réFLEXions pour dEMain
LES DÉROUTÉS UNE NOUVELLE INÉDITE DE CHLOÉ CHEVALIER Chloé Chevalier partage son temps entre l’écriture romanesque et l’élaboration de scénarios pour le cinéma. Elle est notamment l’auteure d’un cycle de fantasy en quatre tomes, Récits du demi-loup (Les Moutons électriques, 2015-2020), ainsi que de la nouvelle « Les derniers possibles » dans le récent recueil Sauve qui peut - Demain la santé (La Volte, 2020).
(Nour) Trois bières, deux jus de fruit, un café frappé. Les six verres s’entrechoquent. Dans le café où nous avons nos habitudes, celui qui fait l’angle entre le bahut et le cimetière, nous attendons les résultats du bac. Du moins est-ce le prétexte officiel de cette petite réunion. Désabusés, nous rafraîchissons encore et encore sur nos écrans la page où finira par s’afficher une moyenne connue d’avance. Pâle ersatz de suspense. Peut-être aurait-il mieux valu nous séparer quelques jours plus tôt, dans le flux banal du quotidien lycéen, plutôt que de nous imposer ces au revoir de clowns tristes. Au moins aurions-nous pu emporter, chacun dans notre coin de France, chacun dans notre vie nouvelle, un dernier souvenir plus riant. « Le pote avec qui je joue au tennis, reprend JB en ôtant méticuleusement – manie navrante – la mousse de sa bière avec l’angle de son sous-bock, a un autre pote dont la mère est au conseil municipal, et qui dit qu’il reste plusieurs places dans des EHPAD, pour le Service. – Y a que ça, des places dans les EHPAD. Partout. » Katia n’a même pas relevé la tête de son téléphone pour ronchonner ; JB ne se laisse pas démonter. « N’empêche que si ça permet de rester à Nice et de pas se retrouver tout seul dans un trou, genre, je sais pas, en Bretagne ou dans les Vosges... » J’évite de le regarder. Jean-Barthélemy est un petit snob de bonne famille, pas prétentieux pour deux sous, par bien des aspects il m’exaspère, mais si on doit passer les trois prochaines années lui dans les Vosges et moi en Bretagne – ou l’inverse – ça me fera un peu mal au cœur. Bien sûr, je ne le lui avouerai jamais. « Mais enfin, rester, pour quoi faire ? ironise Lucas avant d’imiter – il le fait bien, mais trop souvent – le ton faussement emphatique du Président. Les jeunes, aujourd’hui, ils ont besoin d’aventure, ils ont besoin de rencontres, pas de foncer tête baissée sur les rails des études ou de l’emploi ! Les jeunes, aujourd’hui, ils ont aussi besoin, je dirais, d’égalité, et l’égalité, où est-ce qu’on la trouve ? On la trouve dans le Service Cyni... pardon Civique Universel, qui sera le projet-totem de mon nouveau mandat, et... » Lina lui jette un glaçon pour le faire taire. JB s’essuie le front et, familièrement, pioche dans mon jus de pêche un autre projectile qu’elle esquive d’un preste mouvement du buste. « Madame a choisi le Militaire, à sa place, moi, je ferais profil bas », la titille-t-il. Lina hausse un sourcil narquois : « Entre deux peines, Madame a choisi la plus courte. Nuance. – Tu trahis la cause !
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– Quelle cause, bouffon ? » JB rit et hausse les épaules ; leurs chicaneries ne sont jamais bien sérieuses. « Je vais pas faire semblant de faire du social en bossant gratos pour compenser les postes que l’État supprime, poursuit-elle. Moi je tire mes dix-huit mois et basta, je retrouve ma vie. » Chiah-Jong engloutit sa dernière gorgée de bière et sort de sa torpeur. « Pourquoi tu exclus d’office qu’il puisse sortir quelque chose de bien de ce Service ? Ça va forcément remuer des choses ! Pas en un jour, c’est sûr, mais sur la durée. » Il laisse passer un temps, guettant dans notre silence une approbation qui ne vient pas. Lina se contente de hausser un nouveau sourcil. « Non ? insiste-t-il. Même pas comme un... effet collatéral ? Un heureux imprévu ? – Ce n’est plus de l’optimisme à ce stade, c’est juste de la naïveté... le taquine Lucas. – Les “heureux imprévus” n’ont pas grand-chose à voir avec la politique... », grommelle à nouveau Katia, toujours sans lever les yeux de son écran – sans nul doute pronostique-t-elle sur quelque réseau les déboires à venir de la première génération du SCU. Pour garder une contenance, Chiah-Jong se tourne vers moi. « Et toi Nour, t’as toujours pas fait tes vœux ? – Non, je murmure, non. Je sais foutrement pas ce que je vais faire. » Mais personne n’entend ma réponse : les résultats du bac viennent d’apparaître. * Salut JB, Ca va, ça va... Alors, pour te répondre, t’as deux crans de retard : la cuisine pour les sans-abri, c’était mon premier choix et j’ai tenu cinq mois (vraiment pas mon truc, les pluches, même quand on va cueillir les légumes sur le toit d’à côté et qu’on a accès aux locaux des grands restaus parigots). Ensuite j’ai, vite fait, grillé mon deuxième choix en atterrissant au fin fond de la Nièvre pour animer des ateliers égalité des genres dans des maternelles. Là, j’ai tenu trois semaines : mon encadrant était un gros raciste qui s’est mis à me saquer quand il a su que je faisais ramadan. Manifestement, il vivait comme une attaque personnelle que je me passe des carottes-mayo de la cantine le midi... Je l’ai rembarré sans trop y mettre les formes et on m’a virée. Dommage, ça me plaisait bien. Pour mon dernier vœu, j’ai demandé un retour au bercail. Nice, maison de vieux du « Hameau de l’Eau-Vive ». Je partage mes journées entre trois « seniors », que j’occupe en fonction de leurs envies. Y a une dame que j’aime bien, MarieChristine. Elle était comptable avant, et elle me donne parfois quelques cours, en échange de massages ou de manucures que je lui prodigue. C’est pas que ça me passionne, les tableurs (ni les manucures), mais sait-on jamais, plus tard, si j’ai pas les finances ou le courage de reprendre des études... Avec les deux autres, c’est un peu moins facile. Lionel a Alzheimer, et on fait surtout des promenades – hier on est allés à la plage et il m’a longuement parlé de ses résultats de triathlon « la semaine dernière » et de la sortie en boîte qu’il a faite avec ses copains pour fêter ça. Brigitte est en fauteuil, et ensemble on binge des séries sans presque jamais causer. Je sens bien qu’elle est malheureuse à crever d’être là, et que se voir coller de force une « accompagnante affective » de ma sorte ne la console pas le moins du monde. N’empêche qu’elle pourrait au moins me dire bonjour le matin... Et toi à la ferme ? Toujours amoureux de tes pommiers ? La bise, Nour
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Hello ! Ma foi, tout va bien pour moi. On va avoir une sacrée année en termes de pommes et de poires, mais les pêchers ont tous chopé la cloque, ça sera pas terrible. Je me suis fait un bon ami sur place, Matéo. Il est bénévole ici depuis les années Covid (le boss a été un des premiers à faire appel à la population pour maintenir son exploitation à flot) et on loge dans la chambre d’hôtes du patron, mitoyenne à sa baraque. Ça a un petit côté XIXe d’être nourri logé comme ça, en échange de notre travail, mais au fond j’aime bien. Ça nous apprend à vivre de l’essentiel, et le rapport à la terre a quelque chose d’apaisant. Une sorte de retour forcé à la simplicité, tu vois ? À mon avis, c’est ce qui manque aux gens de notre âge pour trouver un semblant de paix dans ce monde en vrac. Je me vois bien signer la prolongation de Service pour rester deux ans de plus. C’est drôle de t’imaginer en train de jouer aux dames de compagnie, quand même, avec ta grande gueule... D’ailleurs, tu sais que Katia a laissé tomber l’accueil des migrants et qu’elle a aussi échoué en EHPAD ? Deux sur six d’entre nous, ça en dit long... Ceci dit, Katia a l’air de moins s’amuser que toi. Si j’ai bien compris, elle est « aide-soignante volontaire » : elle fait le même taf qu’une aide-soignante, cinquante heures par semaine, mais sans le salaire. À la fin des trois ans de Service on lui filera un diplôme en cadeau, mais aussi un « à-valoir vieillesse » – une réduc pour un lit dans la même maison, le moment venu. Assez glauque, je trouve, mais Katia ne trouve pas ça choquant. La connaissant, elle doit être sacrément déprimée pour penser comme ça. La bise, JB * Hello Nour, Comment vas-tu ? De mon côté, bah... ça va. Depuis que les employeurs ne sont plus obligés de « fournir toutes les commodités de logement » aux jeunes en Service, le boss a subitement décidé de récupérer sa chambre d’hôtes pour la remettre en location. Dans sa générosité, il nous a cédé en échange le hangar dans lequel il stockait des vieilles machines des années 90 et tout un tas de bordel. On a passé trois jours à déblayer avec Matéo, sa nana, et la nouvelle arrivante, Prunelle. Pour instaurer un semblant d’intimité, on a tous planté une tente sur le sol en terre battue. Drôle d’impression de camper ainsi à couvert, mais au moins ça protège des courants d’air... Sinon ça va. Les pêchers donnent beaucoup cette année, mais les pommiers sont couverts de pucerons et ça nous donne des heures et des heures de taf en plus pour traiter tout ça. Pour garder son label, le boss veut qu’on badigeonne les branches au pinceau... Sinon bah... J’ai économisé sur mon budget bière pour me faire un ciné la prochaine fois que j’irai en ville, mais je crois bien que j’ai une carie donc je vais peut-être plutôt continuer à mettre de côté pour soigner ça à un moment. Ça fait chier. J’hésite. T’as eu des nouvelles de Lina ? J’ai reçu un texto d’elle y a dix jours, laconique, comme quoi elle partait pour Bamako. Je comprends pas, elle est censée avoir terminé son service militaire depuis quatre mois... Elle aurait pas signé pour de vrai quand même ? T’essayes de me répondre plus vite, cette fois ? C’est lourd de devoir toujours réclamer et ça serait bête de perdre le contact... Bisous, JB V
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Salut ! Chez moi ça va nickel. Je trouve de plus en plus ma place à l’Eau-Vive et je crois que je commence même à sincèrement aimer mon Service ici. Tu te souviens de Brigitte, la fan de séries qui décrochait jamais un mot ? Figure-toi qu’hier, en plein milieu d’un épisode, elle coupe le son et me sort : « Au fond, c’est parce que je suis la fille de mes enfants que je dois croupir mes derniers jours ici. Sinon, j’aurais pu rester à la maison. » J’ai d’abord cru qu’elle allait me parler de problèmes avec ses gosses, comme la moitié des vieux ici, l’insoluble fracture boomers/millenials, mais pas du tout. À la place on est parties dans un long débat sur pourquoi – selon elle, mais je suis assez d’accord – c’est si difficile de garder ses parents à la maison pour leurs derniers jours et de revenir à un « comme dans le temps », alors qu’il y a de moins en moins de places en EHPAD, ou bien souvent un peu craignos, qu’en somme tout plaide pour un retour de la fin de vie à domicile. Un petit extrait qui te donne un aperçu du personnage : « On passe des décennies à apprendre à couper le cordon, à s’affranchir de l’influence parentale, et à l’âge où on commence enfin à s’émanciper, il faudrait tout rembobiner ? Personne n’a envie de ça ! Tu voudrais, toi, avoir tes vioques sur le dos en permanence à cinquante, soixante piges ? Et je parle pas des soins ou du torchage de fesse, ça c’est juste du folklore pratico-pratique, ça fout la frousse mais c’est pas si dur. Je te parle de la pesanteur du lien. Moi, par exemple, j’aime mes enfants, mais je voudrais pas les avoir au petit déj chaque matin jusqu’à mon dernier. Et ça ne fait pas de moi une mauvaise mère ! Je leur ai consacré ma vie entière pendant qu’eux endossaient mon sacrifice... qu’on me laisse finir sur du neuf ! De l’air ! ». Elle me fait rire, j’adore. Je te laisse à tes pucerons. Bisous, Nour
Salut JB ! Un petit mot de Corse où je passe quelques jours avec Brigitte dans sa résidence secondaire. Elle m’a payé la traversée pour que je l’accompagne et pousse son fauteuil, et aussi qu’elle me présente sa famille. Le courant est plutôt bien passé. Ses enfants sont contents de voir que quelqu’un s’occupe de leur mère avec autant de proximité, et tout aussi soulagés de pas avoir à le faire eux-mêmes – même s’ils ne le formuleront jamais comme ça. Sa fille aînée est cheffe étoilée, y a une piscine, bref, la belle vie.
Jean-Barthélemy Verneuil Chez M. et Mme Savigny Ferme des « Jardins de Cocagne » 71520 Curtil-sous-Buffières
Bises, Nour
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* Bien reçu ta carte. Y en a qui s’emmerdent pas ! Moi aussi je veux bien me faire entretenir contre quelques jours au soleil ! N’importe quoi... Elle te paye des trucs en échange de ton temps et de ton affection... elle t’entretient, quoi. On est amies ! En vrai. T’es cynique, tu salis tout... Pardon. Je suis claqué en ce moment, ça m’aigrit. Y a aussi que tu sors pas assez de ton verger.
* Hello Nour, Comment va ? Pas grand-chose de neuf de mon côté, comme d’hab... Année pêches à nouveau, mais poiriers et pommiers toujours blindés de pucerons. La faute à l’absence d’hiver. Prunelle continue de venir dans ma tente la nuit, mais je pense qu’elle fait surtout ça pour s’occuper quand Matéo et sa nana s’envoient en l’air à côté et qu’on ne peut pas dormir – et comme je suis pas très doué pour les négociations, j’ose pas dire non. Ah si, une grande nouvelle quand même, le monde est petit : je me retrouve à travailler avec Chiah-Jong. Y en a à qui le Service profite plus qu’à d’autres, je te le garantis... Nous on galère avec nos compensations de misère et lui a droit à un généreux « dédommagement complémentaire » parce qu’il a tiré le gros lot dans une asso qui roule bien. Il bosse chez Terre Nouvelle, ça te dit quelque chose ? L’asso « humanitaire » qui case des migrants dans des exploit’ bio pour « construire ensemble un monde plus vert » ? Un emploi « nourri logé compensé » (la même formule que pour nous, tiens donc...) avec à terme un permis de séjour permanent – le terme en question n’étant pas fixé contractuellement, mais « à la discrétion de l’employeur ». De l’esclavage qui se déguise à peine, m’est avis, mais le plus tragique c’est qu’une bonne part des gens qui signent ont vécu tellement plus terrible chez eux, ou pendant leur voyage jusqu’en Europe, qu’ils trouvent la situation formidable. Et au milieu de ça, Chiah-Jong est « facilitateur relationnel » : il « déniche les meilleures places pour les meilleures relations employé·ployeur ». Un vrai agent immobilier. Résultat, quinze nouveaux ont débarqué à la ferme d’un seul coup. Trois familles avec enfants (deux du Mali, une d’Iran), un vieil Arménien qui n’ouvre jamais la bouche et une Éthiopienne particulièrement sympa avec un bébé de six mois. Les tentes ont pullulé dans la grange, y a presque plus la place de circuler. On réfléchit à comment construire des cloisons avec du bois de récup’, ou bien à se cotiser pour acheter des containers qu’on aménagerait. Ça occupe bien les soirées de réfléchir à tout ça. Quoi de neuf de ton côté ? Des bises, JB
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Salut ! Heu... « Elle vient dans ma tente et j’ose pas dire non » ? Le respect du consentement, vous en bénéficiez aussi les mecs, t’es au courant ? Franchement, pourquoi tu utilises pas un des vœux qu’il te reste pour demander un Service moins cul-terreux ? Tes mails transpirent l’ennui et la frustration, tu n’es pas obligé de t’imposer ça jusqu’au bout. Va tester autre chose, non ? De toute façon, elle pue un peu ta ferme, avec son bobo-coron et cette histoire de migrants... si je soustrais les enfants, vous vous retrouvez à douze pour, quoi, deux hectares de verger ? Je suis pas spécialiste, mais c’est quoi l’embrouille ? Pour ma part, je commence à rêvasser à un projet pour après ma prolongation de Service. En gros, il s’agirait de mettre en contact des familles dont les seniors ne sont plus autonomes, ne souhaitent pas aller en maison, mais qui ne veulent pas habiter tous ensemble pour autant. Pour assurer aux plus âgés une fin de vie digne, dans un contexte humain, confortable, etc., etc., mais sans les tensions qui peuvent naître de la cohabitation parents/enfants. À mon avis, on ne retrouvera le sens de l’entraide intergénérationnelle que si on l’élargit à une collaboration interfamiliale. Pas en prônant un retour en arrière illusoire, où tu gardes mamie devant la cheminée en l’écoutant radoter comme tu étais plus mignon quand tu étais bébé. Ça peut paraître loufoque, mais j’y crois... même si je n’aurai sans doute jamais les moyens de mettre ça en pratique, surtout avec la nouvelle baisse des compensations. Bref... haut les cœurs ! Bises, N Hello Nour, C’est sympa ton projet... Tu vas appeler ça comment, « Adopte un vieux » ? T’emballe pas avec tes histoires de consentement, là... J’aimerais t’y voir ! C’est un trou paumé ici. La seule fille de mon âge à dix bornes à la ronde, ça doit être la copine de Matéo, et c’est pas comme si j’avais le temps d’aller me promener de toute façon. Alors je vais pas faire le difficile. Pourquoi autant de gens ? C’est simple. Je vais t’expliquer. Tu as entendu parler de l’agriculture perma-extensive ou c’est trop cul-terreux comme considération ? Tu prends toutes les techniques bien bio de la permaculture, le mélange des espèces, les forêts comestibles, le paillage, tout le tintouin, et ensuite tu rachètes les terrains des voisins et tu étends ça. Autant que tu peux. Pour produire autant à l’hectare qu’aux glorieuses heures de Monsanto, voire plus, mais sans engrais, ni pesticides ni machines. Juste une nuée de petites mains dans le plus grand respect de Mère Nature. Et ça, pour que ce soit viable économiquement, ça demande beaucoup, beaucoup de main-d’œuvre pas chère. Oh, c’est sûr, ça permet la grande transition agro-alimentaire dont on nous rebat les oreilles... Et comme ça le reste de la population peut continuer à végéter dans le tertiaire sans se poser la question du contenu de son assiette. Tout ça répond à ta suggestion : non, je ne compte pas me barrer. Mon engagement est ici. Le quotidien est dur, parfois je m’ennuie, tu as raison, mais ma vie ici a un sens, alors j’irai jusqu’au bout. JB
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Le légume du tertiaire remercie le cul-terreux du primaire de lui permettre de glander à son aise, quarante-deux heures par semaine, dans une maison de retraite. Éclate-toi bien avec la Prunelle de tes yeux. Bisous ! Nour PS : c’est pas du tout « Adopte un vieux » ! C’est comme si je prenais soin de ta mère pendant ses vieux jours (parce que je sais qu’elle te saoule, alors que moi je l’aimais bien), pendant qu’en échange tu t’occuperais de mon père. Avoue, tu troquerais pas facilement ses discours de bourgeoise contre l’obsession du mien pour Star Wars ? * Je sais pas si t’es au courant, mais Katia a fait une tentative de suicide. Ah putain, je savais pas. Elle est hospitalisée ? Qu’est-ce qu’elle a fait ? Écoute si tu veux en savoir plus tu la contactes. J’en ai marre de jouer l’intermédiaire entre toi et tous les autres. Parfois je me dis que tu aimes le monde entier, sauf tes anciens amis. On est trop jeunes pour toi ? Commence pas... Je vais lui écrire. On peut parler d’autre chose ? On peut. Comment tu vas ? Prunelle s’est barrée en me laissant Willow. Comme ça, sans prévenir, au lendemain de son dernier jour de Service. Et elle a fermé sa ligne téléphonique. Ah oui. Ça va pas fort. Si. Je pourrais la retrouver, mais marre. Elle s’est trop servie de moi, et du moment qu’elle m’a laissé ma gamine, elle peut bien disparaître où elle veut. Et chez toi ? Brigitte est morte. Merde. Décidément. Non ça va. Elle était prête. J’étais là au moment où elle a choisi de partir. Ses enfants sont venus avec les leurs, ses ami·es aussi. C’était un beau moment. Mais elle me manque, c’est dur... Je suis désolé. Elle m’a désignée comme héritière. À égalité avec ses enfants, et sans me prévenir. La vache, ça fait une sacrée somme, j’étais pas prête à ça... Mais je crois que ça va me servir de fonds d’investissement pour monter ma structure. « Adopte un vieux » ? Tu préfères pas te payer un appart ou des études ? Je me vois pas retourner à l’école maintenant, ça n’a plus de sens... Et en termes d’appart, Brigitte m’a aussi cédé son cabinet avenue Jean Médecin, alors... Y a qu’à virer le divan et j’aurai des locaux – y a même une mezzanine où je pourrais dormir. J’ai commencé à écrire aux maisons de retraite de la ville pour qu’elles me mettent en contact avec les familles sur liste d’attente, mais je vais essayer assez vite de rayonner à l’échelle départementale, voire régionale. Faut que je me construise un site et que je m’implante sur les réseaux, aussi. Je suis bien occupée.
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Tu as trouvé ta voie, on dirait. On dirait. Rien à voir, mais t’as vu les nouvelles lois sur le Service ? Oui. J’ai vomi. Pareil.
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Trois bières, deux jus de fruit. Les cinq verres s’entrechoquent. Dans le café où, adolescents, nous avions nos habitudes, celui qui fait l’angle entre notre ancien bahut et le cimetière, nous attendons qu’arrive l’heure de la cérémonie. Lina a une prestance incroyable dans son uniforme de caporale, avec ses galons, et son beau képi qu’elle a posé sur la table et tapote du bout des doigts, l’air distrait. Ça donnerait presque envie de faire l’armée, tiens, juste pour pouvoir porter ce genre de fringues aux mariages et aux enterrements. À mon avis on n’a plus rien à se dire, elle et moi. On vit dans des mondes cloisonnés désormais, mais ça fait tout de même plaisir de la revoir. Chiah-Jong aussi est élégant, avec son beau costume noir tout neuf. À côté je me sens un peu plouc, avec mes mains calleuses et la chemise élimée prêtée par mon boss. Plouc, et surtout très vieux. Je n’aurai vingt-cinq ans qu’en octobre, mais avec Willow qui cavale à travers le café en gloussant, je m’en sens quinze de plus. J’ai l’impression que mes anciens amis sont pour la plupart restés des mômes, tandis que je me suis précocement encroûté. Et Lucas qui parle de sa reprise d’études ! D’une licence de lettres ! Un autre monde, là aussi. Ils discutent de politique, de l’actualité, de leurs jobs respectifs, même des bouquins qu’ils ont lus. Moi, quand on me demande ce que je deviens, je parle de mes arbres, du système de récupération de l’eau de pluie que j’ai mis au point cet été sur les toits des containers, de couches à changer la nuit quand on doit se lever aux aurores, avec la vague impression que tout cela ne leur parle pas du tout. Alors je me tais bien vite, et je sirote ma bière. Nour me regarde à la dérobée ; je feins de ne rien remarquer. Je me souviens qu’au lycée, on se cherchait beaucoup, elle et moi. On se draguait comme se draguent les ados, pour le jeu et le challenge. Moi, du moins. Elle, je crois, a vraiment été amoureuse à un moment, et comme un idiot je l’ai ignorée. Je ne la trouvais pas assez bien pour moi, pas assez radicale dans ses idées. Elle n’allait pas aux manifs, ne participait pas à nos débats... dire que je me targuais de tolérance et d’ouverture. Une autre vie, un autre monde. « Je t’invite, d’accord ? », me propose-t-elle seulement, quand vient le temps d’y aller. Elle est la seule à savoir que, si j’ai pu me payer l’aller-retour à Nice avec ma fille, c’est uniquement parce que j’ai signé pour trois nouvelles années de prolongation de Service. « Seulement si j’offre la prochaine ! » Elle sourit à cette bravade : si prochaine il y a, ce dont je doute, elle invitera aussi. Je sens ma gorge se nouer et affluer soudain une envie de pleurer. Pas de tristesse, non, pas de regret non plus. Juste une profonde nostalgie, assortie d’un léger vertige : la course du temps et de nos divergences, à tous les six... cinq. Nous ne nous reverrons guère, je le pressens, sinon pour franchir de concert, comme aujourd’hui, quelques grands jalons de nos existences. Unions, succès, bébés, décès, quelques autres sans doute. La prochaine fois, qui serons-nous devenus ? Aurons-nous d’autres terres communes que nos souvenirs de lycée à ressasser toujours ? Je garde mes larmes pour le cimetière. Elles passeront inaperçues si on les pense destinées à Katia, or je souhaite garder pour moi leur véritable nature. Ce sera mon secret. Au coin des paupières, un dernier scintillement avant la fin de l’enfance. FIN 130
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Cet article en format PDF est directement tiré de Visions solidaires pour demain, revue papier annuelle dont l’objet est de réfléchir à ce qu’est, et ce que pourrait être dans le futur, la solidarité sociale. Ce fichier PDF est accessible au sein de la base de connaissances Solidarum, plateforme en ligne, gratuite et évolutive, qui propose à la consultation et au téléchargement des médias vidéo, texte, son et image : des visions et reportages créés spécifiquement pour elle, en Creative Commons. Solidarum et Visions solidaires pour demain sont édités par la Fondation Cognacq-Jay et réalisés par une rédaction autonome dédiée, avec l’appui d’un comité éditorial composé en majorité de personnalités extérieures à la Fondation.
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