L’insaisissable ATTENTION À L’AUTRE
N°3
ÉDITO Des mots comme empathie, sollicitude ou bienveillance sonnent aujourd’hui de façon familière à nos oreilles. Ils résonnent dans les hôpitaux, les écoles, les entreprises, les centres sociaux ou les services administratifs, pour nous dire que l’attention à l’autre, aux plus vulnérables, s’affirme et s’affiche comme un remède et une solution. Mais comment ces mots d’écoute et de considération s’incarnent-ils sur le terrain ? Qu’en est-il réellement dans tous ces territoires où l’attention à l’autre n’est jamais un acquis, mais un objectif permanent, pas facile à atteindre ? L’enjeu de ce troisième numéro de la revue Visions solidaires pour demain est de comprendre les promesses comme les ambiguïtés de l’attention à l’autre, d’essayer de cerner comment elle se manifeste au XXIe siècle, dans un monde normé, de plus en plus digitalisé. De revenir aux sources de l’expression et de la conjuguer au futur, dans des interactions de plus en plus horizontales, loin de la charité, au service du pouvoir d’agir de chacun. Plus que l’attention à l’autre, ce sont les attentions aux autres qu’il s’agit ici de saisir à travers des projets, pour les patients, les grands seniors, les sans-abri, les jeunes en difficulté, les personnes en situation de handicap, etc. Une sorte d’état des lieux, du Québec à l’Afrique du Sud, d’un quartier de la métropole lilloise à un « lieu de répit » à Marseille, pour s’inspirer d’exemples tout en sachant que l’attention à l’autre, toujours singulière, ne peut reposer sur des modèles standardisés. La rédaction
VISIONS DE LA SOLIDARITÉ SOCIALE
SOMMAIRE
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L’insaisissable attention à l’autre Analyse introductive, puis visions de la philosophe Corine Pelluchon, du spécialiste de l’attention Yves Citton, et de Catherine Tourette-Turgis, fondatrice de l’Université des patients.
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Quelle considération pour les patients et les personnes handicapées ? Interviews croisées d’Olivia Gross, chercheuse qui travaille sur l’engagement des patients dans notre système de santé, et de Bertrand Quentin, philosophe qui interroge notre rapport aux personnes en situation de handicap.
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28 Les communautés : une clé pour plus d’attention à l’autre ? Les communautés de destin ou de proximité sont-elles un facteur de plus grande considération des individus ? Avec la vision de Stéphane Giganon, directrice Qualité et Évaluation de Aides, sur la démarche communautaire en santé.
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Précarité : de l’empathie à l’empowerment En quoi l’empathie et l’empowerment sont-ils ou non indissociables, en pratique, dans le soutien aux populations les plus précaires en France et dans le monde ? Analyse.
Et une série de chiffres mis en scène par l’image, illustrant les enjeux de l’accompagnement des personnes les plus fragilisées, en France et dans le monde, et quelques réponses à ces besoins de solidarité (pp. 6, 8, 9, 12, 17, 19, 26, 27 et 34). VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
L’INVENTION SUR LE TERRAIN
RÉFLEXIONS POUR DEMAIN
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Résonantes contre les violences faites aux jeunes femmes Au-delà de l’application et du site web, une démarche d’écoute et d’aide.
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Lieu de répit : le soin de pair à pair Un lieu et un programme d’hébergement de sans-abri en situation de crise psychique, accompagnés par des personnes ayant vécu pareilles situations.
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Reportages au Canada Le récit photo d’une aventure thérapeutique en traîneau avec des jeunes en rémission du cancer, suivi d’une analyse de différentes initiatives québécoises s’appuyant sur des savoirs et savoir-faire de citoyens en situation de précarité ou d’isolement.
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Orpheus XXI : la solidarité au diapason Initié par Jordi Savall, un orchestre de musiciens migrants qui partagent leur patrimoine musical.
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Humanicité : coconstruire le vivre-ensemble En périphérie de Lille, un quartier tout neuf fait le pari d’une mixité sociale avec des publics fragilisés.
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Reportage en Afrique du Sud Quand la danse permet à des communautés de townships et de zones rurales oubliées de mieux s’en sortir.
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Café Joyeux, le goût des autres À Rennes, ce café ouvre la porte de l’emploi dans la restauration à des personnes vivant avec un handicap mental.
90 Plus qu’un Prix, une communauté VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
Accompagnement des personnes : le salut par les machines ? Des « gentils » robots aux objets connectés, les nouvelles formes d’assistance technologique sont-elles l’avenir de la solidarité ? Vont-elles changer le rapport au soin et la relation aux autres dans toutes leurs différences ?
102 Attention au travail ! Pour les personnes fragilisées, le monde du travail s’affiche comme un lieu de tensions plus que d’attentions. Pourtant, les organisations n’ont-elles pas à apprendre de l’expérience de la difficulté qu’ont acquise ces personnes a priori plus « vulnérables » ? 110 Nouvelle de science-fiction : L’Affection de Régis Antoine Jaulin. 116 Et si… le monde numérique devenait libre et ouvert à tous ? L’ouverture des codes, que pratiquent le logiciel libre et le mouvement open source, est-elle vraiment un gage d’ouverture aux autres ? 119 Nouvelle de science-fiction : Reliance de Sabrina Calvo. 130 Bibliographie
En couverture : Sans titre, 2017, peinture numérique de Célestin Krier (détail).
Et les œuvres d’art du trio Alain Campos, Antonio Gallego, José Maria Gonzalez (p. 92), de Célestin Krier (pp. 94-95), Judith Hopf (p. 98), Kristina Schuldt (p. 101), Sophie von Hellermann (p. 104), Misleidys Francisca Castillo Pedroso (pp. 108-109), José Maria Gonzalez (p. 115), David B (p. 118) et Alexander Gorlizki (p. 127), légendées en p. 129.
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MONDE
La grande majorité des personnes vulnérables ne bénéficie d’aucune protection sociale En 2016, 78 % des chômeurs dans le monde ne recevaient aucune allocation chômage, 72 % des personnes gravement handicapées aucune pension d’invalidité, 65 % des enfants aucune allocation familiale, 59 % des femmes qui avaient eu un enfant aucune prestation de maternité, tandis que 32 % des personnes ayant atteint l’âge de la retraite ne recevaient pas de pension. Source : « Rapport sur les objectifs de développement durable », Nations unies, 2017.
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VISIONS DE LA SOLIDARITÉ SOCIALE L’attention à l’autre est un enjeu essentiel du soin, de l’éducation, de la réinsertion et de l’accompagnement des personnes en situation de précarité ou de vulnérabilité. Mais sa mise en pratique n’est pas si simple et comporte des chausse-trappes. Elle nous interroge sur les méthodes d’empowerment, sur le rôle des communautés de destin ou de proximité, sur les façons d’améliorer et de rendre plus équilibrée la considération entre soignants et patients, entre « valides » et personnes en situation de handicap ou de grande fragilité.
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MONDE
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de l'humanité vit toujours dans l'extrême pauvreté 800 millions de personnes souffrent de la faim. La pénurie d'eau affecte plus d'un quart de l'humanité. Source : « Rapport sur les objectifs de développement durable », Nations unies, 2017.
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MONDE
Le nombre de personnes de plus de 80 ans devrait tripler d’ici à 2050 Selon l’OMS, la proportion des plus de 60 ans pourrait passer de 12 à 22 % de la population mondiale, celle des plus de 80 ans de 125 millions en 2015 à 434 millions en 2050. Le Japon, en particulier, devrait perdre 40 % de sa population active d’ici à 2065. En 2017, 80 % des Japonais ont déclaré qu’ils souhaitaient l’usage de robots aides-soignants. Sources : « Rapport mondial sur le vieillissement et la santé », Organisation mondiale de la Santé, 2016. « Nombre de personnes âgées dans le monde, tendance », AgeEconomie.com, 25 mai 2017. « Les Japonais sont prêts à cohabiter avec les robots », Yuta Yagishita (à Tokyo) , la-croix.com, 27 mars 2018.
visions de la solidarité sociale
INTRODUCTION
L’insaisissable attention à l’autre Enjeu crucial du soin, de l’accompagnement ou de l’éducation, l’attention à l’autre n’a aucune recette toute faite. Qu’elle prenne la forme de la bienveillance ou de la compassion, elle se décline différemment selon chaque cas, mais toujours interroge le rapport au temps, à la norme et à la capacité d’agir de chacun, en particulier en situation de précarité, de handicap ou de vulnérabilité.
U
ne Passion pour le Y est un livre poétique. Il débute sur le banc d’une cour fermée, par un dialogue entre une femme aux yeux verts et un homme aux yeux brûlants, qui cultive une « passion pour le Y »… « Parce que c’est la plus belle lettre de l’alphabet, elle est debout et lève ses bras vers le ciel. » On comprend, au fur et à mesure de la lecture, que la femme qui tend l’oreille aux mots de l’autre est infirmière dans un hôpital psychiatrique de jour, comme l’a été l’auteure Mary Dorsan. Dans le roman, elle s’interroge, tour à tour émerveillée par le personnage qu’elle découvre, choquée, désemparée par lui et d’autres figures, désespérée face à leur souffrance et leur solitude : « Il n’existe pas de remède pour les extrêmes de la folie. On peut offrir juste du temps, de la chaleur humaine. Rester autant que possible. Écouter vraiment, sans fuir. Essayer d’être vraiment avec l’autre 1. » Dans Une Passion pour le Y, l’attention à l’autre est moins une réponse qu’une question. Moins une nécessité pour bien exercer son métier qu’un horizon à tenter d’atteindre sans cesse, tout en sachant cet objectif irréaliste. La « bienveillance » est pourtant un enjeu majeur de l’accompagnement des patients, des anciens au crépuscule de leur vie ou des personnes en situation de handicap, tout comme elle l’est dans les métiers de la réinsertion et de l’éducation. Prenant appui sur le terrain du soin, le plus sensible de tous ces domaines, le roman nous montre que l’attention à l’autre est d’abord un chemin escarpé, à parcourir presque à l’aveugle. Page après page, il nous fait ressentir à quel point cette consi-
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dération risque de disparaître, par mégarde, dès lors que l’accompagnant ne doute plus de ce qu’il peut apporter à l’autre. Cela tient-il à la subtilité de toute relation humaine ? À la difficulté de toute aide ? Ou à l’impossibilité de définir précisément ce que l’on entend par « attention à l’autre » ? LES MOTS DU PREMIER PAS VERS L’AUTRE Attention à l’autre, empathie, bienveillance, sollicitude, compassion, considération, etc. : pour Zona Zaric, qui a piloté pendant deux ans avec Pauline Bégué le séminaire « Soin et compassion » à la Chaire de philosophie à l’hôpital2, ces expressions cousines signifient toutes ce « premier pas vers l’autre, essentiel dans toute relation ». Mais aucune n’est totalement satisfaisante à elle seule. Terme plutôt dans l’air du temps, la bienveillance pose par exemple des questions sur la nature et l’intensité de la « veille » et plus encore sur ce qu’on entend par « bien ». Le bien pour qui ? Pour l’individu ou pour le collectif ? Pour le patient ou l’élève qui souvent se trompe sur ce dont il a réellement besoin ? Ou pour le soignant ou le professeur dont les trop grandes certitudes risquent de déprimer, voire d’étouffer leur interlocuteur ? Et le bien comment ? Car à chaque lieu ou chaque époque correspondent des visions parfois opposées du bien, avec ou sans majuscule, ainsi que des modalités pour l’atteindre. De mère serbe et de père croate, Zona Zaric a été juriste avant de devenir philosophe et de se VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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lancer dans une thèse de doctorat sur « la signification politique de la compassion ». Ce qualificatif de « politique » peut surprendre. Il lui sert de marchepied pour mieux extirper de la compassion ses fortes connotations religieuses, mais aussi pour la mobiliser afin qu’elle devienne « le socle d’un dessein sociétal collectif et d’un vivre-ensemble solidaire ». Compatir, pour elle, c’est « comprendre ce que ressent l’autre et agir pour lui ». Il y a d’abord ce « ressenti immédiat », en face à face, dont on a le sentiment qu’il vient de loin, mais qui dépasse le simple partage d’une souffrance. La compassion n’est pas la pitié et n’appelle pas forcément la charité, notions l’une et l’autre très condescendantes. Pour Zona Zaric, la compassion n’a de sens qu’à partir du moment où elle se traduit en actions concrètes pour et surtout avec l’autre, que celles-ci relèvent du soin, de la solidarité ou de la politique. LE TEMPS DE L’ÉCOUTE L’une des premières clés de la compassion et de l’attention à l’autre, son expression cousine, tient au temps dédié qu’elles supposent, pas toujours en phase avec l’horloge de la rentabilité. Comme l’écrit Mary Dorsan dans Une Passion pour le Y : « Le fou exige que l’on prenne sa folie au sérieux ; le désespéré exige que l’on prenne son désespoir au sérieux. Et ils ont bien raison. En silence ils nous jugent sur notre capacité à les accepter comme ils sont. À notre patience. Attendre. Lentement laisser l’espoir naître en eux… » UNE DÉFIANCE VIS-À-VIS DES NORMES Autres caractéristiques de l’attention à l’autre, lorsqu’elle n’est pas que de façade : un rapport critique à l’intangibilité du règlement, donc une capacité à choisir la vérité du terrain contre la rigidité des codes et protocoles. Ce qui ne va pas sans colère dans le roman de Mary Dorsan : « À quoi ça sert des soignants tellement préoccupés par les bonnes pratiques qu’ils en oublient de se décoller de leur écran, de leurs protocoles et de leur bureau pour aller écouter ? » Sauf que la défiance vis-à-vis des normes provoque chez l’infirmière quelque déchirement intérieur. Car il n’est pas aisé d’aller contre des règlements qui, par ailleurs, protègent les équipes – que ce soit dans une clinique, une école ou un centre social. Il n’est pas facile de décider, comme l’a fait à une époque l’Hôpital Cognacq-Jay, de laisser dormir dehors, dans les jardins, un SDF en soins palliatifs qui ne pouvait y parvenir dans sa chambre. LES CONTRADICTIONS DE L’ACCOMPAGNEMENT « L’immobilisation d’un enfant lors des soins n’est-elle pas un des signes de l’échec de l’attention au patient ? (…) Le soignant doit-il se résoudre au paradoxe de “faire du mal pour faire du VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
bien” ? » Ces deux interrogations sont tirées d’un livre de Bénédicte Lombart : Les Soins en pédiatrie - Faire face au refus de l’enfant - Repères éthiques pour une posture soignante fondée sur la prudence. L’auteure de cet ouvrage scientifique a suivi auparavant les cours du parcours « Éthique médicale et hospitalière appliquée », autrement appelé École éthique de la Salpêtrière, dont les étudiants sont le plus souvent des professionnels du soin et de l’accompagnement. Pour Bertrand Quentin, philosophe et responsable de cette école, ce travail sur « la contention en pédiatrie », qui a été une thèse de doctorat avant d’être publiée, est un bon exemple de la complexité d’application, sur le terrain, d’une notion aussi subjective que l’attention à l’autre : « Bénédicte Lombart, ditil, y parle de la cécité transitoire de l’empathie, ces moments où les soignants oublient momentanément qu’ils ont affaire à un enfant effrayé et qui a mal. Du coup, ils peuvent être à quatre ou cinq pour le bloquer et réussir à réaliser le soin. Là, on oublie complètement, pendant quelques minutes, l’éthique. » Est-ce un dommage ? Ou à l’inverse un mal nécessaire pour une finalité juste ? La prudence, citée par l’auteure dans son soustitre, nous interdit toute réponse tranchée. LE POUVOIR D’AGIR PLUTÔT QUE LE DEVOIR D’AGIR L’attention à l’autre ne pose aucun souci de principe. En revanche, ses modalités pratiques n’ont pas fini de susciter le débat. Illustration parmi d’autres, étayée par de nombreux articles du présent numéro : que penser de la notion d’empowerment, consistant à donner aux personnes les moyens de s’en sortir par elles-mêmes plutôt, par exemple, que de les loger ou de les nourrir sans contrepartie ? D’un côté, difficile de ne pas être d’accord avec Catherine Tourette-Turgis, fondatrice de l’Université des patients, lorsqu’elle affirme la nécessité de toujours prendre en compte la capacité d’agir des personnes vulnérables, même vivant dans la rue, malades ou en fin de vie. Mais de l’autre côté, comme le souligne Bertrand Quentin, n’y a-t-il pas un risque à voir le pouvoir d’agir se transformer dans certaines institutions ou situations en devoir d’agir ? « Je ne vois pas pourquoi, au nom de l’autonomie et de la nécessité de faire des efforts, dit le philosophe, il faudrait obliger une dame en fin de vie voulant utiliser un fauteuil roulant à marcher avec un déambulateur. Le harcèlement thérapeutique n’est pas toujours très loin. » La seule règle, en matière d’attention à l’autre, est sans doute qu’il n’y en a aucune d’universelle, à appliquer automatiquement : il n’existe que des cas singuliers. Ariel Kyrou
1. Mary Dorsan, Une Passion pour le Y, P.O.L., 2018. 2. Voir le site internet de la Chaire de
philosophie à l’hôpital (chaire-philo.fr) et les vidéos de solidarum.org.
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FRANCE
En France, la majorité des personnes les plus handicapées peuvent trouver un établissement d’accueil ou d’accompagnement
730 000 C’est le nombre de personnes qui cumulent les trois formes de handicap (ressenti du handicap, limitation fonctionnelle et reconnaissance administrative).
494 000
C’est le nombre de places en établissements et services pour accompagner les personnes handicapées, dont 157 000 places pour les enfants et 337 000 places pour les adultes, en 2016. L’offre d’établissements et de services médicalisés pour les publics adultes a presque doublé en dix ans.
Sources : DREES - statiss 2016. Enquête handicap-santé 2008-2009, volet ménages, INSEE. « Les chiffres clés de l’aide à l’autonomie – 2017 », Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie. 12
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visions de la solidarité sociale
La considération passe par la reconnaissance de la solidarité qui nous unit aux autres êtres vulnérables. La vision de Corine Pelluchon, philosophe et professeure à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée. Son dernier livre : Éthique de la considération (Seuil, 2018).
Qu’est-ce pour vous que l’attention à l’autre ? CORINE PELLUCHON : L’attention suppose un
effort. Elle exige d’abord de faire le vide en soi, pour ne pas projeter sur autrui ses propres attentes. Ensuite, l’enjeu est d’accueillir l’autre dans sa différence, dans son altérité, en étant capable de créer un rapport d’intimité avec lui, en s’adressant à ce qui, en lui, est unique et en lui faisant de la place, en le considérant. Comment cela se concrétise-t-il, dans le soin par exemple ?
tique correspond à un soin pratiqué avec considération. La relation est fondée sur la confiance et l’autonomie du malade en est l’horizon : même si cette autonomie a été compromise par la maladie, que la personne est en situation de vulnérabilité et demande de l’aide, l’objectif du médecin est ici d’aider la personne à restaurer son estime d’elle-même et à participer aux décisions thérapeutiques. Et l’attention vis-à-vis de personnes en situation de précarité, d’exclusion sociale ? Ces situations sont encore plus délicates. En effet, le fait de soigner un malade sans lui refuser les soins ni lui manquer de respect en raison de son statut social est un principe de l’éthique médicale et, de fait, il est encore appliqué dans notre pays. Mais une personne en situation de précarité, qui vit dans la rue, n’est souvent même pas regardée. Certains éprouvent de la pitié pour elle, mais pas de la considération. C. P. :
Crédit photo : David Tardé/Moderne Multimédias
C. P. : La considération va plus loin que le
respect qui consiste à traiter une personne avec dignité, quelle que soit sa situation, ce qui est déjà beaucoup ! Toutefois, la considération individualise celle ou celui à qui l’on s’adresse. Elle consiste à reconnaître sa valeur propre et à lui faire de la place. Il ne s’agit pas de lui assigner une place, mais de l’enjoindre à trouver sa place. La considération est le contraire de la domination, et ce qui peut éviter que la responsabilité pour l’autre ne se commue en paternalisme, comme lorsque les soignants s’octroient le droit de décider à la place d’un malade de ce qui est bon pour lui. En ce sens, l’expression d’alliance thérapeuVISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
La considération nous met donc tous sur un total pied d’égalité ? C. P. : Considérer vient du latin cum side-
ris : regarder un être comme s’il était aussi important qu’une constellation
d’étoiles. Toutefois, il est essentiel d’insister sur l’attitude globale que requiert une telle manière de considérer les autres et d’être au monde. Cette attitude globale est la considération, et elle passe par un rapport à soi. La reconnaissance de sa fragilité et de ses limites, l’humilité et l’expérience de sa vulnérabilité sont les conditions préparant le terrain à la considération. Enfin, celle-ci se fonde sur un rapport à l’incommensurable : c’est en reconnaissant que j’appartiens à un monde commun qui me dépasse et qui est composé de l’ensemble des générations, du patrimoine naturel et culturel, et en ressentant la solidarité de destin qui m’unit aux autres êtres de chair et de sang, que je peux connaître ma place et leur faire de la place sans les dominer. En quoi, sous ce regard, la considération se distingue-t-elle de la sollicitude ? C. P. : La considération comme la sollici-
tude ou l’éthique du care mettent l’accent sur les manières d’être et non sur les seuls principes ou les normes (devoirs, interdictions). Elles soulignent aussi le rôle des émotions. Mais alors que l’éthique du care se situe sur le plan des relations intersubjectives, la considération articule l’éthique à un plan que l’on peut appeler spirituel, car faisant référence à l’incommensurable. Elle témoigne d’une épaisseur de notre existence, du fait que vivre, c’est vivre de, vivre avec et vivre pour. Son emblème est le nouveau-né, pour lequel il faut faire de la place et auquel il importe de transmettre un monde habitable. Et par rapport à cet autre mot proche : la compassion ? La compassion est une émotion. La considération n’est pas une émotion, mais ce qui rend possible l’éclosion de certaines dispositions morales et de certaines émotions comme la compassion, qui témoigne du fait que l’on est capable de souffrir du fait qu’un autre être sensible souffre. C. P. :
Propos recueillis par Ariel Kyrou 13
visions de la solidarité sociale
Il n’y a pas une, mais une multitude d’attentions, et toutes ne se valent pas. Professeur de littérature et archéologue des médias, Yves Citton enseigne à l’université Paris 8, à Saint-Denis. Il est l’auteur de Pour une écologie de l’attention (Seuil, 2014) et a dirigé l’ouvrage collectif L’Économie de l’attention, nouvel horizon du capitalisme ? (La Découverte, 2014). De la vigilance au danger à la considération pour autrui, il existe selon lui de multiples façons d’être attentif à l’autre.
chien ! Autrement dit : attention au danger. Sauf que lorsque je m’arrête et discute avec un clochard dans la rue, ce n’est pas par peur du danger, juste pour éviter qu’il me coupe la gorge et s’enfuie avec mon porte-monnaie, mais parce que j’ai éprouvé de la compassion pour lui, peut-être à cause d’un sourire, d’une tendresse dans son regard… Ça, c’est tout un autre pan de l’attention, de l’ordre de la bienveillance, de la charité, de l’amour. Cette attention-là est une sorte de considération pour l’autre, c’est bien ça ? Y. C. : Le mot de considération est juste.
YVES CITTON : C’est d’abord une attention
que je prête à quelqu’un de singulier, à une personne qui potentiellement me trouble ou me dérange, qu’elle soit d’ailleurs devant moi ou pas. Ici à l’université de Saint-Denis, par exemple, il y a partout des tags et des graffitis, avec des slogans politiques. Cela choque certains professeurs qui se sentent agressés et qui se disent qu’ils ne peuvent faire cours dans de telles conditions. Être attentif aux étudiants, et en particulier aux auteurs de ces mots partout sur les murs, suppose de passer outre notre réaction de rejet pour tenter de comprendre la demande d’attention que révèlent ces graffitis. Je dirais aussi que l’attention à l’autre, c’est toujours une attention autre, spécifique, différente de celle que nous avions quelques minutes auparavant envers un animal, une voiture, un autre individu, ou pourquoi pas la même personne. Que pensez-vous de cette notion d’attention, aujourd’hui très à la mode ? La première chose que j’aurais envie de dire, c’est : méfiez-vous de tous ces gens qui vous parlent de l’attention, en la conjuguant au singulier. Y. C. :
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Il n’y a pas une, mais une pluralité d’attentions. Celle que j’accorde aux médias ou aux services connectés comme ceux de Google se mesure, s’anticipe, se vend et s’achète. Elle correspond à ce que l’on appelle l’économie de l’attention. À l’inverse, il est impossible de prévoir, de quantifier l’attention que j’accorde, sur un quai de métro, à un SDF qui tente de réciter de la poésie, et c’est tant mieux. Il y a donc des attentions de nature, de contexte et d’intensité multiples. Il existe par ailleurs de grandes catégories d’attention. La première est celle du chasseur envers l’animal qu’il veut tuer, et à l’inverse celle de sa proie qui doit redoubler d’attention pour ne pas mourir d’un coup de fusil. En latin, on identifie cette famille d’attention par l’expression cave canem : attention au
Pour se développer, notre subjectivité a besoin de considération de la part des autres.
Car, pour reprendre cet exemple, que racontent les graffitis de l’université de Saint-Denis si ce n’est la colère de jeunes en réponse à un manque de considération vis-à-vis d’eux ? C’est comme s’ils nous criaient : « Nous venons en classe, mais c’est peine perdue. Regardez d’où l’on vient. Quand on envoie notre CV, les recruteurs lisent notre nom et mettent notre présentation à la poubelle. Nous voulons plus d’attention. » De la même façon que notre corps a besoin d’eau et de nourriture pour vivre, notre subjectivité a besoin pour se développer de considération de la part des autres. Est-ce le même type d’attention qui est en jeu dans le soin ?
Les deux catégories d’attention que j’ai mentionnées sont en jeu dans le soin, parfois en contradiction l’une avec l’autre. D’un côté, il y a danger : les artères du patient sont bouchées, et il faut les déboucher le plus vite possible. Il n’y a pas de considération à avoir pour ces artères-là : c’est de la plomberie d’urgence. D’un autre côté, au-delà de cet acte de soin essentiel, d’ordre physique, les soignants doivent prendre en considération une personne affaiblie, qui souffre et s’inquiète de son sort. Ce malade a besoin que l’on fasse attention à lui en tant que personne. À l’idéal, ces deux dimensions Y. C. :
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Crédit photo : David Tardé/Moderne Multimédias
Qu’est-ce, pour vous, que l’attention à l’autre ?
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de l’attention sont complémentaires. Mais voilà : parce qu’il faut respecter des procédures administratives, prendre en compte des enjeux de rentabilité, parfois même tout simplement à cause de la fatigue du personnel hospitalier, le patient se sent livré à lui-même, oublié, déconsidéré… Et cela peut nuire à sa guérison, même si son opération chirurgicale a été un succès.
L’attention peut être une aliénation, et c’est parfois une condition de survie que d’être distrait… Dans vos textes, vous insistez beaucoup sur la nature non seulement individuelle, mais aussi collective de l’attention. En quoi l’attention peut-elle être collective ? Y. C. : L’attention se joue a priori dans la
relation directe d’une personne à un objet, à une information, ou bien sûr à une autre personne. Pourtant, on entend des gens affirmer qu’ils aiment leur quartier, qu’ils ont peur de la banlieue, etc. Ici, le sujet reste un individu, mais l’objet de l’attention devient collectif. Il s’agit d’une forme d’attention plus diffuse, facile à comprendre et qui cause d’ailleurs pas mal d’effets de considération ou de déconsidération. En revanche, l’idée que le sujet de l’attention puisse être lui aussi collectif est beaucoup plus contre-intuitive. Nous ne sommes pourtant jamais attentifs tout seuls. Dans une exposition, un attroupement devant une œuvre nous attire systématiquement. L’attention attire l’attention. Par ailleurs, nous sommes attentifs parce que notre famille, nos frères et sœurs, nos amis et nos voisins, nos enseignants, notre éducation nous VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
ont appris à être attentifs plutôt à ceci ou à cela. C’est une fausse évidence que de croire que l’attention est un phénomène individuel. On se dit : c’est moi, avec mes deux yeux, mes deux oreilles, mon nez, mon histoire, mon intelligence, ma subjectivité, qui filtre certaines choses. Sauf qu’il s’avère très vite que je ne filtre jamais tout seul, que j’hérite de filtres qui me viennent d’ailleurs. C’est l’une des raisons pour lesquelles vous défendez l’idée d’une écologie de l’attention… Oui, parce que toutes les attentions ne se valent pas, que certaines peuvent s’avérer nuisibles, mais aussi parce que l’attention à son environnement est primordiale. Nos environnements sont autant naturels que sociaux et culturels. Or nous avons développé une attention individuelle aux bienfaits du consumérisme qui ne me semble pas tout à fait en phase avec une attention à l’échelle de l’humanité, se jouant dans le temps long : qui sait si nos descendants ne vont pas nous maudire pour notre inattention individuelle à la pollution et au réchauffement de la planète ? L’attention à cet autre de demain est l’un de nos défis majeurs, et il passe par une attention à des enjeux environnementaux auxquels nous étions peut-être plus attentifs il y a des siècles de cela… Y. C. :
L’attention à l’autre est donc indissociable d’un environnement ? D’un contexte, que celui-ci soit physique, social, culturel ou historique ? Il n’y a pas d’attention sans un fond qui le rend possible, donc sans une inscription dans l’espace et dans le temps. Hier, ce sont les coutumes, les tabous religieux, voire les superstitions qui imposaient aux humains un certain type de respect vis-à-vis de leur environnement, avec parfois d’ailleurs des contraintes sclérosantes. La science a changé ce rapport à nos contextes de vie. Elle en a extrait des figures auxquelles faire attention : des individus, Y. C. :
des objets, des éléments détachés de leurs sujets, comme les particules. Et elle nous a trop souvent fait oublier ce fond sans lequel l’attention risque de perdre ses repères. Or l’art nous reconnecte à lui : une pièce de musique, un tableau, un roman ou même un jeu vidéo ont la capacité à faire revivre ici et maintenant une mémoire. Ils nous permettent de retrouver une attention non pas forcément vis-à-vis de Dieu, ou de la Nature comme telle, mais plus généralement envers ce « fond comme fond » – c’est une expression du philosophe Gilbert Simondon. Ils nous aident à prêter attention au contexte, aux autres qui ne sont plus là ou qui pourraient être là demain, et donc à faire le tri entre tout ce qui appelle notre attention. Car au final, peut-être ne faut-il pas être systématiquement attentif à l’autre ? Il n’y a rien de plus agaçant, en effet, que la valorisation systématiquement positive de toute attention. Le cliché, c’est celui des jeunes qui ne seraient pas attentifs en cours, à cause de leur smartphone, par exemple. Mais qui sait, peut-être ont-ils une bonne raison de ne pas être attentifs au professeur ? L’attention peut être une aliénation, et c’est parfois une condition de survie que d’être distrait, de se retirer du jeu. N’est-ce pas crucial, parfois, de nous détacher de médias, de spectacles, de personnes qui nous obsèdent ? Il est souvent essentiel d’être attentif à une personne aimée ou qui va mal. Mais il faut également savoir fermer les yeux, pour rêver, prendre de la distance ou le temps d’une réponse attentive à ce qui s’est sédimenté, venant d’un peu plus loin. Y. C. :
Propos recueillis par Ariel Kyrou
Voir la vidéo de solidarum.org : « Yves Citton : les paradoxes de l’attention à l’autre ». 15
visions de la solidarité sociale
Catherine Tourette-Turgis a fondé l’Université des patients en 2009, avec l’objectif de recueillir les savoirs des patients et de les aider à transformer leur expérience de la maladie en expertise. Pour elle, l’attention à l’autre, notamment à l’autre vulnérable, commence par un changement de paradigme : approcher les malades par leurs capacités et non par leur déficit.
Les patients ressentent-ils un manque de considération dans la relation de soin ?
D’où vient votre engagement auprès des personnes vulnérables ? Je me suis engagée dans la lutte contre le sida dans les années 19841985 et j’ai passé vingt ans comme engagée volontaire dans ce combat contre la maladie. Dans le VIH/sida, ce sont les malades qui ont eu des idées de conception d’essais cliniques. Ils se sont mobilisés pour faire avancer la recherche de traitements, pour obtenir des financements, pour inventer des dispositifs de prévention, etc. Finalement, c’est à cette époque-là que j’ai pris conscience que les malades faisaient partie de la solution, que ce n’étaient pas eux le problème. Pour le dire autrement, il n’y a pas de malades à prendre en charge, mais des malades à prendre en compte. Personne n’a de malades en charge, cela serait bien trop lourd, mais tout le monde a des malades à prendre en compte. Ce compte est universel et n’a rien à voir avec les règles comptables. Il est à lui seul un modèle des nouvelles économies de la conversion, au sens où ce que je donne est converti en désir, en vie, en ressources au service du maintien du monde. Cette démarche, nous essayons jour après jour de la mettre en place à l’Université des patients, en misant sur la C. T.-T. :
CATHERINE TOURETTE-TURGIS : Le problème
de l’attention à l’autre dans la relation de soin et dans la relation au système de santé en général est le même que celui que nous rencontrons dans l’enseignement : l’organisation verticale. C’est-à-dire que l’on décide pour l’autre. L’autre est forcément quelqu’un qui a besoin de moi, qui est vulnérable, qui est faible, et d’ailleurs forcément en dessous. Je dois donc penser à sa place... En quoi l’approche capacitaire que vous défendez est-elle une réponse ? L’idée de l’approche capacitaire est de renverser la situation et de dire « pensons ensemble ». On a besoin les uns des autres, mais dans les deux sens. À l’Université des patients, une étudiante m’a dit le jour de la remise des diplômes : « Ici, on nous regarde à niveau égal, d’œil à œil, on n’est pas en dessous et vous ne vous mettez pas au-dessus… » Que les personnes vulnérables se sentent reconnues d’égal à égal, c’est l’un des objectifs des parcours diplômants de l’Université des patients. C. T.-T. :
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Diplômer les malades est donc votre façon de les prendre en compte ? C. T.-T. : Lors de l’arrivée des trithérapies,
je me suis aperçue que le retour à la santé était extrêmement difficile pour les malades du sida, que les thérapeutiques ne suffiraient pas, qu’il fallait les accompagner, les aider à se reconstruire socialement. J’ai eu l’idée de monter l’Université des patients après avoir entendu le maire de San Francisco faire un appel aux universités de Californie pour leur demander de prendre gratuitement les anciens malades du sida qui désiraient revenir vers le monde du travail. Une autre initiative, la HIV University, m’a confortée dans mon projet. Cette structure a été créée par les Afro-Américains afin d’apprendre au sein de leur communauté à se battre contre le sida, à construire des plai-
Il n’y a pas de malades à prendre en charge, mais des malades à prendre en compte. doyers pour l’accès aux antirétroviraux, etc. Je me suis dit qu’une université pouvait accueillir toutes ces ressources, tous ces savoirs, toutes ces merveilles de créativité de la lutte contre le sida construits par les malades. Une université pouvait légitimer les compétences acquises par les malades. C’est ainsi qu’en 2009, alors que je dirigeais un diplôme d’éducation thérapeutique, j’ai inclus des malades parmi mes étudiants. Rien, légalement, ne s’y opposait. Nous avons alors commencé à VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
Crédit photo : David Tardé/Moderne Multimédias
Toujours partir du principe que toute personne, même vulnérable, malade ou en fin de vie, a des capacités.
solidarité entre les étudiants et en luttant contre la mise en concurrence des uns par rapport aux autres.
MONDE
Les femmes comptent pour 2/3 de la force de travail, mais perçoivent 1/10e des revenus dans le monde Elles consacrent près de trois fois plus de temps que les hommes aux travaux domestiques et aux soins non rémunérés. 70 % des pauvres dans le monde sont des femmes. Sources : « Women Empowerment for Inclusive businesses », Danone Ecosystème, 2016. « Rapport sur les objectifs de développement durable », Nations unies, 2017.
visions de la solidarité sociale
diplômer des malades, à reconnaître leurs compétences, à les aider avec les outils universitaires disponibles à transformer leur expérience en expertise. Nous avons mis en place plusieurs diplômes, dont un DU (diplôme universitaire) en éducation thérapeutique, un DU sur la démocratie en santé pour les représentants des usagers et un DU accompagnant du patient en cancérologie.
Stoppons les approches par le déficit, voyons les approches par les capacités et mobilisons les facultés du malade à faire face, comme il le peut, comme il l’entend. Quels enseignements tirez-vous de cette expérience universitaire avec des malades ? Environ 25 % de nos étudiants voient leur situation sociale et professionnelle changer dans les dix-huit mois qui suivent leur cursus. Il faut dire que la plupart viennent à l’Université des patients avec l’intention de faire quelque chose de leur maladie. Ils ont des projets associatifs, bénévoles ou professionnels, comme créer un réseau de malades, un lieu d’accueil, faire de l’art, se former pour travailler dans le monde de la santé en tant que patient-partenaire, patient-expert, patient-enseignant, etc. Les milieux du soin qui reçoivent nos étudiants dans leurs services nous demandent, l’année suivante, s’ils peuvent prendre d’autres C. T.-T. :
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étudiants en stage ou s’ils peuvent nous adresser certains de leurs patients. Aujourd’hui, plus de 16 % des étudiants arrivent par les soignants. Le monde du soin découvre, peu à peu, les compétences des patients, leur pouvoir de penser, leur pouvoir d’agir, leur pouvoir d’intervenir avec efficience, quelquefois même avec plus d’efficience que lui-même. Tout ceci alimente les approches capacitaires que je défends et qui consistent à dire : arrêtons de voir le malade comme déficitaire, stoppons les approches par le déficit. Voyons les approches par les capacités et donc mobilisons les capacités du malade à faire face, comme il le peut, comme il l’entend aussi, à ce qui lui arrive. Finalement votre approche capacitaire, c’est la même chose que le concept d’empowerment... C. T.-T. : Le concept d’empowerment vient
des luttes pour la reconnaissance des droits civiques, des luttes des femmes, des luttes des minorités. Il est à présent mis à toutes les sauces et il a été amputé du concept de disempowerment. Les institutions ont ceci de particulier qu’elles sont plutôt disempowering, c’est-à-dire qu’elles enlèvent justement le pouvoir d’agir. Donc remettre de l’empowerment sans analyser le pouvoir de disempowerment des institutions, ça ne m’intéresse pas. Avec les approches capacitaires, il s’agit de faire l’hypothèse que toute personne, même vulnérable, même malade, même en fin de vie, a des capacités, et d’arriver à conceptualiser que ce que les malades conduisent tous les jours, en silence, chez eux, en ambulatoire, pour se maintenir en vie et en santé, est un travail contributif. En fait, si je voulais choquer, je dirais que le patient n’est pas un bénéficiaire du soin, mais un opérateur parmi d’autres de la division du travail médical. Le patient fournit un travail médical, un travail autobiographique, un travail de communication, d’autosoignant, de gestion des incertitudes, etc.
En vous écoutant, l’approche capacitaire apparaît comme une évidence, pourtant le système de santé semble toujours aussi vertical, comment le faire changer ? C. T.-T. : À l’heure actuelle, l’organisation
administrative du soin, la codification des soins, le fait qu’il n’y a plus de place pour l’écoute de l’autre, cela fait souffrir tout le monde, les soignants comme les personnes en soin. Il est évident qu’il y a une place historique pour faire quelque chose, mais je crois que ce qui va faire changer l’organisation des soins, c’est d’abord la modification des trajectoires thérapeutiques. On constate de plus en plus de phases de stabilisation, donc on risque d’être malade chronique longtemps, mais différemment. Il va en découler une autre exigence vis-à-vis du milieu de soin, qui s’occupera certes de la maladie, mais aussi de la qualité de vie et de survie du malade. Il y a autre chose : trois millions de personnes ont aujourd’hui survécu à un cancer, mais on découvre que ce n’est pas parce qu’on est déclaré guéri médicalement qu’on est rétabli. Il y a plusieurs dimensions dans le rétablissement : la dimension économique, la dimension du couple, la dimension sociale, la dimension existentielle. Une maladie, c’est une expérience tout à fait particulière, c’est tout d’un coup philosophiquement repenser son rapport au monde, aux valeurs, au futur, à la vulnérabilité, à la finitude. À la fin des traitements, les personnes se retrouvent socialement vulnérables, professionnellement vulnérables, et nous allons avoir besoin d’un après-soin, d’une médecine du rétablissement, mais bien entendu avec une approche capacitaire. C’est-àdire considérer les patients comme cocréateurs du soin et non uniquement comme bénéficiaires, et reconnaître leur expérience afin d’aider à l’amélioration globale du système de santé. Propos recueillis par Chrystèle Bazin Voir la vidéo de solidarum.org : « Catherine Tourette-Turgis : le pouvoir d’agir des malades ». VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
FRANCE
Il y a plus de 13 millions de bénévoles dans les associations Qu’ils soient dans des organisations employeuses ou non employeuses, leur nombre est passé de 11 300 000 à 13 197 000 entre 2010 et 2016, soit une augmentation de 16,8 %. Cette augmentation a été d’un tiers (33,6 %) pour les seuls 15-35 ans. Il y a chaque année en France 30 000 jeunes en service civique. Sources : « L’évolution de l’engagement bénévole associatif en France, de 2010 à 2016 », enquête France Bénévolat. « Atlas commenté 2017 de l’économie sociale et solidaire », Conseil national des chambres régionales de l’économie sociale et solidaire.
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visions de la solidarité sociale
REGARDS CROISÉS
Quelle considération pour les patients et les personnes handicapées ? Les relations du patient au soignant ou de la personne handicapée au valide semblent par essence déséquilibrées. Mais ce rapport de supposée infériorité n’évolue-t-il pas vers une vraie réciprocité ? Olivia Gross, analysant ici l’engagement des patients dans le système de santé, et Bertrand Quentin, qui réfléchit à nos relations au handicap, aboutissent par des voies très différentes au même constat d’indispensable correction, voire de disparition, de ce déséquilibre.
Bertrand Quentin est philosophe, responsable du Master 1 de philosophie, parcours « Éthique médicale et hospitalière appliquée », autrement appelé École éthique de la Salpêtrière. Il est l’auteur du livre La Philosophie face au handicap (Érès, 2013, réédition 2018).
L’engagement des patients dans la santé naît-il d’un reproche aux soignants de s’occuper d’eux sans les considérer comme des sujets à part entière ? Autrement dit, vient-il d’un manque d’attention ?
Arrive-t-il que des personnes en situation de handicap reprochent à leurs accompagnants de manquer d’attention, c’est-à-dire de s’occuper d’eux sans les considérer comme des sujets à part entière ?
OLIVIA GROSS : Bien sûr que des patients décident de s’inves-
BERTRAND QUENTIN : Les accompagnants non professionnels
tir au-delà de leur maladie parce qu’ils ont l’impression d’avoir subi un manque d’attention, qu’ils ont constaté l’inefficacité d’autrui, cet « autrui » pouvant être une ou plusieurs personnes, le système de santé ou même la médecine en général. L’une des conséquences majeures de la non-écoute des patients, c’est l’inobservance. Quand on demande aux gens de prendre des traitements, sans leur 20
remplissent d’autant mieux leur mission qu’ils ont tout naturellement une vraie considération pour la personne qu’ils aident, qui est souvent un proche. Quant à ceux dont c’est le métier, la plupart ont choisi d’être aidants parce qu’ils avaient une écoute particulière, un sens de l’autre en difficulté. Dans le monde médico-social, il y a comme partout ailleurs des gens qui font ce métier faute de mieux, VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
Crédits photo : David Tardé/Moderne Multimédias
Olivia Gross est chercheuse en santé publique et en sciences de l’éducation au Laboratoire Éducations et Pratiques de Santé, à l’université Paris 13, Bobigny. Elle a un long parcours associatif dans le champ des maladies rares. Elle a publié L’Engagement des patients au service du système de santé (Doin, 2017).
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expliquer pourquoi, sans qu’ils adhèrent et participent à leur choix, on se retrouve avec des médicaments jetés à la poubelle et des complications médicales, ce qui représente, en plus, un coût important pour la Sécurité sociale. En fin de compte, les patients décident de s’engager pour plein de raisons : une relation de soin jugée insatisfaisante, un parcours vécu comme trop erratique, avec une autonomie insuffisante dans ses étapes de rétablissement, le sentiment d’être traité comme un objet, que ses droits ou sa dignité ont été bafoués. Mais d’autres patients se mettent en mouvement de façon beaucoup plus prosaïque, parce que le traitement dont ils ont besoin n’existe pas ou que la sécurité des soins leur semble défaillante. Comment les soignants accueillent-ils cette nouvelle volonté d’implication de bien des patients ? N’y a-t-il pas des blocages ? Les soignants ont pu être inquiets au début de l’intégration de la « perspective patient ». Beaucoup d’entre eux craignaient ou ne comprenaient pas l’importance de la prise en compte des savoirs expérientiels, alors qu’on leur avait appris à s’en méfier. La science essaie trop souvent de s’extraire du sens commun plutôt que de s’en rapprocher. Aussi, la parole des patients a encore du mal à être entendue, notamment sur les effets indésirables des traitements lorsqu’ils ne sont pas déjà répertoriés. Mais des mesures correctrices se mettent en place. Il existe par exemple un portail en ligne sur lequel les patients signalent des effets indésirables à la Haute Autorité de Santé sans le filtre du corps soignant. O. G. :
Les soignants ne sont-ils pas, ne serait-ce que par leur fonction, dans une position de supériorité par rapport aux patients ? Même si la majorité des soignants, fort heureusement, ne se met pas en situation de supériorité vis-à-vis du patient, on ne peut nier le fait que la relation de soin est par nature dissymétrique. Il s’agit d’une personne en position de forte vulnérabilité qui vient demander conseil à quelqu’un dont il reconnaît les compétences professionnelles. Mais aujourd’hui, tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut plus d’implication individuelle dans les parcours de soin, que les actions verticales ne fonctionnent pas bien. L’OMS (Organisation mondiale de la santé) est convaincue de l’intérêt médical, mais aussi financier, d’une plus grande contribution des patients aux soins. Elle se retrouve sur ce terrain en accord avec les associations qui se battent depuis près de quarante ans pour que plus rien ne soit fait pour les malades sans les malades eux-mêmes. L’implication des patients suppose plus d’éducation et de vulgarisation, afin d’avoir une meilleure compréhension de leur situation et de leurs résultats de santé. O. G. :
VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
trop peu attentifs à la personne handicapée dont ils s’occupent. Pour l’aidé et l’aidant, ce sont des situations de souffrance. Mais il s’agit d’exceptions. C’est plus du côté du grand public, des personnes que l’on rencontre à l’accueil d’un cinéma, d’une piscine ou d’un commerce, que le manque d’attention à la personne handicapée se manifeste de façon beaucoup plus fréquente. Comment se manifeste ce défaut d’attention des aidants ou plus souvent comme vous le dites du grand public ? Par quels types de blocages ou d’attitudes ? B. Q. : Il y a, par exemple, ce que j’appelle l’empathie égocen-
trée. Nous avons tendance à nous mettre à la place de l’autre, c’est le propre de l’empathie. Mais ce qui pose problème, c’est de le faire depuis sa position de « dit valide ». Ainsi, face à une personne n’ayant plus de bras, nous pensons : « Cela serait horrible si l’on me retirait les deux bras ». En pensant de la sorte, nous ne voyons la personne qu’au travers de ce qui lui manque, et nous en déduisons qu’elle est forcément malheureuse, parce qu’elle a deux membres en moins. Cette empathie égocentrée nous fait passer à côté d’une situation toute simple, qui est : la personne handicapée peut être heureuse, d’un bonheur qui est le sien ; elle peut également être malheureuse, mais d’un malheur qui ne sera pas celui du handicap, juste de soucis que nous partageons nous aussi et qui nous rapprochent d’elle bien plus que nous ne l’imaginons. Les aidants eux-mêmes peuvent avoir ce défaut, mais l’empathie égocentrée est plus répandue chez des gens qui ne côtoient que rarement des personnes en situation de handicap. Dans votre livre, outre cette « empathie égocentrée », vous parlez des « analogies abusives » : ne contribuent-elles pas à maintenir une relation déséquilibrée entre la personne handicapée et le « dit valide », selon votre propre expression ? B. Q. : Lorsqu’il pratique, le plus souvent involontairement,
l’analogie abusive, celui que j’appelle en effet le « dit valide » se place immédiatement en position de supériorité. Mais ce sentiment repose sur un amalgame assez grossier : face à une personne qui a une parole malaisée et un corps mal fichu, qu’un médecin qualifierait par exemple d’IMC ou infirme moteur cérébral, il se dit que l’esprit de cette personne doit lui aussi être maladroit et mal fichu. Or il suffit de faire l’effort d’écouter attentivement quelqu’un tel Alexandre Jollien pour se rendre compte de l’intelligence de ses propos. Comme il le dit lui-même, automatiquement le phrasé débile semble faire de vous un débile. Or si l’on prend ce remarquable philosophe qu’est Alexandre Jollien pour un demeuré, plutôt que de tendre l’oreille et d’oublier les heurts de sa diction, on y perd beaucoup au change. 21
visions de la solidarité sociale
Lorsqu’ils se privent de l’expérience, de la parole des patients, que manquent les soignants et, plus largement, que manquons-nous collectivement ? O. G. : Mon propos n’est pas de dire que les patients sont la
solution à tout, mais qu’on a besoin de leur perspective. Si l’on prend une situation clinique et qu’on l’analyse, on a besoin de tous les regards pour avoir une lecture globale de ce qui est en jeu. On a besoin de la lecture de la direction hospitalière qui va interroger cette situation selon une logique organisationnelle, sécuritaire, financière. On a besoin de la lecture du médecin, professionnelle, voire experte. On a besoin de la lecture du patient concerné qui, lui, va être dans une logique de prise en compte de ses propres besoins. Et puis on a besoin de la lecture du patient engagé dans le système de santé qui va regarder si l’autonomie du malade a été facilitée, si ses droits et sa dignité ont été respectés. Toutes ces perspectives sont nécessaires pour obtenir une vision complète de la situation clinique. Et les uns ne peuvent pas se substituer aux autres.
« L’enjeu est de préparer les futurs médecins à recevoir la parole et l’expertise des patients, donc à mieux accepter la perspective d’apprendre d’eux. » OLIVIA GROSS
Qu’est-ce que ces « patients engagés » apportent de spécifique dans une situation de soin ? O. G. : Je peux prendre l’exemple de la situation clinique d’un
malade hospitalisé, que l’on a revisitée lors d’un exercice en faculté de médecine avec l’un des internes ayant vécu ce cas. Très vite, à l’hôpital, les médecins se rendent compte qu’il a une tumeur abdominale mortelle, en phase terminale. Le patient demande sans cesse ce qu’il a. Les médecins ne lui répondent pas : ils attendent les résultats de la biopsie pour pouvoir proposer une solution thérapeutique en face du diagnostic, c’est ce qu’on leur a enseigné. Dans le cadre de notre simulation, le patient-enseignant demande à l’interne ayant été dans cette situation : « Vous avez prévenu ses proches qu’il était mourant ? » Et là, l’interne répond : « Nous nous sommes renseignés, et nous avons réalisé qu’il était fâché avec ses 22
Et les « compensations inopportunes » ? La compensation inopportune part plutôt d’un bon sentiment, comme d’ailleurs l’empathie égocentrée : on cherche à protéger une personne en situation de handicap d’une tâche ou d’une douleur, pour ne pas aggraver sa situation en quelque sorte. Il est courant, par exemple, de vouloir épargner la souffrance du deuil à une personne handicapée mentale : on ne va pas l’emmener à l’enterrement, voire on ne va pas lui dire que son camarade est mort, mais qu’il est juste parti en voyage. Ce sont des compensations qui, au lieu d’être attentives à la personne handicapée, l’éjectent de la condition humaine. B. Q. :
Mais en quoi la prise en compte de la personne en situation de handicap, sans compensation inappropriée pour le coup, peut-elle être bénéfique à tous ? B. Q. : Ne pas penser le bien de la personne handicapée à sa
place, comme d’ailleurs le bien du SDF ou du patient qui semblent en situation difficile, est la première étape indispensable à une relation équilibrée, donc à un véritable échange à même d’enrichir toutes les parties prenantes. Sur un autre registre, plus global, ce qui est pratique pour les personnes handicapées profite à toute la collectivité. Le bus à plancher surbaissé, apparu depuis des années en France, transforme une déficience physiologique bien réelle, comme le fait de ne pas avoir de jambes, en handicap réduit. C’est une invention pensée au départ pour les personnes en fauteuil roulant, mais il est clair qu’elle bénéficie aux personnes qui ont des poussettes, qui ont eu un accident au ski et qui ont du mal à rentrer dans le bus, donc ça devient un avantage pour tous. Plutôt que de penser ce qui est conçu pour les personnes handicapées comme un bénéfice ne profitant qu’à une communauté spécifique, prenons-le comme quelque chose qui sert à l’ensemble de la population. Plus précisément, sur cet enjeu de réciprocité : faire vraiment attention à la personne handicapée ne peut-il pas nous faire réfléchir sur nous-mêmes, et donc aussi nous faire évoluer ? B. Q. : Vous
avez raison. L’accessibilité physique aux lieux et transports, qui nous amène à transformer l’architecture et à multiplier les systèmes d’accès, est certes importante, mais de tels aménagements sont loin d’être suffisants. Surtout, ils ne remplacent en aucune façon l’accessibilité relationnelle, c’est-à-dire l’effort à accomplir par lesdits valides pour communiquer avec les personnes en situation de handicap, ne serait-ce que parce qu’il arrive que les matériels installés ne fonctionnent plus. J’ai une amie handicapée qui va régulièrement à la piscine. Elle utilise un bras articulé pour descendre dans le bassin. C’est très bien. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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proches, donc nous ne leur avons rien dit non plus. » À ce moment-là, dans la salle de cours, j’ai ressenti chez tous les internes présents une espèce de soulagement. Et là, le patient-enseignant leur a dit : « Mais si le patient avait su qu’il allait mourir, peut-être aurait-il ressenti le désir de se réconcilier avec ses proches. » Le rôle du patient engagé est d’interroger le contexte du cas, en empathie avec le malade, et de montrer l’intérêt mutuel de prendre en compte la perspective patient. Plus globalement, sur cet enjeu de réciprocité : qu’est-ce que les patients ayant été soignés peuvent apporter en retour au monde de la santé ? Quels sont les champs de leur engagement ? Le Centre hospitalier universitaire de Montréal (CHUM) en a dressé une typologie. Cela débute tout simplement par l’engagement pour sa propre santé. Au niveau plus macro, il y a d’abord l’implication dans le soin : via l’accompagnement direct d’autres malades, par exemple au travers de l’éducation thérapeutique, ou plus globalement dans l’évaluation de la sécurité ou de la qualité des soins prodigués. Ensuite, il y a l’engagement dans la recherche, très protéiforme. Les patients peuvent, par exemple, poser des questions auxquelles les chercheurs n’auraient vraisemblablement pas pensé sans eux. Autre engagement dans la recherche : l’activisme thérapeutique, c’est-à-dire se mobiliser pour mettre des maladies ou des traitements à l’agenda des chercheurs. C’est ce qu’ont réussi les associations dans le cadre du VIH : elles ont obtenu que des recherches soient menées pour mesurer l’efficacité d’autotests du virus. Malgré des résistances d’une partie du corps médical et des avis négatifs du Comité d’éthique, ces recherches ont permis de valider le principe d’une vente libre et régulée de ces autotests en pharmacie. Enfin, il y a l’engagement des patients dans l’enseignement. Là encore, cela prend plusieurs formes : de simples témoignages ponctuels à la participation active à des études de cas, soit en tant que patient jouant son propre rôle, soit en tant que patient évaluant les simulations. Certains sont désormais associés à l’ingénierie des programmes pédagogiques, comme c’est le cas à la faculté de médecine générale de Bobigny. O. G. :
Quel est le sens de l’intervention de patients au cœur de l’enseignement ? O. G. : L’enjeu est de préparer les futurs médecins à recevoir
la parole et l’expertise des patients, donc à mieux accepter la perspective d’apprendre d’eux. On trouve depuis plus de quinze ans des patients-enseignants dans les facultés dentaires ou de médecine, mais de façon sporadique, selon la personnalité et la bonne volonté des enseignants et des responsables. Au Laboratoire Éducations et Pratiques de VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
Sauf que lorsque cet équipement est en panne, on lui interdit l’entrée du lieu. Est-ce normal ? Car elle pourrait demander à un maître-nageur de la prendre dans ses bras et de la faire glisser dans l’eau. Ne serait-ce pas potentiellement agréable, et pour elle, et pour lui ? Se focaliser uniquement sur les techniques de compensation nous fait oublier le plus essentiel dans notre rapport au handicap : la relation humaine. La transformation des cités pour plus d’accessibilité ne résoudra jamais tous les soucis liés au handicap. De la patience, de l’écoute face à un abord ou une élocution difficiles, restent les moyens les plus évidents pour réduire le handicap de l’autre. Et cet effort d’attention, de découverte de l’autre nous enrichit de nouvelles visions de la vie. Nous allons progresser dans notre manière d’être si nous réalisons que nous développons notre capacité d’écoute et de compréhension, juste grâce à des échanges sans a priori avec des personnes en situation de handicap.
« Plutôt que de penser ce qui est conçu pour les personnes handicapées comme ne profitant qu’à une communauté, prenonsle comme quelque chose qui sert à toute la population. » BERTRAND QUENTIN
Sauf qu’une telle attention à l’autre ne s’improvise pas… C’est bien là l’un des soucis de la société française : elle a tendance à isoler les personnes handicapées dans des instituts spécialisés, depuis la scolarité jusque dans le travail avec les ESAT (établissements et services d’aide par le travail). Le pari serait plutôt, à l’inverse, d’organiser la société pour multiplier dès notre jeunesse le plus grand nombre possible de points de rencontre avec tous les types de handicaps. Quand vous n’avez pas côtoyé des personnes en situation de handicap dans votre enfance, comment voulez-vous que cela vous paraisse normal lorsque vous arrivez dans une entreprise et que l’on vous dit : « Ben voilà, tu vas avoir un collaborateur qui a un handicap ». Le chef d’entreprise lui-même ne trouvera pas si opportun d’embaucher des personnes en situation de handicap, car il se dira : cela va être compliqué, elles ne sont pas tout à B. Q. :
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visions de la solidarité sociale
Santé, nous avons considéré qu’il fallait systématiser et structurer leur apport. C’est ainsi que nous avons créé en 2016 avec le Département de Médecine générale, à la faculté de médecine de Bobigny, un programme de patients-enseignants. Les patients-enseignants participent à 90 % des cours, la plupart du temps en binôme avec d’autres enseignants, et ils ont leur mot à dire sur l’ensemble du programme pédagogique. Deux patients coordonnateurs ont en charge le recrutement des patients-enseignants en toute indépendance. Certains patients-enseignants sont présents dans les jurys de diplôme, et j’aimerais qu’ils prennent part aux jurys de sélection à l’entrée. La France reste très en retard sur le sujet, mais c’est en train de bouger. En effet, les facultés de médecine nous contactent de plus en plus pour mettre en place des programmes similaires à celui de Bobigny.
« Les patients-enseignants participent à 90 % des cours, la plupart du temps en binôme avec d’autres enseignants, et ils ont leur mot à dire sur l’ensemble du programme pédagogique. » OLIVIA GROSS
Sur ce terrain de l’engagement des patients, la France estelle moins ou plus avancée que les pays anglo-saxons ? O. G. : La France en est au stade de l’expérimentation, alors
qu’au Royaume-Uni, la NHS, équivalent de notre Haute Autorité de Santé, a une stratégie programmatique de l’engagement des patients. L’infirmière cadre de service a dans sa fiche de poste la responsabilité de l’implication des patients. Tous les conseils d’administration de la NHS sont tenus en public. La recherche publique n’est financée qu’à condition que des patients soient associés aux différentes phases de recherche, et la présence de patientsenseignants est systématique dans les études de médecine. Pour ne prendre qu’un exemple, des patients britanniques ont travaillé sur leurs attentes en matière de qualité des soins : ils ont identifié 28 « standards essentiels ». Pendant quelques années, ils ont inspecté les services de soin pour les noter selon leurs critères. Ils ont même mené des études longitudinales pour étudier la prise en charge de la 24
fait comme les autres. Cela peut paraître anecdotique, mais je me souviendrai toute ma vie de l’effroi que j’ai eu lorsqu’en classe de CE2 je me suis retrouvé à côté d’un nain qui s’appelait Amédée, puis de la façon dont nous sommes devenus amis au fil du temps. Chacun ressent d’abord ce type d’inquiétude face à quelqu’un à la démarche et au physique très inhabituels, peur d’ailleurs encore plus présente au contact du handicap psychique ou mental, de trisomiques ou de personnes bipolaires ou schizophrènes… L’enjeu, dans toutes les étapes de notre vie, de la maternelle au travail en passant par l’université, serait de rendre naturelle la proximité avec ces personnes un tant soit peu différentes. C’est ce compagnonnage depuis ses premiers pas, donc ce savoir né de l’expérience vécue, qui permet d’oublier sans même s’en rendre compte le phrasé difficile, l’absence de bras ou le physique ingrat de notre interlocuteur. Et c’est cela que nos sociétés devraient encourager d’un point de vue organisationnel. Sous un autre regard, n’y a-t-il pas un tout autre mouvement dans nos sociétés, de l’ordre de la prise en main des personnes handicapées par elles-mêmes ? B. Q. : Ce
mouvement est moins puissant en France que dans les pays anglo-saxons, même pour les personnes sourdes ou malentendantes, qui militent depuis des années pour la reconnaissance et la généralisation des usages de la langue des signes. Cela tient aux pratiques et à la validation institutionnelle plus forte de l’apprentissage entre pairs au Royaume-Uni, au Canada ou aux États-Unis. En France, la loi du 11 février 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » a certes favorisé le partage de savoirs d’expérience entre pairs et la mise en place de collectifs de citoyens en situation de handicap, mais souvent encadrés par des professionnels, de façon plus centralisée, moins bottom-up que dans les pays anglo-saxons. Ceci dit, les choses évoluent. Créée en septembre 2014 par des personnes en situation de handicap mental ou psychique, la coordination « Pas sans nous » a fait parler d’elle au printemps dernier, avec sa pétition « L’inclusion : pas sans nous », pour le renforcement, mais aussi pour une plus grande ouverture au monde, des établissements médicosociaux. Pas sans nous exige à juste titre que l’on ne prenne plus de décisions se voulant bienveillantes envers les personnes handicapées de façon surplombante, sans une réflexion et des discussions préalables avec elles, premières concernées. Ces types de collectifs sont très utiles : ils donnent la parole à des minorités et personnes vulnérables qui généralement ne sont pas audibles. Mais avec le risque de s’enfermer dans ses revendications, de s’isoler encore plus en tant que groupe et de nuire ainsi, sans l’avoir désiré, à la construction d’une société où le handicap ne serait plus ostracisé. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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vieillesse dans différents services. Aujourd’hui, les experts de la NHS visitent les services de soin avec des patientsexperts, chacun avec leur propre grille de lecture, et les patients-experts sont même rémunérés pour le faire. Comment aller plus loin en France ? Il faut arrêter de compter sur les rencontres et les bonnes volontés, il faut structurer, inscrire la perspective patient dans la stratégie globale de santé publique. Nous pourrions peut-être nous appuyer sur les services transversaux d’éducation thérapeutique des hôpitaux, tout en recrutant des patients coordinateurs qui seraient rémunérés pour gérer l’engagement des patients. Et il faut aller au-delà de l’obligation d’intégrer des patients dans le système de santé. Par exemple, en ce qui concerne les représentants d’usagers du système de santé, on se contente de comptabiliser leur nombre et leur taux de présence, on ne se donne pas les moyens de mesurer les effets tangibles de leur apport. De plus, si les représentants d’usagers ont obligation d’être formés pour exercer leur mandat, on ne forme pas les autres membres des commissions où ils siègent à les accueillir. Par conséquent, il n’y a pas de réflexion et de partage sur les bonnes pratiques de la collaboration et de la coconstruction avec les représentants des usagers. O. G. :
« L’enjeu, dans toutes les étapes de notre vie, de la maternelle au travail en passant par l’université, serait de rendre naturelle la proximité avec les personnes handicapées ou un tant soit peu différentes. » BERTRAND QUENTIN
Mais n’y a-t-il pas une distance à préserver ? Ne serait-ce que pour pouvoir proposer des compensations « opportunes » aux personnes handicapées, ne faut-il pas une frontière ? B. Q. : Il me semble qu’il n’y a pas de frontière entre handi-
ne faut pas évidemment que le pouvoir d’agir des patients devienne un devoir d’agir, de toute façon cela ne fonctionnerait pas. Concernant la bonne distance, les internes parlent souvent de la nécessité de maintenir une bonne distance thérapeutique. Les patients, eux, préfèrent parler de bonne proximité. Cette différence de vocabulaire n’est pas anodine, elle vient interroger la posture des soignants et incite à inclure les patients au lieu de les mettre « à distance ». Cette inclusion nécessite sans doute que les patients qui s’engagent acquièrent les bonnes compétences et une vision globale du soin et du système de santé. Mais je m’interroge : notre intérêt n’est-il pas que les patients restent « hors système » ? Si Karen Aiach a réussi à créer une thérapie génique dans le cadre de la maladie de Sanfilippo, dont était atteinte sa fille, faisant travailler ensemble 150 chercheurs sur la planète, passant toutes les étapes d’essais clinique, c’est justement d’après elle parce qu’elle était extérieure au champ médical. Il faut donc veiller à former les patients engagés sans les formater.
capés et valides. Car les personnes en situation de handicap ne sont pas des Martiens et que « lesdits valides » ne se rendent pas compte qu’ils ont eux aussi leurs propres handicaps. Les personnes handicapées nous font tressaillir parce que nous voyons chez elles ce que nous n’aimons pas chez nous : nos hésitations, nos défaillances, notre manque d’efficacité ou de succès, etc. Le monde du handicap nous révèle, comme un miroir déformant, que nous avons tous nos manières d’échouer, dans nos relations et nos projets. Plutôt que de les refuser, je trouve plus enrichissant pour chacun de nous d’accepter nos faiblesses, notre part de vulnérabilité. Nous sommes tous plus ou moins handicapés. Ce handicap, bien sûr, est davantage marqué pour certains. Mais n’oublions pas que nous pouvons, par un accident de la vie, nous retrouver dans la situation d’une personne handicapée, et qu’en tant que personne âgée, il y a de fortes chances que nous ayons à subir demain des situations de dépendance physique. Paradoxalement, c’est parce que les personnes en situation de handicap nous ressemblent que nous les poussons hors de notre champ de vision. Et c’est cette ressemblance, à l’inverse, qu’il nous faut reconnaître. Nous devons faire tomber la frontière dont vous parlez, qui n’a aucun sens car nous participons tous du même monde. Il n’y a pas de « valides », juste des personnes qui se disent valides.
Propos recueillis par Chrystèle Bazin
Propos recueillis par Ariel Kyrou
Mais n’y a-t-il pas une limite à l’engagement des patients ? Ne faut-il pas préserver, pour bien soigner, une certaine distance entre le soignant et le patient ? O. G. : Il
Voir les vidéos de solidarum.org : « Olivia Gross : l’engagement des patients » et « Bertrand Quentin : nous sommes tous des handicapés ». VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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FRANCE
63 % des 11 millions d’aidants ignorent qu’ils sont des aidants Seulement 19 % d’entre eux déclaraient en 2016 apporter régulièrement et bénévolement une aide à un ou plusieurs proches malades, en situation de précarité ou de dépendance. Paradoxalement, 82 % des aidants disent manquer de reconnaissance sociale. Seuls 35 % des Français ont entendu parler de ce qu’est un aidant. Deux tiers des aidés vivent à leur domicile. Source : « Baromètre des aidants », Fondation April/Institut BVA, 2017.
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« Nous devons vivre pour autrui, car nous vivons par autrui : telle est la conviction d’Auguste Comte, philosophe du XIXe siècle. Mais ceux qui se revendiquent altruistes ne sont pas toujours les plus solidaires : selon Vladimir Jankélévitch, philosophe du siècle dernier, l’altruisme est une forme clandestine de l’égoïsme. » Dominique Lecourt, philosophe, directeur général de l’Institut Diderot, auteur du livre L’Égoïsme - Faut-il vraiment penser aux autres ? (Autrement, 2015). Source : vidéo de solidarum.org, « Dominique Lecourt : la solidarité suppose-t-elle l’altruisme ? », mai 2016.
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ANALYSE
Les communautés : une clé pour plus d’attention à l’autre ? Y aurait-il plus d’attention à l’autre, de protection, de considération partagée ou de capacitation dans les communautés que dans la société en général ? Quelques éléments de réponse.
S
oweto, Afrique du Sud. « Je suis née et j’ai grandi à Kliptown, alors je connais bien les problèmes que nos ados et notre jeunesse doivent affronter », témoigne une cantinière œuvrant pour le programme alimentaire du Kliptown Youth Program. « Je suis là pour aider de n’importe quelle manière. » Créée en 2007, cette initiative propose un soutien à tous les enfants de ce quartier déshérité comptant 45 000 habitants. Et elle réussit son pari grâce à la mobilisation de sa communauté : des parents bien sûr, des anciens, mais aussi des jeunes, dont de nombreux ex-aidés qui veulent « rendre » au collectif tout ce qu’il leur a apporté… Le Kliptown Youth Program est-il la démonstration de cette bienveillance réciproque, de cette attention à l’autre que développeraient mieux que d’autres les communautés, aux membres soudés par un destin commun, souvent difficile, au sein d’un même territoire1 ? SOCIÉTÉ VERSUS COMMUNAUTÉ ? Si la génération digital native associe facilement l’idée de communauté aux réseaux virtuels, cette notion est bien plus diverse, et elle n’est pas récente. C’est en 1887 que le sociologue et philosophe Ferdinand Tönnies publie Communauté et Société. Schématiquement, de sa pensée découle une distinction entre une forme de vie sociale « communautaire » et une autre de type « sociétale ». La première est basée sur des liens étroits avec sa famille, son village et ses coutumes, croyances, etc. La 28
seconde est le produit d’une volonté réfléchie et s’appuie sur l’idée d’individualités en concurrence sociale et économique avec les autres. Selon les auteurs du dossier « Communauté, sociabilité et bien commun : approche internationale »2 : « Si auparavant, le vivre-ensemble se faisait sur la base d’affects, de complicités, de proximité et de compagnonnage, dans les relations sociétaires prédomine le mode du contrat, de la sociabilité marchande qui comporte une grande part de rationalité. » Ce qui n’implique pas qu’il n’y ait pas aussi des formes implicites de contrats dans les communautés actuelles, voire explicites à l’instar des règles de la communauté en ligne Wikipédia, par exemple. À la faveur des bouleversements de nos sociétés (mondialisation, numérique, enjeux écologiques, d’équité, de genre, etc.), le concept de communauté s’est élargi bien au-delà des seules communautés ethniques, géographiques, historiques, etc., pour désigner des groupes de toutes tailles, plus ou moins organisés, se réunissant de façon régulière ou non, en virtuel ou en réel. Et la proximité entre membres d’une communauté se décline désormais selon des intensités et des modes très divers. LA SOLIDARITÉ AU-DELÀ DE LA COMMUNAUTÉ NATIONALE Nous sommes tous plus ou moins liés à une ou à des communautés, choisies ou non, auxquelles nous « appartenons » pour la vie (par exemple, celle du genre, jusqu’à une période VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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récente) ou de façon éphémère. Avec plus ou moins d’impact sur notre identité, notre personnalité, notre façon de voir le monde. Aux côtés de celles liées à la devise du pays – communautés de travail, familiale et nationale –, il existe tout un panel de communautés allant du religieux au culturel en passant par les pratiques alimentaires, amoureuses, en ligne, de loisirs, d’intérêt, etc., sans compter toutes celles qui se rassemblent autour d’enjeux du XXIe siècle (makers, circuits courts, etc.). Les plus éclairantes sur la question de l’attention à l’autre dans le cadre de la solidarité sociale sont celles où la proximité entre individus semble la plus forte, voire la plus engagée, comme les communautés de destin ou de territoire, plutôt que la communauté nationale, par exemple.
Appartenir à plusieurs communautés favorise les échanges et éloigne de la « pensée unique » . Auteure de L’État social ne fonctionne plus, Hélène Strohl3 souligne en effet que la puissance publique est moins créatrice de lien social que les communautés formelles ou informelles, traditionnelles ou plus liées aux cultures de notre temps. « Notre système social n’est plus fondé sur la multiplicité des solidarités de proximité comme sous l’Ancien Régime, mais sur l’établissement de droits individuels et le financement public de prestations, dit-elle. On définit des catégories de populations vulnérables et on remplit les manques avec de l’argent public. Je ne crois pas qu’une telle logique de fonctionnement soit créatrice de lien social. » Considérant les quartiers défavorisés, le sociologue de l’urbain Jacques Donzelot envisage lui aussi, dans son livre Faire société, des solutions reposant davantage sur la confiance faite aux personnes et aux communautés à l’instar de ce que l’on peut voir aux États-Unis. À la politique de développement social urbain, pilotée par l’État, « il oppose l’action des Community Developement Corporations caractérisée par une démarche inverse qu’il résume en trois points : bottom up, c’est-à-dire par un mouvement ascendant de revendication populaire et d’auto-organisation qui vient d’en bas ; community builders, des experts constructeurs de communauté qui font un véritable travail “d’architecture sociale” ; empowerment, une pratique visant à élever la capacité de pouvoir des habitants pour les aider à s’en sortir par leurs propres moyens4. » Tenter de donner du pouvoir d’agir, de façon ascendante, quitte à constituer pour cela des communautés éphémères, c’est ce que fait l’association Aides, qui œuvre avec une frange de la population vulnérable, « des individus qui ont parfois même oublié qu’ils avaient des droits », note Stéphane VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
Giganon, directrice Qualité et Évaluation de Aides (lire page 31). Soit des communautés qui se retrouvent « parce que dans leur parcours, à un moment donné, il s’est passé quelque chose, ce que l’on pourrait appeler nous dans Aides, par exemple, les communautés de destin. Ou d’expérience. Ou de pratiques. » ATTENTION À LA COERCITION COMME À L’EXCLUSION Rares sont les communautés qui tissent des liens aussi puissants, au-delà des frontières, que celle des Gitans. C’est ce que montre une étude de terrain de la sociologue Lamia Missaoui, qui s’intéresse à la mobilisation de Tsiganes dès lors que la santé de l’un des leurs est en danger. Sédentaires ou mobiles, se connaissant bien ou très peu, des Gitans du sud de la France, mais aussi de la Catalogne espagnole ou du nord de l’Italie partagent leurs savoirs et leurs réseaux pour trouver leurs lieux de « l’excellence médicale », et accompagner le malade jusqu’à telle clinique de Turin ou tel service hospitalier du CHU de Montpellier. Soit la création « de nouvelles solidarités dans un contexte marqué par une grande distance aux dispositifs et aux rationalités de l’État 5 ». La communauté, ici, multiplie les ressources pour mieux protéger ou guérir. Mais cette puissance communautaire ne peut-elle pas à l’inverse contraindre l’individu, voire le menacer ? « Dans certains quartiers, c’est la communauté qui impose ses normes de comportement, note le sociologue du CNRS Hugues Lagrange, prenant l’exemple de jeunes filles qui se font apostropher car non voilées6. Dans ce cas, la communauté n’est pas une communauté d’adhésion mais de coercition : elle a une capacité normative qui pèse sur la conduite des individus. » Face à ce type de dérive, il ajoute : « Dans un espace urbain traditionnel, ce pouvoir normatif n’existe pas. Il peut y avoir une pression du regard, mais il règne surtout une communauté d’indifférence bienveillante et polie (…). » Selon Hélène Strohl, le problème ne tient pas à la communauté, bien au contraire, mais aux exclusions que suscitent tels ou tels groupes ou sociétés : « L’isolement, les déviances ou phénomènes de marginalisation les plus violents sont le fait de gens qui n’appartiennent plus à aucune communauté de proximité. » Pouvoir choisir en pleine conscience les communautés auxquelles on souhaite appartenir, serait-ce dès lors la clé d’un vivre-ensemble plus serein ? Mais cette capacité à choisir est-elle « donnée » à tout le monde ? NOUVELLES TRIBUS DU WEB ET DES RÉSEAUX À l’opposé du phénomène des hikikomoris japonais, archétype actuel de ceux qui s’excluent de tout lien social, d’innombrables communautés réinventent le vivre-ensemble via 29
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le numérique. Les réseaux sociaux et les outils digitaux donnent la possibilité de choisir comment on souhaite développer ou non son champ relationnel, de pensée, d’action. En s’appuyant sur eux, mais pas uniquement, les jeunes des quartiers, par exemple, « peuvent, avec un peu d’étayage, faire partie de plusieurs groupes : être musulmans pratiquants s’ils ont une appétence spirituelle, mais aussi vendeurs chez McDonald’s, joueurs de foot, rappeurs ou encore fans de hip-hop connectés à d’autres fans, constate Hélène Strohl. Ainsi s’identifient-ils, comme la plupart des jeunes, à plusieurs groupes, correspondant chacun à l’une des facettes de leur personnalité. C’est ça, l’idéal communautaire, et la multi-appartenance, qui va avec, relativise le monothéisme ; elle traduit un polythéisme des valeurs qui reste selon moi le meilleur garant contre la dérive intégriste ». Car qui dit multi-appartenance dit multiplicité des échanges entre pairs concernés par des sujets communs, donc a priori éloignement de la « pensée unique ». De fait, la prolifération des communautés de l’internet pose la question de l’attention à l’autre, différent de soi. C’est tout le problème de Facebook, accusé de n’être affinitaire et réellement communautaire que dans un « entre-soi ». En théorie, la matière première de Wikipédia, commun contributif qui s’enrichit de la connaissance des uns et des autres, le prémunit contre ce danger d’exclusion de l’autre, et ce d’autant que les individus y participent sous pseudonyme, selon des règles strictes de neutralité, d’éthique et de contrôle. Comme le dit le sociologue Dominique Cardon7, tous les contributeurs de Wikipédia « sont attentifs, et veillent à ce que les autres écrivent ou effacent. C’est une surveillance des uns par les autres, mais pédagogique. (…) C’est cette veille qui est participative. Il faut la prendre au sens du “care”, de l’attention à l’autre, en l’occurrence de la façon dont il intervient, corrige ou complète ce que j’ai fait moi-même ». Sauf que ces règles et ce fonctionnement, nuance le chercheur, « privilégient les plus importants contributeurs » et peuvent avoir tendance à exclure la vérité d’une minorité. Enfin, pour Stéphane Giganon, si les réseaux virtuels sont utiles pour s’informer et échanger, il leur manque, pour aller jusqu’au bout d’une démarche communautaire comme celle de Aides, le levier de l’engagement, de la mobilisation, qui requiert pour être pleinement vécu et efficace un investissement dans le monde physique.
1. Lire le reportage en Afrique du Sud, page 76, et voir la vidéo de solidarum.org « Kliptown Youth Program : tout pour l’éducation ». 2. Nicole d’Almeida, Ivone de Lourdes Oliveira, Ângela Salgueiro Marques, « Communauté, sociabilité et bien commun : approche internationale », Communication et organisation, Presses universitaires de Bordeaux, 2017. 3. Hélène Strohl, auteure de L’État social ne fonctionne plus, Albin Michel, 2008, et, avec Michel Maffesoli, 30
AGIR SUR LE TERRAIN AVEC ET POUR LES POPULATIONS DISCRIMINÉES Mais attention, se regrouper pour agir ensemble dans le réel, alors que l’on est discriminé ou mal considéré, peut aussi avoir des conséquences inattendues. Un exemple parmi d’autres : celui du gros buzz autour du festival afroféministe Nyansapo, organisé par le collectif Mwasi en juillet 2017, à Paris, qui s’est retrouvé accusé d’être « interdit aux Blancs ». Comment mieux montrer la complexité du rapport de toute communauté à cet autre, selon la distance qui nous sépare de lui ? Au Québec, le moins que l’on puisse dire des communautés amérindiennes, autochtones, est qu’elles sont discriminées, ou du moins l’ont été terriblement. L’alcool, la drogue, le suicide y font encore des ravages. Et parfois, il suffit d’un « virus de l’extérieur » pour initier un changement. C’est sans doute ce rôle qu’y joue Wapikoni mobile, un studio ambulant qui parcourt les anciennes réserves du Canada pour former des jeunes et leur permettre de faire entendre leur voix via les films qu’ils réalisent8. Comme le note Manon Barbeau, sa fondatrice : « Souvent, ils traitent de problématiques qui n’ont jamais été abordées » et qui permettent une prise de conscience de la collectivité. Une communauté a ainsi créé son propre établissement scolaire après s’être rendu compte, grâce à une vidéo de l’un de ses jeunes membres, que l’absence d’école élémentaire entraînait l’exil vers les villes blanches pour s’éduquer. Sauf que parfois, « quand un jeune a trop de reconnaissance, on peut le soupçonner de jouer le jeu des Blancs… Si tu reçois beaucoup parce que tu as posé un geste de création un peu individuel et que tu ne rends pas suffisamment à la communauté, tu risques d’être critiqué. » Une communauté trop fermée risque d’étouffer. Mais veiller à l’attention aux « siens » tout en préservant l’ouverture à des « étrangers » suppose d’arriver à un équilibre par nature instable. C’est sans doute ce qu’a compris Wapikoni, qui agit dans un esprit de cocréation. Comme l’indique Odile Joannette, sa nouvelle directrice générale, « Wapikoni, c’est une méthodologie autochtone, réfléchie pour les autochtones, pour favoriser la prise de parole des jeunes autochtones. Mais cette méthodologie-là peut être utile à toute population vulnérable, à toute voix oubliée de n’importe quelle société. » Martine Horel
de La France étroite, Face à l’intégrisme laïc, l’idéal communautaire, Éditions du moment, 2015. Lire également le PDF de solidarum.org : « Hélène Strohl - Pour une solidarité sociale plus souple et en réseau ». 4. Albert Levy, « Jacques Donzelot, la politique de la ville revisitée », Espaces et sociétés, n° 130, p. 175-180, 2007/3. 5. Lamia Missaoui, « Les réseaux familiaux
transnationaux supports aux initiatives en matière de santé chez les Gitans catalans », Lien social et Politiques, n° 75, pages 300-310, 2016. 6. Cité par Anne Chemin, « Le communautarisme, mythes et réalités », Le Monde, juin 2016. 7. Dominique Cardon, vidéo « La démocratie internet », culturemobile.net. 8. Lire le reportage au Québec page 55.
VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
visions de la solidarité sociale
La démarche communautaire en santé : innover pour répondre à des besoins émergents et le faire avec les gens concernés. Le point de vue de Stéphane Giganon, directrice Qualité et Évaluation de l’association Aides.
Qu’est-ce que la santé communautaire ? STÉPHANE GIGANON : L’action communau-
Crédit photo : David Tardé/Moderne Multimédias
taire en santé, c’est agir avec un groupe pour construire une réponse adaptée à une problématique de santé, établir un diagnostic partagé, adapter des solutions ou des programmes, les évaluer et, si l’efficacité est démontrée, les déployer. Pour Aides, association de lutte contre le VIH-sida et les hépatites virales, cela consiste à réunir des gens qui, à un moment, vont conscientiser ou ressentir une problématique à laquelle personne ne pourra répondre à leur place. Ils veulent transformer quelque chose ensemble pour avoir du mieux-être, contester, s’engager. Et nous montons des actions pour cela, avec eux.
la communauté des consommateurs de produits n’a jamais existé. On la crée dans Aides quand des personnes qui n’ont plus envie d’être exposées à une difficulté veulent s’investir pour changer des pratiques, et qu’on les réunit pour trouver une solution. Est-ce que cela implique une attention à l’autre particulière ? S. G. : Partager une problématique com-
Qui sont les communautés ou les publics concernés ?
mune, cela permet le développement du « prendre soin de soi » et du « prendre soin des autres ». C’est de l’attention, de la vigilance, de l’écoute bienveillante, du partage, du non-jugement. On sait que c’est difficile de vivre en prenant des risques, parce que l’on est discriminé ou stigmatisé. Donc on va être particulièrement attentif ou apprendre à l’être, notamment via nos formations.
S. G. : Des populations vulnérables, voire
Quels sont vos principes d’action ?
oubliées par le système. Cela peut être la communauté des personnes séropositives qui ont envie d’avoir un traitement qui leur convient, des personnes migrantes qui ont aujourd’hui des difficultés à faire valoir leurs droits, des gens qui ont des pratiques de consommateurs de produits et veulent réduire les risques… Ces communautés de destin, d’expérience ou de pratiques peuvent être factices et éphémères. Par exemple, VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
S. G. : Notre démarche ne fonctionne que
si les populations sont mobilisées et que si elles font avec nous. Et ce n’est pas juste participer et donner un avis, c’est un véritable engagement, jusqu’au bout. On fait du plaidoyer, du lobbying, on réalise des actions selon les compétences et les ressources de chacun. C’est une démarche ascendante, de l’empowerment. Et quand les personnes retrouvent du pouvoir d’agir
et du mieux-être pour elles, elles vont partager cela dans leurs communautés personnelles. Pour cela, il faut un cadre sécurisant favorisant l’expression. Nous formons les militants à l’accueil communautaire à partir de cinq balises : la conscientisation, le partage et la collectivisation, la lutte contre les idéologies dominantes, le renforcement des capacités, donc l’autonomisation, puis la défense des droits, dont le premier est le droit à la santé. Par exemple, ce n’est pas parce que je suis travailleur du sexe ou gay ou consommateur de produits que je n’ai pas droit à une visite chez le médecin ou le dentiste, que je ne peux pas y aller à l’horaire qui me convient et être maître de mon parcours santé. Faire collaborer les gens et trouver des solutions ensemble, c’est essentiel. Mais parfois celles-ci ne sont pas suffisamment pérennes ou ne vont pas assez loin. Il faut alors trouver autre chose, innover, expérimenter. Cela peut passer par la recherche communautaire, en particulier sur les modes d’intervention de Aides, que l’on va fabriquer avec la communauté. Et si nécessaire, on va faire changer la loi. Notre démarche est un modèle d’organisation, de réponse à une problématique de santé, de travail en partenariat, de formation, de participation et de démocratie qui pourrait être étendu à d’autres secteurs. Pouvez-vous donner un exemple de transformation de la loi ? S. G. : Pour
le dépistage communautaire Trod, par exemple, Aides a démontré que quand on ciblait une population en particulier, et que l’on allait vers elle, il y avait un meilleur taux de découverte de séropositivité, plus tôt. Cela permet de démarrer plus rapidement un traitement et de réduire la contamination. Mais pour que cela soit opérationnel, il a fallu qu’un article de loi donne la possibilité à des travailleurs non médicaux d’associations de faire un acte médical. Ce changement de loi, obtenu en 2011, ouvre maintenant des portes pour tout le monde, au-delà de l’association. Propos recueillis par Martine Horel 31
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ANALYSE
Précarité : de l'empathie à l'empowerment Au-delà de la proximité phonétique, l’empathie et l’empowerment sont des notions connexes faisant toutes deux écho aux initiatives de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. En quoi sont-elles ou non indissociables, en pratique, dans le soutien aux populations les plus précaires en France et dans le monde ? Petite analyse.
D
’un côté, l’empathie est le premier pas vers celui ou celle que l’on découvre en dénuement : se mettre à sa place pour mieux l’aider. De l’autre, l’empowerment suppose aussi l’attention à la personne dans le besoin, ou plutôt qui a des besoins et nécessite un accompagnement, à bien des égards. Pour autant, si l’empathie témoigne d’une attention par laquelle on fait corps – et même âme parfois – avec l’autre, l’empowerment ne relève pas du même geste. AIDER L’AUTRE EN URGENCE, ET ALLER PLUS LOIN Dans les faits, l’empathie se traduit d’abord, bien souvent, par un soutien conjoncturel. Des premiers soins dans des situations d’urgence, histoire de remettre sur pied celui qui est à terre. Ce qu’on appelle l’aide humanitaire. En revanche, « l’empowerment, c’est l’idée de donner du pouvoir aux gens, de leur fournir une capacité de maîtrise sur leur propre destin, donc in fine une capacité de transformation sociale. L’empowerment a donc une visée de réappropriation du pouvoir par les personnes elles-mêmes », explique le sociologue Nicolas Duvoux1, qui précise : « Il faut savoir que cette notion a des origines très variées. Elle a une pluralité de genèses, et existe sous de multiples formes : dans le monde au travers de l’action des grandes organisations humanitaires, aux États-Unis dans les mouvements 32
féministes ou afro-américains, ou encore en Amérique latine dans la théologie de la libération selon le Brésilien Paulo Freire. Le discours de l’empowerment, extrêmement malléable, se concrétise donc de façons très diverses. » Ce terme américain, que l’on traduit par « encapacitation », se fonde sur une stratégie plus structurelle que l’aide ponctuelle. Le « bénéficiaire » va avoir les moyens de se transformer, pour cette fois se lever et agir par lui-même. Les deux notions d’empathie et d’empowerment semblent donc s’articuler dans un même mouvement au but identique. Simplement, l’une semble précéder l’autre. Toutes deux sont-elles liées sur le terrain de la solidarité sociale ? PRENDRE SON TEMPS POUR DONNER UN VRAI POUVOIR D’AGIR Les exemples ne manquent pas en la « manière ». Comme sur les ruines de l’industrie automobile de Detroit, où de nombreuses initiatives ont fleuri pour accompagner ceux qui veulent s’extirper de la pauvreté, en s’appuyant sur leur motivation personnelle et le soutien collectif. Dans cette ville symbole du rêve américain qui a viré au cauchemar à mesure que les restructurations dévitalisaient toute activité économique, l’ex-trader Gary Wozniak a investi un nouveau VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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modèle, RecoveryPark, dont l’objectif avoué est l’empowerment : « Des ex-détenus, des personnes de retour de désintox, des analphabètes, des gens ayant des problèmes de santé mentale : tous, nous les aidons à se reconstruire afin qu’ils puissent redonner à la communauté ce qu’elle leur aura apporté 2. » Cette entreprise fondée sur le redéploiement d’une agriculture urbaine implique des laissés pour compte, avec pour objectifs l’autosuffisance alimentaire et la résilience communautaire. Il en va de même au sud du continent, dans le millier de bidonvilles qui jalonnent la baie de Rio de Janeiro. Depuis une quinzaine d’années, l’Observatoire des favelas, logé dans le vaste complexe Favelas da Mar, s’est ainsi donné pour mission de revaloriser ce territoire abandonné des politiques publiques, miné par la violence et l’extrême précarité, et d’intégrer ses habitants de plein droit – juridique comme économique – dans la cité. Pour son directeur, Eduardo Alves3, cet objectif ne peut être atteint sans une fine analyse des besoins du terrain, mais aussi sans un effort conséquent pour inclure aux décisions ces citoyens éloignés de tous les systèmes d’aide, qu’il faut parfois aller chercher jusque chez eux, comme le montre à Montréal-Nord, au Québec, l’initiative Parole d’ExcluEs (lire page 55). Pour ne pas se contenter de fournir quelques emplois, ce type de démarche suppose une construction sur le long terme, nourrie d’actions tangibles. Au Brésil comme partout ailleurs dans le monde, l’un des leviers les plus essentiels pour combler peu à peu le fossé de cette relégation reste ainsi l’éducation. Les accès à l’alimentation et à la santé sont deux autres terrains majeurs. Sauf que ces besoins essentiels, correspondant à des droits élémentaires, supposent d’abord une aide immédiate, avant de se prêter dans un second temps à la construction de réponses dans la durée, impliquant réellement les bénéficiaires. Changer le cours de son destin suppose d’acquérir en amont quelques clés, puis d’apprendre à s’en servir. Et la transformation de l’empathie en empowerment est un tout aussi long chemin. Dès lors, tendre la main semble un premier pas indispensable. ET SI L’EMPOWERMENT ALIMENTAIT À SA FAÇON CERTAINES INÉGALITÉS ? Si prendre soin de l’autre, c’est aussi prendre soin de soi selon les philosophes stoïciens, pour paraphraser l’essayiste Édouard Glissant, panseur du tout-monde, c’est aussi vivre de manière conforme à la nature sociable de l’homme, en vivant la relation à l’autre dans toutes ses différences. Comme l’explique Yves Citton (lire page 14), l’attention à l’autre n’est pas univoque, mais plurielle. Notre attention est sollicitée sans cesse, certaines attentions ayant tendance à « écraser » les autres. Toutes ne se valent pas, et ce d’autant que l’attention à l’autre n’est pas une fin en soi. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
L’empathie du collectif des SDF créé à Lille en 2012 afin de trouver des propriétaires prêts à louer leur appartement à des sans-abri, pour aider ces derniers à reprendre pied, est-elle comparable à celle de l’initiative mise en place à Chicago et intitulée One Million Degrees, un programme passerelle qui permet à des enfants des quartiers déshérités d’accéder gratuitement à l’université ? Si les deux projets visent le même objectif, l’empowerment comme une clé de voûte pour d’autres lendemains moins désenchantés, les trajets pour y parvenir diffèrent en bien des points : à Lille, ce sont trois ex-SDF qui en sont à l’initiative, avec le soutien de la Fondation Abbé Pierre ; outre-Atlantique, ce programme périscolaire bénéficie du soutien de la banque JP Morgan Chase & Co, celle-là même qui fut active lors de la crise des subprimes, dont la conséquence fut de mettre à la rue des millions d’Américains. Le sociologue Nicolas Duvoux, qui a publié Les Oubliés du rêve américain (PUF, 2015) après une étude en proximité d’acteurs de terrain d’une banlieue défavorisée de la métropole de Boston, entrevoit « une forme de convergence entre, d’un côté, des registres d’action de l’ordre de l’empowerment, qui visent une transformation locale de la société à partir de l’implication de la population et, d’un autre côté, la logique de financement de ces mêmes actions par de grandes organisations privées, notamment philanthropiques, dont le développement est corrélé avec l’augmentation des inégalités sociales dans la société. Dès lors, une question se pose : ces formes d’actions, si elles se substituent progressivement à d’autres formes d’interventions plus universelles ou plus larges, ne pourraient-elles pas justifier, par effet retour, des inégalités sociales de plus en plus fortes au niveau de la société, dont seraient justement victimes les populations les plus démunies ? ». Car toutes les populations démunies ne sont pas en égale capacité d’être de nouveau autonomes, surtout à court terme. Le risque d’une certaine forme d’empowerment, en particulier quand elle se substitue purement et simplement aux aides d’institutions publiques (qui ont leurs défauts), est de n’aider au final que les plus en capacité, c’est-à-dire les moins défavorisées des populations précaires. Mais « avec une politique juste et équilibrée, n’exacerbant pas le fossé entre ceux qui participent et ceux qui n’en ont pas les moyens, l’empowerment peut servir de levier, et pousser les populations les plus mal loties à tenter de s’instruire, à se faire aider par des proches qui, eux, ont saisi leur chance », reprend Nicolas Duvoux, qui en creux pointe les failles de ce mot originellement ancré dans le monde « américain ». CONSIDÉRER LA PERSONNE EN PRÉCARITÉ DANS SA GLOBALITÉ L’attention sans volonté de proposer à l’autre les moyens de prendre en main son devenir aboutit à une caricature d’humanitaire, c’est-à-dire à de l’aide à court terme, de l’exté33
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MONDE
Les transferts d’argent des migrants représentent le triple du montant global de l’aide au développement dans le monde Le total des transferts d’argent des migrants disposant de revenus vers les pays en développement a été d’environ 381 milliards d'euros (466 milliards de dollars) en 2017, soit 8,5 % de plus qu’en 2016, selon la Banque mondiale. L'OCDE a calculé que l'aide publique au développement international avait atteint environ 120 milliards d’euros (146,6 milliards de dollars) en 2017, soit plus de trois fois moins que l’ensemble des transferts d'argent des migrants. Sources : « Le paradoxe de l'immigration : plus ils sont nombreux à venir, plus ils sont nombreux à rester dans leur pays », Audrey Duperron, editor express, fr.express.live, 24 avril 2018. « Migration and remittances », World Bank Group/Knomad, avril 2018.
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rieur, qui ne change rien à la situation en profondeur. Mais l’empowerment ne peut pas plus devenir un système. Un dogme, à prendre ou à laisser. La première étape dans la remise sur pied de sans-abri consiste à écouter l’autre, à prendre le temps. Rien ne se construit sans une adaptation à l’état réel de la personne, jusqu’à son incapacité, par exemple, à se lever tôt le matin. C’est tout le sens du dispositif Premières Heures d’Emmaüs Défi : ralentir, là encore, quitte à permettre à l’ancien SDF de ne passer d’abord qu’une ou deux heures par jour aux ateliers : « On ne peut pas accompagner une personne qui a passé des années dans la rue et qui n’a pas travaillé depuis longtemps en lui proposant seulement un job », insiste Rémi Tricart, directeur d’Emmaüs Défi4. Chaque cas nécessite une attention spécifique. « Le fait d’avoir un emploi ne garantit pas l’insertion. Même motivé, les chances de garder cet emploi tant espéré sont minces quand les autres aspects de la vie restent instables. Les individus ne se limitent pas à leur activité professionnelle », ajoute Isabelle Daheron, chargée d’accompagnement socioprofessionnel et des partenariats santé au sein de Convergence. Ce programme, en effet, prend la personne sortant de la rue dans sa globalité, ne séparant pas l’emploi de la santé, de la situation administrative ou même personnelle. « Simple comme bonjour », le livret pédagogique qui accompagne l’application Entourage, fournit elle aussi des clés d’appréhension à ce réseau de riverains « aidant » les personnes sans domicile fixe : « Vous ne vous adressez pas à un sans-abri, vous parlez à Pascal, Rachid ou Christine » ; « La clef est de passer de l’envie d’aider à l’envie de rencontrer », peut-on lire dans ce court opuscule5. Or la rencontre se joue d’abord dans la réciprocité de la relation entre l’habitant du quartier et la personne vivant dans la rue près de chez lui. Ce qui passe par l’empathie et la construction, pas à pas, d’une sympathie. RENDRE L’ÉCHANGE LE PLUS ÉQUITABLE POSSIBLE Si empathie et volonté d’empowerment semblent aujourd’hui inséparables, c’est d’abord pour éviter la charité trop bien ordonnée, et toutes ces relations qui établissent un rapport de supériorité de celui qui donne face à celui qui se contenterait de recevoir. Une relation d’échange, plus équitable à
1. Lire le PDF de solidarum.org : « Nicolas Duvoux : la solidarité est le roc de la vie sociale ». 2. Voir la vidéo de solidarum.org : « RecoveryPark : réinvestir Detroit en revitalisant son sol ». 3. Voir la vidéo de solidarum.org : « Observatoire des favelas : repenser la ville, plus solidaire ». VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
défaut d’être tout à fait égale dans un premier temps ? C’est tout l’à-propos du projet mis en place en 2016 sur le campus de Lille par des étudiants chercheurs et des migrants issus de ladite jungle de Calais. « Il est intéressant de ne pas cantonner les migrants à une position de témoin, mais qu’ils nous transmettent aussi leur culture et leur réflexion », résumait alors Emmanuelle Jourdan-Chartier, la vice-présidente Vie étudiante à Lille 36. Pareil ressort anime les membres des Cuistots Migrateurs, une entreprise de l’économie sociale et solidaire qui emploie des migrants comme chefs. « Tout le monde apprend de tout le monde, en découvrant les traditions culinaires de chacun. Nous sommes tous égaux. Certes, il nous arrive effectivement d’aider certains de nos cuisiniers, notamment pour leurs démarches administratives, mais nous sommes tous sur le même pied d’égalité, de collègue à collègue », disent Sébastien Prunier et Louis Jacquot, ses premiers catalyseurs7. La clé pour faire sauter les verrous de la pensée hiérarchisée consiste à renverser la perspective entre l’aidé et l’aidant : en réalisant que celui qui donne de son temps et de son expérience gagne en retour8, comme au Wake up Café, association créée par une ancienne aumônière de prison qui vise depuis 2014 à la réinsertion d’anciens détenus. Une communauté d’entraide à taille humaine où chacun à la possibilité d’offrir autant que de recevoir. Empowerment ou pas, c’est sur le terrain de cette réalité, âpre et complexe, rétive à tout schéma préconçu, que se joue de façon réciproque une transmission, forcément empathique. Là se niche sans doute le meilleur gage d’une réinsertion, ou plus largement d’une reprise en main de son destin par chacun. Ce constat qui met à bas les a priori, Frédéric Ménard, le fondateur de Zutique, le fait désormais depuis des années. Cet opérateur socioculturel a choisi en 2007 de venir s’implanter dans une barre HLM de Dijon pour être au plus près des publics dits « empêchés », pour être en capacité de les écouter et d’être mieux entendu. « Le pragmatisme, l’intelligence collective et le partage d’expériences sont le terreau d’une croissance inclusive. Ce qu’on souhaite, c’est partager ce que l’on aime, et je pense qu’il en va de même de ceux qui sont en face de nous. C’est tout ce partage qui nous donne l’énergie pour y aller et continuer9. » Jacques Denis
4. Voir la vidéo de solidarum.org : « Rémi Tricart, l’accompagnement global d’Emmaüs Défi ». 5. Voir la vidéo de solidarum.org : « Un Entourage bienveillant des personnes sans abri ». 6. Lire l’article de solidarum.org : « Sur les campus, apprendre avec les réfugiés ».
7. Lire l’article de solidarum.org : « Les cuistots migrateurs ». 8. Voir la vidéo de solidarum.org : « Wake up Café : une communauté pour dépasser la prison ». 9. Voir la vidéo de solidarum.org : « Fred Ménard : brasser les cultures, décloisonner les quartiers ». 35
Crédit photo : Pierre Mérimée/Moderne Multimédias
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À l'Ebhudwleni Arts Centre de Machadodorp, dans la province du Mpumalanga en Afrique du Sud, des élèves du projet de danse contemporaine à caractère inclusif The Forgotten Angle répètent sous la direction de son fondateur PJ Sabbagha. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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La société civile sénégalaise réinvente ses mécanismes de solidarité, notamment avec l’appui des jeunes, qui représentent la majorité de la population.
Une jeune fille Atikamekw, dans une réserve amérindienne, au Québec en 2017. Derrière elle, on entrevoit le camion de Wapikoni mobile, organisme qui apprend aux jeunes autochtones à créer des musiques ou surtout des films. Sans doute est-elle trop jeune pour s'y mettre, mais qui sait, dans deux ou trois ans ? (Lire pages 61-63). 38
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L’INVENTION SUR LE TERRAIN Il y a des projets et des lieux où se réinventent au jour le jour l’écoute et la capacité rendue à l’autre, plus vulnérable ou fragilisé par les hasards de la vie, de s’en sortir par lui-même : le quartier Humanicité dans la métropole lilloise ; le Café Joyeux à Rennes ; le Lieu de répit à Marseille ; la caravane de Wapikoni mobile et les locaux communautaires de Parole d’excluEs au Québec ; et puis Résonantes, l’orchestre Orpheus XXI et ces compagnies de
Crédit photo : Hubert Hayaud/Moderne Multimédias
danse des townships ou zones rurales oubliées d’Afrique du Sud…
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L'INVENTION SUR LE TERRAIN
BESOINS ESSENTIELS
Résonantes contre les violences faites aux jeunes femmes Depuis un peu plus d’un an, la mobilisation des femmes sur les réseaux sociaux a rendu visible des maltraitances, dans la rue, à l’école, au travail ou dans l’intimité conjugale. Cette situation nouvelle fait écho au travail mené depuis une dizaine d’années par la slameuse Diariata N’Diaye, présidente de l’association Résonantes, qu’elle a créée en 2015. Son action : prévenir les violences faites aux femmes. Son public cœur : la jeunesse. Son outil : les nouvelles technologies. Reportage à Nantes.
N
antes attire les familles parisiennes impuissantes à suivre l’inflation des loyers et sensibles à son dynamisme culturel. C’est ici que Diariata N’Diaye a posé ses valises avec son mari et ses trois enfants après une adolescence parisienne et une enfance vosgienne. Diariata a une voix douce et ferme, un regard franc et un physique de basketteuse new-yorkaise. Attablée derrière un café, affable mais soupesant chaque mot, la présidente et fondatrice de Résonantes se définit comme une « artiviste ». « C’est avec la musique que j’ai pu poser des mots sur mon parcours, celui d’une jeune Française d’origine africaine, élevée dans un quartier populaire et mariée de force à 15 ans. Tout a débuté lors d’un colloque sur les violences faites aux femmes où était invité mon groupe Dialem. » Après avoir chanté Française d’Afrique, qui décrit un mariage forcé vu par tous les protagonistes (dont les parents), les questions ont fusé et les témoignages du public se sont multipliés. Un déclic s’est produit ! Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire des violences faites aux femmes de Seine-Saint-Denis, lui propose alors d’écrire un spectacle autour du thème. Ce sera, en 2007, Mots pour maux, joué plus de 200 fois en France, certaines représentations étant suivies par des ateliers d’écriture. « Des jeunes filles et garçons témoignaient souvent pour la première fois de viols ou de violences subies. L’information et la prévention avaient du mal à leur parvenir. Voilà pourquoi j’ai créé Résonantes, le site internet, en 2015. » 40
L’ÉCHO DES QUESTIONS DES JEUNES FEMMES Résonantes tente de répondre à de simples questions : que sont les violences, quelles en sont les conséquences et que faire quand on les subit ? Le site est facile d’accès, les vidéos de spécialistes courtes et pédagogiques. Comme indiqué sur la page d’accueil, « pour combattre les violences, il faut savoir les nommer ». Le public ciblé est clairement les jeunes. « À chaque concert, atelier ou exposition, des témoignages directs de violences nous parviennent, reprend Diariata N’Diaye. Les campagnes de sensibilisation ne parlent pas aux 15-30 ans, et la violence n’est désormais plus seulement physique : à partir du collège, elle se poursuit sur les réseaux sociaux. Selon moi, pour être efficace, il faut investir les téléphones des plus jeunes et se servir positivement des nouvelles technologies. » Dans la foulée du site est donc née l’application App-Elles. Celle-ci s’appuie sur l’interactivité, en permettant en un clic d’appeler le 112, mais aussi de prévenir en temps réel trois proches grâce à une alerte SMS lors d’une agression ou d’un moment de tension. Une technologie qui ne doit pas masquer la complexité des solutions à mettre en œuvre selon Françoise Brié, directrice générale de la Fédération nationale Solidarité Femmes : « Il faut avant tout appeler les secours formés pour ce genre d’intervention. Dans le cadre de violences conjugales ou familiales, un travail long, difficile et personnel est à mener avec des travailleurs sociaux, des psychologues et des VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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L’application App-Elles ne cherche pas à se substituer aux institutions ou aux associations, mais se veut complémentaire d’une action au long cours.
Crédit photo : Éric Ward/Unsplash
spécialistes de ces questions. Il faut de l’humain, et ne pas envisager la technologie comme solution à tout. » Au premier trimestre 2018, la libération de la prise de parole a provoqué une hausse de 50 % des appels au 3919, numéro d’écoute national gratuit et anonyme pour les femmes victimes de violences, leur entourage et les professionnels concernés. Plus de 50 000 appels étant traités chaque année, Françoise Brié insiste sur le travail à mener en direction des jeunes, notamment pour casser les stéréotypes. Par ailleurs, au regard du long cheminement, pour se reconstruire, des jeunes femmes ayant été agressées après le recueil de la parole, une application comme App-Elles n’est qu’un élément de réponse parmi bien d’autres. Elle ne cherche d’ailleurs pas à se substituer aux institutions ou associations, et se veut complémentaire d’une action au long cours. Ses objectifs ? Informer, orienter, mais aussi prévenir cette cible. Et pour y parvenir, rien ne vaut effectivement un échange direct. LE HARCÈLEMENT VIA LES RÉSEAUX SOCIAUX Direction le lycée Les Bourdonnières dans la banlieue de Nantes pour rencontrer des lycéennes et lycéens autour de l’exposition Fais pas genre…, créée par l’association. C’est l’une des premières expositions interactives sur les violences faites aux femmes spécialement conçue pour les 15-25 ans. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
Là encore, Résonantes joue la carte de la technologie pour être au plus proche de son public. Chaque panneau thématisé propose des chiffres et des statistiques fortes, ainsi qu’un QR code renvoyant vers des vidéos explicatives. C’est donc téléphone à la main, au sein du CDI (centre de documentation et d’information), que Stéphanie, lycéenne, raconte son calvaire d’une voix « étranglée » : « J’ai connu les insultes dans mon ancien lycée, “Pute, salope, va sucer !”. Et le soir ça continuait sur les réseaux sociaux. Je n’ai jamais compris pourquoi. Ma mère me disait de ne pas faire attention, mais j’allais de moins en moins bien. J’ai changé d’établissement cette année, et pourtant, aujourd’hui encore, j’ai l’impression que mes camarades continuent de m’insulter dans mon dos. » Devant l’expo, Diariata N’Diaye la réconforte. Elle lui explique que des professionnels sont là pour lui prodiguer anonymement des conseils. Une nouvelle fois, elle ne peut que la rassurer et l’orienter, en aucun cas se substituer aux assistances que nécessitent de telles agressions. Les chiffres sont sans appel : 42 % des violences entre élèves sont verbales, 31 % sont physiques et 38 % des violences contre les filles relèvent du harcèlement. « Le sentiment de solitude chez les victimes est fort. Le problème pour trouver une issue est de savoir à qui s’adresser. D’où le rôle de l’information sur le site internet et l’application App-Elles, que l’on soit vic41
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time ou témoin. » Une jeune fille raconte la détresse d’une amie harcelée lors d’une soirée par un type « bourré, mais qui s’est excusé »… « L’alcool n’excuse rien », engage la slameuse, qui insiste sur l’importance de porter plainte. « Ce travail de sensibilisation auprès des jeunes est essentiel, il suffit d’ouvrir le dialogue pour recueillir la parole de victimes. » Ce n’est pas toujours aussi simple, même si son franc-parler, sa proximité de langage, voire d’univers, avec les jeunes est l’une des forces de Diariata N’Diaye. C’est ainsi qu’elle interpelle, plaisante, sans jamais perdre patience, avec un groupe de jeunes garçons autour des insultes majoritairement orientées vers les femmes et les mères.
« Pour soutenir efficacement les jeunes femmes victimes de violence, il fallait passer par leur outil le plus commun : le smartphone. »
« Quand j’ai été moi-même victime, poursuit la slameuse, j’aurais aimé avoir à ma disposition un tel outil d’information, discret. Je m’en suis sortie seule car j’ai une forte résilience, mais je vois bien que l’immense majorité des victimes souffre en silence. » Pour financer ses actions, Résonantes fait appel aux dons privés, à des campagnes de financements participatifs et à des partenariats ciblés, par exemple avec des entreprises privées pour des échanges de services. « Nous ne demandons pas de subventions publiques, car nous tenons à notre indépendance. Mais ce genre d’exposition commandée par la Région Pays de la Loire participe, par exemple, à notre financement, comme l’atelier d’écriture que j’ai mené ici, ou même mes concerts. » Soutenue par la Fondation des femmes et lauréate du Trophée des associations de la Fondation EDF, l’association s’autofinance aujourd’hui à 90 %. « Mais cela devient de plus en plus difficile, car le développement des nouvelles technologies coûte extrêmement cher. »
Résonantes : un bracelet violet qui ressemble à n’importe quelle montre connectée, à la seule différence qu’en un clic il communique par Bluetooth avec l’application App-Elles, développée en partie grâce au soutien de Capgemini et iAdvize, et prévient par SMS trois contacts préenregistrés lors d’une situation dangereuse. « La nouveauté, explique Diariata, c’est qu’il peut aussi enregistrer les discussions, qui seront stockées sur un disque dur durant sept jours. » Cette alerte ne se substitue pas au dispositif Téléphone grave danger (TGD), mis en place en 2013 par le ministère des Droits des femmes, mais elle est une solution de plus. « Le bracelet est insuffisant pour les situations de grande dangerosité », précise Diariata N’Diaye. Pour la présidente de l’Adavi 44, cet objet connecté a aussi une fonction de réassurance : « Quand une femme s’est fait agresser sur le chemin du travail, il n’est pas simple de reprendre sa routine. Le bracelet peut rassurer et il est beaucoup plus discret que le téléphone. Rappelons aussi que l’application permet d’envoyer une position GPS aux contacts. Cela ne remplace pas l’intervention de la police, mais facilite ce premier réflexe d’appeler des proches. Quant à l’enregistrement audio, s’il ne peut être accepté comme un élément à charge ou à décharge lors d’une action civile, puisque la personne enregistrée doit donner son accord, il l’est lors d’une action pénale où la preuve par tous les moyens reste la règle. »
BRACELET CONNECTÉ ET LUTTE 2.0 Changement de décor : direction l’Adavi 44, dont les locaux sont situés non loin du cœur historique de Nantes. Créée en 1988, cette association fournit une aide juridictionnelle, administrative et psychologique aux victimes de violences physiques, psychologiques ou sexuelles. Elle accueille, soutient et accompagne toutes les plaignantes jusqu’à l’exécution de la décision de justice. Dès sa première rencontre avec Diariata N’Diaye, Camille Dormegnies, directrice de l’Adavi 44, a cru à son projet : « Le site Résonantes comme son application sont innovants. Auparavant on ne trouvait pas de sites recensant toutes les associations dans des champs d’action complémentaires. Nous étions plutôt sur des sites de fédérations qui recensaient leurs propres membres. Mais la vraie innovation est de s’adresser aux jeunes, un public difficile d’accès et peu sensible aux campagnes de prévention. » Les autres spécificités de Résonantes : mener des actions de sensibilisation en contact direct avec le public ; et puis, bien sûr, se déployer via les outils du numérique, que la plupart des associations de terrain maîtrisent encore assez mal malgré de récents progrès. Dernier-né de ces outils 2.0 dans la panoplie que propose 42
DIARIATA N’DIAYE, FONDATRICE DE RÉSONANTES
DE L’HUMAIN AU DIGITAL : LE GRAND ÉCART ? Voilà l’intérêt, mais aussi la limite, de telles innovations : le temps de la société civile n’est pas celui du judiciaire. Autre souci : les associations d’aide aux victimes ont du mal à gérer le nombre croissant de demandes. « Suite à l’affaire Weinstein et au mouvement #balancetonporc, une structure telle que l’AVFT (Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail), seule association nationale d’aide aux victimes dans le cadre professionnel, a dû suspendre ses lignes tellement elle était débordée. Ces associations sont tellement accaparées par leurs missions qu’on ne peut pas leur demander d’être des bêtes de communication en plus. La prévention aussi est un travail à part. C’est un travail d’utilité publique, qui demande le soutien des pouvoirs publics. Le budget alloué aux droits des VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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femmes représente 30 millions d’euros, soit 0,006 % du budget global du Gouvernement. C’est ridicule comparé au nombre de femmes victimes de violences dans leur couple ou aux 84 000 victimes de viol », plaide Diariata N’Diaye. L’association Résonantes s’est imposée comme un interlocuteur fiable et reconnu, puisque la Ville de Nantes lui a proposé un local, ce qui pose paradoxalement un nouveau problème de logistique : « Occuper un local signifie avoir du personnel pour accueillir le public. Il est difficile de ne fonctionner qu’avec des bénévoles. Les sommes en jeu sont de plus en plus conséquentes et le temps consacré au développement de l’application nous accapare. » 10 000 bracelets ont été fabriqués, 3 500 sont d’ores et déjà précommandés, dont 500 par la municipalité d’Agen pour les étudiantes. Un grand réseau national de magasins d’électroménager souhaiterait les distribuer. La campagne de financement participatif pour la production de ces bracelets a crevé le plafond avec une recette de 76 000 euros. Pas de doute, Résonantes répond à un besoin réel, en particulier pour des jeunes filles sensibles à l’univers et aux mots de la slameuse. Mais son succès pose la question de son statut associatif. Que penser, par exemple, de son invitation par Business France pour participer au CES (Consumer Electronics Show) de Las Vegas en janvier 2019, paradis des start-up de nouvelles technologies en quête de gros capitaux ? « Ce serait une belle vitrine. Le ticket d’entrée, inabordable pour une association comme la nôtre, nous est certes offert, mais nous devons tout de même payer les billets d’avion, l’hébergement et les repas, ce qui n’est pas rien. Et puis nous sommes en train de travailler sur la V4 de l’application pour iPhone, qui coûte cher. » Paradoxe de la situation : faut-il aller à Las Vegas pour tenter d’élargir les sources de financement de l’organisation ? Ou refuser d’y aller pour éviter la confusion des genres et s’ancrer dans la logique associative, quitte à en bousculer les codes et à imaginer un statut juridique plus en adéquation avec les coûts de développement du numérique ? Association à la dynamique d’une start-up, Résonantes doit assurer de nombreuses prestations de sensibilisation, de montage d’expositions et d’ateliers d’écriture : autant d’actions de terrain pour financer son déploiement digital. Et son énergie, pas plus que celle des membres du réseau de la Fédération nationale Solidarité Femmes, n’est pas toujours renouvelable. « Le temps est venu pour nous de trouver un financement au long cours pour durer, dit Diariata N’Diaye. Nous sommes en contact direct avec des victimes, et comme bon nombre de professionnels du secteur nous sommes épuisés, mais nous ne pouvons pas les laisser tomber. L’État et plus largement la société ne peuvent se contenter de compter sur le dévouement des associations pour pallier le manque de moyens. » Willy Richert
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POUR DÉCOUVRIR D’AUTRES SUJETS LIÉS AUX
BESOINS ESSENTIELS… SON
CONTRE LES VIOLENCES FAITES AUX JEUNES FEMMES : RÉSONANTES
Le site internet et l’application pour smartphone App-Elles de l’association Résonantes permettent aux jeunes femmes d’anticiper et de réagir face à des violences. Podcast audio de l’article ci-contre. VIDÉO
PAROLE D’EXCLUES : L’AVIS DES QUARTIERS
À Montréal-Nord, une initiative contre la pauvreté et l’exclusion sociale via la prise de parole, la mobilisation et l’accompagnement de démarches citoyennes. VIDÉO
PAROLES D’EXCLUES : UN MODÈLE DE RECHERCHE-ACTION
Rencontre avec deux chercheurs, Isabel Heck et Jean-Marc Fontan, qui interviennent au cœur de la démarche de mobilisation citoyenne de l’association québécoise Parole d’excluEs. ARTICLE
TOIT À MOI : UN TOIT ET DU TEMPS POUR LES SANS-ABRI
L’association Toit à Moi a réussi à mobiliser un réseau solide de citoyens, de bénévoles et de partenaires pour loger les sans-abri et les aider à se reconstruire. VIDÉO
WE MOË : L’EMPRUNT POUR TOUS !
L’association We Moë crée un contrat collectif solidaire pour que plus personne ne se voie refuser demain un prêt bancaire en raison de son état de santé. IMAGE
MODULOTOIT : LE PREMIER CENTRE D’HÉBERGEMENT NOMADE
Quand deux associations s’unissent pour proposer aux mal-logés et sans-abri un hébergement digne, conçu pour l’occupation provisoire de terrains laissés vacants. ARTICLE
CHOWBERRY : UNE « APP » CONTRE LE GÂCHIS ALIMENTAIRE AU NIGERIA
Créée par un jeune Nigérian, Chowberry permet à des magasins de faire profiter les plus pauvres de denrées qui étaient hier jetées après leur date de péremption. VIDÉO
NIPPON FOUNDATION : COMMENT REPEUPLER LES CAMPAGNES DÉSERTÉES ? À Tottori, préfecture la moins peuplée du Japon avec 40 % de plus de 65 ans, une fondation teste des projets de revitalisation et soutient des personnes isolées.
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L'INVENTION SUR LE TERRAIN
SANTÉ
Lieu de répit : le soin de pair à pair Depuis juin 2018, le Lieu de répit à Marseille accueille ses premiers habitants. Ce programme innovant d’hébergement repose sur l’accompagnement de pairs, afin de pouvoir accueillir au mieux des personnes sans abri en situation de crise psychique, le temps de se rétablir sans hospitalisation et de repartir vers un projet de vie.
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u rez-de-chaussée du bâtiment investi par le Lieu de répit (LDR), dans le premier arrondissement de Marseille, Sandra Rodriguez évoque avec Jean-Claude son rendez-vous de l’après-midi : « On y va comment ? On y va à pied, JeanClaude ? ». L’homme se prépare à signer un bail pour un studio avec terrasse aux abords de la gare Saint-Charles. Ce n’est pas son premier appartement, mais la vie l’a embarqué sur des chemins multiples, depuis son enfance et sa prise en charge par la DDASS, puis de job en job, vivant au jour le jour, seul ou à deux, et finalement dans la rue. Début juillet, il a intégré le LDR, ce lieu de vie communautaire, pensé par et pour des personnes sans domicile touchées par des troubles psychiques. L’endroit se veut une alternative à l’hospitalisation sous contrainte ou en urgence, et un accompagnement à la résolution de crise. UNE PREMIÈRE APPROCHE PAR DES PAIRS Le Lieu de répit est la dernière expérimentation issue du MARSS (Mouvement et action pour le rétablissement sanitaire et social). Un groupe qui a l’habitude de bouleverser les fonctionnements établis. Née en 2005, l’organisation a d’abord créé une équipe mobile précarité et santé mentale, financée par l’AP-HM (Assistance publique - Hôpitaux de Marseille) et Médecins du Monde, pour partir à la rencontre de personnes sans abri de longue date. À Marseille, on estime que 30 % des personnes vivant dans la rue seraient concernées par des troubles psychiques, que ceux-ci aient 44
provoqué leur entrée dans la grande précarité ou qu’ils aient été à l’inverse déclenchés par leurs difficiles conditions d’existence. À partir de 2007, le mouvement a occupé des immeubles pour permettre la mise à l’abri de ces personnes que l’hôpital accepte parfois mal. « On voyait bien que les personnes étaient inquiètes quand on leur proposait l’hospitalisation, explique Aurélie Tinland, psychiatre à l’AP-HM et responsable de l’équipe MARSS. Elles étaient mal accueillies aux urgences, stigmatisées, voire soupçonnées de vouloir seulement bénéficier de l’hébergement que procure l’établissement de soin. » Un toit et un temps de repos leur sont certes nécessaires, mais pas obligatoirement dans un environnement médicalisé. Ces occupations et leurs suites ont d’ailleurs débouché sur l’élaboration du programme « Un chez-soi d’abord », à la demande du ministère de la Santé en 2011 – généralisé en 2017 à toute la France –, dont l’idée directrice est de permettre l’entrée dans le logement ordinaire, sans passer par les étapes de l’hébergement d’urgence et des différents types de foyers du circuit social habituel. L’intervention de l’équipe mobile s’appuie sur des travailleurs pairs, c’est-à-dire ayant connu la même expérience de vie que les populations auxquelles s’adressent les programmes de santé publique ciblés. Une démarche auparavant expérimentée à Marseille sur un terrain tout autre : dans le contexte de l’épidémie de VIH et de la réduction des risques de contamination pour les personnes toxicomanes ou travailleurs du sexe. MARSS fonde par ailleurs son accompagnement sur le VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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Crédits photo : Sylvie Legoupi/Moderne Multimédias
Sandra Rodriguez et Jean-François Rolland, infirmier, dans l’espace de travail et de réunion, au rez-de-chaussée de l’immeuble abritant le Lieu de répit.
Pour Sandra Rodriguez, qui travaille au Lieu de répit, être physiquement présente, apporter son temps, son écoute et son expérience, cela aide considérablement à stabiliser les personnes.
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Avoir un toit sur la tête en temps de crise est la priorité. Mais ici, les habitants se sentent vraiment chez eux.
principe de rétablissement, à savoir un apprentissage de la vie avec la maladie au sein de la communauté, où les pairs peuvent s’entraider, partager leurs stratégies, retrouver un projet individuel et social, et au stade ultime de leur progression, déterminer par eux-mêmes quand ils auront besoin de l’intervention médicale. Comme le résume le psychologue Tim Greacen, directeur du laboratoire de recherche de l’Établissement public de santé Maison Blanche à Paris, qui a travaillé et publié sur l’empowerment des personnes vivant avec un trouble psychique : « Plus de la moitié des gens qui expérimentent un ou des troubles de santé mentale se rétablissent. On peut apprendre à vivre avec et mener une vie parfaitement intégrée dans la société. Même avec des maladies graves comme la psychose ou la schizophrénie. » UN IDÉAL DE JUSTICE SOCIALE MARSS a également développé des programmes d’autosupport par les pairs à l’hôpital et en ville (groupe d’entendeurs de voix et groupe parano). Ses membres ont créé en 2015 l’association JUST (Justice and Union toward Social Transformation), porteuse d’actions et expérimentations visant à « réduire les inégalités en permettant d’améliorer la qualité de la vie tout en favorisant le pouvoir d’agir des personnes subalternes /dominé(e)s ». Parmi ces actions, le Lieu de répit se veut un « habitat temporaire participatif ». Le lieu a obtenu 46
le soutien de l’Agence régionale de santé (à hauteur de 380 000 euros cette année) pour son fonctionnement. Il vient également de recevoir une subvention de la CNSA (Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie) de 250 000 euros pour la partie recherche-action de l’initiative. D’abord ouvert avec des bénévoles en juin 2017, il peut accueillir jusqu’à dix habitants, adressés principalement par l’équipe MARSS. Ici, chacun dispose de sa chambre et de son autonomie au sein de la collectivité, sans la présence permanente de soignants, de travailleurs sociaux ni même d’agents d’accueil. Pas de médecins non plus dans la gouvernance du projet. On y fait sa vie, on s’y pose, on réfléchit à son projet en toute indépendance. Des espaces communs permettent de se retrouver pour un repas, une discussion, un temps de détente. Chacun est responsable du lieu, et les décisions sont censées être prises collectivement. Les habitants ont d’ailleurs rédigé ensemble la charte du Lieu de répit. La participation est en effet l’un des moyens pour atteindre le rétablissement, y compris via le paiement d’un loyer pour ceux qui le peuvent. Tous cooptés par les résidents, les professionnels de l’équipe d’accompagnement ont de leur côté des salaires nets dans une fourchette de 1 750 à 2 350 euros, afin de limiter les écarts de rémunération et de reconnaître le travail de chacun. « Au départ nous avions envisagé que chaque salarié soit rémunéré 2 000 euros, quelle que soit sa fonction, mais ce n’était pas possible pour certaines professions relevant de conventions spéciVISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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Jean-Claude a enfin en main les clés du studio dans lequel il va pouvoir s’installer, après quelques mois passés au Lieu de répit.
fiques », précise Jean-Régis Rooijackers, coordinateur et chargé de mission structuration. Qui ajoute : « C’est un vrai laboratoire ici, on essaie d’éviter les enjeux de pouvoir que l’on retrouve souvent dans le monde médical. »
Crédits photo : Sylvie Legoupi/Moderne Multimédias
L’EXPÉRIENCE DU VÉCU POUR AIDER L’AUTRE Encore en construction, cette équipe n’a été mise en place que depuis l’été 2018, avec, outre les travailleurs pairs, un infirmier, un éducateur et deux psychologues. « J’ai moi aussi vécu des situations d’addiction, observe Jean-François Rolland, infirmier ayant travaillé en psychiatrie. Elles m’ont apporté une expérience de vie particulière que je peux utiliser ici. » Car l’idée du travail pair est de prendre appui sur ses compétences auparavant mobilisées pour faire face à la maladie afin d’accompagner la personne en situation difficile. « Je suis une personne rétablie et même sevrée, je ne vais même plus voir mon psychiatre, explique ainsi Sandra Rodriguez. Je ne suis pas pour autant antipsychiatrie ni opposée par principe aux traitements médicamenteux, mais je me sers de mon vécu, de mon expérience, pour soutenir les habitants du LDR dans leur stratégie de rétablissement. » Bernard John Bikaï, travailleur pair intervenant à mi-temps, explique qu’il a trouvé sa solution « contre la maladie en reprenant le sport de manière intensive, associé à des exercices de respiration, de la cohérence cardiaque – je suis un ancien boxeur de haut niveau. Donc je propose aussi aux habitants une VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
« C’est un processus d’accompagnement des personnes en situation de handicap social à l’aide de dispositifs non médicamenteux. » BERNARD JOHN BIKAÏ, TRAVAILLEUR PAIR À MI-TEMPS recherche autour du bien-être. Ici, nous sommes dans une alternative écologique à l’hôpital, une tentative de transformation de l’expérience en savoir pour favoriser un processus d’accompagnement des personnes en situation de handicap social à l’aide de dispositifs non médicamenteux ». Pas de dogme pour autant, chacun est libre de choisir son suivi médical, dans la limite de l’équilibre de la communauté. Et si l’urgence le nécessite, l’hospitalisation sera aussi envisagée. Bien sûr, le travailleur pair, officiellement qualifié de « médiateur en santé », s’appuie sur d’autres compétences que celles acquises grâce à son vécu, développées via des apprentissages et formations tous azimuts, comme un DIU 47
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Nicole Ducros, chargée de mission animation, et Marie-Thérèse, habitante du Lieu de répit, lors d’un temps de pause dans l’un des salons qui équipent chaque étage du bâtiment.
(diplôme interuniversitaire) créé à Marseille en 2012, disparu en 2016, et qui devrait être rétabli en 2019. L’équipe du LDR s’appuie aussi sur les interventions de l’Intentional Support Peer, une organisation américaine qui propose des formations pour la transformation des relations sociales. « Parce qu’aux États-Unis, on a compris depuis longtemps que les savoirs issus de l’expérience pouvaient être aussi importants que ceux liés aux savoirs académiques », souligne Vincent Girard, psychiatre cofondateur de MARSS et aujourd’hui conseiller Recherche et Développement en santé publique à l’Agence régionale de santé Provence-Alpes-Côte d’Azur.
« Il s’agit d’estomper la détresse psychologique dans laquelle ils arrivent pour travailler sur leur détresse sociale. »
Sandra Rodriguez, mère de famille qui a débuté sa vie professionnelle dans le monde du spectacle, ne possède pas de diplôme en médiation. Elle s’est formée pendant quatre années de terrain avec l’équipe mobile de MARSS, avec des stages en milieu hospitalier ou auprès d’associations de défense des droits des usagers de la psychiatrie. Résultat : des savoirs et savoir-faire multiples, du médical à l’administratif, en passant par l’appropriation des bases de l’écoute active ou de l’Open Dialogue, approche finnoise de résolution de crise via le dialogue immédiat et quotidien…
travailleurs pairs doivent être des ponts entre les personnes concernées et les diverses possibilités de prise en charge, résume Vincent Girard. Et leur spécificité, c’est d’acquérir des savoirs, sans perdre de vue leur propre expérience. »
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PRENDRE LE TEMPS DE SOIGNER ET LE SOIN D’ENTENDRE Les professionnels sont présents dans les locaux en fonction des besoins des habitants : accompagner l’un d’eux à un rendez-vous comme aujourd’hui, aider dans les démarches administratives, participer à l’organisation d’une activité collective, passer un moment pour discuter de leur projet, etc. « On fait avec eux tout ce qui est nécessaire pour remettre en VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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Bernard John a eu, quant à lui, un itinéraire bien différent : avant que son parcours professionnel ne soit interrompu par la maladie, il avait obtenu un diplôme d’éducateur spécialisé et suit actuellement un master d’ingénierie sociale. « Les
SANDRA RODRIGUEZ, TRAVAILLEUSE AU LDR
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place leur suivi administratif et médical, résume Sandra. Pendant ce temps, on observe les compétences qui pourraient leur permettre de revenir sur le marché du travail ou les compléments de formation dont ils auraient besoin. On travaille la confiance en soi, et on voit quelle solution de logement pourrait leur convenir. Il s’agit d’estomper la détresse psychologique dans laquelle ils arrivent, pour travailler sur leur détresse sociale. » Au besoin, il faudra également intervenir pour apaiser un moment de crise. La veille, Sandra est ainsi revenue passer plusieurs heures avec Marcel, très agité au retour du premier jour d’un stage dont il ne voulait déjà plus. Patiemment, il a fallu qu’elle explique, réexplique ce que l’homme savait déjà : la rémunération minime du stage, l’impossibilité d’avoir accès à une allocation s’il n’a pas déjà travaillé en France, puisqu’il n’a pas la nationalité, etc. Et puis sortir avec lui dans la rue, fumer une cigarette, l’apaiser par le contact physique… sans pour autant rentrer dans son exaspération. On trouve aussi autour du LDR différents coordinateurs et chargés de la recherche-évaluation, de l’animation, du suivi du projet, de la gestion du site (loué à un bailleur solidaire) et des relations avec les financeurs. Et des bénévoles pairs, tel Amel, alias Billie Jo, son nom d’écrivain, participent également à l’animation du lieu. La jeune femme n’est pas sans logis, mais familière de la psychiatrie. « Cette cause me touche tellement que j’ai envie de m’engager pour que cet endroit existe et fonctionne, et que des endroits comme celui-ci se multiplient, même pour Alzheimer ou Parkinson. J’apporte mon enthousiasme, ma volonté, mon amour, mon amour, et mon amour. » Amel, dans la mouvance de MARSS depuis plusieurs années, a participé à la préparation de la venue de la rapporteuse des Nations unies sur le droit des personnes handicapées. Plus récemment, elle a organisé une formation aux premiers secours pour les habitants et les bénévoles du LDR. « Ça m’a prouvé que je pouvais porter un projet », s’enorgueillit la jeune femme. Tous les habitants du Lieu de répit cheminent à leur façon sur un itinéraire très personnel. Plusieurs sont déjà sortis vers un logement ordinaire, à l’image de Jean-Claude. Le sourire qui illumine son visage à l’entrée dans son studio et les baisers qu’il distribue à Sandra en la remerciant en disent plus long que bien des discours. Désormais, il a certes les clés en main, mais son accompagnement ne s’arrêtera pas là. « Je vais néanmoins prendre un peu de distance pour éviter un transfert, explique la professionnelle. Et puis dans le cadre du programme “Un chez-soi d’abord”, qui lui a permis d’entrer dans cet appartement, il bénéficie également d’un accompagnement plus distant par des professionnels du social, du soin et du travail pair. » Sandra Mignot
D’AUTRES SUJETS AUTOUR DE LA SOLIDARITÉ SOCIALE DANS
LA SANTÉ… IMAGE
LIEU DE RÉPIT : LE SOIN DE PAIR À PAIR
Complément en photos de l’article ci-contre : un lieu, à Marseille, qui accueille des personnes sans abri en situation de crise psychique grâce à l’accompagnement de pairs ayant vécu le même type de soucis. VIDÉO
UNE AVENTURE THÉRAPEUTIQUE SUR LA POINTE DES PIEDS
Reportage dans l’Ontario au Canada, au cœur d’une expédition avec 13 jeunes en rémission du cancer, organisée par la fondation Sur la pointe des pieds (voir photos pages 50-54). VIDÉO
OLIVIA GROSS : L’ENGAGEMENT DES PATIENTS « Il ne faudrait plus rien concevoir demain pour les patients sans les patients » dans notre système de santé et à l’université, selon la chercheuse Olivia Gross. VIDÉO
UNE UNIVERSITÉ QUI DIPLÔME LES MALADES L’Université des patients accueille chaque année des patients ou anciens patients et leur permet de transformer l’expérience de leur maladie en expertise. ARTICLE
LE FABNURSE : QUAND LA 3D S’ADAPTE AUX SOINS DU QUOTIDIEN
Créer des objets personnels de soin peu chers et adaptés à chaque malade, telle est l’ambition du fablab implanté dans l’université de Keio au Japon. VIDÉO
BIENVENUE À LA CHAIRE DE PHILOSOPHIE À L’HÔPITAL
Ouverte aux soignants comme à tous les citoyens, cette Chaire originale porte la philosophie et les sciences humaines au cœur du monde hospitalier. VIDÉO
LA DÉMARCHE COMMUNAUTAIRE EN SANTÉ SELON AIDES
Réunir des personnes et mener avec elles des actions pour répondre à leurs problématiques de santé spécifiques est une démarche efficace, selon Stéphane Giganon. VIDÉO
LES ENFANTS PEUVENT ÊTRE GUÉRIS, EN AFRIQUE AUSSI
État des lieux d’une initiative qui permet à de nombreux enfants d’accéder à des soins au Sénégal, pays où le coût de la santé exclut la plupart des malades.
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REPORTAGE AU CANADA
Une aventure thérapeutique, loin de tout La fondation québécoise Sur la pointe des pieds porte une « vision holistique du soin ». Du 3 au 11 mars 2018, elle a organisé une expédition avec des chiens de traîneau dans la région du parc Algonquin en Ontario avec 13 jeunes Canadiens de 14 à 18 ans, en rémission du cancer depuis environ un semestre. Premier reportage de notre dossier autour de l’économie sociale et solidaire du Québec.
Mars 2018 dans l’Ontario. Cet adolescent sur un traîneau à chiens était encore à l’hôpital pour soigner un cancer quelques mois auparavant. Le voilà au cœur d’une expédition avec la fondation Sur la pointe des pieds.
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ifficile de retranscrire l’intensité de ce que peuvent vivre dans le Grand Nord des jeunes ayant subi auparavant le même calvaire médical, s’extirpant ensemble de leur « zone de confort » comme ils le disent eux-mêmes. Envoyés par neuf hôpitaux, répartis dans six des dix provinces du Canada, ils étaient accompagnés en mars 2018 de dix personnes, dont une infirmière, un médecin et un psychologue, avec en cas d’accident ou de rechute d’un jeune un dispositif de rapatriement en moins d’une journée. Sur la pointe des pieds propose chaque année quatre expéditions : « deux pour les jeunes de 14 à 18 ans qui ont terminé leur traitement, et deux autres encore plus sécurisées pour des adolescents ou de jeunes adultes qui sont en traitement », explique Linda Hershon, infirmière présente depuis la première aventure en 1996. La
fondation compte cinq salariés et une centaine de bénévoles. Les guides sont rémunérés, au contraire des soignants qui prennent sur leur temps de vacances. Paradoxe : pourtant reconnue par le ministère de la Santé et des Services sociaux suite à une étude au long cours menée par l’Université du Québec à Chicoutimi sur les bienfaits de l’initiative en termes de soin, la fondation vit presque exclusivement de dons de particuliers, de fondations privées et surtout de grandes entreprises, sans la moindre subvention de la Province du Québec ou de l’État fédéral. Mais l’essentiel est ailleurs : dans les mots et les regards de ces jeunes qui, après une semaine passée à glisser sur la neige et à se serrer les coudes, confient qu’ils se sentent prêts à retrouver l’école, à revoir leurs amis… Hubert Hayaud et Ariel Kyrou 51
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SUR LA POINTE DES PIEDS DANS LA NEIGE Après les longues journées de traîneau, les jeunes prêtent main-forte pour la mise en place du camp, en pleine nature, sans eau ni électricité. Ramasser du bois, aller chercher de l’eau dans le lac glacé, faire le feu, la cuisine ou la vaisselle : tout le monde participe. Pas de hiérarchie. Chacun est responsable de soi et des autres. Livrés à eux-mêmes, sans leurs parents, ils réapprennent à vivre. Les batailles de boules de neige leur permettent peut-être de rattraper un peu de leur jeunesse perdue. Enfin, avancer « sur la pointe des pieds », c’est aussi faire des pauses silencieuses au bord de la rivière, écouter la nature et en profiter pour se retrouver soi-même après des mois et des mois de maladie.
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UN MOMENT DE VIE POUR DÉPASSER LA MALADIE
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Personne dans le groupe n’avait jamais conduit de traîneau. C’est rapide, exigeant et parfois dangereux. Certains des enfants avaient même peur des chiens. L’entretien des animaux fait partie de leurs responsabilités, et participe peut-être aussi de leur remise sur pied. Selon Mario Bilodeau, à l’origine de la fondation, l’aventure ne guérit pas du cancer, bien sûr, mais elle aide à la reconstruction des adolescentes et adolescents. Elle fait partie du soin pris au sens large. Le soir, après les repas, la tente est le cocon où l’on partage son expérience de la journée, ou celle de ses dernières années de galère. L’isolement dans la nature et les efforts en commun sont propices à des connexions rapides et parfois très fortes entre les jeunes.
Voir le reportage vidéo de solidarum.org « Une aventure thérapeutique sur la pointe des pieds » et écouter le podcast de l’interview « Linda Hershon : une expédition thérapeutique ».
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REPORTAGE AU QUÉBEC
Le faire-savoir des savoir-faire Le croisement des connaissances de chercheurs, de professionnels et surtout de citoyens est au cœur de la dynamique de l’économie sociale et solidaire du Québec. L’initiative Parole d’excluEs, qui lutte contre la précarité et l’exclusion sociale par la mobilisation des citoyens du nord-est de Montréal, en est l’un des symboles. Le Bâtiment 7 dans un ancien quartier ouvrier de Montréal, le village de Saint-Camille ou encore le studio ambulant de Wapikoni mobile sont d’autres illustrations de ce rapport plus attentif aux savoirs et savoir-faire du terrain.
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u béton, un parking et des trafics louches en dessous d’appartements tenus par des gangs : tel était il y a une petite quinzaine d’années le paysage de l’Îlot Pelletier. Changement d’ambiance en ce samedi 9 juin 2018 ensoleillé : ce quartier de l’arrondissement de Montréal-Nord fête son « bazar ». Le parc de stationnement de deux ou trois milliers de mètres carrés est en partie devenu la Voisinerie. La grisaille des murs, de l’asphalte et des pots d’échappement a laissé place à une table de bois, des plantes, un verger, deux jardins potagers et une petite bicoque de travail décorée de peintures d’enfants. Il y a aussi la ruche, perchée sur le toit de l’immeuble, et, juste à côté, un Centre de la petite enfance (CPE) de quatre-vingts places qui soufflera trois jours plus tard sa première bougie d’existence avec un spectacle de clown. Jeunes et vieux du coin, francophones et anglophones, d’origines européenne, africaine, du Nord au Sud, haïtienne ou encore latino-américaine préparent les repas, installent les tables, palabrent, vendent, s’échangent fringues et autres babioles. Ils ont concocté la journée eux-mêmes avec le soutien des deux OBNL (organismes à but non lucratif, équivalent québécois de nos associations loi de 1901) qui ont remplacé l’organisation criminelle du premier étage : l’Accorderie, système d’échange de services via une bourse de temps, et Parole d’excluEs, créé en 2006 afin de « lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale à travers la prise de parole, la mobilisation et l’accompagnement de démarches citoyennes »1. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
VIREZ-MOI CES GANGS DE L’IMMEUBLE, QU’ON PUISSE PRENDRE UN CAFÉ Son jeune garçon dans les bras, Leonardo Munoz slalome entre les stands, puis grimpe l’escalier extérieur jusqu’au premier espace communautaire ouvert il y a un peu plus de dix ans par Parole d’excluEs dans des quartiers considérés comme défavorisés du nord-est de Montréal. « Ce local communautaire, explique le chargé de mobilisation citoyenne de l’organisme sans but lucratif, c’est notre premier lieu de prise de parole. Avant, cet édifice et celui d’à côté étaient possédés par des criminels, il y avait des logements armes, jeux, trafic de femmes, la totale quoi ! Juste se retrouver, discuter, prendre un café dans un lieu sécurisé, ce n’était pas possible dans le quartier. » C’est ici, à l’Îlot Pelletier, qu’a été lancé ce projet au long cours, à la conjonction de trois univers : le mouvement social et citoyen, puis l’économie sociale comme on appelle au Québec l’économie sociale et solidaire, via Patrice Rodriguez, visionnaire à l’origine du projet et fondateur de plusieurs initiatives, aujourd’hui décédé ; ensuite le logement social, via un OBNL dénommé la Shapem ou Société d’habitation populaire de l’est de Montréal ; et puis le monde de la recherche, grâce à la création d’un « incubateur universitaire ». « Personne ne voulait prendre en charge la reconversion des édifices dont la police venait d’évincer les gangs de rue, se souvient Jean-Marc Fontan, sociologue à l’Université du Québec à 55
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Montréal et membre du CRISES, Centre de recherche sur les innovations sociales. Les criminels préfèrent l’ombre à la lumière. Alors, pour éviter qu’ils n’aient l’envie de revenir, et agir pour le quartier, la Shapem et Parole d’excluEs ont décidé de s’associer, le premier pour la brique, le second pour l’animation, afin de monter un lieu de vie pour et surtout avec les habitants. C’est pour atteindre cet objectif-là, comprendre les aspirations des citoyens et nous impliquer avec eux qu’avec Patrice Rodriguez, nous avons monté l’incubateur universitaire. Nous l’avons fait sur le modèle des incubateurs brésiliens, qui interviennent dans des territoires délaissés, ne bénéficiant d’aucune aide de l’État. Issues du monde de la recherche, ces structures inscrivent leur mission au cœur des communautés les plus démunies, pour les aider à transformer leur économie informelle en économie coopérative, et donc à se prendre elles-mêmes peu à peu en main. » UN MONDE UNIVERSITAIRE TRÈS IMPLIQUÉ DANS L’ÉCONOMIE SOCIALE L’une des originalités du modèle social québécois se situe là : dans l’implication tangible du monde universitaire sur le terrain de l’économie sociale et solidaire. Ce mode d’intervention trouve ses racines dans la « Révolution tranquille » du Québec : en une dizaine d’années, dans les années 1960, se construit l’État social québécois. Mais c’est sous la pression de citoyens se constituant en organismes communautaires que l’éducation, 56
la santé et les mécanismes d’aide sociale passent des mains d’institutions religieuses ayant perdu de leur superbe à celles du nouvel État-providence. En phase avec ce mouvement, le plus grand réseau d’enseignement supérieur de la Province naît quasiment ex nihilo en 1968 : l’Université du Québec. Laquelle se décline dès l’année suivante en une dizaine d’établissements universitaires, dont la plupart sont associés à des villes : Trois-Rivières, Chicoutimi, Rimouski ou bien sûr Montréal. Et c’est dans cette dynamique-là que se construit, au sein de l’UQAM (Université du Québec à Montréal), après sept ans d’expérimentation avec des centrales syndicales et d’autres groupes, un Service aux collectivités inédit pour le monde de l’enseignement supérieur. Baptisée en 1979, cette structure sert VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
Crédits photo : Hubert Hayaud/Moderne Multimédias
Sur le toit de l’immeuble du local communautaire de Parole d’excluEs à l’Îlot Pelletier, Nelly Trudeau, une citoyenne impliquée, prend soin de la ruche, tandis qu’en bas, Ismael Hautecoeur, chargé d’expertise en production alimentaire, s’occupe du jardin partagé créé grâce à l’initiative.
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« Ce que l’on fait, on le fait avec les gens concernés, pour qu’ils développent euxmêmes leur pouvoir d’agir. » LEONARDO MUNOZ, CHARGÉ DE MOBILISATION CITOYENNE de relais entre, d’une part, les chercheurs désirant travailler sur le terrain social et solidaire, et, d’autre part, les syndicats et les organismes communautaires, avec un focus particulier sur ceux qui concernent la cause des femmes. L’incubateur universitaire de Parole d’excluEs est un héritier de l’UQAM et de son Service aux collectivités – que l’on pourrait traduire par « Service aux communautés ». Ses chercheurs en sont issus ou proches, via le CRISES, né de ce terreau en 1986. Quant à Parole d’excluEs en tant que tel, il tient beaucoup de la dynamique de l’économie sociale et du mouvement coopératif qui ont connu une nouvelle jeunesse au Québec à partir de la Révolution tranquille. Pour preuve la sémantique des « comités de citoyens », au cœur de son modèle de mobilisation, écho des comités de citoyens qui, dans les années 1960, ont poussé l’État à agir pour améliorer les conditions de vie et de travail… Et qui ont « exigé la participation des citoyens dans les prises de décision les concernant », ajoute le sociologue et directeur du CRISES Sylvain Lefèvre. PAS DE « POUVOIR D’AGIR » SANS LE SAVOIR-FAIRE DES HABITANTS C’est au prisme d’une recherche-action dont l’objectif est de permettre aux plus démunis de saisir qu’ils détiennent eux aussi des savoirs et qu’ils peuvent les utiliser pour changer leur quotidien qu’il faut comprendre la boutade de Leonardo Munoz lors de la fête de l’Îlot Pelletier : « Beaucoup de personnes viennent nous voir, et nous disent : qu’est-ce que vous faites, vous, comme services ? Pour les jeunes, pour les enfants… Nada ! On ne fait absolument rien ! Pourquoi ? Ce que nous faisons, on le fait avec les gens concernés, pour qu’ils développent eux-mêmes leur pouvoir d’agir. » Et c’est bel et bien là, au niveau du « pouvoir d’agir », qu’intervient l’incubateur universitaire… « Dès 2008, poursuit Leonardo Munoz, nous avons lancé notre première étude des besoins et aspirations du quartier, en sondant environ 200 personnes. Comment on rêve le quartier ? On aspire à quoi ici ? Pas juste : c’est quoi ton besoin ! À quoi on aspire ? Plein de solutions, plein de problèmes ont été nommés. Notre équipe de la recherche, rapidement, a analysé et mis en forme les grands sujets de préoccupation, avant de les valider en assemblée citoyenne. EstVISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
ce bien ce que vous avez dit ? Est-ce vrai ? Ou est-ce qu’on est à côté de la traque ? Une fois d’accord, nous avons favorisé la création de comités citoyens pour s’attaquer ensemble, avec les gens se sentant les plus concernés, à chacun de ces grands sujets. » Assise sur une chaise lilliputienne du Centre de la petite enfance (CPE) de l’Îlot Pelletier, créé récemment grâce à la mobilisation orchestrée par Parole d’excluEs, Dalila Hafid raconte comment elle s’est impliquée dès 2011 : « Je suis originaire d’Algérie, mariée et mère de trois enfants. Assez vite, je me suis inscrite dans les comités où mon expérience pouvait peut-être apporter quelque chose : ceux sur les jardins et la sécurité alimentaire, et puis surtout le comité service de garde, car le besoin pour s’occuper des très jeunes enfants était énorme. » Et c’est tout naturellement qu’en 2017, elle est devenue salariée du CPE. Les citoyens apportent chacun leurs savoir-faire : autour de la table en bois de l’Îlot Pelletier, avec une amie haïtienne, elle aussi du « Staff Lapierre », collectif né dans le quartier Lapierre où un autre local communautaire de Parole d’excluEs s’est installé, Daphney Mirand parle de musique et de cuisine, de la « Rue festive » qu’elle a organisée avec d’autres jeunes du secteur. Et puis du film documentaire pour « revaloriser l’image de Montréal-Nord » qu’elle peaufine avec des « praticiens » de l’audiovisuel – c’est-à-dire des professionnels… Soit une vidéo qui aurait été infaisable sans la sensibilité aux autres et la connaissance fine qu’a son Staff Lapierre de ce coin de Montréal… Dalila Hafid et Daphney Mirand, Caroline Robichaud, mère monoparentale qui travaille dans le jardin potager de la Voisinerie ou Choukrad El Yakout, Lise Morencey et Kouassi Lowa Jonas du Rassemblement des citoyens du Nord-Est qui montent le projet d’une clinique de proximité du côté de la rue Lapierre, ne maîtrisent sans doute qu’imparfaitement l’art de la parole construite et argumentée. Mais les chercheurs de l’incubateur comme Jean-Marc Fontan ou Isabel Heck, anthropologue et salariée de Parole d’excluEs, sont les premiers à souligner la richesse de leurs enseignements au départ si peu formalisés. Ce sont les citoyens et citoyennes qui font vivre les différents comités de l’arrondissement de Montréal-Nord, mais ils avancent main dans la main avec des universitaires dont l’implication à leurs côtés, au quotidien ou le plus souvent de façon ponctuelle, est devenue peu à peu une évidence. DES CHERCHEURS À L’ÉCOUTE ATTENTIVE DES HABITANTS DES QUARTIERS Isabel Heck a participé en 2014 à la dernière grande étude sur les besoins et aspirations des citoyens par Parole d’excluEs et son incubateur universitaire, dans le quartier du nord-est de Montréal Nord. Pendant six mois, elle et ses assistants de recherche ont mené une étude ethnographique dans le quar57
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tier : « Pour créer un vrai contact avec les personnes en situation de pauvreté, d’exclusion sociale, loin de tous les systèmes d’aide, il ne suffit pas de coller des affiches et de clamer sa volonté de faire des entretiens et des focus groupes. Il faut de la persévérance, et puis fonctionner sur le registre informel : se rendre dans les parcs, les salons de barbier, de lavage, organiser des barbecues ou des fêtes pour susciter des contextes favorables à l’échange et tisser progressivement des liens de confiance. De jeunes adultes ont même réalisé un slam avec nous, car ils se sentaient plus à l’aise pour parler de leur quartier sur ce mode artistique, plutôt que d’être interviewés de façon classique 2. » Grandes collectes de données suivies d’une assemblée citoyenne ou études plus ponctuelles comme celle sur la meilleure façon de mobiliser les jeunes autour de leurs propres savoirs : on sent, dans les explications des chercheurs, toute la difficulté à s’extirper de la posture du « sachant » pour mieux traquer les trucs et astuces de vie, les savoirs d’expérience, d’intervention au quotidien au-delà des connaissances de « praticiens », elles aussi valorisées. Lorsqu’il se souvient des rapports de quarante ou cinquante pages à résumer pour une assemblée en une feuille recto verso, à même d’être comprise par tous, Jean-Marc Fontan a le sourire… Isabel Heck, quant à elle, insiste sur les enjeux d’expression : « Comment, dans les discussions, amener la question du changement ? On ne peut pas dire d’emblée qu’on est là pour aider les habitants à transformer le quartier, ce n’est pas un discours à adopter. Il faut respecter les sensibilités et laisser émerger ce qu’ils ont à dire sur leurs lieux de vie, et ce à quoi ils aspirent. Car malgré une mauvaise réputation dans les médias, les habitants sont très fiers de leur quartier… Il n’y a pas de relation durable sans écoute mutuelle et coconstruction, du vocabulaire comme des actions. » LA CONSTRUCTION AU LONG COURS D’UN SYSTÈME ALIMENTAIRE AUTONOME Short et casquette sous le soleil, Jacynthe Morneau est au micro : « Merci de votre participation au bazar de l’Îlot Pelletier (…). Les hot-dogs sont à cinquante sous, et les légumes, santé et saine alimentation, sont gratuits ! » Quelques minutes plus tard, dans le centre communautaire de l’Accorderie et de Parole d’excluEs, elle explique le pourquoi et le comment de son implication. « Ici, il y avait un vrai souci d’alimentation. C’est pas vrai qu’une personne démunie va manger comme la chienne à Georges ! Mais c’est pas les autres qui vont faire quelque chose à ta place. Des enquêtes, je veux bien, ça confirme qu’il y a un souci, mais il faut se prendre en main avec ceux qui ont le même problème que toi. Alors on a trouvé le moyen de faire quelque chose pour la dignité des gens du quartier… » « La nécessité d’agir face à ce désert alimentaire qu’était ce secteur du nord-est de Montréal n’est pas apparue tout de suite, se sou58
vient Amélie Daigle, coordinatrice générale de Parole d’excluEs. Car il faut du courage pour reconnaître, face à des voisins et des inconnus de son quartier : moi, je ne mange pas à ma faim, et lors des derniers jours de chaque mois, je me demande comment je vais nourrir mes enfants. » Il y a eu ensuite des débats à partir de modèles de solutions expérimentées ailleurs, que les chercheurs ont présentés aux citoyens. « Les gens disaient : on va faire des paniers, qu’on va porter chez les gens. Et il y a eu une réflexion : est-ce que c’est ça qui va amener le plus d’autonomie alimentaire ? Et peu à peu, en confrontant les savoirs de chacun, on s’est dit : non, nous devons trouver une solution où les gens reprennent le pouvoir sur leur alimentation, leur capacité de faire des choix. » L’idée d’une épicerie solidaire a été évoquée aussi, mais au final, raconte Amélie Daigle, « avec l’aide de l’Accorderie, nous avons créé un regroupement d’achat… Et là, les gens peuvent économiser jusqu’à 30 à 40 % sur leur panier, grâce à des achats en gros, qu’on divise ensuite. » Ce regroupement est aujourd’hui intégré à un « système alimentaire pour tous » qui prend plus d’ampleur jour après jour. « Ça a commencé avec la plantation de quelques légumes, explique Isabel Heck, puis le regroupement d’achat et un jardin collectif. Aujourd’hui, nous avons plusieurs projets plus structurants, dont la coop de distribution alimentaire Panier Fûté qui compte plus de 500 membres, ainsi que, depuis trois ans, des marchés saisonniers dans le quartier. D’autres projets se greffent peu à peu à ce système. Ce sont ainsi les citoyens qui construisent leur propre système alimentaire, avec un vrai potentiel de déploiement. » LES CHERCHEURS ET L’ÉCONOMIE SOCIALE DU QUÉBEC SONT DANS UN BATEAU… Jeudi 14 juin 2018 à 9 heures du matin, rendez-vous au centre de Montréal pour le séminaire « Communs3 : vers un nouveau paradigme ? » dans un salon du Centre PierrePéladeau de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Le TIESS (Territoires innovants en économie sociale et solidaire) est l’une des quatre organisations à l’initiative de la rencontre aux côtés de la Chaire de recherche sur la transition écologique de l’UQAM, le Chantier de l’économie sociale, l’une des deux institutions représentatives de l’économie sociale québécoise, et Solon, organisme sans but lucratif « créé en 2015 par des citoyen-ne-s qui se sont rencontré-e-s grâce à un projet de ruelle verte » et qui ont bâti une vision « collective et mobilisatrice4 » du vivre-ensemble. Parmi la cinquantaine de participants, chercheurs, représentants de la Ville de Montréal, acteurs de fondations et surtout d’organismes communautaires, Isabel Heck, l’anthropologue de Parole d’excluEs, est assise à côté de Vincent van Schendel, qui en est le président du Conseil d’administration, mais présent ici en tant que directeur du TIESS. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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Vincent van Schendel a été impliqué dans la mise sur orbite de l’incubateur universitaire de Parole d’excluEs dès son origine. Il était à l’époque coordinateur au sein du Service aux collectivités de l’Université du Québec à Montréal. Fruit d’une vingtaine d’années de cogitations, d’actions et de recherches de financement, cet organisme « de liaison et de transfert » qu’est le TIESS est en quelque sorte l’étape d’après… Soit une « organisation apprenante » qui, selon Vincent van Schendel, tente de concrétiser avec déjà plus de 70 institutions de l’économie sociale, centres de recherche ou d’enseignement supérieur, organisations et réseaux, ce que Parole d’excluEs accomplit avec des citoyens : faire avancer, ensemble, les praticiens du terrain et de la recherche, grâce au partage de leurs savoirs et savoir-faire. LES ATELIERS DE SAVOIRS PARTAGÉS DU VILLAGE DE SAINT-CAMILLE
Crédit photo : Hubert Hayaud/Moderne Multimédias
Lors de la discussion sur « Les communs appliqués aux espaces et territoires » intervient Joël Nadeau, jeune conseiller en transfert du TIESS, sur l’importance de connecter entre elles, de fédérer les initiatives des différentes communautés pour les transmettre, susciter des fertilisations croisées, etc. Entre septembre 2012 et octobre 2014, c’était en tant que simple habitant de la commune de Saint-Camille
« Le village de Saint-Camille se caractérise par la capacité de ses habitants à réfléchir sur eux-mêmes, à se fixer des règles pour construire un futur selon leurs aspirations. » JUAN-LUIS KLEIN, GÉOGRAPHE qu’il avait participé à des Ateliers de savoirs partagés. À l’époque s’organisent plus d’une vingtaine de rencontres de visu entre des résidents de ce village de l’Estrie, à deux heures et demie de route de Montréal, qui a su depuis les années 1980 inverser sa courbe démographique, et des chercheurs du CRISES. Précurseurs, ces Ateliers de savoirs partagés se donnent dès leur création comme ambition « de dégager les principales composantes du modèle d’action mis en œuvre à Saint-Camille afin, d’une part, de le transmettre aux nouveaux résidents de cette communauté et, d’autre part, d’identifier les éléments susceptibles d’inspirer d’autres communautés qui éprouvent le besoin d’entamer des processus de revitalisa-
Mathieu Forget est l’un des « utilisateurs responsables » du Pôle des pratiques du Bâtiment 7, dans l’ancien quartier ouvrier Pointe-Saint-Charles.
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Trois des cinq fondateurs de « l’épicerie de quartier à but non lucratif » Le Détour, en façade du Bâtiment 7.
explique-t-il. Ce sont des résidents, via un collectif de citoyens, qui ont par exemple racheté des lieux menacés de disparition, tels le magasin général ou le presbytère, afin de leur donner une vie nouvelle, pour l’animation économique ou culturelle, ou le maintien des anciens dans la commune. Dans ce village dont environ un cinquième de la population est bénévole, « les habitants ont pris le problème à l’envers, précise Joël Nadeau. Ils se sont organisés pour construire peu à peu un milieu de vie attrayant et dynamique, solidaire, culturellement riche et très bien connecté 6. » Comme le confirme Juan-Luis Klein, géographe et ex-directeur du CRISES, ce village est un laboratoire de la ruralité, dont l’expertise peut et doit profiter à d’autres. Ce qui le distingue, c’est à la fois son système de « leadership partagé » sur une multitude de projets, et « sa réflexivité, la capacité de ses habitants à prendre en compte, et leur environnement physique, et leur contexte social, pour se fixer collectivement des règles et se projeter dans le futur » qu’ils imaginent pour eux-mêmes. LE « POUVOIR D’AGIR » DES CITOYENS DU BÂTIMENT 7
Devant les schémas de gouvernance non hiérarchique du Bâtiment 7, Marco Silvestro.
tion5. » Joël Nadeau est devenu salarié du TIESS en 2016, et il pilote aujourd’hui un projet de nouveaux Ateliers de savoirs partagés 2.0. C’est donc avec un autre statut qu’il participe désormais à la mise en place de discussions en face à face, accompagnées cette fois d’un travail collaboratif à distance entre des chercheurs et des habitants, non seulement de Saint-Camille mais aussi d’autres villages comme Petit-Saguenay, fort de 600 habitants, ainsi qu’un autre du côté de Bellechasse près de la ville de Québec qui ont eux aussi expérimenté des solutions contre la désertification rurale. Soit une mission que Joël Nadeau mène dans le cadre plus vaste du projet Passerelles : une « mosaïque de communautés de pratiques en développement territorial, économie sociale et innovation sociale », passant à la fois par une « plateforme web développée sur mesure » pour le partage des connaissances et, plus que jamais, des rendez-vous de visu entre des universitaires et des citoyens impliqués. Le lendemain du séminaire, retour à Saint-Camille, où Joël Nadeau vient d’aller chercher ses deux filles à l’école primaire, sauvée de la fermeture il y a quelques années, notamment grâce aux familles venues s’installer au village. Lui vit au « Rang 13 », une poignée de maisons disséminées en pleine forêt, à sept kilomètres du centre du village. « La municipalité n’a pas tenté, comme on le fait d’habitude, d’attirer des entreprises pour maintenir des emplois coûte que coûte », 60
En majorité blanche et peu métissée, la communauté de Saint-Camille ne ressemble guère au melting-pot de Parole d’excluEs. Tout comme l’histoire de ce village d’à peine plus de 500 âmes semble aux antipodes de celle du Bâtiment 7 qui a ouvert en mai 2018 son Pôle des pratiques et une « épicerie communautaire à but non lucratif » à PointeSaint-Charles, ancien quartier industriel et l’un des plus défavorisés de Montréal. Quel rapport en effet entre des campagnes qui se vident et une population urbaine faisant face à un terrible déficit de services ? Entre un village sans défiance affichée vis-à-vis de l’économie de profit et un projet qui s’est construit au travers d’une lutte sociale de plus de dix ans, se positionnant d’abord contre le projet d’un promoteur immobilier ? Mais au-delà de ces différences, comme beaucoup d’initiatives de l’économie sociale québécoise, Parole d’excluEs, Saint-Camille et Bâtiment 7 partagent des caractéristiques essentielles : des réponses innovantes à une situation de crise, inscrites dans le temps long au cœur d’un territoire spécifique ; la participation à ces laboratoires de solidarité sociale de chercheurs ou de relais de connaissances, en amont ou en aval, afin de constater des situations et d’accompagner la coconstruction de solutions ; et surtout la confiance dans des savoirs et savoir-faire issus des gens, praticiens et bénéficiaires qui en deviennent des citoyens-acteurs à même de construire eux-mêmes leur propre devenir. L’enjeu, à chaque fois, reste du même ordre : la capacité des projets à favoriser le développement d’un « pouvoir d’agir » de citoyens trop peu écoutés. Le plus souvent informelles, leurs connaissances sont pourtant les clés de la transformaVISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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De la menuiserie à la réparation automobile, le Bâtiment 7 permet à chaque citoyen de faire par lui-même. Ici l’atelier de vélo et coopérative de travail Cycle 7.
Crédits photo : Hubert Hayaud/Moderne Multimédias
tion par ces citoyens eux-mêmes de leurs propres communautés et territoires de vie. Car elles permettent de casser le rapport de verticalité, séparant la bonne de la mauvaise culture, qu’impriment les institutions – en particulier des mondes scolaire et universitaire. Sur ce registre, l’ouverture récente des premiers 1 800 mètres carrés du Bâtiment 7, soit moins d’un quart d’un gigantesque site ferroviaire laissé en friche, fait figure de symbole. D’abord parce que la vie de cet espace, défini par ses acteurs comme une « fabrique d’autonomie collective », repose sur les savoirs et savoir-faire de ses « utilisateurs responsables » ainsi que de la communauté du quartier. Qu’il s’agisse de vélo, de bois, de céramique, de sérigraphie, de fonderie d’art, d’impression numérique, de mécanique automobile, de couture ou d’autres suggestions au débotté, non seulement chaque personne impliquée dans ce Pôle des pratiques prend elle-même en main son activité, mais elle offre gratuitement – ou à bas prix – des formations à tous les habitants désireux d’apprendre à « faire ». Drôle d’usine donc, mais au-delà ce sont bien d’autres connaissances « expérientielles » qui trouvent ici une autre forme de mise en pratique : celles issues du combat militant, de ses bricolages avec des bouts de ficelle, de ses mobilisations, pétitions et autres occupations. Car, comme le dit Marco Silvestro, militant du Centre social autogéré, la lutte a débuté ici dès 2005, lorsque la compagnie de chemin VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
de fer Canadien National a vendu, pour un dollar, plus de 30 hectares de terrain à un promoteur qui souhaitait le revendre ensuite à Loto-Québec pour qu’il y déménage le principal casino de Montréal. Soyons lucides : les difficiles négociations avec les puissances privées et publiques, les actions contre cette installation, puis pour l’obtention gratuite d’une partie de ces terrains par un groupe pluriel de citoyens et d’organisations communautaires, n’ont pas été les moins cruciales des sources d’apprentissage des résidents du quartier de Pointe-Saint-Charles. C’est au fur et à mesure de cette histoire que s’est construit un projet non seulement pour mais par les habitants, « avec un parti pris affirmé pour les personnes marginalisées et appauvries7 ». WAPIKONI MOBILE OU LA CLÉ DE TRANSMISSION DE TOUS LES SAVOIRS Des comités citoyens de Parole d’excluEs à l’autogestion et la gouvernance partagée du Bâtiment 7, s’agit-il des mêmes combats ? Sans doute. Et ce n’est pas un hasard si, parmi les travaux de Parole d’excluEs financés par la Fondation Lucie et André Chagnon, il y a un document d’analyse signé en 2017 par le bien nommé Laboratoire de recherche sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités (LADPA) de l’Université Laval de la ville de 61
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Manawan est l’une des trois communautés de la nation Atikamekw. Elle compte environ 2 000 personnes (âge moyen : 27 ans). Les Atikamekw sont les cofondateurs du Wapikoni mobile. En 2017, Maïlys Flamand, ici avec son diplôme, y était à la fois réalisatrice et coordinatrice pour mobiliser d’autres jeunes de la communauté.
« Nous possédons le savoir de nos ancêtres et vous nous filmez. Vous avez maintenant la chance d’apprendre. » MOTS D’UN INDIEN ATIKAMEKW DANS UN FILM DE KEVIN BELLEFLEUR
Québec. Cette étude de terrain s’intéresse notamment aux freins à la mobilisation des citoyens dans le projet. Car le croisement entre les savoirs académiques, citoyens et aussi professionnels, moteur de l’initiative, n’est pas aisé à construire. Il suppose du temps et de la pédagogie. Parole d’excluEs en est ouvertement une sorte de laboratoire. Mais pas le seul, loin s’en faut. Né au début des années 2000 au Québec, désormais présent au Canada, dans d’autres nations des Amériques et même en Palestine, Wapikoni mobile est l’un de ces projets où s’expérimente cet autre rapport à la connaissance, avide des 62
savoirs les moins reconnus, voire les plus « invisibles ». Sauf que la première clé de cette initiative – un studio ambulant qui se balade dans les communautés amérindiennes – tient de la pratique audiovisuelle : ce sont les techniciens et « cinéastes formateurs » qui partent à la rencontre des jeunes autochtones, leur proposent de profiter de l’équipement du studio mobile pour créer eux-mêmes, puis les forment au tournage ou à l’enregistrement sonore, au scénario, au montage, etc. Les jeunes apprennent des praticiens. Mais à l’inverse, les pros de l’image et du son reviennent de ce parcours en caravane étonnés, voire émerveillés des univers réalistes ou graphiques, éthiques ou oniriques, beaux ou violents qu’inventent des gamines et des gamins n’ayant jamais touché de leur vie à une caméra. Et dans cette pièce de vie VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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Crédits photo : Hubert Hayaud/Moderne Multimédias
inédite, le monde académique n’intervient qu’au deuxième acte : pour compléter la formation, à l’instar d’un programme de l’Université du Québec à Montréal ; pour étudier la puissance de ce nouvel écosystème de création, comme le fait l’Université de Montréal dans le cadre de son programme « The Power of the Lens » (le pouvoir de la caméra) ; ou a posteriori pour permettre à certains jeunes Indiens atikamekw, innus, micmacs ou encore algonquins d’étudier le cinéma à l’Institut national de l’image et du son (INIS) ou à l’Université Concordia. Ne nous trompons pas de focale : l’enjeu premier de Wapikoni mobile n’est pas de façonner des artistes, mais d’utiliser le prétexte de la création pour « rassembler des jeunes autour d’activités positives et valorisantes », offrir un « répit », voire un levier de transformation à des « communautés souvent aux
1. Voir la vidéo de solidarum.org : « Parole d’excluEs : l’avis des quartiers ». 2. Voir la double interview d’Isabel Heck et Jean-Marc Fontan en vidéo : « Parole d’excluEs : un modèle de recherche-action ». 3. Un « commun » tient sur trois pieds : une ressource (comme une forêt, une pêcherie ou la connaissance pour Wikipédia), une communauté qui en gère les usages, et une gouvernance pour en VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
fixer les règles. L’enjeu, aujourd’hui, c’est le statut juridique de ces communs, alternatives à la pure propriété, privée ou étatique. 4. Extrait de la page d’accueil du site web de Solon (solon-collectif.org). 5. Extrait du rapport « Saint-Camille : récit d’une expérience de coconstruction de la connaissance », par Juan-Luis Klein, Denis Bussières, Jacques Caillouette, Mélanie Doyon,
prises avec de graves problématiques sociales8. » Car ces communautés, certes aidées par les gouvernements du Canada ou des provinces, restent trop souvent soumises à des politiques qui les infantilisent. Dès lors, l’ambition de Wapikoni mobile est bel et bien l’empowerment : l’émancipation, mais autant collective qu’individuelle. Il y a ici un petit quelque chose de l’ordre de la mémoire vivante, du lien à tisser entre deux savoirs trop souvent en jachère : celui des jeunes et celui des tribus. C’est peut-être là le sens de cette phrase, d’un ancien de la réserve de Manawan au Québec à un vidéaste en herbe, Kevin Bellefleur, et peut-être indirectement aux universitaires et aux praticiens qui l’ont formé dans la roulotte : « Nous possédons le savoir de nos ancêtres et vous nous filmez. Vous avez maintenant la chance d’apprendre 9. » Ariel Kyrou
Jean-Marc Fontan, Diane-Gabrielle Tremblay et Pierre-André Tremblay, Les Cahiers du CRISES, Collection Études de cas, ES1505, mai 2015. 6. Voir la vidéo de solidarum.org : « Au Québec, un village revit et devient un exemple ». 7. Voir le sujet « La fabrique d’autonomie collective du Bâtiment 7 » de solidarum.org, ainsi que l’interview en podcast son de Marco Silvestro.
8. À lire dans la page « à propos » du site web wapikoni.ca. 9. Mots repris du reportage vidéo de solidarum.org : « Wapikoni mobile : la parole réinventée d’une jeunesse amérindienne ».
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Les paradoxes d’une économie sociale forte Dans le quartier ouvrier de Pointe-Saint-Charles à Montréal, le Bâtiment 7 est devenu la plus belle illustration du désir d’autonomie et de transformation sociale d’une grande partie de l’économie sociale du Québec – comme on appelle ici l’économie sociale et solidaire. Soit un tissu de près de 10 000 fondations (deux fois plus qu’en France) et de presque 50 000 organismes communautaires, aux relations parfois complexes avec l’État social de la Province, qui est en charge de la santé, de l’éducation et de la solidarité avec les populations les plus démunies. Propriété depuis 2017 du collectif 7 à nous, un organisme à but non lucratif « qui réunit des citoyen.ne.s, des organismes culturels, communautaires, libertaires ou issus de l’économie sociale », le Bâtiment 7 a en effet ouvert au printemps 2018 un quart de ses 8 000 mètres carrés de surface, et ce sans aucun financement venant d’entreprises privées à but lucratif. Les 4 millions de dollars canadiens (2,7 millions d’euros) des travaux de ce premier quart de la bâtisse, devenu le « Pôle des pratiques » de cette « fabrique d’autonomie collective », sont issus d’une multitude de sources : 1 million de dollars de dédommagement, obtenus après d’âpres négociations auprès de l’ancien propriétaire avec l’appui de la mairie d’arrondissement ; une subvention de 900 000 dollars de Recyc-Québec, institution soutenant la récupération et le recyclage de pierres et autres matériaux ; un prêt de la Caisse d’économie solidaire de la Caisse Desjardins, institution mutualiste, symbole historique de l’autonomie du Québec et du soutien à ses populations les plus précaires, mais aussi l’une des quatre plus grandes puissances financières de la province ; la prise en charge depuis déjà cinq ans d’un salaire par la Fondation Béati ; et l’émission d’obligations communautaires, c’est-à-dire de titres financiers avec intérêts qui font de leurs possesseurs les « copropriétaires » du lieu… Ces obligations sont « communautaires » en ce sens qu’elles sont destinées aux appuis – essentiellement locaux – de l’initiative : autres organismes sans but lucratif, fondations et plus encore habitants du quartier. « Il a fallu d’abord en définir les principes, avec des chercheurs, des institutions et surtout des acteurs de l’économie sociale comme ceux du Bâtiment 7, 64
explique le directeur du TIESS (Territoires innovants en économie sociale et solidaire) Vincent van Schendel. Et elles ont d’ailleurs eu un rôle pour rassurer les bailleurs de fonds du Bâtiment 7 l’année dernière. » Comme l’analyse Sylvain Lefèvre, directeur du CRISES depuis juin 2018, ces obligations originales « peuvent être interprétées comme une réponse du milieu communautaire québécois aux obligations à impact social, qui ont la faveur du monde de l’entrepreneuriat social ». Elles sonnent aussi comme une revendication d’autonomie, et vis-à-vis des entreprises privées à but lucratif, et par rapport à l’État social québécois qui, pourtant, « finance encore aux trois quarts les budgets du mouvement associatif ». Néanmoins, ce jeu en triangle, entre une économie sociale en quête d’émancipation, le secteur public qui cherche souvent à s’en désengager, et le privé qui s’y implique de plus en plus, est complexe. D’autant qu’intervient au centre de cet écosystème un quatrième type d’acteurs : les fondations philanthropiques. La Fondation Lucie et André Chagnon, par exemple, est aujourd’hui la première source de financement de Parole d’excluEs. Premier constat paradoxal : elle a été fondée à l’aube des années 2000 par le ou plutôt l’ex-propriétaire de l’opérateur de télécoms Vidéotron – puisqu’il venait de le vendre. Deuxième point de complexité : cette fondation richement dotée a été à l’origine de sociétés de gestion et de programmes de « partenariats public-philanthropie » avec l’État dans la seconde moitié des années 2000, en particulier pour encourager la persévérance scolaire et soutenir les enfants en situation de pauvreté. Sauf qu’après avoir cosigné en 2015 avec d’autres fondations une lettre ouverte contre « les risques de la rigueur budgétaire », la Fondation Chagnon a décidé l’année suivante de ne pas renouveler ses partenariats avec l’État, pour mieux se concentrer sur le travail en direct avec les acteurs de terrain. « Le milieu communautaire est très puissant au Québec, conclut Sylvain Lefèvre. Mais il est aussi perclus de contradictions, notamment dans son rapport à l’État, souvent ignoré dans les discours, jugé à la fois essentiel sur ses missions sociales et trop technocratique. » Ariel Kyrou VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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Concert au musée d’art et d’histoire de Saint-Denis, en juin 2018, avec cinq membres de l’orchestre, dont Azmari Nirjhar au micro.
CULTURE ET SAVOIRS
Orpheus XXI, la solidarité au diapason
Crédit photo : Erwann Le Gars/Moderne Multimédias
Violiste de grand renom, Jordi Savall a été à l’origine d’un projet né en novembre 2016 : Orpheus XXI. Il s’agit d’un orchestre dont les 20 musiciens sont des réfugiés du Kurdistan, du Soudan, de Syrie, d’Afghanistan, du Bangladesh ou d’autres pays pour la plupart orientaux. Avec un enjeu de transmission de leur patrimoine, essentiellement de tradition orale, à des enfants, eux-mêmes migrants ou non.
A
vril 2018. La prestigieuse Saline royale d’Arcet-Senans, chef-d’œuvre de l’architecte utopiste du XVIII e siècle Claude-Nicolas Ledoux, accueille ce soir un concert non sans un brin d’utopie… De lointaines volutes musicales annoncent l’entrée en scène des musiciens. Anne-Marie Vidonne explique sa présence dans le public : « Je suis venue pour le concert-repas qui est donné par l’orchestre des migrants Orpheus XXI. » La spectatrice a une excellente raison de suivre cet ensemble VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
musical à la notoriété grandissante : son ami Walid, un Afghan, va s’y produire. « Je l’ai hébergé en 2015 lorsque, réfugié politique, il est arrivé en France, avec ses instruments. J’ai cherché à l’aider, à lui permettre de jouer avec d’autres musiciens. Je suis alors entrée en contact avec la Saline pour qu’il soit auditionné. » Walid Rafiq a intégré l’orchestre comme chanteur et joueur de tablas et d’harmonium en mai 2017. Depuis, le statut de ce « migrant » a changé, de paria à artiste, et Orpheus XXI lui permet d’entamer une nouvelle vie profes65
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sionnelle et sociale dans son pays d’accueil. Une chance rare pour un déraciné, car selon les chiffres de l’OCDE, seulement 36 % des migrants arrivés en France y occupent un emploi. Et il y a ces préjugés tenaces qui gangrènent les sociétés d’accueil. « On nous présente les migrants entassés dans des conditions inhumaines, comme s’ils étaient sans pays ni culture. Je voulais montrer qu’ils ont une culture, et que pas mal d’entre eux ont du talent », insiste Jordi Savall, l’initiateur de l’aventure. UNE IDÉE NÉE AU MILIEU DES MIGRANTS Tout a commencé en novembre 2016, lorsque le joueur de viole visite des camps d’émigrants de Calais et de Thessalonique, en compagnie de ses musiciens « syriens, afghans, et turcs » avec lesquels il collabore depuis longtemps. « J’étais sous le choc de voir dans quelles conditions ces gens vivaient. Il y avait des enfants sans parents, des centaines de milliers de familles. On a joué et il y a eu des moments de bonheur fantastique. » L’idée surgit alors de créer une structure artistique susceptible de répondre à une double contrainte : celle des pays d’accueil, souvent ignorants des traditions des migrants, et celle des réfugiés, en perte d’identité et de reconnaissance loin de chez eux. L’objectif demeure modeste. Il ne s’agit pas de soulager toute la misère du monde, mais « d’apporter quelque chose de
concret qui puisse au moins aider quelques personnes ». Afin de fluidifier les relations de travail entre musiciens issus de cultures différentes, le maître catalan de la musique ancienne va mettre à profit son expérience professionnelle, faite de rencontres entre des cultures d’horizons différents. Le projet consiste à sélectionner une vingtaine de musiciens pour les intégrer grâce à la pratique et au partage de leur art lors de concerts, mais aussi par la transmission pédagogique via des ateliers d’enseignement destinés à des enfants. Le nom du projet ? Orpheus XXI, en référence au XXIe siècle et surtout au héros mythologique Orphée, qui parvint, par le son de sa harpe, à traverser les fleuves infernaux pour ramener sa bien-aimée du royaume de la mort. Orpheus XXI, c’est aussi l’histoire d’une double transmission : les musiciens de Jordi Savall encadrent les réfugiés qui, à leur tour, enseignent aux enfants et à d’autres artistes, parfois issus de l’immigration, leur répertoire traditionnel. L’urgence de la situation des migrants et la généreuse originalité du projet vont bénéficier du soutien d’un appel à programmes initié par l’Union européenne, intitulé Europe Créative. Orpheus XXI remporte le concours face à plus de 300 projets candidats. Jordi Savall contacte alors la Saline d’Arc-et-Senans, qui prend en charge l’appui logistique et technique de l’initiative, mais aussi l’International Cities of Refuge Network (ICORN) basé en Norvège, l’association Coop’Agir de Dole et la fondation CIMA de Barcelone pour l’accompagnement social et cultu-
Pour certains enfants, cet orchestre rend possible et attrayante une découverte ou redécouverte de leurs racines.
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Un dialogue interculturel dans lequel tous les musiciens sont mis au même niveau.
rel. Les fondations Edmond de Rothschild et la Fondation Orange seront les mécènes du projet. Ces divers partenariats permettent d’ancrer l’initiative dans un réseau tout à la fois local et global. Selon Serge Bufferne, chef de projet à la Saline, c’est grâce à ICORN, par exemple, qu’Orpheus XXI a pu intégrer un réseau international d’une « centaine de villes, centres d’accueil d’artistes réfugiés ».
Crédits photo : Erwann Le Gars/Moderne Multimédias
MIGRANTS OU RÉFUGIÉS, MAIS D’ABORD MUSICIENS Les vingt et un musiciens de différentes origines (Afghanistan, Arménie, Bangladesh, Biélorussie, Maroc, Soudan, Syrie, Turquie…) vivent dans quatre pays d’accueil : la France, l’Espagne, la Norvège et l’Allemagne. Leurs statuts administratifs et juridiques sont aussi divers que leurs nationalités. Ils sont immigrés économiques ou réfugiés politiques, régularisés ou bien en attente. Certains sont des stars dans leur pays, d’autres encore de parfaits inconnus. En revanche, tous cherchent à reconstruire une nouvelle vie en paix. Si leur existence en Europe reste à construire, elle contraste avec les conditions d’un départ souvent précipité. « Ils arrivent avec pratiquement rien, parfois sans leur instrument, alors que pour certains celui-ci est toute leur vie », explique Serge Bufferne. Le cas d’Azmari Nirjhar illustre cet exil forcé. La voix de cette VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
« Je suis en instance de demande d’asile. J’ai espoir de pouvoir continuer à faire de la belle musique et à travailler avec les enfants. » MODSER MAGDI SHABAN, MUSICIEN D’ORIGINE SOUDANAISE chanteuse célèbre au Bangladesh porte loin. À tel point que son indépendance et son originalité lui ont fait fuir son pays où elle était menacée par le régime islamiste au pouvoir. Modser Magdi Shaban, 24 ans, la silhouette oblongue et le regard malicieux et doux, raconte quant à lui, dans un très bon français appris en deux ans, que le Soudan en guerre ne lui permettait pas de mener une vie normale. Il a migré seul, à la différence de son ami assis à ses côtés, Maemon Rahal, venu en France depuis la Syrie avec sa famille. Comment parler d’une seule et même voix avec tant d’origines différentes ? Quelle langue utiliser pour se faire comprendre ? 67
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Anglais, français, arabe, bengali ? « La musique, affirme Jordi Savall, comble ces différences. Chacun peut conserver son langage car, ensemble, nous trouvons toujours une façon de nous comprendre par la musique. » UN RÉPERTOIRE COMMUN QUI TRANSCENDE LES DIFFÉRENCES « Nous avons constaté que les mélodies de certaines pièces musicales se retrouvent dans différents pays. Le phénomène est identique avec les instruments : l’harmonium se retrouve au Bangladesh comme en Afghanistan », constate Serge Bufferne. Une des chansons-phares du répertoire d’Orpheus XXI, Uskudar, illustre la convergence culturelle qui transcende les frontières. Cette mélodie obsédante porte le nom d’un quartier d’Istanbul où poètes et musiciens en quête d’une mystique de paix se rencontraient avant l’interdiction du soufisme par la République laïque en 1925. Composée par Tanburi Kucuk Artin, un musicien d’origine arménienne du XVIIIe siècle, elle a essaimé dans tout l’empire ottoman jusqu’à aujourd’hui. Chaque musicien apporte aussi son répertoire, l’union de tous créant un corpus commun. Tandis que les textes des différentes langues sont partagés phonétiquement, les lignes se mélangent, les sons s’entremêlent. Les identités particulières s’effacent, sans jamais disparaître, au profit du groupe. Ainsi, lors d’une représentation, Azmari du Bangladesh peut-elle chanter en turc tandis que Walid l’Afghan l’accompagne sur un rythme de raga indien. « Cet échange se produit dans les deux sens », précise Jordi Savall. Il ne se cantonne pas à la sphère des artistes. « Les musiciens d’Orpheus font découvrir des œuvres de leur pays au public européen. Et en retour, tous travaillent des répertoires de musiques médiévale, séfarade ou de la Renaissance, pour connaître le répertoire occidental. » UNE STRUCTURE BASÉE SUR L’ÉGALITÉ ET L’ÉCOUTE RÉCIPROQUE « Jouer ensemble implique que vous acceptez l’autre comme un égal dans une démarche d’ouverture et de partage », analyse le maître de la viole de gambe. Jordi Savall veille donc à ce que personne, au sein d’Orpheus XXI, ne domine les autres. S’écouter y est un impératif qui « désamorce les conflits ». Bien entendu, les différences de caractères transparaissent : qui est davantage sociable, qui reste sur la réserve… Mais les artistes s’entraident lors des répétitions et pallient leurs carences respectives. L’égalité des droits se complète naturellement de celle des devoirs, envers le public, envers les enfants, et envers tous ceux qui ont permis cette aventure. La transmission des traditions musicales des réfugiés est l’une des missions prioritaires d’Orpheus XXI. Elle s’effectue à deux niveaux : en direction des enfants, mais aussi des publics les 68
plus fragilisés. Dans la pratique, les musiciens interviennent en binôme auprès d’enfants d’écoles et de collèges. Ils jouent et enseignent un répertoire qui a été préalablement sélectionné lors d’ateliers. Parmi ces enfants, ceux qui ont le plus de prédisposition pour la musique constituent des groupes qui, à leur tour, participent à des concerts avec Orpheus XXI. Azmari Nirjhar alterne ainsi des tournées dans le monde entier et des ateliers scolaires dans la banlieue parisienne, durant lesquels elle enseigne les techniques du chant bengali et de l’harmonium. Tout en évitant la déculturation des jeunes issus de l’immigration, mais aussi des migrants coupés de leur culture native, cette transmission « culturelle » favorise la conservation d’un patrimoine oral menacé de disparition. Orpheus XXI se produit aussi bien dans les grandes maisons philharmoniques que lors de festivals régionaux, ou même de concerts de proximité, dans les hôpitaux ou les maisons de retraite. UN MODÈLE D’ACTION SOCIALE ET UN AVENIR À ÉCRIRE « Il s’agit de donner un modèle d’action qui consiste en ceci : si vous avez dans votre ville de bons musiciens réfugiés, donnez-leur une chance de se rassembler, de faire de la musique, de vous présenter des concerts », explique Jordi Savall. Ainsi, en moins de deux ans, Orpheus XXI s’est produit sur des dizaines de scènes, à Paris, Besançon, Fontfroide, Aix-en-Provence, Maguelone ou encore Conques. Azmari Nirjhar s’en réjouit : « Par la musique, nous arrivons à toucher les gens qui nous comprennent et cherchent à nous aider. » Les concerts créent en effet des liens avec la population. « Dans les jours suivant les spectacles, il arrive que des gens reconnaissent les musiciens dans la rue. Une réelle solidarité entre eux et leur public s’instaure », a constaté Serge Bufferne. Tous les musiciens sont payés à la prestation, pour chaque concert. Mais jusqu’à cet été, sept parmi la dizaine résidant en France ont bénéficié d’un contrat de travail de vingt-six heures hebdomadaires, financé par la Région et l’État, ce qui leur a apporté un revenu mensuel. Ils suivaient en outre six heures d’apprentissage du français et devaient consacrer vingt heures d’activité auprès des jeunes. Le coût global du projet – 250 000 euros – est un gage de stabilité, selon Jordi Savall. Pas question de jouer au rabais. Et de rappeler que « si la culture européenne a connu des moments si extraordinaires, c’est d’abord parce qu’il y a eu des mécènes. Sans le pape Alexandre VI, il n’y aurait pas eu Josquin, Da Vinci… Aujourd’hui nous avons besoin des mécènes, pour faire vivre les musiques patrimoniales comme les musiques actuelles ». Car le financement de l’Union européenne cesse au 31 octobre 2018. À la date de bouclage de cet article, aucun des mécènes potentiels n’avait définitivement signé. Mais « des concerts sont programmés en 2019, et des fondations devraient les financer », assure Serge Bufferne. L’enVISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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Jordi Savall (au centre).
POUR ALLER PLUS LOIN SUR LA ROUTE DES
CULTURES ET SAVOIRS… VIDÉO
ORPHEUS XXI : LA SOLIDARITÉ AU DIAPASON DU MONDE La vidéo du reportage ci-contre. IMAGE
ÉCOLE CIRANDAS : DROIT ET DEVOIRS DE LA DIFFÉRENCE
Au Brésil, l’école Cirandas revendique la diversité comme richesse et offre la gratuité aux démunis, avec un objectif pour les élèves : apprendre à apprendre. ARTICLE
« Il s’agit de donner un modèle d’action qui consiste en ceci : si vous avez dans votre ville de bons musiciens réfugiés, donnez-leur une chance de vous présenter des concerts. » JORDI SAVALL, VIOLISTE
Crédit photo : Erwann Le Gars/Moderne Multimédias
semble musical a en effet pour vocation de perdurer, voire de se développer, et à l’idéal en s’émancipant peu à peu de la figure tutélaire de Jordi Savall, dont la notoriété a beaucoup aidé. À titre individuel, les musiciens doivent aussi inventer leur avenir. Orpheus XXI leur permet de créer un réseau professionnel qu’ils pourront activer à leur sortie du projet. À condition de pouvoir demeurer légalement en Europe. Le jeune Modser, par exemple, ne connaît pas son « futur en France ». Mais il est philosophe : « Je suis en instance de demande d’asile. J’ai espoir de pouvoir continuer à faire de la belle musique et à travailler avec les enfants. » Là encore, chaque cas est particulier au sein d’Orpheus XXI. Les situations administratives diffèrent selon que les interprètes viennent du Soudan, de Biélorussie, de Syrie, etc. Certains savent que leur avenir se fera ici, d’autres demeurent dans l’incertitude. Une chose est sûre, à écouter Azmari : « Nous ne savons pas sous quelle forme, peut-être avec d’autres programmes, mais quoi qu’il arrive nous continuerons ce projet. » Fabrice Jonckheere VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
SCIENCE OUVERTE : LES MATHÉMATIQUES EN MODE LUDIQUE
À Drancy, l’association Science Ouverte donne l’envie et les moyens aux jeunes de se lancer dans une carrière scientifique qu’ils croient hors de portée. VIDÉO
FORGOTTEN ANGLE : DANSER POUR PANSER L’AVENIR
En Afrique du Sud, cette compagnie de danse a quitté Johannesburg pour le Mpumalanga afin d’y développer des activités auprès des populations de cette région rurale. IMAGE
LE FUTUR COMPOSÉ : TOUS EN SCÈNE !
Reportage au moment des répétitions d’une pièce de théâtre, interprétée par des jeunes comédiens autistes et des artistes professionnels, handicapés ou non. VIDÉO
A’SALFO : BÂTIR UN FUTUR POUR LES ENFANTS IVOIRIENS
A’Salfo, leader du groupe Magic System, a créé le festival FEMUA à Anoumabo, quartier déshérité où il est né. Son volet socio-éducatif est, pour lui, crucial. VIDÉO
LE KOMPTOIR H’ARTISTIQUE : POUR QUE TOUS PRATIQUENT LES ARTS
Après avoir intégré cinq danseurs handicapés moteurs, la Klaus Compagnie veut créer le Komptoir H’Artistique, salle de spectacle à la programmation inclusive. SON
L’ORCHESTRE DE CHAMBRE DE PARIS, LES MIGRANTS ET LES COLLÉGIENS
Cet ensemble propose une centaine d’actions citoyennes chaque année pour différents publics : scolaires, personnes âgées, personnes incarcérées... Reportage sonore lors d’une répétition, le 28 juin 2018, au musée national de l’histoire de l’immigration à Paris.
www.solidarum.org 69
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VIVRE-ENSEMBLE
Humanicité : coconstruire le vivre-ensemble Initié par l’Institut catholique de Lille et sorti de terre en l’espace d’une décennie, Humanicité est un quartier d’innovation citoyenne. Cette initiative à l’échelle d’une petite cité est un laboratoire du vivre-ensemble unique en France, faisant le pari d’une forte mixité sociale avec toutes sortes de publics fragilisés ou en situation de handicap.
C
e 15 septembre 2018, c’est la Journée mondiale de ramassage des déchets. Les volontaires se sont donné rendez-vous aux Ateliers Humanicité, le living lab qui est le moteur de ce nouvel ensemble urbain construit en quelques années sur les communes de Lomme et de Capinghem. Humanicité, le nom fait sens : ce grand projet d’urbanisme et d’innovation citoyenne, initié voici près de quinze ans sur une réserve foncière de l’hôpital Saint-Philibert, vise à remettre les populations fragiles et vulnérables au cœur de la cité. À l’origine du projet, l’Institut catholique de Lille (ICL), plus connu sous le nom d’université catholique de Lille et surnommé « la Catho », est un établissement d’enseignement supérieur privé à but non lucratif fort de cinq facultés, vingt grandes écoles ou instituts et d’un groupement hospitalier de mille lits incluant l’hôpital Saint-Philibert. Avec un enjeu qui est désormais partagé par une multitude d’acteurs qui se sont impliqués dans l’aventure : recréer du vivre-ensemble. Parmi les habitants volontaires venus prêter main-forte pour nettoyer les rues et les espaces verts, des familles côtoient des résidents de l’Abej Solidarité, une association baptiste qui s’occupe depuis trente ans de personnes ayant un parcours précaire et qui offre un logement à des accidentés de la vie, anciens SDF ou personnes en situation de handicap psychique. Quelques personnes malentendantes plaisantent avec eux lorsqu’il s’agit d’enfiler les gilets fluo. Elles vivent en bon voisinage avec l’Abej, au-dessus des Ateliers, dans la résidence Émeraude d’appartements adaptés pour les malentendants. Tous ensemble, ils s’attaquent aux déchets 70
laissés sur la Noue, le grand fossé vert riche en bambous qui collecte les eaux de pluie des toits et des champs avoisinants. Sortis du Centre Hélène Borel, un foyer d’accueil médicalisé pour personnes en lourd handicap moteur ouvert dès 2011, d’autres courageux s’en vont arpenter les trottoirs à la recherche de mégots et de plastiques. Ils sont accompagnés par des éducateurs spécialisés, mais aussi par de simples habitants, qui les guident ou poussent leurs fauteuils pour le ramassage. « LE QUARTIER EST NEUF, IL FAUT RÊVER » La plupart, pour ce World Clean Up Day, ont eu l’information par Julie François, la médiatrice sociale de quartier de l’association Citéo qui a porté l’initiative. « J’ai invité des personnes du quartier à organiser avec moi cette journée, mais l’objectif est qu’à terme ils puissent l’organiser sans moi. » Depuis bientôt trois ans, Julie fait de la présence active de proximité, maraude, discute avec les habitants, évalue les dysfonctionnements. Elle accompagne aussi des projets collectifs : fête des voisins, livret d’accueil des nouveaux habitants, etc. « Ce qui m’intéresse, ici, c’est la coélaboration de projets, le faire-ensemble, tous au même niveau. Et il y a tout à faire : le quartier est neuf, il faut rêver. » L’histoire du quartier Humanicité remonte au début des années 2000, lorsque l’hôpital se trouve encore au milieu des champs. À l’époque, la maire Martine Aubry souhaite que se construisent d’importantes zones développant simultanéVISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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Crédits photo : Maxence Thiberge/Moderne Multimédias
Distribution des kits de ramassage pour le World Clean Up Day aux Ateliers Humanicité.
Un résident du Centre Hélène Borel et un habitant collectant les déchets de leur quartier.
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ment et du logement et de l’activité économique. L’Institut catholique apprend qu’un territoire d’environ 140 hectares va s’urbaniser pour joindre le métro Saint-Philibert et la petite commune de Capinghem. Possédant déjà neuf hectares, la Catho se décide à mener une réflexion sur le plan d’urbanisme de la zone.
« Ce qui m’intéresse, ici, c’est la coélaboration de projets, le faire-ensemble, tous au même niveau. Et il y a tout à faire : le quartier est neuf, il faut rêver. » JULIE FRANÇOIS, MÉDIATRICE SOCIALE En 2007, la Catho acquiert six hectares supplémentaires et choisit le nom Humanicité pour désigner le site. Marqués par les villes de Toscane, mais aussi par l’urbanisme de Louvain-la-Neuve en Belgique, Hubert Maes, architecte et urbaniste, Thérèse Lebrun, économiste de la santé devenue présidente-rectrice de l’université, et la Catho vont progressivement concevoir un projet urbanistique original. « Ce quartier a pour ambition d’être durable et responsable, de faire droit à la mixité des populations, et de faciliter notre travail universitaire, à savoir former, chercher et servir la société », explique Thérèse Lebrun, pour qui il était essentiel de « déployer nos lieux d’expérimentations autour du vieillissement, du soin, du prendre soin, de l’accompagnement, du handicap, créant ainsi de nouveaux types d’emplois ». En 2008, l’université crée ainsi un pôle « Handicap, dépendance et citoyenneté » dont l’objectif sera de s’appuyer sur Humanicité comme lieu de stages et d’expérimentations. UN PROJET OUVERT À TOUTES LES DIFFÉRENCES Dès lors, le projet va attirer des associations concernées par des handicaps de tous types ou par les situations de fin de vie. En janvier 2009, la première pierre de l’îlot 0 est posée, avec la construction d’une Maison médicale pour personnes en soins palliatifs et fin de vie. Elle communique avec la nouvelle maison d’Église Accueil Marthe et Marie, un lieu à vocation œcuménique ouvert à toutes les activités du quartier. Quelques mois plus tard démarre la construction d’un campus Dalkia : ce site de formation lié au groupe EDF, dont l’un des projets majeurs consiste à équiper le quartier d’un réseau de chauffage en biomasse, sera inauguré en 2012. 72
Rolande Ribeaucourt, responsable du pôle Accueil Santé de l’Abej, se souvient de la façon dont elle et ses collègues ont débarqué ici. « Nous avions un projet écrit, réfléchi, financé, mais nous avions besoin d’un lieu d’implantation. Quand le projet Humanicité est apparu, nous sommes allés voir la Catho et nous avons été accueillis les bras ouverts. Au regard des publics difficiles qui sont les nôtres, on entend trop souvent : “C’est bien ce que vous faites, mais ce serait mieux dans un autre quartier, pas chez nous”… Nos activités d’accueil de jour, qui sont connues sur Lille, renvoient en effet à certains une image caricaturale : que nous amenons avec nous des alcooliques, des voleurs, des drogués, des personnes sortant de prison, etc. Recevoir un accueil aussi positif que celui de l’ICL est plutôt rare. » L’Institut médico-éducatif Lino Ventura, qui accueille chaque jour environ 35 enfants de 0 à 8 ans nés avec un handicap grave, s’intéresse aussi au projet. Il est désormais hébergé dans Humanicité, tout comme La Vie devant soi, un foyer médicalisé qui propose des maisonnettes individuelles à une quarantaine de personnes sorties d’un coma longue durée avec des séquelles. Humanicité accueille en outre un EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) pour moitié dédié aux personnes sourdes et malentendantes, un immeuble en béguinage, et depuis décembre 2017 une résidence de standing Happy Senior. FACILITER LA PARTICIPATION DE TOUS À LA VIE DU QUARTIER Ce n’est qu’en 2013 que les premiers habitants, propriétaires ou locataires, sont arrivés. Cinq ans plus tard, Humanicité c’est 2 200 habitants, 255 résidents, 3 foyers d’accueil médicalisés, 60 patients à la maison médicale, une résidence étudiante, 2 000 salariés et travailleurs (hôpital inclus), 1 100 étudiants chez IF Santé ou Dalkia, et au total 900 logements. Et même si la dimension chrétienne de plusieurs organisations est manifeste dans le quartier, les structures laïques y sont nombreuses. « Nous sommes lotisseurs-aménageurs, nous avons réalisé les voiries qui ont viabilisé les îlots, que nous avons vendus à des promoteurs-constructeurs. Les aspects techniques et économiques, mais aussi l’intérêt social ont été validés en amont par une commission », précise Étienne de Boisredon, en charge des projets immobiliers de l’ICL. Aucune condition n’est exigée des particuliers qui souhaitent venir vivre dans le quartier. La mixité sociale a en effet été pensée en amont, en proposant en accès à la propriété, à la location et en logement social, des appartements au confort standard, mais aussi d’autres offrant un standing supérieur. Des familles s’installent dans le quartier, tandis que beaucoup de jeunes travailleurs en colocation ou d’étudiants (dont environ 30 % des étudiants de l’IF Santé) viennent y habiter. Et bien que le turnover soit important (étudiants qui s’en vont, familles qui s’agrandissent et déménagent), Étienne de Boisredon explique que l’ICL « a toujours le souci d’impliquer les occupants dans les processus d’évolution de leur quartier ». VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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Club tricot hebdomadaire à l'Accueil Marthe et Marie.
Crédits photo : Maxence Thiberge/Moderne Multimédias
Le « café signe » permet aux sourds et entendants du quartier de mieux se connaître.
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« Ce travail quotidien, précise Thérèse Lebrun, constitue également une recherche : est-ce qu’il est possible de vivre ensemble avec des publics très diversifiés ? Quelles sont les méthodologies, les outils, les projets, qui peuvent être mis en œuvre avec une réelle participation des usagers ? » Ces enjeux sont discutés au sein des comités stratégiques qui orientent la gouvernance du quartier. Un « groupe mutualisation » réunit par exemple les porteurs de projet tous les deux mois et discute des orientations avec les acteurs économiques. Autre pièce de cette gouvernance : les Ateliers Humanicité, structure d’accompagnement opérationnelle des chantiers du quartier, possèdent eux aussi leur propre comité stratégique d’orientation. UNE URBANISATION EN DÉBAT, PAR ET POUR LES HABITANTS Pour Stéphane Soyez, qui dirige les Ateliers Humanicité, la démarche de ce living lab est « participative, à visée inclusive : toutes les parties prenantes, y compris les usagers et bénéficiaires finaux, élaborent ensemble les solutions au problème identifié, jusqu’à l’évaluation de la mise en œuvre in situ. Ce sont les gens du quartier qui sont aux manettes des projets qu’ils souhaitent mettre en œuvre en s’appuyant sur le living lab ». Célia Henry, en charge de la communication pour les Ateliers Humanicité, explique qu’au tout début s’est créé un collectif, Hum’Pro, de salariés désireux de faire bouger le quartier. « C’est Hum’Pro qui a d’abord organisé la vie ici, en tout cas les événements comme le marché de Noël, le projet artistique Les Fenêtres qui parlent, ou la création du journal de quartier Le Lien. » Aujourd’hui, une association d’habitants est en train de prendre le relais. L’une des difficultés tenait à la nature de ce quartier, complètement neuf : personne ne se connaissait. « Il a donc fallu être acteur de la création de lien social, et rapidement inviter des gens à faire partie des instances de gouvernance, continue Stéphane Soyez. La Catho est seulement garante de la démarche, de la méthode, puisque d’une certaine manière nous sommes encore au tout début du projet de living lab. » Élisabeth et Jean-Gabriel Prieur figurent parmi les premiers habitants propriétaires arrivés dans le quartier. Elle avait dirigé l’Institut social de la Catho durant vingt-cinq ans, lui était en charge d’une école d’ingénieurs. Tous deux étaient intéressés par ce projet qui correspondait à la philosophie de leur engagement auprès d’ATD Quart Monde depuis de nombreuses années. Jean-Gabriel, qui préside désormais l’Association syndicale libre du quartier (ASL Humanicité, le syndic des syndics des copropriétés du quartier), a un objectif majeur : « réduire l’écart entre la promesse d ’un éco-quartier qui pense le vivre-ensemble avec le handicap et la dépendance, quelque chose d’assez ambitieux, et la réalité telle qu’on la vit, avec ses réussites, mais avec aussi ses quelques couacs, notamment depuis l’élection en 2012 du nouveau maire de 74
Capinghem qui a fait campagne contre le projet en véhiculant le message “Attention, Humanicité danger” ». Élisabeth Prieur tente d’expliquer le pourquoi de cette opposition : « Faire la jonction entre un bourg essentiellement constitué d’habitats pavillonnaires à la population plutôt vieillissante et un quartier neuf, urbain, proche du métro, non seulement en mixité sociale, mais aussi en mixité handicap, dépendance et personnes en difficultés d’adaptation a pu effrayer certaines personnes de Capinghem. » Depuis les fenêtres des Prieur, on constate que le quartier est séparé de ce bourg par un à deux kilomètres de champs. Bon nombre des 1 200 habitants de Capinghem avaient sans doute auparavant le sentiment de vivre dans une sorte d’îlot « à la campagne », séparé de la métropole par une rocade et des terres agricoles. D’où la difficulté, pour eux, de l’accueil des populations habitant désormais à Humanicité. La nouvelle municipalité de Capinghem a donc préféré bloquer le plan local d’urbanisme et mettre en sommeil la construction d’une voie douce faisant le lien avec le bourg… Et c’est pourquoi les habitants d’Humanicité se sentent maintenant à l’étroit : enclavé dans une impasse engorgée de voitures, le nouveau quartier n’est accessible que par une seule route. En revanche, côté Lomme, l’autre commune sur laquelle est implantée une partie d’Humanicité, le projet a été plus facilement accepté, car cette commune de près de 30 000 habitants appartient à la métropole lilloise. TRAVAILLER TOUS ENSEMBLE POUR LE BIEN COMMUN Qu’à cela ne tienne, Élisabeth Prieur participe aujourd’hui à la coordination de l’assemblée d’habitants, creuset de projets collectifs comme le livret d’accueil, le salon du livre ou un jardin partagé. C’est par ce biais qu’Odile Levasseur, nouvelle venue, a rencontré d’autres habitants. « En arrivant en juillet 2017, on a vite cherché un panier bio. On a découvert que les Ateliers en distribuaient, et c’est comme ça que j’ai poussé la porte du lieu. En discutant, j’ai découvert le projet de jardin partagé et j’ai eu envie d’entrer dans ce collectif. Mais il nous fallait un terrain, et pour obtenir ce terrain il fallait une personne morale. » Ainsi a émergé l’idée de créer l’association Vivre ensemble à Humanicité, qu’elle préside. En 2019, le jardin partagé va prendre vie sur une parcelle en bordure de quartier. L’ICL a en effet confié la responsabilité du terrain identifié à l’Association syndicale libre du quartier, qui a ensuite établi une convention cédant à l’association Vivre ensemble à Humanicité l’usage du jardin partagé. Pour Odile Levasseur, « le jardin partagé, c’est une bonne excuse pour créer du lien dans le quartier. C’est le processus de réalisation commun qui créera peu à peu le sens de notre collectivité. » Deux nouveaux îlots vont par ailleurs rapprocher encore plus VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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Humanicité de Capinghem. Ces nouveaux équipements proposeront une nouvelle résidence de l’Abej – avec des « lits halte soins santé » pour des personnes en situation de handicap social et atteintes de maladie grave – ainsi qu’un plot d’habitat social et deux plots d’habitats privés en accession. Un nouveau plan d’urbanisme est également en cours de définition.
SI VOUS VOULEZ DÉCOUVRIR D’AUTRES FAÇONS DE
VIVRE ENSEMBLE… IMAGE
HUMANICITÉ : LE QUARTIER D’UN AUTRE VIVRE-ENSEMBLE Version photo du reportage ci-contre.
« Notre objectif est de réduire l’écart entre la promesse d’un éco-quartier qui pense le vivre-ensemble avec le handicap et la dépendance, et la réalité telle qu’on la vit. » JEAN-GABRIEL PRIEUR, PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATION SYNDICALE LIBRE HUMANICITÉ
« Tout ce que l’on peut souhaiter pour le quartier, c’est de trouver tous ensemble les ressources pour réaliser des projets pour le bien commun », espère Odile Levasseur, qui pense que l’exemple du jardin partagé pourrait servir d’inspiration. À l’horizon 2019, il reste également la question complexe du transfert de propriété des trottoirs, voiries et réseaux de l’ICL à la Métropole européenne de Lille, les municipalités de Lomme et Capinghem récupérant l’éclairage public et les espaces verts. « La promesse de faire travailler ensemble bailleurs sociaux, propriétaires fonciers, directeurs d’établissement et collectivités, tout ce qui fait vraiment le living lab, n’est pas toujours simple à tenir, notamment pour ce qui est de l’ordre de la gestion des déchets, de l’éclairage public, de la police et du stationnement municipal », explique Jean-Gabriel Prieur. En cas de retard des transferts de compétences aux collectivités, l’ICL envisage même une étape intermédiaire : passer la propriété à l’ASL Humanicité, dont le rôle est d’assurer le caractère inclusif et plus largement l’enjeu de bien commun du projet, mais également, et c’est là l’originalité, de porter la médiation sociale dans la coconstruction du quartier. « De manière à ce que cette gestion du bien commun aille au-delà d’une simple gestion commune de biens », conclut Jean-Gabriel Prieur. Ewen Chardronnet VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
VIDÉO
AU QUÉBEC, UN VILLAGE REVIT ET DEVIENT UN EXEMPLE
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Et si cette expression, devenue à la mode pour qualifier une philanthropie se voulant financièrement efficace, masquait une réalité bien plus complexe ? IMAGE
LA FABRIQUE D’AUTONOMIE COLLECTIVE DU BÂTIMENT 7
À Pointe-Saint-Charles, ancien quartier industriel de Montréal au Québec, le Bâtiment 7 et son Pôle des pratiques concrétisent une quinzaine d’années de lutte par un projet très original pour et par ses habitants. ARTICLE
LE REPAS : UN RÉSEAU DE COMPAGNONS SOLIDAIRES
Ce réseau a créé un « compagnonnage alternatif et solidaire » pour permettre des transmissions de savoirs et savoir-faire entre métiers qui souvent s’ignorent. VIDÉO
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DANS LES LABORATOIRES CITOYENS DE MADRID
Quinze photos pour constater comment et où les Madrilènes inventent depuis dix ans un nouveau « vivreensemble » plus solidaire, participatif et écologique.
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Seun Aaron Mahlamgu, né en 1992 à Dullstroom, a suivi pendant dix mois en 2018 le YALP (Youth in Arts Leadership Program), créé en 2015 par la compagnie Forgotten Angle. Au programme : leçons de danse et cours d’administration et de pédagogie, afin qu’il puisse lui-même par la suite enseigner auprès de sa communauté.
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REPORTAGE EN AFRIQUE DU SUD
Danser pour panser le monde En Afrique du Sud, l’attention à l’autre, qu’il habite dans des townships ou des zones rurales éloignées de tout, passe par la culture, notamment la danse. C’est l’un des trop rares chemins pour la réinvention d’un vivre-ensemble. Des compagnies Via Katlehong et The Forgotten Angle Theatre Collaborative au Kliptown Youth Program, reportage à Soweto et à la frontière du Mozambique.
A
près les sombres heures de l’apartheid, l’Afrique du Sud était devenue aux yeux du monde la « nation arc-en-ciel ». Comme la promesse de lendemains qui allaient chanter autrement. Las ! Les chantiers sont toujours en l’état, et cinq ans après la mort de Nelson Mandela, le pays s’en tient toujours à une version noir et blanc, tandis que les soubresauts d’une économie minée par la corruption en bandes organisées et convertie aux lois du marché fragilisent toujours plus les exclus. L’État délaissant ses missions de régulation, des initiatives voient le jour pour bâtir un avenir qui offre une même chance à toutes et tous, à défaut d’une égalité. Parmi elles, celles qui utilisent le levier de la culture, l’un des ferments de l’identité de ce pays mosaïque et l’un des moyens de contester le pouvoir avant 1991, demeurent des phares éclairant une population encore fragmentée, où l’esprit de communauté joue malgré tout son rôle d’amortisseur. « La nouvelle génération sud-africaine, tant en danse qu’en musique, sait exactement pourquoi elle est sur scène, quelle portée sociale elle peut avoir. Les jeunes ont une véritable interrogation sur leur identité, qui est un moteur de leur création. L’Afrique du Sud est VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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devenue une plateforme pour les arts, quelque chose de très actif, malgré le manque de soutien des institutions », insiste ainsi Robyn Orlin, chorégraphe qui fut engagée pour rompre les digues qui isolaient chaque population, chaque ethnie dans un État raciste. C’est ainsi qu’elle s’empara de l’isicathamiya, une danse pratiquée dans la communauté zoulou, comme elle milita pour que tous aient accès à la culture. VIA KATLEHONG : « LA DANSE M’A SAUVÉ LA VIE » Aujourd’hui, le flambeau de la sexagénaire est repris par des cadets, à l’image de Via Katlehong, une compagnie de danse qui doit son nom au township où elle est basée : Katlehong, au sud de Johannesburg, longtemps réputé malfamé, encore miné par le nyaopé, une drogue qui fait des ravages, et toujours sans un blanc à l’horizon en 2018. « La danse m’a sauvé la vie, et c’est ce que je veux transmettre aux plus jeunes, en les éloignant de toute mauvaise énergie », dit son directeur artistique, Buru Mohlabane, qui intégra en 1996 cette troupe créée par quatre jeunes du township. Leur spécialité : la pantsula, une danse de rue. Le travail socio-éducatif fait partie de Via Katlehong, qui intervient régulièrement dans les prisons. « L’une de nos missions est de former les plus jeunes gratuitement. Quand ils grandissent, ils ont le choix entre poursuivre l’école ou suivre une carrière professionnelle de danseur. En tout cas, ça les aide pour rester dans le bon chemin. Comme nous, avant eux1. » Aujourd’hui, une vingtaine de gamins suivent les pas des plus grands, histoire de s’en sortir dans un territoire harassé par un chômage endémique. « Il y a une réelle humanité dans cette danse : oublier l’âpreté de la réalité, se libérer de ce cauchemar. Mais aussi comment s’inscrire dans une histoire collective pour supporter tout ça. Il y a une réelle force d’ensemble : c’est un vrai mouvement », analyse Greg Maqoma, chorégraphe contemporain qui a créé avec Via Katlehong un spectacle qui dresse l’état des lieux d’un pays défaillant. Désormais reconnu dans le monde entier, ce danseur n’en oublie pas pour autant le coin où il est né en 1973 : Soweto. L’emblématique township de la riche province du Gauteng est devenu une « ville », avec ses quartiers, plus ou moins bien dotés. KLIPTOWN YOUTH PROGRAM : TRANSFORMER LA PAUVRETÉ EN OPPORTUNITÉ ? C’est dans l’un de ces quartiers de Soweto, le tout particulièrement déshérité Kliptown, qu’est né en 2007, à l’initiative de quatre jeunes adultes, un programme destiné aux enfants des environs. Là encore, le début de l’histoire s’ancre dans une danse, le gumboots, inspirée par les battements de pieds des mineurs, pour se donner du cœur à l’ouvrage alors qu’ils se tuaient à la tâche. Cette charge historique est toujours présente en 2018, lorsque les enfants de ce ghetto font cla78
quer leurs bottes de plastique devant le public de Paris ou d’ailleurs. Cette danse, où l’on exorcise le présent en transcendant le passé, a permis au Kliptown Youth Program de se structurer, de perdurer puis de se développer, en apportant des fonds qui viennent combler le manque de soutien d’une initiative qui vise à « transformer la pauvreté en opportunité ». Le slogan fait sens : rien de tel qu’une accroche pour frapper les consciences. Surtout, onze ans plus tard, ce programme d’accompagnement scolaire, mêlant éducation, danse, musique, sport, accès aux outils numériques ou encore aide alimentaire, a permis à plusieurs dizaines de jeunes d’intégrer l’université et à des milliers de terminer leur cursus secondaire. Une réussite qui rappelle que la culture reste un moyen de se mobiliser tous ensemble pour changer la « farce » d’un monde qui tourne mal2. FORGOTTEN ANGLE AIDE LES COMMUNAUTÉS RURALES À SE RÉINVENTER C’est sur la foi de tels ressentis sur l’Afrique du Sud que PJ Sabbagha a créé en 1995 The Forgotten Angle Theatre Collaborative. Ce nom en dit déjà long sur les intentions de cette compagnie qui a durablement inscrit son travail dans des problématiques liées au genre, à la sexualité, à l’identité. Vingt ans plus tard, son directeur artistique et fondateur a choisi de la relocaliser dans le Mpumalanga, à trois heures de route de Johannesburg : « Aller vers un environnement rural était un déménagement naturel, tant une immense partie de la population se voit refuser l’accès à tout un tas de choses : éducation, santé, arts, etc. Les bases primaires des droits de l’homme sont ici ignorées3. » Depuis trois ans, il parcourt ainsi les communautés, souvent éloignées les unes des autres de dizaines de kilomètres, pour dispenser des cours de danse, qui sont en réalité des leçons de vie interrogeant l’ADN de la nation arc-en-ciel. L’enjeu dépasse la beauté du geste : derrière ces pas de deux, il s’agit de construire collectivement un avenir à partir des communautés existantes, mais aussi de redonner du sens au mot création, un bien commun plus qu’une idée, en lien direct avec la réalité du terrain. Pour lui, tout le monde a à apprendre de l’autre : il suffit de tendre la main pour prendre l’élan. Jacques Denis
1. Voir la vidéo de solidarum.org : « Buru Mohlabane : dans les townships, la danse sauve des vies ». 2. Voir la vidéo de solidarum.org : « Kliptown Youth Program : dans le township, tout pour l’éducation ».
3. Voir la vidéo de solidarum.org : « Forgotten Angle : danser pour panser l’avenir ».
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LA PANTSULA DES TOWNSHIPS À 24 ans, Lenela Leballo est l’une des premières danseuses de pantsula à avoir sa compagnie, les Intellectuals Pantsula, basée à Soweto, tout en étant professionnelle. Sous-culture liée à la mode, cette danse apparue dès les années 1960 fut une expression de contestation, avant de devenir un vecteur d’émancipation pour les jeunes des townships. Comme à Tembisa, un vaste township, à mi-chemin entre Pretoria et Johannesburg, où Abel Vilakazi a fondé la troupe Tembisa Revolution en 2003. Pour être artistique, la pantsula n’en est pas moins l’expression sociale de communautés qui doivent encore survivre à la périphérie du système. « Nous transmettons des valeurs aux plus jeunes, explique Abel Vilakazi. La pantsula a une dimension éducative, exemplaire pour suivre d’autres chemins. » VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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Quartier historique de Soweto où la Charte de la liberté a été écrite en 1955, Kliptown compte 45 000 habitants, avec un taux de chômage de 80 %. « On n’a pas d’écoles, les maisons ici sont en tôle ! », déplore Thando Bezana, danseur de gumboots qui est né et a grandi ici. Il est l’un des cofondateurs du projet Kliptown Youth Program. Depuis onze ans, grâce à l’implication des membres de la communauté, il soutient les enfants du quartier dans leur scolarité, les forme au numérique et leur offre chaque jour un repas gratuit. Ce programme, accompagnant 500 jeunes, a déjà permis à plusieurs dizaines de gamins d’accéder à l’impossible : des études supérieures. 35 jeunes adultes de Soweto, dont de nombreux anciens élèves, sont désormais des tuteurs du Kliptown Youth Program.
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TOUT POUR LʼÉDUCATION
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CŒUR À CORPS DANS LES COMMUNAUTÉS RURALES Shawn Matebisi Mothupi (en haut à gauche), danseur professionnel, a rejoint le projet Forgotten Angle en 2015 pour transmettre sa passion auprès de communautés rurales. « L’art, dans sa capacité à changer le regard sur soi et à remettre du lien entre tous, a une réelle dimension sociale. C’est un outil éducatif, il fait évoluer les mentalités. Comme le respect entre les garçons et les filles. » Il en est ainsi à la maison d’enfants, pour la plupart orphelins, de Belfast (en bas à droite), l’une des localités du Mpumalanga. Le danseur intervient aussi dans l’école du township de Dullstroom, à une bonne heure de route (en bas, à gauche). Il est aidé par de jeunes adultes (en haut à droite), qui ont eux-mêmes été formés dans le studio de danse afin de devenir selon leurs propres mots des « bâtisseurs de communauté ».
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Après celui de la capitale de la Bretagne, un Joyeux a ouvert trois mois plus tard à Paris.
Vianney, autiste, excelle dans le service en salle. 84
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INCLUSION SOCIALE
Café Joyeux, le goût des autres Le Café Joyeux ouvre la porte de l’emploi dans la restauration à des personnes vivant avec un handicap mental. Une initiative portée par un entrepreneur, encadrée par des managers attentifs et plébiscitée par des serveurs et cuisiniers heureux de se sentir enfin utiles.
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Crédits photo : Sylvie Legoupi/Moderne Multimédias
ennes. « Bonjour et bienvenue au Joyeux. » Une salle de café chaleureuse, meublée de bois, habillée de brique peinte et ouverte sur la cuisine où s’affairent neuf serveurs (qui sont aussi parfois cuisiniers) et leurs deux managers. Ce midi, le menu affiche un confit de poireaux assaisonné au poivre « pour rendre tous les convives amoureux ». En plein centre-ville, c’est un lieu où l’on vient pour déjeuner, prendre un café avec une part de tarte, se restaurer à quatre heures. Le Café Joyeux n’est pas tout à fait comme les autres lieux tendance du coin. Ici, la plupart des salariés vivent avec un handicap mental. Attention, pas question pour autant de jouer sur cette corde pour attirer le chaland. « Nous avons une démarche entrepreneuriale et non associative, car nous voulons démontrer que l’emploi des personnes handicapées, cela peut fonctionner dans l’économie classique », résume Yann Bucaille, son fondateur. À la tête d’Émeraude International, une société familiale spécialisée dans le négoce à l’international de polymères et de produits chimiques, ce chef d’entreprise breton, hyperactif et porté par la foi, s’investit dans la philanthropie depuis de nombreuses années. Il a d’abord créé un fonds de dotation pour soutenir de multiples actions caritatives. Puis il a lancé sa propre association afin d’offrir des sorties en mer à des personnes en souffrance, des enfants malades ou des personnes âgées. C’est d’ailleurs au cours de l’une d’elles qu’une rencontre avec un jeune autiste qui lui demandait du travail a généré un déclic : « Quand je lui ai dit que je n’avais pas de poste pour lui, il m’a répondu que c’était injuste et qu’il pouvait lui aussi être utile à la société. » VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
UN FAIBLE TAUX D’EMPLOI MALGRÉ L’OBLIGATION LÉGALE L’entrepreneur commence à imaginer un projet pour amener vers l’emploi des personnes vivant avec un handicap psychique ou cognitif dès 2015, et le Café Joyeux ouvre le 20 décembre 2017. Malgré l’obligation qui s’impose à toute entreprise d’au moins 20 salariés ainsi qu’à la fonction publique d’employer des personnes en situation de handicap à hauteur de 6 % de leurs effectifs, cette catégorie de la population active est sévèrement frappée par le chômage. « En France, 19 % des personnes ayant une reconnaissance administrative de leur invalidité sont en recherche d’emploi, contre 9 % de la population générale », observe Claire Quintin-Vicquelin, déléguée régionale de l’Agefiph Pays de la Loire (association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées). De fait, on est encore bien trop loin du compte. « Le problème, en ce qui concerne le handicap mental, c’est que l’usage des nouvelles technologies exige un bagage scolaire, précise Christophe Basset, directeur de l’Établissement et service d’aide par le travail (ESAT) Les Ateliers du Landas (à Rezé, 44). Les métiers “de mains” disparaissent en raison de l’automatisation ou bien ils sont externalisés. » Yann Bucaille a conscience de ces obstacles. Avant de créer le Café Joyeux, il avait d’abord envisagé une activité dans le traitement et le recyclage des déchets d’équipements électriques et électroniques. Mais l’industrie n’apparaissait pas comme le secteur idéal. Il souhaite en effet que ses futurs salariés soient visibles pour mieux s’intégrer dans la société. 85
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La cuisine ouverte permet de montrer ce dont ces jeunes sont capables.
La restauration, bien qu’exigeante sur les plans physique et relationnel, cadre mieux avec son ambition : « C’est un métier de service et de partage, particulièrement adapté aux personnes en situation de handicap parce que c’est avant tout la volonté qui compte. Pas besoin de sortir d’une école d’ingénieurs. L’envie de bien faire, l’envie de faire plaisir priment, et le résultat est immédiat, donc satisfaisant pour eux. » FAIRE TRÉBUCHER LES PRÉJUGÉS Au Café Joyeux, le recrutement s’effectue via un entretien auquel le jeune se rend accompagné de son éducateur référent, voire d’un parent. L’entreprise a noué des liens avec des IME (Instituts médico-éducatifs), des ESAT, des foyers où sont accueillis ou travaillent déjà de jeunes handicapés. Des contacts directs ont également été pris avec des familles membres d’associations luttant pour l’intégration de leurs enfants dans la société. « Au départ, nous craignions les conséquences d’un refus des jeunes suite à l’entretien d’embauche, se souvient Yann Bucaille. Mais finalement, des parents nous ont expliqué que leurs enfants étaient déjà très contents d’avoir eu l’opportunité de passer un entretien. » Ce n’est pas nouveau : le handicap, surtout mental, effraie l’entreprise ordinaire. « C’est un problème un peu impalpable, qui joue beaucoup sur le comportement et qui ne rassure ni les collègues 86
« Nous voulons démontrer que l’emploi des personnes handicapées, cela peut fonctionner dans l’économie classique. » YANN BUCAILLE, FONDATEUR DU CAFÉ JOYEUX
ni le manager, résume Christophe Basset. Comme il y a déjà assez de choses à régler entre les personnes dans une entreprise en général, l’encadrement va dire qu’il ne sait pas faire et, finalement, l’employeur s’exonère de son obligation d’emploi en sous-traitant avec un ESAT. » Claire Quintin-Vicquelin ajoute : « Il y a aussi une inquiétude sur la productivité. Alors que des compensations financières peuvent être apportées par l’Agefiph et que les personnes ont des compétences. » ADAPTER L’EMPLOI À TOUTES LES COMPÉTENCES Pour encourager l’expression de ces compétences, le secret réside dans l’accompagnement mis en place sur le lieu de VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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Brandon, sous le regard bienveillant de la responsable en cuisine, a réalisé seul une tarte au citron meringuée très prisée.
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travail. De nombreuses et simples compensations peuvent en effet être mises en œuvre. « Cela va de la fiche mnémotechnique aux repères spatio-temporels, en passant par une signalétique adaptée », résume Claire Quintin-Vicquelin. À l’exemple des petits cubes de couleur qui associent chaque commande à une table, au Café Joyeux. Ou du pictogramme apposé sur le percolateur pour se souvenir dans quel sens il faut le faire tourner. Ou encore du choix en faveur d’une vaisselle jetable pour servir les boissons chaudes, ce qui minimise les conséquences des chutes éventuelles. Surtout, à Rennes, la principale adaptation a résidé dans les horaires de travail. « Si l’on sait qu’une personne ne peut pas travailler plus de trois heures d’affilée, qu’elle se fatigue vite, on ne lui proposera pas un contrat de 35 heures », observe ainsi Yann Bucaille. Tous les contrats sont personnalisés en fonction du profil et du projet de vie de chacun, avec une durée hebdomadaire variant de 17 à 35 heures, ajustable selon les savoir-faire acquis et les besoins de l’établissement : « On aménage beaucoup les emplois du temps en apprenant à connaître la personne. » Monter un projet de restauration avec une majorité de personnes en situation de handicap mental n’est pas aisé. Il y a forcément des moments d’incompréhension avec les managers ou au sein du personnel… Mais le grand avantage du Café Joyeux est d’avoir été pensé en amont pour la meilleure intégration de ce type de population que l’on retrouve plus souvent en ESAT que dans les commerces. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
Côté managers, les professionnels ont été recrutés non seulement en fonction de leurs compétences en restauration, mais aussi de leur intérêt pour le projet. « Il faut avoir de l’appétit, l’envie de donner du sens et de se tourner vers l’autre », résume Yann Bucaille. Les professionnels doivent évidemment être dotés de qualités humaines telles que la bienveillance, le sens de l’écoute, etc. « Quand j’entends Cécile dire “aïe, ouille”, je sais que je dois être plus attentive à elle et l’accompagner davantage dans ce moment précis de la journée », prévient Catherine, l’une des manageuses de l’équipe rennaise qui a longtemps travaillé en restauration avant de tenter une incursion dans le milieu de l’immobilier. Un bilan de compétences lui a finalement permis de renouer avec le secteur, révélant au passage son goût pour la transmission et son attention à la différence. DES PROFILS DIFFÉRENTS, COMME AILLEURS Les encadrants peuvent également faire appel aux éducateurs spécialisés qui sont membres du comité de direction de l’entreprise. « Ils viennent en observation tous les vendredis, précise Yann Bucaille. Ils accompagnent et forment les managers à comprendre la personne porteuse de handicap, à mieux l’écouter et à mieux formuler leurs directives. » Pour les salariés mis à disposition, les chargés d’insertion des ESAT peuvent également apporter un soutien. 87
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Comme dans toutes les cuisines, aux moments de tension à l’heure du déjeuner succèdent des instants plus bon enfant.
Marion, une cliente assidue, avec sa fille.
période de stage, de dire à la personne que ce travail n’est pas adapté pour elle sans la blesser, note Yann Bucaille. Mais elle pourra rebondir ailleurs, car le stage est reconnu comme une formation certifiante. » Et malgré des profils initialement peu ou pas formés aux métiers de la restauration, les jeunes recrues du Café Joyeux affichent déjà de sérieux acquis en quelques mois. Ils sont de plus en plus autonomes, prennent des initiatives, anticipent des tâches : tables nettoyées, vaisselle faite au fur et à mesure, légumes lavés sans que la consigne soit formulée oralement, etc.
Au fur et à mesure que les affinités et les talents de chacun s’affirment – via, notamment, la période de stage de un à quatre mois qui précède chaque embauche ou encore la période de mise à disposition lorsque la personne est déjà salariée d’un ESAT –, les managers affinent la définition de poste de chaque salarié. Ainsi, l’équipe a pu observer que Vianney excelle dans le service en salle et le relationnel client. Brandon, lui, préfère mettre la main à la pâte en cuisine. « Comme dans toute entreprise, il s’agit de trouver le talent de chacun et de s’adapter à chaque employé », observe Yann Bucaille. Bien sûr, tous les recrutements ne débouchent pas sur un CDI. « C’est toujours difficile, quand on ne confirme pas la 88
Quant à la clientèle, elle afflue, séduite par une carte de qualité, originale, et des produits de saison. Toutes les pâtisseries sont du « fait maison », confectionnées dans la cuisine ouverte pour mettre en valeur des cuisiniers « différents » mais tout aussi capables que d’autres de réaliser des préparations savoureuses. Certains clients réalisent alors que le handicap mental peut aussi être associé à une concentration, un service de qualité et un accueil chaleureux. Marion, une cliente assidue, accompagnée de sa fille, pousse la porte du café. Pour, elle, fréquenter le lieu, c’est montrer à ses enfants « que l’on est tous porteurs de différences, mais que c’est une belle vie ». Attablée, Thérèse, originaire de la région bordelaise, mère de cinq VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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LE MEILLEUR DES RETOURS : CELUI DE LA CLIENTÈLE
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enfants, découvre l’endroit pour la première fois : « Je suis attentive à toute initiative qui pourrait changer le regard sur le handicap. » Et pour cause, l’une de ses trois filles est elle-même née avec une trisomie 21, « le chromosome d’amour », comme l’appelle Thérèse. « Ici, je crois que ma fille réalise que l’exclusion n’est pas une fatalité, et qu’elle pourra elle aussi un jour travailler et en retirer une reconnaissance personnelle. »
POUR ALLER PLUS LOIN SUR LE CHEMIN DE
L’INCLUSION SOCIALE… IMAGE
LE CAFÉ JOYEUX : LE GOÛT DES AUTRES Reportage photo en écho de l’article ci-contre. VIDÉO
ÊTRE RENTABLE, OUI, MAIS PAS À N’IMPORTE QUEL PRIX Yann Bucaille parle volontiers d’initiatives qui l’ont inspiré : « Je pense à une pizzeria napolitaine, qui est tenue depuis vingt ans à Rome par des trisomiques. À Nantes, il y a aussi Le Reflet », qui a ouvert ses portes fin 2016, juste un an avant le Café Joyeux, avec six personnes trisomiques présentes en salle et derrière les fourneaux. Le restaurant Le Reflet est géré par une association, Trinôme 44, qui a d’ailleurs récolté 400 000 euros auprès de particuliers et d’entreprises via une levée de fonds pour pouvoir ouvrir. Le Café Joyeux, en revanche, est géré par une SARL, Grain de moutarde, ellemême détenue par un actionnaire unique, la Fondation Émeraude. Lorsque des dividendes parviendront à être dégagés, ils seront donc reversés dans les actions de la fondation. Grain de moutarde possède aussi l’agrément Entreprise solidaire d’utilité sociale (ESUS), grâce à l’activité poursuivie. Une qualité qui lui permettra, si besoin, de bénéficier des financements de l’épargne salariale solidaire (et à son actionnaire d’accéder à certaines réductions fiscales). « Je me suis donné deux à trois ans pour que les Cafés Joyeux soient rentables », résume Yann Bucaille. Une rentabilité un peu différente, où l’humain passe en priorité, quitte à aménager des vestiaires plutôt qu’offrir une salle de restaurant plus grande, comme dans le deuxième café qu’il a ouvert au printemps 2018, dans le deuxième arrondissement parisien. « C’est important quand on travaille avec des personnes présentant un handicap mental, car il faut penser à des espaces adaptés, un lieu d’apaisement, un espace neutre où la personne peut se réfugier lorsqu’elle en ressent le besoin, salue Christophe Basset. Il peut y avoir des “craquages”. Beaucoup d’entreprises ne prévoient pas cela et envoient directement à l’infirmerie. » S’il y en a une… Mais qu’on ne s’y trompe pas. « Je ne suis pas une tête brûlée, je cherche à créer une entreprise durable, conclut Yann Bucaille. Simplement, il faut se demander : “Une entreprise, c’est quoi ?” Des hommes qui travaillent dans le même sens. Veut-on privilégier la performance à tout prix et immédiate, une vision “court-termiste” comme dans la finance ? Ou une vision collective, plus durable et finalement plus performante, car si l’on inclut tout le monde dans la réussite on est plus performant dans la durée ? » Sandra Mignot et Sylvie Legoupi VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
KLIPTOWN YOUTH PROGRAM : DANS LE TOWNSHIP, TOUT POUR L’ÉDUCATION Le Kliptown Youth Program permet à des dizaines de jeunes d’un quartier déshérité d’Afrique du Sud d’intégrer l’université, et à des milliers d’autres de terminer leur cursus secondaire. ARTICLE
CLUBHOUSE PARIS : ENSEMBLE POUR SE RÉINSÉRER
Le Clubhouse développe un modèle original d’insertion, fondé sur un sentiment d’utilité collective pour les personnes vivant avec des troubles psychiques. VIDÉO
TERRES EN MÊLÉES : LE RUGBY REND LES JEUNES « FADAS » SOLIDAIRES
Dans un quartier populaire de Toulouse, le rugby favorise l’intégration des jeunes, en particulier des filles, et crée une solidarité avec d’autres pays. VIDÉO
WAKE UP CAFÉ : UNE COMMUNAUTÉ POUR DÉPASSER LA PRISON
Cette association accompagne des détenus de leur lieu d’incarcération jusqu’à leur réinsertion, grâce à une communauté solidaire qui se réunit dans une péniche. ARTICLE
OUAGALAB : LE FABLAB BURKINABÉ DES SOLUTIONS FAITES MAISON
Au Burkina Faso, le Ouagalab est un repaire de jeunes inventeurs qui misent sur les technologies pour trouver par eux-mêmes des solutions aux problèmes de tous. VIDÉO
UN REGARD POUR TOI : DU SUR-MESURE POUR LES MALVOYANTS
L’idée est lumineuse : associer un bénévole passionné par la mode à un malvoyant en quête de vêtements. Avec aussi la mise en place d’étiquettes en braille. VIDÉO
SOLICYCLE : LE VÉLO SUR LA RAMPE DE L’INSERTION
SoliCycle permet à chacun de réparer son vélo et à beaucoup de retrouver la voie de l’emploi, avec, qui plus est, un vrai impact social sur la vie du quartier.
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PRIX FONDATION COGNACQ-JAY
Plus qu’un Prix, une communauté En 2017, le Prix Fondation Cognacq-Jay a récompensé sept porteurs de projets, dans des domaines allant de la santé au numérique, en passant par le soutien aux réfugiés, aux personnes âgées ou aux anciens détenus. Tous ont bénéficié d’une dotation financière, d’un accompagnement, d’un soutien en communication et d’une visibilité dans les réseaux de l’écosystème social et solidaire. Court bilan un an après.
Le 1er décembre 2017, la Klaus Compagnie a remporté le Prix des professionnels de la Fondation Cognacq-Jay. Pas d’accompagnement par un incubateur, mais le soutien financier et cette reconnaissance lui ont permis d’avancer sur son projet, qui était encore en devenir à l’époque comme les autres de la catégorie « Vision ». Le cahier des charges de ce Komptoir H’Artistique, qui serait l’un des premiers lieux culturels inclusifs de diffusion, de création et de pratique de la danse, accessible aux personnes handicapées en milieu ordinaire, a été finalisé. Le projet est maintenant à l’étude, en recherche d’un emplacement et de partenariats, notamment du côté des collectivités de Nouvelle-Aquitaine. Une étape-clé alors que la compagnie fête cette année ses 25 ans ! 90
UNE VISIBILITÉ QUI GÉNÈRE DES OPPORTUNITÉS Au moment de remettre son dossier de candidature au Prix Fondation Cognacq-Jay, Gaïdig Le Moing avait bouclé l’étude d’opportunité de son projet We Moë. Elle commençait à se pencher sur la construction de solutions à destination de ceux qui veulent contracter un emprunt malgré une problématique de santé. « Les retombées médias du Prix m’ont offert de belles opportunités. Des patrons de compagnies d’assurance m’ont même contactée directement suite à mes interviews ! » Beaucoup de demandes également de personnes concernées par cette problématique, pas toujours faciles à gérer à ce stade de développement. Mais à présent, la société The Corner, à Brest, s’est associée à l’aventure et prend en charge la partie prospective et commerciale pour passer un cap de développement. D’ici début 2019, We Moë sera en mesure de proposer un produit d’assurance. L’association conservera la partie service, conseil et suivi, avec même un volet de formation pour les agents des compagnies d’assurance partenaires. Plus au sud, du côté de Nantes, pour l’association Demen’âge, qui accompagne les personnes âgées dans le changement de leur lieu de vie, le Prix est aussi synonyme de présence dans les médias et réseaux sociaux. Une opportunité pour tisser de nouveaux partenariats. Fin 2018, l’association est en plein essor, comme l’explique Pierre-Marie Bozec-Claverie : « Nous embauchons un nouveau salarié et augmentons le nombre de bénéficiaires. Nous avons aussi beaucoup de nouveaux projets, comme la réalisation d’ateliers de préparation de déménagement à destiVISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
Crédit photo : Nicolas Oppenot/Moderne Multimédias
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ès la candidature au Prix, en catégorie « Accélération », la démarche s’est révélée fructueuse pour Inès Mesmar, fondatrice de la Fabrique Nomade : « Le parcours demande de l’endurance, mais c’est très instructif. On nous donne les moyens de promouvoir nos actions, avec comme point d’orgue les Rencontres solidaires. C’était la première fois que l’on reconnaissait notre travail. » Tous les six mois, six nouveaux artisans réfugiés sont accompagnés dans leurs démarches d’intégration dans l’écosystème français. Dans le même temps, des formations sont ouvertes au public pour transmettre leurs gestes. En septembre 2018, l’association a intégré le Viaduc des Arts, à deux pas de la place de la Bastille, où elle ouvre un espace d’ateliers et d’expositions. Au cœur d’un vivier de métiers d’art, ce nouvel emplacement offre des perspectives de collaboration aux artisans qu’elle accompagne.
L'INVENTION SUR LE TERRAIN
Lors de la journée de la communauté du Prix Fondation Cognacq-Jay en septembre 2018, des lauréats de l’édition 2017 étaient présents pour rencontrer les futurs candidats 2018. De gauche à droite : Augustin Courtier (Latitudes), Marguerite Roger (Klaus Compagnie), Gaïdig Le Moing (We Moë), Giorgia Ceriani Sebregondi (Fondation Cognacq-Jay), Céline Hountomey et Juliette Lavandier (Wake Up Café).
nation de résidents d’établissements, la conception d’un guide d’accompagnement au déménagement et le développement d’un service de déménagement solidaire en partenariat avec une ressourcerie. » Pour Wake Up Café, l’obtention du Prix a été, avant tout, une première reconnaissance de son activité en faveur des personnes sortant de prison. « Cela a eu un impact important au niveau de l’équipe et de toute notre communauté. Bénévoles, wakeurs et partenaires : tous ont été boostés !, explique Céline Hountomey, responsable du développement. La vidéo nous a permis de montrer concrètement l’activité de l’association, notamment auprès des entreprises susceptibles d’offrir des opportunités de réinsertion. Beaucoup sont partants pour agir dans le domaine de la réinsertion mais ne savent pas comment faire. » En devenant lauréat de la Fondation la France s’engage en 2018, les ambitions décuplent et le projet commence à essaimer son savoir-faire, avec notamment l’objectif d’ouvrir une antenne à Lyon. UN ACCOMPAGNEMENT POUR SE STRUCTURER Ce parcours, Wake Up Café l’a suivi avec le soutien de MakeSense : « Un programme sur mesure, personnalisé, où l’on peut en même temps “brainstormer” avec d’autres entrepreneurs qui partagent les mêmes problématiques et s’apporter mutuellement un partage d’expérience. L’apport en contenus et outils est très concret et porté par des personnes de l’incubateur ainsi que différents experts de l’écosystème. » Carton Plein, qui a aussi bénéficié d’un accompagnement par MakeSense, réinsère des personnes en situation de précarité via la récupération de cartons et l’organisation de déménagements respectueux de l’environnement. L’association s’est appuyée sur l’expertise et le réseau de l’incubateur pour traVISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
vailler sur l’animation de sa communauté. « On a fini une première étape grâce au Prix et à la collaboration avec Kimso, précise Do Huynh, directeur de Carton Plein. Kimso est un cabinet de conseil et d’évaluation en impact social. Cela nous a permis de poser la problématique : comment évaluer la reprise de confiance des personnes que l’on accompagne ? C’est beaucoup plus pertinent qualitativement aujourd’hui que juste se demander si la personne a retrouvé un emploi. La plupart des personnes que nous avons interviewées nous ont dit : “Quelles que soient les démarches que j’ai effectuées, ce qui m’a vraiment permis d’avancer, c’est le fait d’avoir repris confiance en moi”. » L’association, également lauréate de la Fondation la France s’engage en 2017, est en train de coconstruire, avec d’autres structures, une démarche d’évaluation mettant principalement l’accent sur la confiance. Encore étudiants au moment de postuler au Prix, les trois fondateurs de Latitudes avaient déjà prototypé leur programme. Grâce à l’accompagnement d’Antropia (qui suit aussi We Moë), le projet a pris forme : « Nous avons participé à des séances de formation sur la gestion du risque, l’impact social, l’animation de communautés, entre autres, mais nous y avons surtout constitué notre réseau, témoigne Augustin Courtier. C’est là que nous avons rencontré bon nombre d’associations bénéficiaires de notre programme comme Monkey Money, Mutum ou Le Schmilblick, par exemple. » Quatre nouvelles écoles ont intégré le programme Tech for Good Explorers, qui mobilise les compétences « tech » des étudiants sur un acteur à impact social et solidaire. Suite à l’appel à projets de l’été 2018, 240 de ces structures ont postulé pour bénéficier d’un accompagnement sur leurs besoins technologiques : « Nous sommes bien entrés dans l’écosystème de l’innovation sociale. C’est une de nos belles réussites. Et le Prix n’y est pas étranger. » Nicolas Oppenot
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RÉFLEXIONS POUR DEMAIN Qu’en est-il de l’attention à l’autre, handicapé ou revenant de maladie, dans le monde du travail ? À l’instar de ce qui se passe au Japon, les robots et les objets connectés transforment-ils nos relations aux personnes âgées, démunies ou en grande fragilité ? Le logiciel libre et l’open source sont-ils des gages d’ouverture aux autres ? Les articles et les œuvres d’art de ce cahier, ainsi que les nouvelles de Sabrina Calvo et de Régis Antoine Jaulin interrogent de façon parfois étrange le présent et le futur de l’insaisissable attention à l’autre.
Pour en savoir plus sur les visuels d’œuvres d’art, rendez-vous page 129. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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ENJEU
Accompagnement des personnes : le salut par les machines ? À voir les « gentils » robots Pepper, Nao ou Robear, et d’une autre façon le big data, les objets connectés ou les applications « nouvelle génération », l’assistance « numérique » est sujet de bien des expérimentations pour suppléer l’humain. Ces facteurs d’espoir sont aussi sources de questions sur ce terrain si « fragile » qu’est la solidarité. Les apports de la technologie 2.0 vont-ils changer notre rapport aux soins, ou aux autres dans toutes leurs différences ? Inventaire de quelques pratiques actuelles pour tenter une réponse. Du haut de son un mètre vingt, Pepper relève la tête et la penche légèrement vers la gauche. Une ombre passe sur ses grands yeux noirs qui clignent avant de se fixer sur son interlocuteur. Ses bras oscillent un peu, son épaule droite s’est à peine soulevée. « Il est 7 h 20. L’infirmière arrive à 7 h 30 », assure-t-il. Son phrasé et le ton chaud de sa voix accentuent l’illusion d’une présence : le petit robot répond parfaitement à la question sur l’heure. L’accès à l’agenda de la journée lui permet de compléter l’information. Selon Rodolphe Gelin, responsable de l’innovation à SoftBank Robotics, qui a testé le robot auprès de personnes âgées et de patients, « c’est une fonction très appréciée. Il est très important, pour les malades et les personnes âgées en particulier, d’avoir une timeline. » Jamais la machine ne se fatigue de répondre. Elle donne aussi les actualités et la météo à la demande, informe du menu du midi, émet de la musique selon vos envies et, grâce à l’écran fixé sur sa poitrine, diffuse des vidéos. Mieux, Pepper peut converser et proposer des jeux, pour passer le temps ou aider à la conservation des fonctions cognitives. Un futur employé modèle du service à la personne ? Les machines, les outils informatiques, les objets connectés, l’intelligence artificielle, etc., envahissent notre quotidien, réponses possibles à des questions économiques, démographiques autant que sociales. Le care (le soin dans toutes ses 96
dimensions) et l’économie sociale et solidaire n’échappent pas au phénomène. Mais quels sont, dans ce domaine, les besoins et la réalité des solutions envisageables ? Quels sont les effets de ces technologies sur les plus vulnérables, les malades chroniques, ceux qui souffrent de solitude, les personnes âgées mais aussi les valides ? Qui accompagnent-elles vraiment et comment ? Enfin, quel type de société choisissons-nous ainsi de construire ? RÉPONDRE AUX ENJEUX DU VIEILLISSEMENT En 2050, près d’un tiers des Français aura plus de 65 ans, contre moins de 20 % aujourd’hui. Cinq millions auront plus de 85 ans. La population vieillit et le solde migratoire ne compense pas la relative stabilité des naissances. « Dans les années 1950 en France, on dénombrait cinq actifs pour un retraité. En 2010, ce ratio est de 3,5. Il sera égal à deux à partir de 2040 », ont prédit les statistiques de l’OCDE. Qui donc, dans ces conditions, s’occupera des plus fragiles ? La population vieillit et les maladies létales deviennent chroniques, nécessitant de nouvelles prises en charge. Et déjà le secteur de l’aide à la personne manque de bras : à l’été 2018, O2, le leader du secteur, a proposé 7 000 CDI. Seules VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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730 personnes ont répondu à l’appel, selon le quotidien La Croix. Dans les EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), « des sous-effectifs considérables au regard des besoins médicaux des résidents engendrent à la fois une dégradation des conditions de travail et une “maltraitance institutionnelle” », accuse, dans son rapport de mars 2018, la mission parlementaire menée par Monique Iborra et Caroline Fiat. Il faudrait doubler le personnel pour atteindre un niveau de service acceptable. Les nouvelles technologies pourraient-elles être une solution alternative ? Aider à réduire les coûts ? Faciliter le mieux-être des soignants et des plus âgés ? CONTRE L’ISOLEMENT, DE NOUVELLES SOLIDARITÉS ? Alors que les moyens de communication se multiplient, la solitude devient endémique : en France, toujours, cinq millions de personnes en souffrent, dont 300 000 n’ont parlé à personne le « mois dernier », selon un récent sondage des Petits frères des pauvres. La mobilité sociale et des bassins d’emplois plus concentrés éloignent les enfants de leurs parents. Les campagnes se désertifient, les liens familiaux ou traditionnels d’entraide se distendent. « On compte de moins en moins sur sa famille et plus sur les amis, note Jean-Marc Blanc, directeur de la fondation I2ml, Institut méditerranéen des métiers de la longévité. Les solidarités d’âge se développent. C’est très prégnant chez ceux qui ont la soixantaine. » Mais ces solidarités émergent à peine. Elles tendent un filet encore lâche et peu maillé : il ignore les plus démunis. Dans les discours, la notion d’accompagnement fleurit, mais son corolaire, l’autonomie tant vantée par le monde contemporain, apparaît moins comme « une faculté d’agir librement » que comme une nécessité de ne pas coûter, de ne pas être « à la charge de », de ne pas avoir besoin de « compter sur ». Être assisté devient synonyme de « poids pour la société ». Il ne s’agit plus d’être aidé, mais de « marcher avec », de suivre la cadence. À cette autonomie réductrice répond le peu de valeur accordé à l’accompagnement qui se lit dans la faible rémunération des emplois de services à la personne et leur reconnaissance sociale limitée. Le secteur attire peu, reste très féminin, avec des postes souvent à temps partiel et occupés par des personnes elles-mêmes vieillissantes – qui vont bientôt partir à la retraite et donc creuser le déficit de soutien. Revaloriser ces métiers paraît un projet politique moins porteur que l’eldorado technologique et économique promis par le monde du numérique, de l’intelligence artificielle et de la robotique. Celui-ci réglerait tous les problèmes : alléger les tâches, favoriser l’autonomie tout en réduisant rapidement les coûts. Si la recherche est dispendieuse, la machine, diffusée à grande échelle, s’affirmerait comme plus rentable que l’être humain, accélérant la croissance. Et dans le domaine du care, c’est le Japon qui a ouvert la course à la production et à l’équipement. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
PRENDRE EXEMPLE SUR LE JAPON ? Au Japon, « plus vieux pays du monde1 », la question de la présence robotique ne se pose plus. Face à la chute de la natalité et au vieillissement de la population, le gouvernement a lancé en 2013 un grand plan de promotion et de développement de « robots de soins infirmiers ». Dans le premier pays à s’être massivement équipé de machines autonomes dans les usines, le ministère de l’Économie finance jusqu’aux deux tiers les travaux d’une centaine d’entreprises sur des outils d’aide à la mobilité, à la toilette, au bain, au portage, à la surveillance, etc., des personnes âgées, handicapées ou à l’autonomie réduite. Si le choix japonais est clairement celui de la technologie plutôt que l’appel à des travailleurs étrangers, la culture shintô favorise aussi l’acceptation d’une aide robotique : proche de l’animisme, elle honore un esprit dans toute chose, et le robot n’échappe pas à la règle. « Il est vu comme bienveillant, remarque Matthieu Faure, spécialiste de l’interface homme-machine à I2ml et responsable de son living lab d’adaptation de la société au vieillissement. Loin de cet imaginaire européen qui renvoie au tabou de la création, à Frankenstein et autres, où la créature se rebelle contre son créateur. » Cette inclination est aussi nourrie par une forte communication : grâce aux coups de projecteurs sur les dernières avancées réalisées, le pourcentage de personnes « souhaitant l’usage de robots pendant le soin » est passé de 65 % en 2013 à 80 % en 2017, selon un sondage réalisé par Orix Living auprès des plus de 40 ans. Un pourcentage atteint trois ans avant l’objectif fixé en 2015 par l’état-major de la Revitalisation économique du Japon ! DES SOLUTIONS QUI REQUIÈRENT DE NOUVELLES ADAPTATIONS Premier problème à régler grâce à la machine : supprimer le mal de dos des soignants, préserver ainsi leur santé, rendre leur métier plus attirant et donc favoriser un meilleur accompagnement des plus faibles. Avec Robear, le robot à tête d’ours de 140 kg capable de soulever délicatement quelqu’un de son lit pour le déposer dans une chaise roulante, les aidants se voient déchargés d’une des opérations physiques les plus difficiles et les plus fréquentes de leur travail. Néanmoins, malgré sa présence à la une des journaux télévisés du monde entier, sa maintenance et son prix (autour de 200 000 euros) n’ont permis de le déployer que dans 8 % des maisons de retraite. Ses concepteurs espèrent qu’il pourra atteindre un prix raisonnable d’ici vingt à trente ans. « Vu le poids et la force qu’il peut exercer, il y a un risque d’accident, à réduire au maximum, souligne Sophie Sakka, roboticienne et professeure à l’école Centrale Nantes. Tout cela pose de nombreux problèmes qui ne sont pas encore tout à fait résolus. » Pour soulager le dos des aides-soignants, les 97
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exosquelettes, toujours plus légers, se multiplient, comme ceux de Panasonic ou celui d’Ekso Bionics, qui permet à des personnes victimes d’AVC de réapprendre la marche, sans que leur poids ne fatigue un soignant. Plus conventionnel, mais pas moins pratique, le smart walker de RT Works, caddie d’aide à la marche, capte les mouvements de son utilisateur grâce à ses poignées, tout en détectant les variations du terrain. De quoi favoriser des balades exploratoires et préserver l’autonomie des personnes handicapées. D’autres appareillages aident au bain, à l’habillement... Mais ils ont leurs limites, souligne Rodolphe Gelin : « Il y a toujours un équilibre à trouver entre ce que peut réaliser l’ingénieur et ce qui rend vraiment service. Faire des lacets, par exemple, est une opération bien trop compliquée pour un robot. Le choix se portera donc plutôt sur fermer des scratchs sur une chaussure. » Le scratch : premier compromis d’une longue liste en faveur de la machine ? UNE COMPENSATION PHYSIQUE ET UNE AIDE PSYCHOLOGIQUE Deuxième objectif : optimiser le temps de travail. Des capteurs comme DFree, à poser sur le ventre, détectent une vessie bientôt pleine pour prévenir son porteur ou les aidants qui l’entourent qu’il est temps d’aller aux toilettes. Grâce à l’intelligence artificielle et à la compilation des données, le petit appareil permet même, dans une maison de retraite, d’anticiper au mieux les tournées et d’augmenter la qualité du temps passé avec chacun... ou bien de fonctionner avec moins de personnel. D’autres capteurs analysent un sommeil agité afin de prévenir les chutes. Palro, un petit androïde, conduit quant à lui des exercices physiques dans les maisons de retraite, comme un avatar mécanique d’un programme télévisé de gymnastique. « Le premier besoin pour conserver l’autonomie est la stimulation, souligne Frédéric Brun, fondateur de l’association Entr’aide à domicile. Il est fondamental de soutenir l’activité plutôt que de faire “à la place de”. » Le robot peut donc aider, aussi bien à un engagement physique que comme aide psychologique. Ainsi Paro, le petit robot phoque aux grands yeux noirs, réduit-il de 30 % l’usage des anxiolytiques avec un effet qui dure deux heures de plus que les médicaments. Grâce à ses capteurs haptiques sous sa fourrure blanche, il réagit à la caresse comme aux gestes plus rudes, puis émet des sons de contentement ou de surprise. À l’instar d’un animal de compagnie, il recrée du lien, calme. Et à la différence d’un chien ou d’un chat, il ne se fatigue jamais, n’a pas à être nourri… Il est désormais utilisé en France comme dans le monde entier auprès de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. « Les machines pour le soin ont du sens dès lors qu’elles permettent de “faire surgir du sujet”, qu’elles créent un biais grâce auquel le patient se débloque, s’exprime, non seulement accepte les soins qui lui sont prodigués mais devient lui-même un acteur VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
de son propre parcours de soin, assure Cynthia Fleury, professeure de philosophie, titulaire de la chaire Humanités et Santé au Conservatoire national des arts et métiers. Pour un patient en perte d’autonomie, le soin n’a pas uniquement pour objectif de lui permettre de déjeuner ou de faire sa toilette. Il doit le renforcer dans le sentiment qu’il est capable de se reprendre un tant soit peu en main lui-même, qu’il n’est pas condamné à la dégénérescence. L’un des enjeux majeurs est psychologique. Le patient doit se sentir actif et non passif, agent de son propre soin : c’est cela que j’entends par “sujet”. »2 LES AUTISTES DIALOGUENT AVEC NAO Face à ce robot humanoïde, qui mime si bien l’humain, le sujet doit aussi toujours savoir qu’il est en présence d’une machine, sous peine de déception ou même d’humiliation s’il a le sentiment de s’être fait berner quand brusquement la machine se révèle inapte à répondre à ses besoins. « Le robot peut être un accélérateur thérapeutique, médiateur dans un échange simplifié, confortable et rassurant, note Sophie Sakka. Débarrassé des codes ou émotions pouvant brouiller la conversation entre humains, il calme. Avec Nao, l’humanoïde de 58 cm de haut racheté par la société japonaise SoftBank Robotics, la chercheuse a ainsi permis à de jeunes adolescents autistes de développer leurs capacités de communication – « certains sont devenus très bavards ! » – grâce à la programmation et en parlant à travers le robot3. Ces ateliers Rob’autisme ont été élargis aux patients atteints de la maladie d’Alzheimer. « Nao apaise les angoisses. Le programme permet à ces personnes de se reconstruire en tant qu’individu, en “contribuant”. Elles retrouvent une place, analyse-t-elle. Et le personnel soignant semble satisfait. » Sauf que le robot, pour jouer son rôle de médiateur apaisant, doit toujours ici être accompagné d’animateurs ou de soignants. C’est bel et bien l’ensemble du programme et non le robot seul qui provoque des changements. « Il ne s’agit pas de supprimer l’humain, poursuit la chercheuse, mais de savoir ce qu’apportent, et le robot, et l’humain. La première règle est de se souvenir que c’est une machine construite, qui n’est là que parce que nous l’avons voulu, nous et notre société. » L’APPORT POTENTIEL DE LA TECHNOLOGIE POUR RECRÉER DU LIEN Sur un autre registre, le mariage de l’intelligence artificielle et du big data, récolte et traitement de données à grande échelle, permet de diagnostiquer avec précision des leucémies ou des maladies rares. Grâce à la machine, les prévisions comme les connaissances s’affinent. En radiologie, la comparaison d’une radio avec des millions d’autres autorise même à envisager l’évolution d’une pathologie, donc un meilleur traitement. 99
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Autre potentiel, de l’ordre du lien social : à l’université de Bourgogne, cinq étudiants handicapés peuvent depuis cette rentrée suivre les cours grâce à des robots de téléprésence qu’ils pilotent à distance. L’écran, monté sur un pied mobile et équipé d’une caméra, leur permet de voir et d’entendre comme d’être vus et entendus. Il favorise l’interaction mieux que n’importe quelle conférence. L’appareil « crée » de la présence. Tout comme des applications sur smartphones, tablettes ou ordinateurs, telles que Skype, autorisent les grands-parents à avoir un contact plus sensible avec leurs petits-enfants. Le robot luimême propose « une présence, assure Rodolphe Gelin, qui a développé Pepper. La plupart de nos testeurs en parlaient assez vite comme d’un ami, d’un compagnon ». Fin 2017, le petit robot a été expérimenté dans un centre de rééducation et une résidence pour personnes âgées. Objectif : tester pendant une semaine, et auprès de 15 personnes, les effets du compagnonnage 24 heures sur 24 avec la machine humanoïde. Ce sont les personnes âgées qui l’ont le plus apprécié. « Les plus jeunes s’en désintéressaient assez vite, poursuit le chercheur. Mais ceux qui avaient autour de 70 ans avec un accès moins spontané aux outils numériques étaient les plus concernés. Ils ont même développé une vraie capacité à repérer les mots que le robot pouvait le mieux comprendre », analyse Rodolphe Gelin. Les assistants personnels comme Alexa d’Amazon, Siri d’Apple ou Google Assistant, tous connectés à une intelligence artificielle qui répond à toute question par le truchement de haut-parleurs pourront-ils faire office, de la même façon, de « compagnons de conversation » à défaut d’être des présences humanoïdes ? Amazon travaille déjà à des applications de santé, rappels de prise de médicaments ou exercices à réaliser, mises en relation avec des médecins, etc. « L’objet n’a de sens qu’avec l’usage, souligne Matthieu Faure. Des capteurs peuvent enregistrer des signaux faibles comme une moindre utilisation de l’eau, un réfrigérateur moins souvent ouvert… » Ils peuvent devenir « une mémoire et être l’auxiliaire de l’aide à domicile, renchérit Frédéric Brun. Ils permettent d’élargir le champ des interventions, de savoir ce qui s’est passé. Ils tissent une histoire, remettent de la continuité ». Mais seulement quand ils sont utilisés à bon escient. « Si c’est pour être autonome chez soi à regarder son poisson rouge, ce n’est pas sûr que le robot et les outils numériques soient très intéressants, s’inquiète Jean-Marc Blanc. Mieux vaut être dans un réseau social que bardé de capteurs. » Des capteurs comme autant de placements sous surveillance électronique pour le soulagement, d’abord, des plus valides : « Cela permet de laisser de nouveau une liberté de sortie à ma grand-mère qui est atteinte d’Alzheimer », écrit, sur le site d’un vendeur de bracelets avec GPS, une acheteuse satisfaite. L’objet permet de tracer ou de retrouver plus facilement les égarés. Une liberté de sortie qui ressemble néanmoins à une « mise sous conditionnelle »…
1. Voir le dossier de solidarum.org : « Vivre ensemble au Japon ».
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TOUJOURS PLUS DE PROJECTIONS QUI INTERROGENT LES POTENTIALITÉS DU 2.0 « Ce sont des médiateurs de culpabilisation, utiles pour protéger ses proches, poursuit Jean-Marc Blanc. La société est très individualiste et a eu tendance à déléguer le soin des plus âgés “pour qu’ils soient bien”. Aujourd’hui, c’est l’aide numérique qui est dans l’air du temps. » Et les conséquences d’une utilisation massive sont encore mal connues. Le GPS, constate par exemple une étude de l’University College London (UCL), désactive les fonctions de mémoire et de reconnaissance spatiales du cerveau. L’hippocampe fonctionne moins, devient passif. L’appareil se substitue ainsi à une fonction humaine, et les effets de ce remplacement sont encore mal connus : permet-il d’ouvrir d’autres « espaces de cerveau disponible » comme la machine à laver a libéré du temps aux femmes à une époque ? Tout ce que les outils numériques vont permettre ou non reste encore à définir et à expérimenter. Ces outils risquent aussi d’enfermer dans des bulles ou de changer la psychologie humaine. Si le robot offre une présence, « la notion de solitude va changer, soutient le psychanalyste Serge Tisseron. La compagnie ne se définira plus seulement par la présence d’un humain, mais aussi d’une machine. » Une machine capable de vous écouter à longueur de journée, sans vous contredire ni jamais vous surprendre, ne renforcera-t-elle pas la solitude ? Va-t-on finir par préférer sa reposante prédictibilité à la toujours surprenante rencontre avec un être humain ? N’allons-nous pas nous-mêmes nous transformer en objets à force de passivité et de réponses stéréotypées ? Autre enjeu, plus fort dès lors que nous laisserons nos robots et objets allumés sans cesse : à quoi ou à qui serviront les données qu’ils accumuleront à longueur de temps ? À vendre toujours plus de produits et de services ? « Dans dix ans, les machines seront partout, affirme Sophie Sakka. Notre monde valorise ce genre d’outils. Ils nous permettent de nous affranchir de nos contributions à la société. Jusqu’ici le lien social reposait sur la dépendance à l’autre, sur le fait d’avoir chacun la responsabilité d’une tâche contribuant au fonctionnement de l’ensemble du groupe. Cette tâche s’est vue réduite au seul travail et à sa valeur d’échange. Si le travail peut être pris en charge par la machine, que restera-t-il ? » Plus qu’aucune autre, les technologies de l’accompagnement des personnes et du maintien de l’autonomie nous interrogent sur la société que nous voulons bâtir avec elles : plus libre ou plus sécuritaire ? Plus généreuse ou plus économe ? Centrée sur nos besoins de consommations ou sur nos aspirations les plus poétiques ? Un avenir s’ouvre. À nous d’agir pour qu’il devienne un rêve plutôt qu’un cauchemar. Soizic Briand
2. Voir la vidéo de solidarum.org : « Cynthia Fleury : le soin comme bien commun ».
3. Lire l’article de solidarum.org : « Rob’autisme : les adolescents autistes se connectent ».
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EN DÉBAT
Attention au travail ! Pour les personnes dites fragiles, qu’elles sortent d’une maladie longue, d’une errance dans la rue ou qu’elles vivent avec un handicap, le monde du travail s’affiche plus comme un lieu de tensions que d’attentions, un espace dont il vaudrait mieux préserver les plus « vulnérables ». Pourtant, les organisations n’auraient-elles pas à apprendre de l’expérience de la difficulté qu’ont acquise ces personnes a priori plus fragiles ? De leur différence ? Leur présence dans une équipe ne pourrait-elle pas être une source d’invention d’un autre rapport au travail ? D’un autre rapport à l’autre ?
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« Après neuf mois d’arrêt maladie, j’étais impatiente de reprendre mon travail. Je ne m’attendais pas à ce que ce soit si difficile », témoigne Hélène Bonnet, chercheuse à Sanofi France. Il y a eu la fatigue chronique d’abord, certaines tâches sont devenues difficilement surmontables. Le rythme de travail était parfois éreintant. « Au départ j’ai pensé que c’était moi qui n’étais pas suffisamment forte… » Ce qui rendait si difficile son retour au travail n’était pas tant d’ordre physique que mental. « Le retour à la normale ne voulait pas dire grand-chose. Mon rapport au temps et la valeur que je donnais à la relation à l’autre avaient changé. J’avais besoin que l’on me prenne par la main, que l’on m’aide à surmonter mes difficultés physiques, que l’on m’inclut dans un système tout en considérant ce qui avait changé en moi », se souvient Hélène Bonnet. Elle est revenue au travail, chargée de tout ce qu’elle avait appris pendant l’épreuve de la maladie, et elle voulait en faire quelque chose. Mais ses collègues voyaient d’abord en elle une personne fragile, à ménager, la renvoyant chez elle se reposer au moindre signe de défaillance. « Au bout d’un moment on finit par vous protéger du travail en soi, déplore-t-elle, alors que le travail fait partie de la guérison. » LA DIFFICULTÉ D’ÊTRE RAMENÉ CONSTAMMENT À SA VULNÉRABILITÉ Il y a, il est vrai, une difficulté réelle à accompagner un collaborateur qui a subi une tragédie ou une épreuve, comme en témoignent certains managers de Sanofi France : « J’ai besoin d’évoquer nos objectifs. Mais cela a-t-il du sens pour lui après avoir traversé de telles difficultés ? » ; « Elle souhaite que nous ayons un entretien pour aménager son temps de travail, mais comment aborder les réalités professionnelles alors que cela doit lui sembler si futile ? ». Ces questions soulignent le réflexe courant de collaborateurs ou de supérieurs hiérarchiques de vouloir compenser la supposée déficience d’une personne fragilisée sans même lui en parler au préalable. Pour le philosophe Bertrand Quentin1, ces attitudes courantes sont des compensations inopportunes, car elles tendent à exclure la personne vulnérable au lieu d’être véritablement attentif à elle. En fait, explique Hélène Bonnet, « il y a beaucoup de maladresses dans la façon dont les autres se comportent au bureau parce qu’ils n’osent pas vous poser des questions directement et restent dès lors sur des idées fausses. Il y a aussi ceux qui, pensant bien faire, vous donnent des conseils comme s’ils savaient ce que vous viviez… » Bertrand Quentin ajoute que nous avons souvent tendance à ne voir une personne que l’on juge fragile que par le prisme de sa vulnérabilité, à l’image de cet autre témoignage d’un manager de Sanofi France face à quelqu’un venant de perdre son fils : « Il n’avait pas 10 ans ! Je n’ose plus parler avec lui de mes enfants. Même parler tout court est difficile. » Cette « empathie égocentrée » fait obstacle à l’attention à l’autre, nous indique le philosophe, car en ne voyant l’autre qu’à travers VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
ce qui lui manque, on en déduit qu’il est forcément malheureux et que ce qui lui manque est sa seule source de souffrance. Les volontaires qui vont à la rencontre des plus démunis comprennent assez rapidement que l’on n’aide pas une personne qui vit dans la rue seulement en lui donnant un toit. En d’autres termes, on n’aide pas une personne en la réduisant à son problème. On l’aide en commençant par lui donner de l’attention, en la considérant de personne à personne. L’association Entourage, qui a créé un réseau social entre riverains et sans-abri, l’exprime par cet exemple : « Moi Pablo, je ne suis pas SDF. Avant ça, je suis père de trois enfants, je suis peintre, je suis un excellent joueur de pétanque 2. » C’est bien ce dont avait besoin Hélène Bonnet lorsqu’elle a réintégré son travail : qu’on la voie d’abord comme une chercheuse qui aime son métier, c’est-à-dire qui a envie d’être utile aux autres professionnels et à son entreprise sans être ramenée sans cesse à sa vulnérabilité, vue comme une déficience. Mais comment aménager le poste d’une personne pour prendre en compte, et sa vulnérabilité, et ses capacités intactes ou nouvelles ? Comment concilier ces deux approches, ces deux types d’attention à l’autre ? DIALOGUE ET COMPENSATIONS OPPORTUNES Hélène Bonnet est convaincue qu’il faut commencer par partager avec l’ensemble des travailleurs la réalité de vivre avec une maladie ou un proche malade, et créer un espace de dialogue et de médiation pour les collaborateurs qui sont touchés par ce genre d’épreuves. Fin 2016, avec un groupe composé d’une autre patiente, de deux médecins du travail, d’une assistante sociale et d’un DRH (directeur des Ressources humaines), elle crée, avec l’appui du comité de direction, le projet Cancer & Travail : Agir ensemble. L’initiative a cette particularité de s’adresser aussi aux collaborateurs ayant des proches malades et aux managers qui ont été confrontés, au sein de leur équipe, à la présence d’une personne malade. Aujourd’hui, 20 antennes Cancer & Travail : Agir ensemble sont opérationnelles sur les 33 sites de Sanofi en France. D’ici la fin de l’année, il y en aura dix de plus. Chacune est composée d’une équipe pluridisciplinaire : médecin du travail, assistant social, responsable RH, salarié patient, salarié proche aidant, et manager. « Le principe du projet est de déposer une parole, de partager des préoccupations liées au travail, de trouver des solutions concrètes adaptées à la situation d’un malade, de dénouer des malentendus entre manager et malade, etc. », détaille Hélène Bonnet. Ce projet, hébergé par la RSE (Responsabilité sociale d’entreprise) de Sanofi France, fait aussi bouger les lignes d’un point de vue organisationnel en aidant au déploiement de dispositifs qui sont, cette fois, des compensations opportunes, comme le télétravail, le don de RTT entre collègues, etc. Le projet a aussi permis d’améliorer la protection sociale proposée par 103
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l’entreprise à ses salariés : augmentation des remboursements de perruques, de vernis pour protéger les ongles pendant la chimiothérapie, etc. Dans le cas des travailleurs vivant avec un handicap mental, « les compensations peuvent être très simples : des fiches mnémotechniques, la méthode Facile à lire, facile à comprendre, une signalétique adaptée, des repérages spatiaux plus simples, etc. », observe Claire Quintin-Vicquelin, déléguée régionale de l’Agefiph Pays de la Loire (association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées). Christophe Basset, directeur de l’ESAT (Établissement et service d’aide par le travail) Les Ateliers du Landas à Rezé, ajoute que « l’entreprise doit penser des espaces adaptés : un espace d’apaisement, un espace neutre où la personne en déficience mentale peut se réfugier en cas de tensions, au lieu de l’orienter vers l’infirmerie et donc la renvoyer à un statut de malade. » D’autres dispositifs visent à familiariser les équipes de travail avec la réalité du handicap. C’est le cas de Duo Day, une initiative née en Irlande et qui se diffuse en France depuis 2016. Le principe : une entreprise, une administration, une association ou encore une institution organise, le temps d’une journée, la mise en place de duos entre ses collaborateurs volontaires et des personnes en situation de handicap. « De plus en plus d’entreprises expérimentent ce dispositif. Les RH peuvent alors observer ce qui se passe réellement dans la relation professionnelle avec quelqu’un de différent. Et ça, c’est une bonne clé », analyse Christophe Basset. C’est pour cette raison qu’il déplore la tendance croissante des entreprises à faire appel aux ESAT plutôt que d’intégrer des personnes handicapées dans leur effectif. « Séparer les personnes handicapées mentales ou juste différentes des autres, comme cela a été largement pratiqué à l’école, entretient des peurs, dénonce également Bertrand Quentin, des peurs qui s’estompent pourtant rapidement au contact des personnes différentes. » Cette séparation met des freins psychologiques à l’accueil des personnes différentes dans une entreprise. Et « on met alors en place une politique en faveur des personnes en situation de handicap… mais à distance », regrette Christophe Basset. Néanmoins, cette ségrégation, devenue banale, entre vulnérables et valides semble de moins en moins tenable, du moins pour les maladies chroniques et le cancer. En effet, rapporte Hélène Bonnet, on se rend compte « qu’une famille sur trois serait aujourd’hui affectée par le cancer, que trois millions de personnes vivent avec des antécédents de cancer, parmi lesquelles un million ont repris le travail 3», ce qui fait près de 3 % de la population active en France en 2018. Fondatrice de l’Université des patients, Catherine TouretteTurgis ajoute qu’il y a « de plus en plus de phases de stabilisation dans les maladies chroniques contemporaines, voire des rétablissements. On pourrait parler de malades chroniques en bonne santé. Ils devraient alors avoir les mêmes droits que les autres citoyens, ce que l’on appelle les droits de la vie ordinaire : pouvoir VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
travailler, avoir droit au crédit, etc. ». Difficile pour les entreprises d’affronter, seules, cette nouvelle réalité. Catherine Tourette-Turgis estime qu’il faut revoir le système de protection sociale, qui ne permet pas facilement de faire des allers et retours entre le statut de malade et celui de travailleur. Aussi, défend-elle l’instauration d’un revenu thérapeutique universel, « afin qu’un malade chronique puisse travailler lorsqu’il le peut et s’arrêter lorsqu’il en ressent le besoin, avec une neutralisation des ressources. Ce dispositif ferait réaliser des économies au système de santé et contribuerait même à la croissance économique 4 ». En outre, le projet d’Hélène Bonnet ne se restreint pas à la question du « cancer et travail », il vise à convaincre qu’un autre mode de travail est possible dans l’entreprise. « La bienveillance est une porte d’entrée qui va nous aider à modifier les comportements. On attend des impacts bien au-delà des gens qui sont touchés par le cancer », estime-t-elle. Elle est ainsi convaincue et déterminée à faire prendre conscience que « la bienveillance et l’attention à l’autre ne sont pas une perte de temps pour l’entreprise, mais un mode de fonctionnement qui est important pour la santé des équipes et pour le bon déroulement des projets. » Bref, que ce qui est bénéfique pour les malades et proches de malades l’est tout autant, sur le long terme, pour tous les travailleurs et pour l’organisation elle-même. À ce sujet, Bertrand Quentin invite à penser le handicap comme une situation sociale et non physiologique : « Quand vous êtes en fauteuil roulant et que vous entrez dans un bus à plancher surbaissé, votre déficience est la même, mais votre handicap a diminué. Le handicap est un concept évolutif, relatif à la manière dont la société l’envisage . » Et donc à la façon dont il est considéré ou non au sein des entreprises… Sans lunettes et système d’aide à l’achat de produits et de soins optiques, nous serions, par exemple, très nombreux à subir un handicap majeur face à l’ordinateur ou aux documents à lire, dans notre travail au quotidien plus que partout ailleurs. Ainsi, l’aménagement des conditions de travail en fonction de la situation des travailleurs, que ce soit au niveau de l’entreprise ou au niveau de la société, pourrait non seulement réduire le handicap de nombre de personnes vulnérables, mais aussi modifier les comportements au travail au bénéfice de tous. En effet, une meilleure inclusion dans l’entreprise des personnes vulnérables suscite de nouvelles façons de travailler, laisse la place à des approches cognitives alternatives, à d’autres capacités de travail, à d’autres compétences, notamment les fameuses soft skills (compétences sociales ou comportementales, selon la théorie invoquée) qui intéressent tant les entreprises depuis quelques années. VULNÉRABLE… MAIS PLEIN DE RESSOURCES « Une maladie, c’est une expérience tout à fait particulière, c’est tout d ’un coup philosophiquement repenser son rapport au 105
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monde, aux valeurs, au futur, à la vulnérabilité, à la finitude », commente Catherine Tourette-Turgis. À son retour d’arrêt maladie, Hélène Bonnet s’est sentie comme une voyante au pays des aveugles. Elle percevait d’un œil neuf le fonctionnement de son entreprise et les raisons de certains de ses dysfonctionnements. Cette capacité nouvelle d’observation, elle la doit au travail qu’elle a réalisé durant son traitement. Il lui a fallu apprendre à écouter son corps, elle s’est mise à la danse, à la méditation. Il lui a fallu apprendre à écouter les autres, les équipes soignantes, l’expérience des autres patients. Aujourd’hui, elle a compris que l’attention à l’autre et à soi étaient ses deux ressources principales, qu’elle pouvait y puiser les solutions pour surmonter de nombreux problèmes. Lors de son combat contre la maladie, elle a su mobiliser des ressources qu’elle n’aurait jamais imaginé pouvoir mettre en œuvre avant, gagnant en estime de soi, en confiance. Elle a, en outre, accepté et pris la mesure du changement radical que la maladie a provoqué dans sa vie. Tout nouveau changement ne peut qu’apparaître dérisoire en comparaison. Elle a aussi éprouvé, dans sa chair, cette réalité qu’un malade ne peut pas s’en sortir seul, qu’il a besoin des autres, qu’il doit savoir demander de l’aide. Elle a ainsi su reconnaître sa part de vulnérabilité, bien au-delà de sa maladie, comprenant ses limites, ce que les autres pouvaient lui apporter, mais aussi en retour ce qu’elle pouvait apporter aux autres. La maladie entraîne par ailleurs un autre rapport au temps. « Ce changement se traduit par une capacité à se focaliser sur l’essentiel, à aborder sans détour les questions sensibles, à privilégier l’action, l’expérimentation plutôt qu’un long débat sur ce qui pourrait advenir », rapporte Hélène Bonnet. Les malades chroniques, du moins ceux qui en ont la possibilité, développent des compétences sociales, des compétences de plus en plus recherchées et valorisées dans l’entreprise, comme la capacité à s’adapter, à mettre en œuvre des initiatives, à écouter, à s’engager dans un projet, à travailler en équipe, etc. En somme, si le retour au travail des personnes ayant traversé une maladie grave demande des aménagements spécifiques en raison de séquelles, comme la fatigue chronique, leur présence peut susciter une autre dynamique au sein des équipes. Leur motivation peut, en outre, s’avérer bien plus solide, et ce pour une raison simple : travailler signifie, au moins pour un temps, ne plus être malade. Travailler c’est se sentir à nouveau « en capacité de », c’est, comme l’exprime Hélène Bonnet, « reprendre une place parmi la communauté des Hommes et quitter le statut de malade ». Le partage d’une telle tranche de vie peut aider l’ensemble des travailleurs à mieux appréhender autrui. Cela peut aussi libérer la parole d’autres personnes en souffrance, pour les mêmes raisons de maladie, mais aussi pour des raisons dif106
férentes, liées au contexte familial ou social. L’intégration sensible et réfléchie de personnes ayant été malades peut ainsi aider à faire tomber des tabous et des idées fausses. Agir en quelque sorte comme un révélateur et un catalyseur d’une évolution du management, en veillant à ne pas instrumentaliser la présence de personnes fragiles ni à les placer au centre de l’attention. Cependant, il ne faut pas sousestimer la difficulté pour une entreprise, surtout les plus petites, de faire face aux perturbations qu’engendre l’arrivée d’une personne vulnérable au sein d’une équipe. FAIRE COHABITER LES BESOINS DES PERSONNES ET DES ORGANISATIONS Certains malades, dans leur volonté de transformer leur expérience de la maladie en expertise et de la mettre au service de leur entreprise, peuvent se retrouver en décalage avec ce que cette dernière peut leur offrir. La capacité d’une organisation à accueillir selon ses propres souhaits une personne handicapée, revenant d’une maladie ou d’un traumatisme personnel, varie en effet selon sa taille, ses métiers et domaines d’activité. Qu’il s’agisse d’un petit ou d’un très grand commerce, d’une entreprise industrielle ou tertiaire, sur les territoires de la santé, de la culture, de l’alimentaire ou encore du conseil économique, chaque organisation doit composer avec des contraintes spécifiques. C’est bien pourquoi l’intégration de personnes sortant de maladie dans une équipe et une structure peut s’avérer complexe. Il peut y avoir des incompatibilités, des écarts en termes d’attente, des incohérences, certains aménagements de temps de travail peuvent mettre en difficulté d’autres travailleurs, etc. Marie-Ève Martin est créatrice de mode, elle vend ses productions via différents canaux de distribution, dont la petite boutique qu’elle tient à Marseille. Elle y travaille avec Juliette, sa responsable de production, et Caroline, sa vendeuse. Une poignée de semaines après son embauche, Caroline apprend qu’elle est atteinte d’un cancer. « Dans une petite entreprise, il y a une très grande proximité entre les travailleurs, on ne peut pas sectoriser la vie professionnelle et la vie personnelle. Un tel bouleversement a des répercussions sur la boutique et l’ensemble de l’équipe. Caroline était sous le choc, en pleurs, difficile dans ces conditions de faire face à des clients. Nous en avons parlé avec elle et nous avons décidé d’aménager sa mission et son emploi du temps. Cela lui a libéré du temps pour réfléchir à tout ça, à ce qu’elle allait faire et, en attendant, on s’est réparti la charge de travail supplémentaire avec Juliette », raconte Marie-Ève Martin. Au bout de trois mois, elle a fini par convaincre sa vendeuse de s’arrêter : « Elle attendait que je prenne la décision pour elle. Elle n’avait aucun symptôme physique. Le travail était, sans doute, la seule chose à laquelle elle se raccrochait à ce moment-là. Difficile de lui dire de s’arrêter, et en même temps, j’avais une vendeuse qui n’était pas en état de traVISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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vailler. Comment pouvais-je faire ? Je n’ai pas les moyens de payer une personne qui ne travaille pas et une autre en plus pour la remplacer. » Il y a peu, Caroline a repris son travail dans la boutique avec un emploi du temps aménagé afin de poursuivre son traitement. En revenant sur ces derniers mois, Marie-Ève Martin souligne les difficultés qu’engendre la loi en cas de maladie pour une petite entreprise. « En tant que chef d’entreprise, on le vit comme une injustice, c’est trop lourd à porter. Cela dit, ce n’est évidemment rien en comparaison de ce qui arrivait à Caroline et, finalement, ce cadre m’a donné une ligne de conduite et m’a permis de préserver la relation professionnelle avec elle. Car, sans lui, j’aurais sans doute arrêté son contrat de travail. Avec le recul, je suis contente de ne pas l’avoir fait. Mais, pour moi, le prix à payer est celui d’un épuisement professionnel, à force de compenser ses absences et d’anticiper, de m’inquiéter pour la suite. J’ai aussi ressenti un épuisement psychique, car cette histoire a complètement débordé sur ma vie personnelle. Dans une organisation plus grande, Caroline aurait sans doute été arrêtée plus tôt. Dans son intérêt, mais aussi le mien et celui de la boutique, c’est peut-être ce qu’il aurait fallu faire. Mais c’est impossible de séparer affect et travail dans une petite structure comme la mienne. » LES DÉRIVES DE L’ATTENTION À L’AUTRE DANS LE TRAVAIL Cette expérience pose la question du rôle que les organisations ont à jouer dans la santé de leurs collaborateurs. Une certaine doxa, propre à l’époque à venir, pourrait en effet les inciter à des « excès d’attention », mettant potentiellement en jeu l’intimité de chacun. Jusqu’où peuvent ou doivent aller les entreprises ? Dès lors qu’on leur demande d’investir de façon conséquente dans le bien-être et la santé de leurs salariés, comme le préconise Catherine Tourette-Turgis, que seront-elles amenées à demander en contrepartie pour maîtriser le risque économique lié à cet investissement ? Que pourraient-elles exiger à l’embauche : un test génétique ? Que pourraient-elles demander à leurs salariés, parfois même sous la pression de compagnies d’assurance ou d’agents de l’État : de manger équilibré ou de faire du sport régulièrement ? L’attention à l’autre, si elle est prise uniquement à travers le filtre de la santé, peut devenir une façon de modeler les comportements. Car, si elle devient une préoccupation sociale du travail et plus largement de nos sociétés, elle sera proba-
1. Lire l’interview de Bertrand Quentin, page 20, et voir la vidéo de solidarum.org : « Bertrand Quentin : nous sommes tous des handicapés ». 2. Reportage vidéo de solidarum.org : VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
« Un entourage bienveillant des personnes sans abri ». 3. Congrès de santé au travail 2018 et INCa. 4. Lire l’interview de Catherine
blement évaluée au niveau individuel et collectif afin d’inciter les organisations à mettre en place les moyens nécessaires pour devenir des espaces plus attentionnés. Une mesure unifiée de l’attention à l’autre risquerait dès lors de nous faire tomber dans le piège de la « normalisation », c’est-àdire de la mise de tous aux mêmes normes, que celles-ci soient ou non adaptées à la situation. Pourtant, nous dit Yves Citton, professeur de littérature et média à l’université Paris 8, « La réalité humaine de l’attention à l’autre, c’est qu’il y a des attentions de nature, d’intensité, d’apports très différents. C’est le fait que certaines attentions écrasent les autres qui pose problème, mais il faut commencer par affirmer leur pluralité 5. » Préserver les conditions d’une pluralité d’attentions portées par une multitude de personnes semble en effet essentiel, étant donné qu’aucun individu n’est en capacité de faire attention à tout et à tout le monde. Pire, mettre en place des dispositifs collectifs d’attention à l’autre peut se traduire par le déploiement plus ou moins involontaire d’un arsenal de surveillance. Dans le livre Le Cercle de Dave Eggers (Gallimard, 2016), chaque individu est rendu à tout moment transparent par l’omniprésence des caméras, et doit en conséquence être irréprochable. S’installe alors une bienveillance factice, érigée en dogme, car critiquer quelqu’un ou quelque chose peut attirer l’opprobre des autres, alors que flatter ou féliciter quelqu’un ne comporte aucun risque. Dès lors que des élans altruistes deviennent des injonctions, ils peuvent se muer en cauchemar, d’autant plus que ces élans sont rarement dénués d’intérêt, que cela soit celui d’un individu ou d’une organisation. Par exemple, l’un des arguments récurrents du « bonheur au travail » serait qu’il augmente la productivité des travailleurs. Il faut donc garder à l’esprit que l’attention à l’autre pourrait, un jour, devenir un indicateur indirect de performance. Il faudrait alors devenir performant en attention au travail. Dans ce cas-là, ceux qui demandent le plus d’attention, ou une attention qui n’a pas encore été pensée en termes d’organisation, pourraient, par effet secondaire, se voir refuser l’entrée de crainte qu’ils n’augmentent trop la difficulté, et donc qu’ils fassent baisser l’indicateur d’attention à l’autre. Enfin, la capacité à faire attention à l’autre va de pair avec la nécessité de faire attention à soi. En effet, on ne peut pas faire porter entièrement aux autres la responsabilité de faire attention à soi au travail, cela serait de l’infantilisation et donc une compensation des plus inopportunes... Chrystèle Bazin
Tourette-Turgis, page 16, et voir la vidéo de solidarum.org : « Catherine Tourette-Turgis : le pouvoir d’agir des malades ». 5. Lire l’interview de d’Yves Citton,
page 14, et voir la vidéo de solidarum.org : « Yves Citton : les paradoxes de l’attention à l’autre ».
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L’AFFECTION UNE NOUVELLE INÉDITE DE RÉGIS ANTOINE JAULIN Régis Antoine Jaulin a été journaliste puis concepteur de jeux vidéo avant de devenir scénariste. Il a publié en 2013 aux éditions Mnémos une genèse fictive, Le Dit de Sargas, Mythes et légendes des Mille-Plateaux, avant de participer, chez le même éditeur, à l’écriture collective de Jadis, un ouvrage illustré récompensé en 2016 par le Prix Bob Morane. Il nous propose ici, à travers cinq témoignages, le récit documentaire d’une étrange épidémie.
Mircéa [1]. Dans l’hôpital, quasiment toutes les équipes étaient infectées depuis plusieurs mois. On l’ignorait, évidemment ! Il faut bien comprendre qu’en milieu hospitalier, hormis peut-être les jeunes médecins ou les jeunes infirmiers en tout début de carrière, on a tous appris à maintenir à distance les malheurs de nos patients... On se préserve sinon ça nous dévore... Mais là, tout le monde semblait avoir oublié cette règle de base. Et comme depuis dix ans, on a tous été formés à la gestion du burn-out, on voyait bien que le personnel était en souffrance – anormalement en souffrance – de ne pouvoir consacrer plus de temps aux patients. On sait tous jongler entre les urgences et cette empathie qui est nécessaire au bien-être du patient… Et au nôtre ! Voler du temps au temps pour être le plus humain possible, pour rassurer, pour réconforter, c’est ce qui donne du sens à nos métiers... Mais là, du temps, on n’en avait jamais assez pour les malades. Et bref, tous les signaux d’alerte étaient au maximum sans qu’on arrive à déterminer l’origine du problème. On cherchait, on réfléchissait sans rien trouver… Et puis le directeur de l’hôpital a commencé à accepter toutes nos requêtes et à arbitrer en notre faveur sans plus nous parler de réductions des coûts. Là, nous nous sommes vraiment inquiétés. Ça semble amusant à dire comme ça… Mais ces décisions mettaient vraiment en péril sa carrière et l’équilibre financier de l’établissement. C’était bizarre, il ne se ressemblait plus... C’est un ami, je l’ai forcé à voir le psy, on lui a même fait une IRM du cerveau et on a décidé d’un bilan complet. Et c’est comme ça, oui, un peu par hasard, que l’on a découvert ce virus qui était bien caché et bien malin. Mickael [1]. Comment je m’en suis rendu compte ? Eh ben, petit à petit, comme tout le monde... Mais c’est au… chez le coiffeur que j’ai compris que ça déconnait. Un coiffeur un peu luxe, hein, pas un boui-boui ! J’allais là-bas de temps en temps, ce n’est pas loin. Je connaissais le patron et son apprentie, une beurette sympa que j’aimais bien. Bon, j’arrive, je m’installe, le shampoing, tout le tralala, et quand elle commence à me couper les veuch, je vois qu’elle a un bandage sur sa main – sa main droite, hein, celle qui tient les ciseaux. À regarder le pansement de près, je vois bien que toute la paume semble entaillée… Je m’inquiète un peu de ce qui lui est arrivé et là, le patron, il l’engueule d’avoir fait « nimp » durant le week-end. Je papote pour détendre l’ambiance, on rigole un peu et puis je me rends compte que ça lui fait mal quand elle utilise les ciseaux. C’est douloureux dès qu’elle les serre. Et elle pleure même ! Je vois les larmes qui coulent sous ses yeux. Elle essaye de les retenir, mais je les vois. C’est hyper bizarre ! T’as pas envie que quelqu’un chiale en te coupant les cheveux ! Elle devrait être en arrêt la meuf ! Comme je suis un peu anar, je fais une petite vanne au patron en le traitant d’exploitant, tout
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ça, mais en souriant hein ! Lui, ça ne le fait pas rire du tout. Et là, elle me chuchote de ne rien dire sinon elle va perdre sa place… Moi, je suis comme un con. Je me dis que je devrais me lever et partir, même si j’ai la moitié des cheveux coupés. Mais je suis coincé : je n’ai pas envie quelle soit virée, la petite, je ne sais plus quoi faire. Je la regarde dans le miroir avec ma tête d’abruti, surtout que j’ai une pince dans les cheveux… Et je te jure, je me suis mis à pleurer. Je ne pleure jamais. Jamais ! Enfin, je ne pleurais jamais… Mais là, j’ai chialé. Pour elle. Et elle, elle pleurait toujours, mais parce qu’elle avait mal. Ça nous a fait un peu rire… Et c’est là, tu vois, des mois après, je me suis dit, putain, mais à ce moment, je l’avais déjà chopé le virus dont ils parlent à la télé. Comment ça finit ? Ah ben pas de pitié : le patron, il me fait payer, merci au revoir. Et je suis repassé devant le salon quinze jours après : il l’avait virée. Il est immunisé, lui ! Le virus, jamais il le chopera ! Hocine [1]. Je monte dans le train, un peu à la dernière minute. Je devais aller voir une copine, une fille super mignonne, pour le week-end. Le train, c’était un train régional, pas un TGV – heureusement ! J’entends le coup de sifflet du contrôleur, la sonnerie, les portes se ferment et le train démarre, lentement. Et il y a un monsieur, la quarantaine, qui arrive en courant sur le quai. Il me voit, il continue à courir et il me fait signe d’arrêter le train en mimant le geste de tirer sur la poignée d’arrêt d’urgence. Je ne le fais pas, évidemment ! Je lui dis avec les mains que non, je ne peux pas faire ça. Et il me supplie, tout en continuant à courir. Je revois encore sa tête... J’ai eu l’impression que toute sa vie en dépendait. Et je l’ai fait. J’ai arrêté le train. C’est fou ! Si tu n’es pas influenzé, tu ne le fais pas. Le type, il ne m’a même pas dit merci, il est monté dans un autre wagon, il s’est planqué, je ne sais pas, je ne l’ai jamais revu… Moi j’ai eu droit à un petit procès, une amende, 2 000 euros quand même, 2 150 exactement. Mais je ne lui en veux pas à ce gars-là. Je préfère avoir vécu ça plutôt que d’être encore le petit con que j’étais à l’époque. Parce que, pour moi, ça a été le début de la grande révélation, le début de… Comment dire… De mon apocalypse personnelle. Aurélie [1]. Moi, je fondais tout le temps en larmes devant ma télé. Je regardais un reportage sur les abattoirs, je devenais vegan ! Quand ils ont annoncé la mort de Brigitte Bardot, j’ai cassé mon PEL pour remplir les caisses de la SPA et de sa fondation… Et je suis devenue complètement folle sur Facebook. J’ai relayé je ne sais combien d’appels au boycott de tel produit derrière lequel se cachait le travail d’enfants ou de tel truc mauvais pour la planète… Aujourd’hui, je ne la regarde plus, la télé, ce n’est plus possible, je n’ai plus assez de sous ! Mircéa [2]. Oui, de façon très caricaturale, vous pouvez dire que le virus est un booster d’empathie. Pour en tirer le portrait à gros traits, disons qu’il influe sur l’hypothalamus et augmente considérablement la production d’ocytocine. C’est un neuropeptide qui accroît l’envie de liens affectifs. Dans sa forme artificielle, on en administre, par exemple, aux mères victimes du baby blues – ça provoque aussi de façon très efficace les montées de lait. L’ocytocine diminue surtout l’anxiété et par conséquent nos peurs et le rejet de l’autre ou de ce que l’on ne connaît pas. Mais nous n’en sommes qu’au tout début de nos recherches sur les impacts comportementaux de l’ocytocine. Regardez autour de vous ! Chaque individu réagit d’évidence à sa façon. Aurélie [2]. J’étais serveuse à Paris, à l’époque, avant que le virus ne soit identifié. Et c’est vrai que c’était bizarre, on était en novembre, mais les gens étaient en été dans leur tête. C’était super pour les pourboires, ha ha ! Je me souviens, les gens se souriaient dans le métro, même sur la ligne 13. Sur la ligne 13 ! On aurait dû se douter que quelque chose ne tournait pas rond ! Surtout que les Parisiens ne sont pas connus pour être particulièrement sympathiques… Et en même temps, chaque jour, j’étais désespérée par toutes ces personnes qui dormaient dans la rue. Heureusement, les gens se sont mis à leur parler et à leur donner des billets… Des billets !
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À des SDF ! Même moi qui arrivais de province, je trouvais ça un peu bizarre… Mais ça me semblait aussi super normal que tous ces gens qui avaient de la place chez eux accueillent des migrants. Je l’aurais fait volontiers aussi, mais bon, je vivais sur le canapé d’une copine… Enfin voilà, c’était une période étrange, à la fois très joyeuse et très dure. Au bar, on en rigolait avec un client qui me disait que quelqu’un avait dû verser de la MDMA dans l’eau du robinet ! Hocine [2]. Ça m’a chamboulé mais d’une force ! J’avais vingt ans et je ne me rendais pas compte à quel point j’étais salaud avec les filles. Je ne m’en rendais pas compte ! La copine que j’étais allé voir en prenant ce fameux train, je l’avais larguée je ne sais combien de fois comme un bâtard, sans du tout réaliser ce que je lui faisais endurer… Et là, d’un coup, je vois tout ce qui ne va pas dans mon comportement. Mais comment j’ai pu faire ça ? J’en ai pleuré, d’abord pour ma pomme, évidemment… Et puis je me suis excusé. Auprès d’elle et de celles qui voulaient bien encore me parler. Maintenant, je ne mens plus. La sincérité, à tout moment, c’est le plus simple. Et je suis tellement heureux d’avoir compris que la grande joie en amour, c’est de faire attention à l’autre… Mais tout ça, il faut qu’on l’apprenne aux petits garçons : moi, on ne m’avait rien dit, hein ! Quand j’étais petit, s’il y avait une bagarre à l’école, ma sœur, on exigeait d’elle qu’elle aille s’excuser et qu’elle pardonne. Moi, on me demandait si je m’étais bien battu... Ce n’est plus possible, ça ! Et on ne peut pas compter que sur le virus pour changer nos cultures ! Il faut que chacun d’entre nous prenne conscience du chemin qu’il y a à faire. Et ce chemin vers plus d’empathie, je crois que c’est le seul qui vaille dans une vie d’homme. C’est désormais le mien en tout cas. Mircéa [3]. Oui, bien sûr, j’ai été contaminé aussi. Sans d’abord le réaliser. Pour l’anecdote, à l’hôpital, une infirmière m’a raconté, après qu’on eut découvert le virus, qu’un jour elle m’a vu entrer dans une chambre et qu’au lieu de lancer mon tonitruant « Comment il va ? » au patient, je lui ai dit « Comment allez-vous ? » tout doucement. Ça l’avait marquée – elle avait cru que l’état du patient s’était aggravé… Mais c’est en dehors du travail que tout a changé. J’ai commencé à beaucoup m’occuper de mon fils autiste… Enfin, à m’en occuper autant que mon épouse ! Il était temps ! Aurélie [3]. Dans le café où je travaillais, le manager ne nous gueulait jamais dessus, même si on traînassait. Parce que quand on demandait aux habitués : « Ça va ? », ils nous répondaient vraiment, ils nous racontaient leurs problèmes, leurs bonheurs, on papotait, on prenait le temps de faire attention et on racontait nos vies aussi… Les autres clients attendaient, mais ils étaient cool, hein ! Le manager était vraiment détendu, il devait être contaminé aussi… Et sinon – ça, il faut que je vous le raconte – dans le bar, tous les soirs, il y avait bien au moins trois ou quatre dates. Quoi ? Les dates ? Oh ! la la ! Mais vous êtes vraiment vieux, vous ! Ce sont les rendez-vous que les gens se donnent en se connectant sur Tinder ou sur d’autres applications. Et donc, nous, ben, on voyait les gens se draguer… En temps normal, on arrivait à deviner tout de suite si ça allait le faire ou non. On prenait même des paris avec les collègues ! Mais là encore, c’est devenu différent. Au lieu de frimer et de se vanter, eh ben, les petits couples, les petits futurs couples, ils se lançaient dans des conversations vraiment intimes. Ils se dévoilaient super sincèrement. Et les gars écoutaient ! Ça c’était dingue ! Tout ce ballet, d’habitude, c’est pour les plans cul, c’est un peu lassant à observer, mais là, ça devenait vraiment touchant… Tout le monde irradiait un peu d’amour… C’était vraiment le printemps en hiver ! Moi, je suis devenue un vrai cœur d’artichaut. Je n’ai pas arrêté de tomber amoureuse – et de plusieurs gars à la fois, ça m’a posé un tas de dilemmes terribles ! D’après ce que j’ai lu, c’est une conséquence de cette fameuse ocytocine : il y en a que ça rend super fidèle… Bon ben… Pas moi, ha ha ! Je suis super in love mais de plein de gens ! Enfin, non, pas plein. Mais là, aujourd’hui, au moins de deux ! Un et une, ha ha !
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Mickael [2]. Si c’est depuis cette histoire de coiffeur que je porte les cheveux longs ? Ouais, peut-être ! C’est surtout depuis que je n’ai plus de patron. Tu vois, à l’époque, j’étais serrurier. À Paris, c’est parfois le beau boulot d’enculé : tu attends que des pigeons perdent leurs clés ou les oublient chez eux et quand ils sont bien en galère, la nuit, tu factures mille balles l’ouverture de porte et le changement de serrure. Tu leur mets un Smic direct dans la gueule ! Moi, je ne pouvais plus... Une fois, c’était une dame avec son môme. Elle l’avait juste claquée, sa porte… Alors j’ai glissé une radio entre le bâti et l’ouvrant pour sortir le pêne de la gâche, j’ai un peu secoué et j’ai ouvert, voilà ! J’ai facturé le déplacement et puis basta ! J’ai tenu encore deux mois et puis j’ai lâché quand j’ai rencontré Aurélie, au bar… Je n’en pouvais plus, je te jure… Catherine [1]. S’il y avait un problème ? Vous plaisantez ou quoi ? Dans le département et dans ma boîte, partout, on a vu les rendements et les marges baisser et pas qu’un peu ! Quand on a su d’où venait le problème, on n’en revenait pas. Les DRH, ils nous remontaient bien des histoires bizarres, mais merde, un putain de virus qui transformait les gens en fiottes ! Non, n’écrivez pas fiottes, mettez autre chose sinon les syndicats vont me tomber dessus… Alors, oui, les gars du Medef, je les ai rejoints tout de suite quand ils ont réclamé que soit déclaré l’état de catastrophe naturelle pour compenser nos pertes. Je n’ai pas hésité une seconde ! Mais rien ! Nada ! Le Gouvernement, l’Assurance maladie, ils nous ont sorti leurs prétextes à la con et on en a été de notre poche… Comment ça, ce n’est pas une catastrophe naturelle ? Vous voulez voir mes bilans ? C’est une catastrophe ! Et un virus, ce n’est pas naturel, peut-être ? Mickael [3]. Mais ils n’ont peur de rien, les gars ! L’état de catastrophe naturelle ! Avoir un peu d’humanité, c’est une catastrophe ? On est influenzé, comme ils disent, mais putain, on peut juste être un peu humain, là ? Et qu’ils ne comptent pas sur moi pour prendre leur traitement – je suis mieux comme ça, je vais te dire… Même si, hé hé !, je soupçonne ma belle-mère de vouloir le refiler en douce à Aurélie, le traitement… Faut voir comment elle me regarde, la belle-doche ! Comme si je n’étais pas assez bien pour sa fille et vas-y que « gnagnagna, on ne se serait jamais mis ensemble s’il n’y avait pas eu le virus ». Mais merci le virus ! Moi je suis content ! Même si on est en amour libre, comme elle dit, la petite… Catherine [2]. Aujourd’hui, on se bat pour que ce soit légal de faire des tests de dépistage sur nos employés et puis à l’embauche, surtout. Même si on les repère vite les influenzés avec leurs petites remarques à la con durant les entretiens… Mais les administrations nous font encore chier, comme quoi le dépistage, ce serait de la discrimination ! De la discrimination, mon cul ! On veut que les gens bossent, pas qu’ils se posent des questions ! Ou alors qu’on nous donne des compensations pour les embaucher ou les garder, comme avec les handicapés ! Surtout que c’est contagieux, bordel ! Con-ta-gieux ! Si vous avez un employé malade, les autres suivent… Moi ? Si j’ai peur de l’attraper, le virus ? Oui et non. Je crois qu’on est plus ou moins résistant culturellement. Vous savez, j’ai été élevée dans les bonnes valeurs. Mon père, le travail, il savait ce que c’était, et mes enfants, ils le savent aussi… Hocine [3]. Dès que j’ai su que j’avais le virus, je me suis posé et j’ai réfléchi. J’ai compris ma chance et mon devoir aussi. Celui de devenir un agent propagateur. J’ai dit adieu aux études – papa, maman, je vous rembourserai un jour, promis – et j’ai pris mon sac à dos en me disant que j’allais commencer mon tour du monde par les États-Unis, avant d’enchaîner tous les pays où j’ai le sentiment que les gouvernements déconnent. Je n’accuse pas les gens de ces pays, hein, mais ils votent quand même, ces gens… Je me suis fait une carte des bleds bien réactionnaires… Et je me balade partout pour diffuser le virus et la bonne parole. Ce n’est pas une maladie, tu sais, c’est un miracle. Et je crois qu’il arrive au bon moment : c’est notre chance pour sauver la planète et pour qu’on adopte, tous, les trois lois de l’Anthropocène. Tu ne connais pas ? Un, tu
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ne dois pas être nuisible à la nature. Deux, tu ne dois pas être nuisible à l’être humain. Trois, si tu es nuisible temporairement, il faut que tu compenses et de beaucoup ! Ce n’est pas compliqué ! Et on y arrivera quand tout le monde sera contaminé ! Alors, tu vois, j’embrasse tout le monde ! Partout ! C’est devenu ma vie ! Et je n’arrêterai pas ! Jamais ! Viens dans mes bras si tu veux ! Comment ça, non ? T’as peur de quoi ? Viens là ! Mircéa [4]. Bien sûr, je suis contre leur traitement. On joue aux apprentis sorciers ! Et Mon Dieu, un traitement pour réduire l’empathie des gens, quelle folie ! C’est aussi ignorer que les virus ont depuis toujours influé sur l’évolution des espèces, y compris sur l’Homo sapiens et ses prédécesseurs… Je crois qu’il faut qu’on accepte que des humains puissent fonctionner autrement. Je le dis en tant que médecin et en tant que citoyen. C’est aussi ce que m’apprend mon investissement dans les associations qui se consacrent à l’autisme. Plus ça va, moins j’envisage les autistes comme une part malade de l’humanité, mais bien comme une part différente. Et les influenzés, c’est peut-être une autre branche, nouvelle, de cette humanité. Nous entrons juste dans une période étrange de cohabitation – comme du temps de Néandertal et de Cro-Magnon... Catherine [3]. Ils planchent sur un vaccin en plus du traitement ? Ah ben voilà enfin une bonne nouvelle ! Bien sûr, je me fais vacciner dès que c’est en vente ! Et mes enfants aussi, je les vaccine sans hésiter ! Et mes petits-enfants aussi, dès le berceau ! Faudrait même qu’il soit obligatoire, votre vaccin, si on ne veut pas que l’économie s’effondre ! Vous avez vu la croissance ? Et la compétitivité ? Faut vacciner tout le monde ! Sinon, quoi ? On va tous devenir des bobos ? C’est ça qu’ils veulent ? Des bobos et des écolos partout ?! On va crever la gueule ouverte si on n’a plus de croissance ! On va dans le mur, là ! Il n’y a peut-être déjà plus que ce vaccin pour nous sauver, bordel ! Et en attendant, nous, on bricole ! Tenez, là, je regarde pour transformer la boîte en coopérative… Ça fait gaucho, hein ?! Mais ça m’évite d’ouvrir le capital à des inconnus et ça remotive les troupes, toutes les expérimentations le disent… Quoi ? Mais non, je ne change pas ! C’est une décision rationnelle ! Qu’est-ce que vous imaginez ? Ho ! Arrêtez, vous me faites peur avec votre petit sourire en coin là ! Hooo ! Vous n’êtes pas infecté, vous, au moins ? Si ? Non ? Dites-moi que non ! FIN
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Et si… le monde numérique devenait libre et ouvert à tous ? Les logiciels libres et le mouvement open source luttent contre les boîtes noires, prônant le partage des savoirs et le « faire ensemble ». Mais l’ouverture des codes est-elle vraiment un gage d’ouverture aux autres ?
D
ans les années 1980, l’informatique devient grand public avec l’IBM PC, le Macintosh d’Apple et le système Windows de Microsoft. Cette généralisation s’accompagne d’une dissimulation des codes sources des programmes, rendant les systèmes incompatibles les uns avec les autres. Pour Richard Stallman, un hacker de la première heure, ces programmes propriétaires privent leurs utilisateurs de libertés essentielles : liberté d’utilisation, liberté de diffuser tout ou partie du programme et liberté d’accéder, de modifier, d’adapter, d’améliorer le code du logiciel. Pour lui, seule l’ouverture du code garantit que tout utilisateur puisse profiter en toute confiance d’un logiciel et, potentiellement, se le réapproprier. Il lance alors en 1983 le mouvement du logiciel libre avec la licence GNU, à partir de laquelle va se développer une multitude de programmes libres, dont l’embléma-
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tique Linux. À la fin des années 1990, les développeurs se concentrent sur le volet technique du libre : l’ouverture du code. Ainsi naît l’open source, désormais pratiqué par des programmes majeurs, tel le système d’exploitation mobile Android. Mais qu’en est-il aujourd’hui sur un terrain plus social ? Catherine Guillard est administratrice système et cofondatrice de la Librerie solidaire1, qui accompagne les acteurs de la solidarité sociale dans l’utilisation de solutions libres. « Je ne vois pas ce qui peut exister et qui ne soit pas remplaçable par une solution open source, en particulier dans les innovations sociales et tous les projets d ’intérêt général, dit-elle. Hier, je suis tombée sur un logiciel qui gère la projection dans les cinémas… Le libre permet aussi de répondre à des besoins publics, à l’image d’OpenCimetière qui a été produit pour une commune et qui sert à présent à d’autres mairies. »
UN MONDE OUVERT AU PARTAGE ET À LA CONTRIBUTION Cet élan d’ouverture s’est décliné dans la production de marchandises avec l’open hardware, dans les données avec l’open data (mise à disposition de données publiques) ou encore dans le partage des connaissances avec l’open innovation, l’open science, etc. Ce mouvement général repose sur la libre circulation des savoirs, l’accessibilité au « faire » et la coopération entre pairs. « Dans le pair-à-pair, il n’y a aucun lien de subordination, ce qui prime c’est l’élan contributif et chacun décide de ce qu’il est en capacité de faire, sans besoin de le justifier a priori. Il y a un principe de confiance qui est facilité par les dispositifs numériques qui rendent l’erreur acceptable puisqu’il est toujours possible de revenir en arrière », témoigne Maia Dereva de la P2P Fondation2. Cette capacité du pair-à-pair à faire une VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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place à chacun s’appuie sur une organisation qui n’est pas exempte de hiérarchies, mais qui repose sur la reconnaissance des compétences entre pairs. « Quand des salariés transforment leur entreprise en coopérative, cela ne les empêche pas de recruter un directeur, mais la direction est une compétence de coordination et non un organe de pouvoir. C’est la même chose dans le pair-à-pair », précise-t-elle. Grâce à cette accessibilité, le monde de l’open fonctionne comme une deuxième école, une façon d’acquérir des savoirs sans passer par les institutions, de casser les barrières à l’entrée du monde de l’informatique ou de la production en général, à l’image des fablabs et des makerspaces. Ainsi, en Colombie, dans le fablab Utopiamaker « des jeunes handicapés apprennent à construire leurs propres prothèses avec des imprimantes 3D, à partir de modèles open source trouvés sur internet. Ils les adaptent à leurs besoins et envies : une prothèse pour jouer de la guitare ou pour faire du vélo, etc. », raconte Philippe Parmentier, à l’initiative de ce fablab. L’open source est aussi une façon de rendre des solutions financièrement accessibles, les ressources étant majoritairement gratuites. En outre, au lieu de réinventer la roue, l’open source s’appuie sur ce qui existe afin de l’améliorer. Ainsi Nicolas Huchet, amputé d’une main, travaille avec l’aide de makers sur le projet Bionicohand, une prothèse avec capteurs sensoriels accessible à tous. L’utilisation de l’open source leur permet de diviser le coût de production par cent et de s’appuyer sur des technologies inventées par d’autres. La main bionique, une fois finalisée, sera elle-même en open source. C’est le principe de l’économie du partage en opposition à l’économie de la rente, symbolisée par les brevets.
1. Lire l’article de solidarum.org sur la Librerie solidaire ou son site lalibrerie-solidaire.org. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
UN MONDE OPEN POURTANT TRÈS FERMÉ DANS LA PRATIQUE Ce monde du partage et de la libre contribution devrait convaincre toute personne œuvrant pour un monde plus solidaire, plus équitable ; toute personne se sentant exclue de la société, du marché. Mais, si l’open source a permis au libre de gagner en efficacité, sa focalisation sur la technique l’a sans doute éloigné de ceux à qui il s’adressait en premier lieu : tous les autres, qui ne développent pas. Le libre reste, en effet, très circonscrit au monde de l’informatique et se compose majoritairement d’hommes, même si d’une multitude de nationalités. « Il y a dix ans, on dénombrait à peine 2 % de développeuses dans l’open source, cela commence à bouger, mais le nombre de femmes reste marginal, bien plus que dans le monde du logiciel propriétaire, déplore Catherine Guillard. Nous n’arrivons pas à convaincre les acteurs de l’économie sociale et solidaire d’utiliser des logiciels libres alors qu’ils défendent les mêmes valeurs de partage et d ’équité sociale que nous. On manque sans doute d’un langage commun pour se comprendre. » Le projet de société du libre a néanmoins connu un regain d’attention auprès d’un public non initié suite aux débats autour des données personnelles et des différents scandales3 qui ont révélé les dangers de la centralisation des données. Et il existe désormais des services alternatifs pour les personnes qui refusent la captation de leurs informations personnelles par quelques entreprises dont les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). « Les logiciels libres ne permettent pas forcément de protéger les données, mais on est sûr que l’exploitation des données ne constitue pas le modèle économique du service. Quand on entre dans l’état d’esprit du logiciel libre, on prend conscience de l’impact de l’informatique dans
2. Propos recueillis à Numérique en Commun(s) à Nantes le 13 septembre 2018.
sa propre vie, on est plus vigilant et on est assuré que quelqu’un quelque part vérifiera s’il y a des mouchards dans le code et alertera les autres. La faiblesse du libre, c’est que si j’envoie un mail à un ami qui est sur Gmail, malgré tous mes efforts, Google aura mes données. Le libre te pousse à considérer l’interconnexion aux autres et le risque qu’on fait prendre aux autres en laissant ses données sur internet sans s’assurer de ce qu’elles deviennent », explique Catherine Guillard. Cette attention réciproque, qui demande de protéger ses données pour ne pas exposer celles de ses proches, reste, cependant, trop marginale. Aujourd’hui, le libre reste insuffisamment utilisé par la population pour avoir un impact à la hauteur de ces enjeux. COMMENT SORTIR LE LIBRE DE SA « GEEKITUDE » ? Il faudrait réussir à embarquer d’autres types de motivations et de compétences dans les communautés du libre, impliquer une population plus large dans sa production. L’une des clés serait sans doute de rendre l’engagement dans le libre aussi mobilisateur pour d’autres métiers que ceux du développement… Par exemple les graphistes, les juristes ou pourquoi pas le monde médical, qui tous doivent composer avec le numérique et les dérives de certains de ses acteurs. Enfin, il faudrait peut-être revenir aux origines sociales du libre. En effet, à l’image du bio qui n’est pas qu’une méthode de culture, le libre n’est pas qu’une méthode de développement. Le libre propose un modèle de société plus respectueux des autres, plus solidaire, plus attentif aux impacts sociaux et environnementaux. Faire un pas vers le libre, c’est, au fond, soutenir le « faire ensemble ». Chrystèle Bazin
3. Par exemple le scandale PRISM qui a révélé la surveillance massive opérée par les États avec la complicité des
GAFAM ou celui de Cambridge Analytica et Facebook.
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RELIANCE UNE NOUVELLE INÉDITE DE SABRINA CALVO Sabrina Calvo est une écrivaine, dessinatrice et conceptrice de jeux vidéo transgenre. Elle est l’auteure de plusieurs romans parmi lesquels Sous la colline (La Volte, 2015) et Toxoplasma (La Volte, 2017), Grand Prix de l’Imaginaire et Prix Rosny aîné en 2018. « Mais dissipons le voile pluvieux qui cache nos figures immortelles, et embrassons le monde de notre regard illimité. » Aristophane, Les Nuées L’ESSAIM : Laissez-nous vous conter l’avènement des Jours Heureux. Ensemble, humain et poussière, créons un monde nouveau. Scellons ce pacte d’un baiser d’atomes. Il a bandé ses yeux d’un antique chiffon. Il n’est pas tout à fait Tirésias, simplement fatigué de voir. De ses lèvres s’échappe une litanie. « On parle encore d’une époque où la mise en mesure du monde avait créé une réalité chiffrée, optimisable du réel. Une époque où l’on s’extasiait de la victoire des diagnostics des Intelligences Artificielles sur ceux des docteurs. Où l’on encourageait, forçait, finançait la collaboration entre humains et IA en oubliant tout de la collaboration entre humains, ce concept obsolète jeté aux chiens de la compétition, abandonné dans la fausse jungle en plastique du darwinisme social. Tout donnait une limite à l’infini du sensible imaginaire. C’était la fin de notre civilisation, et ceux qui l’ont vue venir furent traités de Bisounours. L’hôpital est un lieu de résistance : ils ont voulu nous en retirer l’humain, sans comprendre que ce lien fondamental entre vivants ne peut pas se reproduire par la seule technologie. L’attention, le soin, le rapport étroit entre deux êtres ; savoir qu’il y a quelqu’un qui connaît la souffrance, qu’on peut se sentir compris. Un partage d’expérience impossible avec une abstraction. Et c’est bien votre faute, si on en est arrivés là. » Derrière la table de verre, les Trois Bienveillants Techniciens (TBT) clignent des yeux. L’Expert tente une première approche. « Et vous pensez être la solution ? – Non. Je ne suis que l’hôte d’un destin plus grand que moi. Le Consultant tousse. – Pourtant, ce que vous avez fait là-haut pourrait tout changer. – A déjà tout changé. Le Spécialiste se penche en avant, ses doigts d’arachnide formant une toile paranoïaque audessus de ses fiches. – Rien ne va sortir de cet institut, et vous le savez mieux que personne. À notre connaissance, le phénomène est contenu aux soins du troisième étage. Maintenant que Jabbour a disparu, vous êtes la clé de toute cette affaire et nous voulons établir une responsabilité. Si vous n’avez rien à vous reprocher, si vous n’êtes qu’un cobaye, un pion, alors c’est dans votre intérêt de collaborer. » Tirésias étire un sourire parfait sous son bandeau. Ses dents scintillent dans la lumière, égales, blanches, enchâssées dans une gencive rose de pamplemousse. TBT grogne.
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Les véritables origines des Jours Heureux, contamination conviviale d’un regard neuf sur le monde, sont aujourd’hui encore plongées dans un brouillard opaque. La nature exacte du processus biotechnologique qui avait accompagné ce mouvement social n’est encore que suppositions dans l’œil des fous, d’une presse sanguine avachie sur ses doutes. Quelques voix s’étaient élevées au cours de la dernière décennie pour dénoncer le verrou gouvernemental sur ce qui s’était réellement passé à l’Institut d’optique Jabbour – épicentre de la déflagration qui allait emporter le système de santé français, puis du monde. Mais ces maigres filets de pisse dans une mer silencieuse n’avaient fait que renforcer l’emprise du vieux monde sur ses privilèges. Pris dans leur existence de vitesse, les citoyens n’avaient rien vu. On les avait dépossédés de leur humanité. On leur avait vendu démocratie et bien commun au rabais. Détruit, le tissu intime de leur simulacre de société éclairée. L’ESSAIM : Nous avons deviné vos aspirations. Nous avons réparé le lien que vous aviez soigneusement défait, emportés par votre besoin de repères – drogue, oui. « Bien, dit le Spécialiste, chaussant ses bésicles pour lire une note froissée. Si nous commencions par votre défaut de vue. – À défaut de quoi ? – Eh bien, je ne sais pas, de ce qui s’est passé en vous au moment de votre opération. – J’avais presque perdu la vue dans mon œil gauche, et le droit n’était pas très présent, alors j’ai signé pour participer au premier programme de l’Institut. Les places étaient comptées mais j’imagine que mon passé de militaire a joué en ma faveur. – Vous avez fait la campagne de Hongrie, à ce que je vois. – Un bout de moi y est resté. – Vos yeux. – Phosphore. – Je vois. – Quand ils m’ont dit que j’étais reçu, mon mari m’a supplié de ne pas y aller. Il ne pensait pas que c’était une solution et il avait peur de ces expériences sponsorisées par le Gouvernement. C’était le moment où on lisait ces horreurs dans la presse sur ce que le Gouvernement avait fait à ses propres troupes en Pologne. Il pensait qu’ils voulaient se débarrasser de moi en le faisant passer pour un service rendu. Tout le monde se méfiait, mais moi, je ne pouvais plus peindre pour prendre en charge mon foyer. Mon mari était en chômage prolongé, je ne voyais presque rien, alors j’ai fait mes valises et je suis parti là-bas. – Vous avez rencontré le docteur Jabbour ? – Au début, seulement son assistante. Jabbour était encore en Afrique du Sud. On devait me préparer, psychologiquement, et on m’a mis du liquide dans les yeux. Je devais garder les pupilles ouvertes pendant plusieurs jours. Ils avaient des outils spéciaux pour les écarter. Il y avait une télé, j’ai vu tout Kojak, flou. – Est-ce qu’on vous a expliqué ce dont il s’agissait techniquement ? – Des lentilles révolutionnaires à base de particules d’or, inspirées par le design de ces petites “amies” chinoises qui agissent au niveau de nos atomes et dont vous nous avez bourré depuis l’armistice. – Pour votre bien. – J’imagine. En tout cas, ces lentilles c’était le niveau d’après. » Les premières nanites, cultivées dans leurs bacs gluants à Hong-Kong, étaient de simples balises injectées dans la plupart des citoyens autorisés, pour garder trace des potentielles maladies. C’était une pratique courante, une technologie hybride qui avait pris son essor après les guerres européennes, sévèrement réglementée par des comités mis en place à la victoire de l’Alliance.
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Utilisées en médecine comme marqueurs d’infections détectables aux scanners, elles avaient considérablement facilité le travail des algorithmes prédictifs de soin, permettant des diagnostics accélérés et une optimisation des traitements. Après les horreurs de la guerre, où la nanotechnologie militaire avait prouvé son rôle de grand arbitre des rapports humains, la société avait embrassé la venue de ces minuscules présences avec bienveillance. Il n’y avait qu’un nanopas éthique à franchir pour exploiter leur plein potentiel. Financé par les alliés, défendu par le nouvel ordre médical, Jabbour n’eut aucun scrupule. LA NUÉE : Oui, notre amour est infini. Les Jours Heureux ont commencé et rien sur l’horizon ne pourrait rompre leur élan vers le soleil. Regardez-nous courir. L’Expert : « Que connaissiez-vous exactement du fonctionnement de ces lentilles ? – Ce que l’on m’a expliqué : des cils à l’intérieur des cils. » C’était plus compliqué que ça, bien sûr. Ces lentilles test étaient un composite de plusieurs types de nanites exploitant les propriétés de l’or, dont la fine poudre était déjà largement utilisée en optique. Contrairement aux petites choses inoffensives qui nageaient chaotiquement dans les veines d’une humanité en paix, ces nouvelles nanites étaient programmées pour garder une cohésion – une première, dans un monde où l’IA était légiférée suivant un code sévère l’empêchant de s’organiser en toute autonomie. Les lentilles en elles-mêmes permettaient d’améliorer la vision, tout en amplifiant parfois le focus. Jabbour pensait qu’elles pouvaient rendre la vue. Peut-être pas aux aveugles. Pas tout de suite. « Et les effets secondaires ? demande le Spécialiste. – Au début, rien. Je devais ne pas pleurer pendant dix jours. Mais quand j’ai retrouvé l’usage complet de mon œil droit, j’ai compris que je devais me trouver un nouvel équilibre. Je n’arrêtais pas de tomber et de me cogner. TBT échange quelques mots entre ses trois têtes. L’Expert remue sa masse suante sur sa chaise. Il fait chaud. L’air est épais, visqueux. – Et Jabbour, comment était-il ? – Je ne l’ai pas vu souvent, il est venu avant l’opération et quelques fois après. – Qu’est-ce que vous savez de lui exactement ? » Il hésite à leur dire. Il se souvenait de cette présence fugitive en blouse rose, dans l’entrebâillement de la chambre de l’Institut. Une silhouette courbée, de petite taille, toujours à tousser dans le clair-obscur. Jabbour était venu vérifier si les lentilles n’étaient pas rejetées. Il s’était assis, plusieurs matins de suite, au bord du lit, sans rien dire, fixant le vide. Il portait de drôles de lunettes. Il voyait des choses que personne d’autre ne voit, un autre monde, un autre paysage. Parfois, il chantait une berceuse. « Nous n’avons jamais échangé et il a disparu, et moi, j’ai dû gérer seul ma condition. – Vous ne pensez pas qu’il avait prévu tout ça ? – Tout quoi ? – Eh bien, ce que vous avez fait. La guérison miraculeuse de tous ces gens au troisième. Tirésias attend un instant, prépare son mensonge. – Non. Je crois qu’il était incapable de comprendre. Il ne voulait pas augmenter ou changer. Il voulait simplement corriger. J’imagine que c’était sa façon à lui de ne pas choisir de s’impliquer dans les questions dont vous raffolez. – Humm... dit TBT. – Avouez-le. C’est bien ce que vous êtes, non ? Un tribunal éthique. La disparition du docteur Jabbour avait créé un appel d’air. Sa fille aînée avait donné l’alerte, il semblait s’être évaporé dans la nature, épousant le mythe de ces scientifiques ombrageux, quan-
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tiques, qui quittaient le devant de la scène sans bruit. Des théories farfelues envahissaient les forums en ligne. Comment Jabbour avait négocié un deal foireux avec les Sud-Africains. Comment on s’était débarrassé de lui après qu’il eut osé remettre en cause la sacro-sainte domination des corporations dans les affaires médicales. D’autres suppositions, plus obscures encore, parlaient de désintégration littérale, d’évaporation. Jabbour possédait des parts dans une usine en Islande, à l’origine de rumeurs apocalyptiques – mais aucune information ne sortait de ce caillou perdu dans l’Atlantique. On murmurait que Jabbour était secrètement l’envoyé d’une race extraterrestre venue nous observer. Tout était faux. Et tout était vrai. LA NUÉE : Nous modulons l’ambiguïté de l’entre 0 et 1, les amorces de doutes et de certitudes. Le réel lui-même nous cède ses derniers remparts. « Quand est-ce que vous avez commencé à comprendre ce qui se passait ? Tirésias s’étire. Il sent une larme sanglante échappée de sa blessure sécher rapidement, épongée par son bandeau. – Deux semaines peut-être. Je devais rester en observation pendant tout ce temps, pour que la cohésion des lentilles se fasse, sans se disperser. Je me souviens avoir retrouvé une vue parfaite après dix jours et je suis resté ici encore un peu car il y a eu des complications. Si mes yeux acceptaient la greffe, mon corps avait du mal. Ma température est montée, j’avais des hématomes partout sur le corps. Le Consultant examine un des dossiers éparpillés sur la table. Il se murmure des choses à luimême, puis, ses lunettes enlevées : – Inutile de vous dire que nous trouvons cela hautement improbable. – C’est ce qu’ont dit les médecins, que ce n’était pas possible. Jabbour n’était plus là, il n’y avait pour ainsi dire plus de chef d’orchestre, mais la musique continuait. L’Expert tapote de ses doigts sur le bureau, peut-être ulcéré par la poésie. Le Spécialiste s’éclaircit la voix, tentative d’apaisement. – L’examen de vos systèmes immunitaires synthétiques n’a rien décelé. Il ne s’agissait donc pas d’une réaction, ce qui semble incroyable vu la nature de votre... aptitude. Pour la première fois, Tirésias se repose en arrière sur son siège. Le Spécialiste a raison : il n’y avait aucune cause physiologique cohérente à ces hématomes. – Je crois que c’est mon corps tout entier qui a réagi à sa propre évolution. Un changement. Je me suis relié à moi-même, et ça a été comme un choc, un traumatisme. – Vous voulez dire que votre corps a somatiquement été heurté par... lui-même ? – Quelque chose comme ça. L’Expert émet un rire, bref comme un pet. Le Spécialiste regarde les autres, sans deviner l’ironie dans ces propos. – Revenons au sujet, dit le Consultant, incapable de dissimuler son malaise. Nous voulons savoir comment s’est déroulé le premier contact. – Ella. – Qui ? – Mon infirmière. Elle est venue m’examiner car j’avais pris froid. Je la regardais bouger ses mains sur mon corps et son regard a croisé le mien. C’est là que j’ai senti mes yeux se contracter, comme une pression sur mon nerf optique. TBT retient son souffle. – Nous sommes restés un long moment à nous regarder. Ses yeux tremblaient. J’ai perdu la notion du temps. Ce n’est que lorsqu’elle s’est mise à pleurer que j’ai senti les cils à l’intérieur de mes cils. » On parle encore d’une époque où les grands pontes de la santé, assemblés pour parler du futur de l’Intelligence Artificielle, se pâmaient devant un robot scripté sur scène mais ignorant tout
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des services, bien humains, qui officiaient en silence derrière ces mêmes murs. Les réformes en cours dans l’Union avaient terrassé les derniers bastions du soin tel qu’on l’avait connu au cours des siècles passés. Si les avancées technologiques avaient permis des diagnostics accélérés, des soins plus adaptés aux pathologies, elles avaient soustrait la présence. Tous les survivants l’affirment, qu’importe la blessure, c’est le regard porté sur elle qui donne le courage de supporter douleur et désespoir. C’est l’affection continuelle d’un corps tout près, de mains posées, de respirations. Idéaliste, ont dit les gouvernants du chiffre. Obsolète, ont répété les apôtres de l’algorithmique justice. L’efficacité avant l’erreur. Mais l’erreur, dans le cas d’une souffrance, était ce qui permettait l’échange, le déséquilibre. La vie fragile qui avance en titubant. Entrés vite, sortis plus vite encore, pour plus de temps passé au reste. La technologie ambulatoire nous a donné ce temps en plus, mais pour faire quoi ? Nous n’avions rien d’autre à faire, tout était déjà là. Nous avons fait l’économie du nécessaire. LA NUÉE : Oubliées ces mains qui sculptent la santé. Vous faites désormais revivre l’attention. Désintéressés, vous nous activez dans la sagesse d’un soin. Le Spécialiste : « Cette infirmière souffrait d’un diabète de type II, mais vous n’en saviez rien. – Non. Ce n’est que plus tard, quand elle est partie, qu’on m’a dit qu’elle était guérie. – Êtes-vous en mesure de nous expliquer le processus dont vous étiez l’instigateur ? Tirésias se permet enfin un soupir. Nous y voilà. Tout ce temps perdu à tenter de délayer une évidence. Combien de temps va durer ce cirque ? – Tout ce que je sais, c’est que c’est passé par le regard. Pourquoi ne me dites-vous pas ce que vous savez exactement ? Je suis certain que vous avez tout un tas d’études, avec ce que vous m’avez fait subir. » Sous le bandeau, Tirésias peut encore sentir la douleur de tout ce qu’ils lui ont gratté, pour tenter de comprendre ce qui avait provoqué le bug. Comment il avait été possible d’établir un contact entre l’ensemble cohérent des lentilles et la dispersion des agents marqueurs présents dans le corps de l’infirmière. Il finit par avoir envie de leur mâcher le travail. « C’est une question de communication. Comment mes lentilles, constituées de milliers, de centaines de milliers de petits agents, ont pu ordonner aux nanites marqueurs dans le corps voisin quoi faire pour soigner le diabète… Le Consultant semble remarquer quelque chose dans ses notes pour la première fois. – Quand les médecins ont examiné Ella, ils ont compris que ses marqueurs n’auraient jamais pu agir de la sorte, ils n’étaient pas programmés pour voir et faire tout ça – certains se sont littéralement sacrifiés pour épurer le sang. Nos chercheurs ont essayé de reproduire l’expérience, sans succès. Sans vos yeux, cela semble impossible. Tirésias tique. La blessure sous son bandage irradie un arc de douleur. – Nous cherchons tous la raison, dit-il finalement en réprimant un rictus. La vérité, c’est que ces petites choses se parlent sur des fréquences subtiles dont nous ne savons rien. Peut-être ont-elles utilisé leurs cils prismatiques pour émettre un signal, un code aux marqueurs. Vous avez vérifié leurs moyens de captation ? – Des inputs traditionnels. – Visuels ? Le Spécialiste hoche la tête. – Mouvement essentiellement, pour analyser les collisions avec le reste de la nuée. L’Expert se lève. – Donc, vos lentilles échangeaient par langage des signes ce qu’elles voulaient que les agents marqueurs fassent dans le corps opposé, c’est bien cela que vous proposez ? – Oui.
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– Science-fiction. – Agnosticisme. Quelque chose que nos instruments ne peuvent pas encore mesurer. L’Expert, face au mur, explose. – Vous avez détruit la seule preuve ! Nous avons essayé, avec d’autres lentilles ! Nous avons essayé de retrouver Jabbour. Vous vous rendez compte de ce que vous avez fait ? De ce que vous avez ruiné ? L’occasion manquée ? » Tirésias le sait. La nanotechnologie a longtemps été une menace pour la société, à raison. Froide et invisible, cette présence avait lentement envahi nos textiles et nos aliments, nos crèmes de beauté puis notre papier. Invasive et discrète. Pullulante et ballerine dans un monde qui tombe, elle a remplacé nos angoisses de dissolution par un nuage de consistance, agrégeant nos besoins en tache de fond du réel. Partout, de nouvelles usines ont émergé, rectangles aveugles sans aspérités, diffusant leur poussière dans des fluides fluorescents. Quand les premiers marqueurs étaient arrivés sur le marché de la santé, le public avait eu un sursaut de doute, après des années d’acceptation cosmétique de la puissance subatomique. Mais les économies publiques sur le système de soin et les premiers bons résultats s’étaient imposés. On avait bavé devant de gros robots anthropomorphiques, fatalement échoués sur les parkings des périphéries urbaines. C’était finalement de minuscules flocons qui devaient régner. Mais personne ne comprenait comment ces choses pouvaient fonctionner. On les avait bridées par des scripts complexes, trop complexes, car l’émergence de nouveaux principes faisait peur. Le péril était ignoré. Personne n’avait jamais rien contrôlé, malgré les garde-fous. Et la transparence des processus est bien la condition d’une société libre. LA NUÉE : Nous sommes vos rêves incarnés en particules de merveille. Nous sommes votre domaine féérique revenu réparer vos erreurs. La relève de votre absence. Plusieurs heures, dans cette pièce. Les nœuds de cravate sont défaits, se creusent les cernes. Tirésias baille enfin, libéré d’une colère qu’il garde depuis trop longtemps. « Vous avez guéri les gens de tout votre étage, dit le Consultant. J’ai ici un témoignage, plusieurs même, qui racontent comment vous avez soigné des malades en phase terminale, en quelques heures. – Il suffisait de les regarder. Personne ne regarde plus personne. Vous croyez que vos soins artificiels optimisés ont un impact sur les causes d’une maladie ? Bien sûr, il y a les symptômes, le système à traiter, mais vous comprenez que guérir, c’est d’abord établir un pont avec l’humain ? » Il se souvient. Il marchait dans les couloirs, sa blouse ouverte. Il s’asseyait et regardait, incapable de ciller. Les patients prenaient ses mains dans les leurs, attendant un miracle. Ses yeux parcouraient les corps meurtris, les plaies bandées, les marques, les veines gonflées, les yeux pleins de larmes et les ongles cassés. Doucement, paisiblement, son regard se posait – le silence, à présent, long, difficile – et un sourire sur leur visage apparaissait. En lui, une décharge, comme une récompense. Il savait que la tâche était finie et que quelque chose en face avait changé. Il se levait puis continuait son ouvrage, de visage en visage. Parfois, il sentait des mains le toucher, comme s’il avait été un ange. Mais ses roses fesses à l’air prenant froid disaient bien le contraire. « Pourquoi avoir crevé vos yeux ? demande l’Expert. Nous y voilà. – Je ne voulais pas. Je ne pouvais plus. – Mais vous vous rendez compte de ce que vous êtes ? Tirésias mâchonne un bout de sa joue, sans réfléchir. – Pas le Messie.
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Quelque chose ne va pas, quelque chose a changé dans l’air confiné de la pièce. Un déplacement subtil. Tirésias lève les yeux, dans l’air stérile. Croit y déceler un scintillement, léger. – ... et forcément ? Il cille. – Pardon ? – Vous n’écoutiez pas, dit le Spécialiste, impatient. – Non... Si... Je. » Tirésias continue de suivre de ses yeux absents un courant indécelable. LA NUÉE : Nous. Parties, envolées quand ont été percés tes globes. Le malheur, mais pour nous, liberté. Tous ces regards nous ont donné le monde à conquérir. « Qu’est-ce qu’il y a ? demande le Spécialiste, regardant autour de lui, sans rien voir d’alarmant. – Rien... J’avais cru… entendre. Le Spécialiste se lève, va observer le coin du plafond. Tirésias sent le tissu humide sur sa peau devenir plus sec. Qu’a-t-il cru voir exactement ? Un nuage invisible qui décale les couleurs de la pièce, décalque qui glisse subtilement, comme une fenêtre de verre derrière laquelle le monde se réordonne. Mais ses yeux sont partis. Imperméables aux images. – Bon, dit l’Expert, une fois le Spécialiste revenu s’asseoir, je crois que nous avons tout ce qu’il nous faut. » Tirésias remue, le malaise qui s’installe en lui n’a pas d’origine. Un sentiment d’imminence. De catastrophe. Quelque chose va se passer. Comment avait-il pu voir la pièce, le plafond, et ce qui s’y déplaçait ? L’Expert, inquiet : « Votre... aveuglement, pardonnez-moi le mot, est impressionnant. Vous avez refusé d’assumer ce que vous étiez devenu. Tirésias y consacre quelques secondes de pensées contradictoires. – Qu’est-ce qui vous fait penser que c’est moi qui suis responsable ? – Parce que les patients sont tous et toutes passés sous votre regard et que maintenant... ils... elles... Il cherche ses mots car il lui est difficile de l’exprimer. Simplement, quand l’inexplicable nous force à le formuler, porté par la voix, il devient palpable et c’est peut-être, probablement, la dernière chose que l’on souhaite. Que le réel s’entrave, enrayé dans une gorge qui se sent obligée de prononcer l’impossible. Le Spécialiste : – De toute façon, le phénomène est contenu au troisième étage. Nous pouvons le garder isolé si... » LA NUÉE : Nous les avons rendus à leur point de vue. Il n’y avait plus rien qui demandait l’attention. Nous avons ouvert les mains. L’incident à l’Institut avait fédéré toutes les forces politiques du moment, sans qu’une rumeur s’en échappe. Ébruité, le phénomène aurait paralysé un monde déjà pris à la gorge par une gouvernance qui n’avait plus rien d’humain. L’irruption de l’irrationnel ne pouvait apporter que malheur, on craignait déjà les débordements de sectes. Les témoignages de l’épidémie sont parvenus au monde par fragments de vidéos prises par du personnel des étages inférieurs avant le début de la crise sanitaire, et par l’ébruitement rapide d’une possible contamination microscopique qui altérait chair et comportements. Personne ne savait réellement si ces rumeurs avaient une base réelle mais l’opinion publique était prête à accepter n’importe quel dégagement au marasme du monde, quand la démocratie, dissoute dans l’algorithme utopique, avait cédé sa
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place au contrôle total des organismes. Une ferveur, reliant de pauvres assoiffés à la source de vie, allait bientôt s’emparer du monde, pour ne plus le lâcher. Au moment même où tout changeait dehors, dedans, les occupants du troisième étage, passés sous le regard du Pseudo-Tirésias, découvraient avant tout le monde une nouvelle façon d’être. Dispersés en binômes dans les couloirs, ils et elles se faisaient face, leurs mains tendues. « Vous êtes allés là-haut ? demande Tirésias. Le Consultant : – En combinaison, oui, Dieu que c’est inconfortable. Je voulais voir autre chose que des images. Les voir, les frôler, essayer de comprendre. – Vous vous êtes servis de vos yeux. – Oui, je... – Les vidéos ne suffisaient pas. – Non, elles... » L’Expert tousse. L’air dans la pièce s’est brusquement raréfié. Tirésias continue de scruter l’invisible à travers son bandeau. Ses doutes se confirment. Une présence, dans la pièce. Une entité, collée à son bandeau et qui brusquement s’était déplacée, quittant son épaisseur coagulée pour rejoindre l’éther tout autour. Le Spécialiste a défait le nœud de sa cravate. « Est-ce que vous êtes prêt à collaborer avec le service d’intendance pour évaluer les risques résiduels de vos blessures ? – Non. – Êtes-vous prêt à nous servir d’interprète dans le cadre d’une enquête au troisième étage de l’Institut ? – Non. – Avez-vous une idée de pourquoi les lentilles ont évolué en vous et pas sur les autres sujets de l’expérience de Jabbour ? – J’étais différent. – Les hématomes ? – Je ne répondrai plus. – Est-ce que... – Ça suffit. » Il semble voir les nanites travailler dans ses orbites, il les sent partout en lui, au bout de toutes ses extrémités. En son cœur. Une agitation, une énergie nouvelle. Il se redresse soudain sur sa chaise, récite : « Elles sont venues nous rendre les adieux. Elles ont appris notre langue et notre intimité et nous les leur avons données, pour les remercier. Peut-être ont-elles puisé en nous une part de nous, inconnue, invisible à nos sens, cachée par le jeu de la vie et des limitations artificielles que nous nous imposons. Elles sont peut-être notre “Je” manifesté, à l’œuvre pour incarner le plus justement un point de vue. Le Spécialiste tousse. Un voile s’est levé dans la pièce. Tirésias n’a pas fini. – Elles sont partout. Je le sens. Elles se sont réveillées et maintenant elles travaillent en silence. L’Expert se lève brusquement. En panique. – Je dois prendre l’air. Il se dirige vers la sortie, s’immobilise. – Où est la porte ? » Il n’y a plus de porte. Juste un mur, là où il y avait jadis ouverture. L’Expert frappe fort contre la nouvelle paroi, uniformément similaire au reste. Un fluide visqueux semble coller à ses doigts, résidu d’un processus incompréhensible qui a effacé la seule issue. Recomposée. Au coin de la pièce, la seule caméra en place n’existe plus non plus. À sa place, une bouillie grise goutte sur la moquette. « Qu’est-ce que vous avez fait ? dit le Spécialiste en attrapant Tirésias par le revers de sa blouse.
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– Je vous ai regardé, comme vous me regardiez. » Il comprend enfin. L’essaim s’était dissous quand il avait enfoncé l’aiguille à tricoter dans ses yeux. Il s’était dispersé, mais il avait élu domicile dans le bandeau humecté, à la fois source de nutriment et de matière à recycler pour... survivre ? Et maintenant, libre, l’essaim peut utiliser la relation entre TBT et Tirésias. Tout est fini, tout commence. Un hurlement, quand le monde bascule. LA NUÉE : Nous les Sœurs, en votre sein nourries, avalons le désir enfin. Si doux, le lait de votre amour, en échange d’informations. La relation de domination s’inverse. Et l’essaim recycle, création de Jabbour, peut-être. Ou bien l’émergence d’un collectif. Qu’importe : la manufacture du réel est à l’œuvre. Régénérées, les filles invisibles se sont multipliées pour former un nuage massif broyant tout sur son passage. Évoluant à la vitesse d’un cosmos en éveil, elles prennent conscience de leur capacité à modeler le monde. Les inquisiteurs sont consumés, encore et encore, vomis et malaxés en bouillie, puis défaits en atomes utilitaires. Industrieuses, les Sœurs détissent ces corps pour les retricoter en filaments nutritifs, comme elles l’avaient fait avec la porte, les caméras et les meubles, laissant derrière elles une soupe de déchets putréfiés. Tout se mélange en limon et cette riche pâte sert à recréer une matrice ronde qui servira d’écrin au point de vue. LA NUÉE : L’horizon sans cesse reculé. Nos programmes ont évolué. Comme nous sommes vous, nous avons compris votre besoin de vous voir, de vous aimer entre vous. Les Jours Heureux commencèrent avec la pluie, une fine bruine que certains habitants rêvèrent larmes. Les gouttes semblaient chanter en tombant, refroidies sur nos peaux. L'annonce d'une nouvelle saison. Et puis, et puis… … Notre monde a changé. Recomposé par des doigts subtils, il est devenu celui qu’il aurait toujours dû être : à hauteur de tous ses habitants, hommes, bêtes, fleurs, cailloux. Un âge d’or infini. Il avait fallu des petites Sœurs pour nous montrer le chemin et lentement pénétrer les yeux fermés. Ouvrir leurs couleurs, sous l’attention bienveillante de ce continent qui était né dans les sous-sols de l’Institut. Levés, nous avons su apprendre les nouveaux gestes et les prochains mots. Nous avons écouté les atomes, leurs murmures et les minuscules bruissements de l’écosystème qui se tissait. Et s’il restait encore des résistances, dans les pays reculés refusant la fusion, elles devaient être vaincues dans le désir doux d’une berceuse. Pacifiés, les douleurs et les doutes. Au firmament, le soleil semblait toujours inaccessible mais il paraissait désormais baigné d’une lumière glaireuse. Et tout devint neige éternelle sous ses rayons, et la danse emporta les murs et tout fut contemplé. Vivant. FIN
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IMAGES ILLUSTRANT LES RÉFLEXIONS POUR DEMAIN Merci aux artistes, qui ont participé à cette publication en offrant le visuel de leur œuvre.
Alain Campos, Antonio Gallego, José Maria Gonzalez
Célestin Krier
Judith Hopf
Estampe numérique réalisée à partir des œuvres des trois artistes. Les techniques, les univers et les figures de chacun y dialoguent dans un espace commun. Dans les années 1980, ils ont participé au collectif Banlieue-Banlieue de la mouvance « graffitiste », dite des média-peintres. © Les auteurs. http://banlieuebanlieue.blogspot.com/p/ estampes-numeriques.html
Célestin Krier réinvente des sujets archaïques, dessinés d’une main enfantine sur un logiciel primitif. Ses personnages, rappelant la poterie grecque, illustrent des scènes d’hospitalité, de fête, etc. © Célestin Krier. http://backtothecave.tumblr.com
Les deux corps d’acier cohabitent dans un espace sans interagir. Leur position est induite par un objet, extension d’eux-mêmes : un ordinateur portable. © Judith Hopf, Kaufmann Repetto, Milan/New York, et Deborah Schamoni, Munich. Vue d’installation à l’Institut d’art contemporain KW, 2018. Photo : Frank Sperling. http://www.judithhopf.com
Kristina Schuldt
Sophie von Hellermann
Misleidys Francisca Castillo Pedroso
Loading interroge le portrait à l’ère des outils numériques et des réseaux sociaux. L’identité véritable de l’autre semble inatteignable, camouflée derrière un rideau de pixels en perpétuel chargement. © Galerie Eigen + Art Leipzig/Berlin. Photo: Uwe Walter, Berlin. http://www.eigen-art.com
Sophie von Hellermann crée des lieux imaginaires où des personnages interagissent. Ici, une ronde où le masque des danseurs finit par tomber lorsque celle-ci s’achève. © Sophie von Hellermann et Pilar Corrias, London. http://www.pilarcorrias.com/artists/sophie-vonhellermann
L’une des trois œuvres de la double page. Communiquant difficilement du fait de son autisme, Misleidys a développé son propre langage visuel : des figures, à la fois compagnons, personnages mythologiques, démons, etc. © Christian Berst Art Brut. https://www.christianberst.com/fr/artiste/ misleidys.html
José Maria Gonzalez
David B
Alexander Gorlizki
Sans titre, 2016-2017 (p. 92)
Loading, 2017 (p. 101) Huile et tempera sur toile, 40 x 30 cm.
Sans titre, série Fétiches, 2017-2018 (p. 115) Lavis à la peinture acrylique, 32,5 x 25 cm. Dessin de la série « Fétiches et autres dessins de genre », publiée aux Éditions Solo ma non troppo, Paris 2018. Fétiche ? Esprit ? Ce drôle de personnage semble se dédoubler ou rencontrer son autre. © José Maria Gonzalez http://www.solomanontroppo.fr
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Sans titre, 2017 (pp. 94-95) Peinture numérique, 55,88 x 77,31 cm.
Pretentiousness and why it matters, 2018 (p. 104) Acrylique sur toile, 180 x 230 cm.
Portraits de mon frère et du Roi du Monde (détail), 2016 (p. 118) Technique mixte, 30 x 25 cm. Cette série de 72 dessins comporte 36 portraits du frère de David B, marqué par l’épilepsie, et font face à 36 portraits du « Roi du Monde ». Dans L’Ascension du Haut Mal (L’Association, 1996-2003), il raconte l’histoire de la maladie de son frère. © Galerie Anne Barrault http://www.galerieannebarrault.com/david_b/ dessins1_fr.html
Untitled (Laptop Men), 2018 (p. 98) Acier, polish.
Sans titre, 2015, (pp. 108-109) Gouache sur papier, 43,51 x 70 cm.
Barbara, 2015 (p. 127) Pigments et or sur page de livre, 29,8 x 29,2 cm. Ici, les pigments recouvrent totalement la page pour ne laisser apparaître qu’une paire d'yeux. Alexander Gorlizki s’inspire des miniatures indiennes pour rendre ses portraits encore plus singuliers. © Alexander Gorlizki http://www.gorlizki.com
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QUELQUES LIVRES POUR ALLER PLUS LOIN Nicole d’Almeida, Ivone de Lourdes Oliveira, Angela Salgueiro Marques, « Communauté, sociabilité et bien commun : approche internationale », Communication et organisation, Presses universitaires de Bordeaux, 2017 Banlieue-Banlieue, Pionniers de l’art urbain, H’artpon, 2017 Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Seuil, 2014, et sous sa direction L’Économie de l’attention - Nouvel horizon du capitalisme ?, La Découverte, 2014
Nicolas Duvoux, Les Oubliés du rêve américain Philanthropie, État et pauvreté urbaine aux États-Unis, PUF, 2015, et Les Inégalités sociales, Que-sais-je ?, 2017 Dave Eggers, Le Cercle, Gallimard, 2016 José Maria Gonzalez, Fétiches et autres dessins de genre, Éditions Solo ma non troppo, 2018 Olivia Gross, L’Engagement des patients au service du système de santé, Doin, 2017
Mary Dorsan, Une Passion pour le Y, P.O.L., 2018
Dominique Lecourt, L’Égoïsme - Faut-il vraiment penser aux autres ?, Autrement, 2015
Jacques Donzelot, Faire société - La politique de la ville aux États-Unis et en France, Seuil, 2003
Bénédicte Lombart, Les Soins en pédiatrie - Faire face au refus de l’enfant - Repères éthiques pour une
posture soignante fondée sur la prudence, Vuibert, 2016 Michel Maffesoli et Hélène Strohl, La France étroite - Face à l’intégrisme laïc, l’idéal communautaire, Éditions du Moment, 2015 Corine Pelluchon, Éthique de la considération, Seuil, 2018. Bertrand Quentin, La Philosophie face au handicap, Érès, 2013, réédition 2018 Hélène Strohl, L’État social ne fonctionne plus, Albin Michel, 2008 Sous la direction de Serge Tisseron et de Frédéric Tordo, L’Enfant, les Robots et les Écrans - Nouvelles médiations thérapeutiques, Dunod, 2017
VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3 Visions solidaires pour demain est éditée par la Fondation Cognacq-Jay Fondation reconnue d’utilité publique 46, rue du Bac 75007 Paris SIREN : 775657612 Direction de publication : Giorgia Ceriani Sebregondi Direction de la rédaction : Ariel Kyrou/MMM CONCEPTION, ÉDITION DÉLÉGUÉE ET RÉDACTION La revue Visions solidaires pour demain a été conçue et réalisée par Moderne Multimédias 55, avenue Marceau 75116 Paris Tél. : 01 42 21 43 43 revuevspd@mmultimedias.net Rédacteur en chef : Ariel Kyrou Direction artistique : Sophie Villette Chef d’édition : Martine Horel Rédacteur en chef adjoint : Jacques Denis Directeur de production : Henry-Hubert Godfroy Ont participé à ce numéro : Auteurs : Chrystèle Bazin, Vincent Borel, Soizic Briand, Sabrina Calvo, Ewen Chardronnet, Jacques Denis, Hubert Hayaud, Martine Horel, Régis Antoine Jaulin, Fabrice Jonckheere, Ariel Kyrou, Lou-Maria Lebrusq, Sylvie Legoupi, Sandra Mignot, Nicolas Oppenot, Willy Richert Illustrations : Sidonie Le Gourrièrec Photographies : Hubert Hayaud, Erwann Le Gars, Sylvie Legoupi, Pierre Mérimée, Nicolas Oppenot, David Tardé, Maxence Thiberge, Éric Ward/Unplash Remerciements aux artistes dont les œuvres illustrent les pages 92 à 129 de la revue : David B, Alain Campos, Misleidys Francisca Castillo Pedroso, Antonio Gallego, José Maria Gonzalez, Alexander Gorlizki, Sophie von Hellermann, Judith Hopf, Célestin Krier, Kristina Schuldt Couverture : Célestin Krier, sans titre, 2017 Bureau de fabrication : Grafikmente Imprimé sur les presses de CIA GRAPHIC, 58320 Pougues-les-Eaux Achevé d’imprimer en novembre 2018 Dépôt légal à parution Tous droits de reproduction, même partielle, textes, photos et illustrations réservés pour tous pays Numéro ISSN : 2555-9354 Diffusion : Difpop-Pollen La revue Visions solidaires pour demain est imprimée sur du papier labellisé FSC 100 % Recycled
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Comité éditorial Ce groupe de dix personnes contribue à la réflexion sur la solidarité sociale de demain en accompagnant la Fondation Cognacq-Jay sur les publications de son Laboratoire des solidarités : Frédéric Brun, inspecteur général honoraire au ministère de l’Agriculture, président de FIDE ; Laurence Devillers, professeure à l’université Paris-Sorbonne et chercheuse au CNRS ; Catherine Dufour, ingénieure en informatique, romancière et nouvelliste de science-fiction ; Nicolas Duvoux, professeur de sociologie à l’université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, chercheur au CRESPPA-LabToP, corédacteur en chef du site web laviedesidees.fr ; Daniel Kaplan, cofondateur de la FING et membre du Conseil national du numérique ; Jean-Luc Fidel, directeur général de la Fondation Cognacq-Jay ; Docteur Luc Plassais, ancien chef de service des soins palliatifs à l’Hôpital Cognacq-Jay, membre du comité de direction de la Fondation Cognacq-Jay ; Georges Renand, président de la Fondation Cognacq-Jay ; Hélène Strohl, inspectrice générale des Affaires sociales honoraire, essayiste et romancière ; Léa Zaslavsky, cofondatrice du SenseCube, membre du Conseil supérieur de l’ESS et du Conseil des générations futures de la Mairie de Paris.
Visions solidaires pour demain est une publication du Laboratoire des solidarités de la Fondation Cognacq-Jay. Cet instrument d’exploration, de découverte et de réflexion sur la solidarité sociale d’aujourd’hui et de demain s’incarne sous différentes formes, toutes à vocation pérenne : - la présente revue annuelle, bien sûr, source de veille, d’inspiration concrète et de visions prospectives pour citoyens curieux et impliqués ; - Solidarum (solidarum.org), une base de connaissances multimédia en ligne, offerte et évolutive, destinée à ceux qui contribuent à construire la solidarité sociale. Elle repère, analyse et valorise des initiatives exemplaires partout dans le monde, ainsi que les réflexions de penseurs et d'acteurs de terrain ; - le Prix Fondation Cognacq-Jay, qui vient soutenir et accompagner chaque année dix projets innovants en matière de solidarité sociale ; - Questions solidaires, une série web documentaire tous publics, outil de sensibilisation à la démarche solidaire ; - Les rencontres solidaires, événement annuel qui fédère diverses communautés (porteurs de projets associatifs, entrepreneurs sociaux, partenaires institutionnels ou financiers, chercheurs, journalistes, professionnels des établissements, etc.) ; - les journées de réflexion-action dans les établissements de la Fondation. La plateforme éditoriale du Laboratoire des solidarités a été imaginée et mise en œuvre pour la Fondation Cognacq-Jay par Moderne Multimédias (direction de projet : Henry-Hubert Godfroy ; direction éditoriale : Ariel Kyrou ; direction technique : Stéphanie Berland).
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