Ce recueil de dessins est un véritable feu d’artifice du talent de Carlos Nine qui à travers une succession d’aquarelles, encres, crayonnés, pastels et huiles présentent sa ville de Buenos Aires. Chaque dessin est accompagné d’un texte qui revient sur une figure notable de la ville, un quartier, un lieu, un fait historique marquant, où le réel se confronte à l’illusion. Un voyage dessiné dans la capitale du tango.
Vingt-huit Euros hors collection
LES RÊVEURS
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- Symboles -
Les textes qui accompagnent ces dessins sont le fruit d’un travail de recherche exhaustif réalisé dans les archives de la Bibliothèque nationale grâce à l’appui de son actuel directeur, mon vieil ami le sociologue Horacio González. J’ai découvert avec une certaine surprise, après avoir creusé un petit peu, que les textes correspondant à chaque image surgissaient de façon totalement naturelle. C’est la preuve irréfutable que des éléments d’origines diverses provenant d’un même magma génético-culturel finissent tôt ou tard par fraterniser entre eux.Le lecteur pourra utiliser, s’il le souhaite, le tableau de symboles suivant qui lui permettra de s’orienter quant à l’origine des textes et à la technique avec laquelle ont été réalisées ces œuvres. aquarelle
légende urbaine
encre rumeur pastel crayon huile
mythe fait avéré
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- N° 1 -
Fondation de la ville de Buenos Aires (1536) La fondation de Buenos Aires fut désordonnée, confuse. Trop de monde, peu d’espace, les discours de toujours, la boisson qui manque. Des disputes, des gueulantes, des bousculades, les cris des femmes et les pleurs des enfants, enfin, un scandale indescriptible.
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- N° 2 -
Almanach diabolique de Saladillo (1931) Domingo Taffettani, un rustique paysan argentin, cachait de sérieuses et profondes inquiétudes mystiques qui débouchèrent sur la création de l’Almanach diabolique de Saladillo (1931), combinant le tarot et les divisions temporelles du premier calendrier grégorien avant sa réforme du xve siècle. La signification occulte des images de ces trente-deux cartes, de difficile compréhension si l’on ne recourt pas au message numérologique qui se trouve au dos, produit des résultats terrifiants. Dans l’exemple que nous incluons (de l’année 1939 !), on détecte une prédiction qui s’est accomplie de manière implacable : l’œuvre d’Umberto Eco connaîtra le même sort que l’Encyclopédie de Diderot et ne pourra résister à l’épreuve du temps.
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- N° 3 -
N. D’Ambrosio (1696-1950) Connu pour avoir été le dernier pédiatre gothique du quartier de Coghlan, N. D’Ambrosio fut également un architecte et un dessinateur remarquable. Il présenta au Congrès national un important projet visant à uniformiser les consoles et supports des balcons de Buenos Aires dans l’idée de créer un style urbain personnel et définitif. Il proposait de recourir aux motifs liés aux thèmes habituels des paroles de tango, en particulier les histoires de jeunes femmes séduites par les plaisirs de la vie facile, et l’hommage récurrent à la mère compréhensive qui pardonne tout, en prenant comme modèle la sienne, Doña Matilde, disparue en d’étranges circonstances.
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- N° 4 -
Adadadalberto Vidal (1878-
1946) Bègue comme son fils Adadalberto, il délaissa la profession d’orfèvre pour essayer de sauver son fils des folles tentations nocturnes de Buenos Aires. Ayant échoué dans son entreprise, il vendit ses outils et se disposa à attendre impatiemment la mort, ce qui survint avec succès cinq ans plus tard.
Adadalberto Vidal (19011967, alias « Petits souliers en satin », le « Bègue ») Quartier
d’Almagro Infernal danseur de tango. Il détestait les femmes et préférait s’y adonner tout seul. Il parvenait habilement à faire que la lumière des lampions de couleurs de la milonga joue avec les arabesques de son dos pour arracher de cette manière de légers scintillements nacrés, tandis que sa petite cravate en soie encadrait son sourire permanent d’ivoire resplendissant. On raconte encore que, lors des bals du glorieux Racing Club (1946), il aimait s’en aller en se frottant les mains avec des confettis ramassés par terre, mort de rire et en lançant des clins d’œil, tandis qu’il rétrocédait discrètement vers la porte de sortie sans jamais tourner le dos, par mesure de précaution.
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- N° 6 -
Norma Balmes Dufour (1916- ?) On pourrait dire que sa vie fut comparable au vol erratique du pigeon qui, incapable de déchiffrer les reflets d’un mirage, écrase son corps nerveux contre la fenêtre traîtresse pour finalement tomber inerte sur le trottoir sale. Militante convaincue du théâtre expérimental, elle chercha à imposer pendant des années les œuvres d’un auteur français inconnu (« Delpierre », ou quelque chose comme ça). Refusée par les théâtres du circuit commercial, Norma développa son travail dans un modeste appartement situé en face du vieux collège industriel Otto Krause (Paseo Colón, nº 650) où elle avait l’habitude de s’exhiber presque nue pour « … provoquer par des actions spontanées l’explosion prématurée d’une libido sauvage qui déjoue les embuscades de la culture », selon ses propres mots. Les adolescents abandonnaient leurs cours et se pressaient contre les fenêtres de la salle de classe pour contempler les représentations que l’artiste réalisait sur son balcon, à la vue de tous. Quelques enfants souffrirent alors des troubles de maturation si graves qu’ils finirent complètement idiots. Cela fit scandale. Norma, dénonçant qu’on la persécutait à cause de sa nationalité uruguayenne, retourna à Montevideo où l’on perdit sa trace.
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- N° 7 -
Microbes Nous constatons à Buenos Aires l’existence d’une variété de microbes réellement formidable. Fort heureusement, ils ne dépassent jamais la taille d’un pouce.
- N° 8 -
Microbes Les plus exubérants, malgré leur aspect féroce et robuste, sont aimables. Pourtant, bon sang, qu’est-ce qu’ils intimident les habitants !
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- N° 9 -
Le « gamin Churrinche » (1914-1965) Le séjour d’un criminel comme le « gamin Churrinche » dans la Prison de Caseros reste encore dans les mémoires. Les châtiments infligés pour faire plier son caractère rebelle se heurtèrent invariablement à son implacable volonté de vivre. Chaque fois que le gardien de prison lui détruisait les omoplates d’un coup de matraque, il y répondait par un diabolique éclat de rire. Ses tortionnaires en restaient perplexes. Tandis qu’ils nettoyaient le sang sur le sol, ils se demandaient tous où il puisait cette incroyable énergie. Ils ignoraient que, toutes les nuits, il était réconforté par les mélodies élémentaires exécutées laborieusement sur son luth par Luciana Winkler depuis le trottoir et qui grimpaient jusqu’aux barreaux de sa cellule. Issue d’une vieille famille, elle avait été violée par le « Gamin » lors d’une tentative de cambriolage, avant de devenir son amante et protectrice. Quel paradoxe ! Luciana n’était pas une grande interprète, mais sa pratique quotidienne imposée par une piété sincère la transforma au bout de quelques mois en une formidable virtuose. Sa consécration eut lieu à Londres, où elle fut ovationnée au pied levé, bien qu’elle fût applaudie avec les mains, une reconnaissance peu fréquente pour le réticent public anglais qui ne fait habituellement jamais les deux choses en même temps. Elle fut également ovationnée à Rouen, Albacete, Petriolo, Manchester, Tbilissi, Potsdam, Sarasota, Culver City, Bahía, Porto Magarinhos, Villarica, etc. Luciana revint périodiquement à Buenos Aires, bien que de façon de plus en plus espacée, puisque ses constantes tournées absorbaient tout son temps. Le « gamin Churrinche », privé de la stimulation sonore qui donnait sens à sa misérable existence, mourut des suites d’une simple gifle administrée par un garde chargé du nettoyage.
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- N° 10 -
Babine du Río de la Plata (1935) Nous savons que, en matière de chien de laboratoire, la province de Córdoba (Argentine) nous offrit, grâce à un habile croisement de différents types de mâtins, le dogue argentin. Nous, porteños de Buenos Aires, avons répondu rapidement avec notre Babine du Río de la Plata. Notre exemplaire, à la différence de l’agressif canidé de la province de Córdoba qui ne pense qu’à tuer, est pacifique, serviable et doté d’une incroyable capacité d’introspection qui le pousse à chercher les endroits sombres de la maison pour se coucher de côté et repasser mentalement les évènements significatifs qui l’ont marqué, faire un rapide bilan, et réfléchir aux projets encore inachevés, car il a totalement conscience de sa finitude. Sa compréhension de l’aspect éphémère de la vie le différencie absolument de tout autre type de chien et l’amène à pratiquer une certaine forme d’ostracisme réflexif. Cherchant à ne pas se détacher totalement de ceux de son espèce, il accepte parfois certaines concessions comme faire le mort, apporter le journal ou feindre une joie qu’il ne ressent pas. Bien entraîné, il joue du piano, balaie le sol avec sa queue et lustre les souliers avec sa langue. Pour ce qui est de l’aboiement, il ne transige pas, il s’abstient tout simplement.
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- N° 11 -
Mabel Serrano, couturière (1924) « Mains de fée », c’est par ce surnom que l’habile couturière Mabel Serrano (avenue Montes de Oca n° 3400) était connue de ses voisins de Parque Patricios. Dotée d’une singulière beauté, elle était la perle la plus convoitée de l’ancien parc Lamadrid qui s’étendait entre les rues Uspallata et Finochietto, bien que son influence n’aille que rarement au-delà de l’avenue Martin García pour éviter d’empiéter sur le territoire où régnait Isabel López Pirelli, qui avait réussi à maintenir son emprise sur six pâtés de maisons à la ronde pendant presque dix ans, une véritable prouesse pour l’époque. Rappelons que, à cette époque-là, le charme de certaines femmes se déployait pendant huit ans maximum. La vie de Mabel s’écoulait de manière placide et discrète entre points et galons jusqu’à ce qu’elle tombe sous le charme hypnotique d’Hector Alcides Calvete (1916), un maquereau doté d’un charisme spécial et qui dominait justement un territoire allant de la rue Uspallata à la rue Général-Hornos. Comme vous pouvez l’observer, les deux juridictions se superposent, et dans ce type de conflit d’intérêts il y a toujours un perdant et un gagnant. Dans le cas présent, le charme de Mabel succomba sous le poids de l’expérience de Calvete, cédant entièrement ses territoires intimes au tenace maquereau. Il fallut peu de temps avant que Mabel ne connaisse le même sort que des centaines de ses soeurs d’infortune, qui, comme elle, finirent abandonnées sur le trottoir, sales comme des fleurs fanées, flétries à force d’être utilisées. Une fois disparu le fatal sortilège, Mabel s’enferma dans son atelier de couture, se concentra à nouveau sur sa tâche et put reconstruire sa vie aux côtés de Victor, un mannequin discret qui, par ses silences interminables, l’enveloppa d’un calme réparateur. Ils vieillirent ensemble, respectueusement et sans véritables inconvénients.
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Ce recueil de dessins est un véritable feu d’artifice du talent de Carlos Nine qui à travers une succession d’aquarelles, encres, crayonnés, pastels et huiles présentent sa ville de Buenos Aires. Chaque dessin est accompagné d’un texte qui revient sur une figure notable de la ville, un quartier, un lieu, un fait historique marquant, où le réel se confronte à l’illusion. Un voyage dessiné dans la capitale du tango.
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