Attention au travail !

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EN DÉBAT

Attention au travail ! Pour les personnes dites fragiles, qu’elles sortent d’une maladie longue, d’une errance dans la rue ou qu’elles vivent avec un handicap, le monde du travail s’affiche plus comme un lieu de tensions que d’attentions, un espace dont il vaudrait mieux préserver les plus « vulnérables ». Pourtant, les organisations n’auraient-elles pas à apprendre de l’expérience de la difficulté qu’ont acquise ces personnes a priori plus fragiles ? De leur différence ? Leur présence dans une équipe ne pourrait-elle pas être une source d’invention d’un autre rapport au travail ? D’un autre rapport à l’autre ?

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« Après neuf mois d’arrêt maladie, j’étais impatiente de reprendre mon travail. Je ne m’attendais pas à ce que ce soit si difficile », témoigne Hélène Bonnet, chercheuse à Sanofi France. Il y a eu la fatigue chronique d’abord, certaines tâches sont devenues difficilement surmontables. Le rythme de travail était parfois éreintant. « Au départ j’ai pensé que c’était moi qui n’étais pas suffisamment forte… » Ce qui rendait si difficile son retour au travail n’était pas tant d’ordre physique que mental. « Le retour à la normale ne voulait pas dire grand-chose. Mon rapport au temps et la valeur que je donnais à la relation à l’autre avaient changé. J’avais besoin que l’on me prenne par la main, que l’on m’aide à surmonter mes difficultés physiques, que l’on m’inclut dans un système tout en considérant ce qui avait changé en moi », se souvient Hélène Bonnet. Elle est revenue au travail, chargée de tout ce qu’elle avait appris pendant l’épreuve de la maladie, et elle voulait en faire quelque chose. Mais ses collègues voyaient d’abord en elle une personne fragile, à ménager, la renvoyant chez elle se reposer au moindre signe de défaillance. « Au bout d’un moment on finit par vous protéger du travail en soi, déplore-t-elle, alors que le travail fait partie de la guérison. » la DiFFicUlté D’Être raMené constaMMent À sa vUlnéraBilité Il y a, il est vrai, une difficulté réelle à accompagner un collaborateur qui a subi une tragédie ou une épreuve, comme en témoignent certains managers de Sanofi France : « J’ai besoin d’évoquer nos objectifs. Mais cela a-t-il du sens pour lui après avoir traversé de telles difficultés ? » ; « Elle souhaite que nous ayons un entretien pour aménager son temps de travail, mais comment aborder les réalités professionnelles alors que cela doit lui sembler si futile ? ». Ces questions soulignent le réflexe courant de collaborateurs ou de supérieurs hiérarchiques de vouloir compenser la supposée déficience d’une personne fragilisée sans même lui en parler au préalable. Pour le philosophe Bertrand Quentin1, ces attitudes courantes sont des compensations inopportunes, car elles tendent à exclure la personne vulnérable au lieu d’être véritablement attentif à elle. En fait, explique Hélène Bonnet, « il y a beaucoup de maladresses dans la façon dont les autres se comportent au bureau parce qu’ils n’osent pas vous poser des questions directement et restent dès lors sur des idées fausses. Il y a aussi ceux qui, pensant bien faire, vous donnent des conseils comme s’ils savaient ce que vous viviez… » Bertrand Quentin ajoute que nous avons souvent tendance à ne voir une personne que l’on juge fragile que par le prisme de sa vulnérabilité, à l’image de cet autre témoignage d’un manager de Sanofi France face à quelqu’un venant de perdre son fils : « Il n’avait pas 10 ans ! Je n’ose plus parler avec lui de mes enfants. Même parler tout court est difficile. » Cette « empathie égocentrée » fait obstacle à l’attention à l’autre, nous indique le philosophe, car en ne voyant l’autre qu’à travers VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3

ce qui lui manque, on en déduit qu’il est forcément malheureux et que ce qui lui manque est sa seule source de souffrance. Les volontaires qui vont à la rencontre des plus démunis comprennent assez rapidement que l’on n’aide pas une personne qui vit dans la rue seulement en lui donnant un toit. En d’autres termes, on n’aide pas une personne en la réduisant à son problème. On l’aide en commençant par lui donner de l’attention, en la considérant de personne à personne. L’association Entourage, qui a créé un réseau social entre riverains et sans-abri, l’exprime par cet exemple : « Moi Pablo, je ne suis pas SDF. Avant ça, je suis père de trois enfants, je suis peintre, je suis un excellent joueur de pétanque 2. » C’est bien ce dont avait besoin Hélène Bonnet lorsqu’elle a réintégré son travail : qu’on la voie d’abord comme une chercheuse qui aime son métier, c’est-à-dire qui a envie d’être utile aux autres professionnels et à son entreprise sans être ramenée sans cesse à sa vulnérabilité, vue comme une déficience. Mais comment aménager le poste d’une personne pour prendre en compte, et sa vulnérabilité, et ses capacités intactes ou nouvelles ? Comment concilier ces deux approches, ces deux types d’attention à l’autre ? DialoGUe et coMPensations oPPortUnes Hélène Bonnet est convaincue qu’il faut commencer par partager avec l’ensemble des travailleurs la réalité de vivre avec une maladie ou un proche malade, et créer un espace de dialogue et de médiation pour les collaborateurs qui sont touchés par ce genre d’épreuves. Fin 2016, avec un groupe composé d’une autre patiente, de deux médecins du travail, d’une assistante sociale et d’un DRH (directeur des Ressources humaines), elle crée, avec l’appui du comité de direction, le projet Cancer & Travail : Agir ensemble. L’initiative a cette particularité de s’adresser aussi aux collaborateurs ayant des proches malades et aux managers qui ont été confrontés, au sein de leur équipe, à la présence d’une personne malade. Aujourd’hui, 20 antennes Cancer & Travail : Agir ensemble sont opérationnelles sur les 33 sites de Sanofi en France. D’ici la fin de l’année, il y en aura dix de plus. Chacune est composée d’une équipe pluridisciplinaire : médecin du travail, assistant social, responsable RH, salarié patient, salarié proche aidant, et manager. « Le principe du projet est de déposer une parole, de partager des préoccupations liées au travail, de trouver des solutions concrètes adaptées à la situation d’un malade, de dénouer des malentendus entre manager et malade, etc. », détaille Hélène Bonnet. Ce projet, hébergé par la RSE (Responsabilité sociale d’entreprise) de Sanofi France, fait aussi bouger les lignes d’un point de vue organisationnel en aidant au déploiement de dispositifs qui sont, cette fois, des compensations opportunes, comme le télétravail, le don de RTT entre collègues, etc. Le projet a aussi permis d’améliorer la protection sociale proposée par 103


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l’entreprise à ses salariés : augmentation des remboursements de perruques, de vernis pour protéger les ongles pendant la chimiothérapie, etc. Dans le cas des travailleurs vivant avec un handicap mental, « les compensations peuvent être très simples : des fiches mnémotechniques, la méthode Facile à lire, facile à comprendre, une signalétique adaptée, des repérages spatiaux plus simples, etc. », observe Claire Quintin-Vicquelin, déléguée régionale de l’Agefiph Pays de la Loire (association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées). Christophe Basset, directeur de l’ESAT (Établissement et service d’aide par le travail) Les Ateliers du Landas à Rezé, ajoute que « l’entreprise doit penser des espaces adaptés : un espace d’apaisement, un espace neutre où la personne en déficience mentale peut se réfugier en cas de tensions, au lieu de l’orienter vers l’infirmerie et donc la renvoyer à un statut de malade. » D’autres dispositifs visent à familiariser les équipes de travail avec la réalité du handicap. C’est le cas de Duo Day, une initiative née en Irlande et qui se diffuse en France depuis 2016. Le principe : une entreprise, une administration, une association ou encore une institution organise, le temps d’une journée, la mise en place de duos entre ses collaborateurs volontaires et des personnes en situation de handicap. « De plus en plus d’entreprises expérimentent ce dispositif. Les RH peuvent alors observer ce qui se passe réellement dans la relation professionnelle avec quelqu’un de différent. Et ça, c’est une bonne clé », analyse Christophe Basset. C’est pour cette raison qu’il déplore la tendance croissante des entreprises à faire appel aux ESAT plutôt que d’intégrer des personnes handicapées dans leur effectif. « Séparer les personnes handicapées mentales ou juste différentes des autres, comme cela a été largement pratiqué à l’école, entretient des peurs, dénonce également Bertrand Quentin, des peurs qui s’estompent pourtant rapidement au contact des personnes différentes. » Cette séparation met des freins psychologiques à l’accueil des personnes différentes dans une entreprise. Et « on met alors en place une politique en faveur des personnes en situation de handicap… mais à distance », regrette Christophe Basset. Néanmoins, cette ségrégation, devenue banale, entre vulnérables et valides semble de moins en moins tenable, du moins pour les maladies chroniques et le cancer. En effet, rapporte Hélène Bonnet, on se rend compte « qu’une famille sur trois serait aujourd’hui affectée par le cancer, que trois millions de personnes vivent avec des antécédents de cancer, parmi lesquelles un million ont repris le travail 3», ce qui fait près de 3 % de la population active en France en 2018. Fondatrice de l’Université des patients, Catherine TouretteTurgis ajoute qu’il y a « de plus en plus de phases de stabilisation dans les maladies chroniques contemporaines, voire des rétablissements. On pourrait parler de malades chroniques en bonne santé. Ils devraient alors avoir les mêmes droits que les autres citoyens, ce que l’on appelle les droits de la vie ordinaire : pouvoir VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3

travailler, avoir droit au crédit, etc. ». Difficile pour les entreprises d’affronter, seules, cette nouvelle réalité. Catherine Tourette-Turgis estime qu’il faut revoir le système de protection sociale, qui ne permet pas facilement de faire des allers et retours entre le statut de malade et celui de travailleur. Aussi, défend-elle l’instauration d’un revenu thérapeutique universel, « afin qu’un malade chronique puisse travailler lorsqu’il le peut et s’arrêter lorsqu’il en ressent le besoin, avec une neutralisation des ressources. Ce dispositif ferait réaliser des économies au système de santé et contribuerait même à la croissance économique 4 ». En outre, le projet d’Hélène Bonnet ne se restreint pas à la question du « cancer et travail », il vise à convaincre qu’un autre mode de travail est possible dans l’entreprise. « La bienveillance est une porte d’entrée qui va nous aider à modifier les comportements. On attend des impacts bien au-delà des gens qui sont touchés par le cancer », estime-t-elle. Elle est ainsi convaincue et déterminée à faire prendre conscience que « la bienveillance et l’attention à l’autre ne sont pas une perte de temps pour l’entreprise, mais un mode de fonctionnement qui est important pour la santé des équipes et pour le bon déroulement des projets. » Bref, que ce qui est bénéfique pour les malades et proches de malades l’est tout autant, sur le long terme, pour tous les travailleurs et pour l’organisation elle-même. À ce sujet, Bertrand Quentin invite à penser le handicap comme une situation sociale et non physiologique : « Quand vous êtes en fauteuil roulant et que vous entrez dans un bus à plancher surbaissé, votre déficience est la même, mais votre handicap a diminué. Le handicap est un concept évolutif, relatif à la manière dont la société l’envisage . » Et donc à la façon dont il est considéré ou non au sein des entreprises… Sans lunettes et système d’aide à l’achat de produits et de soins optiques, nous serions, par exemple, très nombreux à subir un handicap majeur face à l’ordinateur ou aux documents à lire, dans notre travail au quotidien plus que partout ailleurs. Ainsi, l’aménagement des conditions de travail en fonction de la situation des travailleurs, que ce soit au niveau de l’entreprise ou au niveau de la société, pourrait non seulement réduire le handicap de nombre de personnes vulnérables, mais aussi modifier les comportements au travail au bénéfice de tous. En effet, une meilleure inclusion dans l’entreprise des personnes vulnérables suscite de nouvelles façons de travailler, laisse la place à des approches cognitives alternatives, à d’autres capacités de travail, à d’autres compétences, notamment les fameuses soft skills (compétences sociales ou comportementales, selon la théorie invoquée) qui intéressent tant les entreprises depuis quelques années. vUlnéraBle… Mais Plein De ressoUrces « Une maladie, c’est une expérience tout à fait particulière, c’est tout d ’un coup philosophiquement repenser son rapport au 105


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monde, aux valeurs, au futur, à la vulnérabilité, à la finitude », commente Catherine Tourette-Turgis. À son retour d’arrêt maladie, Hélène Bonnet s’est sentie comme une voyante au pays des aveugles. Elle percevait d’un œil neuf le fonctionnement de son entreprise et les raisons de certains de ses dysfonctionnements. Cette capacité nouvelle d’observation, elle la doit au travail qu’elle a réalisé durant son traitement. Il lui a fallu apprendre à écouter son corps, elle s’est mise à la danse, à la méditation. Il lui a fallu apprendre à écouter les autres, les équipes soignantes, l’expérience des autres patients. Aujourd’hui, elle a compris que l’attention à l’autre et à soi étaient ses deux ressources principales, qu’elle pouvait y puiser les solutions pour surmonter de nombreux problèmes. Lors de son combat contre la maladie, elle a su mobiliser des ressources qu’elle n’aurait jamais imaginé pouvoir mettre en œuvre avant, gagnant en estime de soi, en confiance. Elle a, en outre, accepté et pris la mesure du changement radical que la maladie a provoqué dans sa vie. Tout nouveau changement ne peut qu’apparaître dérisoire en comparaison. Elle a aussi éprouvé, dans sa chair, cette réalité qu’un malade ne peut pas s’en sortir seul, qu’il a besoin des autres, qu’il doit savoir demander de l’aide. Elle a ainsi su reconnaître sa part de vulnérabilité, bien au-delà de sa maladie, comprenant ses limites, ce que les autres pouvaient lui apporter, mais aussi en retour ce qu’elle pouvait apporter aux autres. La maladie entraîne par ailleurs un autre rapport au temps. « Ce changement se traduit par une capacité à se focaliser sur l’essentiel, à aborder sans détour les questions sensibles, à privilégier l’action, l’expérimentation plutôt qu’un long débat sur ce qui pourrait advenir », rapporte Hélène Bonnet. Les malades chroniques, du moins ceux qui en ont la possibilité, développent des compétences sociales, des compétences de plus en plus recherchées et valorisées dans l’entreprise, comme la capacité à s’adapter, à mettre en œuvre des initiatives, à écouter, à s’engager dans un projet, à travailler en équipe, etc. En somme, si le retour au travail des personnes ayant traversé une maladie grave demande des aménagements spécifiques en raison de séquelles, comme la fatigue chronique, leur présence peut susciter une autre dynamique au sein des équipes. Leur motivation peut, en outre, s’avérer bien plus solide, et ce pour une raison simple : travailler signifie, au moins pour un temps, ne plus être malade. Travailler c’est se sentir à nouveau « en capacité de », c’est, comme l’exprime Hélène Bonnet, « reprendre une place parmi la communauté des Hommes et quitter le statut de malade ». Le partage d’une telle tranche de vie peut aider l’ensemble des travailleurs à mieux appréhender autrui. Cela peut aussi libérer la parole d’autres personnes en souffrance, pour les mêmes raisons de maladie, mais aussi pour des raisons dif106

férentes, liées au contexte familial ou social. L’intégration sensible et réfléchie de personnes ayant été malades peut ainsi aider à faire tomber des tabous et des idées fausses. Agir en quelque sorte comme un révélateur et un catalyseur d’une évolution du management, en veillant à ne pas instrumentaliser la présence de personnes fragiles ni à les placer au centre de l’attention. Cependant, il ne faut pas sousestimer la difficulté pour une entreprise, surtout les plus petites, de faire face aux perturbations qu’engendre l’arrivée d’une personne vulnérable au sein d’une équipe. Faire coHaBiter les Besoins Des Personnes et Des orGanisations Certains malades, dans leur volonté de transformer leur expérience de la maladie en expertise et de la mettre au service de leur entreprise, peuvent se retrouver en décalage avec ce que cette dernière peut leur offrir. La capacité d’une organisation à accueillir selon ses propres souhaits une personne handicapée, revenant d’une maladie ou d’un traumatisme personnel, varie en effet selon sa taille, ses métiers et domaines d’activité. Qu’il s’agisse d’un petit ou d’un très grand commerce, d’une entreprise industrielle ou tertiaire, sur les territoires de la santé, de la culture, de l’alimentaire ou encore du conseil économique, chaque organisation doit composer avec des contraintes spécifiques. C’est bien pourquoi l’intégration de personnes sortant de maladie dans une équipe et une structure peut s’avérer complexe. Il peut y avoir des incompatibilités, des écarts en termes d’attente, des incohérences, certains aménagements de temps de travail peuvent mettre en difficulté d’autres travailleurs, etc. Marie-Ève Martin est créatrice de mode, elle vend ses productions via différents canaux de distribution, dont la petite boutique qu’elle tient à Marseille. Elle y travaille avec Juliette, sa responsable de production, et Caroline, sa vendeuse. Une poignée de semaines après son embauche, Caroline apprend qu’elle est atteinte d’un cancer. « Dans une petite entreprise, il y a une très grande proximité entre les travailleurs, on ne peut pas sectoriser la vie professionnelle et la vie personnelle. Un tel bouleversement a des répercussions sur la boutique et l’ensemble de l’équipe. Caroline était sous le choc, en pleurs, difficile dans ces conditions de faire face à des clients. Nous en avons parlé avec elle et nous avons décidé d’aménager sa mission et son emploi du temps. Cela lui a libéré du temps pour réfléchir à tout ça, à ce qu’elle allait faire et, en attendant, on s’est réparti la charge de travail supplémentaire avec Juliette », raconte Marie-Ève Martin. Au bout de trois mois, elle a fini par convaincre sa vendeuse de s’arrêter : « Elle attendait que je prenne la décision pour elle. Elle n’avait aucun symptôme physique. Le travail était, sans doute, la seule chose à laquelle elle se raccrochait à ce moment-là. Difficile de lui dire de s’arrêter, et en même temps, j’avais une vendeuse qui n’était pas en état de traVISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3


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vailler. Comment pouvais-je faire ? Je n’ai pas les moyens de payer une personne qui ne travaille pas et une autre en plus pour la remplacer. » Il y a peu, Caroline a repris son travail dans la boutique avec un emploi du temps aménagé afin de poursuivre son traitement. En revenant sur ces derniers mois, Marie-Ève Martin souligne les difficultés qu’engendre la loi en cas de maladie pour une petite entreprise. « En tant que chef d’entreprise, on le vit comme une injustice, c’est trop lourd à porter. Cela dit, ce n’est évidemment rien en comparaison de ce qui arrivait à Caroline et, finalement, ce cadre m’a donné une ligne de conduite et m’a permis de préserver la relation professionnelle avec elle. Car, sans lui, j’aurais sans doute arrêté son contrat de travail. Avec le recul, je suis contente de ne pas l’avoir fait. Mais, pour moi, le prix à payer est celui d’un épuisement professionnel, à force de compenser ses absences et d’anticiper, de m’inquiéter pour la suite. J’ai aussi ressenti un épuisement psychique, car cette histoire a complètement débordé sur ma vie personnelle. Dans une organisation plus grande, Caroline aurait sans doute été arrêtée plus tôt. Dans son intérêt, mais aussi le mien et celui de la boutique, c’est peut-être ce qu’il aurait fallu faire. Mais c’est impossible de séparer affect et travail dans une petite structure comme la mienne. » les Dérives De l’attention À l’aUtre Dans le travail Cette expérience pose la question du rôle que les organisations ont à jouer dans la santé de leurs collaborateurs. Une certaine doxa, propre à l’époque à venir, pourrait en effet les inciter à des « excès d’attention », mettant potentiellement en jeu l’intimité de chacun. Jusqu’où peuvent ou doivent aller les entreprises ? Dès lors qu’on leur demande d’investir de façon conséquente dans le bien-être et la santé de leurs salariés, comme le préconise Catherine Tourette-Turgis, que seront-elles amenées à demander en contrepartie pour maîtriser le risque économique lié à cet investissement ? Que pourraient-elles exiger à l’embauche : un test génétique ? Que pourraient-elles demander à leurs salariés, parfois même sous la pression de compagnies d’assurance ou d’agents de l’État : de manger équilibré ou de faire du sport régulièrement ? L’attention à l’autre, si elle est prise uniquement à travers le filtre de la santé, peut devenir une façon de modeler les comportements. Car, si elle devient une préoccupation sociale du travail et plus largement de nos sociétés, elle sera proba-

1. Lire l’interview de Bertrand Quentin, page 20, et voir la vidéo de solidarum.org : « Bertrand Quentin : nous sommes tous des handicapés ». 2. Reportage vidéo de solidarum.org : VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3

« Un entourage bienveillant des personnes sans abri ». 3. Congrès de santé au travail 2018 et INCa. 4. Lire l’interview de Catherine

blement évaluée au niveau individuel et collectif afin d’inciter les organisations à mettre en place les moyens nécessaires pour devenir des espaces plus attentionnés. Une mesure unifiée de l’attention à l’autre risquerait dès lors de nous faire tomber dans le piège de la « normalisation », c’est-àdire de la mise de tous aux mêmes normes, que celles-ci soient ou non adaptées à la situation. Pourtant, nous dit Yves Citton, professeur de littérature et média à l’université Paris 8, « La réalité humaine de l’attention à l’autre, c’est qu’il y a des attentions de nature, d’intensité, d’apports très différents. C’est le fait que certaines attentions écrasent les autres qui pose problème, mais il faut commencer par affirmer leur pluralité 5. » Préserver les conditions d’une pluralité d’attentions portées par une multitude de personnes semble en effet essentiel, étant donné qu’aucun individu n’est en capacité de faire attention à tout et à tout le monde. Pire, mettre en place des dispositifs collectifs d’attention à l’autre peut se traduire par le déploiement plus ou moins involontaire d’un arsenal de surveillance. Dans le livre Le Cercle de Dave Eggers (Gallimard, 2016), chaque individu est rendu à tout moment transparent par l’omniprésence des caméras, et doit en conséquence être irréprochable. S’installe alors une bienveillance factice, érigée en dogme, car critiquer quelqu’un ou quelque chose peut attirer l’opprobre des autres, alors que flatter ou féliciter quelqu’un ne comporte aucun risque. Dès lors que des élans altruistes deviennent des injonctions, ils peuvent se muer en cauchemar, d’autant plus que ces élans sont rarement dénués d’intérêt, que cela soit celui d’un individu ou d’une organisation. Par exemple, l’un des arguments récurrents du « bonheur au travail » serait qu’il augmente la productivité des travailleurs. Il faut donc garder à l’esprit que l’attention à l’autre pourrait, un jour, devenir un indicateur indirect de performance. Il faudrait alors devenir performant en attention au travail. Dans ce cas-là, ceux qui demandent le plus d’attention, ou une attention qui n’a pas encore été pensée en termes d’organisation, pourraient, par effet secondaire, se voir refuser l’entrée de crainte qu’ils n’augmentent trop la difficulté, et donc qu’ils fassent baisser l’indicateur d’attention à l’autre. Enfin, la capacité à faire attention à l’autre va de pair avec la nécessité de faire attention à soi. En effet, on ne peut pas faire porter entièrement aux autres la responsabilité de faire attention à soi au travail, cela serait de l’infantilisation et donc une compensation des plus inopportunes... chrystèle Bazin

Tourette-Turgis, page 16, et voir la vidéo de solidarum.org : « Catherine Tourette-Turgis : le pouvoir d’agir des malades ». 5. Lire l’interview de d’Yves Citton,

page 14, et voir la vidéo de solidarum.org : « Yves Citton : les paradoxes de l’attention à l’autre ».

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Cet article en format PDF est directement tiré de Visions solidaires pour demain, revue papier annuelle dont l’objet est de réfléchir à ce qu’est, et ce que pourrait être dans le futur, la solidarité sociale. Ce fichier PDF est accessible au sein de la base de connaissances Solidarum, plateforme en ligne, gratuite et évolutive, qui propose à la consultation et au téléchargement des médias vidéo, texte, son et image : des visions et reportages créés spécifiquement pour elle, en Creative Commons. Solidarum et Visions solidaires pour demain sont édités par la Fondation Cognacq-Jay et réalisés par une rédaction autonome dédiée, avec l’appui d’un comité éditorial composé en majorité de personnalités extérieures à la Fondation.

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