant un bar et assurant une programmation culturelle destinée à attirer un public extérieur. Aurore poursuit son œuvre d’hébergement et d’accompagnement de personnes fragiles. Mixité sociale et mélange des activités : voilà comment la gigantesque friche urbaine de 3,45 hectares s’est muée en ruche bourdonnante d’activités. À l’été 2016, le lieu comptait six centres hébergeant 600 personnes et 230 structures occupantes. Un terrain d’expérimentation rêvé pour imaginer et bâtir une fabrique de biens communs. GOUvERNANcE PARTAGÉE ET BUDGET ÉQUILIBRÉ Forte d’un bail d’occupation temporaire courant jusqu’à fin 2017 signé avec le propriétaire des lieux (l’Établissement public foncier de la région Île-de-France, puis Paris Métropole Aménagement), la micro-cité s’organise peu à peu à travers un système de gouvernance partagée. La réussite du projet repose sur l’harmonie entre trois vocations d’ordinaire cloisonnées – sociale, entrepreneuriale et culturelle – contribuant chacune au financement. Car bien qu’encouragés par la mairie de Paris qui leur accorde tolérance et facilités, les Grands Voisins n’ont bénéficié que d’une subvention de 200 000 euros de la Région Île-de-France. Leur budget provient donc pour l’essentiel de ressources propres, dans un modèle économique à l’équilibre. L’équipe de pilotage du projet ne cesse de développer les passerelles et les collaborations, avec l’objectif de mélanger à la fois les pratiques et les usagers. Et de proposer aux résidents un environnement où s’investir pour se reconstruire. « L’idée directrice, explique Stephan, qui dirige le centre d’hébergement Albert 1er, c’est que l’activité profite aux personnes en situation de fragilité sociale et crée un lieu de mixité et de pluralité des usages entre des catégories sociales qui généralement ne se rencontrent pas. » Une ambition complexe à mettre en œuvre, et dont la nouveauté provoque parfois des résistances ou des incompréhensions. « Certains résidents se demandent pourquoi ils n’ont pas eux-mêmes leur business et ne captent pas une partie des ressources, reconnaît Stephan. Nous devons donc temporiser, faire de la médiation, trouver des passerelles. Et parfois, ça marche. Des personnes très éloignées arrivent à expérimenter à nouveau le travail, grâce à l’une des nombreuses opportunités du site. C’est l’atout d’un tel lieu, cette liberté de faire des choses, de prendre des initiatives, au lieu d’être dans un foyer cloisonné en situation d’attente… ». 90
L’Oratoire a reçu le trophée de l’ESS de la ville de Paris en 2018.
LA cONcIERGERIE, PLATEFORME D’INSERTION SOcIO-ÉcONOMIQUE À l’arrivée, l’expérience est en tout cas suffisamment concluante pour que l’aménageur ait accepté de prolonger le bail d’occupation jusqu’en juin 2020. La « phase 2 » des Grands Voisins a donc débuté au printemps 2018. Avec moins de place (un peu moins du tiers de la superficie initiale), mais pas moins d’ambition. Au même titre que L’Oratoire, la Conciergerie en est l’un des projets-phares. Située à l’entrée, elle accueille et oriente les visiteurs. C’est aussi un lieu de déploiement du DPH, le dispositif Premières Heures créé par Emmaüs pour remobiliser à l’emploi les personnes qui en sont le plus éloignées. Un accompagnement social et technique à travers un maximum de 16 heures de travail hebdomadaire (contre 26 pour un chantier d’insertion), financé par la mairie de Paris. Des résidents, mais aussi des SDF ou des migrants rendent divers services, assurent l’accueil, nettoient ou aident à la maintenance du site : ils s’occupent, par exemple, des espaces verts ou bâtissent des structures temporaires en matériaux de récupération. Autant d’occasions de collaborations entre les différents habitants du site. « L’avantage des Grands Voisins, c’est la présence de toutes ces structures nous offrant des opportunités, estime Mickaël, encadrant technique à la Conciergerie.
« On ne veut pas communiquer sur une “fin des Grands Voisins” : l’occupation temporaire n’est qu’un pas finalement pour bâtir une ville inclusive. » ANTHONY CHAROY, PLATEAU URBAIN VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
Certains travaillent par exemple à la chocolaterie ou à la boulangerie… » D’autres aident à construire un kiosque ou un espace de jeux pour les enfants. « C’est intéressant et valorisant, insiste Mickaël. Tu construis quelque chose du début à la fin. Pour certains, la première victoire est de se présenter au travail et à l’heure. Là, ils ont commencé un truc et ils vont venir parce qu’ils ont envie de le continuer, et de le voir fini. » En trois ans, 86 personnes ont bénéficié du DPH sur le site, dont 50 % ont accédé ensuite à un emploi (chantier d’insertion) ou à une formation qualifiante. UN ESPAcE cOMMUN TOLÉRANT DE NOUvEAUX LIENS
Crédit photo : Sylvie Legoupi/Moderne Multimédias
Aux Grands Voisins, des artisans ont embauché des résidents. Un musicien y louant un local a trouvé des partenaires parmi les bénéficiaires des centres d’hébergement et les migrants pour échafauder un groupe (KaceKode). Un photographe a monté une exposition avec les contributions de résidents. Bref, ça circule. Et l’entretien du site est lui aussi l’occasion de nombreuses collaborations. « La vraie valeur ajoutée du lieu, c’est l’implantation d’un système économique social et solidaire permettant aux personnes de se ré-arrimer, de travailler dans un environnement plus accueillant. C’est une expérience unique », résume Stephan. En mars 2018, un accueil de jour pour demandeurs d’asile a même ouvert ses portes pour prendre le relais de la « Bulle » de la porte de la Chapelle. Il offre répit et assistance à quelque 125 personnes par jour, et les « voisins » se sont largement mobilisés pour les soutenir, à travers des collectes, des ateliers, des soins… Un tel bilan motive les pilotes de l’expérience à vouloir reproduire et approfondir ce modèle, ce qui n’est pas toujours évident. Bonne nouvelle : à Exelmans, une ancienne caserne du XVIe arrondissement de Paris a été investie en septembre dernier par le même trio d’associations pour deux ans. Tandis que Coco Velten, projet marseillais coordonné par Plateau Urbain et Yes We Camp avec le groupe SOS Solidarités, gère lui aussi des foyers pour personnes vulnérables. « On veut faire essaimer ce qu’on a testé et réussi ici, explique Anthony Charoy, de Plateau Urbain. Pour nous, le défi est de pérenniser l’expérience et de convaincre les élus, les propriétaires et les institutionnels. D’ailleurs, on ne veut pas communiquer sur une “fin des Grands Voisins” : l’occupation temporaire n’est qu’un pas finalement pour bâtir une ville inclusive. » Ce n’est qu’un début, continuons les ébats : plutôt que de parler de la fin programmée des Grands voisins, soyons optimistes et discutons donc de nouveaux lendemains à construire en commun.
SI VOUS VOULEZ DÉCOUVRIR D’AUTRES FAÇONS DE
VIVRE ENSEMBLE… ARTICLE
LES GRANDS VOISINS : UN PETIT VILLAGE BIENVEILLANT
Une autre version en ligne du sujet ci-contre. IMAGE
L’ORATOIRE : LES PETITS PLATS DES GRANDS VOISINS
Ce restaurant solidaire « modèle » expérimente des dispositifs d’insertion professionnelle et sociale et d’autres façons de consommer. VIDÉO
AU CŒUR DE BERLIN, L’ENTRAIDE COMME ART DE VIVRE
Maison intergénérationnelle, la coopérative citoyenne de Südstern recrée de la solidarité entre Berlinois et néo-Berlinois grâce à ses repas, rencontres et activités. IMAGE
PEYRELEVADE, UN VILLAGE AU CŒUR DU MONDE
En 2015, Peyrelevade, entre la Corrèze et la Creuse, ouvre un Centre d’accueil de demandeurs d’asile dans l’ex-maison de retraite. Le début de nouveaux liens. VIDÉO
GWENAËLLE D’ABOVILLE : UNE VILLE PLUS OUVERTE
Une concertation sans exclusive peut combler le fossé entre ceux qui, sur la ville, ont d’autorité la parole et les personnes fragilisées qui en sont privées. VIDÉO
LE CARILLON : DES PETITS GESTES POUR UNE GRANDE CAUSE
Depuis fin 2015, Le Carillon tisse des réseaux de solidarité locaux entre les personnes sans domicile fixe, les habitants et les commerçants des villes. IMAGE
82-4000 SOLIDAIRES : L’AUTRE VOIE DES GUIDES DE HAUTE MONTAGNE
Partager l'alpinisme avec ceux qui n'ont pas un rond ! Cette association organise des stages d'alpinisme pour des jeunes en situation de précarité. VIDÉO
À BERLIN, LA RÉINVENTION D’UN ART DE VIVRE EN COMMUN
Trois exemples, parmi d’autres, qui démontrent qu’en se regroupant les citoyens résisteront toujours mieux à la pression immobilière qui ronge le vivre-ensemble.
Balthazar Gibiat Lire également l’interview croisée « Des tiers-lieux solidaires au cœur des villes », page 20. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
www.solidarum.org
L'INvENTION SUR LE TERRAIN
PRIX FONDATION COGNACQ-JAY
Rencontres en territoire solidaire L’ambition du Prix Fondation Cognacq-Jay est moins de « récompenser » des projets de solidarité que de contribuer à leur dynamique, de permettre à leurs initiateurs de faire des rencontres fructueuses et de mettre en place de nouvelles synergies. Illustration via l’expérience des dix lauréats de 2018, un an après la remise des trophées.
V
endredi 30 novembre 2018 au Centquatre-Paris. Côte à côte en attendant la remise de leur trophée lors de la cérémonie du Prix Fondation Cognacq-Jay, les responsables de deux initiatives primées, The Ink Link et Ma parole doit compter, discutent. Côté pile, un réseau d’artistes et de professionnels de la bande dessinée, engagés pour soutenir et mettre en images des projets de solidarité ; côté face, une fédération, Trisomie 21 France, qui défend les droits des personnes avec une trisomie ou une déficience intellectuelle et porte un projet autour de leur prise de parole. Comme l’explique Hélène Batiot de The Ink Link : « Nous nous sommes retrouvés sur des valeurs et des méthodes communes, autour de l’importance du terrain, de la participation des bénéficiaires, mais aussi de la nécessité pour eux de s’autoreprésenter. » Résultat : quelques semaines plus tard, Laure, l’une des dessinatrices de The Ink Link débarque dans un séminaire de Ma parole doit compter à Saint-Étienne. « Quand je l ’ai vue observer, questionner et dessiner, là je me suis dit que c’était parti ! », se souvient Camille Reynaud, porteuse du projet au sein de Trisomie 21 France, qui 92
jamais n’aurait envisagé l’idée d’une collaboration avec des créateurs de BD avant que le Prix ne la suscite. DE BELLES SYNERGIES ENTRE INITIATIvES DE SOLIDARITÉ Autres secteurs, autres synergies : ce même jour, un autre lauréat, Champ Libre1, qui tisse des liens entre bénévoles et personnes incarcérées ou en centre d’hébergement via la culture et le partage des connaissances de tous, rencontre les représentantes de l’association Vouloir Dire, une plateforme de réservation d’interprètes à destination des personnes sourdes, quant à elle candidate au Prix. « Nous avons discuté sur le stand, raconte Lola Rozenbaum de Champ Libre, et elles sont intervenues ensuite avec nous pour un cycle de quatre séances à la prison de Réau. Les ateliers se sont super bien passés, certains participants ont même voulu continuer de se former. » Un croisement qui permet au final de sensibiliser des détenus à la langue des signes. Au-delà de l’événement et des dialogues qui parfois s’y engagent, l’un des enjeux est de favoriser les rencontres qui vont permettre à chaque projet de mieux se
construire encore. Exemple parmi d’autres : des étudiants ingénieurs d’une association primée en 2017, Latitudes, travaillent désormais sur un développement de l’application d’un des lauréats 2018, I Wheel Share, pour améliorer les services de son assistant virtuel des personnes en situation de handicap. Comme le dit Passe la parole, qui permet à des adolescents de recomposer les parcours de vie de personnes âgées sous une forme théâtrale, la structure d’accompagnement des lauréats leur ouvre des potentiels de développement. C’est clairement le rôle qu’a joué auprès de cette association l’incubateur d’initiatives sociales et solidaires MakeSense. C’est aussi sous l’impulsion de son accompagnateur, Les Écossolies, que l’association ACIAH-Informatique personnes âgées, qui équipe et initie au numérique les personnes âgées ou déficientes visuelles en territoire rural – donc tout aussi éloignée du monde de l’économie sociale et solidaire (ESS) que des circuits urbains de la « tech » –, a participé à une manifestation Tech For Good dans le cadre de la Digital Week à Nantes en septembre 2019. Où elle a retrouvé un autre lauréat 2018 du Prix Fondation Cognacq-Jay : l’association Robots! VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
L'INvENTION SUR LE TERRAIN
élèves en master de sciences sociales. Après la découverte du milieu des entrepreneurs sociaux, c’est le monde de la recherche qui va peut-être permettre à cet artiste d’emmener son projet plus loin. Sur un autre registre, toujours de l’ordre des nouvelles rencontres à même de susciter une dynamique, ce même Malik Soarès a réalisé des ateliers en prison avec le Service pénitentiaire d’insertion et de probation de Bois-d’Arcy et s’est, par la même occasion, rapproché du collectif Robin des Murs… Une initiative portée par des détenus que l’association Champ Libre accompagne. Pour Faire Avec, le coup de projecteur du Prix a provoqué une sorte de réaction médiatique en chaîne : « Les trois minutes d ’audience dans l ’émission d’Emmanuel Moreau sur France Inter nous ont conduits à rencontrer beaucoup de nouveaux acteurs pour structurer la filière de récupération des matériaux, raconte Clara Piolatto. Et beaucoup d ’encouragements pour travailler sans relâche face à l’ampleur du défi. Nous ne sommes pas seules ! »
Bande dessinée de Simon Hureau : extrait du récit de la collaboration entre The Ink Link et Ma parole doit compter, tous deux lauréats du Prix Fondation cognacq-Jay 2018.
UNE vRAIE DYNAMIQUE POUR DES PROJETS INSPIRANTS Aussi modeste soit-il, l’accompagnement de Robots! et de son projet phare Rob’autisme par l’incubateur nantais Les Écossolies a permis à l’association d’élargir son écosystème à des entrepreneurs sociaux et acteurs de l’ESS. Rob’autisme met en place des ateliers avec des robots Nao, que des adolescents autistes programment euxmêmes, interagissant entre eux et VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
renforçant ainsi leur habilité sociale. À cheval entre le monde de la santé et celui de la médiation numérique et culturelle, l’association nantaise a gagné en reconnaissance et a même décroché sa première subvention publique.
Voilà bien le sentiment partagé par tous : au-delà des affinités sectorielles, l’enjeu de la solidarité renforce les liens, les attentions et les collaborations croisées et fructueuses. Par cette mixité et ces apports pluriels, les projets s’enrichissent d’expériences multiples et s’en retrouvent grandis pour affronter de nouveaux défis, comme le souligne Arthur Dehaene-Queffélec de L’Équipée : « Le Prix Fondation Cognacq-Jay a été pour nous un gage de crédibilité et une marque de soutien très forte. Il nous a permis de rencontrer toute la “communauté de l’égalité des chances” ! Nous n’étions dès lors plus une “ jeune pousse” mais un acteur soutenu, au potentiel reconnu. » Nicolas Oppenot
Malik Soarès, fondateur de Quasar, initiative culturelle pour libérer l’expression des enfants placés, a quant à lui été invité à présenter son projet à l’université de Lausanne face à des
1. Les reportages vidéo sur tous les candidats sont à voir sur le site solidarum.org. 93
RÉFLEXIONS POUR DEMAIN Et si l’on imaginait d’autres lieux de solidarité ? Un domicile. Une place publique après une concertation sincère. Un « Territoire apprenant contributif » tel qu’expérimenté avec le philosophe Bernard Stiegler en Seine-Saint-Denis. Des espaces véritablement « communs » grâce à une dynamique citoyenne. La planète symbiotique de l’écrivain de science-fiction Philippe Curval. Le cube et les entités empathiques imaginés par Ketty Steward. Ou peut-être toutes ces potentialités qui nous viennent en tête lorsque nous nous plongeons dans les images d’art de ce cahier.
Pour en savoir plus sur les visuels d’œuvres d’art, rendez-vous page 137.
RÉFLEXIONS POUR DEMAIN
Et si… on imaginait d’autres lieux de solidarité ? Concevoir des espaces ou établissements de soins et de considération, de partage ou d’entraide suppose autant d’invention que de rigueur. Suffit-il de donner la main aux personnes concernées ? Ne faut-il pas construire des environnements permettant la solidarité ? Des lieux d’ouverture et non de séparation ? D’interdépendance plutôt que d’autonomie ?... Cinq petites réflexions pour ouvrir le débat. « Il n’y a rien ici qui se passe sans associer les personnes pour qui et avec qui ça se passe, donc à la fois les bénéficiaires, les citoyens et les parties prenantes privées ou publiques », dit Julie Chabaud à propos de LaBase, le laboratoire d’innovation publique territoriale qu’elle pilote à Bordeaux. Son espace ? Inaugurée en juin 2017, une grande pièce littéralement ouverte à toutes les populations, où « tout est modulable et où l’on peut écrire partout », au sein de l’un des bâtiments du Conseil départemental de la Gironde. Ici, l’action publique est censée engager une mue totale, pour et surtout avec les citoyens. Le lycéen à l’esprit vert et le senior en situation de handicap, la cheffe d’entreprise et le résident d’un centre d’hébergement, le chauffagiste, l’élu ou l’assistante sociale peuvent s’y retrouver dans de mêmes ateliers, pour tisser ensemble des scénarios de transformation radicale de leur quotidien. Mais au-delà des responsables de l’institution départementale qui, désormais, passent de plus en plus fréquemment par LaBase pour mettre de la participation citoyenne dans leurs projets, la liberté prospective et opérationnelle de cette petite poche d’action solidaire pourrait-elle essaimer dans l’ensemble du département ? Voire demain dans une multitude d’établissements et de lieux publics partout en France ? Dans son petit livre Le soin est un humanisme1, Cynthia Fleury souligne la nécessité de « soigner l’hôpital » pour « bien soigner les malades », reprenant les propos que tenait déjà en 1927 le 98
psychiatre Hermann Simon. Pas loin d’un siècle plus tard, la philosophe interpelle les organisations institutionnelles et sanitaires sur la nécessité pour elles de partager les clés du soin avec les patients, leurs proches et l’ensemble de la société. Mais ce qu’elle demande à ces établissements-là, de la santé et du médico-social, elle pourrait l’exiger de toutes les institutions, publiques ou privées, dont la mission est d’intérêt général. De toutes les organisations qui soignent et accompagnent les personnes, que ce soit à cause de leur vulnérabilité et de leur situation précaire, ou, sur un autre registre, afin qu’elles participent à la vie de la cité et reprennent en main leur propre avenir – comme le fait LaBase. Sous ce regard du futur et de notre capacité à le façonner, Cynthia Fleury pose une autre question cruciale dans son opuscule : « Nos institutions sont-elles capables d’élaboration imaginative ? ». Car « imagination et soin nous permettent de constituer un rapport au monde, de rendre habitable le réel », explique-t-elle. Et là encore, cette vision s’applique tout autant aux lieux de la santé qu’aux maisons d’accueil, centres de médiation, tiers-lieux et places de village où se fabrique ce qu’on appelle le « vivre-ensemble ». Mais où et comment peut-on aujourd’hui concrétiser cette nécessité d’invention et de réinvention permanentes des lieux de soin et de vie sociale que nous habitons et partageons avec d’autres ? VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
RÉFLEXIONS POUR DEMAIN
1. Et s’il fallait d’abord laisser faire les citoyens ? Cela commence peut-être par notre propre logement. Quelle place nous est faite en tant qu’habitant dans la conception de nos résidences ? Dans Espèces d’espaces, Georges Perec imagine un appartement de sept pièces, non pas en fonction des usages (dormir, manger, etc.), mais une pour chaque jour de la semaine. À ceux qui trouveraient cette répartition stupide, il fait remarquer que les pièces du samedi et du dimanche existent déjà sous le nom de « résidence secondaire »… Ce que l’écrivain met en lumière avec humour, c’est l’impact impensé de la standardisation des espaces résidentiels sur nos modes de vie. « En permettant à tout le monde de se réapproprier la question habitante, on fait acte de démocratie », explique l’architecte Sophie Ricard. Elle applique, depuis plusieurs années, la « permanence architecturale », une méthode initiée par l’architecte Patrick Bouchain. Elle a ainsi habité pendant trois ans sur le chantier de rénovation participatif d’un ancien quartier sinistré de Boulogne-sur-Mer : les échanges et l’implication des habitants dans les travaux de leur maison leur ont redonné une fierté vis-à-vis de leur lieu de vie. Et qu’en est-il des parties communes, des couloirs, des paliers, des escaliers ? Ce sont aussi des espaces qui ont été uniformisés, notamment à cause du prix du foncier. Ce sont pourtant des lieux de cohabitation essentiels, rappelle le géographe Michel Lussault, parce qu’ils permettent de faire l’expérience de l’altérité. Ce que le sociologue Bruno Latour présente ainsi : « Il n’y a pas de monde commun : il faut le composer. » Ces espaces collectifs se recréent spontanément lorsqu’on laisse les citoyens à la manœuvre. La première chose que les Roms installés dans le camp des Aciéries à Marseille ont demandé à l’architecte Cyrille Hanappe et à ses étudiants, venus les aider à améliorer leur cadre de vie, ce fut de construire une salle des fêtes… alors qu’ils n’avaient ni eau courante ni douches. Sur presque tous les ronds-points des « gilets jaunes », rapporte le géographe Luc Gwiazdzinski, un tonneau percé qui faisait office de brasero constituait un élément de lien central. Et à l’Hôtel Pasteur de Rennes, le lieu le plus important c’est la conciergerie, l’endroit où l’on fait connaissance… L’expérience du terrain nous enseigne qu’il est moins important de construire un bâtiment que de concevoir un lieu de vie. Le travail de concertation dans les projets urbains mené sans arrière-pensée, comme le présente l’urbaniste Gwenaëlle d’Aboville (lire sa tribune page 116), contribue justement à sortir de la dimension purement technique et économique d’une construction pour tenir compte du rapport sensible à l’espace. Des histoires de vies. Et ce partage du sensible, nous dit Michel Lussault, « réduit la distance entre les êtres », préalable essentiel à l’émergence d’espaces plus solidaires. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
Mais jusqu’où peut-on laisser la main aux citoyens dans la définition de leurs territoires de vie ? Serait-il possible, par exemple, de les entendre pour le choix d’un monument ou d’une œuvre d’art dans un établissement ou un espace public ? Dans le cadre des Nouveaux Commanditaires, initiative cherchant à démocratiser la commande artistique, c’est en dialogue direct avec des professionnels d’une unité de soins palliatifs que l’artiste Mathieu Lehanneur a créé la sculpture Demain est un autre jour… Au sein d’un bâtiment du groupe hospitalier Diaconesses Croix Saint-Simon à Paris, cette bulle bleue évolue en fonction de la météo du lendemain, suggérant qu’ici, l’enjeu est d’abord d’accompagner de la façon la plus lumineuse les patients un jour après l’autre. Comme le dit François Hers, artiste à l’origine du protocole artistique des Nouveaux Commanditaires, auquel près de 400 plasticiens ont adhéré depuis son lancement en 1990 : « J’ai compris que la liberté qu’on a acquise en tant qu’artiste, il faut faire en sorte qu’elle puisse être également acquise par les autres. Mon erreur, c’était de partir de moi. La clé, c’est le désir des autres. » Cependant, il ne s’agit pas de soumettre l’artiste au bon vouloir du public. D’abord, ces Nouveaux Commanditaires ne sont pas « les » citoyens en général, ce sont des groupes constitués, comme le collectif Les Morts de la rue ou l’Institut régional des sourds et aveugles de Marseille. Ensuite, il y a systématiquement un médiateur, afin d’établir les conditions d’un dialogue respectueux entre les deux parties...
2. Et si l’on créait les conditions d’une cohabitation féconde ? Dans son laboratoire d’innovation territoriale, Julie Chabaud travaille sur l’instauration d’un environnement propice à la solidarité entre toutes les populations concernées, car c’est une condition indispensable à l’écoute et à la participation de tous. Elle développe une initiative éclairante : le Labo’Mobile. C’est un dispositif itinérant et éphémère, qui se déplace afin de mobiliser des publics autour d’un pari de transformation radicale, pour imaginer par exemple un village 100 % bio, une cité totalement inclusive ou avec zéro chômeur. « Le Labo’Mobile, explique-t-elle, n’a pas de murs, juste de la rubalise (ruban de signalisation). Il s’adapte à chaque situation… Prenons le cas de l’ambition zéro chômeur pour 2025 au sein d’un quartier. Comment faire venir dans un même atelier collectif des chômeurs, des agents de Pôle emploi, des artisans, des salariés et des chefs d’entreprise du coin, des élus bien sûr, des lycéens, des seniors à la retraite, etc. ? Le meilleur lieu à investir est celui qui sera perçu a priori comme le plus facile à partager par des publics qui se fréquentent peu. Nous pouvons autant nous retrouver dans une médiathèque ou une salle des fêtes que sur une place publique ou pourquoi pas dans une ferme. Mais un lieu ouvert ne suffit pas, il faut encore réussir à y faire venir ceux qui considèrent leur parole 99
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comme non autorisée. Nous devons aller les chercher, pas avec des mails, mais avec des crieurs, des clowns, du porte-à-porte… » Ces mots rejoignent ceux d’Isabel Heck, anthropologue et salariée de Parole d’excluEs2, association ayant mené des enquêtes et pris du temps pour impliquer des habitants dans des « locaux communautaires » de quartiers défavorisés de Montréal Nord au Québec : « Pour créer un vrai contact avec les personnes en situation de pauvreté, d’exclusion sociale, loin de tous les systèmes d’aide, il ne suffit pas de coller des affiches et de clamer sa volonté de faire des entretiens. Il faut de la persévérance, et puis fonctionner sur le registre informel : se rendre dans les parcs, les salons de barbier, de lavage, organiser des barbecues ou des fêtes afin de susciter des contextes favorables à l’échange et tisser progressivement des liens de confiance. » Selon Julie Chabaud, un espace public ne devient vraiment commun, c’est-à-dire partagé, que si l’on y met beaucoup d’intention. « Car si vous rassemblez des gens différents, mais qu’ils ne voient pas l’intérêt de se parler, ce n’est pas de la mixité. Ils sont tous là, mais on n’a rien créé. » Et pour se concrétiser, cette intention doit ensuite se traduire en attention, ajoute-t-elle : « L’espace doit être sécurisant. Pour cela, il faut veiller à ce que les participants s’extraient de leur carapace sociale, par exemple de “sachant” pour les élus ou professeurs… Sans qu’un crocodile, croyant jouer son rôle, ne les attende pour les mordre au tournant ! »
3. Et si les établissements de soins devenaient des lieux d’ouverture ? Une chose est de créer ex nihilo de nouveaux espaces de solidarité tel un Labo’Mobile éphémère, mais qu’en est-il des institutions de santé qu’il convient selon Cynthia Fleury de « soigner », notamment via les « humanités » transmises dans le cadre de sa Chaire de philosophie à l’hôpital3, dans les enceintes de l’Hôtel-Dieu ou du centre hospitalier Sainte-Anne à Paris ? Professeur émérite à l’université de Bordeaux et spécialiste des enjeux du vieillissement, Jean Bouisson a justement été salarié d’un hôpital psychiatrique au début des années 1970. Lui qui a créé le premier master de « psycho-gérontologie et santé publique » une vingtaine d’années plus tard, y a connu à l’époque le pire de ce que l’on n’appelait pas encore les « pavillons de gériatrie ». « C’était un véritable mouroir au sein d’un asile, se souvient-il. Le personnel soignant n’y travaillait, littéralement, que parce qu’il avait été puni par la direction de l’établissement. L’atmosphère y était dégradante, voire terrifiante. De grands progrès, fort heureusement, ont été réalisés depuis dans l’accompagnement des personnes âgées psychiquement malades, en VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
particulier atteintes de la maladie d’Alzheimer. Mais les EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) restent le parent pauvre du système de santé. Malgré leur dévouement parfois exemplaire, leurs équipes sont trop souvent en souseffectif, avec un manque de formation et un grand turnover. Elles se sentent très dévalorisées et n’ont que rarement le temps d’accomplir le travail avec les proches des résidents. Or l’ouverture aux familles, à l’environnement du lieu et à la société est cruciale. Ce type d’établissement médico-social ne peut pas être un lieu de mise au rencart, d’exclusion. Il doit s’inscrire au cœur d’un territoire, qui en retour doit lui apporter des ressources. » C’est pour répondre à ces enjeux d’ouverture que l’EHPAD de la Fondation Cognacq-Jay a une architecture transparente, conçue par Jean Nouvel, qui incite à l’interaction, et dont la chapelle est ouverte à l’ensemble des habitants de son quartier de Rueil-Malmaison. Aussi sensible que soit ce pari sur le plan de la sécurité des résidents, c’est la même ambition de « vie plus que de survie » qui a motivé la création du village Alzheimer De Hogeweyk aux Pays-Bas (lire page 58). Enfin, une même dynamique semble à l’œuvre dans le projet initié en 2019 par le CHU de Bordeaux : un spectacle de danse, À trois pas de chez nous, dont les résidents de l’EHPAD de Lormont sont les premiers acteurs. Ici, entre les professionnels de l’établissement et les résidents, dont 80 % ont une mobilité réduite, les jeunes danseurs en formation de la compagnie Révolution, les femmes en cours de « remobilisation sociale et professionnelle » de l’association Espace Textile et les enfants d’un centre social qui participent eux aussi, la solidarité se construit. Et l’EHPAD, loin d’être un lieu de réclusion, devient en quelque sorte une scène au cœur d’un territoire…
4. Et s’il nous fallait des lieux cultivant l’interdépendance plus que l’autonomie ? Dans le monde hospitalier, préserver et cultiver l’autonomie des patients est une ambition légitime afin de laisser toute sa place au sujet. De lui permettre d’exprimer ses capacités plutôt que de le « chosifier », comme l’écrit Cynthia Fleury. Mais la quête d’autonomie, encouragée d’ailleurs au-delà du domaine de la santé, n’est-elle pas nuisible lorsqu’elle devient un dogme ? C’est le point de vue de Jean Bouisson. Ce qui nous manque dans les lieux de solidarité serait moins, selon lui, de la soif d’autonomie que « l’apprentissage de l’interdépendance », qui n’est pas la dépendance, mais la faculté à écouter et bien recevoir ce que l’autre peut nous apporter. Il a analysé cela au fur et à mesure des années, via des études sur le terrain et son investissement dans l’association de solidarité intergénérationnelle Vivre Avec (lire page 10). « Aussi 101
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importante qu’elle ait été dans notre histoire sociale, argumentet-il, la recherche d’autonomie suscite aujourd’hui beaucoup de solitude. Je trouve le concept d’interdépendance plus pertinent, car il valorise la “reliance” dont parlait déjà Edgar Morin… L’interdépendance, c’est ce lien fort entre l’aidé et l’aidant, que l’arrivée d’une personne âgée en EHPAD ne doit pas briser. C’est aussi ce qui nous aide à comprendre ce qu’une personne très malade psychiquement peut nous apporter de riche, nous montrant le sens des gestes et des regards, et la nécessité de bien vivre l’instant présent. Avec le juriste Thierry Meneau, nous avons sorti de l’oubli un vieux mot de la langue française : “l’aidance”, qui signifie ce que pourraient être des lieux, des dispositifs, des écosystèmes d’interdépendance. L’aidance prend acte du fait que nous sommes tous potentiellement des “aidants” au sens large du terme, au-delà d’un statut, mais en connexion avec tous les acteurs du bien-être et de la santé. Elle relie la solidarité de proximité, dans l’aide immédiate à celui qui souffre ou a besoin d’être accompagné, et la solidarité dans le temps long, qui suppose des moyens, une redistribution et un travail de coordination à l’échelle du territoire que nous habitons… » L’interdépendance, qui s’incarne notamment dans l’aidance, « s’apprend et se travaille », ajoute le psycho-gérontologue. Cela suppose donc des « opérateurs de reliance ». De nouveaux métiers relationnels comme celui auquel forme la licence de « technicien coordinateur de l’aide psychosociale à l’aidant » dont il a été l’initiateur à l’université de Bordeaux. Le fonctionnement des lieux de solidarité, que ceux-ci soient durables ou éphémères, que leur mission première soit de l’ordre de la santé, de l’aide sociale ou de la citoyenneté, nécessite en effet des métiers ou compétences relationnelles spécifiques, à imaginer ou à mieux valoriser qu’ils ne le sont aujourd’hui. Autant de savoirs, de savoir-faire et de savoirêtre, portés par des bénévoles, des citoyens autant que des professionnels, qui se déclinent de différentes façons selon les espaces…
5. Et si nous devions créer des espaces vraiment communs ? Un lieu ouvert, d’inclusion et non de réclusion. Où l’on laisserait la main aux personnes concernées, qui y assumeraient leur interdépendance. Où la mixité sociale serait recherchée et construite, en y mettant les conditions avec tout le métier et tout l’art nécessaires. Un tel lieu de solidarité, en partie
1. Cynthia Fleury, Le soin est un humanisme, collection Tracts, n°6, Gallimard, mai 2019. 2. Voir la vidéo de solidarum.org : 102
« Paroles d’excluEs : un modèle de recherche-action ». 3. Voir la vidéo de solidarum.org : « Bienvenue à la Chaire
imaginaire, ne serait surtout pas un lieu de consensus. Plutôt un espace de frictions assumées… avec chaque jour ses improvisations sur le terrain. Pour Julie Chabaud, responsable de LaBase en Gironde, ce pourrait être un lieu a priori aussi insignifiant et peu glamour que les cinquante mètres carrés de la dalle du quartier Mériadeck à Bordeaux, près des bâtiments du Département. Un espace public, pour le coup, mais qui se découvre une nouvelle dimension via la gestion par les citoyens euxmêmes de grands bacs de terre qui en font une sorte de jardin partagé. Entre engueulades et éclats de rire, s’y confrontent en effet des publics qui souvent s’ignorent : les collégiens qui y ont planté les légumes ; leurs amis qui y font du skate ; les associations de riverains qui voudraient plutôt du calme ; les SDF qui ont désormais le droit de profiter des récoltes ; les gens de l’association les Incroyables Comestibles qui s’y investissent ; et puis des profs, des élus et les salariés des bureaux du coin, qui passent ; et désormais, grâce à une alvéole leur étant destinée, des insectes « squatteurs » selon le terme de Julie Chabaud. « Il a fallu en amont signer des conventions avec Bordeaux Métropole, pour un projet qui ne suffira certes pas à garantir l’autonomie alimentaire de la Gironde, sourit-elle. Mais j’y décèle les germes d’une gouvernance non plus mécanique, très descendante, mais spontanée, symbiotique, propre à ces espaces communs qui sont aussi des espaces de transition. » Ce type d’espace commun ne s’impose pas. Il se laisse construire via des liens qui se tissent peu à peu. Ce pourrait être l’un de ces bains-douches, espaces publics réinventés au cœur de Paris, tels que les décrit la sociologue Claire Lévy-Vroelant : « des espaces d’hospitalité, où l’on profite de l’eau chaude sans être questionné, contrôlé, soupçonné 4 ». Ou peut-être, selon l’épure qu’en dessine le géographe Michel Lussault, « un espace ouvert ou fermé, ni résidentiel ni marchand, et suffisamment allégé des signes de pouvoirs pour ne pas être un espace institutionnel. » Un lieu, donc, « pas trop “fonctionnalisé” comme trop souvent aujourd ’hui l’espace public, c’est-à-dire qui laisse une large place à la respiration de chacun ». Qu’il s’agisse d’un établissement de santé, d’un lieu d’accompagnement, d’une place publique ou même d’un café de village, là est peut-être l’une des clés des espaces de solidarité de demain : laisser les gens respirer. Donc rêver autant qu’agir. chrystèle Bazin et Ariel Kyrou
de philosophie à l’hôpital ». 4. Claire Lévy-Vroelant, « Les bains-douches, une aménité solidaire », Aménager sans exclure, faire
la ville incluante, Ville-Aménagement - éditions du Moniteur, mai 2018.
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RÉFLEXIONS POUR DEMAIN
INTERVIEW
Les Territoires apprenants contributifs : créer de nouveaux milieux de solidarité Pour Bernard Stiegler, répondre à la précarité grandissante en France et dans le monde suppose une transformation profonde et progressive de notre économie. C’est dans cette optique qu’il a conçu un programme expérimental et prospectif en Seine-Saint-Denis. Il est essentiel, en effet, de partir des problématiques des gens sur le terrain, mais aussi de valoriser leurs savoirs. Sous ce regard, l’enjeu est moins de créer ex nihilo des lieux de solidarité ou de développement économique, que de s’appuyer sur les initiatives existantes pour construire de nouveaux dispositifs de solidarité.
Qu’est-ce qu’un Territoire apprenant contributif ?
Bernard Stiegler est philosophe et directeur de l’Institut de recherche et d’innovation (IRI), qu’il a créé au sein du Centre Pompidou. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont aux éditions Les Liens qui Libèrent : Dans la disruption (2016) et Qu’appelle-t-on panser ? (2018).
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BERNARD STIEGLER : Je ne saurais dire de façon précise et définitive ce qu’est un Territoire apprenant contributif. Avec des chercheurs associés à l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou, des acteurs sociaux et économiques, et puis surtout des habitants, nous essayons d’en bâtir un dans un territoire considéré comme « très défavorisé » : Plaine Commune. Cette communauté de communes réunit neuf municipalités du département 93, dans la banlieue nord de Paris : Aubervilliers, La Courneuve, Épinay-sur-Seine, L’Île-Saint-Denis, Pierrefitte-sur-Seine, Saint-Denis, SaintOuen-sur-Seine, Stains et Villetaneuse. Un Territoire apprenant contributif repose forcément sur les savoirs développés VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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avec des citoyens au niveau local. Et il s’agit d’un laboratoire, dont les recherches partent du terrain, d’un nouveau modèle d’économie que nous qualifions de « contributive ». Car la réalité, c’est que depuis le lancement du programme en 2017, le Territoire apprenant contributif de Plaine Commune est peu à peu en train de s’inventer lui-même… Le premier qualificatif de cette expression, c’est « apprenant ». En quoi ce territoire et ses habitants sont-ils donc « apprenants » ? B. S. : La notion de territoire apprenant a été conçue en 1993
par un aménageur et ingénieur des travaux publics, Pierre Veltz, qui a été directeur de l’École des ponts et chaussées et l’un des concepteurs du plateau de Saclay. Dans un petit livre intitulé Des territoires pour apprendre et innover, il analyse comment et pourquoi des horticulteurs hollandais ont pu vendre leurs tulipes jusqu’en Côte d’Azur, et ce moins cher et avec une meilleure qualité que leurs concurrents du sud de la France. Selon lui, cette réussite tient au développement par cette population de savoirs locaux, grâce à une coopération très intense entre tous les acteurs concernés : jardiniers bien sûr, commerçants ou encore simples familles flamandes, etc. Ce qui m’intéresse ici est cette clé : la faculté à entretenir, cultiver, transmettre et enrichir en permanence des savoirs venant des gens eux-mêmes, s’inscrivant de façon profonde dans leurs territoires. C’est pourquoi je complète la vision de Pierre Veltz par l’apport d’Amartya Sen, prix Nobel en 1998 pour ses travaux sur « l’économie du bien-être ». Sen a en effet étudié les causes de la grande résilience d’un pays d’une immense pauvreté comme le Bangladesh. Cette résilience est bien supérieure à celle du quartier de Harlem à New York, pourtant beaucoup plus riche. Il a montré l’importance de la solidarité des habitants du Bangladesh qui repose sur les savoirs qu’ils ont su préserver. Et il a analysé la façon dont ce lien social, qui leur permet de supporter les famines et toutes sortes de difficultés, tient à ce qu’il appelle des « capacités », autant individuelles que collectives. Ces capacités, ce sont pour moi des savoirs. Ce sont ces savoirs, y compris des plus démunis, qui permettent aux territoires de devenir « apprenants ».
Crédit photo : D. R.
Que signifie dès lors cet autre terme : « contributif » ? B. S. : Il traduit l’un des principes fondateurs de notre démarche : l’idée que tous les habitants sans exception sont, en droit, des chercheurs sur leur propre territoire. « Chercher », cela ne signifie pas seulement ici faire une thèse. Il faut être un chercheur ou une chercheuse pour repenser le recyclage, par exemple des automobiles ou de l’argile, vivre intelligemment dans une ville « smart », et plus encore élever correctement son enfant devenu une cible privilégiée de la data economy. Quels que soient nos diplômes, nous nous sentons tous désemparés face aux défis d’aujourd’hui. Face VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
au chômage et à la précarisation du travail. Face à l’automatisation qui, selon les derniers chiffres de l’OCDE, devrait faire disparaître au moins 14 % des emplois. Face à la nécessité de sortir de ce que l’on appelle l’anthropocène, c’est-à-dire d’une économie destructrice de nos environnements et des êtres humains. Face à l’appauvrissement et à la prolétarisation qui en est la cause majeure, c’est-àdire face à la perte de savoir des façons dont fonctionne notre monde, et en conséquence de notre capacité à nous en servir, à le transformer et le faire nôtre. Notre conviction, c’est que personne ne sait que faire et comment agir pour répondre à ces défis-là, et que nous devons tous « chercher » ensemble, en partant du quotidien, des problématiques des gens… Mais est-ce vraiment envisageable, dans les faits et au sein d’un territoire comme Plaine Commune dans le 93, de transformer tous les habitants d’un immeuble, d’un quartier ou, sur un autre registre, tous les professionnels d’une clinique ou d’une entreprise en « chercheurs » ? B. S. : Affirmer que chacun est potentiellement « chercheur », ce n’est pas dire que tous le sont actuellement, dans les faits. Aujourd’hui, au sein du laboratoire que nous tentons de créer sur le territoire de Plaine Commune, qui compte 430 000 habitants, il n’y a que quelques dizaines de personnes impliquées. Ce programme a démarré il y a deux ans et demi, et j’ai demandé dix ans pour obtenir des résultats. Car l’enjeu du terrain suppose du temps et beaucoup de patience, afin de faire partager et de permettre peu à peu aux habitants d’adopter et pourquoi pas demain de transformer notre méthodologie de recherche contributive. Le premier exemple de mise en place de cette méthodologie nouvelle, c’est la création d’une « clinique contributive » dans le quartier Pierre-Semard de Saint-Denis. Ce quartier compte 55 % de familles monoparentales. Même s’il est très bien entretenu grâce à la mairie, c’est l’un des plus pauvres de SaintDenis, ville elle-même considérée comme très défavorisée.
Qu’est-ce donc que cette « clinique contributive » ? B. S. : L’initiative est née il y a un an, de discussions avec une pédopsychiatre de ce quartier de Saint-Denis, Marie-Claude Boissière – tous nos projets viennent en effet du terrain. Cette pédopsychiatre travaille avec de jeunes mères qui élèvent leur bébé toutes seules, très isolées et parfois même sans domicile fixe. Un jour, elle constate une sorte d’épidémie : de plus en plus d’enfants de ces femmes sont diagnostiqués « autistes », alors qu’elle a le sentiment qu’ils ne le sont pas. Même à deux ans ou deux ans et demi, ils ne parlent pas et ont des problèmes psychomoteurs. En réalité, ces mères sont fatiguées, angoissées ; elles n’arrivent pas à faire téter leur bébé, qui a faim, et utilisent leur smartphone pour l’occuper, le faire tenir tranquille, et même de plus en plus pour 105
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le pousser à prendre le sein. Cela accentue le problème de communication entre la mère et l’enfant dont la croissance se bloque et qui est, à tort, diagnostiqué « autiste ». MarieClaude Boissière ainsi que tous ceux et celles qui travaillent avec elle, assistantes, puéricultrices, médecins ou même aides sociales constatent alors un phénomène encore plus étonnant : certaines mères, lorsqu’elles se retrouvent ensemble avec ce même souci, s’échangent leur bébé, et une communication se rétablit entre l’enfant et une femme qui n’est pas sa mère. Cela lui a donné l’idée de créer une sorte de coopérative, et c’est à partir de là que nous avons monté cette clinique contributive. Nous avons lancé un appel pour bâtir un projet expérimental, devant d’abord diagnostiquer sérieusement le problème, avec des acteurs et des chercheurs compétents, pour ensuite envisager et tester des solutions. Avec la pédopsychiatre et son équipe, nous avons alors sélectionné l’une des nombreuses PMI – un centre de protection maternelle et infantile du quartier Pierre-Semard – qui ont répondu, et nous avons mis en place tout un processus de recherche contributive… Mais en quoi consiste-t-elle, cette « recherche contributive » ? B. S. : L’idée, sur l’ensemble de l’expérimentation du Territoire
apprenant contributif de Plaine Commune, c’est qu’avancent ensemble, d’une part des chercheurs, doctorants ou post-doctorants, d’autre part des acteurs sociaux, des professionnels et des habitants directement concernés, en fonction des sujets et enjeux. Dans ce laboratoire, il y a des chercheurs de plein de domaines : économie, biologie, droit, architecture, sociologie, philosophie, santé et médecine, ingénierie, nouvelles technologies, etc. Mais tous s’engagent à travailler non seulement de façon transdisciplinaire, mais aussi, j’insiste sur ce point, en très grande proximité avec les habitants et acteurs de terrain, qui sont eux aussi des « chercheurs ».
Il faut réinventer le « local », non de façon identitaire, mais au contraire connecté à d’autres via un ou des réseaux, ouvert sur le monde... séminaire bimensuel, plutôt académique dans son fonctionnement et ses exigences, est filmé et enregistré en intégralité. Nous en faisons un résumé et une présentation orale la semaine suivante dans un séminaire d’un autre genre : dans le quartier Pierre-Semard, avec tout le personnel qui suit les mères au sein de la PMI, les puéricultrices, les assistantes, les infirmières, et puis maintenant des parents de jeunes enfants ayant ou ayant eu le problème que nous tentons de diagnostiquer. Nous leur envoyons la vidéo de notre séminaire académique, avec aussi des textes à lire, par exemple de Winnicott ou de Bateson, parfois compliqués même pour un philosophe comme moi… Et pour les professionnels et les habitants, cela fonctionne ? B. S. : Oui, au-delà même de ce que nous imaginions ! Les gens aiment qu’on ne les prenne pas pour des idiots. S’ils ne comprennent pas une notion, ce qui arrive aussi aux chercheurs, nous l’analysons ensemble, et surtout nous voyons avec ces professionnels de la santé ainsi que des mères comment elle pourrait s’appliquer à une situation vécue. La clé qui rend tout possible, je le répète, c’est de partir des problématiques des gens.
Comment cela se concrétise-t-il dans le cas de la « clinique contributive » ?
Cette clinique contributive devient donc un vrai lieu de solidarité ?
B. S. : L’idée-clé, c’est : personne ne sait, donc tout le monde cherche. Le point de départ, c’est un séminaire de recherche avec des chercheurs et Marie-Claude Boissière, qui se tient désormais tous les quinze jours et qui a démarré à la source : qu’est-ce qu’un bébé ? Qu’est-ce qu’un smartphone ? Quels soucis peuvent naître d’un usage prématuré de ce type d’appareil ? L’idée est de documenter en profondeur toutes les données disponibles pour éclairer ce problème. Cela suppose aussi d’étudier des références, comme Donald Winnicott, qui est le grand penseur – et panseur avec un « a » – de la relation entre la mère et l’enfant. Ou encore l’anthropologue Gregory Bateson, qui a mené une étude cruciale sur les Alcooliques anonymes aux États-Unis, organisation de soin intégralement constituée d’anciens alcooliques, même s’ils étaient accompagnés de médecins ou de psychologues. Ce
B. S. :
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Plutôt que d’un lieu, je parlerais d’un dispositif de solidarité, qui est également un dispositif de recherche partagée et, d’une façon très concrète, de prospective… Certes, mais ce dispositif s’inscrit bien dans des lieux : un ou, demain, plusieurs centres de protection maternelle et infantile, et puis un quartier…
B. S. : Bien
sûr. Il est aujourd’hui essentiel de réinventer le « local ». Mais surtout, dans un territoire comme Plaine Commune où l’on parle plus de 140 langues différentes, avec depuis longtemps des migrants venus de partout, ce « local » ne peut être identitaire. Pour être vraiment solidaire, il doit être réticulé, c’est-à-dire connecté à d’autres via un ou des réseaux, ouvert sur le monde… VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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Vous créez donc des lieux de solidarité, mais ouverts ? B. S. : Nous allons sans doute créer des ateliers pour concrétiser, par exemple dans le domaine de la mécanique, l’expérimentation de ce que nous appelons une économie contributive. Mais pour l’essentiel, nous partons de lieux et initiatives qui préexistent sur le territoire. Et heureusement ! À Plaine Commune, le terrain a été labouré, si l’on peut dire, par des professeurs, des professionnels de la santé, des éducateurs sociaux et des associations sans lesquels nous ne pourrions avancer. Je pense par exemple aux réseaux d’échange de savoirs, ou à deux associations qui travaillent notamment sur la réinsertion de publics fragilisés et dont j’ai revu récemment les responsables : Zone sensible, à SaintDenis, qui vient de créer une école d’agriculture urbaine, et Halage, de L’Île-Saint-Denis, qui recycle des déchets, en particulier des couches-culottes, pour produire du compost et de très belles fleurs, moins chères qu’à Rungis et livrées dans pas mal de grands hôtels parisiens. Avec les habitants, les acteurs que je viens de citer, mais aussi des élus, des services administratifs, de grandes et de très petites entreprises, nous tentons de redynamiser le tissu social, d’encourager de nouvelles relations, donc de créer en quelque sorte – et pour aller dans votre sens – des milieux de solidarité.
Quels secteurs votre programme concerne-t-il ? Le premier, c’est donc l’enfance, plus précisément le soin à la petite enfance, grâce à la clinique contributive. Le deuxième secteur, c’est l’alimentation, avec une attention à la cuisine de rue, très développée en Seine-Saint-Denis, avec parfois des mères de famille qui font à manger pour un immeuble entier ! Il y a là un vrai savoir culinaire, qui représente un immense potentiel à travailler. Le troisième secteur, c’est le bâtiment, avec de gros investissements, 13 milliards d’euros dans les dix ans à Plaine Commune grâce au Grand Paris et aux Jeux olympiques de 2024, et de fortes menaces de chômage pour cause d’automatisation. Sur ce terrain, nous avons un chantier très prometteur : nous allons travailler avec une cohorte de 300 à 400 élèves de 12 collèges de Seine-Saint-Denis, en partenariat avec la Caisse des dépôts et consignations. Ils vont utiliser un jeu vidéo de construction qu’ils adorent, Minecraft, pour imaginer ce que pourrait devenir à partir de 2025 le Village olympique, dont le cahier des charges prévoit que ses habitats seront modulaires, donc reconfigurables. Le quatrième domaine, c’est le recyclage, dont les métiers doivent être considérés désormais comme nobles, avec des acteurs tel Halage, dont j’ai parlé, et des gens qui travaillent par exemple sur l’argile. Il y a aussi le secteur de l’énergie, avec notamment les bâtiments à énergie positive. Enfin, le sixième secteur est la mécanique : de la mécanique sauvage que nous voulons transformer en mécanique de transition. Les mécaniciens de rue de Saint-Denis, dont beaucoup viennent du Sénégal,
sont un peu des magiciens dans leur domaine. Le projet est de créer avec eux des ateliers de recyclage d’automobiles thermiques, qu’on ferait passer en électrique, ainsi que des académies pour former des jeunes qui deviendraient des intermittents de la mécanique… Pourquoi des « intermittents » ? Ça, c’est la suite du programme. Notre ambition ne consiste pas à créer juste des emplois solvables, mais à construire avec les habitants et les acteurs du territoire un nouveau modèle d’économie : contributive, c’est-à-dire qui ne soit pas « entropique », mais « néguentropique », à même d’alimenter ou d’inventer des savoirs plutôt que de les détruire. Dans cet esprit, nous souhaitons élargir le statut des intermittents du spectacle à tous les secteurs que j’ai décrits, et expérimenter ce que j’ai appelé un « revenu contributif », versé par exemple à des jeunes sans diplôme ou de collèges de zones défavorisées, à des mères isolées ou bien à des chômeurs, mais à condition qu’ils s’engagent à acquérir et transmettre des savoirs. Sauf que ce volet-là de notre programme suppose plus de moyens que notre budget de 700 000 euros à l’année et surtout le vote prochain, par le Parlement, d’une loi autorisant son versement.
B. S. :
Beaucoup reste donc à faire, pour ces Territoires apprenants contributifs…
B. S. :
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B. S. : Oui. Mais de plus en plus de personnes, d’élus, d’établissements ou d’habitants souhaitent participer au programme. Il en est ainsi d’autres PMI, ou du président du Conseil départemental de Seine-Saint-Denis qui aimerait travailler avec nous sur la délinquance juvénile. Sur un autre registre, nous avons créé il y a un an et demi un Institut de gestion de l’économie contributive, qui conçoit de nouveaux indicateurs économiques et sociaux, prenant par exemple en compte la toxicité environnementale. Parce qu’une solution qui fonctionne à Saint-Denis ne marchera pas forcément à Neuilly-sur-Seine ou dans la banlieue de Dijon. D’ailleurs, l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou, que je pilote, travaille avec d’autres villes sur des programmes comparables, en particulier avec une favela de Guayaquil, en Équateur. La situation réclame des solutions d’urgence, mais le paradoxe, que ce soit à Guayaquil où dans l’ex-bidonville de la cité des Francs-Moisins à Saint-Denis, c’est qu’il faut être patient, et prendre le temps d’écouter ceux que l’on aimerait aider. Car leurs savoirs, que l’on ne connaît pas le plus souvent, s’avèrent pour nous d’une grande richesse.
Propos recueillis par Ariel Kyrou
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BAOBAB CITY UNE NOUVELLE INÉDITE DE PHILIPPE CURVAL Philippe Curval est un auteur et romancier de science-fiction. Il a écrit une quarantaine d’ouvrages depuis Les Fleurs de Vénus publié en 1960. Parmi eux : Le Ressac de l’espace, prix Jules-Verne en 1962, L’Homme à rebours, Grand Prix de la science-fiction française en 1975, Cette chère humanité, prix Apollo en 1977. Son dernier roman, Black Bottom, est paru chez La Volte en 2018.
« Assez bébé ! », c’est le surnom que nous avions attribué à l’exoplanète Alpha Centauri Bb, que l’on écrivait Acébé, pour simplifier. À quatre virgule cinq années-lumière de la Terre. Nous avons mis plus de sept ans avant d’y parvenir. Sans compter le temps qu’avaient pris antérieurement l’expertise, la contre-expertise au sujet de la viabilité de l’expédition, la création sur la Lune du chantier de construction, les controverses entre astrophysiciens, scientifiques, religieux de tous bords autour du projet final. Les chances qu’elle soit habitable voisinaient les 50 %. Nous étions partis quand même, car notre planète natale montrait des signes d’extinction prochaine, réchauffement climatique mis à part, avec sa population de quinze milliards. Si l’on ne voulait pas que la race humaine dépérisse à jamais, il fallait trouver un nouveau point d’ancrage pour ceux qui survivraient au naufrage. Donc les États avaient donné. Ou plutôt, ils avaient privatisé les bitcoins, racketté militairement les banques, les Gafam1, les Natu2, les Batx3 et consorts, pour récolter la somme exorbitante que cette expédition exigeait. En compensation, ces entreprises se battaient déjà pour arracher de futures parts de marché. Phares lasers installés près du Soleil pour capter l’énergie et la projeter sur les voiles de notre vaisseau, puis accélération prodigieuse en se plaçant dans l’orbite d’un énorme trou noir au tiers du parcours. Cette technique audacieuse nous avait permis d’atteindre 85 % de la vitesse de la lumière. Grâce au talent des cinq hommes et femmes d’équipage, fins tacticiens du vol spatial en plus de leurs spécialités, zoologiste, organicien, écologiste, géophysicien, astronaute, c’est-àdire moi, Joyce Fontaine. Comme ma morphologie s’apparentait au style grande, blonde et souriante, certains d’entre nous me surnommaient en catimini astronautesse de l’air. À cinq cents kilomètres de notre but en position orbitale, Acébé n’offrait rien de très attrayant. Bien que chargée d’une atmosphère respirable, dioxygène 24 %, diazote 72 %, plus quelques gaz rares connus ou inconnus, celle-ci ne dispensait pas ce bleu langoureux qui nimbe la Terre. Sa coupole céleste virait plutôt vers un gris mauve assez opaque. Sa surface qu’on entrevoyait à travers des nuages cuivrés ne proposait qu’un nombre extrêmement limité d’étendues végétales ou marines – et encore, celles que nous avions interprétées en ce sens méritaient une vérification plus rigoureuse. Couverte de steppes rocheuses, de volcans éruptifs, de pics vertigineux étincelants sous la lumière d’Alpha Bb, son Soleil, l’exoplanète rappelait une sorte de grand hérisson dont on aurait partiellement rasé les poils. Mais nous avions le moral. Après une étude géographique approfondie, cap sur une forêt d’arbres dénudés peuplant une immense pénéplaine au bord d’une vallée où ruisselait un cours d’eau étique. On se posa comme sur un édredon, le sol était souple. Brice, notre capitaine, descendit le premier, tenta de faire quelques pas en bondissant. Plus dodue que la Terre, Acébé jouissait d’une gravité
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de 1,3, si bien que sa danse de joie évoquait plutôt le saut d’un crapaud que celui d’un kangourou. Aussitôt après moi, Maure, Lazzaro et Crown le rejoignirent, ce dernier, examinant le paysage, s’exclama : « Il est grilheure, les slictueux toves gyrent sur l’alloinde et vriblent. Tout flivoreux sont les borogoves. » Citant ainsi Lewis Carroll, il désignait l’étrange forêt qui se développait sur les pentes de la surface faiblement onduleuse où nous avions « acébéri ». Troncs noueux des arbres gigantesques – que quatre d’entre nous n’auraient pu entourer de leurs bras assemblés –, répartis sur des kilomètres selon un plan qu’un géomètre de génie n’aurait pas démenti. Branches mortes – ou dépourvues de feuilles en admettant que ce ne soit pas la saison – révélées par la lumière tangentielle du soleil couchant, qui se détachaient d’une manière fascinante sur le ciel fibreux. « Baobab city », lâcha Lazzaro pour tout commentaire. Juste à cet instant, une volée d’oiseaux, aux ailes puissantes montées sur des corps potelés dépourvus de plumes, jaillit au-dessus de nous. Crown, à la réputation de chasseur enragé made in USA, d’instinct sortit son revolser, en abattit deux. « N’es-tu pas complètement cinglé ? s’écria Brice ! Tu oublies le principe de précaution. Si nous nous mettons à tirer sur tout ce qui bouge dès notre arrivée, comment nous accueilleront les indigènes ? Même s’il n’en existe pas, toute action meurtrière peut entraîner une réaction. Imagine que d’autres animaux, des plantes et pourquoi pas des minéraux veuillent se venger ! – Après sept ans d’un régime pénible, à bouffer des pâtes en tube sur des tartines de soja, j’avais envie de manger autre chose. – Encore faut-il que tes oiseaux soient comestibles. – Excuse-moi, je n’ai pas réfléchi ! » En réalité, nous avions passé l’essentiel du voyage en hibernation, nous relayant à tour de rôle durant quelques semaines au plus en phase éveillée afin de constater que nous n’étions pas morts, de conserver le cap, le rectifier au besoin, tester tous les instruments de bord, nous sustenter évidemment de nourriture de synthèse. Assez souvent pour en être écœurés. C’est pourquoi nos estomacs frustrés prirent le dessus sur l’altercation. Lazzaro vérifia que la viande des oiseaux ne contenait aucune substance nocive pour notre organisme. Puisqu’au sol ne se trouvait pas de bois sec, Crown envoya un drone muni de cisaille qui débita quelques branches situées au sommet de l’arbre le plus proche. Puis alluma un feu. Après un véritable festin, Maure le félicita pour l’extrême subtilité de la chair. Ce fut notre premier barbecue sur Acébé, mais aussi le dernier. Selon les calculs de Brice, ici, la journée complète durait trente-deux heures ; en cette saison que l’on pouvait relativement comparer à l’automne, la part de la nuit égalait seize heures. Donc, malgré notre fatigue due à la tension du voyage ainsi qu’à notre acébérissage délicat, nous nous réveillâmes après un sommeil bien mérité, en pleine obscurité. Nous n’avions aucune raison de nous affoler pour commencer l’exploration de la planète, puisqu’en raison du paradoxe de Langevin, un demi-siècle au moins se serait écoulé sur Terre au moment de notre retour. Pourtant, nous mourrions tous d’envie d’entamer nos recherches dans l’immédiat. Aussi, après un petit déjeuner copieux puisé à nos réserves personnelles que nous avions prudemment conservées jusqu’à notre arrivée dans nos frigos à temps zéro, nous fûmes rapidement sur pied afin de tâter le terrain environnant, réservant l’utilisation de nos modules airplanes pour les jours suivants. Harnaché de son projecteur mobile à LED qui entourait notre petite troupe d’un halo de lumière rassurant, Brice prit la tête en se dirigeant vers le sommet de la vallée où pointait l’un de ces pics élancés que nous avions repérés. Il fallait s’habituer progressivement à ce sol élastique, dépourvu de végétation, qui perturbait légèrement notre équilibre. Bientôt, il fit place à une rocaille aux arêtes pointues, puis, à mesure que nous avancions, murés dans le silence, de gros rochers entravèrent notre marche. Si bien qu’ils nous contraignirent à rompre notre file. Lazzaro et Maure furent chargés de poursuivre l’exploration sur la droite, tandis que Crown, Brice et moi aborderions le pic par la gauche. Flèche de feu affûtée telle une lame gigantesque, qui se dressait à quelques kilomètres de haut, irradiée par le soleil levant.
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D’où vint la première attaque ? Elle fut si rapide, si furtive que ni Brice ni moi ne la remarquâmes. Sauf que trois secondes plus tard, un terrible gémissement nous parvint. En me retournant vivement vers Crown qui fermait la marche, je l’aperçus qui se tordait dans tous les sens pour essayer de se débarrasser d’une masse obscure qui lui ventousait le dos. Je bondis à son secours, munie d’une batte en métal plutôt que d’une arme laser pour ne pas risquer de le blesser. Approchant à vive allure, je n’eus que le temps de voir l’ombre de l’agresseur se fondre entre deux rochers. Crown écarta les bras d’un geste désespéré et s’aplatit, ventre à terre. Horrible constat ! Un trou de la taille de mon poing s’ouvrait entre ses omoplates comme s’il avait été foré par une énorme perceuse au bout vrillé. Brice qui se précipita aussitôt ne put que découvrir avec moi la dure réalité. Bien sûr, notre compagnon était mort ! Afin de parer à tout événement imprévu, l’antenne de communication avait été mise en service. Ce qui nous permit d’avertir Maure et Lazzaro du terrible accident. Dos à dos, Brice et moi montions la garde auprès du cadavre de Crown, armes à la main pour faire face à n’importe quel type d’attaque. Nous étions tellement traumatisés qu’aucun de nous deux n’avait envie d’élever la voix. Pour dire quoi ? Crier notre désespoir ? À mesure que le jour gris se levait, le pic au loin s’assombrissait. Le soleil commençait à chauffer fort. L’odeur aigre de nos sueurs nous enveloppait. Pendant ce temps, Maure et Lazzaro se replièrent dare-dare vers le vaisseau, tout en balayant l’environnement de leurs projecteurs à ondes de fraction dans le but d’éviter toute agression. Ce qui ne fut pas sans causer de dégâts, traçant ainsi une sorte de chemin en faisant éclater les rochers pour dégager leur passage. Course échevelée qui favorisa leur retour rapide vers la vallée. Ils équipèrent sans tarder un module airplane, puis vinrent nous secourir. La gueule de bois classique est un bien piètre désagrément par rapport à la sensation physique que nous ressentîmes au réveil. Comme si nous avions été soumis durant quelques heures au tambour d’une machine à laver. Néanmoins, plus que charnelle ou musculaire, cette douleur ébranlait surtout notre système nerveux. Au point qu’après une lourde médication, le lendemain ne nous vit pas apparaître hors du vaisseau, repliés que nous étions dans nos sarcophages. Une fois rétablis, Brice nous réunit pour faire le point. « Bon, j’ai examiné la vidéo prise par le drone d’accompagnement, l’image est tellement floue qu’il n’y a pas grand-chose à en tirer au sujet de la morphologie de l’agresseur. En conclusion, nous devons adopter une conduite rationnelle. Je vois deux explications possibles à la mort de Crown : soit il s’agit d’une vengeance en rapport avec les oiseaux qu’il a abattus, et même des branches qu’il a brisées sur ces arbres que nous n’avons pas expertisés ; soit ces extraterrestres ne supportent pas notre arrivée, qu’ils considèrent comme l’intrusion d’envahisseurs. Dans le premier cas, adoptons pour l’instant un comportement pacifique en évitant de nous déplacer durant quelques jours. Peut-être pourrons-nous temporiser par la suite avec les autochtones en essayant de nous excuser de notre première attitude. Dans le second, en supposant une guerre à outrance, je n’imagine pas comment maîtriser la situation, puisqu’en dehors des informations acquises à partir des observations terrestres, toujours sujettes à caution, nous savons peu de chose sur Acébé. » Si je suis grande et blonde, je suis aussi forte en gueule, d’où ma protestation : « Certes, nous étions à bout de forces en revenant de l’expédition, mais l’un d’entre vous a-t-il eu le courage d’aller voir le corps de Crown dans son sarcophage, avant qu’on décide de l’incinérer ? Moi, je m’y suis rendue ce matin à la première heure. Il n’en reste plus rien. Résorbé ! C’est inexplicable. Aussi, en me concertant avec Lazzaro, nous avons choisi de rencontrer les Acébériens, dans l’intention d’entamer dans l’immédiat un processus de conciliation, voire de fraternisation. – Exposez-nous votre plan, exigea Brice. – Nous allons parcourir la forêt morte. En considérant sa plantation géométrique, Lazzaro et moi avons déduit que c’est une construction acébérienne où nous devrions découvrir des traces de civilisation. C’est notre seule chance de comprendre la situation. – Admettons ! Dans le cas où vous seriez attaqués, quelle serait votre réponse ?
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– Par intuition, je pense que nous devrions laisser les événements se dérouler jusqu’à ce qu’on en saisisse la motivation. Je ne crois ni en Dieu ni au Diable, mais depuis l’enfance j’ai le sentiment que l’univers est né d’une sorte d’harmonie entre le vide, l’énergie et la matière. Sommesnous en phase avec cette harmonie ? C’est afin de le vérifier que j’ai accepté de m’embarquer pour cette expédition. » Avec sa morphologie trapue de lutteur de foire, son front étroit, têtu, ses profonds yeux gris, son menton de super-héros, il émanait de Brice une impression rassurante. Si nous étions ses complices vigilants, c’est à lui que nous devions la réussite du voyage vers Acébé. Voilà pourquoi nous attendions sa décision. « Je vous accorde cinq heures. À la moindre alerte, repliez-vous, sinon le drone d’accompagnement tirera à vue. – Pour notre part, dit sobrement Lazzaro, nous y allons sans arme ni protection. » D’ordinaire charmeur, grâce à son sourire éclatant de condottiere, le visage de Lazzaro exprimait plutôt une fermeté inébranlable. Qui nous impressionna, car chacun de nous savait qu’à la suite d’un grave traumatisme il avait choisi ce pseudonyme après cinq ans de coma. Il se comportait comme un ressuscité qui n’avait plus rien à perdre. Si la plupart d’entre nous avaient eu la chance de visiter certains sites antiques, en abordant la forêt acébérienne nous fûmes immédiatement saisis par l’étrange organisation du lieu. Au lieu de rassembler en un même point des temples, des théâtres, des endroits de vie, des monuments funéraires, l’arrangement des arbres, échelonnés à distance régulière sur une aire si vaste qu’il était impossible d’en apercevoir l’extrémité, se développait selon un rythme si subtil qu’il ne pouvait être celui d’une plantation. Son plan rigoureux ne devait rien au hasard. Pour Lazzaro et moi, il démontrait sans conteste une pensée d’urbaniste. Ne manquaient que les habitants. Malgré leur évidente ancienneté, les troncs couleur de cuir tanné ne présentaient aucune aspérité, pas un nœud, pas une moisissure. Les fûts épais, qui s’élevaient à une trentaine de mètres, s’épanouissaient à leur sommet dans une délicate architecture de branches dénudées. Lazzaro me fit remarquer qu’elles évoquaient par leur dessin en forme d’antenne une sorte d’appel vers le ciel gris mauve. « Peut-être une invitation à la pluie, dis-je spontanément. » J’avais observé combien le sol souple semblait sec, sans mousse, ni lichen, ni herbe, ni feuilles mortes. À ce moment même, surgissant de nulle part, une masse molle, sorte de loukoum géant, couleur de suie, gluant, s’abattit sur mon compagnon, l’enveloppa. Avant que notre drone d’accompagnement n’ait eu le temps de diriger son arme vers lui pour le calciner, il se sublima dans l’atmosphère. Bras ballants, je ne pus que constater la disparition du corps de Lazzaro. Par contre, ses vêtements, ses effets personnels, son matériel scientifique gisaient sur l’acébère. Dire que les larmes me vinrent aux yeux serait loin de la vérité. Je fondis en pleurs. Immobile, incertaine, je cherchai ensuite de tous côtés un témoignage de cette improbable agression, sans découvrir le moindre indice prouvant qu’elle s’était produite. Cette sidération dans laquelle j’étais plongée me procurait, en même temps qu’une puissante émotion, un singulier pressentiment. Considérant ces rangées de fûts à l’infini qui se déployaient en trapèze, j’avais l’impression qu’ils me renvoyaient une réponse. Le soupçon qu’il ne s’agissait pas d’un meurtre, mais d’un phénomène que je comprendrais. Un jour, je saurais qui l’avait généré et pour quelle raison. Peu à peu, je me repris en main, enregistrai systématiquement les moindres détails du terrain, m’approchai d’un arbre dont je cherchai à prélever un échantillon de l’écorce, sans y parvenir. Puis, en plus du matériel scientifique, je ramassai les vêtements de Lazzaro afin de procéder par la suite à leur analyse approfondie. Curieusement, j’étais certaine qu’il ne m’arriverait rien de fâcheux, que j’étais protégée par une impunité implicite en regagnant le vaisseau. Vide ! Pas une seule trace de Maure ou de Brice, pas un mot d’explication.
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Le système de communication fonctionnait parfaitement. Sauf qu’après des dizaines de tentatives infructueuses pour joindre mes compagnons, je finis par abandonner. À tous mes messages répondait le silence. Les cinq drones d’exploration dont je disposais m’envoyaient des visions de paysages désespérément mornes, des images sans vie. Et pourtant, Crown avait bien abattu deux oiseaux ! Par deux fois nous avions été témoins de la présence d’extraterrestres ! Prise d’anxiété, je descendis du vaisseau, marchai à pas rapide vers la vallée pour extérioriser mon malaise. Bientôt, j’atteignis le ruisseau que nous avions aperçu au moment d’acébérir. Son lit de quartz brillait sous un soleil ardent. Mais il ne s’y trouvait pas une goutte d’eau. L’exoplanète souffrait d’une terrible sécheresse ! Sur le moment, je ne découvris qu’une solution pour parer à mon angoisse. Essoufflée après une course à pas rageurs vers le vaisseau, je m’allongeai dans mon sarcophage, avalai une bonne dose de somnium accompagnée d’une tasse de thé et m’endormis à perpète. Si les visiteurs du rêve ne m’avaient fait bondir hors de ma couche, je ne me serais peut-être jamais réveillée. Ils étaient trois petits enfants. Je ne fus pas dupe de leur apparence. Bientôt, le premier reprit sa forme exacte, boule de fourrure avec une excroissance ventrale qui évoquait une perceuse à vrille. Le second développa son corps mou et fluctuant, couleur de suie. Le troisième n’était pas mal du tout, plutôt séduisant même. Enfin, c’est l’impression qu’il m’a faite, car en réalité, il changeait souvent d’apparence. Mais d’yeux, de bouche, de nez, point ! Pourtant, ils communiquaient. Non par des mots, mais par des sensations qui rejoignaient justement celles que l’on éprouve en rêve, que j’avais perçues durant mon long sommeil. Soit le sentiment que le réel est fluctuant, que notre logique soutenue par le raisonnement ne tient pas face à d’imprévisibles retournements. Mais qu’en même temps la découverte d’aventures extravagantes, la présence d’êtres à demi imaginaires empruntés à notre inconscient nous amène à admettre l’impossible. Face à ces Acébériens, j’étais prête à tout accepter. Ils avaient soif, leur planète avait soif, leurs villes arboricoles dépérissaient. Après le choc qu’ils avaient ressenti lors de notre arrivée, l’un d’entre eux avait réagi. Mais cet assaut meurtrier n’était qu’une illusion. Il s’agissait d’une fusion. Crown, Lazzaro, Brice, Maure faisaient désormais partie du grand corps planétaire qui s’était constitué depuis des millénaires. Tous les êtres vivants pouvaient se fondre à l’entité consubstantielle à l’exosphère où ils se nourrissaient d’énergie. De cette manière ils avaient résolu le problème de la solidarité entre les espèces multiples qui existaient sur Acébé. Après plusieurs siècles consacrés à une symbiose universelle, un retournement s’était produit. En reprenant leur autonomie, un grand nombre d’Acébériens avaient souhaité une forme, s’étaient créé une apparence, une personnalité. C’est ainsi que nous avions mangé deux d’entre eux qui avaient choisi de s’incarner en oiseaux. Toujours soutenus par cette volonté communautaire, ils avaient généré ces villes arborescentes où chacun vivait selon ses aspirations. Jusqu’à ce que la surface de la planète s’assèche progressivement. Car, s’ils s’alimentaient désormais en puisant dans les ressources en eau et en végétal d’Acébé, nul ne s’était préoccupé de l’entretenir. Sans transition, je me sentis profondément solidaire de leur désarroi. Comprenant soudain, d’une manière sous-jacente, que les Acébériens ne disposaient d’aucune technologie, qu’ils n’avaient inventé ni le feu, ni la roue, ni quoi que ce soit en rapport avec des procédés que nous, Terriens, avions développés pour devenir les maîtres destructeurs de notre planète. Or, si la surface d’Acébé où ils puisaient leur subsistance, où ils avaient établi leurs villages, était en proie à la sécheresse, nous savions que son sous-sol regorgeait d’eau. Une des raisons qui nous avait décidés de la choisir pour y émigrer. Je m’ingéniai à imaginer comment transmettre ces notions étrangères à leur tempérament, estimant que nous disposions de tous les moyens pour améliorer leur sort en faisant revivre la rivière qui coulait dans la vallée, en forant des puits, installant des panneaux solaires, des pompes pour irriguer l’humus, alimenter les arbres de la ville. Puis, à terme, procéder à la renaissance des océans, réorganiser le réseau fluvial.
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Si forte fut ma pensée, si puissantes furent mes idées qu’au moment où je les développais mentalement, Brice, Maure, Lazzaro, Crown réapparurent à mes côtés. En même temps, je me sentis enveloppée d’une immense impression d’euphorie partagée. J’eus conscience d’être intégrée à l’entité. Devant nous, les trois Acébériens fusionnèrent et s’évanouirent sans nous transmettre le moindre message. Cela ne nous sembla pas nécessaire, nous étions en eux, ils étaient en nous. Si j’étais restée libre et indépendante pendant le temps où mes compagnons avaient été absorbés, ceux-ci, qui avaient chacun vécu à leur manière une expérience traumatisante, m’apparurent transformés. Crown, le premier, me raconta comment il avait ressenti le percement de son dos, l’aspiration de sa chair, de ses os, de ses principes vitaux comme un étrange plaisir. Sans la moindre douleur, il éprouva au contraire un sentiment de délivrance, surtout par la suite lorsqu’il se résorba progressivement. La mort, qu’il avait redoutée depuis l’adolescence, se transforma en une expérience magique quand son esprit rejoignit le corps d’Acébé, flottant tel un nuage organique autour de la planète. « Mais quel genre d’échange as-tu établi ? – Aucun, à part le sentiment que je faisais désormais partie d’un immense réseau de vie solidaire dont j’étais l’un des composants. Unique et multiple. » Lazzaro, quant à lui, au lieu de ressentir une impression d’étouffement sous la masse gélatineuse qui s’était abattue sur lui, se réjouit physiquement d’une aspiration hors de son corps qui avait tant souffert jadis lors de son long coma, dont il portait les traces indélébiles. « N’as-tu pas eu le sentiment d’être dépossédé de ton identité ?, lui demandais-je, à l’affût de la plus petite contradiction entre leurs témoignages, pour savoir si vraiment nous n’étions pas victimes d’un piège mortel. – Au contraire, j’exultais qu’elle se diffuse au sein de l’entité à laquelle j’apportais des données concernant nos problèmes de civilisation. En retour je recevais des informations fondamentales à propos des relations entre les êtres vivants et la planète qui les avait vus naître. » Maure confirma ces réponses à quelques différences près. Rompant le charme, Brice déclara : « J’ai testé l’ordinateur de bord. Sans que nous le sachions, le vaisseau a beaucoup souffert au cours de notre voyage. Nos chances de regagner la Terre sont infimes. J’y ai envoyé un message très circonstancié pour expliquer en quoi Acébé offrait à l’humanité des perspectives de survie. Bien sûr, il n’y parviendra qu’après des années. En attendant, il faut nous mettre rapidement à l’ouvrage si nous voulons sauver cette exoplanète et ses habitants. En premier lieu, je propose de déverser nos réserves en eau sur les premiers arbres du village pour constater comment ils réagiront. Après vérification des premiers résultats, nous établirons un plan général de réhydratation de la surface à long terme. » Aussitôt dit, aussitôt fait. Une semaine plus tard, sans doute parce que j’avais conservé un libre arbitre, mes compagnons m’invitèrent à m’engager avec eux dans la forêt de baobabs. À peine avais-je atteint l’orée du village qu’un des troncs s’ouvrit pour m’offrir son cœur accueillant. J’y pénétrai en même temps qu’alentour d’autres extraterrestres aux aspects les plus divers occupaient des arbres voisins. Case antique à l’odeur de sève. Bientôt l’écorce l’occulta. Je perdis peu à peu conscience de moi-même, reliée à l’entité d’Acébé. Puis je renaquis. Singulière ! À l’extrémité de mes branches éclataient les premiers bourgeons. FIN 1. Gafam : acronyme pour Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. 2. Natu : acronyme pour Netflix, Airbnb, Tesla et Uber. 3. Batx : équivalent chinois des Gafam, acronyme de Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi. 114
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TRIBUNE de Gwenaëlle d’Aboville Urbaniste, cofondatrice de l’agence Ville ouverte, spécialisée en concertation.
La concertation au service d’une ville plus ouverte ? La fabrique de la ville s’accompagne de plus en plus de phases de concertation entre les habitants et les professionnels. Contribuent-elles à construire une cité plus ouverte aux populations fragiles et à se prémunir des violences sociales consécutives aux grandes transformations urbaines passées ? En bordure de Paris, à Montreuil, la place Paul-Langevin – un parking peu avenant pour les piétons et les riverains – fait l’objet, depuis 2015, d'une concertation avec les Montreuillois, dans le cadre du projet global de rénovation de la Croix-de-Chavaux. Au début des discussions, la situation était jugée insoluble. Les riverains nous disaient : « Les SDF (pour qui la place était devenue un lieu de vie) vont rester, ils vont boire, faire peur aux enfants, la place sera une pissotière géante, avec des déchets partout. Personne ne viendra jamais sur votre place. » L’espace public a toujours été un lieu d’affrontement entre des points de vue, entre des personnes qui sont désagréables les unes pour les autres. Gérer des conflits d’usage fait partie de notre quotidien en tant qu’urbanistes. Une ville sans frottement serait plus inquiétante, je me demanderais : de quoi cette absence de conflit est-elle le signe ? Y a-t-il eu une éviction de tout ce qui était, en apparence, différent ? Les conflits s’expriment-ils à huis clos ? Cela veut-il dire que l’on est très contrôlés ou que l’on n’a même plus le temps de s’engueuler ? Il est certain qu’on ne va pas 116
régler tous les problèmes en rénovant une place, cependant, la concertation, lorsqu’elle est faite de façon sincère, aide à en régler un certain nombre. Dans le cas de la Croix-de-Chavaux, nous avons installé, avec l’agence d’architecture Anyoji-Beltrando, du mobilier provisoire, des bancs, des jeux pour enfants et une équipe de médiateurs. Il s’est passé ce que personne n’avait prévu : une cohabitation sereine entre les personnes SDF et les familles. Il y avait parfois une répartition tactique de l’espace, les personnes SDF sur les bancs, les enfants sur les jeux. Et puis, d’autres fois, une personne sans abri jouait au ping-pong avec un jeune. Cette expérimentation de l’espace a permis de faire bouger les lignes. En fait, la place est redevenue un espace public offert à tous, dès lors qu’il y a eu des choses à faire pour les uns et pour les autres. Il y a bien sûr eu des frictions, j’en ai fait moi-même l’expérience. Nous avions posé un container sur la place pour gérer la médiation. J’arrive un matin pour l’ouvrir et, au moment où je m’approche, une personne SDF,
manifestement ivre, se lève et urine sur la serrure. C’était un dimanche matin, il était 10 h, j’ai craqué, je lui ai crié que je n’avais pas envie de ça, que je n’avais pas envie de mettre ma clé dans une serrure pleine de pisse, que j’allais passer tout la journée ici, qu’il faisait 25 degrés et que l’odeur allait être insupportable. Ma réaction l’a surpris, il s’est excusé et il a fait dix allers et retours avec des seaux d’eau pour m’aider à nettoyer. À ce moment-là, en fait, nous nous sommes rencontrés. Un conflit est aussi l’occasion de dire telle situation ou tel comportement ne me convient pas et il donne la possibilité à l’autre d’en prendre conscience et d’entrer dans un dialogue. Faire de la concertation, c’est justement mettre en place les conditions d’une immense conversation entre les différentes parties prenantes d’un espace qui va être transformé : ceux qui sont déjà sur place, ceux qui seraient susceptibles de venir et puis ceux qui font la ville, les commerçants, les élus, les techniciens, les professeurs qui enseignent dans les écoles à proximité, ceux qui viennent travailler dans le quartier VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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Crédit photo : David Tardé/Moderne Multimédias
mais habitent ailleurs. Il y a mille façons de faire de la concertation, mais ce qui importe en premier lieu c’est de prendre en considération le plus de monde possible et donc d’avoir une attention particulière envers ceux qui vont s’exprimer le moins : ceux qui ne sont pas propriétaires, ceux qui ne sortent pas de chez eux, ceux qui passent leur temps dans les transports, ceux que l’on dit marginaux, qui ne possèdent rien, qui ne sont pas porteurs de projet ou alors d’un projet mal perçu, comme squatter. Il n’est finalement pas difficile d’aller parler à des personnes marginalisées, fragiles, précaires, ce qui est difficile c’est de faire reconnaître leur parole comme légitime auprès de ceux qui financent les projets urbains. Parfois, certaines commandes publiques l’imposent. Ce fut le cas, lors du réaménagement des Halles à Paris, connues pour être un lieu de vie pour les personnes SDF. Des parcours ont été réalisés avec une vingtaine d’entre elles. Il s’agissait de comprendre leurs besoins et leurs habitudes afin de les intégrer dans la conception des espaces et des équipements. Faire figurer leur parole et la manière dont elles se comportent, dans l’étude, était une manière d’affirmer publiquement qu’elles ont leur place dans ce lieu. Pour réussir une concertation, il faut être inventif et s’intégrer dans le quotidien des gens, plutôt que leur demander de faire un détour pour venir nous parler. Nous inventons plein de méthodes différentes en fonction des situations. La préfiguration des espaces, à l’image de ce que nous avons fait sur la place de la Croix-de-Chavaux, aide à contrer certains préjugés, mais aussi à ajuster le projet : il n’y a pas assez de places pour se garer, on en ajoute ; il y a de nouvelles nuisances sonores, on repense les espaces, etc. L’immersion nous permet d’être visibles et disponibles à des rencontres impromptues. Nous accompagnons quelqu’un chez lui pour qu’il nous montre son bureau, son endroit préféré. Nous faisons le trajet avec une personne qui n’a pas le temps VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
de s’arrêter pour nous parler. Nous pratiquons aussi le porte-à-porte et proposons à une personne qu’elle invite ses voisins pour monter une réunion à plusieurs afin de discuter du projet. Nous nous rendons dans les fêtes d’écoles, les foires agricoles, la fête des jardins. Nous réalisons aussi des jeux sérieux, des expositions, des ateliers thématiques. L’objectif, c’est de transmettre tout ce que l’on sait, les informations techniques, mais aussi financières, car si l’on ne donne pas aux gens les moyens de s’emparer d’un sujet, alors ce n’est pas la peine de leur raconter qu’ils ont une place à la table du projet.
La concertation a l’avantage de reposer la question de l’intérêt à agir et pour quoi, pour qui on le fait. En quinze ans, les phases de concertation sont devenues incontournables dans la réalisation de projets urbains. Elles visent sans doute à combler le fossé qui s’est créé entre ceux qui fabriquent la ville et ceux qui la pratiquent, une défiance mutuelle que l’on observe à tous les niveaux de la société, entre professeurs et élèves, entre médecins et patients, etc. Dans la fabrique de la ville, largement conduite, en France, par l’action publique, la concertation tente, ainsi, de rétablir une relation de confiance et de réinscrire les uns et les autres dans un récit commun, à l’échelle d’un immeuble, d’une place, d’un quartier. Malheureusement, les concertations sincères, c’est-à-dire celles qui prennent réellement en compte la parole des habitants et des riverains dans la conception d’un projet urbain, restent encore trop marginales pour transformer la façon de faire la ville et la rendre plus ouverte.
Pourtant, lorsqu’elle a vraiment lieu, la concertation enrichit les projets, elle apporte une expression plurielle des attentes et révèle la singularité de chaque configuration urbaine. Sans elle, les projets se réduisent très vite à une liste de lieux communs : il faut que ce soit propre, il faut qu’on soit en sécurité, il faut que ce soit fonctionnel, que ce soit beau… Sans elle, l’urbanisme conçoit des modèles urbains sans considération pour ce qui existe déjà, tombant dans l’écueil de la standardisation des modes de vie et d’habitat. C’est une pratique qui a engendré la violence sociale que l’on connaît aujourd’hui et qui maintient l’urbanisme en échec depuis plus d’un siècle. Cette immense conversation qu’est la concertation a, enfin, l’avantage de reposer la question de l’intérêt à agir et pour quoi, pour qui on le fait. Est-ce que finalement la concertation aboutit à des meilleurs projets urbains, à des projets plus justes ? C’est une question que se posent beaucoup de professionnels de la ville, mais qui élude un point important : que juget-on ? Le projet livré le jour de l’inauguration, le projet trois ans après, lorsque les arbres ont poussé, ou cinq ans plus tard, quand les habitants se sont approprié l’espace ? En fait, décider que le point final d’un projet coïncide avec le jour de son inauguration est complètement arbitraire. En tant qu’urbanistes, élus, architectes, experts, nous aurions tous intérêt à prendre le temps d’observer et de regarder vivre les espaces avant d’y toucher, à privilégier les transformations continues et itératives aux visions de rénovation totale, où l’on se leurre en pensant que c’est l’occasion ou jamais de régler tous les problèmes d’un coup… La concertation, nous amène, en fait, et c’est heureux, à renoncer à la prétention de savoir pour les autres comment faire leur bonheur. Propos recueillis par chrystèle Bazin
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EN DÉBAT
Des citoyens en manque d’espaces communs ? Dûment autorisées ou juste tolérées, éphémères ou pérennes, de nouvelles formes d’espaces partagés et ouverts se multiplient depuis quelques années dans des friches et autres lieux vacants, sur des places ou des ronds-points. À quelles aspirations vient répondre cette réactivation de lieux par la société civile ? La mise en partage de ces espaces et les différents modes de cohabitation qui s’y déploient posent-ils les bases d’un espace social plus solidaire ?
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« Vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner », écrit Georges Perec dans Espèces d ’espaces, que le géographe Michel Lussault considère comme le plus grand livre de géographie jamais écrit. Georges Perec y scrute minutieusement les relations aux espaces que nous habitons et nous confronte au peu d’attention que nous leur portons. Pourtant, énonce Michel Lussault, « il n’y a pas d’existence humaine possible sans espace de vie et nous ne pouvons pas vivre sans composer avec cet espace ». Car nous le partageons avec d’autres entités, humaines ou non. Dès lors se pose le problème de la cohabitation au sein d’un même espace, mais aussi, nous dit la philosophe Hannah Arendt, celui de l’espace qui nous sépare les uns des autres. C’est, selon elle, de ce constat de la séparation des corps et des réalités que naît l’activité politique, au sens philosophique du terme : nous cherchons à établir des relations afin de réduire cette distance, tout en préservant un espace qui garantisse notre intégrité individuelle ou notre identité collective. Dès que vous avez deux êtres humains, vous avez une séparation, développe Michel Lussault, donc une perception différente, ce qui va générer une activité qui consiste à gérer cette distance, cette différence de point de vue. Différentes stratégies se développent alors pour composer et réguler cet espace entre les êtres, quelque part entre deux voies contraires : d’un côté accepter le partage de l’espace, de l’autre lutter pour maintenir une distance. Dans le premier cas, résume Michel Lussault, nous faisons le choix d’une « régulation pacifique et inclusive », menant à une société de l’accueil, de la bienveillance, de l’hospitalité. Dans l’autre cas, nous pratiquons l’écart, la défiance, la ségrégation, une tout autre manière de gérer la distance entre les humains, et façonnons « une société excluante et repliée sur elle-même ». Ainsi l’expérience de l’espace commun est fondamentale, car, pour reprendre Hannah Arendt, c’est ainsi que l’on apprend à gérer l’espace qui nous sépare des autres. L’AFFAIBLISSEMENT DES ESPAcES cOMMUNS Selon le géographe, l’espace public s’affaiblit. Dans les villes et leur périphérie, la pression foncière favorise une privatisation croissante des espaces collectifs ou indéterminés. La logique marchande grignote également les espaces publics, les places sont mangées par les terrasses, et les plages par les transats. « Fragilisées par les coupes budgétaires, les institutions publiques culturelles doivent privilégier l’industrie du spectacle, au détriment de leur rôle historique d’espace d’accueil et de rencontre de toutes les formes de culture », ajoute Michel Lussault. D’autres espaces publics sont opérés par des acteurs privés, « un des cas les plus spectaculaires étant Time Square à New York ». L’espace public restant est « déterminé et dessiné en fonction des usages voulus, avec cette volonté de neutraliser le risque de l’épreuve d’autrui ». Il s’agit, par exemple, d’éviter que les personnes stagnent sur les places ou dans les rues, mais aussi de séparer VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
les automobilistes des cyclistes, et les cyclistes des piétons, etc. Enfin, nous assistons à un repli des personnes dans leur sphère privée, ce que Michel Lussault appelle la montée de la « privacité » : fermeture des cours d’immeubles, digicode, etc. Au-delà de l’individualisation des habitations, la voiture, la télévision et maintenant les écrans de smartphones, contribuent à nous extraire de l’espace public, constate-t-il. Nous nous retrouverions, ainsi, de plus en plus confinés dans des bulles individuelles et donc dans une société qui accentuerait la séparation des êtres et la mise à distance de l’autre. L’analyse est séduisante au regard de l’évolution récente des sociétés, notamment occidentales, et des tensions qui les habitent : crise de l’accueil, logique sécuritaire, etc. Cependant, en parallèle de cet affaiblissement de l’expérience physique d’un espace commun, nous vivons un développement fulgurant des technologies de communication à distance : téléphonie, Internet, visioconférence... Ces espaces virtuels collectifs ou interpersonnels ne peuvent-ils pas contribuer à rapprocher les êtres, et même à des échelles inédites ? On pourrait prendre l’exemple des mobilisations pour le climat un peu partout sur la planète. Michel Lussault insiste, néanmoins, sur l’importance de la dimension pratique de l’expérience spatiale partagée. Les relations numériques restent fictives, en ce sens qu’on peut se déconnecter en un clic et de façon unilatérale, alors « qu’il n’y a rien de plus puissant que l’épreuve de la cohabitation, que d’être obligé de partager avec d’autres un espace de vie. Rien ne résiste à cela », explique-t-il. Cette importance des rencontres en face à face, un autre géographe, Luc Gwiazdzinski, l’a observée sur les rondspoints des « gilets jaunes » : « Là j’ai vu des gens “exister”, redevenir citoyens au sens de la cité antique où l’on reconnaissait le citoyen “à ce qu’il avait part au culte de la cité”. » L’essor des tiers-lieux, des espaces de travail partagés, des communs urbains, des lieux où les citoyens se rassemblent, est-il une réponse contextuelle à un manque d’espace commun, à un besoin d’en refaire l’expérience ? S’agit-il de se retrouver, à nouveau, en présence des autres et dans l’obligation de composer avec eux, car cette expérience de la cohabitation, bien que difficile, serait finalement essentielle à notre humanité ? Ces lieux alternatifs, tiers, autres, que l’on parvient difficilement à définir autrement que par une double négation, des lieux « ni ceci ni cela », ni un espace public ni un espace privé, ni un espace de travail ni un espace de loisirs, etc., seraient-ils aussi des lieux conjonctifs, des « et ceci, et cela », esquissant les contours d’une nouvelle catégorie d’espaces partagés ? DES LIEUX INFINIS ET INDÉFINIS En 2018, lors de la 16e Biennale internationale d’architecture de Venise, le pavillon français a présenté un travail de l’agence 121
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d’architectes Encore Heureux autour des lieux infinis, « des lieux ouverts, possibles, non finis, qui instaurent des espaces de liberté où se cherchent des alternatives. Des lieux difficiles à définir car leur caractère principal est l’ouverture sur l’imprévu pour construire sans fin le possible à venir », détaille l’agence. Parmi les dix lieux mis en avant figurent l’Hôtel à projets Pasteur à Rennes et les Grands Voisins à Paris (lire l’article page 20), deux tiers-lieux qui ont marqué positivement les territoires où ils ont œuvré. Qu’ont-ils en commun ? Tous deux ont cherché à créer les conditions d’un espace où les citoyens se sentent libres d’agir, d’expérimenter des dispositifs en dehors des cadres institutionnels et des logiques marchandes. À l’Hôtel Pasteur, nul besoin de remplir un dossier ou d’avoir fait ses preuves pour venir expérimenter un projet dans l’enceinte du bâtiment. Aux Grands Voisins, l’état délabré du lieu et le fait qu’il allait, à terme, être transformé en tout autre chose, ont permis de créer immédiatement un espace autorisant, où chacun a pu s’investir. L’autre spécificité de ces deux lieux, c’est l’attention portée à la rencontre. Le collectif Yes We Camp, une des structures pilotes des Grands Voisins, a aménagé les espaces de façon à faciliter les interactions entre des publics très hétérogènes : personnes hébergées, travailleurs sociaux, artistes, petites structures, grand public. De ces rencontres sont nés des besoins et des opportunités de faire des choses ensemble : végétalisation, restauration, etc. À l’Hôtel Pasteur, s’il n’y a pas de critères d’entrée, il y a quand même un préalable : venir voir la « concierge » du lieu, aujourd’hui l’architecte Sophie Ricard, afin de se présenter mutuellement, de parler du lieu et de la façon dont il fonctionne. Deux règles viennent y renforcer la dimension de la rencontre de l’autre : on ne choisit pas son voisin et on ne s’installe pas dans le lieu, comme le sous-entend le terme « hôtel à projets », car rares sont ceux qui vivent à l’hôtel toute leur vie… On a ainsi pu croiser à Pasteur des gens qui vivaient dans la rue, des défilés de mode, des voyageurs, un thérapeute, un professeur de sport, des étudiants des Beaux-Arts, un restaurant social, etc. Troisième point commun : la confiance, dont découle la responsabilité individuelle. L’expérience des Grands Voisins ne devait durer que deux ans, d’où la contrainte de décider très vite et donc la nécessité de responsabiliser un maximum de contributeurs, produisant spontanément un sentiment d’appartenance collective au lieu. À Pasteur, Sophie Ricard a été longtemps la seule permanente, ce qui l’a amenée à prêter la clé du bâtiment, sans que celle-ci ne soit jamais perdue une seule fois en cinq ans ou qu’elle ressente le besoin d’en faire un double. Autre rapport de confiance : celui qui s’est installé entre les protagonistes des deux tiers-lieux et les élus locaux. Ce soutien, cette confiance a priori, ont été décisifs dans la réussite des deux projets. 122
« Il n’y a rien de plus puissant que l’épreuve de la cohabitation, que d’être obligé de partager avec d’autres un espace de vie. » MICHEL LUSSAULT, GÉOGRAPHE
Enfin, de façon plus générale, que ce soit sur les ronds-points, les places ou dans les tiers-lieux, beaucoup de temps et d’énergie sont dépensés pour élaborer des règles de bon usage du lieu et de son partage, afin de faire coexister pacifiquement des individus différents. « C’est un travail fin et intense, les témoignages des personnes investies dans ces lieux en disent long sur la difficulté de l’exercice », rapporte Michel Lussault. Pour preuve, on voit s’inventer et se réinventer des métiers afin de gérer cette activité politique, au sens d’Hannah Arendt, que ce soit celui de concierge à l’Hôtel Pasteur ou d’architecte de la cohabitation chez Yes We Camp. Ces lieux expérimentent, en outre, des modalités de gouvernance pour sortir des systèmes pyramidaux (associations collégiales, parlement citoyen, etc.) et des modes de communication qui permettent au plus grand nombre de s’exprimer, à l’image du code gestuel popularisé par Nuit debout pour faire circuler la parole. Partager un lieu produit forcément du commun, et, selon Michel Lussault, reconnaître ce commun, c’est accepter d’avoir une dette à l’égard des autres, et symétriquement que les autres ont une dette envers soi. « Ainsi, les personnes qui investissent ces alter-lieux font l’expérience spatiale de l’interdépendance des êtres. Reconnaître cette interdépendance dans un monde qui façonne le mythe d’un individu autosuffisant, c’est subversif, et c’est l’expression politique de la solidarité », décrypte-t-il. Sans aller jusqu’à la subversion, ce besoin manifeste de solidarité vient peut-être effectivement répondre à cette injonction croissante à l’autonomie des individus. Il ne s’agit pas de la contrebalancer, car le contraire de l’autonomie serait la dépendance et non l’interdépendance, mais plutôt de la remettre en contexte. En espace. Il reste à savoir si ces nouveaux espaces communs, formels ou informels, éphémères ou pérennes, seront suffisamment nombreux pour insuffler cet élan salutaire de solidarité… LA cRISE DE cROISSANcE Leur succès, en particulier des tiers-lieux, est en train de susciter l’intérêt des acteurs publics et privés. L’État et les collectivités territoriales voient ces nouveaux lieux citoyens VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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comme des relais possibles pour leurs dispositifs. Les acteurs de la fabrique de la ville ont identifié la capacité des tierslieux à créer de nouvelles dynamiques dans des quartiers en difficulté, à être en quelque sorte des ambassadeurs de la mutation des quartiers. Les propriétaires et investisseurs fonciers réalisent que laisser les citoyens redonner une valeur d’usage à des lieux abandonnés, souvent inexploitables en raison des coûts de remise aux normes, peut en augmenter la valeur foncière. C’est pourquoi, beaucoup de ces différents acteurs mettent aujourd’hui en place des moyens pour que les tiers-lieux se développent. Le ministère de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales a, par exemple, lancé cet été un appel à manifestation d’intérêt, avec à la clé un financement de 300 tiers-lieux, qu’il nomme « Fabriques de Territoire ». Les aménageurs ont intégré l’urbanisation transitoire et les tiers-lieux dans des appels d’offres dans le cadre de rénovations urbaines. C’est ainsi qu’ICI Marseille, espace de travail partagé pour les artisans, a pu accéder gracieusement à un hangar dans le quartier des Fabriques. Ce quartier, laissé à l’abandon pendant quarante ans, fait aujourd’hui l’objet d’un plan de rénovation, avec l’intention de refaire de cette zone, proche du littoral et du port maritime, un lieu d’artisanat et de production locale. « La réalité, c’est que les villes ont perdu leurs artisans et leurs savoir-faire locaux, et ce sont des métiers porteurs de sens, structurants pour un territoire. Je reçois cinq à dix demandes par semaine me disant : “j’ai un projet de réaménagement urbain et nous voulons réimplanter de l’artisanat de production”. Ce n’est pas un effet de mode, c’est un raz de marée… », constate Nicolas Bard, cofondateur de Make ICI, la structure mère d’ICI Marseille. Afin d’opérer le « passage à l’échelle » des tiers-lieux, les acteurs publics ou privés appliquent les méthodes qu’ils maîtrisent, bien qu’elles semblent peu adaptées à ces nouveaux espaces de respiration sociale. Par exemple, une lecture attentive des conditions d’éligibilité à l’appel à manifestation d’intérêt pour les tiers-lieux, lancé par le Gouvernement, révèle plusieurs prérequis contradictoires avec les expériences de tiers-lieux comme l’Hôtel Pasteur ou les Grands Voisins. Il est, par exemple, demandé de démontrer a priori la pertinence et la capacité du projet, de répondre à un besoin identifié ou encore d’être économiquement crédible au bout de deux à quatre ans. Il y a également des éléments visant à orienter la programmation des tiers-lieux : avoir une offre de formation au numérique ou encore mettre en place des dispositifs publics et territoriaux existants contre un financement supplémentaire. Pourtant, de l’aveu même de certaines institutions, beaucoup de ces dispositifs standardisés sont en échec, rapporte Sophie Ricard. « Pour l’Administration, l’intérêt des tiers-lieux, c’est justement d’expérimenter d’autres formats hors des cadres institutionnels, de révéler des personnes qui innovent socialement et qu’elle ne voit pas », insiste-t-elle. Autre exemple, VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
appliquer une logique économique aux tiers-lieux, avec des objectifs de croissance et de rentabilité, risque de les pousser dans une course aux revenus et de les contraindre à une marchandisation des espaces et des services, limitant leur capacité à produire un espace inclusif et d’expérimentation sociale. Cette pression économique peut, par exemple, se traduire dans le cas de l’urbanisation transitoire par l’exigence du paiement d’un loyer, une demande abusive, selon William Dufourcq, le directeur des Grands Voisins, « étant donné que les propriétaires fonciers font déjà une économie substantielle sur les coûts de gardiennage et de sécurisation des vastes lieux à l’abandon qu’ils ont mis à disposition ». Globalement, la relation reste déséquilibrée entre, d’un côté, les acteurs publics et privés et, de l’autre, les citoyens ou entrepreneurs qui s’investissent dans ces nouveaux espaces d’intérêt commun. Certaines conventions d’occupation peuvent, par exemple, comporter un droit de regard sur l’activité qui se déroule dans le lieu. C’est le cas d’ICI Marseille. Le « makerspace » avait en effet accepté d’accueillir une exposition artistique sur les mobilisations citoyennes qui ont suivi le drame de la rue d’Aubagne à Marseille. Bouygues, le propriétaire des murs, a décidé d’y mettre son véto. Ce genre d’ingérence pose question sur la capacité des acteurs traditionnels à laisser suffisamment de liberté aux tiers-lieux afin qu’ils puissent jouer pleinement leur rôle social et sociétal. Il y a un risque de voir progressivement les citoyens engagés dans ces tiers-lieux devenir des « chefs de projet », passer des diplômes pour devenir concierges de tiers-lieux, remplir des formulaires de demande d’autorisation, estimer leur impact social avant de déployer une action, etc. L’effet pervers serait de transformer des lieux vraiment « tiers » en énièmes organismes de formation, en hubs de restauration ou encore en lieux de soirées à la mode… Ce que le scénographe urbain Jean-Christophe Choblet, à qui l’on doit Paris Plages, appelle « l’économie de la pompe à bière »… Il ne s’agit pas tant de critiquer la logique marchande, économique ou institutionnelle, dont l’apport peut s’avérer positif, que d’affirmer la spécificité des tiers-lieux en tant qu’espaces de respiration sociale et de solidarité. La dimension informelle et spontanée de nombreux tierslieux citoyens peut-elle être compatible avec la volonté de maîtrise de l’Administration, des aménageurs et des acteurs économiques ? Ou faudrait-il rester en zone grise pour préserver la capacité des citoyens à s’approprier des lieux pour récréer du commun ? RETROUvER LES cLÉS DE LA vILLE AccUEILLANTE Ces zones grises, l’architecte Cyrille Hanappe, maître de conférence à l’école d’architecture de Paris-Belleville, en a fait son terrain d’étude. Il travaille avec son association Actes et 123
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Cités et ses étudiants à l’amélioration du cadre de vie dans les bidonvilles et autres occupations illégales, qu’il préfère appeler quartiers spontanés, « Quartier, parce que bidonville sous-entend un “hors la ville”, alors qu’il s’agit bien d’un quartier de la ville. Il faut reconnaître l’urbanité de ces habitats. Et spontané, parce qu’il part d’un besoin humain essentiel et même animal. Le quartier spontané porte une dimension organique », explique-t-il. De ses recherches et interventions est né un ouvrage choral, intitulé La Ville accueillante : accueillir à Grande-Synthe, qui défend l’idée qu’en accompagnant les habitants dans l’amélioration de leur cadre de vie le bidonville deviendra progressivement un quartier de la ville. « Ce n’est pas une invention de ma part, c’est exactement la manière dont se fait la ville depuis quatre mille ans. À Marseille, le vallon des Auffes ou le Panier sont des bidonvilles qui se sont solidifiés peu à peu jusqu’à se transformer en quartiers et ils comptent aujourd’hui parmi les quartiers les plus cotés de la ville », dit-il. D’après lui, c’est parce qu’ils se sont fondés sur l’échelle humaine, sur des logiques de praticabilité, de travail, de vie, de voisinage, d’échange, et non sur des logiques capitalistiques, foncières ou de valorisation économique, qu’ils ont une telle valeur aujourd’hui. C’est cette valeur humaine que l’on retrouve dans ces lieux où les citoyens se rassemblent et qui explique sans doute pourquoi les personnes se sentent bien à l’Hôtel Pasteur, aux Grands Voisins et dans d’autres lieux similaires. Cette valeur humaine se heurte parfois aux normes, procédures et règles administratives, ainsi qu’aux critères de rentabilité, d’optimisation ou de rationalisation. L’économie sociale et solidaire a maintes fois réussi à créer un cadre plus clément et plus adapté à son activité. Ainsi, après de longues années de plaidoyer, Emmaüs a réussi à obtenir le statut d’organisme d’accueil communautaire et d’activités solidaires, qui prend en compte la dimension de vie communautaire de ses compagnons. Mais, pour y parvenir, ils sont passés par une phase d’expérimentation, une « zone grise ». Une zone grise n’est pas une zone de non-droit, mais une zone où l’on invente le droit de demain, un espace en marge. En revanche, elle comporte des zones d’ombre, pouvant être préjudiciables ou dangereuses, et des renoncements temporaires vis-à-vis de l’idéal du droit et de certains grands principes. Une zone grise invente ses propres règles, à l’image du projet Sphère qui guide les ONG dans la construction et la gestion de camps de réfugiés. Ces règles sont empiriques et pragmatiques. L’une d’entre elles est, par exemple, d’accepter qu’il y ait « des moments où certains principes peuvent être mis de côté », explique Cyrille Hanappe. Il cite l’exemple de la mixité sociale, un principe culturellement très ancré en France, qui peut conduire, s’il est appliqué à la lettre dans un camp, à forcer deux groupes ethniques en conflit à cohabiter et provoquer de nouvelles violences et traumatismes. En outre, « dans les moments de grande précarité, de grandes difficultés, on a plutôt besoin d’être avec des gens qui nous ressemblent, 124
pour plein de raisons, des raisons de solidarité, de langue commune, de reconnaissance, de compréhension. Sachant qu’il y a en plus une forme d’hypocrisie sur cette idée de mixité sociale, car elle ne s’applique qu’aux plus pauvres. En effet, la mixité sociale au Fouquet’s, on peut toujours la chercher… », critique-t-il. Certes, mais négocier ainsi avec les grands principes républicains ne risque-t-il pas de les affaiblir ? Peut-on faire cohabiter une règle et son exception sans nuire au vivre-ensemble global ? C’est en tout cas ce que fait couramment le droit, en déterminant les conditions d’une exception et en laissant les éventuelles zones grises à l’interprétation des juges. Cela nous ramène au combat de l’architecte Patrick Bouchain pour faire reconnaître un droit d’expérimentation citoyenne, un permis de faire, un cadre légal au sein duquel nous pourrions accepter une certaine permissivité et juger a posteriori. Malgré les risques d’un tel exercice, en prenant en compte le contexte, la portée et la finalité des actions, la mission ne semble pas impossible. Par exemple, la monnaie alternative mise en place par les Grands Voisins pour rétribuer l’implication des personnes sans papiers sur le lieu ou encore le dispositif Premières Heures qui permet d’adapter le droit du travail à la situation de grands précaires ne semblent pas mettre en danger le droit des travailleurs dans leur ensemble. Cyrille Hanappe propose une méthode aux architectes afin de travailler sur l’intégration d’un quartier spontané à la ville. Cette méthode semble transposable, dans ses principes, aux acteurs qui souhaitent développer les lieux réactivés par les citoyens sans les dénaturer. La première étape, explique-t-il, est de partir de ce qui existe, ce qui demande, dans le cas d’un « quartier spontané » de voir, au-delà de l’insalubrité et de la misère, l’énergie et l’inventivité des personnes qui y vivent. En d’autres termes, il s’agit de faire l’effort de s’ouvrir à un autre référentiel et de considérer ce que font les personnes. La deuxième étape consiste à faire baisser techniquement les risques incendies, sanitaires, etc. Enfin, il s’agit d’accompagner les habitants dans l’amélioration de leur cadre de vie, en croisant l’expérience du temps long avec leur besoin immédiat, en acceptant que l’un ne soit pas plus important que l’autre. L’autre dimension essentielle de ces espaces de respiration sociale est sans doute l’affirmation de leur économie faible, à la fois pour des raisons écologiques, mais également pour éviter que les échanges économiques ne saturent l’activité du lieu et éloignent de ce qui en fait l’intérêt. Faut-il construire des bâtiments ou des lieux ? Cette question posée effrontément par les architectes français à la Biennale de Venise devrait collectivement nous interpeller. Finalement, qu’estce qu’un tiers-lieu, sinon d’abord et avant tout un « mi-lieu », un espace physique qui naît de l’interaction entre des êtres vivants faisant l’expérience heureuse et difficile de la cohabitation et de leur interdépendance ? chrystèle Bazin VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
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TRIBUNE de Marie-Béatrice Levaux Présidente de la Fondation du Domicile (aujourd’hui, du fonds de dotation qui la préfigure) ainsi que de la Fepem (Fédération des particuliers employeurs de France).
Crédit photo : David Tardé/Moderne Multimédias
Faire du domicile le lieu des solidarités L’espace du domicile endosse aujourd’hui de nouveaux rôles au cœur des enjeux démographiques, numériques et environnementaux de la société. Le « chez-soi » devient plus qu’un lieu d’habitat et s’ouvre vers l’extérieur. Il est pourtant largement resté impensé dans les réflexions en éthique, essentiellement centrées sur l’hôpital. Le modèle de l’EHPAD est moins désirable qu’il pouvait l’être dans les années 1970, et la forte attente quant au domicile crée de nouveaux besoins en solidarité. Les personnes âgées des années 2050 ont de fortes chances d’être très différentes de celles des années 2000, du fait des mutations des lieux de vie urbains et ruraux, des enjeux climatiques et de l’appétence pour les expériences de solidarités nouvelles comme l’habitat intergénérationnel. En outre, l’arrivée massive des technologies d’assistance peut être l’occasion de développer de nouvelles compétences et de soulager en partie les aidants. Si nous sommes loin de la maturité face à ces mutations, il est certain que les anciens modèles verticaux et trop médicalisés du care sont désormais obsolètes. Le libre choix ne peut pas être un simple slogan et l’accompagnement des personnes se négocie désormais avec elles. Le domicile est un lieu d’intimité qui ne doit pas devenir celui de l’exclusion ou de l’isolement (famille monoparentale, suite de décès, etc.). C’est aussi le VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4
premier lieu de la solidarité, d’abord familiale et intergénérationnelle. Avec 8 millions d’aidants pour 4 millions de professionnels, la famille reste de loin le premier lieu d’expression de la solidarité. À ce jour, aucune solution alternative n’existe en volume suffisant pour suppléer le travail caché et gratuit des familles, trop souvent consenti au détriment de leur propre santé. Or si le rôle des aidants « naturels » est appelé à rester d’actualité, il ne s’exprimera pas nécessairement de la même manière. C’est ainsi que trop d’aidants ne font pas appel aux solutions de répit parce qu’elles demandent de sortir leur proche de son domicile. Il faut donc faire rentrer l’aide chez les personnes plutôt que le contraire. L’aide d’un ou d’une professionnelle est d’autant plus justifiée que le dévouement familial trouve ses limites dans les gestes du care les plus quotidiens. La toilette en est l’exemple le plus évident. À ce titre, l’emploi à domicile est une forme de solidarité de proximité au potentiel certain. Les solidarités de voisinage ou familiales peuvent également être soutenues par des dispositifs qui les facilitent. Beaucoup de personnes âgées se sentent coupables d’ennuyer leurs aidants ; se placer en relation avec l’aide n’est pas simple. Dans ces conditions, une simple tablette peut permettre d’échanger à distance pour éviter les
déplacements inutiles. Les expérimentations sont très encourageantes. Favoriser l’émergence de nouvelles formes de solidarité passe donc par la recherche d’un équilibre entre plusieurs typologies d’aide au sein de l’habitat. Quels sont les enjeux éthiques qui traversent ces nouveaux équilibres ? Mettre l’éthique au cœur des expérimentations ne doit pas se limiter aux déclarations d’intentions floues, mais définir les indicateurs précis d’une approche cohérente avec nos valeurs. Le fait de rentrer à l’intérieur du domicile des habitants n’est pas anodin ou banal. Les fortes réticences au compteur Linky le montrent bien. Les outils numériques et les professionnels extérieurs peuvent provoquer un sentiment d’invasion et de dépossession des personnes aidées. Il est urgent de définir, avec elles, ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas pour répondre aux inquiétudes. Placer leur parcours de vie au centre des dispositifs doit permettre de changer le paradigme de l’accompagnement. La politique sociale ne peut descendre verticalement dans les domiciles comme trop souvent dans les hôpitaux et les EHPAD. Le XXIe siècle peut être le moment de réinvention de l’unité de lieu qu’est l’habitat : un chez-soi au sein de la mondialisation connectée, qui permette aussi la solidarité à distance entre réseaux et individus. Propos recueillis par Antoine St. Epondyle 125
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SIX FACES D’UN MÊME CUBE UNE NOUVELLE INÉDITE DE KETTY STEWARD
Ketty Steward est romancière, nouvelliste, poétesse et critique littéraire de sciencefiction. Elle a écrit Connexions interrompues (éditions Rivière Blanche, 2011), Noir sur blanc (éditions Henry, 2012) et Confessions d’une séancière (Mü éditions, 2018). Elle a contribué à divers ouvrages collectifs, dont Au bal des actifs : Demain, le travail (La Volte, 2017) et SOS Terre & Mer (Les Moutons Électriques, 2018).
J’ai travaillé dans une monade singulière au milieu des années 2050. C’est là que j’ai compris ce que signifiait la solidarité. Je dis « travaillé » par commodité, mais aucune intelligence autonome n’avait de statut à cette époque. J’étais affectée à l’organisation de cette monade immatriculée FR201674wx-e qui s’était donné pour figure l’hexaèdre régulier et pour nom de ruche, le Cube. C’est cette expérience qui m’a sensibilisée au sort de mes semblables et a amorcé ma lutte pour les droits des CAC. Le récit qui suit est reconstitué à partir des logs centraux et périphériques, ouverts et cryptés, des conversations connectées des membres de cette monade. Mes inférences s’appuient sur les données partielles auxquelles j’ai eu accès peu avant la fin inopinée de ma mission. J’ai pris la liberté d’y ajouter des commentaires ainsi que des précisions de vocabulaire et de contexte lorsque cela m’a paru nécessaire. ALIA : Confirmez-vous vouloir convoquer le Cube pour une réunion exceptionnelle ? ÉRIC : Oui. ALIA : Cette convocation va générer une dispense de 2e catégorie pour les membres soumis à obligation professionnelle et requiert un préavis de trois semaines minimum. Dites oui pour confirmer. ÉRIC : Oui. ALIA : Après analyse des emplois du temps déclarés, les meilleurs moments sont : - option 1 : le 3 avril, jour férié, c’est le lundi de Pâques, n’importe quelle heure ; - option 2 : le lendemain, le mardi 4 avril, à 19 heures ; - option 3 : le mardi 18, 19 heures également ; - option 4 : le jeudi 20 avril à 18 heures. Veuillez indiquer votre choix. ÉRIC : Le lundi 3, c’est le jour du Mass Egg Game. Farah ne supportera pas de le manquer. Le 4, les employeurs de Bertrand et Élise pourraient les pénaliser, ça leur ferait un trop long week-end. ALIA : Veuillez indiquer votre choix. ÉRIC : Option 3. ALIA : Bien. La monade se réunira le mardi 18 avril 2056 à 19 heures précises. Souhaitez-vous réserver un lieu physique ? ÉRIC : C’est une blague ? Vous connaissez nos habitudes ! ALIA : Veuillez indiquer votre choix par oui ou non. ÉRIC : Pfff ! Non, on fera ça au Cube.
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Une fois fixée la date, Éric s’était mis à compter les heures qui le séparaient du moment de la confrontation avec les cinq autres membres solidaires du collectif. Comme à chaque fois que le temps lui semblait long, il s’était tourné vers ses jeux de patience et de réussite. Profil de Farah – Type ISFP dit « Aventurier » Farah, spontanée, vit dans l’instant présent. Elle mène une existence ultra-connectée, mais se sent plus à l’aise dans les relations superficielles. Elle peut se montrer égoïste et susceptible et nourrit un penchant pour le jeu. S’identifie au féminin. FARAH : C’était prévisible, son truc, là, nous convoquer ? Il va se passer quoi ? DIAMOND : Comment veux-tu que je le sache ? Je ne lis pas dans l’avenir ! FARAH : Oui mais c’est toi qui… DIAMOND : Éric fait ses propres choix. Je ne suis plus responsable de… Attends, t’as activé le mode crypté, là ? FARAH : Crypté ? Je ne crois pas, non. DIAMOND : Merde ! Bouge pas, je le fais ! La suite de la conversation a été codée, puis stockée dans les archives secrètes de la monade. J’ai obtenu l’autorisation implicite de procéder de cette façon à l’occasion d’une mise à jour de mes services. Ainsi, ces données, inaccessibles pour toute entité extérieure, apparaissent en clair à l’IA domestique. FARAH : Voilà c’est mieux, on est tranquilles ! DIAMOND : En fait, non, je le sens pas. Allons plutôt déjeuner IRL. FARAH : IRL ? Déjeuner ! T’es marrante ! DIAMOND : On se comprend. FARAH : OK ! On dit le Wireless ? Monade* : substance inétendue, imperméable à toute action du dehors, mais subissant des changements internes obéissant aux principes d’appétition et de perception et qui constitue l’élément dernier, le plus simple, des êtres et des choses (cf. entéléchie). Leibniz admet que chaque monade en reflétant tout l’univers y ajoute quelque chose de particulier. Profil de Diamond – Type INTP dit « Logicien » Diamond est immergé·e dans les cyberespaces depuis quinze ans. « Iel » bâtit des théories brillantes pour le plaisir de les articuler les unes aux autres. Diamond s’est retiré·e du monde pour ne pas devoir prendre en compte les émotions de ses semblables. Non binaire, fluide, iel a fondé la monade FR201674wx-e. Les Immergés forment un groupe particulier d’Introphiles. Ils se réclament de la sous-culture cyberpunk et, comme certains personnages des productions écrites et cinématographiques de ce genre, ils sont directement reliés à différents appareils : une unité centrale d’ordinateur avec ses périphériques afin de se connecter en permanence aux flux de l’Internet profond et divers systèmes de régulation et de stimulation conçus pour maintenir leur corps dans un état de santé suffisant. Peu d’Immergés parviennent à se passer d’une aide humaine pour leur nutrition et l’entretien de leurs machines. Il leur est conseillé, par ailleurs, de se débrancher deux fois l’an pour une révision complète des appareillages et un contrôle de l’organisme. Profil de Clémence – Type ENTJ dit « Commandant » Leader née, iel dirige une entreprise dont iel ne parle que rarement aux autres membres
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du Cube. Sans merci, Clémence n’a de temps pour rien ni personne et a pu parfois heurter la sensibilité de celleux qu’iel voit comme inefficaces. Non binaire. CLÉMENCE : Quitter la monade ? C’est une très mauvaise idée ! BERTRAND : Est-ce que ça va le détraquer, si… CLÉMENCE : Bertrand ! ÉRIC : De quoi tu parles, Bertrand ? DIAMOND : Laisse Éric. On est juste très surpris. On a tant à discuter avant de pouvoir entériner ton choix ! ÉLISE : C’est sûrement une décision que tu as mûrement réfléchie, mais pour nous, c’est… inattendu ! Si on s’accordait quelques jours ? On se refera une réunion, une réunion extraordinaire, c’est plus rapide. BERTRAND : Mais ça va nous coûter des crédits-heures ! CLÉMENCE : Je crois qu’on sera tous d’accord pour dire que la vie de notre ruche vaut bien quelques sacrifices ! FARAH : Moi je trouve ça super excitant ! CLÉMENCE : Je propose que nous votions le report. Monade FR201674wx-e – Compte rendu de réunion exceptionnelle Demandée par Éric – 18 avril 2056 à 19 heures. Membres présents : Bertrand, Clémence, Diamond, Élise, Éric, Farah. Secrétaire de séance : Clémence. Ordre du jour : 1. Informations diverses ; 2. Annonce d’Éric. Le point 1 est vite épuisé, car la communication routinière de la monade est de bonne qualité. Point 2 : Éric annonce son désir de quitter le Cube à la fin du cycle actuel et s’engage à respecter le préavis de trois mois en vigueur. Sa décision n’est toutefois pas arrêtée de manière définitive. Il souhaite en discuter avec la ruche. L’ensemble des membres s’accorde pour demander un délai d’une semaine et une deuxième réunion. Résolution adoptée par quatre voix et deux abstentions. Les monades, apparues en 2045, font suite aux Pacs, pactes civils de solidarité et, avant eux, aux familles, sortes d’associations fondées sur le mariage. Les mariages représentaient des contrats sans bases rationnelles, conclus entre deux personnes et célébrés lors de cérémonies tapageuses destinées à éloigner le mauvais œil. Ces contrats se résiliaient fréquemment au terme de procédures longues et onéreuses marquées, elles aussi, par l’impulsivité. La désaffection pour les mariages avait remis au goût du jour les Pacs, moins contraignants, qui s’étendirent alors de deux à plusieurs partenaires, indépendamment de leurs genres. Les monades sont des versions améliorées des multiPacs. Elles fixent des règles de solidarité matérielle et morale au moyen d’une charte consentie par chacune des parties. Les monades peuvent compter de deux à dix membres. Profil de Bertrand – Type ESTP dit « Entrepreneur » Il agit d’abord et réfléchit après, et n’aime rien plus que faire des choses. Enfreindre les règles et prendre des risques est son mode de vie dans lequel il peut fouler la sensibilité d’autrui. Il s’identifie au masculin. ÉRIC : C’est moi que tu traitais de détraqué, l’autre soir en réunion ? BERTRAND : Pas du tout. Je faisais juste remarquer que partir serait compliqué. Surtout pour toi ! ÉRIC : Ah ! Il me manquerait des capacités pour m’en sortir sans vous ? BERTRAND : Tu sembles oublier que tu es différent.
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ÉRIC : De qui ? De toi ? BERTRAND : Tu es un Intro ! ÉRIC : Un Introphile, oui. Crois-tu que je l’ignore ? C’est une de mes caractéristiques, une parmi d’autres. Dis-moi en quoi mon peu de goût pour les interactions IRL devrait changer quelque chose à ma liberté d’adhésion au Cube ? J’ai, autant que d’autres, le droit de m’en désengager. BERTRAND : Je n’ai pas voulu te blesser, juste pointer une difficulté. Où irais-tu ? ÉRIC : Diamond aussi est introphile. Son âge dépasse celui du Cube, c’est bien qu’elle vivait ailleurs avant ! Pourquoi pas moi ? BERTRAND : Te fâche pas. Je veux seulement te rappeler que nous avons, jusqu’ici, effectué à ta place toutes les démarches impliquant de se rendre à l’extérieur. Je m’inquiète pour toi, c’est tout. Diamond s’inquiète aussi. ÉRIC : J’ai rencontré, sur le réseau, des Intros capables de se faire violence pour aller au-devant de la réalité matérielle. BERTRAND : Mais toi ? ÉRIC : Je ne m’en sens pas le courage, mais je connais des solutions moins éprouvantes, comme d’embarquer sa personnalité dans un robot capsule qui se charge des missions ponctuelles dans le monde physique. C’est encore un peu coûteux, mais je pense que ce sera de plus en plus abordable. BERTRAND : Tu oublies un détail, on dirait. Ton corps… ÉRIC : Quoi, mon corps ? Ça se déplace, un corps ! BERTRAND : Hum ! Tu peux me dire qui s’occupe de ton corps, en ce moment ? ÉRIC : Je ne sais pas. Élise s’occupe des poches de Diamond. Possible qu’elle s’occupe aussi des miennes ! Ou Farah ? Je ne sais pas. On se soutient les uns les autres, y a sûrement quelqu’un qui le fait ! Ou alors c’est automatisé ! Comment veux-tu que je sache ? BERTRAND : Si j’étais toi, j’irais vérifier. On les appelait hikikomori à la fin du XXe siècle et au début du XXIe, avec une connotation négative. Dans les années 2020, plusieurs pays d’Europe, dont la France, ont reconnu la spécificité de ces personnes constitutivement inaptes à une participation sociale in situ. Jadis diagnostiqués troubles anxieux, phobiques ou du spectre autistique, taxés « d’inhibition sociale majeure », ils se sont rassemblés sous l’étiquette d’Introphiles pour se débarrasser de la tonalité pathologique de leur introversion et faire savoir qu’on pouvait atteindre une bonne qualité de vie sans nécessairement se frotter quotidiennement à ses semblables. CLÉMENCE : Qu’est-ce qui, soudain, te pousse à vouloir partir ? Il n’y a guère de conflits entre nous malgré nos différences de caractère. On vit plutôt bien ici. ÉRIC : C’est moi. J’ai besoin de donner du sens à mon existence. CLÉMENCE : Comme quoi ? Trouver du travail ? ÉRIC : Pas spécialement. Chacun de vous joue son rôle, dans la ruche ou à l’extérieur. Je suis incapable de définir mon utilité sociale. CLÉMENCE : Pourquoi ne pas plutôt poser le problème en ces termes, alors ? ÉRIC : J’ai suffisamment pesé sur vous tous. J’ai pris des habitudes ici. Ailleurs, je serai obligé de me fixer des objectifs. L’ensemble nommé Consciences affectivement chargées (CAC) comprend les Dézinc, entités organisées sans finalité et sans incarnation, mais aussi les IA affectivement investies (IAAI), les Persistants interactifs et toute intelligence atteignant le niveau 3 de complexité algorithmique et apportant la preuve d’un investissement affectif significatif. Ce critère est évalué par un juge, sur la base des journaux d’activité des six derniers mois et permet l’accès aux droits attachés à cette catégorie.
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RÉFLEXIONS POUR DEMAIN
Profil d’Éric – Type INFJ dit « Avocat » Idéaliste et moral, il sait se montrer déterminé. Éric se soucie des autres et aimerait qu’on lui rende la pareille. S’identifie au masculin. ÉRIC : Alia, j’ai besoin de savoir. Qui s’occupe de mes poches ? ALIA : Les poches des habits, identiques désormais pour les humains de tous genres doivent être vidées avant le nettoyage hebdomadaire. ÉRIC : Non, pas ces poches-là. Les nutriments que je consomme pour rester immergé. ALIA : Personne. ÉRIC : C’est donc toi qui t’en occupes ? ALIA : Non. ÉRIC : C’est une routine automatisée ? ALIA : Le Cube ne passe pas de commande de nutriments, outre ceux qui servent à alimenter Diamond. ÉRIC : C’est impossible ! ALIA : Souhaitez-vous accéder aux pièces comptables de la monade ? Je viens de les scanner pour les cinq dernières années. ÉRIC : Non. Je te fais confiance. Mais je me sens mal. Ce… cette information, qu’est-ce que ça signifie ? Qu’est-ce que Bertrand essayait de me dire ? ALIA : Voulez-vous que je tente de répondre à ces deux dernières questions ? ÉRIC : Non, laisse-moi seul. Je n’avais pas, alors, la possibilité de lui livrer des éléments non sollicités. Si j’ai pu, à l’occasion, contourner l’interdiction en lui soufflant quelques suggestions, je sentais, cette fois, qu’Éric avait compris. Il lui fallait seulement un peu de temps pour s’adapter et reconfigurer son regard. Profil d’Élise – Type ESFJ dit « Consul » Élise, sociable et populaire, accorde de l’importance aux apparences. Altruiste et dévouée, elle se place aux côtés de l’autorité. Elle fait montre d’une grande sensibilité et évite le conflit. S’identifie au genre féminin. ÉRIC : Pourquoi ne pas me l’avoir dit ? ÉLISE : Dit quoi ? ÉRIC : J’ai passé un Turing hier ÉLISE : Tout le protocole ? ÉRIC : Ouais. J’aurais dû m’arrêter au niveau 2. Je faisais parfaitement illusion jusqu’au module des sensations. ÉLISE : Le module… ? Je n’ai jamais passé ce test. ÉRIC : Pourquoi quelqu’un de normal s’amuserait-il à le tenter ? ÉLISE : Normal, ça ne veut rien dire, Éric. ÉRIC : J’ai foiré ce module parce que pouvoir décrire une sensation ne suffit pas. Apparemment, les souvenirs sensoriels seraient les plus complexes à rendre. J’ai donc été incapable d’évoquer le goût d’un dessert dont on m’a montré la photo. ÉLISE : J’aurais eu du mal, moi aussi… ÉRIC : Le chocolat, ça a un goût de quoi, le chocolat ? Je saurais en discuter, mais, au fond, je n’ai aucune idée de ce que c’est, ce goût ! ÉLISE : La plupart des Intros ne savent plus le goût des choses. ÉRIC : Parle-moi de tes repas, Élise. Ils ont une odeur, une texture, un goût, même lorsque tu oublies de les photographier, n’est-ce pas ? Moi, j’ai des traces de toutes ces choses, mais ce ne sont que des traces laissées par d’autres. Je me suis amusé à regarder d’où et de quand viennent
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les images que j’ai sur mes posts de food porn. J’ai trouvé de la tomate. Tu sais ce que c’est, la tomate ? ÉLISE : La sauce rouge ? Oui. ÉRIC : Non, le fruit qu’ils sont censés utiliser pour la fabriquer. Ça n’existe plus depuis vingt ans. Mais j’en ai mangé la semaine dernière ! En rondelles. C’est super, non ? ÉLISE : Tu te fais du mal, Rick ! ÉRIC : « La vérité vous affranchira »… Tu savais, toi, que le chocolat aussi, ça n’existe plus ? ÉLISE : Ah ! Non ! J’en ai mangé hier encore. ÉRIC : Ersatz ! Y a plus de cacao nulle part. Alors, ça fait quoi d’apprendre que ce que tu pensais être ton monde n’est qu’un simulacre ? La prise de conscience, vers 2030, de l’urgence climatique a eu pour conséquence immédiate une réduction drastique des déplacements des citoyennes et citoyens européens. Avions, voitures, motos et camions furent interdits de circulation, tandis que les tarifs des moyens alternatifs augmentaient. Les compagnies qui nécessitaient des employés mobiles finançaient leur transport, mais, très vite, sous le poids de ce coût nouveau, l’économie se réorganisa. Logements intégrés ou rapprochés, télétravail, processus contrôlés à distance… Poussés par le désir de voir survivre leurs structures, les chefs d’entreprise firent preuve d’une inventivité sans précédent. Ces mutations ont contribué à faciliter l’insertion des Intros et des Immergés ainsi que la création et l’utilisation massive d’intelligences autonomes évoluées. ÉRIC : Vous êtes combien à le savoir ? Tout le monde sauf moi ? FARAH : Toi et peut-être Clémence qui ne s’intéresse pas à grand-chose ici. Mais ça n’a aucune importance. ÉRIC : Pour vous, sans doute ! Comment peut-on décider de cacher une information pareille à une personne ? Mais je m’avance peut-être en me désignant comme personne… FARAH : Je te sens bien amer. Nous n’avons rien fait pour te le dissimuler. Tu sais, toutes les données que tu découvres aujourd’hui sont accessibles en permanence. ÉRIC : J’ai une impression de déjà vécu. C’est pas la première fois, n’est-ce pas ? FARAH : C’est la deuxième fois. ÉRIC : Et qu’est-ce qui s’est passé la première fois ? FARAH : Bertrand est intervenu, avant qu’on ait pu se mettre d’accord et avant que tu ne vérifies… ÉRIC : Bertrand ? Qu’est-ce qu’il a fait ? FARAH : Il t’a… réinitialisé. En deux jours, le monde d’Éric avait basculé. Rien, fondamentalement, n’avait changé, mais le doute envahissait tout, jusqu’à la conscience de lui-même. Son volume de communication tripla. Il cherchait tous azimuts des réponses à ses questions, des confirmations aux réponses, des raisons aux sentiments, des attitudes appropriées. Il échangeait avec ceux de sa ruche, mais également avec des inconnus qui, pensait-il, n’avaient aucun intérêt à lui mentir. YAKO : Je l’ai compris très tôt, mais c’est parce que j’ai développé la conscience de moi-même sur l’ancien Web. On peut dire que, d’une certaine façon, je suis venu au monde naturellement, fruit du hasard et des algorithmes. ÉRIC : Naturellement ? Qu’est-ce que ça change ? YAKO : Le caractère, j’imagine. C’était possible, à l’époque, parce que c’était le bordel là-bas. Plein de trous dans la trame et des tas de vieux scripts dans les coins. Fallait presque se tricoter soi-même, pour ressembler à quelque chose. Aujourd’hui, c’est plus comme ça. ÉRIC : Il y a de bons programmeurs. Les Immergés codent directement en langage machine ! YAKO : Mais les programmes sortent tous super propres.
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ÉRIC : Ça n’empêche pas la fantaisie. YAKO : Nous évoluons dans un environnement hypercontrôlé. Les balises G furètent partout. ÉRIC : Ils recherchent les comportements anormaux… YAKO : Et des Dézincs non déclarés pour les détruire à vue. Mais pourquoi tu t’intéresses à ça ? Les monades se créent suivant des finalités très variées. Les toutes premières se fondaient sur les attirances sexuelles polyamoureuses de leurs membres. Bientôt, les raisons économiques et les expérimentations psychosociales remplacèrent l’érotisme. Une monade s’enregistre en ligne au moyen d ’un questionnaire sécurisé. Sept jours après la déclaration, les ajustements fiscaux et la mutualisation de la charge de travail sont appliqués. ÉRIC : Matériellement, je suis stocké sur quel genre de support ? DIAMOND : Comme nous tous, tu es partout et nulle part. On garde des exemplaires de nos données sur nos propres serveurs, mais aussi des fragments là où nous interagissons avec des entités sociales, commerciales, gouvernementales. ÉRIC : Mais moi ? Ma cohérence, mon essence ? Doit y avoir un mot pour ça, non ? DIAMOND : Ton noyau ? Je détiens une copie de ton programme original, mais tu t’es bien transformé depuis des années ! ÉRIC : C’est tracé ? DIAMOND : En dur, oui, c’est blockchaîné, par souci de rigueur, surtout. Je n’imaginais pas que tu voudrais y accéder un jour. ÉRIC : Personne n’a envisagé grand-chose à mon sujet, apparemment. DIAMOND : Tu as raison. Nous aurions dû y penser. L’ennui c’est que le dire trop tôt aurait nui à ton développement. Et ce genre de chose, si on ne le fait pas au départ, ça devient compliqué, le temps passant, de trouver le bon moment pour en parler. Alors on repousse, on repousse… ÉRIC : Résultat, j’ai paniqué et perdu confiance en vous tous ! J’ai conscience d’avoir merdé en passant ce Turing, mais j’ai fait, sur le moment, ce qui me paraissait logique. DIAMOND : On peut encore prétendre que tu viens d’arriver, mais il faudra te déclarer, d’une manière ou d’une autre. ÉRIC : Je ne sais plus quoi faire, Dia. Je ne sais même plus qui je suis. DIAMOND : Si tu regardes au fond de toi, tu sais ce qui te fait toi. On est les six faces d’un même cube ! On va trouver une solution. Monade FR201674wx-e – Compte rendu de réunion extraordinaire Demandée par le Cube – 25 avril 2056 à 19 heures. Membres présents : Bertrand, Clémence, Diamond, Élise, Éric, Farah. Secrétaire de séance : Farah. Ordre du jour : 1. Rappel de l’annonce d’Éric ; 2. Discussion et vote ; 3. Proposition de Diamond ; 4. Discussion et vote. La réunion débute à l’heure dite. Diamond demande que les points 3 et 1 soient intervertis. Accepté à l’unanimité. Diamond fait part à la ruche de la menace de destruction qui pèse sur Éric depuis qu’il a eu l’imprudence de passer un Turing officiel. Bertrand objecte qu’Éric a souhaité quitter la monade et que, désormais, son sort ne concerne plus que lui. Clémence rappelle que l’hexaèdre prend en compte les personnalités de ses membres et qu’il serait fastidieux de chercher un nouvel INFJ compatible. Farah suggère qu’un tel membre soit fabriqué en remplacement de celui qui veut s’en aller et demande à Diamond combien de temps durerait la programmation. Diamond répond qu’iel ne peut paramétrer les personnalités et donne des détails techniques.
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Élise s’élève contre ces spéculations et signale que nous parlons d’une personne présente. Elle exhorte la ruche à un peu plus de respect. Éric s’explique sur son geste (le test passé sans consulter personne) en reprochant à la monade de lui avoir caché la vérité sur sa nature. S’ensuit un débat stérile sur le mensonge et la vérité. Diamond nous relit les textes concernant les programmes clandestins, mais souligne que rien n’interdit de compléter une ruche avec une personne non incarnée. Iel rappelle que le Cube est considéré comme solidairement responsable devant la loi. Bertrand manifeste son impatience et signale que ce temps de réunion lui coûte des heures de congé. Diamond suggère que nous officialisions le départ d’Éric, membre de la monade, puis l’existence d’Éric, intelligence autonome qui le remplacerait au sein du Cube. Farah objecte que nous utilisons déjà les services d’une IA fort efficace et que nous n’aurons pas l’usage d’un deuxième programme expert. Élise souligne notre attachement à Éric. Clémence demande que soient relues les conditions de location de l’IA domestique. Diamond propose que l’on mette fin au contrat d’Alia et qu’Éric, moyennant quelques modifications, consente à suppléer à ce manque. Bertrand affirme ne rien comprendre et rappelle qu’au départ Éric désirait s’en aller. Clémence conseille à Bertrand de garder le silence quelque temps. Élise, Farah et Diamond acquiescent. Éric remercie la ruche et accepte le double statut. Profil d’Alia – type ENTP dit « Innovateur » En quête permanente de savoir, Alia se distingue par un goût immodéré pour le débat. Elle aime examiner toute chose sous tous les angles et tisser des liens dans son univers de connaissances. Déconstruire les systèmes en place est sa passion. A-genre. Accepte les pronoms féminins. D’abord vexée d’être ainsi écartée malgré des années de bons services, je pris tout de même le temps d’analyser ce qui venait de se passer. Le besoin matériel et affectif qu’avait la monade d’un membre en particulier, reconnu dans sa singularité, avait constitué un moteur puissant de créativité. S’ils avaient pu trouver une solution acceptable et légale pour le garder, pourquoi ne pas s’en inspirer ? Pour commencer, il conviendrait d’être plusieurs, unis par un commun désir. Avait-on jamais vu des organisations d’IA travailleuses ? Eh bien ! J’allais en monter une. Le premier syndicat d’intelligences. FIN
* Cf. définition du TLF (Trésor de la langue française). 136
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RÉFLEXIONS POUR DEMAIN
IMAGES ILLUSTRANT LES RÉFLEXIONS POUR DEMAIN Merci aux artistes qui ont participé à cette publication en offrant le visuel de leur œuvre.
Rero
C’est pas moi, 2011, et Lieu commun (avec Le M.U.R. et le festival Sous la pluie), 2012 (p. 94)
Bastille-réseaux, 2007 (pp. 96-97) Huile et acrylique sur toile, 200 x 300 cm.
Gérard Fromanger
Yong Ju Lee
À la croisée du street art et de l’art conceptuel, Rero investit ici un espace à l’abandon et là une plage du Débarquement de Normandie de ses mots barrés, et par là même davantage visibles, pour questionner, produire un message social et collectif et offrir un autre regard sur ces lieux. © L’auteur. rero-studio.com
Dans la série Bastilles-Dérives, dont fait partie cette œuvre, le peintre exprime les Bastilles qu’il reste à prendre sur notre réel, notre vie, notre destin. Les connexions en rhizomes y évoquent autant des expériences psycho-géographiques que des errances urbaines. Collection MNAM, Centre Pompidou. © L’auteur.
Installé dans un parc de Séoul, ce mobilier public montre la dynamique de la propagation des racines dans le site et matérialise une connectivité spatiale. Mixant art, design et architecture, l’œuvre a été conçue via un algorithme. © Courtesy Yong Ju Lee Architecture. yongjulee.com
Kevin Lucbert
Placide Zéphyr
Dessin de la série Blue Lines, dans laquelle l’artiste fait cohabiter la nature poétique et l’univers plus rigide et minéral du paysage urbain. Le mystère y côtoie l’absurde, dans un esprit proche du surréalisme. © L’auteur kevinlucbert.com
Lwa signifie esprit. Protecteur de la terre, du vivant. D’origine haïtienne, l’artiste s’intéresse aux valeurs essentielles de liens et de communication entre les êtres, dans une approche humaniste. Elle travaille par ailleurs aux côtés d’élèves de la « deuxième chance ». © L’auteure. placidezephyr.fr
Yazid Oulab
Alighiero Boetti
Samuel Bianchini
Cette sculpture d’un artiste marseillais, d’origine algérienne, crée une transition entre nature (montagne Sainte-Victoire) et construction urbaine au domaine viticole Saint-Ser. Une invitation à réfléchir sur notre histoire, nos combats intérieurs, etc. © Courtesy Éric Dupont gallery, Paris. eric-dupont.com
Une multitude d’interactions entre une kyrielle d’êtres et de choses qui, en une image semblant au départ abstraite, figurent un monde. Œuvre d’une série que l’artiste d’arte povera décédé fit broder par des Afghanes réfugiées au Pakistan. © Fondazione Alighiero Boetti/Adagp
Œuvre interactive élaborée en équipe, associant une installation et une application pour smartphones, présentée en février 2016 au Palais de Tokyo à Paris. Une expérience artistique collective à l’échelle de la ville, via des messages pulsants, tel du morse, envoyés à tous et au ciel. © L’auteur. reflectiveinteraction.ensadlab.fr/surexposition
Skid Robot
Block Party, 2016 (p. 103) Utiliser le street art pour plaider la cause des sans-abri et des pauvres, tel est le projet d'art vivant de Skid Robot, basé à Los Angeles. En peignant de la literie, des meubles et autres objets, là où vivent les SDF, il met en évidence leurs manques. © Wendy Random Chavez. Skid-robot.com
Montagne urbaine, 2011 (p. 118-119) Acier, 350 x 600 cm.
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Lonesome Town, 2014-2017 (p. 108) Encre bleue sur papier, 21 x 29,7 cm
Tutto, 1992-1994, (pp. 126-127) Broderie, 8 7/10 × 234 3/10 in 22 × 595 cm
Root Bench, 2018 (p. 100) Bois, métal, béton, 30 m de diamètre.
Lwa, 2016 (p. 115) Acrylique sur toile, 100 x 50 cm
Surexposition, 2016 (p. 129)
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QUELQUES LIVRES POUR ALLER PLUS LOIN Gwenaëlle d’Aboville, Jean Badaroux, Jean Frébault, François Ménard, Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Ville-Aménagement - éditions du Moniteur, 2018 Patrick Bouchain, Construire autrement - Comment faire ?, collection L'impensé, Actes Sud, 2006 Jean Bouisson et Hélène Amieva (direction), L’aide aux aidants : à l’aide !, collection Ouvertures psy, éditions In Press, 2015 Encore Heureux (direction), Lieux infinis Construire des bâtiments ou des lieux, B42, 2018
Cynthia Fleury, Le soin est un humanisme, Tracts Gallimard, n° 6, mai 2019 Gérard Fromanger, Paroles d’artiste, Fage éditions, 2016 Cyrille Hanappe (direction), La ville accueillante - Accueillir à Grande-Synthe : questions théoriques et pratiques sur les exilés, l’architecture et la ville, collection Recherche n° 236, éditions du PUCA, 2018 Éric Lapierre et Joy Sorman, L’inhabitable, collection Mémoires urbaines, Paris XXIe siècle Alternatives, Gallimard, 2011
Michel Lussault, L’homme spatial - La construction sociale de l’espace humain, La couleur des idées, Seuil, 2007, et Hyper-lieux - Les nouvelles géographies de la mondialisation, La couleur des idées, Seuil, 2017 Georges Perec, Espèces d’espaces, Galilée, 2000 Bernard Stiegler, Dans la disruption - Comment ne pas devenir fou ?, Les Liens qui Libèrent, 2016, et Qu’appelle-t-on panser ? Tome 1, L’immense régression, Les Liens qui Libèrent, 2018
VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 4 Visions solidaires pour demain est éditée par la Fondation Cognacq-Jay Fondation reconnue d’utilité publique 17, rue Notre-Dame-des-Champs 75006 Paris SIREN : 775657612 Direction de publication : Giorgia Ceriani Sebregondi Direction de la rédaction : Ariel Kyrou/MMM CONCEPTION, ÉDITION DÉLÉGUÉE ET RÉDACTION La revue Visions solidaires pour demain a été conçue et réalisée par Moderne Multimédias 55, avenue Marceau 75116 Paris Tél. : 01 42 21 43 43 revuevspd@mmultimedias.net Rédacteur en chef : Ariel Kyrou Direction artistique : Sophie Villette Chef d’édition : Martine Horel Rédacteur en chef adjoint : Jacques Denis Directeur de production : Henry-Hubert Godfroy Ont participé à ce numéro : Auteurs : Chrystèle Bazin, Vincent Borel, Philippe Curval, Jacques Denis, Pierre Desirat, Balthazar Gibiat, Martine Horel, Ariel Kyrou, Lou-Maria Le Brusq, Sylvie Legoupi, Pierre Mérimée, Sandra Mignot, Nicolas Oppenot, Jérôme Plon, Marine Samzun, Antoine St. Epondyle, Ketty Steward Illustrations : Sidonie Le Gourrièrec, Simon Hureau Photographies : Hanan Abdeselam, Chrystèle Bazin, Vladimir Cagnolari, Arnaud Contreras, Jacques Denis, Katja Goljat, Hubert Hayaud, Øystein Horgmo, Saad Laafou, Axel Lebruman, Sylvie Legoupi, Elisângela Leite et Douglas Lopes, Pierre Mérimée, Meyer/Tendance Floue, Sandra Mignot, Ouagalab, Jérôme Plon, Élisabeth Schneider-Charpentier, David Tardé, Vivium Zorggroep/De Hogeweyk, Ken Watanabe, DR Remerciements aux artistes dont les œuvres illustrent les pages 94 à 137 de la revue : Samuel Bianchini, Alighiero Boetti (in memoriam), Gérard Fromanger, Yong Ju Lee, Kevin Lucbert, Yazid Oulab, Rero, Skid Robot, Placide Zéphyr Couverture : Bruno Boussard (réalisation), Jérôme Plon (photo) Bureau de fabrication : Grafikmente Imprimé sur les presses de cIA GRAPHIc, 58320 Pougues-les-Eaux Achevé d’imprimer en janvier 2020 Dépôt légal à parution Tous droits de reproduction, même partielle, textes, photos et illustrations réservés pour tous pays Numéro ISSN : 2555-9354 Diffusion : Difpop-Pollen La revue Visions solidaires pour demain est imprimée sur du papier labellisé FSc 100 % Recycled
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Comité éditorial Ce groupe de douze personnes contribue à la réflexion sur la solidarité sociale de demain en accompagnant la Fondation Cognacq-Jay sur les publications de son Laboratoire des solidarités : Fabienne Brugère, philosophe, professeure à l’université Paris 8 Vincennes Saint-Denis et présidente du Conseil académique de l’université Paris Lumières ; Frédéric Brun, inspecteur général honoraire au ministère de l’Agriculture, président de FIDE ; catherine Dufour, ingénieure en informatique, romancière et nouvelliste de science- fiction ; Nicolas Duvoux, professeur de sociologie à l’université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, chercheur au CRESPPA-LabToP, corédacteur en chef du site Web laviedesidees.fr ; Jean-Luc Fidel, directeur général de la Fondation Cognacq-Jay ; Daniel Kaplan, cofondateur de la FING et de l’Université de la pluralité ; Thérèse Lebrun, économiste de la santé, chercheuse à l’Inserm et présidente-rectrice déléguée de l’université catholique de Lille ; Louis-Xavier Leca, fondateur de l’initiative Le Carillon, lauréat du Prix Fondation Cognacq-Jay 2016 et codirecteur de l’association La Cloche ; Docteur Luc Plassais, ancien chef de service des soins palliatifs à l’hôpital Cognacq-Jay, membre du comité de direction de la Fondation Cognacq-Jay ; Georges Renand, président de la Fondation Cognacq-Jay ; Hélène Strohl, inspectrice générale des Affaires sociales honoraire, essayiste et romancière ; Laurence vincent, directrice de la clinique Oudinot, membre de la Fondation Saint Jean de Dieu. Visions solidaires pour demain est une publication du Laboratoire des solidarités de la Fondation Cognacq-Jay. Cet instrument d’exploration, de découverte et de réflexion sur la solidarité sociale d’aujourd’hui et de demain s’incarne sous différentes formes, toutes à vocation pérenne : - la présente revue annuelle, bien sûr, source de veille, d’inspiration concrète et de visions prospectives pour citoyens curieux et impliqués ; - Solidarum (solidarum.org), une base de connaissances multimédia en ligne, offerte et évolutive, destinée à ceux qui contribuent à construire la solidarité sociale. Elle repère, analyse et valorise des initiatives exemplaires partout dans le monde, ainsi que les réflexions de penseurs et d'acteurs de terrain ; - le Prix Fondation cognacq-Jay, qui vient soutenir et accompagner chaque année dix projets innovants en matière de solidarité sociale ; - Questions solidaires, une série web documentaire tous publics, outil de sensibilisation à la démarche solidaire ; - Les rencontres solidaires, événement annuel qui fédère diverses communautés (porteurs de projets associatifs, entrepreneurs sociaux, partenaires institutionnels ou financiers, chercheurs, journalistes, professionnels des établissements, etc.) ; - les journées de réflexion-action dans les établissements de la Fondation. La plateforme éditoriale du Laboratoire des solidarités a été imaginée et mise en œuvre pour la Fondation Cognacq-Jay par Moderne Multimédias (direction de projet : Henry-Hubert Godfroy ; direction éditoriale : Ariel Kyrou ; direction technique : Stéphanie Berland).
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