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RELIANCE UNE NOUVELLE INÉDITE DE SABRINA CALVO Sabrina Calvo est une écrivaine, dessinatrice et conceptrice de jeux vidéo transgenre. Elle est l’auteure de plusieurs romans parmi lesquels Sous la colline (La Volte, 2015) et Toxoplasma (La Volte, 2017), Grand Prix de l’Imaginaire et Prix Rosny aîné en 2018. « Mais dissipons le voile pluvieux qui cache nos figures immortelles, et embrassons le monde de notre regard illimité. » Aristophane, Les Nuées L’ESSAIM : Laissez-nous vous conter l’avènement des Jours Heureux. Ensemble, humain et poussière, créons un monde nouveau. Scellons ce pacte d’un baiser d’atomes. Il a bandé ses yeux d’un antique chiffon. Il n’est pas tout à fait Tirésias, simplement fatigué de voir. De ses lèvres s’échappe une litanie. « On parle encore d’une époque où la mise en mesure du monde avait créé une réalité chiffrée, optimisable du réel. Une époque où l’on s’extasiait de la victoire des diagnostics des Intelligences Artificielles sur ceux des docteurs. Où l’on encourageait, forçait, finançait la collaboration entre humains et IA en oubliant tout de la collaboration entre humains, ce concept obsolète jeté aux chiens de la compétition, abandonné dans la fausse jungle en plastique du darwinisme social. Tout donnait une limite à l’infini du sensible imaginaire. C’était la fin de notre civilisation, et ceux qui l’ont vue venir furent traités de Bisounours. L’hôpital est un lieu de résistance : ils ont voulu nous en retirer l’humain, sans comprendre que ce lien fondamental entre vivants ne peut pas se reproduire par la seule technologie. L’attention, le soin, le rapport étroit entre deux êtres ; savoir qu’il y a quelqu’un qui connaît la souffrance, qu’on peut se sentir compris. Un partage d’expérience impossible avec une abstraction. Et c’est bien votre faute, si on en est arrivés là. » Derrière la table de verre, les Trois Bienveillants Techniciens (TBT) clignent des yeux. L’Expert tente une première approche. « Et vous pensez être la solution ? – Non. Je ne suis que l’hôte d’un destin plus grand que moi. Le Consultant tousse. – Pourtant, ce que vous avez fait là-haut pourrait tout changer. – A déjà tout changé. Le Spécialiste se penche en avant, ses doigts d’arachnide formant une toile paranoïaque audessus de ses fiches. – Rien ne va sortir de cet institut, et vous le savez mieux que personne. À notre connaissance, le phénomène est contenu aux soins du troisième étage. Maintenant que Jabbour a disparu, vous êtes la clé de toute cette affaire et nous voulons établir une responsabilité. Si vous n’avez rien à vous reprocher, si vous n’êtes qu’un cobaye, un pion, alors c’est dans votre intérêt de collaborer. » Tirésias étire un sourire parfait sous son bandeau. Ses dents scintillent dans la lumière, égales, blanches, enchâssées dans une gencive rose de pamplemousse. TBT grogne.
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Les véritables origines des Jours Heureux, contamination conviviale d’un regard neuf sur le monde, sont aujourd’hui encore plongées dans un brouillard opaque. La nature exacte du processus biotechnologique qui avait accompagné ce mouvement social n’est encore que suppositions dans l’œil des fous, d’une presse sanguine avachie sur ses doutes. Quelques voix s’étaient élevées au cours de la dernière décennie pour dénoncer le verrou gouvernemental sur ce qui s’était réellement passé à l’Institut d’optique Jabbour – épicentre de la déflagration qui allait emporter le système de santé français, puis du monde. Mais ces maigres filets de pisse dans une mer silencieuse n’avaient fait que renforcer l’emprise du vieux monde sur ses privilèges. Pris dans leur existence de vitesse, les citoyens n’avaient rien vu. On les avait dépossédés de leur humanité. On leur avait vendu démocratie et bien commun au rabais. Détruit, le tissu intime de leur simulacre de société éclairée. L’ESSAIM : Nous avons deviné vos aspirations. Nous avons réparé le lien que vous aviez soigneusement défait, emportés par votre besoin de repères – drogue, oui. « Bien, dit le Spécialiste, chaussant ses bésicles pour lire une note froissée. Si nous commencions par votre défaut de vue. – À défaut de quoi ? – Eh bien, je ne sais pas, de ce qui s’est passé en vous au moment de votre opération. – J’avais presque perdu la vue dans mon œil gauche, et le droit n’était pas très présent, alors j’ai signé pour participer au premier programme de l’Institut. Les places étaient comptées mais j’imagine que mon passé de militaire a joué en ma faveur. – Vous avez fait la campagne de Hongrie, à ce que je vois. – Un bout de moi y est resté. – Vos yeux. – Phosphore. – Je vois. – Quand ils m’ont dit que j’étais reçu, mon mari m’a supplié de ne pas y aller. Il ne pensait pas que c’était une solution et il avait peur de ces expériences sponsorisées par le Gouvernement. C’était le moment où on lisait ces horreurs dans la presse sur ce que le Gouvernement avait fait à ses propres troupes en Pologne. Il pensait qu’ils voulaient se débarrasser de moi en le faisant passer pour un service rendu. Tout le monde se méfiait, mais moi, je ne pouvais plus peindre pour prendre en charge mon foyer. Mon mari était en chômage prolongé, je ne voyais presque rien, alors j’ai fait mes valises et je suis parti là-bas. – Vous avez rencontré le docteur Jabbour ? – Au début, seulement son assistante. Jabbour était encore en Afrique du Sud. On devait me préparer, psychologiquement, et on m’a mis du liquide dans les yeux. Je devais garder les pupilles ouvertes pendant plusieurs jours. Ils avaient des outils spéciaux pour les écarter. Il y avait une télé, j’ai vu tout Kojak, flou. – Est-ce qu’on vous a expliqué ce dont il s’agissait techniquement ? – Des lentilles révolutionnaires à base de particules d’or, inspirées par le design de ces petites “amies” chinoises qui agissent au niveau de nos atomes et dont vous nous avez bourré depuis l’armistice. – Pour votre bien. – J’imagine. En tout cas, ces lentilles c’était le niveau d’après. » Les premières nanites, cultivées dans leurs bacs gluants à Hong-Kong, étaient de simples balises injectées dans la plupart des citoyens autorisés, pour garder trace des potentielles maladies. C’était une pratique courante, une technologie hybride qui avait pris son essor après les guerres européennes, sévèrement réglementée par des comités mis en place à la victoire de l’Alliance.
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Utilisées en médecine comme marqueurs d’infections détectables aux scanners, elles avaient considérablement facilité le travail des algorithmes prédictifs de soin, permettant des diagnostics accélérés et une optimisation des traitements. Après les horreurs de la guerre, où la nanotechnologie militaire avait prouvé son rôle de grand arbitre des rapports humains, la société avait embrassé la venue de ces minuscules présences avec bienveillance. Il n’y avait qu’un nanopas éthique à franchir pour exploiter leur plein potentiel. Financé par les alliés, défendu par le nouvel ordre médical, Jabbour n’eut aucun scrupule. LA NUÉE : Oui, notre amour est infini. Les Jours Heureux ont commencé et rien sur l’horizon ne pourrait rompre leur élan vers le soleil. Regardez-nous courir. L’Expert : « Que connaissiez-vous exactement du fonctionnement de ces lentilles ? – Ce que l’on m’a expliqué : des cils à l’intérieur des cils. » C’était plus compliqué que ça, bien sûr. Ces lentilles test étaient un composite de plusieurs types de nanites exploitant les propriétés de l’or, dont la fine poudre était déjà largement utilisée en optique. Contrairement aux petites choses inoffensives qui nageaient chaotiquement dans les veines d’une humanité en paix, ces nouvelles nanites étaient programmées pour garder une cohésion – une première, dans un monde où l’IA était légiférée suivant un code sévère l’empêchant de s’organiser en toute autonomie. Les lentilles en elles-mêmes permettaient d’améliorer la vision, tout en amplifiant parfois le focus. Jabbour pensait qu’elles pouvaient rendre la vue. Peut-être pas aux aveugles. Pas tout de suite. « Et les effets secondaires ? demande le Spécialiste. – Au début, rien. Je devais ne pas pleurer pendant dix jours. Mais quand j’ai retrouvé l’usage complet de mon œil droit, j’ai compris que je devais me trouver un nouvel équilibre. Je n’arrêtais pas de tomber et de me cogner. TBT échange quelques mots entre ses trois têtes. L’Expert remue sa masse suante sur sa chaise. Il fait chaud. L’air est épais, visqueux. – Et Jabbour, comment était-il ? – Je ne l’ai pas vu souvent, il est venu avant l’opération et quelques fois après. – Qu’est-ce que vous savez de lui exactement ? » Il hésite à leur dire. Il se souvenait de cette présence fugitive en blouse rose, dans l’entrebâillement de la chambre de l’Institut. Une silhouette courbée, de petite taille, toujours à tousser dans le clair-obscur. Jabbour était venu vérifier si les lentilles n’étaient pas rejetées. Il s’était assis, plusieurs matins de suite, au bord du lit, sans rien dire, fixant le vide. Il portait de drôles de lunettes. Il voyait des choses que personne d’autre ne voit, un autre monde, un autre paysage. Parfois, il chantait une berceuse. « Nous n’avons jamais échangé et il a disparu, et moi, j’ai dû gérer seul ma condition. – Vous ne pensez pas qu’il avait prévu tout ça ? – Tout quoi ? – Eh bien, ce que vous avez fait. La guérison miraculeuse de tous ces gens au troisième. Tirésias attend un instant, prépare son mensonge. – Non. Je crois qu’il était incapable de comprendre. Il ne voulait pas augmenter ou changer. Il voulait simplement corriger. J’imagine que c’était sa façon à lui de ne pas choisir de s’impliquer dans les questions dont vous raffolez. – Humm... dit TBT. – Avouez-le. C’est bien ce que vous êtes, non ? Un tribunal éthique. La disparition du docteur Jabbour avait créé un appel d’air. Sa fille aînée avait donné l’alerte, il semblait s’être évaporé dans la nature, épousant le mythe de ces scientifiques ombrageux, quan-
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tiques, qui quittaient le devant de la scène sans bruit. Des théories farfelues envahissaient les forums en ligne. Comment Jabbour avait négocié un deal foireux avec les Sud-Africains. Comment on s’était débarrassé de lui après qu’il eut osé remettre en cause la sacro-sainte domination des corporations dans les affaires médicales. D’autres suppositions, plus obscures encore, parlaient de désintégration littérale, d’évaporation. Jabbour possédait des parts dans une usine en Islande, à l’origine de rumeurs apocalyptiques – mais aucune information ne sortait de ce caillou perdu dans l’Atlantique. On murmurait que Jabbour était secrètement l’envoyé d’une race extraterrestre venue nous observer. Tout était faux. Et tout était vrai. LA NUÉE : Nous modulons l’ambiguïté de l’entre 0 et 1, les amorces de doutes et de certitudes. Le réel lui-même nous cède ses derniers remparts. « Quand est-ce que vous avez commencé à comprendre ce qui se passait ? Tirésias s’étire. Il sent une larme sanglante échappée de sa blessure sécher rapidement, épongée par son bandeau. – Deux semaines peut-être. Je devais rester en observation pendant tout ce temps, pour que la cohésion des lentilles se fasse, sans se disperser. Je me souviens avoir retrouvé une vue parfaite après dix jours et je suis resté ici encore un peu car il y a eu des complications. Si mes yeux acceptaient la greffe, mon corps avait du mal. Ma température est montée, j’avais des hématomes partout sur le corps. Le Consultant examine un des dossiers éparpillés sur la table. Il se murmure des choses à luimême, puis, ses lunettes enlevées : – Inutile de vous dire que nous trouvons cela hautement improbable. – C’est ce qu’ont dit les médecins, que ce n’était pas possible. Jabbour n’était plus là, il n’y avait pour ainsi dire plus de chef d’orchestre, mais la musique continuait. L’Expert tapote de ses doigts sur le bureau, peut-être ulcéré par la poésie. Le Spécialiste s’éclaircit la voix, tentative d’apaisement. – L’examen de vos systèmes immunitaires synthétiques n’a rien décelé. Il ne s’agissait donc pas d’une réaction, ce qui semble incroyable vu la nature de votre... aptitude. Pour la première fois, Tirésias se repose en arrière sur son siège. Le Spécialiste a raison : il n’y avait aucune cause physiologique cohérente à ces hématomes. – Je crois que c’est mon corps tout entier qui a réagi à sa propre évolution. Un changement. Je me suis relié à moi-même, et ça a été comme un choc, un traumatisme. – Vous voulez dire que votre corps a somatiquement été heurté par... lui-même ? – Quelque chose comme ça. L’Expert émet un rire, bref comme un pet. Le Spécialiste regarde les autres, sans deviner l’ironie dans ces propos. – Revenons au sujet, dit le Consultant, incapable de dissimuler son malaise. Nous voulons savoir comment s’est déroulé le premier contact. – Ella. – Qui ? – Mon infirmière. Elle est venue m’examiner car j’avais pris froid. Je la regardais bouger ses mains sur mon corps et son regard a croisé le mien. C’est là que j’ai senti mes yeux se contracter, comme une pression sur mon nerf optique. TBT retient son souffle. – Nous sommes restés un long moment à nous regarder. Ses yeux tremblaient. J’ai perdu la notion du temps. Ce n’est que lorsqu’elle s’est mise à pleurer que j’ai senti les cils à l’intérieur de mes cils. » On parle encore d’une époque où les grands pontes de la santé, assemblés pour parler du futur de l’Intelligence Artificielle, se pâmaient devant un robot scripté sur scène mais ignorant tout
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des services, bien humains, qui officiaient en silence derrière ces mêmes murs. Les réformes en cours dans l’Union avaient terrassé les derniers bastions du soin tel qu’on l’avait connu au cours des siècles passés. Si les avancées technologiques avaient permis des diagnostics accélérés, des soins plus adaptés aux pathologies, elles avaient soustrait la présence. Tous les survivants l’affirment, qu’importe la blessure, c’est le regard porté sur elle qui donne le courage de supporter douleur et désespoir. C’est l’affection continuelle d’un corps tout près, de mains posées, de respirations. Idéaliste, ont dit les gouvernants du chiffre. Obsolète, ont répété les apôtres de l’algorithmique justice. L’efficacité avant l’erreur. Mais l’erreur, dans le cas d’une souffrance, était ce qui permettait l’échange, le déséquilibre. La vie fragile qui avance en titubant. Entrés vite, sortis plus vite encore, pour plus de temps passé au reste. La technologie ambulatoire nous a donné ce temps en plus, mais pour faire quoi ? Nous n’avions rien d’autre à faire, tout était déjà là. Nous avons fait l’économie du nécessaire. LA NUÉE : Oubliées ces mains qui sculptent la santé. Vous faites désormais revivre l’attention. Désintéressés, vous nous activez dans la sagesse d’un soin. Le Spécialiste : « Cette infirmière souffrait d’un diabète de type II, mais vous n’en saviez rien. – Non. Ce n’est que plus tard, quand elle est partie, qu’on m’a dit qu’elle était guérie. – Êtes-vous en mesure de nous expliquer le processus dont vous étiez l’instigateur ? Tirésias se permet enfin un soupir. Nous y voilà. Tout ce temps perdu à tenter de délayer une évidence. Combien de temps va durer ce cirque ? – Tout ce que je sais, c’est que c’est passé par le regard. Pourquoi ne me dites-vous pas ce que vous savez exactement ? Je suis certain que vous avez tout un tas d’études, avec ce que vous m’avez fait subir. » Sous le bandeau, Tirésias peut encore sentir la douleur de tout ce qu’ils lui ont gratté, pour tenter de comprendre ce qui avait provoqué le bug. Comment il avait été possible d’établir un contact entre l’ensemble cohérent des lentilles et la dispersion des agents marqueurs présents dans le corps de l’infirmière. Il finit par avoir envie de leur mâcher le travail. « C’est une question de communication. Comment mes lentilles, constituées de milliers, de centaines de milliers de petits agents, ont pu ordonner aux nanites marqueurs dans le corps voisin quoi faire pour soigner le diabète… Le Consultant semble remarquer quelque chose dans ses notes pour la première fois. – Quand les médecins ont examiné Ella, ils ont compris que ses marqueurs n’auraient jamais pu agir de la sorte, ils n’étaient pas programmés pour voir et faire tout ça – certains se sont littéralement sacrifiés pour épurer le sang. Nos chercheurs ont essayé de reproduire l’expérience, sans succès. Sans vos yeux, cela semble impossible. Tirésias tique. La blessure sous son bandage irradie un arc de douleur. – Nous cherchons tous la raison, dit-il finalement en réprimant un rictus. La vérité, c’est que ces petites choses se parlent sur des fréquences subtiles dont nous ne savons rien. Peut-être ont-elles utilisé leurs cils prismatiques pour émettre un signal, un code aux marqueurs. Vous avez vérifié leurs moyens de captation ? – Des inputs traditionnels. – Visuels ? Le Spécialiste hoche la tête. – Mouvement essentiellement, pour analyser les collisions avec le reste de la nuée. L’Expert se lève. – Donc, vos lentilles échangeaient par langage des signes ce qu’elles voulaient que les agents marqueurs fassent dans le corps opposé, c’est bien cela que vous proposez ? – Oui.
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– Science-fiction. – Agnosticisme. Quelque chose que nos instruments ne peuvent pas encore mesurer. L’Expert, face au mur, explose. – Vous avez détruit la seule preuve ! Nous avons essayé, avec d’autres lentilles ! Nous avons essayé de retrouver Jabbour. Vous vous rendez compte de ce que vous avez fait ? De ce que vous avez ruiné ? L’occasion manquée ? » Tirésias le sait. La nanotechnologie a longtemps été une menace pour la société, à raison. Froide et invisible, cette présence avait lentement envahi nos textiles et nos aliments, nos crèmes de beauté puis notre papier. Invasive et discrète. Pullulante et ballerine dans un monde qui tombe, elle a remplacé nos angoisses de dissolution par un nuage de consistance, agrégeant nos besoins en tache de fond du réel. Partout, de nouvelles usines ont émergé, rectangles aveugles sans aspérités, diffusant leur poussière dans des fluides fluorescents. Quand les premiers marqueurs étaient arrivés sur le marché de la santé, le public avait eu un sursaut de doute, après des années d’acceptation cosmétique de la puissance subatomique. Mais les économies publiques sur le système de soin et les premiers bons résultats s’étaient imposés. On avait bavé devant de gros robots anthropomorphiques, fatalement échoués sur les parkings des périphéries urbaines. C’était finalement de minuscules flocons qui devaient régner. Mais personne ne comprenait comment ces choses pouvaient fonctionner. On les avait bridées par des scripts complexes, trop complexes, car l’émergence de nouveaux principes faisait peur. Le péril était ignoré. Personne n’avait jamais rien contrôlé, malgré les garde-fous. Et la transparence des processus est bien la condition d’une société libre. LA NUÉE : Nous sommes vos rêves incarnés en particules de merveille. Nous sommes votre domaine féérique revenu réparer vos erreurs. La relève de votre absence. Plusieurs heures, dans cette pièce. Les nœuds de cravate sont défaits, se creusent les cernes. Tirésias baille enfin, libéré d’une colère qu’il garde depuis trop longtemps. « Vous avez guéri les gens de tout votre étage, dit le Consultant. J’ai ici un témoignage, plusieurs même, qui racontent comment vous avez soigné des malades en phase terminale, en quelques heures. – Il suffisait de les regarder. Personne ne regarde plus personne. Vous croyez que vos soins artificiels optimisés ont un impact sur les causes d’une maladie ? Bien sûr, il y a les symptômes, le système à traiter, mais vous comprenez que guérir, c’est d’abord établir un pont avec l’humain ? » Il se souvient. Il marchait dans les couloirs, sa blouse ouverte. Il s’asseyait et regardait, incapable de ciller. Les patients prenaient ses mains dans les leurs, attendant un miracle. Ses yeux parcouraient les corps meurtris, les plaies bandées, les marques, les veines gonflées, les yeux pleins de larmes et les ongles cassés. Doucement, paisiblement, son regard se posait – le silence, à présent, long, difficile – et un sourire sur leur visage apparaissait. En lui, une décharge, comme une récompense. Il savait que la tâche était finie et que quelque chose en face avait changé. Il se levait puis continuait son ouvrage, de visage en visage. Parfois, il sentait des mains le toucher, comme s’il avait été un ange. Mais ses roses fesses à l’air prenant froid disaient bien le contraire. « Pourquoi avoir crevé vos yeux ? demande l’Expert. Nous y voilà. – Je ne voulais pas. Je ne pouvais plus. – Mais vous vous rendez compte de ce que vous êtes ? Tirésias mâchonne un bout de sa joue, sans réfléchir. – Pas le Messie.
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Quelque chose ne va pas, quelque chose a changé dans l’air confiné de la pièce. Un déplacement subtil. Tirésias lève les yeux, dans l’air stérile. Croit y déceler un scintillement, léger. – ... et forcément ? Il cille. – Pardon ? – Vous n’écoutiez pas, dit le Spécialiste, impatient. – Non... Si... Je. » Tirésias continue de suivre de ses yeux absents un courant indécelable. LA NUÉE : Nous. Parties, envolées quand ont été percés tes globes. Le malheur, mais pour nous, liberté. Tous ces regards nous ont donné le monde à conquérir. « Qu’est-ce qu’il y a ? demande le Spécialiste, regardant autour de lui, sans rien voir d’alarmant. – Rien... J’avais cru… entendre. Le Spécialiste se lève, va observer le coin du plafond. Tirésias sent le tissu humide sur sa peau devenir plus sec. Qu’a-t-il cru voir exactement ? Un nuage invisible qui décale les couleurs de la pièce, décalque qui glisse subtilement, comme une fenêtre de verre derrière laquelle le monde se réordonne. Mais ses yeux sont partis. Imperméables aux images. – Bon, dit l’Expert, une fois le Spécialiste revenu s’asseoir, je crois que nous avons tout ce qu’il nous faut. » Tirésias remue, le malaise qui s’installe en lui n’a pas d’origine. Un sentiment d’imminence. De catastrophe. Quelque chose va se passer. Comment avait-il pu voir la pièce, le plafond, et ce qui s’y déplaçait ? L’Expert, inquiet : « Votre... aveuglement, pardonnez-moi le mot, est impressionnant. Vous avez refusé d’assumer ce que vous étiez devenu. Tirésias y consacre quelques secondes de pensées contradictoires. – Qu’est-ce qui vous fait penser que c’est moi qui suis responsable ? – Parce que les patients sont tous et toutes passés sous votre regard et que maintenant... ils... elles... Il cherche ses mots car il lui est difficile de l’exprimer. Simplement, quand l’inexplicable nous force à le formuler, porté par la voix, il devient palpable et c’est peut-être, probablement, la dernière chose que l’on souhaite. Que le réel s’entrave, enrayé dans une gorge qui se sent obligée de prononcer l’impossible. Le Spécialiste : – De toute façon, le phénomène est contenu au troisième étage. Nous pouvons le garder isolé si... » LA NUÉE : Nous les avons rendus à leur point de vue. Il n’y avait plus rien qui demandait l’attention. Nous avons ouvert les mains. L’incident à l’Institut avait fédéré toutes les forces politiques du moment, sans qu’une rumeur s’en échappe. Ébruité, le phénomène aurait paralysé un monde déjà pris à la gorge par une gouvernance qui n’avait plus rien d’humain. L’irruption de l’irrationnel ne pouvait apporter que malheur, on craignait déjà les débordements de sectes. Les témoignages de l’épidémie sont parvenus au monde par fragments de vidéos prises par du personnel des étages inférieurs avant le début de la crise sanitaire, et par l’ébruitement rapide d’une possible contamination microscopique qui altérait chair et comportements. Personne ne savait réellement si ces rumeurs avaient une base réelle mais l’opinion publique était prête à accepter n’importe quel dégagement au marasme du monde, quand la démocratie, dissoute dans l’algorithme utopique, avait cédé sa
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place au contrôle total des organismes. Une ferveur, reliant de pauvres assoiffés à la source de vie, allait bientôt s’emparer du monde, pour ne plus le lâcher. Au moment même où tout changeait dehors, dedans, les occupants du troisième étage, passés sous le regard du Pseudo-Tirésias, découvraient avant tout le monde une nouvelle façon d’être. Dispersés en binômes dans les couloirs, ils et elles se faisaient face, leurs mains tendues. « Vous êtes allés là-haut ? demande Tirésias. Le Consultant : – En combinaison, oui, Dieu que c’est inconfortable. Je voulais voir autre chose que des images. Les voir, les frôler, essayer de comprendre. – Vous vous êtes servis de vos yeux. – Oui, je... – Les vidéos ne suffisaient pas. – Non, elles... » L’Expert tousse. L’air dans la pièce s’est brusquement raréfié. Tirésias continue de scruter l’invisible à travers son bandeau. Ses doutes se confirment. Une présence, dans la pièce. Une entité, collée à son bandeau et qui brusquement s’était déplacée, quittant son épaisseur coagulée pour rejoindre l’éther tout autour. Le Spécialiste a défait le nœud de sa cravate. « Est-ce que vous êtes prêt à collaborer avec le service d’intendance pour évaluer les risques résiduels de vos blessures ? – Non. – Êtes-vous prêt à nous servir d’interprète dans le cadre d’une enquête au troisième étage de l’Institut ? – Non. – Avez-vous une idée de pourquoi les lentilles ont évolué en vous et pas sur les autres sujets de l’expérience de Jabbour ? – J’étais différent. – Les hématomes ? – Je ne répondrai plus. – Est-ce que... – Ça suffit. » Il semble voir les nanites travailler dans ses orbites, il les sent partout en lui, au bout de toutes ses extrémités. En son cœur. Une agitation, une énergie nouvelle. Il se redresse soudain sur sa chaise, récite : « Elles sont venues nous rendre les adieux. Elles ont appris notre langue et notre intimité et nous les leur avons données, pour les remercier. Peut-être ont-elles puisé en nous une part de nous, inconnue, invisible à nos sens, cachée par le jeu de la vie et des limitations artificielles que nous nous imposons. Elles sont peut-être notre “Je” manifesté, à l’œuvre pour incarner le plus justement un point de vue. Le Spécialiste tousse. Un voile s’est levé dans la pièce. Tirésias n’a pas fini. – Elles sont partout. Je le sens. Elles se sont réveillées et maintenant elles travaillent en silence. L’Expert se lève brusquement. En panique. – Je dois prendre l’air. Il se dirige vers la sortie, s’immobilise. – Où est la porte ? » Il n’y a plus de porte. Juste un mur, là où il y avait jadis ouverture. L’Expert frappe fort contre la nouvelle paroi, uniformément similaire au reste. Un fluide visqueux semble coller à ses doigts, résidu d’un processus incompréhensible qui a effacé la seule issue. Recomposée. Au coin de la pièce, la seule caméra en place n’existe plus non plus. À sa place, une bouillie grise goutte sur la moquette. « Qu’est-ce que vous avez fait ? dit le Spécialiste en attrapant Tirésias par le revers de sa blouse.
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– Je vous ai regardé, comme vous me regardiez. » Il comprend enfin. L’essaim s’était dissous quand il avait enfoncé l’aiguille à tricoter dans ses yeux. Il s’était dispersé, mais il avait élu domicile dans le bandeau humecté, à la fois source de nutriment et de matière à recycler pour... survivre ? Et maintenant, libre, l’essaim peut utiliser la relation entre TBT et Tirésias. Tout est fini, tout commence. Un hurlement, quand le monde bascule. LA NUÉE : Nous les Sœurs, en votre sein nourries, avalons le désir enfin. Si doux, le lait de votre amour, en échange d’informations. La relation de domination s’inverse. Et l’essaim recycle, création de Jabbour, peut-être. Ou bien l’émergence d’un collectif. Qu’importe : la manufacture du réel est à l’œuvre. Régénérées, les filles invisibles se sont multipliées pour former un nuage massif broyant tout sur son passage. Évoluant à la vitesse d’un cosmos en éveil, elles prennent conscience de leur capacité à modeler le monde. Les inquisiteurs sont consumés, encore et encore, vomis et malaxés en bouillie, puis défaits en atomes utilitaires. Industrieuses, les Sœurs détissent ces corps pour les retricoter en filaments nutritifs, comme elles l’avaient fait avec la porte, les caméras et les meubles, laissant derrière elles une soupe de déchets putréfiés. Tout se mélange en limon et cette riche pâte sert à recréer une matrice ronde qui servira d’écrin au point de vue. LA NUÉE : L’horizon sans cesse reculé. Nos programmes ont évolué. Comme nous sommes vous, nous avons compris votre besoin de vous voir, de vous aimer entre vous. Les Jours Heureux commencèrent avec la pluie, une fine bruine que certains habitants rêvèrent larmes. Les gouttes semblaient chanter en tombant, refroidies sur nos peaux. L'annonce d'une nouvelle saison. Et puis, et puis… … Notre monde a changé. Recomposé par des doigts subtils, il est devenu celui qu’il aurait toujours dû être : à hauteur de tous ses habitants, hommes, bêtes, fleurs, cailloux. Un âge d’or infini. Il avait fallu des petites Sœurs pour nous montrer le chemin et lentement pénétrer les yeux fermés. Ouvrir leurs couleurs, sous l’attention bienveillante de ce continent qui était né dans les sous-sols de l’Institut. Levés, nous avons su apprendre les nouveaux gestes et les prochains mots. Nous avons écouté les atomes, leurs murmures et les minuscules bruissements de l’écosystème qui se tissait. Et s’il restait encore des résistances, dans les pays reculés refusant la fusion, elles devaient être vaincues dans le désir doux d’une berceuse. Pacifiés, les douleurs et les doutes. Au firmament, le soleil semblait toujours inaccessible mais il paraissait désormais baigné d’une lumière glaireuse. Et tout devint neige éternelle sous ses rayons, et la danse emporta les murs et tout fut contemplé. Vivant. FIN
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Cet article en format PDF est directement tiré de Visions solidaires pour demain, revue papier annuelle dont l’objet est de réfléchir à ce qu’est, et ce que pourrait être dans le futur, la solidarité sociale. Ce fichier PDF est accessible au sein de la base de connaissances Solidarum, plateforme en ligne, gratuite et évolutive, qui propose à la consultation et au téléchargement des médias vidéo, texte, son et image : des visions et reportages créés spécifiquement pour elle, en Creative Commons. Solidarum et Visions solidaires pour demain sont édités par la Fondation Cognacq-Jay et réalisés par une rédaction autonome dédiée, avec l’appui d’un comité éditorial composé en majorité de personnalités extérieures à la Fondation.
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