Mémoire-recherche en architecture

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Sophie Blanc - 10172 Mémoire recherche 2013 - 2014

Quel rôle pour la production architecturale dans le processus de reconstruction identitaire? Nouvelles éthiques et esthétiques à partir d’exemples d’Europe de l’Est Séminaire Milieux Habités Sous la direction de C. Younes, X. Bonnaud, M. Rollot, A. Tüscher et A. Tufano

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AVANT PROPOS

LUI

Tu n’as pas vu d’hôpital à Hiroshima. Tu n’as rien vu à Hiroshima. ELLE

Quatre fois au musée…

LUI

Quel musée à Hiroshima ? ELLE

Quatre fois au musée à Hiroshima. J’ai vu les gens se promener. Les gens se promènent, pensifs, à travers les photographies, les reconstitutions, faute d’autre chose, à travers les photographies, les photographies, les reconstitutions, faute d’autre chose, les explications, faute d’autre chose. Quatre fois au musée à Hiroshima. J’ai regardé les gens. J’ai regardé moi-même pensivement, le fer. Le fer brûlé. Le fer brisé, le fer devenu vulnérable comme la chair. J’ai vu des capsules en bouquet : qui y aurait pensé ? Des peaux humaines flottantes, survivantes, encore dans la fraîcheur de leurs souffrances. Des pierres. Des pierres brûlées. Des pierres éclatées. Des chevelures anonymes que les femmes de Hiroshima retrouvaient tout entières tombées le matin, au réveil. J’ai eu chaud place de la Paix. Dix mille degrés sur la place de la Paix. Je le sais. La température du soleil sur la place de la Paix. Comment l’ignorer ?… L’herbe, c’est bien simple… LUI

Tu n’as rien vu à Hiroshima, rien. ELLE

Les reconstitutions ont été faites le plus sérieusement possible. Les films ont été faits le plus sérieusement possible. L’illusion, c’est bien simple, est tellement parfaite que les touristes pleurent. On peut toujours se moquer mais que peut faire d’autre un touriste que,

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justement, pleurer ? J’ai toujours pleuré sur le sort de Hiroshima. Toujours.

LUI

Non. Sur quoi aurais-tu pleuré ? ELLE

J’ai vu les actualités. Le deuxième jour, dit l’Histoire, je ne l’ai pas inventé, dès le deuxième jour, des espèces animales précises ont resurgi des profondeurs de la terre et des cendres. Des chiens ont été photographiés. Pour toujours. Je les ai vus. J’ai vu les actualités. Je les ai vues. Du premier jour. Du deuxième jour. Du troisième jour… LUI

Tu n’as rien vu. Rien. ELLE

…du quinzième jour aussi. Hiroshima se recouvrit de fleurs. Ce n’étaient partout que bleuets et glaïeuls, et volubilis et belles-d’un-jour qui renaissaient des cendres avec une extraordinaire vigueur, inconnue jusque-là chez les fleurs. Je n’ai rien inventé.

Marguerite Duras, Hiroshima mon amour, éd. Gallimard, Paris, 1960

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On m’a transmis le plus sérieusement possible ces morceaux de l’Histoire, et je m’en suis fait des histoires. Puis, j’ai tenté par l’objectivation de me les raconter de nouveau, et cette fois ci de les comprendre. Au travers de leur réalité factuelle, et de tout ce que la pratique de la ville et de l’architecture ont pu y laisser comme traces, substrats, cristaux, j’espère en avoir exploré les enjeux principaux pour être capable d’appréhender avec justesse l’avenir de ces milieux, survivants, et de leurs héritiers. De fait, je tenais à remercier l’équipe enseignante du séminaire Milieux habités de l’ENSA Paris La Villette, plus particulièrement Xavier Bonnaud et Antonella Tufano, pour m’avoir encadrée dans cette démarche tout au long de ce master et Chris Younès, pour son regard clair et critique sur mon travail ; l’équipe enseignante de la BME Faculty of Architecture, à Budapest pour m’avoir enseigné la culture, l’histoire et l’architecture de la ville hongroise ; Mes professeurs de projet d’architecture, Eric Daniel-Lacombe et Xavier Bonnaud, de l’ENSA Paris La Villette, pour avoir questionné en permanence ma réflexion par leurs remarques éclairées ; mais aussi Laura Corboeuf, Katryn Khryshkevych et Valentyna Aloshyna pour leur taste of Ukraine, et leurs souvenirs de Tchernobyl ; Kristina Shevchenko, ma partenaire de projet d’architecture, pour chacun de ses dessins qui m’auront aidé à trouver ces mots.

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SOMMAIRE p. 11

Introduction Première partie : L’héritage du communisme, une mémoire complexe. Regards croisés sur Berlin, Budapest et Bucarest, trois grandes capitales européennes ravagées.

p. 15

1- « Faire avec » ou détruire, au regard de multiples acteurs.

p. 15 a. A Bucarest : la Maison du peuple en héritage controversé. p. 21 b. Le parc – cimetière des statues à Budapest : conserver en effaçant. p. 25 c. Le Palais de la République à Berlin. p. 31

2- Faire œuvre de transmission.

p. 31 a. La Maison de la terreur à Budapest : mise en spectacle de la mémoire. p. 33 b. Le Mur de Berlin : topographie de la terreur. p. 40 c. Les monuments post-communistes à Bucarest : remodeler l’espace public au profit d’une nouvelle société.

p. 45

3- L’oblitération par le détournement.

p. 45 a. La culture de la ruine comme moteur de la vie alternative. Les romkocsma ou ruin pubs à Berlin et Budapest. p. 50 b. La politique d’Hans Stimmann à Berlin : la construction d’une nouvelle cité européenne. p. 53 c. La mise en patrimoine progressive de la Maison du Peuple à Bucarest, permise par de nouveaux usages.

Deuxième partie : Réception et résilience d’un territoire traumatique. Tchernobyl, territoire mortellement détruit et lieu de tourisme mondial. p. 57

1- La radioactivité de Tchernobyl :

p. 57 a. « L’atome a la vie longue ». p. 61 b. Un laboratoire de recherche et d’innovation. p. 66

2- La visite de Tchernobyl :

p. 66 a. La mise en abîme du lieu par le parcours : la sécurité au service de la réécriture. p. 69 b. La promotion du lieu par les organismes : ordonnance des symboles. p. 75 c. La relecture du lieu par le touriste : registre et lexique.

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p. 80

3- Quelle bataille à Tchernobyl ?

p. 80 p. 83

a. La cristallisation et la ruine comme facteurs de fascination, et d’information. b. Devoir de mémoire et droit à l’oubli : l’affrontement entre la demande mondiale et le trautisme ukrainien.

Troisième partie : Nouvelles esthétiques et éthiques pour évaluer la protection des héritages. p. 87

1- De l’exemplarité à la singularité dans les Pays de l’ancien bloc de l’Est.

p.87 p.88 p.91

a. La reconstruction de l’identité nationale. b. L’exemplarité sociale du Haut Lieu. c. La synthèse du lieu a pour objectif de le singulariser.

p. 92

2- L’accident de transmission

p. 92 p. 94 p. 95 p.96

a. L’expérimentation sensible. b. L’alter lieu et le lieu altéré. c. Revisiter le risque et le chaos. d. Protéger : sauvegarde ou création.

p. 101

Conclusion

p. 105

Ressources documentaires

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Introduction

«La grande question de l’urbanisme n’est plus tant celle qui occupait Alberti, de savoir comment choisir le site où la ville sera construite, que celle de savoir comment nous parviendrons à hériter, et à travers quels projets, de sites qui sont désormais tous concernés par la mutations sub-urbaine des territoires», écrit Sébastien Marot en introduction à L’Art de la mémoire, le territoire et l’architecture. En effet, la plupart du temps, tandis que les discours et décisions politiques, récits personnels, promotions culturelles et touristiques s’entremêlent dans un flou discursif pour nous introduire un territoire, la ville se charge de nous raconter les choses. Ou plutôt, de nous les faire voir. Et ses habitants, se chargent de s’y exprimer plastiquement. En 1989, à l’implosion du bloc soviétique marquant la fin de la guerre froide entre l’URSS et les Etats Unis d’Amérique, nous avons découvert, ou plutôt redécouvert, la culture de ces pays de l’Est qui étaient cachés derrière le rideau de fer. Leur lecture cependant, s’est trouvée limitée par la décrépitude et l’obsolescence commune de ces villes dont les habitants euxmême peinaient à se réaproprier les espaces, comme s’ils en avaient été privés. Que raconter, que transmettre, et comment transmettre? La difficulté de cette question réside en ce que la transmission, dans les pays devenus post communistes, a dû émerger d’une période récente et traumatisante dont les pays et les mémoires collectives tendaient pourtant à faire le deuil. Difficulté à laquelle je décidai de me confronter dans le cadre de ce travail de recherche. Les voyages que j’ai pu faire en Europe Centrale, et les premières recherches que je fis à ce sujet, me confirmèrent la presque « banalité » de ce phénomène. Comme l’a souligné Anne Marie Losonczy(2), c’est toutes les sociétés de l’Europe Centrale qui ont été confronté à un « double défi symbolique paradoxal : d’une part le désir et la nécessité de signifier une discontinuité et une rupture par rapport au « socialisme réel » défunt, d’autre part, simultanément, le désir et la nécessité de se réintégrer dans une continuité culturelle associée à l’idée-valeur de l’Europe et marquée au sceau de la démocratie ». La politique totalitariste communiste a organisé la confusion des cultures propres à chaque Etat, en créant un unique bloc sous l’égide de Moscou, et, le terme d’implosion représente le retour de cette partie de l’Europe à son morcellement originel. L’expression même du communisme, et donc du postcommunisme, est celle de la pluralité. Des sociétés, des identités, des cultures, des paysages, des territoires, des villes. Ainsi, il me paraissait nécessaire de confronter différentes situations, proposées par différents milieux pour appréhender justement la réception des héritages traumatiques du postcommunisme. La politique d’uniformisation communiste s’était principalement exprimée auprès des populations par le biais de l’urbanisme et de l’architecture. Elle en faisait le socle de l’acculturation à l’idéologie et organisait la ségrégation Est-Ouest au sein de l’Europe. Aujourd’hui encore,

(2) Anne-Marie Lozonczy, «La muséification du passé récent en Hongrie post-communiste», Revue d’études compara¬tives Est-Ouest, Volume 37, 2006, n°3, Mémoire à l’Est, pp.97-112.

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les conséquences en sont visibles (territoires à l’état de friche, immeubles en ruines, chantiers inachevés) et partagent les élus locaux et les populations sur le traitement à accorder à cet héritage. Ce d’autant plus qu’il appartient désormais à chaque pays de reconstituer sa propre géographie, et de retrouver un patrimoine singulier. Je remarquai aussi, dans plusieurs de ces villes, de nouvelles manière de raconter les choses : des cafés, espaces d’exposition, salles de concerts, nous ont fait pénétrer au milieu des ruines d’anciens immeubles d’habitation, détruits pendant la période communiste. Les anciennes plaques de dénomination des places étaient raturées, à côté des nouvelles. Les statues à la gloire des petits pères des peuples déboulonnées réapparaissaient dans des parcs aménagés en leur déshonneur, tandis que leurs bustes en pierre continuaient de peupler les marchés aux puces et magasins d’antiquités, au milieu de vêtements usés et de cartes postales estampillées de marteaux et d’enclumes. Je m’étonnai par la suite, au milieu de cette accumulation de symboles destitués, du développement d’une curiosité presque morbide autour de certains lieux traumatiques. Celui de Tchernobyl, par exemple, territoire mortellement détruit, zone privée de son urbanité, et pourtant nouveau lieu de tourisme mondial, et laboratoire de recherches technologiques, scientifiques et biologiques. Je décidai d’explorer ces territoires, où des histoires se sont écrites par la force des choses, et en constituent aujourd’hui les substrats. Serait-il possible de dégager de ces différents cas, une généralité quant à la manière actuelle de penser, au regard de l’esthétique, de l’éthique, du politique, ce patrimoine en devenir? Ainsi donc, ce travail commencera par l’analyse de trois cas d’étude, Berlin, Budapest et Bucarest, trois capitales ravagées, pour illustrer de manière thématisée différents modes de représentation et de réemploi des héritages de cette mémoire complexe du communisme, dans un milieu urbain densément peuplé, et soumis au regard de tous, étranger, habitant, politique. Puis, je m’orienterai vers l’analyse d’un territoire, celui de la zone de Tchernobyl, qui outre son héritage idéologiquement chargé par le communisme, est avant tout détruit à vie par la catastrophe nucléaire mondiale qui a traumatisé des millions de personnes, des surfaces importantes des territoires russe, ukrainien et biélorusse, et a cristallisé la monumentalité urbaine travaillée pour ces villes et villages, aujourd’hui partagés par ceux qui n’ont pas voulu en partir et ceux qui doivent y travailler. En cohabitation avec une toute singulière faune et flore de plus en plus abondante, ils doivent aujourd’hui faire face à la venue régulière de visiteurs, étrangers, à la recherche d’une familiarisation à leur quotidien si unique. Par l’observation et l’analyse de ces démarches conjointes, que sont le devoir de mémoire, la réhabilitation d’un lieu, et la reconstruction identitaire, liées ici tout autant à la commémoration historique qu’à la mise en abîme de la ruine, du désastre, de la mort, il sera alors possible de dégager des outils théoriques pour penser la réhabilitation de ces Etats Nations, au travers de leur héritage paysager, urbain ou architectural. Peut on invoquer un nouveau critère pour évaluer cet héritage?

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Bucarest : en rouge le tracĂŠ du centre civique et du boulevard de la victoire du socialisme ; en jaune les destructions prĂŠvues pour cette vaste entreprise de construction.

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Première partie : L’héritage du communisme, une mémoire complexe. Regards croisés sur Berlin, Budapest et Bucarest, trois grandes capitales européennes ravagées.

1- « Faire avec » ou détruire, au regard de multiples acteurs.

a. A Bucarest : la Maison du peuple en héritage controversé.

« Tout semble arrêté depuis la disparition de Ceausescu. Les grues ne sont plus là, ni les ouvriers, ni le spectateur du spectacle que la vie du chantier offrait. Ce monde a disparu à jamais et les habitants vivent des transformations inhérentes au nouveau régime démocratique. Le monde qu’ils ont connu est révolu mais son souvenir, pour beaucoup d’entre eux, demeure vivace. Comment inventer une vie et le bonheur de la vivre quand tout d’un coup le monde et ses repères ont changé de tenue ? » (3) L’architecte et docteur en urbanisme Ioana Iosa a démontré récemment dans le cadre de son travail de thèse(4) que la réalisation du Centre Civique s’inscrivait dans une continuité de projets urbains majeurs, destinés à la construction de l’identité nationale roumaine par le biais d’une architecture et d’un aménagement urbain emblématique pour la capitale. Certes, l’action menée par Nicolae Ceausescu, et sur laquelle nous reviendrons plus tard, aura donné à cette entreprise ses caractéristiques gigantesques, qui sont responsables aujourd’hui du rejet dont souffre le bâtiment, mais il n’était pas l’initiateur de ce projet. Il profita d’un contexte politico-économique favorable pour porter un projet désiré depuis une époque antérieure, aux prémisses de ce qui sera une quête constante de prestige. En effet, ancienne capitale des principautés de Valachie et Moldavie, Bucarest conquiert son indépendance en 1877, après 300 ans de domination de l’Empire Ottoman. En 1918, la Grande Union élargit la Roumanie de la Transylvanie, la Bessarabie, la Bucovine et le Quadrilatère. C’est à ce moment que Bucarest devient la capitale de la Roumanie telle qu’on la connait aujourd’hui, et que le pays aspire à se doter d’une capitale à la hauteur de son territoire, une métropole européenne positionnée au centre du continent. Au cours du XXe siècle, les responsables politiques et édiles vont ainsi exprimer un intérêt manifeste pour le développement de constructions identitaires d’une monumentalité suffisante pour promouvoir une belle image de la nation roumaine. Le plan d’aménagement de 1935 prévoit à cet effet l’élévation d’un centre unique du pouvoir sur la colline de l’Arsenal, mais ce projet ne se concrétise pas, car affaibli par la guerre, la corruption et les spéculations, l’Etat roumain a des moyens d’interventions limités. Après la Seconde Guerre mondiale, les élections falsifiées de 1946 amènent les communistes au pouvoir, et la suppression des parties politiques jusqu’en 1989. Commence, comme dans les autres pays du bloc communiste, une nationalisation intensive de tous les biens privés, le développement industriel, la construction de logements et l’aménagement d’espaces verts dans le but de réduire les contrastes entre le centre et la périphérie. En 1956, Gheorghe Gheorghiu Dej (alors secrétaire du parti communiste roumain) encourage (3) Radu Petru Racolta, L’architecture totalitaire, une monographie du Centre Civique de Bucarest, Février 2012 (4) Ioana Iosa, L’héritage urbain de Ceauscescu : fardeau ou saut en avant. Le centre civique de Bucarest, Editions l’Harmattan, 2006.

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Perspective monumentale sur la Maison du Peuple depuis l’avenue de la Victoire du Socialisme

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les mouvements nationaux-socialistes locaux, en déclarant l’indépendance de la Roumanie vis-à-vis de l’URSS. Dans sa lignée, Nicolae Ceausescu arrive au pouvoir le 22 mars 1965, et accède à la présidence de la Roumanie en 1974. Leader à l’ambition hors du commun, il rêve d’être à la tête d’une Roumanie glorieuse, parmi les grandes nations européennes, et qui n’ait pas à souffrir d’une quelconque souveraineté, orientale ou occidentale. Cette autonomie politique du pays, il aspire à la construire à travers l’image d’une capitale enviée par tous pour son architecture de prestige, sa culture, sa beauté, son génie. Il fait voter une première loi en 1974, relative à la « planification des villes et villages » et ouvrant la voie à une entreprise de démolition sans précédent à l’échelle mondiale. Trois ans plus tard, le 4 Mars 1977, un tremblement de terre de 7,2 degrés sur l’échelle de Richter provoque d’importants dégâts dans une partie de la ville : environ 33 immeubles sont complètement détruits. Le leader décrète l’état d’urgence dans le pays, et commence à exposer l’idée d’un changement urbain radical dans la ville, au nom de la dangereuse «instabilité des constructions». Ainsi, en 1978, il entame un projet pharaonique : la construction d’un centre administratif et politique à la place de deux quartiers aménagés au début du XXe siècle, et qui ont pourtant connu peu de dégâts. Il s’agit du Centre civique, constitué de deux corps : la Maison de la République, et le boulevard de la Victoire du Socialisme. Située sur le haut de la colline de l’Arsenal qui avait été choisie en 1935, la Maison de la République sera le lieu du pouvoir et le cœur politique de la ville, tandis que le boulevard permettra de signifier la grandeur et l’importance de cette maison dans l’espace urbain et social de la ville, par la construction d’une monumentale perspective le mettant en exergue. Cette maison est la représentation directe dans la pierre de l’idéologie mégalomane du chef d’Etat roumain. Ainsi, entre 1980 et 1988, on démolit 500 hectares de la ville. Les destructions dépassent celles causées par la Seconde Guerre mondiale et le tremblement de terre de 1977 réunis. Elles sont arbitraires, et n’autorisent aucun recours ; les anciens propriétaires des habitations détruites doivent déménager dans un appartement de l’Etat, en devenant locataire. Parallèlement, un concours national est lancé pour la construction de la Maison du Peuple, qui doit se tenir au bout de l’avenue de la Victoire du Socialisme. Bien que de nombreux architectes et urbanistes soient opposés à ce projet, dix-sept équipes (dont une « de la jeunesse roumaine ») participent à ce concours, car il représente l’opportunité unique de contribuer à la réalisation d’un vaste projet d’auteur, et d’acquérir la notoriété. La famille Ceausescu au complet fait office de membres du jury. C’est le projet d’Anca Petrescu, une jeune architecte de 28 ans, qui est finalement sélectionné. Son projet prévoit un bâtiment trois fois plus important que la commande initiale, ce qui séduit le dirigeant. Par ailleurs, on estime aujourd’hui que le jeune âge de l’architecte la rendait plus « docile » qu’une autre. Environ 40 000 ouvriers sont mobilisés pour le chantier, 700 architectes et Ceausescu assiste au déroulement de la construction dans ses moindres détails, exigeant de nombreuses modifications par rapport aux plans initiaux. L’inauguration du Centre Civique a lieu le 25 juin 1984. Le couple présidentiel signe cette commande par la déclaration suivante, qu’il fixe dans les fondations de la Maison de la République : « Des bâtisses grandioses et éclairées de profondes transformations innovatrices, constructions monumentales qui vont résister pendant des siècles comme impressionnante preuve de la volonté des habitants de Bucarest, du peuple roumaine tout entier, d’attribuer dignité et grandeur à la capitale de notre patrie socialiste.»

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Vue aĂŠrienne sur la Maison du Peuple, et sa composition en gigantesques volumes.

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En 1989, à la mort de Nicolae Ceausescu et à la chute du régime, la Maison de la République n’est achevée qu’à 80%. Les roumains héritent avec lui du deuxième bâtiment administratif au monde le plus imposant en surface et du troisième en volume. L’édifice, conçu pour résister à plus de trente tremblements de terre est pour ainsi dire « indestructible ». Les 20% de construction restants ainsi que l’entretien de ce bâtiment sont des charges lourdes pour le peuple roumain, qui est très partagé sur son sort. A partir de Décembre 1989, les lieux de pouvoir sont ouverts à la population, et la Maison de la République ouvre ainsi ses portes à environ 15 000 visiteurs. La plupart des roumains sont éblouis devant tant de richesse et de luxe, ce d’autant plus que les matériaux employés ne proviennent que de Roumanie. C’est pourquoi la majorité d’entre eux sont favorables à la finalisation des travaux et à sa reconversion en un institut d’utilité publique. Parallèlement, des concours d’idées sont lancés par l’élite intellectuelle roumaine, mais la plupart des solutions proposées ne visent, elles, qu’à l’anéantissement de la Maison, ou à son détournement dérisoire. Plusieurs solutions sont ainsi proposées : destruction par dynamitage, enterrement et mise au point d’une climatisation permettant son fonctionnement, transformation en ruine par la destruction des vitres et des portes, encerclement par une clôture plus haute que l’édifice ou bien par une forêt, transformation en plus « grand casino du monde » ou encore en « Dracula Land ». Les édiles expriment en effet avec virulence leur rejet du bâtiment, devenu le catalyseur des ressentiments envers l’ancien régime dictatorial d’une époque où elle n’avait pas pu s’imposer. Plus tard, en 1991, les portes de la Maison se ferment, et la Chambre des Députés décide d’y installer son siège, ce qu’elle fait en 1996. Elle est rejointe en 2005 par le Sénat : l’ensemble des pouvoirs démocratiques sont alors rassemblés en un même lieu déjà idéologiquement chargé par l’autorité du socialisme de Ceausescu. A leur tour, les parlementaires sont accusés d’opportunisme par l’intelligentsia roumaine, qui y voit un signe de l’autorité menaçante du pouvoir par son installation dans un lieu perverti par son héritage symbolique et par son manque d’esthétisme. Cette réaction montre le manque de subjectivité de l’intelligentsia qui confond les jugements de valeur relatifs à l’esthétique, l’utilité de l’acte constructif, la reconversion du bâtiment ou encore sa portée symbolique, ce afin de plaider pour sa démolition. En dépit de ce rejet, et grâce à l’admiration manifeste exprimée par les masses et le nouveau pouvoir en place, le bâtiment acquiert une certaine légitimité dans la ville. On cherche à exorciser progressivement l’édifice et à le promouvoir par le biais de visites touristiques, de cartes postales, de brochures, ainsi que par l’emploi de l’image du Parlement lors des évènements internationaux. Le Ministère de la Culture et des Cultes en charge des visites touristiques de la Maison du Peuple a mis au point dans ses discours l’accent sur les aspects monumentaux (la grandeur et la solidité) et quantitatifs de l’édifice. On y apprend la provenance roumaine de l’ensemble des matériaux, et ses dimensions spectaculaires, ou le fait qu’il ait englouti des tonnes de matériaux divers. Chaque visite touristique commence par introduire la place qu’occupe le bâtiment dans le livre des records. Cependant, ces visites ne sont permises que dans une certaine partie de l’édifice : le peuple peut accéder à huit salles (les plus grandes et

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richement décorées du bâtiment), ainsi qu’Musée National d’Art Contemporain (MNAC) installé là en 2004, au jardin, et à la terrasse. Il ne faut toucher à rien car c’est un musée, mais il ne faut pas trop regarder ou poser trop de questions car c’est un bâtiment administratif. L’individu roumain lambda semble plutôt satisfait de voir autant de touristes étrangers venir à Bucarest pour le seul fait de visiter cet édifice si « prestigieux », capable de promouvoir le pays et de renforcer le tourisme local et national, au côté du mythe de Dracula par exemple. La maison du peuple semble d’ailleurs faire figure d’image emblématique dès lors qu’il s’agit d’évoquer la Roumanie, et sa capitale Bucarest, ce qui lui assure une première place dans les guides touristiques du pays. Néanmoins, bien que sa monumentalité impose le respect aussi bien aux Roumains qu’aux étrangers, sa mise en patrimoine continue d’être soumise à de nombreuses polémiques, totalement indépendantes de sa valeur historique (inférieure à 50 ans d’existence). Une partie de ce rejet est également dû au style architectural très spécifique de l’édifice. Sa composition urbaine et son ornementation architecturale sont très hétéroclites, avec des éléments appartenant à des époques et à des styles très divers. De nombreux acteurs ont en effet œuvré à la mise en place d’un style atypique conçu pour articuler éléments traditionnels de l’architecture roumaine, éléments d’architecture classique et prouesses technologiques. C’est en parti ce mélange original de détails et cette gigantesque composition qui favorisent son attraction et permettent à la Roumanie de se doter d’une image représentative. De plus, la notoriété du bâtiment, nationale et internationale, exige une fonction future qui soit en accord avec la quête identitaire roumaine. Encore aujourd’hui, on observe une distorsion entre la vocation d’emblème du bâtiment et les usages qui en sont faits pour le décrédibiliser. De ce fait, certains évènements ont été interdits dans ce bâtiment en 2001: mariages, lancements commerciaux, etc. Les espaces de représentation de l’édifice se louent à des prix très élevés, les plus élevés de la ville, pour des évènements d’envergure nationale uniquement. De même, privilégier l’accès à ce bâtiment est allé de pair avec une réduction de l’accessibilité aux visiteurs, (mauvaise desserte depuis le centre ville et aux alentours directs du bâtiment, mauvaises délimitations entre espaces publics et espaces privés, etc.) ce qui a eut pour effet de réduire leur fréquentation. L’entretien du bâtiment ainsi que sa réhabilitation s’avèrent particulièrement difficiles, considérant sa charge symbolique, mais également son utilisation aux regards des différents acteurs qui en font la lecture. Les actions de rentabilisation pour pallier à ces difficultés aussi bien logistiques (entretiens et remplacement d’éléments trop vieux) que politiques donnent lieu à des cohabitations différentes : parlement, cathédrale orthodoxe, circuit de formule 3, scènes en plein air. Une grande partie des roumains est soutenue par l’élite au pouvoir dans la relecture et la patrimonialisation de la Maison du Peuple. C’est grâce à la monumentalité de cet ensemble architectural et urbain, et malgré différents jugements de valeurs, que la capitale roumaine aura l’opportunité de se développer dans le sens de sa vocation. Reste encore peut être à officialiser et certifier la pérennité de cet ouvrage au regard de sa portée patrimoniale ainsi que les moyens de développer dans son voisinage une nouvelle urbanité sans disparités.

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b. Le parc – cimetière des statues à Budapest : conserver en effaçant.

Dans le contexte post-communiste, le rôle de la muséification, ou le traitement des objets du communisme, est majeur dans le réaménagement des limites sociales et politiques, entre le visible et l’invisible, le privé et le public, le caché ou l’exposé. Ces questions nous sont apparues très clairement avec la réception très controversé de la Maison de la République à Bucarest, dont l’usage de l’édifice même aujourd’hui fait intervenir différentes réglementations dans sa lecture spatiale, selon sa fonction administrative, culturelle, historique ou encore sa perception sociale. L’une de choses qui m’a le plus frappée au cours de mon année passée à Budapest, est le poids que l’histoire semble jouer sur ses habitants, et sur le développement de la ville. La majorité des hongrois semblent partagés entre un très fort sentiment national, un sentiment de gêne, et une curiosité pressante envers le reste de l’Europe, et du monde. La Hongrie connait en effet une série de bouleversements au cours du XXe siècle. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la Hongrie faisait partie de l’Empire des Habsbourg (dont Budapest étai une des capitale avec Vienne) qui fut disloqué en 1920 par le traité du Trianon. Mais, les territoires y furent redistribués en même temps que l’indépendance de la majorité de ses régions gagnée. La Hongrie y perd environ deux tiers de son territoire et la moitié de sa population. Cette partition traumatise le peuple hongrois qui se sent humilié par les vainqueurs du conflit, et ruiné. Dès lors, la politique étrangère du pays devient offensive, avec pour but de réparer cette perte, tout en résistant à la pression économique. Ces deux facteurs conduisent la Hongrie à se rapprocher de l’Allemagne nazie au côté de laquelle elle entre en Guerre en 1939. L’Armée hongroise joue à ce titre un rôle important dans l’attaque de l’URSS et son occupation, mais cela ne suffit pas à prouver sa loyauté aux forces nazies, qui l’envahissent à son tour, et l’occupent en mettant au pouvoir le parti des Croix Fléchées, parti nazi hongrois. En 1945, à l’entrée des Soviétiques dans le pays, les nazis détruisent une importante partie du pays, plus particulièrement à Budapest, avant de fuir. Les Soviétiques, qui se rappellent de la participation de la Hongrie à leur invasion, continuent de dévaster le pays. Ils laissent les villes détruites, et le pays ruiné économiquement. En représailles contre l’armée allemande, L’Armée Rouge occupe Budapest à partir du 13 Février 1945, et en Avril 1945, la Hongrie signe l’acte de capitulation. Finalement, lors de la réorganisation du Monde par la Grande Bretagne, les Etats Unis d’Amérique et l’Union Soviétique, cette dernière annexe 72 % de son territoire et 64 % de sa population. Comme la plupart des pays d’Europe Centrale et de l’Est, la Hongrie se retrouve donc coincée derrière le rideau de fer, et souffre d’une importante répression, et de nombreuses déportations. Très vite, le pouvoir politique dispense une autorité absolue sur la vie privée du peuple, par l’imposition de l’idéologie communiste. En dépit d’une situation économique très précaire, les conditions de vie du peuple hongrois s’améliorent en même temps que sa liberté diminue, et que l’oppression politique augmente : des soins médicaux sont accessibles à tous, de même que les lieux de culture, dont l’enseignement est savamment étudié et transformé pour servir la cause communiste. L’espace public, comme dans l’ensemble des pays du bloc soviétique, est modifié de toute part : des statues monumentales à l’effigie des petits pères des peuples et des héros de la nation y apparaissent, et forgent le socle visuel et social de cette acculturation à l’idéologie communiste.

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Mais, le 23 Octobre 1956, une révolution menée par les étudiants éclate à Budapest. Ces manifestations pourtant pacifiques au début se transforment en lutte armée, et la révolte est très durement réprimée, faisant des milliers de morts au passage. Le représentant du pouvoir soviétique en Hongrie est destitué, et remplacé par Janos Kadar, leader du mouvement paysan travailliste. Bien que les principales ambitions de cette révolution (l’acquisition de l’indépendance et de la démocratie politique) n’aient pas été réalisées, elles permettent la mise en place d’un régime totalitaire plus «conciliant», et accordant plus de tranquillité aux civils. Durant les années soixante, cette ère de «détente» se confirme. La politique intervient moins dans la vie quotidienne, et les conditions de travail de la population se modernisent et s’améliorent. Dans les années 70 à 80, sous la politique de Mikhaïl Gorbatchev, des formations politiques dissidentes commencent à apparaître, et se font de plus en plus connaître par le biais de réseaux parallèles à la ligne politique du régime. En 1989, l’Assemblée Nationale hongroise autorise officiellement le pluralisme des partis politiques, et la chute du communisme en Hongrie s’effectue avec transition. Les derniers occupants soviétiques quittent la Hongrie en Juin 1991. En 1989, comme dans tous les pays de l’ancien bloc, les statues anciennement porteuses de l’acculturation à l’idéologie communiste font l’objet de nombreuses polémiques et actions civiques aussi bien anonymes que médiatisées autour de leur usage futur. Elles sont maculées de graffitis ou d’inscriptions comme « Russes hors d’ici » peintes en rouge sang, mutilées, déboulonnées. Ces statues constituaient un élément fort de la saturation de l’espace urbain par l’iconographie publique, tandis que l’omniprésence et la puissance de hauts parleurs saturaient l’air. A la fois fondements et produits d’un rituel politique, leur déboulonnement permit donc à la fois une rupture symbolique avec l’ancien système propre à l’Etat hongrois, et l’instauration d’une nouvelle légitimité. A Budapest, une commission spéciale est montée pour décider du sort de ces statues. L’opinion publique est largement divisée à ce sujet : certains veulent leur fonte, d’autre qu’on les enterre, ou qu’on les jette dans le Danube, tandis qu’une partie importante des élites intellectuelles souhaite leur conservation. En outre, la fin du communisme en Europe coïncide avec une extension de la mise en patrimoine dans le monde, comme forme d’expression institutionnelle de la mémoire, et comme fondement légitime de l’identité collective sur la scène nationale et internationale, ce dont ces élites sont parfaitement conscientes. De ce fait, la destruction des traces d’un passé, même tragique, situerait une société en marge d’un mouvement culturel majeur d’intégration, intégration à laquelle les sociétés post-communistes sont particulièrement sensibles. Finalement, on décide de les regrouper dans un parc à thème et selon une scénographie étudiée architecturalement, pour l’associer à une visée éducative. Un grand concours est lancé. C’est le projet d’Akos Eleöd qui est retenu en 1991. Le parti pris et projet muséal développé par l’architecte-paysagiste, permet de déclassifier les statues en les retirant de l’espace public, et en les condamnant à rester encloses dans un territoire selon une scénographie très épurée. Le Parc sera délimité par une clôture en briques rouges. Quelques pans de mur délimitent trois espaces dans le parc : une séquence d’entrée, puis deux espaces à l’intérieur même du parc où sont juxtaposées les statues sans lien effectif les une par rapport aux autres. Leur dévalorisation en tant que support d’idéologie provient ainsi de ce que la

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Le Memento Park - vues.

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scénographie les réduit à leur sens premier, celui de statue, œuvre d’exposition et de documentation historique, donc insérées dans une temporalité précise. De même, le choix d’implantation du parc finit de donner tout son sens au projet : dans le 14e arrondissement, au sud de Buda (rive ouest de la ville), il s’agit d’une simple enclave entre deux fosses industrielles, desservie par une route peu fréquentée. Un lieu relativement éloigné du centre actif et des lieux politiques, culturels et festifs de la ville, en marge totale de ses réseaux. Au début, la décision de faire un parc rendant « hommage » aux statues porteuses de l’idéologie communiste fut énormément contesté, aussi bien par quelques édiles culturels et politiques de la ville que par les habitants de Budapest. L’appréhension commune était celle de voir se créer un parc prônant par l’esthétique la monumentalité et l’idéologie communiste. Mais dans ce cas, c’est justement le parti pris de la conservation qui a permis de réduire la portée symbolique de ces objets chargés idéologiquement. Les statues sont devenues presque obsolètes, perdues dans un terrain vague. Et ne sont ainsi plus que prisonnières de leur propre idéologie, tandis que sa liberté a été rendue au milieu urbain budapestois. On observe ici la création d’un type paradoxal de muséification du champ social. La création d’une nouvelle configuration du temps historique et du temps social s’est opérée par le passage de la visibilité publique maximale à la visibilité clôturée et facultative. Alors que la muséographie socialiste, organisée dans l’espace urbain par le biais des statues, affiches publicitaires, panneaux, par la production de figures héroïques, fusionnait le présent, le futur, le passé en une seule entité chronologique au service du socialisme, ces formes récentes de la muséification (dont nous analyserons un autre exemple un peu plus loin) ont depuis, construit un autre modèle de temps historique : creusant une rupture avec le passé communiste, et rappelant le passé du communisme, cette histoire retrouve finalement son implantation dans le fil de l’histoire hongroise. Cette muséification aura ainsi permis de tracer une rupture définitive avec ce passé et de l’isoler du présent, de l’avenir, ou des passés antérieurs à l’époque communiste. Sa conception illustre la manière dont les états de l’Est veillent à considérer leur histoire communiste comme une parenthèse, ce qui, tout en ne reniant pas leur passé communiste, permet d’en faire le distingo avec leur présent. «All of the statues, therefore, were positioned according to the original sculptural and architectural plans. This park is not about the statues or the sculptors, but a critique of the ideology that used these statues as symbols of authority. (...) I realised that if I made this park with more direct, drastic and real tools, as many thought I should, I would create an anti-propaganda park from these propaganda statues and in doing this, I would be faithfully following the same recipe and mentality that we inherited from dictatorship.» (5)

c. Le Palais de la République à Berlin.

(5) Akos Eleöd, architecte du memento park.

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Berlin est considérée comme la « capitale de la guerre froide ». Ce territoire de 880 m² réunifié en reprend les enjeux politiques, sociaux, économiques, architecturaux et urbains. Divisée en quatre zones dès le 12 Septembre 1944 par le protocole de Londres, elle devient en 1946 un véritable tenant politique entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique qui se la disputent. Un an plus tard, en 1947, la conférence de Moscou et le blocus de la ville conduisent à la fin de l’administration quadripartite, et à la création de la République Fédérale d’Allemagne en mai 1949 (Bonn en est la capitale), et de la République Démocratique Allemande en octobre de la même année, avec Berlin-Est pour capitale. Tandis que la RFA se démarque par une politique d’ouverture à l’internationale (participation à la création de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, adhésion à l’OTAN, signature du traité de Rome), la RDA se coupe du monde occidental, refusant l’adhésion au plan Marshall, et devenant membre du COMECON et du Pacte de Varsovie en 1950 et 1955. Par ailleurs, elle réprime sévèrement les révoltes ouvrières de 1953. Entre 1949 et 1961, 2,7 millions de personnes fuient la RDA pour la RFA, en partie par Berlin. Les autorités de la RDA font alors construire, entre les nuits du 12 au 14 Août 1961 un mur peu à peu rehaussé de barbelés, et agrémenté de tours de gardes afin de stopper les tentatives d’émigrations. Appelé de « Mur de la Honte » par les Occidentaux, ou « Bande de la Mort » il marque une séparation définitive entre les deux parties de la ville, et entre deux mondes. Vingt-huit ans plus tard, alors que Gorbatchev conduit sa politique de « Perestroïka », de nombreux allemands de l’Est parviennent à quitter la RDA par le biais de la Hongrie, l’Autriche ou la République Socialiste Tchèque. Le 7 octobre, jour anniversaire des 40 ans de la RDA, les Berlinois de l’Est manifestent pour leur liberté. Le 18 Octobre, Eric Honecker démissionne de ses fonctions, et Egon Krenz prend sa succession. De nombreuses manifestations de contestation contre le régime auront lieu dans toute la RDA, jusqu’au 9 novembre, quand le gouvernement fait apparaître une autorisation de sortie provisoire de la RDA dans un projet de loi. Ce soir-là, après que le journal de vingt heures de la chaîne ARD ait annoncé « la RDA ouvre ses frontières », les Berlinois de l’Est se dirigent en masse vers les postes-frontières. Une partie du Mur s’effondre dans la nuit. La Porte de Brandebourg est ouverte le 22 Décembre 1989 et le Mur est détruit entre juin et novembre 1990. Dans la ville, cela se traduit par la découverte pour les Berlinois de nouveaux quartiers, de l’accès à un nouveau mobilier, à de nouveaux territoires immobiliers, mais surtout, à l’assimilation supposée d’un mode vie plus occidental pour les ex citoyens de la RDA. La réunification de ces territoires ne passe pas seulement par le franchissement de part en part de la ville, mais bien par une acceptation de nouveaux symboles, d’une nouvelle mobilité, et par un compromis entre les intérêts et l’éducation culturelle de tous les citoyens berlinois. En effet, l’ouest et l’est de la capitale se démarquent par des urbanités très spécifiques, et lors de leur séparation, Berlin était en partie la vitrine du communisme, et en partie la vitrine du capitalisme. Dans ce contexte de fin de la guerre froide, la ré-urbanisation de la capitale entame ce qu’on pourrait appeler une politique de « curage » de l’idéologie communiste dans Berlin Est. Autrement dit, le retrait de tous les éléments propres à l’acculturation totalitaire soviétique. Dès lors, le « chantier identitaire » est en réalité la tâche la plus lourde de ce réaménagement. La plupart des Berlinois ne se reconnaissent pas nécessairement dans le nouveau paysage de la ville qui a été bi-identitaire pendant plus de quarante ans. L’Ostalgie, contraction entre les mots « Nostalgie » et « Ost » (« Est » en allemand), une nostalgie de l’Allemagne de l’Est apparaît

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au milieu des années 1990 et se manifeste par une remise en circulation d’anciens produits de la RDA, ou encore la construction à des fins touristiques d’hôtels reproduisant des intérieurs de la RDA. Ce phénomène s’explique principalement chez les Berlinois de l’Est par une réaction de contradiction naturelle face au retrait de tous les éléments de l’expérience sociale qu’ils ont vécue pendant toutes ces années, et au travers de laquelle ils se sont construits un mode de vie, certes contestable mais néanmoins réel. En leur refusant le droit à un ancrage mémoriel sur le territoire, un sentiment de déni de la mémoire individuelle est pressenti par la plupart des Berlinois de l’Est quant à leur histoire personnelle. Il s’agit beaucoup moins d’un désir de retour à la vie communiste qu’un besoin de reconnaissance de leur vécu passé. La réception du Palais de la République de Berlin, lieu de pouvoir sous le régime communiste est exemplaire de cette contestation après 1989, et expose ainsi les enjeux et nombreux acteurs qui ont contribué à discuter la réception de ces héritages communistes dans une ville post-communiste considéré comme le chantier le plus important de l’Europe à cette époque, entre projet social et pression des capitaux, intégration sociale et reconnaissance historique, etc. Entre enjeu identitaire et pragmatisme économique. Le Palais de La République fut construit de 1974 à 1976 sur le terrain du château royal prussien, qui avait été dynamité en 1950-1951 sur l’ordre des dirigeants de la RDA. Le Palais devait occuper le cœur du vieux centre de Berlin sur les bords de la Spree, avec le siège du Conseil d’Etat et le ministère des Affaires étrangères, en tant que Forum de la RDA. Le programme intégrait culture et politique : un grand palais de la culture et un siège du parlement un peu moins important, une grande salle de spectacles pouvant abriter 6000 spectateurs convertible en salle de fêtes ou en diverses salles de réunion grâce à des parois télescopiques descendant du plafond. Le bâtiment était traversé par un énorme hall d’entrée et de distribution vitré, offrant alors des vues sur la ville. A l’étage du vestibule, la « galerie du palais » exposait des peintures du réalisme socialiste réalisées selon le thème « Quand les socialistes se mettent à rêver », à côté de la dite « fleur de verre », lieu de rendez vous présumé des amoureux. A l’instar des œuvres de Walter Womacka, Willi Sitte, Werner Tübke (maîtres du réalisme socialiste), qui témoignent d’une période de la « Weite und Vielfalt » (Largeur et multiplicité, devise de Erich Honecker) sous la représentation de l’histoire du mouvement ouvrier, de la solidarité avec les peuples du Tiers Monde, de la mythologie antique, ou encore des problèmes de l’environnement, les souvenirs de ce lieu pour les anciens habitants de la RDA sont ceux réellement ceux d’un havre de paix et de liberté dans le monde socialiste. L’accès au Palais était gratuit et libre toute la journée jusqu’à minuit. Un bar, bowling, club de jeunes, et des restaurants venaient compléter les instituions culturelles déjà présentes à l’intérieur, et auxquelles chacun pouvait accéder sans se faire placer par des forces de l’ordre (chose fréquente en RDA). Il était considéré comme le seul véritable espace public en RDA, et le lieu le plus «éclairé» de la République. On donna d’ailleurs le surnom de « Honni’s Lampenladen » (la boutique de lampes d’Honecker), à cet abri de l’utopie socialiste qui devint un lieu symbolique de rencontres et vie berlinoise à l’Est. C’est d’ailleurs là, après la chute du mur en 1989 que sont organisées les premières élections libres de Mars 1990 dans la salle du parlement. Il sera durant ce fameux mois de Mars le centre international

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de la presse, brillant alors davantage par une multitude d’activités et d’échanges culturels foisonnants entre l’Est et l’Ouest. Le Palais de la République accomplit à cette période pleinement sa vocation de Maison du peuple. Cependant, au début des années 1990, la présence d’amiante dans le bâtiment oblige à sa fermeture. La campagne de désamiantage conduit à deux options : la reconstitution des toitures et parois extérieures, ou le démontage total de l’édifice. Quoiqu’il en soit, « une fois fermé, inaccessible pour ceux qui n’en avaient pas vu l’intérieur, il ne représenta plus que des valeurs passives, et devint le témoin sourd et muet du socialisme naufragé » (6), de même que sa modernité considérable pour un bâtiment socialiste (il s’inspirait de l’architecture des constructions de l’Ouest) lui causa de nombreuses critiques, notamment celle de sa «banalité» (les critiques ne le considéraient pas assez représentatif de l’architecture de l’Est). Dans le même temps, une association se monta pour reconstruire à la place du Palais le château royal qui avait été précédemment détruit. Des premières simulations à cet effet furent présentées en 1993. Jusqu’en 2002, les Berlinois assistèrent à des débats entre les partisans du Schloβ (le château) et ceux du Palais, les premiers défendant la valeur esthétique de l’édifice prussien, les deuxièmes insistant sur la portée mémorielle et collective de ce lieu. Un vote du Parlement national finit par trancher entre ces deux positions inconciliables, en votant avec une majorité écrasante pour la reconstruction du Schloβ. Les travaux de démolition du palais démarrent en 2003 ; une exposition est organisée en parallèle à l’extérieur du chantier pour justifier le renouvellement des lieux. Financée en partie par l’Administration Sénatoriale pour le Développement de la Ville, et présentant, à travers son histoire, les arguments en faveur de la reconstruction du Château ainsi que l’ensemble de l’opération comme le résultat d’un processus démocratique, cette exposition fit cependant l’objet de contestations et d’interventions de la part de la population locale, qui comptait en majorité parmi les défenseurs du Palais. Par exemple, on retrouva de nombreux panneaux de l’exposition abîmés par des messages anonymes tels que : « propaganda of repeating waste », « Abriss Ost » (en français, « démolition de l’Est »), « Western revisionism. Deny of recent history». Du fait de l’anonymat, il est difficile de savoir si ces propos sont exprimés par un étranger, ou un natif de Berlin Est. Mais leur message est clair : c’est de réitérer la censure iconographique effectuée par la RDA dont est accusée la politique par ces messages d’une part, d’autre part un sentiment d’injustice envers cette déconstruction, considérée comme le déni total de l’expérience socialiste en tant qu’élément biographique d’une partie des Berlinois. De nombreux intellectuels, parmi lesquels Tvzetan Todorov(7), ont revendiqué en Europe le droit pour les populations au choix dans la conservation du passé, essentielle au travail de mémoire : «ce que nous reprochons aux bourreaux hitlériens et staliniens n’est pas qu’ils retiennent certains éléments du passé plutôt que tous –nous-mêmes ne comptons pas procéder autrement- mais qu’ils s’arrogent le droit de contrôler le choix des éléments à retenir». Thomas Flierl, sénateur pour la culture au gouvernement de Berlin de 2001 à 2006 et partisan de la reconstruction du Palais résuma l’ensemble de ces contestations en déclarant : « la décision d’exclure, en lui enlevant tout usage, le palais de la transformation sociétale et de le ruiner à travers le désamiantage, on en a fait rétrospectivement un symbole de l’Etat naufragé. Avec cette manière de traiter le bâtiment on visait délibérément le conflit avec l’expérience culturelle des Allemands de l’Est. A la (6) Ewa Bérard, Architectures au-delà du Mur 1989 – 2009 : Berlin –Varsovie – Moscou, Picard, 2009. (7) Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, édition Arlea, diffusion Le Seuil, mai 2004 ; 61 p.

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place d’une expérience culturelle qu’on souhaiter ignorer, on mettait l’image d’un pré-passé idéalisé : le château». Par ailleurs, on compte parmi dans les défenseurs du Palais un collectif des anciens habitants de l’Est, intellectuels, historiens, ou encore hommes politiques locaux, mais également des architectes et urbanistes venus des deux parties de l’Allemagne, soutenus par des étudiants. Ils sont nombreux à en revendiquer la transformation esthétique et fonctionnelle en même temps que sa conservation, en tant que nouveau socle dans l’histoire proche de Berlin. L’année 2003 est décisive : un collectif met en avant un projet de réhabilitation du palais en ruine. En association avec l’Administration sénatoriale berlinoise pour la culture (Berliner Kultursenat), la circonscription dr Mitte et l’Université Technique de Berlin, le concept d’ «usage intermédiaire du palais» (Zwischenpalastnutzung) voit le jour. Ce groupe de recherche met en avant la « construction brute » incarnée par l’ossature d’acier aux sols de béton du palais désamianté plutôt que de sa ruine, cherchant ainsi à explorer le potentiel de ses nouvelles « aires urbaines résiduelles ». Ce potentiel est d’abord exploité par l’ouverture au public de cet intérieur réduit au gros œuvre dès l’été 2003. Par la suite, le festival Volkspalast (Palais du peuple en allemand) est mis en place. Il aura lieu entre Août et Novembre 2004, à l’abri du Palais, où une série de manifestations culturelles sont invitées à se produire, mobilisant acteurs, artistes, public plus ou moins jeune à prendre la parole sur la réhabilitation du palais, selon le principe de «la démocratie comme performance»(8). La pratique de l’espace a d’autre part permis de réfléchir, et de démontrer la pertinence d’une conservation et réhabilitation. Des interprétations contradictoires et complémentaires de la ville ont pris forme par ce travail, avec l’affrontement des performances, ainsi que l’incompréhension et la frustration chez certains Berlinois de l’Est qui éprouvent le sentiment d’une annexion avec la réunification. L’élimination d’un système et d’une expérience qu’ils ont vécus pendant plusieurs générations au profit d’une qui leur est inconnue est ressentie comme une méprise de leur culture, de leur histoire et de leur classe. Le Zwischenpalastnützung et le Volkspalast ont rempli trois objectifs majeurs. D’une part, ils ont montré qu’à moindres frais, le Palais pouvait être rouvert et réutilisé, ce qui a démontré l’intérêt d’une conservation et d’une réhabilitation de l’édifice. D’autre part, la réutilisation temporaire du Palais en ruine a contribué à mettre au défi les visions proposées par une frange des pouvoirs publics et certains acteurs associatifs en matière de patrimoine et d’identité locale. Enfin, en rompant avec un débat qui jusqu’alors se fondait largement sur l’antagonisme Est/Ouest, le Zwischenpalastnützung est parvenu à convoquer les Berlinois, quelles que soient leurs origines, afin de les inciter à s’interroger sur les implications politiques, culturelles, sociales et économiques du réaménagement urbain, à imaginer des alternatives pour un usage de la Schlossplatz et à repenser la place et le rôle du citadin dans la ville. Il illustre les différentes problématiques posées par la réception d’un héritage à valeur contesté, et de quelle manière il doit être soumis à la critique et à l’opinion de chacun pour permettre le ré-usage, ou pas, de ces marqueurs. Discussions, débats, prises de parole politiques et populaires ont problématisé sa réception. Le débat a pris corps par la pratique de l’espace, en catalyseur.

(8) Deuflhard, Oswald, 2006 : 34

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Le parcours dans la Maison de la Terreur, depuis la ville jusque dans les ĂŠtages.

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2- Faire œuvre de transmission.

a. La Maison de la terreur à Budapest : mise en spectacle de la mémoire.

La maison de la terreur est l’ancien siège du parti nazi hongrois des croix fléchées, puis de la police politique communiste (Allamvédelmi Hatosag, soit A.V.H., Autorité de la protection de l’Etat) jusqu’en 1956. Des galeries auront été creusées, les caves des immeubles voisins expropriées et annexées, et un véritable labyrinthe se sera étendu sur plusieurs niveaux de caves cellules pour interroger, torturer les prisonniers soupçonnés d’anti-fascisme et d’anti-communisme. Le reste du bâtiment abrite les bureaux «administratifs». Après 1957, l’A.V.H. est intégrée au Ministère de l’intérieur, elle perd alors son autonomie, et son siège. Le bâtiment est réformé, rénové, et abrite des bureaux d’entreprises de l’Etat. Quant aux caves, elles sont remodelées, afin que soient effacées toutes les traces carcérales et tortionnaires, et mises à disposition du KISZ (Alliance de la jeunesse communiste) en tant que club de loisir. Situé sur Andrassy ut, la plus prestigieuse et luxueuse avenue de la ville (enregistrée au patrimoine mondial de l’Unesco), ce bâtiment néo renaissance de trois étages construit en 1880 et destiné à l’habitation aura ainsi connu deux régimes de terreur, et subi de nombreuses transformations. Son exploitation a apporté à ce lieu de mémoire le caractère de musée. Il est en effet racheté à la municipalité de Budapest en décembre 2000 par la fondation pour la recherche sur l’histoire et les sociétés d’Europe de l’Est dans le but d’en faire « un musée exposant les deux périodes sanguinaires » qu’aura connues la Hongrie au 20e siècle. La maison ouvre ses portes le 24 Février 2002, sous la direction d’une historienne proche de la droite parlementaire alors au pouvoir. La symbolique carcérale y est explicite et hyperréaliste : l’espace est d’autant plus fermé qu’une musique a spécialement été commandée à un compositeur hongrois, elle associe violons et violoncelles à des bruits métalliques en écho, saturant l’air. La stratégie muséale énonce un triple objectif : valider et illustrer une vérité historique, exposer une mémoire collective jusque là cachée par l’oppression politique par des images de l’époque, des enregistrements sonores, des objets et documents privés, et commémorer les victimes. Trois architectes hongrois ont œuvré aux plans de reconstruction du bâtiment, au renouvellement de sa façade et de sa structure intérieure, afin de transformer l’édifice en monument commémoratif. A l’extérieur, un prolongement de la toiture, sur ses deux faces, en auvent noir et perpendiculaire à la paroi, couplé au dessin du trottoir en granit noir et blanc, suffit à exprimer l’importance du lieu et à ponctuer presque violemment la perspective harmonieuse de l’avenue en le distinguant très nettement de la succession uniforme de ses voisins. Alors que le cimetière des Statues jouait sur la conservation par l’effacement, la Maison de la Terreur révèle le caché et explicite l’implicite. L’exposition occupe le rez-de-chaussée, deux étages, la cage d’escalier, la cour intérieure et les caves, selon un itinéraire imposé : elle démarre au deuxième étage (accessible en ascenseur), que le visiteur traverse avant de descendre au premier, d’où il est finalement lentement conduit aux caves par un nouvel ascenseur uniquement prévu à cet effet. Là, il est dirigé des cellules vers les lieux d’exécution reconstitués et se retrouve confronté aux « victimers » de la terreur dont les portraits sont ac-

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crochés aux murs, avant d’atteindre l’ultime salle, où des vidéos lui montrent en boucle les funérailles nationales des héros de 1956, le départ des troupes soviétiques, et le discours d’inauguration du musée. Les premières salles et couloirs dans les étages regroupent des objets et ensembles immobiliers reconstruits, photos, films documentaires, outils multimédias, documents anciens, interviews, affiches fortement éclairées, qui contrastent avec la pénombre des salles où tout éclairage naturel a été occulté. Le parcours est chronologique, et constamment saturé de symboles et de sons. On ne sait plus trop où regarder, on peine à écouter tout ce que l’on entend, mais le sentiment de malaise et d’étouffement est bien réel. Chaque salle est aménagée selon la même stratégie muséographique : documents audios et visuels, publics et festifs de l’époque, juxtaposés et mélangés à des témoignages anonymes filmés récemment sur les exactions, à des objets de la vie carcérale, à des photos privées de l’époque, le tout encadré par un appareillage et une documentation exprimant le secret et la peur (systèmes d’écoute, rapports de délateurs, fiches policières, instruments de torture, outils rudimentaires du travail forcé). Par ailleurs, l’ancienne cour intérieure de l’immeuble, a également été réaménagée et repeinte dans les tons gris ; la reproduction d’un char est installée dans la cour, et l’un des murs expose les portraits des personnes assassinées et/ou torturées dans le bâtiment. A l’inverse des espaces d’exposition, cette cour dispose d’une lumière naturelle fournie par la verrière qui surplombe la cour intérieure, que des spots éclairent à la tombée du jour. Néanmoins, les coursives qui encadrent la cour à chaque étage sont interdites d’accès au visiteur, qui ne peut finalement en regarder la composition que d’en bas, à son arrivée dans le musée, et à son départ. Il est de cette manière d’autant plus prisonnier de l’exposition, qui le prive de la lumière qu’il ne retrouvera qu’à la remontée des caves, où un obélisque monumental porte comme dédicace : « A toutes les victimes de la terreur en Hongrie ». De cette manière, la Maison de la Terreur fait entrer le visiteur dans une sorte de rituel cyclique commémoratif, entre lumière et obscurité, propre à un « lieu de mémoire ». Elle est une évocation spectaculaire du passé, et une source unique d’informations sur la tragique histoire hongroise de la deuxième moitié du siècle passé. Contrairement au Cimetière des Statues, et à l’instar de la Maison du Peuple, la Maison de la Terreur imprègne fortement un espace urbain central. Mais contrairement à ce dernier qui n’a pas réellement fait l’objet d’un projet muséal du fait de son activité administrative et de l’accent davantage porté sur le prestige de l’édifice, et contrairement au Cimetière des statues que nous avons introduit précédemment, il joue sur la symbolique inverse du dévoilement, en portant au grand jour ce qui était caché. Anne Marie Losonczy(9) dissèque ce processus révélateur, en parallèle à celui employé par le Parc-cimetière des statues. Il joue sur deux registres : l’apparition d’une vérité historique auparavant illisible et inaudible, et l’expérience sensorielle du lieu qui pose le spectateur en position de victime, et transforme ainsi cette terreur factuelle et historique de manière transcendentale, en mémoire émotionnelle. La contrainte du parcours, la saturation des images, des musiques, voix, bruitages, juxtaposition d’objets carcéraux et domestiques, vêtements et uniformes, instruments de torture et appareils d’écoute, documents policiers et judiciaires, officiels et officieux. Tous ces objets et évènements sont mis sur le même plan, celui de la vérité factuelle, selon un montage associant des figures auparavant rigoureusement occultées

(9) Anne-Marie Lozonczy, «La muséification du passé récent en Hongrie post-communiste», Revue d’études compara¬tives Est-Ouest, Volume 37, 2006, n°3, Mémoire à l’Est, pp.97-112.

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et séparées, ou fragmentant des ensembles associés dans le passé. Cette mise en scène mélange la sphère politique et officielle à la sphère privée, l’individuel avec le collectif, en mettant en exergue des tragédies individuelles et pourtant validées par des objets emblématiques du communisme. Le visiteur peut s’approprier l’histoire qui l’émeut, ce qui contribue à valider sa légitimité. Cette oscillation permanente entre l’apport d’une vérité historique et la construction de cette mémoire émotionnelle transcendentale tend pourtant parfois à transformer certains symboles et certaines vérités par la généralisation de l’émotion. Par exemple, bien que l’exposition soit chronologique, il y a un léger flou entre le soulèvement de 1956, sa répression, et 1989 : on ne sait exactement à quelle période s’arrête le récit, car la dernière partie de l’exposition est consacrée à cette « cohabitation » entre socialisme privé et communisme public que j’évoquai dans l’histoire de la Hongrie entre 1956 et 1989. La période de la terreur est ainsi étendue jusqu’à supplanter les trente années de «détente» et de totalitarisme plus «conciliant». De même, la surabondance d’objets du quotidien et d’affiches publicitaires dans certaines salles est qualifiée par le discours même des prospectus de « ridicule et absurde », oblitérant par la dérision l’iconographie du quotidien de plusieurs générations de Hongrois. C’est ainsi une vision quelque peu manichéenne de cette histoire, opposant victimes et « victimers », niant les conduites et relations du quotidien au même titre que la politique de Berlin Ouest a pu vouloir le faire par la destruction du Palais de la République, pourtant porteur d’heureux souvenirs par les Berlinois de l’Est. Enfin, l’omniprésence de la pénombre évoquée plus tôt couplée à la constante évocation de la mort et du supplice entrainent la lecture de la vérité dans une oscillation permanente entre rite commémoratif et rite mortuaire, conférant presque au parcours la même dimension que celle d’un chemin de Croix, avant une descente aux «Enfers» de la cave, en même temps que l’accès à la connaissance. Le visiteur assiste à la cérémonie d’ «Adieu» à l’Armée Rouge à son départ, avant de retourner dans le bourdonnement de la ville à la sortie de la maison. Ce qui peut être assimilé à une seconde respiration, une sorte de renaissance au regard de la vérité historique acquise au cours de la visite. Cette réalisation muséographique produit une maison-objet, la Maison de la Terreur. Dans cette Maison est levé le rideau sur des mémoires individuelles, familiales, institutionnelles disposées sur scène dans un même plan, donnant au visiteur une image homogène de la terreur subie par les Hongrois pendant l’occupation nazie, mais surtout communiste. Cette Maison prodigue au spectateur une émotion légitime devant des évènements aussi tragiques, mais ne laisse cependant pas la place à la reconstitution d’une autre mémoire, celle de la vie quotidienne d’individus et groupes sociaux qui, acteurs alternatifs de l’histoire hongroise, « ne furent ni martyrs ni héros ni bourreaux»(8). b. Le Mur de Berlin : topographie de la terreur. Le mur de Berlin matérialise, tout comme la frontière entre l’Autriche et la Hongrie l’avait fait durant l’été 1989, la Chute du bloc soviétique, cette fois-ci en milieu urbain. Bande de la Mort, « No Man’s land » entre Berlin Ouest et Berlin

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Le Mur de Berlin, nouvel outil topograhique dans la ville. ( document dipensĂŠ par le site internet du Mur de Berlin )

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Est, il laisse après sa chute de larges blessures dans le paysage urbain de la ville éventrée. La politique de reconstruction du Berlin réunifié a insisté, avec justesse, sur la nécessité de «combler les vides de la plaie du Mur» (9). En effet, maintenir ce vide, c’était maintenir les vestiges d’une séparation douloureuse entre l’Est et l’Ouest, et presque lui donner une légitimité en tant que tracé urbain dans la ville. Cependant, il apparaissait néanmoins nécessaire de garder des traces partielles de cet ancien outil topographique de la ville, en commémoration des victimes, souffrances, séparations en son nom. Aussi, différents hommages et reconstructions ont été programmés dans le tissu urbain du nouveau Berlin. Dès 1990, les autorités en charge du patrimoine historique berlinois ont œuvré pour la conservation de certaines installations du dispositif frontalier. Plusieurs centaines de mètres du mur d’arrière plan et du mur extérieur, ainsi que trois miradors, ont donc été classés monuments historiques. Ces nouvelles franges urbaines ont pour vocation de commémorer les victimes, d’informer les générations présentes et à venir, mais également de s’insérer pour chacune comme réponse pertinente dans le cadre urbain bien particulier de leur apparition. On distingue ainsi différents types d’implantations : - Les anciens postes frontières, au nombre de sept (du Nord au Sud : Bornholmer Strasse, Chausseestrasse, Hildegrad Leest, Invalidenstrasse, Check Point Charlie, Friedrichstrasse, Heinrich Heine Strasse, Sonnenallee), sont des héritages mémoriels ponctuels du Mur dans la capitale divisée. Des points de repère. Chacun d’eux est signalé aujourd’hui par un panneau d’informations, accompagné d’une ou plusieurs installations artistiques. A certains, des portions de mur ont également été conservées (Bornholmer strasse et Chausseestrasse), des lieux commémoratifs des victimes du Mur installés (Invalidenstrasse, Oberbaumbrücke, Sonnenallee). A Check Point Charlie se trouve une exposition éponyme, et le Musée du Mur. - Les lieux commémoratifs des victimes du mur de Berlin rendent hommage à plus de 100 000 citoyens de la RDA qui ont tenté de passer à l’Ouest, dont 136 au moins ayant trouvé la mort autour du mur de Berlin.

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la pierre commémorative à Günter Litfin, première victime du Mur, abattu le 24 Août 1961, fondée à l’ancien poste frontière d’Invalidenstrasse ; le lieu commémoratif Peter Fechter, laissé à l’agonie au pied du mur sans que lui soit porté secours, simple croix au niveau de la Zimmerstrasse ; le lieu commémoratif des «croix blanches» situé entre le Reichstag et le Bunde des Bonds. Le tracé du mur jouxtait en effet la façade Est du Reichstag, la rive Sud de la Spree appartenant à Berlin Ouest, et la voie fluviale à Berlin Est. Installé en 1971 à la jonction entre l’ancien mur extérieur et la rive de la Spree (côté Ouest donc), il comprend sept croix blanches au total. Auparavant déposées à chaque endroit où un fugitif avait été abattu par un garde frontière de la RDA, il fut décider de les centraliser car leur entretien partout dans la ville était devenue trop coûteux. On choisit pour cela deux endroits : la berge de la Spree et dans la Bernauer strasse (installation prochaine) ;

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Le Mauer Park. Vues

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le «parlement des arbres» est né de l’inspiration de l’artiste Ben Wagin, qui conçoit cette installation en 1990 sur le tracé de l’ancienne frontière sur la rive opposée de la Spree par rapport au Reichstag. La composition d’ensemble rassemble des arbres, des pierres commémoratives, des images, textes, vestiges, témoignages du dispositif frontalier, et les noms de 258 victimes du mur inscrits sur des plaques de granit ; -Le mémorial du Mur se trouve le long de la Bernauer strasse. Là-bas, la fermeture brutale de la frontière et la construction du mur ont eu des conséquences tragiques pour les habitants de cette zone : on leur refusa du jour au lendemain l’accès à leurs proches voisins, faisant partie d’un autre système politique et territorial. Certains habitants tentèrent de s’enfuir par leur fenêtres : quelques uns le payèrent de leur vie, et d’autres réussirent. Par ailleurs, des maisons et immeubles y furent détruits pour la construction du mur, contraignants leurs habitants de se reloger dans l’urgence. Ces derniers se virent offrir la possibilité par les autorités de partir l’Ouest, mais il leur fallait alors choisir pour la plupart d’abandonner tel ou tel proche. La majorité partit pour l’Ouest. Le No man’s land du mur subsiste sur toute sa largeur à cet endroit, et le mémorial trouve sa place dans la fosse entre les deux pans de Mur. Les architectes Kohlhoff et Kohlhoff ont travaillé sur cette portion d’une soixantaine de mètre de long à l’aménagement d’un parcours commémoratif d’une grande finesse dans sa composition d’ensemble, et dans son intégration à ce quartier majoritairement résidentiel. Le mémorial est délimité d’une part par le mur extérieur (côté Berlin Ouest), d’autre part par une reconstruction symbolique du mur intérieur (côté Berlin Est) mêlant pans de mur décharnés, et pieux métalliques, qui laissent entrevoir la possibilité de «l’autre côté» tout en insistant sur le danger de se hisser en haut de l’un d’eux. A l’intérieur, des panneaux lumineux informatifs retraçant l’évolution de la zone, ponctuent le parcours du piéton, qui se divise en trois parties, chacune correspondant à un îlot dans la rue. Le premier îlot, à l’aide de fosses creusées, dévoile la composition souterraine du No Man’s land, ou circulaient tuyaux d’alimentation électriques, ou tombeaux creusés en vitesse. Il est refermé par l’ancienne église Sophienkirsche et son cimetière, dont l’accès fut coupé définitivement avec la construction du mur. Les deuxième et troisième ilots redessinent au sol par un tracé métallique les fondations des anciennes habitations (les vestiges en pierre de l’une d’elle ont été rassemblés dans le troisième îlot), et la chapelle de la Réconciliation a été construite sur le terrain du troisième îlot. Par ailleurs, le parcours est lisible au loin dans la perspective urbaine du quartier par leur inscription nominale sur les pignons aveugles situés dans chaque îlot au bord du mémorial, ce qui en fait un point d’accroche visuelle à la fois perçant et bien inséré dans le contexte urbain. En face de l’entrée du mémorial (bien que celui-ci, ouvert, puisse se lire dans n’importe quel sens de marche), la station de RER de la gare du Nord, qui fut elle aussi condamnée avec l’érection du Mur, et aujourd’hui réouverte, fait l’objet d’une exposition en plein air relatant les nombreux changements causés dans les transports par la fermeture du Mur, et du statut particulier de ces gares fermées, lieux de surveillance et de passages clandestins. La qualité de la réalisation du Mémorial réside

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L’East side gallery. Rives de la Spree

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selon moi en ce qu’elle reprend, par l’évocation physique presque implicite, les différentes batailles qui ont eu lieu sur ce no man’s land : humaines, sociales, urbaines, ou encore foncières. Par ailleurs, imposant le vide comme forme et lieu de promenade, il travaille sur une nouvelle porosité du quartier, et permet à celui qui le parcourt de constater au plus près, à l’intérieur de chaque îlot, les nouvelles constructions ponctuelles qui s’y opèrent : espaces semi- privés, maisons très modernes, ou encore immeubles en reconstruction. - Les lieux de conservation du Mur sont devenus des terrains d’expression populaire, ou simplement de contemplation.

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l’East Side Gallery est la portion de mur d’arrière plan conservée la plus longue de la capitale. Située dans la Mühlenstrasse à Friedrichshain, 118 artistes de 21 pays ont participé à la décoration de ce 1,3 kilomètre de mur en 1990, à la bombe et au pinceau. Aujourd’hui connue pour être la plus grande galerie d’Art au monde, elle est classée eu patrimoine des monuments historiques depuis 1991, ce qui en a permis la restauration complète 20 ans plus tard. Mais, la conservation de cet art brut reste une préoccupation pour l’avenir, et il n’est d’ailleurs plus autorisé d’intervenir sur ce tronçon, ce qui paradoxalement va à l’encontre de son symbole de tableau urbain d’expression libre. A long terme, il faudra probablement en assainir la structure originale, et travailler à la reproduction des œuvres originales. D’autant que l’East Side Gallery, en plus d’être un symbole fort de l’espoir et de la joie portés par les peuples à la chute du Mur, permet le cadrage de la Spree à cet endroit, qui a été partiellement ré-aménagée en promenade le long de l’œuvre, ce qui l’aura fait transité de l’état de lieu de performance artistique à celui d’espace de contemplation urbaine ;

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300 mètres de mur d’arrière plan également conservés derrière le stade Friedrich Ludwig Jahn, peignent la toile de fond du Mauerpark (que nous allons introduire par la suite), et le séparent du stade. Aujourd’hui porteur du statue de surface de création légale, il est pris en charge par artistes et grapheurs qui y superposent indéfiniment des éléments de création populaire et urbaine ; - Les lieux réaménagés ne sont pas des lieux directement dédiés à la mémoire du Mur, mais des lieux symboliques de la reconstruction de la ville après sa chute ;

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le MauerPark, ancien terrain vague entre la Behmstrasse et la Bernauer Strasse, transformé en un vaste espace vert aménagé, et divisé en terrains de loisirs et de promenades assez fréquentés par la population berlinoise. Il accueille également un marché aux puces le dimanche qui connait un large succès ;

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la Porte de Brandebourg, ancienne porte et emblême de la ville, et la Pariser platz, qui n’était à l’époque pas accessible. Lieu de rassemblement et touristique par excellence (on peut même s’y faire photographier entre deux militaires, l’un soviétique et l’autre américain), il incarne la séparation de l’Allemagne tout autant que la joie de la réunification, et une exposition permanente retrace son histoire devant la station de métro du même nom ;

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la Potsdammer Platz, centre commercial et attractif de la nouvelle ville, remarquable pour sa composition très moderne controversée. Aucune réelle trace de l’ancien dispositif frontalier n’y apparaît réellement, mais des expositions temporaires à la mémoire du mur y sont organisés. Cet exemple est surtout très représentatif des nouveaux réaménagements de la ville, c’est pourquoi nous reviendrons sur son étude plus loin ; Nous pouvons honorer dans ce travail de récupération du Mur le souci accordé à la fonction de chaque élément mémoriel dans le tissu urbain de la ville, selon son contexte d’implantation. En effet, sans renier la symbolique de cette bande de la mort, et en intégrant tout autant de lieux de commémorations que de reconstructions, l’assainissement des traces du Mur a également fait appel à la fonction des espaces régénérés antérieure à sa construction : terrains vagues, morceaux de berge, carrefours culturels ou commerciaux, assurant une certaine continuité dans l’histoire architecturale de la ville. Finalement, l’utilisation combinée de ces différents outils a donné lieu à une nouvelle topographie, et à de nouvelles compositions urbaines pour dessiner la capitale à partir des taches de son histoire. c. Les monuments post-communistes à Bucarest : remodeler l’espace public au profit d’une nouvelle société. L’espace social urbain se créé par la liaison entre les actions publiques et les actions privées menées dans le cadre du développement de l’espace public d’une part, de l’expérience quotidienne de cet espace d’autre part. Il est l’espace signifiant. L’accessibilité est la capacité d’un espace urbain physique à communiquer avec les citadins, et à participer au renouvellement de la vie urbaine. Dans le cas précédent, il s’agissait de permettre aux habitants de se réapproprier l’ancien no man’s land occupé par le mur à Berlin. A Bucarest, il s’agissait pour la plupart des habitants de se remettre du traumatisme des expulsions et destructions qui ont précédé la construction du Centre Civique et qui ont marqué une profonde rupture entre les habitants et leur espace social. L’installation dans la ville de Bucarest de monuments post-communistes tente de retravailler cette ancienne relation d’autorité entre le citadin de Bucarest et son milieu urbain, à travers la production de monuments. En effet, les monuments dans l’espace urbain ont toujours participé à la création de l’espace public, organisant symboliquement des centres potentiels de la vie sociale (points de rendez-vous, de regroupements militants, etc), et comme nous l’avons vu, participaient à l’époque communiste à la création d’un unique espace temporel et historique. Dans le cas des monuments post-communistes, au même titre que les monuments communistes pouvaient éduquer à l’idéologie de l’époque, ceux-ci tentent de se faire accepter par les citadins afin de leur transmettre une nouvelle réalité de leur milieu. C’est la « consommation » de ce nouvel espace public, qui va permettre l’émergence d’un nouvel espace social. La rupture avec le régime communiste, nécessitait de reconstruire les espaces publics d’un point de vue matériel, comme on l’a vu dans les points précédents, ou de mettre la lumière sur la réalité sociale

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et politique que cachait la monumentalité formelle des espaces public dans les villes. D’autre part, elle nécessitait également, au-delà du traitement physique de ces traces du passé, et de la rupture avec lui, de proposer une reconstruction sociale pour l’avenir, autrement dit de reconstruire une nouvelle société, et un « homme nouveau ». L’installation de nouvelles figures de proues dans la ville, de nouveaux repères et de nouveaux monuments apparait alors comme une solution possible pour engager ce processus de régénération sociale : en liant une nouvelle image des institutions et de ses rapports possibles avec l’ensemble de la société. Au cours d’une recherche anthropologique portant sur les monuments post-communistes livrés au cours de l’année 2005-2006 à Bucarest, Andrea Lazea(11), a recherché à travers les commandes publiques et privées les marqueurs d’une volonté de recréer l’espace urbain de la ville ainsi que son espace social. Il prend le monument selon la définition proposée par Aloïs Riegl (1984), d’objet public intentionnel. Deux aspects déterminent un monument : sa commande (son intention), et sa réception (l’attention que les individus lui portent). Partant également du postulat que les monuments post-communistes de Bucarest ne sont pas nécessairement destinés à commémorer le passé (la portée mémorielle n’est qu’un élément de lecture), Andrea Lazea analyse l’intention du commanditaire dans son travail, intention qu’il divise en plusieurs étapes : le choix du thème, les conditions d’acceptation du projet de monument, et l’analyse des projets gagnants. Une dizaine de monuments communistes ont été enlevés de Bucarest en 1990, tandis que trente-sept monuments y ont été installé depuis. D’après la législation roumaine de 1989, un monument est une construction non utilitaire, ayant un caractère décoratif, commémoratif et de signe. On compte parmi les trentesept monuments post communistes de Bucarest : relles ;

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neuf monuments de personnalités étrangères, politiques ou cultu-

huit monuments de personnalités culturelles roumaines : Georges Enescu (compositeur), Georges Calinescu ( écrivain et critique littéraire réputé), Constantin Brancusi (sculpteur), Nichita Stanescu (poète), Georges Stephanescu (fondateur de l’Opéra de Roumanie), Nicolae Paulescu ( inventeur de l’insuline), et Petre Tutea (penseur et philosoque) ;

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sept monuments de personnalités politiques roumaines : Iuliu Maniu et Corneliu Coposu (représentants de Parti National Paysan de la période d’entre les deux guerres mondiales et symboles de l’anti communisme), Alex I Cusa ( premier souverain de la Roumanie – deux monuments lui sont dédiés), Barbu Catargiu (premier ministre de Alex I Cusa), Vladtepes (seigneur du pays Tara Romanesca et reconnu pour avoir résisté aux ottomans), Ion Ghica ;

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cinq monuments décoratifs ; quatre monuments dédiés à la Révolution de 1989 ; deux monuments dédiés à l’Europe ;

(11) Lazea Andrea, Les monuments post-communistes de Bucarest entre « espace public » et « espace social » ,Sociétés, 2007/3 n° 97, p. 81-92. DOI : 10.3917/soc.097.0081

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deux autres monuments dédiés aux soldats roumains des deux guerres mondiales. Les monuments les plus présents sont dédiés aux personnalités étrangères, sept d’entre eux ont été mis en place par la municipalité (dons des ambassades aux institutions roumaines) et deux n’ont pas de commanditaire connu, et sont simplement apparus dans l’espace public. Concernant les personnalités culturelles, les commanditaires sont l’Université de Musique, la municipalité, l’Opéra National de Roumanie et l’église Popa Soare. Les monuments à caractère esthétique sont des œuvres d’auteur (placées pour honorer leur créateurs), ou font partie d’un programme de récupération des monuments démolis pendant le régime communiste. Ils proviennent pour la plupart de commandes de la municipalité, mais certains commanditaires ne sont pas connus. La Révolution de 1989 est également un thème privilégié, évènement de cette nouvelle ère politique et sociale pour la Roumanie. Enfin, les objets dédiés aux valeurs européennes sont commandités par le ministère de la Culture et des Cultes, ainsi que par la municipalité, tandis que les monuments consacrés aux soldats roumains (au nombre de deux), sont commandités par le ministère de la Défense nationale. Quant aux thèmes invoqués par ces monuments, ils s’insèrent dans un contexte national bien plus que local. Par exemple, les monuments dédiés aux personnalités étrangères, ou politiques et culturelles roumaines, de même que les monuments décoratifs, abordent soit des thèmes incontestablement enracinés dans la culture de tous les Roumains, soit des thèmes neutres, et du même coup universels. Nous remarquerons une particularité concernant les monuments décoratifs, dont l’ouverture sociale ne pose pas de problème, mais dont le degré d’entendement de la forme plastique peut lui varier selon l’éducation des citadins. Deux types de monuments s’inscrivent dans un registre plus particulier, du fait de leur actualité encore récente. Le thème de la Révolution, qui représente sans conteste un fondement commun et récent de la société roumaine en général, et de la société bucarestoise plus spécialement (inscription plus marquée de la Révolution dans la capitale). Il s’agit d’une expérience commune, d’un évènement partagé ou transmis par la biographie de tous les Roumains jusqu’à notre génération. Elle est le noyau dur autour duquel toute la société peut se rassembler. Cet évènement est évoqué par quatre monuments qui, dans le temps et au fur et à mesure que la société s’éloigne de l’année 1989, sont de plus en plus grands. Cette évolution plastique accompagne bien entendu la patrimonialisation de la Révolution même. La naissance de la société actuelle au moment de la Révolution est, au cours du temps, monumentalisée dans une logique de grandeur, grandeur de la société à venir. L’effort des institutions commanditaires apparaît comme la transformation de la mémoire vive en histoire officielle, ou plutôt officialisée du pays. Les multiples significations de cet évènement se restreignent à un élément simple, indivisible, qui devient porteur de sens : la Révolution comme évènement populaire, fondateur de la société démocratique et légitimant le pouvoir post-communiste. De la même façon, le thème de l’Europe, pendant de celui de la Révolution de 1989, est de plus en plus familier aux Bucarestois. Actuellement, la Roumanie fait partie de l’Union Européenne (entrée au 1er janvier 2007), et aspire à intégrer l’espace

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Schengen, et plus tard la zone euro. A ce jour, son statut est un peu contesté pour des questions politiques et économiques (autorité du régime socialiste roumain, faiblesse de l’économie), néanmoins la question de l’Europe et les valeurs européennes constituent un facteur de cohésion sociale pour la population roumaine et pour la position de la Roumanie dans cet ensemble. Les référents des monuments post-communistes sont donc, pour la majorité, des sujets populaires communs à l’histoire et à la culture nationale d’avant l’occupation soviétique. Ils dénotent d’une envie de retrouver les valeurs et personnalités qui ont fait l’histoire de la Roumanie à l’écart de son passé communiste, et qui peuvent permettre la reconstitution de son identité, auprès des nouvelles générations de roumains. Par ailleurs, les lieux favoris des commanditaires semblent être les parcs. Dix monuments et ensembles monumentaux sont installés dans les parcs centraux de la capitale : Vasil Levski, Bela Bartok, Constantin Brancusi, Ion Ghita, Ion Voicu, Nichita Stanescu, les ouvrages Apostu, les héros américains de la Seconde Guerre mondiale, l’infanterie roumaine, les fondateurs de l’Union européenne. La rencontre avec les monuments se limite bien entendue aux passants qui ont choisi de passer par le parc. Quant aux autres emplacements, ils comptent parmi les espaces les plus fréquentés de la ville. Les croisements de rues, les squares, les jardins de diverses institutions ont été choisis par des commanditaires pour les autres monuments. Dans quelques cas, l’accès au monument est très difficile, comme pour les monuments de la Croix du Siècle, située dans une intersection à haute circulation, et le monument du Kilomètre 0, fermé par une grille afin de le protéger d’éventuels vandalismes. Ces différents emplacements rendent possible, à des degrés différents, leur perception et leur utilisation lors d’évènements publics, et par conséquent, leur intégration dans la vie bucarestoise. Soulignons que la majorité des commanditaires ont opté pour des espaces centraux, intentionnellement. Andrea Lazea interprète l’installation des monuments dans le centre-ville, dans la zone historique, et dans les beaux quartiers de la ville comme la manifestation d’une volonté des commanditaires d’ennoblir les monuments par leur insertion dans un milieu prestigieux, et non l’inverse. L’absence de monuments dans tous les autres quartiers (à deux exceptions), témoigne d’une rupture entre espace public et espace social, puisque leur répartition est inégale et ne favorise par l’accès à tous les citadins à une rencontre avec les symboles de la ville. Mais surtout, ces emplacements témoignent de l’importance accordée à la monumentalité, l’esthétique et l’ancienneté, laissant de côté le rôle social de l’espace public et le rôle intégrateur des monuments. Des entretiens effectués par Andrea Lazea auprès des commanditaires viennent confirmer cela. En effet, la manière dont ceux-ci ont envisagé l’intégration des monuments dans l’espace public urbain et dans la vie des habitants fait ressurgir trois thèmes :

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le respect que doit la société à l’installation des monuments dans son ensemble telle qu’elle est œuvrée par les institutions publiques. Manifestation de l’exercice du pouvoir et autoritarisme émergent à l’égard de la société civile. L’espace public, de ce point de vue, sert au discours auto-légitimant de l’Etat et demeure son apanage ;

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la relation que les individus établissent avec le milieu urbain serait le

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résultat de leur éducation au sein de la famille et de leur école. Cette relation avec l’espace urbain n’est que le révélateur de la formation des individus, et non l’initiateur ;

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le temps comme seul facteur de la mission mémorielle des monu ments, autrement dit, la stabilité du dit monument. Finalement, le travail de recherche d’Andrea Lazea lui permet de parvenir aux résultats suivants : les monuments post-communistes de Bucarest encourent le risquent de l’indifférence. Leur ouverture physique et sociale est certes suffisamment travaillée pour être perçue dans l’espace public et comprise par les citadins, mais leur intégration réelle dans la vie quotidienne des gens est relayée au second degré. La constitution d’évènements, discours officiels, inaugurations et fêtes nationales autour de ces monuments pourrait leur permettre de prendre corps dans l’organisation de la vie urbaine, mais ces rituels n’existent pas encore. Le processus de production des monuments reste l’apanage des institutions publiques, donc du pouvoir politique. La faible représentation de la société civile dans la production de l’espace public ne nous permet ni de parler d’un caractère extra - politique, ni d’une contrainte envers les acteurs politiques. De même que la présence des monuments dédiés aux personnalités et aux évènements fondateurs de l’Etat national et de la société actuelle invoque une mémoire et un temps d’une qualité supérieure au temps actuel. C’est un temps sacré, un temps vertical qui présente toutes les caractéristiques d’un temps mythique. Dans ce contexte, les monuments post-communistes de Bucarest ne sont pas voués à participer à la construction de la sphère publique et de l’opinion publique. Ils sont signe du pouvoir politique, essais de son autolégitimation sur le plan national. Cependant, j’ajouterais que ces résultats peuvent laisser supposer que l’anoblissement des lieux historiques et touristiques de la ville dénote une fois de plus de la volonté d’en valoriser les lieux prestigieux au regard non pas des Roumains mais des touristes. En effet, cette difficulté d’accéder à certains monuments emblématiques pourtant visibles, dans une promenade ou un rite du quotidien suggère un travail pensé pour le parcours du touriste ou visiteur, qui va se rendre dans des endroits qui lui seront indiqués par curiosité plus que par chalandise, davantage que pour celui du citadin. Cette logique de «donner à voir» par l’œuvre monumentale des idéaux nationaux aurait pour objectif de transmettre l’image de belle capitale de Bucarest à l’étranger, bien que cela cause une nouvelle fracture sociale entre le centre et la périphérie. Et impose la nécessité, pour la population, de se constituer des lieux de rassemblement qui leurs soient propres et qui ne constituent pas uniquement un medium au regard de l’Europe.

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3- L’oblitération par le détournement. a. La culture de la ruine comme moteur de la vie alternative. Les romkocsma ou ruin pubs à Berlin et Budapest. Au début des années 1990, de nombreux immeubles ou bâtiments ruinés ou abandonnés pendant la période communiste sont sur le point d’être détruits. Par ailleurs, l’opportunité pour toutes les communautés d’Europe de l’Est de s’équiper de nouveaux meubles et fournitures voit le remplissage dans les rues et dans les centres communautaires de vieux objets, meubles, voitures. L’ancien quartier juif de Budapest en particulier, regorge d’immeubles à l’abandon et complètement marginalisés du reste de la ville, alors en pleine reconstruction. On commence à assister dans la capitale hongroise à la réunion de jeunes gens dans ces endroits alternatifs qu’ils réaménagent au goût de la «veille époque» pour les transformer en ateliers, salles de concert, ou bars. De la même manière que la performance dans l’espace résiduel du Palais de la République à Berlin avait permis de catalyser les ressentiments populaires, cette pratique prend ici naissance dans des lieux du quotidien, qui ne parlent pas pour les institutions ou les pouvoirs politiques, mais bien pour les citadins. C’est la naissance d’une véritable vie alternative. Dans les premiers temps, ces lieux sont en effet clandestins : les adresses sont connues des habitués seuls, et ils se font connaître par le bouche à oreille. Pour assurer leur clandestinité, les lieux sont éphémères, et changent d’une semaine sur l’autre, d’un mois sur l’autre, investissant de nouveaux immeubles à chaque fois à la manière d’une performance culturelle. En 2001 s’établit à Budapest de façon plus sédentaire le premier de ces romkocsma (en hongrois, «jardin en ruine»), le Szimpla kert ( «Simple jardin» en hongrois), en plein quartier juif. Il change de lieu à nouveau en 2004 pour une rue voisine où il est installé depuis. Par la suite, dans les années 2002/2003, les romkocsma sont de plus en plus nombreux à s’implanter de manière importante dans ce même quartier juif. Ils se diffusent en parallèle à Berlin, plus particulièrement dans les quartiers de l’ancien Berlin Est. Ces réinvestissements au nom de la culture «off» sont de plus facilités par un vide juridique sur la propriété de l’Etat socialiste après la réunification. Bien que la pratique de ces espaces désaffectés soit partagée par tous, chacun d’entre eux tend à redonner à ces anciens lieux leur identité, exploitant la particularité de chacun de leurs espaces, du concept, de la décoration, des activités proposées. Arrêtons nous sur quelques exemples hongrois et allemands emblématiques de ce mouvement culturel. - Le Tacheles, situé sur l’Oranienburger Strasse, à Berlin dans le quartier de Mitte, est un grand magasin pendant la période d’avant guerre, un centre de détention nazi au cours de la Seconde Guerre mondiale, et un lieu d’activités syndicales sous le régime est-allemand. Insalubre, des travaux de démolition sont entamés en 1980 (toujours sous le régime est-allemand) mais retardés au fil des années. Deux mois avant sa destruction définitive, ce bâtiment de 1 250m² est squatté pour la première fois à la Saint Sylvestre de 1989-1990 par des artistes de Berlin Ouest et Berlin Est, formant un collectif baptisé «Künstlerinitiative Tacheles» (qui signifie «parler clairement» en yiddish). En février 1990, ils

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Le b창timent du Tacheles.

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créent une association du même nom, «Tacheles» et réalisent des expertises qui confirment la solidité de l’édifice, et les autorise à occuper les lieux. Investi par la suite par une centaine d’artistes qui occupent la trentaine d’ateliers disponibles, Tacheles devient un haut lieu de l’activité culturelle du Berlin d’après la chute du Mur. Un théâtre, un cinéma, un café y voient le jour. En 1998, un homme d’affaires, Anno August Jagdfeld, rachète le bâtiment grâce à un prêt de la HSH Nordbank. Mais il autorise les artistes-squatteurs à y rester dix ans, ne leur réclamant qu’un deutschemark symbolique de loyer mensuel. Ce mécénat permet entre autre de rénover partiellement le bâtiment, et de le transformer officiellement en centre culturel alternatif. En 2007, après l’échec des différents projets immobiliers de Jagdfeld, la HSH Nordbank devient propriétaire du Tacheles. La valeur de l’édifice lui-même est évaluée à 35 millions d’euros, mais à la condition qu’il soit débarrassé de ses occupants. Dès lors, un bras de fer s’engage entre la banque propriétaire et les artistes qui occupent les lieux. Régulièrement, des manifestations de soutien sont organisées dans les rues de Berlin pour défendre le squat Tacheles contre les menaces d’expulsion tandis que des primes de plusieurs dizaines de milliers d’euros sont même promises à ceux qui acceptent de quitter l’immeuble. Mais le dernier jugement de juin 2012 prononce l’évacuation définitive des lieux. Victime de son succès ( jusqu’à 400 000 visiteurs par an), le squat s’était peu à peu banalisé et transformé en un lieu à vocation touristique et commerciale plus qu’artistique. Finalement, le 4 septembre au matin, la quarantaine d’artistes encore présents par intermittence dans le bâtiment finit par quitter les lieux, et la figure de proue du mouvement Tacheles, l’Autrichien Martin Reiter, en remet officiellement les clés à un huissier, scellant définitivement le sort de ce monument du Berlin underground des années 1990. - Le Szimpla Kert, que nous avons évoqué plus tôt. A l’origine un bar et cinéma à ciel ouvert, de nombreuses performances théâtrales, musicales et autres évènements culturels y sont accueillis, de jour comme de nuit. Un marché de producteurs locaux s’y tient tous les dimanches matin, ainsi qu’un espace de réparation et achat de vélos d’occasion. Szimpla a également développé sa propre boîte de distribution de films, qui lui permet d’organiser régulièrement des festivals de cinéma (comme le festival international Anilogue, dont Budapest partage l’accueil avec Vienne). Cette petite entreprise s’investit également dans l’amélioration de la vie du quartier juif, et de ses espaces publics (lancement de pétitions pour fermer la rue Kazinczy, où de nombreux bars et cafés -Szimpla compris- à la circulation automobile, organisations de tables rondes entre les différents acteurs du quartier). Le Szimpla jouit d’une importante popularité auprès des touristes comme des hongrois : il a justement été récemment considéré d’après le classement réalisé par le guide touristique américain «Lonely Planet» comme le troisième meilleur pub au monde. - Le Fogashaz (en français Maison à dents) est également situé dans le quartier juif de Budapest. Ce complexe était autrefois un cabinet dentaire implanté dans deux bâtiments mitoyens. Sa rénovation et transformation sont plastiquement basées sur cette histoire : le logo est un dentier, des images de bouches géantes et de dentifrice sont accrochées aux fenêtres des deux cours intérieures et atriums (terrasses géantes ou pistes de danse), ainsi que des moulages de

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Cour du Fogashaz

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dents dans les pièces intérieures et dans les étages. Egalement ouvert jour et nuit, le Fogashaz accueille de nombreux DJs, expositions, workshops, et loue une annexe à des designers et créateurs de mode. Comme le Szimpla, ils ont leur propre service de location et de réparation de vélos, et une salle de projection cinématographique. Les espaces sont très fonctionnels : le mobilier y est souvent déplacé, et participe, avec des tables de jeux divers à créer des lieux conviviaux, multifonctionnels et multiculturels. - L’Urban Spree a ouvert en 2006 dans le quartier de Friedrichshain sur les bords du Spree, comme son nom l’indique. Situé dans un ensemble de bâtiments de brique et de béton à moitié détruits, il a été repris en main par des artistes, tagueurs berlinois qui y ont installé des bars, salles de spectacles, clubs, cafés. Cet espace artistique et récréatif de 1700m² est dédié à la culture urbaine, qu’il tend à exploiter par le biais d’expositions, de workshops, d’ateliers d’artistes, d’une galerie d’art (un espace de 400m²), et de son jardin en plein air. Le collectif qui en est reponsable a pour vocation de promouvoir des artistes de rues, photographes, designers, auteurs, architectes dévoués à la retranscription des mutations de l’environnement urbain qu’est Berlin, et à la production d’oeuvres «made in Berlin». Dans tous ces lieux, les objets de récupération servent de mobilier et de décoration, parfois complètement détournés de leur fonction première : ainsi, on voit des voitures ou baignoires transformées en banquette, des machines à coudre en table, ou encore des poubelles en abats-jour. Très populaires, ils attirent de plus en plus de monde, et font aujourd’hui intégralement partie du paysage et de la culture architecturale et sociale auprès de la population hongroise et berlinoise, mais également auprès des touristes et expatriés. A Budapest, les ouvertures et fermetures de ces endroits sont maintenant régulées. A Berlin la plupart des clubs sont ouverts toute la nuit, 24h/24. Ces lieux incarnent la volonté d’échapper à l’ancienne surveillance du quotidien, à la pression de la sphère publique par la pratique de ces anciens espaces vides dans la ville, qui favorisent la rencontre tout en offrant à chacun un exutoire, pour s’évader et exprimer son indivualité, son espace privé. La portée alternative de ces lieux est très importante dans la manière qu’ont les citadins de les occuper. On peut s’interroger sur l’intérêt paradoxal qu’ils ont à voir ces lieux se populariser avec le temps. A Berlin, ces anciens quartiers populaires caractérisés par une ambiance très particulière du fait des traces persistantes du passé sont aujourd’hui devenus «huppés», par le processus de gentryfication, et donc chers. De même que j’entendis de la part de nombreux Hongrois des regrets quant à la fréquentation actuelle et massive de ce qu’un terme générique et international qualifie maintenant de ruin pubs par les touristes et les étrangers. Selon eux, ils ont fait perdre à ces lieux une partie de leur identité hongroise. Bien qu’ils restent également très fiers de nous les faire découvrir, car ils ont parfaitement conscience de leur singularité et leur attractivité à l’échelle internationale et de ce que cela peut donner comme valeur à leur culture et à leur ville au regard de l’étranger.

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b. La politique d’Hans Stimmann à Berlin : la construction d’une nouvelle cité européenne. «Berlin, 1989 - 2001. La première image qui vient à l’esprit est celle du chantier. Lorsqu’on essaye de dresser un bilan de cette période fondatrice, celle de tous les possibles, c’est immanquablement la métaphore du chantier qui s’impose, tant chez les visiteurs de passage que chez ceux qui ont eu la chance de résider dans cette ville à nulle autre pareille, située à 80km de la Pologne, aux confins orientaux de l’Allemagne et de l’Union européenne, redevenue capitale de l’Allemagne réunifiée par la grâce d’un vote historique à Bundestag en juin 1991» (12) Hans Stimmann est élu au bureau d’urbanisme et à la présidence de la planification du nouveau Berlin au début des années 1990. En 1991/1992, il fait voter un premier règlement pour la rénovation urbaine dans le centre historique, le Stadtbauliner Strukturplan. En 1996, il met au point le Planwerk Innenstadt, qui est voté en 1999. Il s’appuie tout particulièrement sur le principe de «reconstruction critique», qui consiste en la reconstruction d’édifices des 18e et 19e siècles d’une part, en la construction d’une toute moderne architecture d’autre part. Selon lui, «Berlin a près de huit cents ans, mais il n’y a aucune trace du gothique ou de la Renaissance (…) il est le musée de toutes les tentatives de planification urbaine depuis 1945», car la RDA avait mené «un vrai programme de destruction des traditions». De ce fait, il souhaitait avant tout «revenir à une structure urbaine (qu’il) appelle une cité européenne», et, «rendre Berlin à nouveau lisible». De son point de vue, les anciennes constructions nazies et socialistes nuisaient à la cohérence et à la continuité historique et européenne de la ville. Ce qui est particulièrement intéressant dans la politique urbanistique d’Hans Stimman est cette volonté de faire du nouveau Berlin une capitale européenne, une capitale moderne, une capitale urbaine, et non plus la terre de tous les combats. C’est de détourner la reconstruction de la ville au profit d’une nouvelle image. Pour ce faire, et pour rebâtir le socle culturel d’un Berlin réunifié, il fait appel à l’historicité de la ville du début du XXe siècle, en dépit de quarante ans d’expérience sociale et d’expérimentation urbaine. La politique d’Hans Stimman a, de fait, été autant encouragée que contestée, l’opposition ayant toujours rétorqué qu’il s’agissait plutôt de la construction d’une continuité historique excluant les deux chapitres historiques qu’ont été les périodes nazies et socialistes. Les différentes polémiques qui ont accompagné la déconstruction du Palais de la République, dont Hans Stimmann était un fervent partisan, en témoignent. Mais revenons sur les autres projets qui ont été menés dans cette politique de reconstruction : - Le ministère des Affaires Etrangères de la RDA : situé sur l’ancienne Karl-Marx Engels Platz, actuelle Schinkelplatz, il fut démoli en 1996 pour laisser place à la construction du pastiche de la Berliner Bauakademie (Académie d’architecture). Cette grande école qui avait été conçue par l’architecte Schinkel entre 1832 et 1836, fut détruite partiellement après la Seconde Guerre mondiale, puis complètement par la RDA en 1962 au cours de la « reconstruction socialiste du centre de Berlin », qui y installa donc les locaux de son ministère des affaires étrangères. Les travaux de rénovation, qui coûtèrent entre 45 et 50 millions d’euros, sont en cours. L’inauguration est prévue le 9 Octobre 2016, pour

(12) Boris Grésillon et Dorothée Kohler, «Berlin, capitale en attente», Hérodote, 2001/2 N°101, p.96-121

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le 175e anniversaire de la mort de Schinkel. Le pastiche abritera une académie internationale d’architecture, lieu aussi bien d’enseignement que de recherche et d’innovation. En attendant d’être finie, des morceaux de façades on déjà été reconstruits, et complétés par des toiles reproduisant le reste de la façade, tandis que tout est encore à construire à l’intérieur. De ce fait, la population berlinoise, de l’Est en particulier, tend à s’accoutumer à la réapparition dans la ville de ce lieu. - Le quartier gouvernemental du Reichstag, le long de la Spree, a également du être repensé après la chute du Mur. En outre, la construction par Norman Foster d’un dôme en verre accessible au public marque symboliquement les nouveaux rapports démocratiques possibles entre les citoyens et le pouvoir, un nouveau complexe parlementaire a aussi été créé pour répondre aux besoins de la nouvelle capitale. L’appellation donnée au projet, « Band des Bundes » (littéralement, la Bande de la Fédération) dénote de cette volonté de construire un lien physique entre l’Est et l’Ouest pour abriter les instances de cette réunion politique. Les plans élaborés en 1995 comprennent la chancellerie fédérale (dessinée par Charlotte Franck et Axel Schultes), qui fut inaugurée en 2007, ainsi que les Marie Elisabeth Lüders Haus et Paul Löbe Haus, de l’architecte Stephan Braunfels, qui abritent les bureaux gouvernementaux des anciens Est et Ouest. L’aménagement de ce complexe permet par ailleurs le réaménagement paysager des rives de la Spree dans cette partie de la ville en large zone piétonnière et cyclable permettant d’apprécier l’architecture des lieux et le calme dû à sa proximité avec leTiergarten. - Le projet de reconstruction de l’Alexander Platz proposé par Kollhoff fut lui contesté par l’opinion. Ayant remporté en 1993 le concours pour le remodelage de la place, il prévoyait entre autres choses la destruction de l’Hôtel «Park-Inn» et du Haus des Reisens. Une dizaine de gratte-ciels devaient leur succéder sur cet emplacement. Il prévoyait néanmoins la conservation de la Berlinahaus et de l’Alexanderhaus, deux bâtiments qui ont survécu à la Seconde Guerre mondiale. Quant au financement de cette entreprise, il s’agissait d’un partenariat public-privé. Mais le manque d’investisseurs privés se faisant, le projet se limita à la construction du complexe de cinémas «Cubix» et du centre commercial «Alexa», et n’effectua aucune destruction. Hans Stimmann a soutenu le projet initial sous prétexte que « la protection des monuments (ne justifiait pas) de garder toutes les nullités », tandis que l’innovation du projet fut reprochée pour s’accompagner de la destruction des éléments du passé socialiste. En cela, l’absence de financement aura permis l’accomplissement d’un projet faisant le compromis entre une modernisation de la ville, et un modernisme que l’opposition qualifierait d’excentrique et inapproprié, comme ce fut le cas avec le réamménagement de la Postdammer Platz. - Le chantier de la Postdammer Platz : nous l’avions évoqué plus tôt dans le cas de la conservation partielle du Mur. Le terrain avait été successivement détruit par des bombardements pendant la Seconde Guerre mondiale, laissé en friche, et, point de jonction entre les secteurs américains, britanniques et soviétiques, finalement coupé par le Mur. Cette étendue de 55 hectares ne fut recons-

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truite qu’après la Wende, suite à un concours d’architecture. Dans les années 20, la Postadmmer platz avait été un des carrefours les plus agités de la ville, et l’intention principale était de lui redonner cette place au cœur du nouveau Berlin réunifié. L’une des principales interrogations du projet était esthétique : pour faire renaître la grandeur de cette place, fallait-il revisiter les canons esthétiques de son âge d’or (la période d’avant guerre) ou au contraire faire l’évocation du futur et d’une ville tournée vers l’avenir ? Elle était également idéologique, car toute construction d’un faisceau dynamique dans une ville implique de s’interroger sur le modèle culturel qui va régir cette dynamique. Le jury mis en place était dominé par Hans Stimmann, et affirme vouloir réactualiser le mythe de Berlin, celui de la métropole cosmopolite qu’elle était dans les années 20, sans effectuer de changement destructeur ni rentrer dans l’aménagement de figures utopiques. Finalement, le terrain est exploité par plusieurs grands groupes. Daimler Benz (industrie automobile) installe sur 68 000 m² un cinéma I-Max et un hôtel de luxe, Sony (électronique) fait construire le Sony-Center ainsi que divers restaurants, cafés, commerces occupant une surface de 26 500 m² et enfin ABB (technologies d’énergie) sur 16 500 m². Ils font appel pour la construction de tels édifices à de nombreux architectes réputés comme Renzo Piano, Helmut Jahn ou encore Arata Isozaki. Ces travaux d’une telle ampleur sont énormément médiatisés à leurs débuts en 1993-1994, la promotion insistant sur la modernité de ce quartier ancestral et pourtant recréé de toutes pièces. Pour certains opposants au projet, sous prétexte d’un nouveau centre d’affaires, c’est un lieu imprégné par le «règne de l’argent» et la consommation de masse qui y a vu le jour. La construction d’un centre d’impulsion nécessite le déploiement de spéculations foncières importantes, d’autant plus qu’elle a permis de donner l’élan nécessaire à l’installation de musées et salles de spectacles dans les environs (Neue Nationalgalerie, Kunstgewerbemuseum, Gemäldegalerie, Musical Theatre Berlin), notamment du Kulturforum (projet initialement développé dans les années soixante par l’architecte Hans Scharoun à la demande de Berlin-Ouest, mais qui ne verra le jour qu’en 2006), au sein duquel se trouve, en outre la Gemäldegalerie, mais également la bibliothèque d’Art, la bibliothèque d’Etat, et la Philharmonie de Berlin. De ce petit centre chargé d’histoire à un carrefour de transports publics, de piétons, d’automobiles et de commerces, submergé par la présence de constructions vertigineuses, l’on pourra donc tout autant parler d’aire de divertissement de masse que de culture commerciale, de «programmation de l’amnésie» (Régine Robin) ou de construction d’une nouvelle «métropole culturelle» (Boris Grésillon). Le fait est que la controverse autour du projet permis de souligner les possibilités foncières, économiques, culturelles des espaces détruits de la ville plutôt que de faire l’infini constat des destructions, laissant ainsi la place ailleurs pour l’édification de véritables lieux de commémoration. On pourrait alors voir dans cette tentative, en filigrane de ce centre de la culture et des affaires, une balance par excès de libéralisme face au déplacement et au développement de la culture alternative à l’Est de la ville. Les années 1990 à 2000 furent ainsi marquées par une reconstruction très active de Berlin, sous la direction d’Hans Stimmann. Entre « reconstruction critique » d’une continuité historique de la nouvelle capitale, et aménagement d’une architecture plus moderne, on peut contester la légitimité de ces projets, ou leur reprocher de faire de Berlin une ville palimpseste par l’effacement des traces de la RDA. Néanmoins, ces différentes innovations, qu’elles revisitent

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l’ancien ou construisent le nouveau, saisissent l’opportunité de créer là où l’on pensait que plus rien ne pourrait être, et ont fait de Berlin un laboratoire foncier aux idées et visages multiples. La capitale se démarquera finalement par la multiplicité des regards qu’elle propose sur ce que doit être et peut être une capitale multiculturelle. c. La mise en patrimoine progressive de la Maison du Peuple à Bucarest : la quête de nouvelles monumentalités et d’un nouveau statut. La Maison du peuple, comme nous l’avions observé au début de cette première partie, se remarquait par les multiples controverses quant à son héritage, controverses et discours qui venaient à remettre en question les véritables raisons de son existence dans le paysage urbain de Bucarest. Néanmoins, au-delà de traumatismes dont il est le témoignage, et des différents jugements de valeurs qui l’accompagnent, il mériterait d’être reconnu comme patrimoine dans la mesure où la majorité de la population le considère aujourd’hui comme une expression de la force roumaine malgré les souffrances endurées. Ce, d’autant plus que l’Histoire et les nouvelles générations qui n’ont pas vécu l’époque communiste auront bientôt fait de reléguer l’aspect idéologique du bâtiment au second plan, car «la valeur de l’ouvrage est donné par ses lecteurs et plus l’œuvre perdure, plus on lui accorde une multitude de sens et de valeurs»(13). Quels problèmes déterminent sa non-patrimonialisation ? Ou plutôt, quels mécanismes pourraient donc être à même de décider de sa valeur de patrimoine, et donc de sa reconnaissance officielle aux yeux de la nation? La réalité matérielle du Centre Civique peut être considérée comme l’un des principaux obstacles à sa neutralité dans le paysage urbain de la ville. C’est une énorme masse, et ses alentours sont une énorme friche. On commence à penser la résolution de l’agencement complexe de la Maison de la République dans des projets d’aménagement à l’échelle du quartier, et de la ville. L’avenir de cet héritage en tant que patrimoine de la Roumanie et de la ville de Bucarest dépend également de son potentiel à s’adapter aux transformations de la ville, en tant qu’élément conducteur de formes urbaines, sociales, économiques, le détournant de son caractère idéologique qui semble encore intrinsèque à son existence. Le droit constitutionnel roumain a imposé la restitution des biens nationalisés pendant le communisme. Ainsi, le bâtiment, à l’instar de l’aménagement de la ville actuelle se trouve devant une problématique foncière importante. Les coûts énergétiques et d’entretien de cet édifice sont très importants et requièrent un financement d’Etat, ce qui signifie que l’installation des institutions gouvernementales (Sénat et Parlement) devrait perdurer, tandis que son achat par des institutions privées devrait permettre de rentabiliser davantage le financement des travaux de la totalité de l’établissement et sur le long terme. En attendant, la location ponctuelle des salles les plus luxueuses du bâtiment assure une partie de ses frais de gestion : par exemple en 2008, la location de ces salles a apporté la somme de un million d’euros, ce qui a permis de couvrir une partie des 10 millions qui avait été dépensés pour son entretien (finalisation des travaux, réparations, etc). Au mois d’Octobre 1995, le gouvernement de Roumanie lança un

(13) Hans Robert Jauss, 1973

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concours international d’idées pour la restructuration de la zone Unirea située au centre-ville de Bucarest. Ce concours en deux phases reçut l’approbation de l’Union Internationale des Architectes et de l’UNESCO. Les objectifs du concours étaient énoncés de manière assez floue, mais l’intention principale était le remodelage du secteur accueillant le Centre Civique. Il s’agissait pour les postulants de réduire la fracture produite par les interventions récentes, le patrimoine architectural du Centre et les vestiges de la culture urbaine passée de la ville. Dans la perspective de l’an 2000, il fallait que Bucarest puisse être capable de proposer une zone financière, culturelle, économique, qui puisse attirer des investissements étrangers et locaux capables d’assurer la rentabilité des futurs aménagements. Les nombreux participants, dont le lauréat du concours, proposent l’aménagement et la construction de structures de grande ampleur visant à contrebalancer visuellement l’imposante façade de l’édifice. Néanmoins, la réalisation de cette opération est retardée, car on considère qu’elle peu contribuer à monumentaliser encore davantage l’édifice, et la convoitise dont souffre cette zone participe à l’indécision quant à son sort. On retient tout de même du concours qu’il a permis de débloquer la question de l’aménagement urbain dans le Centre et ses abords, et d’élaborer de nombreuses réglementations urbaines et plans d’aménagement. D’autres projets voient ainsi le jour par la suite pour exploiter le potentiel du Centre Civique. De ce fait, les 485 hectares touchés par l’opération de Ceausescu deviennent finalement l’instrument et la vitrine sur la scène européenne et mondiale du changement en Roumanie : celle-ci impose trois éléments de réglementation qui sont appelés à convertir le site emblématique de l’ancien régime totalitaire dans sa totalité. La Roumanie démocratique doit s’imposer devant la Maison de la République par l’augmentation de l’attrait économique de la zone ; il s’agit de profiter de la présence de terrains constructibles et des possibilités de concentration des services financiers et bancaires. Parmi eux, le projet le plus spectaculaire de réaménagement est celui de la Cathédrale de la Rédemption nationale, dont les travaux ont été inaugurés le 24 octobre 2011, et dont l’idée est encore plus vieille que celle du Centre Civique. Lorsque l’indépendance du pays est gagnée en 1877, l’Eglise roumaine souhaite ériger un bâtiment phare de l’orthodoxie mondiale. Mais les évènements de l’Histoire (les deux conflits mondiaux et les soucis économiques qu’ils embrayèrent, suivi des restrictions communistes) retardent la réalisation du projet. A la chute du régime totalitaire, l’idée ressurgit, et le patriarche de l’Epoque fait aussitôt appel au pouvoir politique pour l’attribution d’un terrain, le plus près possible du Maison de la République, dont il souhaite la cathédrale plus remarquable encore. Après de nombreuses polémiques et contestations (l’Eglise accusée d’avoir collaboré avec le régime souhaiterait associer son lieu de culte à l’autoritarisme expressif de la Maison, tentatives de construction sur des espaces verts protégés), le gouvernement, le parlement, la ville et l’Eglise s’entendent pour l’implantation de la cathédrale dans le proche voisinage de la Maison de la République. On fait savoir à la population que la cathédrale aura «une certaine monumentalité et représentera la tradition artistique roumaine, pour être trésor de la ville, emblème de la capitale de la Roumanie indépendante et toutefois preuve pour d’autres peuples des hauts sentiments chrétiens des roumains», et du «besoin de construction d’une Eglise du peuple pour payer les erreurs du passé. Elle représentera à l’avenir le symbole de la communauté de croyance chrétien-orthodoxe et de la dignité du peuple roumain dans le contexte culturel de l’Europe

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chrétienne». Considérée comme la future «sœur de Saint Pierre de Rome», elle correspond à la mise en œuvre d’un emblème national et orthodoxe, qui pourrait compenser l’aménagement mis en place par le pouvoir communiste. Plus récemment, un autre projet a vu le jour, celui de l’«Esplanada», deuxième programme immobilier du pays et comprenant en surface l’équivalent de la Maison du peuple, soit 330 000 m². Le projet ambitionne de modifier l’emblème de Bucarest qu’est la Maison de la République par un plus «approprié» à un pays démocratique, tel qu’un centre commercial et d’affaires, moteur d’un «nouveau Centre Civique». L’architecte en chef de la ville, Gheorghe Patrascu affirme par ailleurs que «les Bucarestois ont besoin de ce genre de centre urbain pour le développement de la ville», un centre urbain qui pourrait dépasser la Maison de la République en hauteur et en modernité architecturale. La ville a par ailleurs fait venir des figures importantes de l’architecture. De la même manière que l’avait fait le concours «Bucarest 2000», les professionnels promeuvent la monumentalité de ce futur quartier d’affaires en réponse à la monumentalité de la Maison de la République. Mais la spéculation progressive exercée sur les terrains du Centre Civique avec l’exploitation ponctuelle que nous avions évoqué plus tôt a fait de ce site le plus cher au mètre carré de la ville, et les investissements y sont difficiles. La ville a donc du mal à mettre en œuvre ce projet. Et le palais de Ceausescu est encore dans le même état qu’en 1989, malgré les nombreuses interventions qui s’y sont opérées depuis. Si la mise en patrimoine du Palais de la République ne semble être qu’une question de temps, l’incertitude demeure quant à l’évolution de cette partie de la ville, et de la Roumanie sur la scène européenne. La fin des régimes communistes en Europe centrale et orientale a provoqué, selon des modalités propres à chaque pays, une crise, une rupture et un changement de légitimité dont l’ampleur a englobé et bouleversé l’ensemble du corps social. La réception de cet héritage complexe qu’est celui du communisme a fait émerger des spécificités au sein de chaque ville. La question politique y est éminemment présente, mais également l’histoire individuelle de chacun de ses pays, ainsi que la manière dont «l’occupation» à caractère d’uniformisation s’est manifestée dans l’espace urbain et social. L’analyse non exhaustive de projets emblématiques à Bucarest, Budapest, et Berlin, trois capitales à vocation centrale et multiculturelle en Europe, a cependant permis de dégager des points théoriques sur la manière dont est travaillée cette réception. Un travail au préalable sur l’ancien exercice du pouvoir par la monumentalité de la ville et des lieux de pouvoir a ouvert la discussion sur le sort de ces héritages : la suppression ou la conservation. Le travail de l’esthétique des lieux et des symboles aide à la production d’oeuvre servant la transmission de ces histoires, ainsi qu’à créer ou revisiter de nouveaux outils et modes de communication. Mais faire oeuvre de transmission nécessite également un important travail éthique sur la résilience future de ces héritages, et sur les nouveaux espaces qu’il vont amener à former. L’oblitération de ces lieux porteurs d’une lourde charge traumatique et idéologique par le détournement des fonctions, des symboles peut également conduire au détournement du message de transmission initial, et à une nouvelle lecture de l’histoire qui peut partager les héritiers sur la construction de l’avenir.

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Deuxième partie : Réception et résilience d’un lieu traumatique. Tchernobyl, un territoire mortellement détruit et lieu de tourisme mondial.

1- La radioactivité de Tchernobyl : rappels historiques.

a. « L’atome a la vie longue ».

Nous sommes en pleine guerre froide. Mikhaïl Gorbatchev est alors à la tête de l’URSS depuis quelques mois seulement. La centrale Vladimir Illich Lénine de Tchernobyl, en Ukraine, est alors équipée de quatre blocs, soit quatre réacteurs qui fonctionnent en permanence. Le bloc n°4 fonctionne selon un système très particulier, inédit dans l’industrie du nucléaire, d’auto alimentation du réacteur, ce qui signifie que le système entier fonctionne selon un même cycle continu, ce qui permet des économies d’énergie. Afin de vérifier la qualité du système, il est demandé aux employés de l’usine de réaliser un test de contrôle de routine, démarche qu’ils entreprennent dans la nuit du 25 au 26 Avril 1986. A 1h23, le système de sécurité est désactivé, et le test commence. Mais une anomalie se produit au cours du test, que les employés n’arrivent pas à détecter, et à arranger. Le système s’embraye, la puissance du réacteur grimpe à une hauteur anormalement élevée, le sol de la centrale se met à trembler, et des détonations se font entendre, jusqu’au moment ou la dalle de 1000 tonnes de béton qui recouvrait le bâtiment est rejetée dans les airs. C’est un jet surpuissant de particules radioactives (uranium entre autres), et de flammes qui s’élève à plus de 1000 mètres dans le ciel. Il est 1h23 du matin. Le plus grave incident nucléaire de tous les temps vient de se produire, et plus de 100 tonnes de combustibles radioactifs entrent en fusion. Presque immédiatement, une équipe de pompiers de la ville de Pripyat, située à 3 kilomètres de la centrale est appelée. Ceux-ci tentent de maîtriser ce qu’ils pensent être un simple incendie, mais que rien ne parvient à éteindre. L’ensemble de l’équipe est en fait grièvement irradiée, et évacuée vers l’hôpital local, puis vers Moscou, où la majorité meurt dans les jours qui suivent. Vers 5h du matin, Mikhaïl Gorbatchev est lui prévenu de l’incident, ainsi que le Ministère de l’Energie. On ne les prévient que de l’incendie, et non de l’explosion. A cet instant, personne n’a encore conscience de la gravité de l’incident. Pendant ce temps, au cœur du réacteur, sous 14m de gravas, le graphite qui entourait le combustible nucléaire se consume et fait fondre l’uranium. Plus tard dans la journée, la colonne de fumée contamine les nuages, qui commencent à se disperser en Europe sous l’effet des vents. Vers 14h, les premières rumeurs à Pripyat font état d’un incendie à la centrale. Pendant ce temps, des militaires y effectuent les premières mesures de radioactivité : les résultats sont alarmants. Alors que le taux normal de radioactivité dans l’atmosphère est de 12 millionièmes de rentgen / heure (unité de l’époque), à Prypiat, le taux mesuré est de 200 millièmes de rentgen/heure

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dans l’après-midi. Ils montent jusqu’à 7 rentgen/heure le soir. La dose considérée comme mortelle pour un homme est de 400 rentgen. Aussitôt après avoir pris connaissance de ces chiffres, Gorbatchev monte une commission gouvernementale composée des plus grands chercheurs en énergie nucléaire du pays, sous la direction l’académicien Valeri Legasov, physicien de renommée internationale. La délégation part pour Tchernobyl. 30 heures après l’explosion, des mesures sont prises concernant la ville de Pripyat : plus de mille autocars convergent vers la ville, et les habitants de la ville sont informés de leur évacuation, effective à partir de 14h. Les autorités ne leur précisent pas la durée de l’évacuation. Au matin du 28 Avril, les travailleurs de la centrale de Forsmark (Suède) remarquent un très fort taux de radioactivité au sol et dans l’air, qui ne provient d’aucune centrale de leur pays. Tandis que les suédois sont informés d’un taux anormal de radioactivité dans l’air, les autorités envoient des escadrilles prendre des mesures dans les nuages au dessus de la Suède. Les résultats ne peuvent qu’attester qu’un incident nucléaire a du avoir lieu, et les suédois en alertent la communauté internationale : les autorités russes sont contraintes d’annoncer l’accident. Presque au même moment, le 29, les images des satellites espions américains et européens dévoilent les images de la centrale éventrée. L’incident de Tchernobyl devient une préoccupation mondiale, bien que prise en charge par l’URSS. Dans le même temps, l’incendie continue de faire rage, et 1200 tonnes environ de magma incandescent brûlent encore à plus de 3000 degrés, rejetant de la poussière de gaz dans l’atmosphère. La commission gouvernementale fait état de deux objectifs urgents : éteindre l’incendie pour pouvoir se rapprocher du réacteur et opérer d’autres investigations, et recouvrir le réacteur pour empêcher le déploiement du nuage. Pendant une quinzaine de jours, une flotte de 80 hélicoptères survole le réacteur, rejetant du sable, du bore, (qui absorbe les neutrons), de l’argile pour étouffer l’incendie. Dans les villages, la fête du 1er est tout de même célébrée, mais le 2 Mai, les habitants de la ville de Tchernobyl, suivis de tous les villages dans un rayon de 30km de la centrale. 130 000 personnes environ, sont déplacés, ce qui isole une zone de 300 000 hectares du reste du monde. Le 5 mai, Gorbatchev invite le directeur de l’agence international de l’énergie atomique (IAE), Hans Blix, à se rendre sur place. On prend conscience du risque d’une seconde explosion, plus grave encore. En effet, 195 tonnes de combustible brûlent toujours au cœur du réacteur, dégageant une chaleur qui fait fondre peu à peu le sable, et provoque de nouveaux dégagements dans l’atmosphère. A la surface du bouchon, des fissures apparaissent, et la température grimpe. Sous l’effet de la chaleur, la dalle de béton sur laquelle repose la lave en fusion menace de se fissurer également, et se laisser s’infiltrer le magma. Or l’eau déversée par les pompiers la nuit de l’explosion s’est accumulée sous cette dalle. Si le magma radioactif atteignait cette eau, la réaction pourrait déclencher uen seconde explosion bien pire que la première. Les plus grands spécialistes sont une fois de plus mobilisés pour tenter de trouver une solution à ce problème : 1400 kg d’uranium et de graphite suffiraient seulement à provoquer

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cette explosion, soit une quantité nettement inférieure à celle qui est en train de fondre et qui se mesure en tonnes. Cette nouvelle explosion accompagnée d’ondes de chocs serait comparable à celle d’une gigantesque bombe atomique de 3 à 5 méga tonnes : Minsk serait alors rayé de la carte, et la vie deviendrait insupportable en Europe. Les retombées radioactives seraient 100 fois plus importantes que les deux bombes atomiques d’Hiroshima et Nagasaki. Tandis qu’à Minsk comme à Kiev, des trains sont prêts à évacuer la population, deux mesures d’urgence sont prises : Tout d’abord, sacrifier un bataillon de pompiers pour vidanger l’eau stagnante sous la dalle : tous seront promus héros de la nation, et irradiés à vie. Dans le même temps, sceller plus efficacement le cratère pour faire baisser la température. Pour ce faire, 2400 tonnes de plombs sont jetés en deux jours, faisant baisser immédiatement sa température. Les 600 pilotes mobilisés pour déverser cette quantité de plomb seront également irradiés à vie. Le 11 mai, l’étude des plans de la centrale montre qu’on peut approcher la zone en utilisant les tunnels près des équipements protégés par des murs en béton. On réalise alors que le magma a fait fondre la dalle et a infiltré le bassin vidé, menaçant de s’enfoncer encore plus, et d’infiltrer une immense nappe phréatique fournissant tout le pays en eau. On prend une nouvelle mesure : le 12 Mai, des mineurs de Toula sont mobilisés pour se rendre à Tchernobyl. Arrivés le 13 Mai, ils ont pour mission de creuser une galerie de 150 mètres, allant du bloc n°3 au bloc n°4, puis de creuser une chambre de 12m de haut sur 90m² de surface, dans laquelle doit être installée un système de réfrigération. Les conditions de travail sont particulièrement épouvantables : ces mineurs âgés entre 20 et 30 ans travaillent à 14 m de profondeur, dans une zone où la radioactivité est de 20 rentgen/heure et la température de 50 degrés celsius. La chaleur et l’humidité est telle qu’ils ne peuvent porter de masques, et que la plupart choisissent de travailler sans uniforme pour être plus efficaces. Ils parviennent à creuser cette galerie en un mois et quatre jours, que l’on remplit finalement de béton pour consolider la structure sous le magma. Un quart de ces 2500 hommes mourra aux alentours de 40 ans. A Moscou, une conférence de presse internationale est donnée par Gorbatchev le 14 Mai, à la télévision, au cours de laquelle il exprime ses regrets concernant les dégâts, et le nombre de morts, annonçant également la tenue d’une première conférence à Vienne dans les mois suivants, et où les soviétiques transmettront toutes leurs données concernant l’accident. Cet appel marque le début d’une politique de transparence, la Glasnost et les prémisses d’une collaboration avec l’Occident. L’intervention est d’ailleurs perçue comme une profonde ouverture du mur soviétique, au-delà de l’importante campagne de mobilisation qu’elle met en marche. Sous la direction du général Tarakanov, en charge des actions terrestres, tous les soldats réservistes de l’URSS sont mobilisés et envoyés au « front » de Tchernobyl, pour devenir «liquidateurs» selon le terme invoqué pour l’occasion, auprès de civils, volontaires et fonctionnaires (médecins, infirmiers, ingénieurs), majoritairement jeunes. Ils sont 700 000 personnes à travailler jour et nuit afin de « liquider» la radioactivité :

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certains relâchent par hélicoptère un liquide gluant chargé de coller les particules au sol ;

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des brigades nettoient la zone, maison par maison, de sa principale couche de poussière radioactive ; des chasseurs tuent chiens et chats errants, dont le pelage est porteur de particules hautement radioactives, afin qu’ils ne puissent contaminer personne ;

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les villages sont vidés de leurs derniers habitants avant d’être détruits et ensevelis. Le nettoyage de la zone est en soi une activité très complexe, et nécessite de hiérarchiser les zones d’intervention, car toutes ne sont pas contaminées de la même importance, et selon des variations parfois très importantes, car la diffusion de la radioactivité ne s’effectue pas de façon régulière, mais, comme on le dit «en taches de léopard». On organise ainsi un repérage, puis une délimitation de ces différentes zones avant de les investir. En Juillet 1986 démarre l’important chantier du sarcophage destiné à recouvrir le bloc n°4. Lev Bocharov construit une structure de 170 m de Longueur sur 66,5 m de hauteur, la plus importante structure industrielle à l’époque. 300 000 mètres-cube de terre sont raclés et ensevelis dans une cuve de béton au préalable. Le projet est unique au monde : cet endroit étant particulièrement radioactif, on ne peut y travailler que quelques minutes, voir secondes sous peine d’être mortellement irradié. On achemine donc des robots pour effectuer les tâches, et assembler les gigantesques éléments de structure (contreforts de 45 mètres de haut par exemple). 100 000 mètres-cube de béton sont déjà engloutis par la construction, et le chantier progresse jusqu’à la découverte en septembre d’un nouvel obstacle : le toit de la centrale est recouvert de morceaux de graphite hautement contaminés (les mesures donnent des taux s’élevant à 500, voir 1000 rentgen sur chaque morceaux), qu’il faut retirer pour pouvoir terminer les travaux. L’endroit est trop dangereux pour y envoyer des hommes : on y envoie donc des robots, comme pour le début du chantier, pour pousser les déchets par-dessus bord. Mais la radioactivité est si forte qu’elle en atteint les circuits électroniques au bout de quelques jours, et anéanti les robots. La nécessité urgente de la tâche contraint à envoyer des hommes qui seuls pourront remplacer ces machines, dans un endroit où aucun homme n’est encore allé, tant la radioactivité y est importante. Le général Nikolaï Tarakanov est l’instigateur de cette opération qu’il a personnellement mis au point, jusque dans la confection de l’uniforme cousu main et intégrant des morceaux de plombs cousus main d’un poids de 26 kilos, et qui sera porté par l’intégralité de ce bataillon de jeunes réservistes alors rebaptisés « bio-robots ». L’opération dure deux semaines et demi en tout, et est minutieusement orchestrée. Par groupe de trois soldats, ils doivent se relayer toutes les 40 secondes à une minute, pendant laquelle ils ont le temps de remplir deux pelletés de morceaux, pour les rejeter par-dessus bord. Mais cet exploit permit de poursuivre les travaux du sarcophage, qui fut achevé fin octobre 1986. Les premières neiges, le 22 Novembre, ne fondent pas, démontrant l’étanchéité du sarcophage. L’ensemble des opérations de «liquidation des conséquences de l’accident de la centrale de Tchernobyl» sont officiellement terminées à la fin de l’année 1988.

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Les années qui suivent, les autres réacteurs sont progressivement arrêtés : le n°1 en novembre 1996, le n°3 en décembre 2000 (après une série d’incidents de juillet à décembre 2000). L’unité de stockage de combustible irradié avait été construite en mars de la même année. Le 15 Décembre 2000, la centrale Vladimir Illitch Lénine de Tchernobyl cesse définitivement toute activité. Néanmoins, ce territoire se doit d’être sous constante surveillance. Le cesium 137 et le plutonium 137 y sont toujours présents, et par leur contamination rendent inhabitable zone pour des millions d’années. Aucun scientifique ne sait réellement comment le bloc n°4 va réagir à la radioactivité au fil des ans, ni combien de temps le sarcophage pourra réellement le recouvrir. Les derniers slogans de l’ère soviétique affichés autour de la centrale disaient « Le peuple soviétique est plus fort que l’atome ». Mais, comme l’a dit le cinéaste Alain de Halleux, «l’atome (lui) a la vie longue»(14).

b. Un laboratoire de recherche et d’innovation.

Ce territoire de 3000 hectares ne s’est pas pour autant vidé de sa faune ni de ses travailleurs, et s’est peu à peu régénéré de manière insolite. Plus de 2000 personnes, âgées pour la majorité, sont retournés y vivre malgré les interdictions. On les appelle des Samosiolis (colons individuels en français) : ils forment un microcosme sur ce territoire fantôme où ils vivent de leurs propres cultures. On peut présumer que certains sont revenus parce qu’ils ne se sentaient nul part ailleurs chez eux, mués par cet attachement à leur foyer ; d’autres par peur de la faim : « Radiation does not scare me. Starvation does », diraient la plupart. Les terribles famines du début des années 1920, dont on estime maintenant qu’elles ont été en réalité organisées par les régimes staliniens et léniniens, ont fait des millions de morts en Ukraine, et ont véritablement traumatisé des générations avec cette peur de l’absence de ressources, ressources auxquelles ces colons estiment avoir accès en toute liberté dans ces villages en dépit de leur santé. Malheureusement, l’absence d’enquêtes précises, et la difficulté de pouvoir même en réaliser ne permet pas de faire davantage que de simples conjonctures à ce sujet. Par ailleurs, les zones évacuées se sont également transformées en plaque tournante de trafics de toute nature : mobilier domestique, bois de chauffage, braconnage, etc. Le secteur est effectivement très attractif du point de vue des chasseurs, car l’endroit, privé de toute urbanité s’est laissé réapproprier par les animaux. Sangliers, chevreuils, élans, renards, loups gris ont ainsi transformé la zone en une véritable réserve naturelle. De fait, il s’agit d’un terrain d’exploitation très riche pour les zoologues, chercheurs, biologistes, ce d’autant plus qu’il s’agit alors d’observer les effets de la radioactivité sur des cycles de vie complets chez ces organismes, et la résistance qui peut être développée dans ce contexte. Trois mille personnes en tout travaillent sur cette zone morte : liquidateurs, scientifiques, médecins, ouvriers, ingénieurs, militaires, guides touristiques (dont je parlerai plus tard). La législation ukrainienne stipule au sujet des employés de la centrale qu’ils peuvent travailler selon deux rythmes : une semaine normale de cinq jours (37 heures) avec week-end de repos, ou selon un cycle de quinze jours de présence en alternance avec quinze jours de repos chez eux. Le temps de travail est adapté de sorte que les doses reçues restent toujours

(14) Allain de Halleux, Chernobyl 4 ever, 2010

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en dessous des normes de sécurité fixées par les autorités de sûreté nucléaire. Le travail en hauteur est minimisé pour éviter les risques de contamination. Les travailleurs sont logés pendant leur période de travail à Tchernobyl, dans des appartements entièrement décontaminés qui ont été reconstruits, et alimentés par une cantine entièrement neuve, mise en place à Tchernobyl-ville. Bien entendu, la surveillance du bloc n° 4 et de l’état du sarcophage génère la plus importante entreprise de ce territoire, c’est pourquoi je vais m’arrêter davantage sur cet aspect. En 1997, un accord signé entre la Communauté Internationale et l’Ukraine engageait à faire de la centrale un site « environementalement sûr ». Les première études concernant la présence de matériaux radioactifs sur place de 1986 continuent, et nécessitent la présence de travailleurs sur place affectés à la surveillance de la centrale. Le fait est que des fuites et signaux de risques d’effondrement se sont manifestés, montrant la nécessité de construire un nouveau confinement. L’Ukraine lance en 1992 un concours pour concevoir une nouvelle enceinte de confinement. Le groupement européen «Résolution» piloté par Campenon Bernard SGE, chez VINCI, est déclaré vainqueur. En 1994, une étude de faisabilité pour sécuriser le sarcophage existant est financée par la Commission Européenne. Le groupement «Alliance» est constitué. Il regroupe six entreprises européennes : Campenon Bernard SGE (leader, pour la France), AEA Technology et Taywood Engineering (pour le Royaume-Uni), Bouyghes et SGN (de nouveau pour la France), Walter Bau (pour l’Allemagne). Un premier contrat d’études de trois millions ECU est signé, suivi d’un deuxième contrat d’étude de 500 000 ECU. La construction de ce nouveau confinement est finalement menée par les entreprises Bouygues Travaux Publics et VINCI Construction Grands Projets (leader), réunies à parts égales sous le patronyme de NOVARKA, en réponse à l’appel d’offre New Safe Confinement. Le contrat est signé le 17 Septembre 2007 à Kiev. Ce projet sans égal dans le monde devrait aboutir à l’érection du plus grand bâtiment industriel de tous les temps : l’enceinte en forme d’arche est constituée d’une ossature métallique de 25 000 tonnes, mesurant 108 mètres de haut, 162 mètres de long pour une portée de 257 mètres. Fondée sur deux longrines de béton, elle sera assemblée à l’ouest du réacteur accidenté et glissée au dessus du sarcophage existant. Ce projet a trois objectifs principaux : le confinement des matières radioactives, la protection des travailleurs sur site, la protection du sarcophage existant contre les agressions climatiques (elle doit résister à des températures compris entre -43°C et -45°C). A terme, il sera également l’occasion de démanteler définitivement le réacteur 4 de la centrale, opération pour laquelle la nouvelle arche dispose d’équipements et d’installations flexibles, limitant au maximum les interventions humaines. Cette opération est réalisée sur trois sites ukrainiens différents : les études sont faites à Kiev, les bureaux de NOVARKA (services administratifs, fonctionnels et direction de projet) sont implantés à Slavutich et les bureaux de chantier sont à Tchernobyl (cf. carte). 1200 ouvriers ukrainiens sont présents sur le site en «période de pointe» (pendant les 15 jours de présence continue au travail), 200 collaborateurs expatriés de 21 nationalités différentes sont chargés de l’encadrement de ce projet, et 50 personnes présentes sont chargés de la radioprotection. Les travaux s’effectuent en plusieurs étapes :

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étape 1 : nettoyage et défrichage de la zone de montage, déman tèlement des bâtiments désaffectés, réalisation d’excavations dans la zone de montage pour minimiser la production de déchets ;

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étape 2 : construction de routes pour desservir la zone de montage, mise en place d’un béton de propreté ;

étape 3 : Début des travaux de fondations dans les tranchées ;

étape 4 : ferraillage et bétonnage des massifs de fondations des tours de levage. Afin de protéger les intervenants, la zone de montage est remblayée au préalable sur une surface d’environ 90 000 m² et sur une hauteur moyenne d’un mètre avec des matériaux sains, et recouverte partiellement de dalles en béton qui serviront de surface de travail tout en protégeant d’éventuelles radiations provenant du sol ;

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étape 5 : Construction de l’arche : pré assemblage au sol dans la zone de montage, en commençant par la partie supérieure ; étape 6 : Connexion des seconds éléments de l’arche à cette partie centrale par un système de charnières. Premier levage de la structure, qui peut être progressivement complétée ;

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étape 7 : Déplacement des tours de levage vers leur dernière position et acheminement des derniers éléments, les pieds de l’arche ; étape 8 : Installation du mur tympan Est, mise en place du matériel de poussage. La première moitié de la construction peut être acheminée vers la zone d’attente. Assemblage de la seconde partie de l’arche ;

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étape 9 : Pré assemblage de tous les éléments de structure avec le maximum des équipements électromagnétiques, gaines, tuyauterie, passerelles;

étape 10 : Jonction des deux moitiés de l’arche ;

étape 11 : Equipement de l’arche de ponts roulants, destinés au démantèlement futur du sarcophage et du bloc réacteur ;

étape 12 : L’arche est glissée sur 300 mètres jusqu’à sa position finale.

«La protection de l’environnement, des populations et de la sécurité du personnel sont une priorité absolue» précise NOVARKA. En effet, des mesures de surveillance du site sont assurées en permanence tout au long de la réalisation du chantier, et le personnel est soumis à des contrôles permanents. La conception et les méthodes de construction sont régies selon le principe «ALARA» (As Low As Reasonably Achievable) mis en vigueur dans toute l’industrie nucléaire, et qui a consisté, pendant la phase d’études, au calcul du «budget de doses engagées» à ne pas dépasser pour des solutions correspondant chacune à différents problèmes posés. Dans cette même optique, des exercices d’évacuation de la zone ont lieu régulièrement. De plus, tout le personnel travaillant dans la zone

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est équipé de tenues adaptées (combinaisons, masques, bottes, casques, gants) et de deux dosimètres, un légal et un opérationnel : le premier avec les doses prises mensuellement, le second avec une prise de mesure en temps réel. En outre d’assurer la sécurité du personnel, ces données sont recueillies, analysées par rapport aux calculs prévisionnels et vérifiées quotidiennement par des techniques de radioprotection de NOVARKA présentes sur le site. En cas de dépassement de la dose admise, le personnel ne peut accéder à la zone des travaux. Pour certains travaux (en particulier dans les zones proches du sarcophage), le personnel travaille à l’abri d’écrans en béton ou plomb. Le recrutement fait quant à lui l’objet d’une sélection extrêmement rigoureuse, appuyé d’un examen médical complet décisif. Le personnel travaillant sur site est soumis à un contrôle médical légal ukrainien. Il est ensuite tenu de suivre une formation à la sécurité qui lui apprend comment se comporter en milieu radioactif. Un suivi médical régulier est évidemment effectué, tous les ans et tous les trois mois pour le personnel travaillant en zone industrielle. Une équipe de deux médecins est présente en permanence sur le site. La mise en service de l’arche est prévue pour 2015. Pensée et permise par l’initiative européenne, elle l’est également financée : l’opération représente environ un milliard d’euros, soit deux tiers du montant attibué au Chernobyl Shelter Fund, dédiée à la réalisation du Shelter Implementation Plan qui comprend tous les projets liés au confinement du sarcophage existant et au démantèlement de la totalité de la centrale. Le CSF est lui-même administré par la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD) et a été constitué en novembre 1997 à l’initiative du G7 et abondé de dons internationaux. Comme nous pouvons le constater, l’accident de Tchernobyl a engendré la destruction à vie d’une zone géographique de 300 000 hectares, le déplacement de 7 millions de biélorusses, russes, ukrainiens résidant dans cette zone dans 73 districts, 293 lieux habités. Sans compter la dispersion du nuage radioactif dans une grande partie de l’Europe qui en a pollué les territoires de manière plus ou moins importante. Aujourd’hui, des particules dangereusement radioactives restent présentes sur cette zone, ainsi que les atomes radioactifs et ceux pour des millions d’années encore. Le bilan médical est lui aussi désastreux, bien que difficilement chiffrable : des centaines de morts et de blessés grave suite à la liquidation de la zone, et des milliers d’individus souffrant de problèmes morphologiques, organiques, génétiques en Europe, plus particulièrement en Ukraine et en Biélorussie, ce pour plusieurs générations. La principale difficulté d’évaluation de la catastrophe est due à l’absence totale de référence ou d’évènements dans le domaine de l’industrie similaires pouvant aider à sa compréhension. L’exceptionnalité et la singularité de Tchernobyl en ont fait un lieu pareil à nul autre sur terre : la gestion de cette crise a fait se déployer les ressources technologiques et les outils constructifs, et la réaction du territoire à son abandon a permis la régénérescence d’une flore et d’une faune particulière et opportune pour de nombreuses observations biologiques. Egalement, le paradoxe entre cette politique de transparence instaurée par Mickaïl Gorbatchev envers les politiques, et l’absence de visibilité sur le présent et l’avenir de cette zone suscitent la curiosité de visiteurs inattendus, venus d’Europe, et du reste du Monde à la découverte de ce no man’s land. Ces entrées clandestines dans une zone interdite par des individus ignorant la mesure de ces invisibles dangers

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et ce que la nature a permis a cette zone d’enfouir (éléments et quartiers plus ou moins radioactifs, animaux non domestiqués, absence de réelle orientation) ont contraint les autorités ukrainiennes à légiférer et organiser ces visites de la zone. Auparavant réservées aux professionnels (photographes entre autres, chercheurs en histoire ou en lettres, artistes), les demandes ont fait se développer un « tourisme nucléaire » qui devient de plus en plus populaire. Ce lieu de mort et de destruction serait-il désormais un lieu « à voir » ? Nous allons maintenant expliciter le tenue de ces visites, leurs fonctionnement, et tenter de

Plan de situation des trois sites où s’est installé NOVARKA.

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comprendre quels termes et quels besoins régissent son existence. 2 - La visite de Tchernobyl.

a. La promotion du lieu par les organismes : ordonnance des symboles.

Les visites de Tchernobyl sont légalisées en Ukraine depuis 2011. Le ministère de la Culture et du tourisme a chargé à cet effet l’organisme Chernobyl Interiform de prendre en charge la sécurité et l’accessibilité des visiteurs dans la zone. Les informations réunies se basent sur l’analyse des sites internet d’information des organismes Trip to Chernobyl, Chernobyl Wel, Chernobyl Tours/ UkrainianWeb, Stay in Kiev et Travelling Kiev. Parmi ces organismes, trois sont entièrement, ou presque entièrement dédiés à la visite de la zone de Tchernobyl : Trip to Chernobyl, Chernobyl Wel, et Chernobyl Tours/Ukrainian Web (ce dernier possède d’autres rubriques dédiées à la culture ukrainienne, mais l’option «Chernobyl tour» y est bien davantage développée). Les deux autres, Stay in Kiev et Travelling in Kiev sont des sites proposant diverses excursion autour de Kiev, parmi lesquelles celle à Chernobyl. Les informations concernant la zone n’y sont donc pas très développées, mais permettent de se faire une idée de ce que la synthèse d’informations au sujet de la zone laisse comme renseignements à l’appréciation des visiteurs. Les sites internet consultés ont chacun réparti les informations dans diverses rubriques et sous-rubriques, ce qui nous permet d’établir une sorte de hiérarchie dans ces informations : celles auxquelles on a accès en premier lieu, immédiatement, celles que l’on est amené à lire par liens externes dans les textes (en plus de leur présence dans le menu), et enfin celles auxquelles on accède uniquement par le sommaire. Je m’essayai à parcourir ces sites pour essayer de voir si l’accès aux informations pouvait suivre un enchainement logique, et si oui lequel. Je prenai également note des symboles utilisés pour parler de la zone, pour ensuite comparer leur ordonnance et emploi d’un site à l’autre. Quelles sont les principales idées de la visite que les organismes veulent transmettre, et sous quels aspects? Une vue d’ensemble sur les sommaires nous en permet une vision globale :

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celui de Trip to Chernobyl est composé des catégories suivantes (par ordre d’apparition de droite à gauche) : Accueil / La catastrophe de Tchernobyl (incluant les icônes Géographie et Histoire) / Vidéos (Incluant les accès à trois reportages : le premier a été réalisé par des visiteurs, les trois autres sont des documentaires réalisés dans un cadre professionnel / Visiter Tchernobyl (consacré à La sécurité à Tchernobyl) ;

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concernant Chernobyl wel : About (incluant les icônes Accident, Victims, Ghost City, Safety, Curiosities) / Trip / References / Photos (incluant les icônes Photos et Vidéos) / FAQ / Blog / Contact;

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Ukrainian Web : Visiting the zone / Tour FAQ / Tour Rules / Booking Form / Contact us (icônes rassemblées sous le titre «Tour infos ») puis Chernobyl Pictures / Pripyat Photos / Vidéos / News / Testimonials – Ratings (sous le titre « Images and Vidéo»); On ne distingue pas de véritable sommaire dans le cas des organismes Stay in Kiev et Travelling Kiev, ceux-ci étant déjà des rubriques d’un organisme général. Néanmoins, on remarque pour :

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Stay in Kiev – Chernobyl Tour : Les icônes Photo / Rules / Vidéo en haut de page, puis, en bas de page, les accès à « Why people live in Chernobyl Zone », « Now Chernobyl tour cost 149 $ », « The most frequently asked questions about foreigners in Kiev »;

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pour Travelling Kiev – Chernobyl Trip : pas de menu, mais la mention en haut de page « Click here to see more photos from Chernobyl and Prypiat ». Le contexte historique et géographique de la zone, c’est-à-dire l’importance de l’accident et de son histoire semble être les premiers sujets abordés dans chaque cas. Puis, l’accès à divers visuels et récits concernant la zone : photographies, témoignages d’anciens visiteurs. Puis, les diverses règles de sécurité concernant la visite. Sachant que pour chacun des sites, il est précisé dans l’historique, ou en introduction, que la visite de la zone peut se faire désormais sans le moindre risque lié à la radioactivité. Outre cette catégorisation des aspects de la visite (découverte d’un contexte imprégné d’une histoire et d’une géographie lourde, visite d’un territoire aux images fortes, et inscription dans une communauté de visiteurs avec qui partager la force de l’expérience), quelles sont les premières informations délivrées? Pour déterminer cela, je relevai la composition des pages d’accueil de ces organismes, qui constitue l’invitation à un voyage dans l’imaginaire proposé par l’organisme.

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Les organismes Ukrainian Web, stay in Kiev, Travelling in Kiev présentent un accueil similaire : l’introduction relate avec précision le déroulé d’une journée-type de visite, et les informations relatives à une inscription pour la visite : formalités administratives, tarification, disponibilités.Un petit paragraphe retrace l’accident nucléaire et l’histoire du lieu, introduisant par la suite quelques consignes basiques (comme la limitation d’âge) ;

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L’introduction de Chernobyl Wel se divise en quatre catégories, ou quatre éléments pour caractériser l’organisation des visites. Par l’organisme d’abord : «Professional Chernobyl Tours to visit the Chernobyl area, Ukraine. CHERNOBYLwel.com operates trips and tours ; with the best photography locations, private tours and 2 day tous with accomodation in Chernobyl city, we’re the best choice for your next adventure. We’re an independent Chernobyl tour company dedicated to providing the best service, ultimate experience and to finding the best locations. We have hosted many tours to Chernobyl and have thousands of satisfied customers. Be a part of history and join us ! Years after the Chernobyl disaster, it is now easy and safe to take tours of 1986 Soviet Russia, visiting Pripyat and the exclusion zone surrounding the Chernobyl power station. See how nature has taken over and overruled the exclusion zone and see this amazing place for

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yourself. Par la spécificité de l’organisme, qui ne marche que par modules de deux jours de visites : «2 days in Chernobyl is our speciality and to see the most from the area you really need more than just 1 day. With our 2 day Chernobyl Tours you’ll visit Chernobyl Docks, Cooling Towers, Reactor Number 4, Red Forest, Pripyat and much more. In 2 days you’ll also eat with the workers of Chernobyl and spend a night in Chernobyl city’s most luxurious hotel, making this experience truly unique.» Ce paragraphe insiste implicitement sur la richesse de la zone. Puis, sur le professionalisme de l’organisme : «Concentrating the Chernobyl tour on exactly what you want to see and moving at your own pace are the benefits of a private Chernobyl Tour. We can tailor your visit to concentrate on whichever part of Chernobyl is most important to you, visiting just Pripyat and seeing a more in-depth view of the abandoned city is made easier. If venturing further into the exclusion zone or wildlife spotting is more your thing, we can easily custom make a tour for whatever requirements you have. Contact us now to discuss our private tours.». Puis, sur la tenue globale de la visite : «Our tours start in Kiev, Ukraine and our minibuses usually pick up from the main train station. From pick up to drop off, everything within the tour is taken care of, an effortless tour of history and nature from the experts.» Par ailleurs, Chernobyl Wel a conçu son propre logo, la figure simplifiée d’un masque à gaz, son propre slogan, qui apparait à chaque page comme un mantra de la visite : «See, feel, experience, but do not touch », et qui s’accompagne de mots sélectionnés pour évoquer les principales attraits de la visite : ‘Unique experience ’, ‘Best photos shoot locations’, ‘Small groups’, ‘Friendly service’, ‘Fairness’, ‘Maximum safety’

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Chez Trip to Chernobyl : une photographie du réacteur de la centrale Fukoshima, superposée à une photo plus petite du réacteur de Chernobyl. Un petit texte résume : « Le dimanche 26 avril 1986 allait marquer d’une pierre noire l’histoire de l’atome tel que m’humanité le découvre à peine, par le plus grave accident nucléaire jamais survenu : la catastrophe de Tchernobyl. A l’heure où l’actualité à Fukushima au Japon nous rappelle la dangereuse réalité de cette technologie, le sujet des centrales nucléaires est au centre des préoccupations mondiales. Beaucoup d’entre nous se souviennent de l’angoisse générée par cet ennemi imperceptible mais mortel. Cet évènement alimenta et alimente encore les fantasmes les plus sordides : nouveaux nés malformés, mutants, centaines de milliers de morts… Aujourd’hui, vingt-cinq ans plus tard, seuls quelques rares habitants peuplent cette zone interdite où la nature sauvage a repris ses droits. De nombreuses espèces se réfugient dans cette vaste étendue désertée par l’homme pour s’y reproduire et se nourrir abondamment. » Cette introduction est suivie d’un lien direct vers l’Histoire de Tchernobyl traçant un parcours dirigée dans l’accès aux informations. Ce parcours est le suivant : Accueil > L’Histoire de Tchernobyl : énoncé des évènements et du déroulé de la catastrophe jusqu’à la fin de la liquidation en été 1988 > visiter Tchernobyl et Prypiat : un texte d’introduction fait là l’apologie de la ville de Prypiat, et de son historicité en tant que ville communiste restée par cristallisation aux années quatre-vingt, puis sont énoncées la tarification et les modalités d’inscription à la visite. Le parcours s’arrête là. Il a en fait, au regard du sommaire, fait le tour des informations délivrées par le site, à l’exception de l’accès aux vidéos sur la catastrophe. Ayant visionné ces vidéos, je présume que les images assez difficiles qu’elles évoquent ne poussent pas à la consultation

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«organisée» par Trip to Chernobyl, mais font appel à la sensibilité et au libre arbitre de chacun pour les consulter. Finalement, les organismes semblent mettre en exergue la sûreté du lieu : la radioactivité n’est qu’une caractéristique comme une autre du site puisqu’elle semble maîtrisée. Certains sites se contentent d’une introduction pragmatique à la visite, mais insistent par des indices sur la singularité de la démarche du touriste. Par exemple, les sites Ukrainian Web, Stay in Kiev, Travelling in Kiev, parce qu’ils lient différentes activités à Kiev invitent les visiteurs de la page à consulter les «tours in tank» ou «rocket base», les inscrivant dans un groupe de touristes de l’extrême, particuliers. D’autre, comme Chernobylwel et Trip to Tchernobyl développent davantage un véritable univers autour de la centrale et de sa visite. Là, la présence de la radioactivité prend une dimension plus importante, quoique maîtrisée : une dimension dramatique faisant presque figure sur la zone de «land art dramatique», que l’on est invité à visiter par un «voyage dans le temps». La visite à Tchernobyl selon un organisme semble mettre l’accent sur la présence d’éléments anciens à l’état de déchets. La prise en charge du visiteur par l’organisme est importante. Enfin, la légitimité de la visite est confirmée par des témoignages d’anciens. Le contexte historique, souligné par de nombreuses images plus que par du texte, invitent le visiteur à faire partie de cette histoire singulière (c’est l’immersion) et à la découvrir par le biais de la visite. Dans le cas de Chernobylwel, la visite de la zone prend la figure d’expérience sociale autour de la constitution d’un groupe de touristes comme «partis à l’aventure et à la conquête» de la zone, presque surfaite : les illustrations de la zone ne sont que des photos retouchées. Enfin, la quête de la légitimité des organismes vient appuyer la mise en place de la sécurité, parfois même par l’invention d’une histoire évidemment fausse, par exemple une dizaine d’années d’expérience dans l’organisation de visites (quand on sait qu’elles ne sont autorisées que depuis 2011 seulement). Cette quête marque la relation de confiance qui tend à être initiée entre l’organisme et le client, et qui sera reprise à l’échelle des groupes de visite, avec le guide et les autorités de la zone. Cette relation, nous allons le voir, est également déterminante dans la mise en abîme et relecture du lieu. b. La mise en abîme du lieu par le parcours : la sécurité au service de la réécriture. Le parcours de la zone s’effectue selon plusieurs possibilités, suivant la durée de l’excursion, qui varie de un à trois jours selon les formules proposées par les organismes, bien que certains endroits apparaissent essentiels à n’importe quelle visite. Il en est de même pour le déroulé exact de la visite, et les discours des visiteurs viennent appuyer ces variables énoncées par les organisations. Néanmoins, il est possible de dégager des constantes dans la manière dont le parcours est organisé, et la manière dont la question de la sécurité au sein de cet environnement est amenée. Elle participe de façon éminente à la manière dont le lieu va être donné à voir, et perçu. La zone se situe à 140 Kilomètres de Kiev, soit à environ une heure et demie ou deux heures en autocar. Lorsque l’on demande à visiter la zone, il

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Plans de visite fournis par l’organisme Chernobylwel sur son site internet.

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faut avant tout fournir quelques renseignements : numéro de passeport, nom complet, date de naissance, nationalité, but de la visite. Il est formellement obligatoire d’avoir au moins 18 ans pour accéder à la zone. Il n’est pas interdit, mais déconseillé aux femmes enceintes de s’y rendre. Notre réservation doit d’abord être approuvée par le Ministère de la Culture et du Tourisme pour être valide. Alors seulement nous sommes inscrits sur la liste officielle d’ayant droit d’accès à la zone, donnée aux « gardes-frontière » le jour de notre visite. Le jour de la visite, le rendez vous est fixé à Kiev tôt le matin, aux alentours de 8h ou 9h. Là, les visiteurs font la connaissance des deux personnes qui vont les accompagner toute la journée : le guide du tour, et le chauffeur qui va assurer le transport tout le long de la visite. Généralement, les déplacements se font en autocar mais lorsqu’il s’agit d’un tour privé, ils peuvent se faire en van ou en voiture. Durant le temps du trajet, un documentaire retraçant l’histoire de l’accident et de la liquidation de la zone est montré aux visiteurs. Réalisé par le gouvernement ukrainien, il leur permet de raconter ce moment de l’histoire dans le contexte ukrainien, selon un point de vue ukrainien. D’une part, cela légitime par la connaissance scientifique et sociale de la zone, et par cette volonté de transparence des informations la maîtrise de la situation. On informe, donc on rassure. La présence de la radioactivité n’est, comme nous allons le montrer, jamais niée, bien au contraire. D’autre part, dans le film sont montrées des images de la centrale et des villes de Pripyat et de Tchernobyl avant l’accident. Alors, cette mémoire transmise des villes passées va servir la projection mentale des visiteurs lorsqu’ils se trouveront dans les lieux aujourd’hui abandonnés : ils seront amenés à s’y figurer le passé dans le présent. Pour pénétrer au cœur de la zone, plusieurs arrêts sont nécessaires : le premier est à l’entrée du périmètre des trente kilomètres, au poste de contrôle de Dityaki. On y effectue un contrôle d’identité des visiteurs (selon la liste qui aura été fournie par le Ministère), et des bagages. Le second a lieu dans la ville-nouvelle de Tchernobyl (reconstruite pour les travailleurs de la centrale). Là, les visiteurs rencontrent les représentants de l’agence «Chernobyl Interiform» qui est l’autorité chargée par l’Etat de coordonner l’ensemble des visites de la zone. C’est là que les consignes de sécurité et de tenue globale sont expliquées : ne pas s’écarter du guide, marcher dans les endroits indiqués, éviter le contact des animaux, avoir les bras, avoir les jambes et les pieds couverts et ne pas manger, boire ou fumer dans la zone. Quelques informations sur les taux de radioactivité dans la zone de nos jours sont aussi fournies. Chaque visiteur est ensuite prié de signer une décharge de responsabilité en cas d’un problème de santé ou d’un accident. Les visiteurs retournent ensuite dans le bus, et sont conduits au poste de contrôle de Leviv, à l’entrée du périmètre des 10 km, où un dernier contrôle d’identité est effectué. Puis, la visite commence. Plusieurs tours ont lieu chaque jour, du fait des nombreux organismes qui les proposent. De ce fait, et pour éviter le regroupement massif des visiteurs, les différents arrêts ne sont jamais effectués selon un ordre très précis, mais se suivent globalement pour des raisons purement géographiques. Les lieux peuvent également varier suivant les tours organisateurs selon la durée de la visite. Néanmoins, et la carte fournie par le site Chernobylwel nous le confirme, un même parcours semble se dessiner dans

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Plans de visite fournis par l’organisme Chernobylwel sur son site internet.

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le cas d’un « classique » one day-tour :

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les villages Zalese et Kopachi, où certains immeubles ont été conser vés, ainsi que la garderie pour enfants : promenade ; le mémorial aux villages détruits et le musée militaire en plein air : promenade ; la Forêt rouge, hautement radioactive dans laquelle seuls certains chercheurs sont autorisés à pénétrer : traversée en autobus ; la centrale de Tchernobyl, les blocs 1, 2, 3, 5 et 6 (dont la construction avait été interrompue), le réacteur n°4 dans son sarcophage, et son mémorial : simple arrêt avec photo ;

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la ville fantôme de Prypiat : l’école, le supermarché, la piscine, le parc d’attraction : promenade ; la cantine des ouvriers et liquidateurs (c’est là qu’est servi le déjeuner après la visite), à Tchernobyl city et le mémorial aux villages détruits : arrêt et promenade. La ville apparaît au regard du visiteur dans la nature : suivant les discours, on rentre ou on ne rentre pas dans les bâtiments. Légalement, il est interdit depuis 2012 de pénétrer dans certains bâtiments du fait de leur décrépitude. Certains témoignages tendent à montrer que des visites à l’intérieur de certains bâtiments peuvent encore avoir lieu, auxquels cas on peut supposer qu’elles sont effectuées dans des lieux relativement sûrs, où la radioactivité (le compteur geiger faisant foi) n’est pas très présente. Là, les visiteurs sont en contact direct avec l’intimité des personnes qui ont habité ces lieux : mobilier, livres, jouets, vêtements…tous d’une autre époque. A la fin du parcours, déjeuner à la cantine de Tchernobyl. Puis, retour par le poste de contrôle de Dytiaki, où chaque visiteur passe par une machine de contrôle de son taux de radioactivité, qu’il soit certain qu’il soit en dessous des normes (un seul cas anormal sur l’intégralité des visiteurs depuis le lancement officiel des visites). Enfin, retour à Kiev. Certains organismes comme Chernobylwel n’organisent pas de « oneday tour », mais seulement des tours allant de 2 à 3 jours. Dans ces cas là, les visiteurs sont logés dans un hôtel de Tchernobyl city, et nourris comme pour les visiteurs d’une seule journée, à la cantine de Tchernobyl city. Les tours de plusieurs jours permettent de rester plus longtemps dans les villages abandonnés, de voir d’autres sites de la zone, et parfois même d’aller à la rencontre des « samosiolis », comme le proposent certains organismes. Revenons donc tout d’abord sur les termes qui régissent la visite, à commencer par la décharge qui est imposée aux visiteurs. La signature d’un tel document n’est évidemment pas anodine : tout en se dégageant de la moindre responsabilité, c’est également une manière pour le gouvernement de dire qu’il

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ne saurait être responsable d’une contamination, et donc d’engager sa certitude que la visite qu’il propose par le biais d’un organisme est réalisée en toute sécurité pour le visiteur. Celui-ci n’a plus qu’à s’en remettre aux mains du guide qui va le conduire pendant toute la journée dans ce territoire. C’est finalement un contrat qui se fait entre les sachant et les profanes. Les autorités, et les guides savent où est le risque, invisible : ils deviennent les yeux du visiteur, qui ne peut que faire confiance, tout en ayant pourtant engagé sa responsabilité à lui. Par ailleurs, le visiteur peut demander à ce qu’un compteur geiger lui soit distribué pour la visite, mais celui-ci n’est pas considéré comme nécessaire, puisque optionnel. Le visiteur peut alors choisir, ou non de faire cette visite du site au regard des données radioactives. Bien entendu, les guides qui on toujours un compteur geiger sur eux font partager en permanence leurs données, n’hésitant pas à montrer les endroits où la radioactivité est plus forte qu’ailleurs. Mais dans le cas où le visiteur ne dispose pas de son propre compteur, il s’opère nécessairement une sorte de détachement physique et visuel de cette radioactivité : aucun objet vers lequel baisser les yeux en permanence, aucune pulsation ne se fait entendre trop près de son oreille (mais au contraire l’ensemble des pulsations lointaines des compteurs de ses camarades).C’est ce qui va lui permettre, ou le conduire, à se concentrer avant tout sur autre chose. Et cette autre chose, ce sont les éléments physiques autour de lui : routes, arbres, bâtiments, nature effervescente et ruine. Par ailleurs, nous avons pu constater que le parcours était tout autant piétonnier qu’automobile. Alternent l’immersion et la vision. Immersion dans des endroits sûrs, vision dans les endroits plus dangereux. La radioactivité n’est pas localisée de la même manière dans les deux cas, et ne se présente donc pas au visiteur de la même manière. L’espace trop irradié, et donc dangereux, est immobile, depuis le visiteur dans le bus en mouvement. Ils ne se trouvent donc pas dans le même référentiel, et cela sert la mise à distance du visiteur par rapport à ces lieux, dont il ne sent même pas l’air. Le risque est juste là, mais le visiteur ne se trouve pas réellement au même endroit que lui. Il y a mise à distance visuelle du risque, et proximité temporelle des lieux. Les zones de promenade sont des zones plus saines, où la radioactivité a réussi à être davantage éliminée. Paradoxalement, alors que le visiteur y est directement confronté, elle apparaitrait presque comme lointaine, du même temps que les immeubles inoccupés ou les routes vidées de leur humanité. Ici, il y a proximité visuelle des lieux, et mise à distance temporelle du risque. Le visiteur est protégé, tout du moins l’organisation de la visite tend à le protéger, et à penser le parcours pour lui. Le visiteur n’ayant pas de pouvoir décisionnel sur ce qu’il voit, et comment il le voit, sa lecture du lieu est entièrement le fait de ses émotions quant à l’évocation sensible et historique de sa visite. On pourrait dire que la prise en charge du visiteur au nom de la sécurité muséographie le territoire de Tchernobyl. L’appropriation du lieu est donc dans la spéculation sur les faits, l’appropriation sensible, l’assimilation à sa propre expérience. Que nous allons tenter maintenant de décrypter.

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c. La relecture du lieu par le touriste : registre et lexique.

Les réactions et témoignages des visiteurs ont été consultés par le biais des forums mis à disposition sur les sites des organismes cités précédemment, ainsi que par le site internet Trip advisor. Un échantillon d’une soixantaine de personnes a été constitué, ce qui représente une faible part du nombre total de visiteurs de la zone (qui se chiffrerait en quelques milliers – certains sources parlent de 3000 visiteurs par an depuis l’ouverture officielle, d’autres de 1000 visiteurs par an. Quant aux organismes, chacun se vante d’avoir conduit des milliers de visiteurs dans la zone, mais ces chiffres pourraient tout aussi bien avoir été grossis pour renforcer l’attractivité de la visite), mais peut toutefois permettre quelques conjonctures sur cette relecture du lieu, tout du moins de constituer le début d’un lexique. Ces forums et sites internet sont des platesformes d’expression libre : les visiteurs y ont choisi, ou non, de s’exprimer, et selon leurs propres termes. On peut de ce fait estimer que ces témoignages sont les traces les plus fidèles, et donc les plus objectives de leur subjectivité par rapport à la visite de la zone. A la lecture de ces témoignages, je décidai de relever les termes employés pour désigner la zone, les lieux visités, les expressions pour évoquer la qualité de la visite selon eux, et les phrases rapportant l’émotion ressentie au cours, et après la visite. Par la suite, je regroupai ces termes et extraits selon les thèmes auxquels ils se rapportaient, pour tenter de déterminer les aspects significatifs de la visite vue par les visiteurs, ainsi que la manière avec laquelle ils faisaient partager cette vision. Pour qualifier les lieux et la zone, les termes qui reviennent dans tous les témoignages sont les adjectifs liés au vide, au silence, et à l’absence d’humanité : « empty », « evacuated », « désert », « abandoned », « deserts », « ruined », « ghost city », « Prypiat looked a silent, ghost, and abandoned town. », « une ville fantôme », … Cette expression du vide est d’ailleurs associée, ou plutôt laisse place à l’évocation d’une nature conquérante : « recaptured by nature »/ « reconquise par la nature », « la végétation a repris le dessus », … Omniprésence donc de l’absence d’homme, et omniprésence de la nature. La composition d’ensemble prend même des allures de paysage utopique : « zone maintains its feeric beauty of a single 30km wide monument to the power of nature », « a heaven for wild life », … Paradoxalement, c’est pourtant la vie et l’activité humaine que les visiteurs semblent avoir par la suite le plus perçue dans cette visite, à travers l’historicité, et la temporalité du lieu. Cette image de la vie sous jacente est appuyée par la sensation chez les visiteurs d’avoir acquiert connaissance et praticité de la ville : « what an attractive city this once was », « great insight Soviet Ukraine », « a very educational place », « la ville était vraiment construite comme apogée du communisme, et du coup t’as la présence d’étoiles rouges partout, sur les panneaux de rues, les lampadaires, les immeubles qui sont hyper évocateurs de cette époque et de cette idéologie », « to go to the Zone and experience what life was in Russia in the 80’s », « how people lived during URSS era and their cultures

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Photographies prises par une touriste lors de sa visite dans la zone (crĂŠdits : Laura Corboeuf )

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that can not be read or found on internet » , « I was absolutely amazed by all the information and knowledge I took away from this two day tour », … de la réalité de son histoire : « c’était une grande catastrophe historique, elle avait vu les images à la télé, et du coup a voulu voir sur place, concrètement, ce qui s’était passé, en quels lieux », « you learn so much more from this tour than you can from reading online, watching the documentary alone, etc. This tour makes it real.», « we saw many buildings and learn about life before and after the disaster », « get a great view on the disaster in 1986 and what this should have meant for the people that lived there », « discover unknown facts about disaster », « j’ai eu l’impression que cela m’avait aidée à mieux comprendre l’histoire ukrainienne », « what this should have meant for the people that lived there », « an amazing opportunity to learn about this historical event », … de ses ambiances : « especially I liked school, where you were able to find old papers with kids names and grades », « Prypiat was once beautiful », « the best way to get a feel of Prypiat is just to walk around », … Des enseignements qui ont été permis par la mise à distance temporelle des faits : « so many memories there », « où tout cela est arrivé il y a de nombreuses années », … et donc des images figées et brutes du passé : « stepping back in time is the first phrase that springs to mind », « where time has stopped for 20 years », « walking through the town is like walking through a time capsule », « c’est une toute autre culture qui est montrée à travers la manière dont la ville a été laissée », « c’est vraiment comme un musée du communisme à l’état brut», « d’autant plus que les choses y sont complètement figées, donc c’est vraiment comme un état des lieux où les choses t’apparaissent telles qu’elles », … Comme nous l’avions supposé avec le déroulé de la visite, les informations fournies au préalable par la vidéo, et la médiatisation des lieux au moment et après l’accident auront servi la projection anticipée des visiteurs sur ces lieux qui paraissent alors familiers à certains : « having the stories explained to me really brought this home », « a very recognisable sight », « which put everything you may have read before », … Mais, pour la majorité des visiteurs, connaissance et familiarisation conduisent à un sentiment d’appropriation de cet héritage : « a personal and itimate relationship with these extraordinary surroundings », « made the tour that little more personal », « Vita made the day fell very personal for everyone », … et c’est ce sentiment d’appropriation qui conduit donc à l’émotion : « it’s hard to describe but think strong melancholia », « the most humbling experience », « very intense experience », « as we began to realise what an idyllic place this had been, the emotions started creeping in », « I cannot express in words how it looked », …

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De ce fait, la majorité souligne la singularité de l’expérience : « a mys-


terious place, full of excitement and very unique », « it’s like nothing you’ve ever seen», « a trip you’ll never forget »… Chez certains, une singularité accrue par de grandes attentes quant aux lieux : « for me this tour was a dream come true made possible », « i was dreaming about going to », « il n’aurait pas pu être mieux » Parfois même, une excitation, un plaisir et une curiosité presque morbides : « definitely have fun by seeing towns and Ferris wheel », « was amazing », « trip exciting », « great and exciting excursion », « génial !!!! », « the fun starts » Qui contraste avec l’évocation très rare de la mort : « macabre », « dead village », « creepy », « evil looking reactor », « infamous 4th block », « terrifying », « great tragedy » Malgré un intérêt manifeste envers l’historicité du lieu, très peu de personnes évoquent la présence de la radioactivité, pour sa valeur informative. Ils semblent même rassurés par le contrôle omniprésent de cette radioactivité : « one gains a new perspective on hazards of radiation, by seeing both where the risks are and where they are not », « get a Geiger reader, it will give you piece of mind but ostly elevate the experience and seriousness of the situation », « I was on the fence about taking the risk to visit Chernobyl and did tons of google searcing on the safety and what radiation levels were normal and not so normal and still left unsure. In the end, I can tell you that the risk is very small » Une seule témoigne de son appréhension face à la radioactivité : « I was afraid to go too close to there because readings were high ». Enfin, la quasi totalité insiste sur la qualité de la relation établie avec leurs guides, dont ils saluent la connaissance, et la sympathie : «they knew a lot about what happenend there and they gave us a lot of information », « we were incredibly impressed, not only with the things you are able to see at Chernobyl, but also the way the tour was organised », « our guide was fantastic », « driver Sergei and guide Alex and Denis did a fantastic job –all the facts, some grim humour », « tour guides are very funny and friendly » Cela rejoint le sentiment que j’exprimai plus tôt quand à cette relation de confiance vis-à-vis du sachant, et qui permettait au visiteur de lâcher prise et de se laisser porter au travers de la visite et ses images, sans se préoccuper de soucis logistiques et/ou matériels. Que pouvons-nous retirer de cette analyse ? A priori, il semblerait que la présence de la radioactivité ne soit vraiment pas prépondérante dans l’intérêt de la visite, et dans son appréciation. Le sentiment de sécurité semble même suggérer une historicité, non pas seulement de l’accident et de la vision de la zone, mais également du risque qui s’y trouve, puisqu’il trouve une importance minimale aux yeux des visiteurs, importance encouragée par les organismes et les guides. Davantage, c’est ce que l’incident radioactif a fait émerger de ce territoire qui semble intriguer les visiteurs : immersion dans une réalité passée et cristallisée d’un lieu singularisé par un accident, et illustrant une époque à l’aspect politique

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singulier. La zone de Tchernobyl acquerrait presque le statut de musée, ou mémorial en pleine nature, où les édifices, déshumanisés ont pris le statut d’objets, et de symboles. Néanmoins, on peut se demander si les intentions accordées à ces symboles correspondent à leurs significations initiales. Ne résultent elles pas déjà du détournement de ces objets comme c‘est souvent le cas -et nous l’avons observé au début de cette étude- dans la mise en mémoire d’un héritage chargé, pour en faciliter la lecture ? Après tout, la réalité scientifique de la Zone, encore en pleine évolution, s’oppose à l’image d’un territoire figé et hors du temps qui est délivrée par ce tourisme. Alors, autour de quels enjeux va donc se jouer son évolution et exploitation future ? 3- Quelle bataille à Tchernobyl ? a. La cristallisation et la ruine comme facteurs de fascination, et d’information. Comme nous l’avons vu, les visiteurs apprécient le contact de cette zone muséographiée par l’atome, en ce qu’elle leur permet, par sa brutalité, d’extraire et de lire des informations sur ses activités passées, et par là d’accéder à une connaissance. Par ailleurs, la confrontation à la ruine et à des objets de destruction provoque une certaine fascination, émotion, justement parce que les images perçues, immobiles, ne laisse à leur interprétation qu’imagination et spéculation. Considérant également les enjeux scientifiques liés à la présence de la radioactivité, il est donc important de s’interroger sur le devenir de la zone, et sur la bataille qui se joue entre ce que le touriste demande à voir, ce que le scientifique espère cacher ou éliminer, et entre ce que la demande constante d’information et la nécessité d’une sécurité met en place en terme d’infrastructures. Ce qui semble tant fasciner les visiteurs, c’est la vision d’un « Tchernobyl intact ». Quelle est la signification de cet « intact » ? Par rapport à quoi se place t il ? Certainement pas par rapport au Tchernobyl pré-accidenté. Projetons-nous maintenant moins d’une cinquantaine d’années en avant. Une cinquantaine d’années face à la demi-vie du Césium 137 est bien peu de choses. La présence de matériaux radioactifs aura encore diminuée, et l’on peut supposer que la présence de chercheurs n’aura fait qu’accroître la connaissance de leur localisation, ce qui aura permis de délimiter davantage de zones plus « sécurisées ». On peut également supposer que la popularité des tours organisés à Tchernobyl se sera accrue, et que cette amélioration de la sécurité aura même permis d’augmenter la marge de manœuvre des organisateurs des tours, tout du moins en nombre de visiteurs ou en fréquence de visites. Par ailleurs, le nouveau confinement aura été livré depuis plusieurs dizaines d’années déjà, et sa résistance aura (normalement) été prouvée. Le nouveau confinement qui aura participé à démanteler le réacteur, et à recouvrir l’intégralité du bloc n°4. De même, la nature en profusion aura continué d’envahir et de recouvrir elle aussi les objets et les édifices. La faune, par la reproduction se sera développée et aura définitivement investi les lieux. Enfin, la présence de samosiolis, pour la majorité des personnes

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âgées à présent, aura considérablement diminué. Tchernobyl sera-t-il encore « intact » à ce moment là ? Probablement pas non plus. Dans les témoignages des visiteurs, je lus également l’expression d’une très grande fascination pour le réacteur, incarnation de l’accident, et de tous ses maux. Tous le considèrent, et la promotion faite par les organismes le confirme, comme l’un des points culminant de la visite, avec la ville de Prypiat. Il en est de même pour la ville de Prypiat, et pour la visite de quelques uns de ses édifices. Il est aussi apparu dans certains témoignages de la frustration, lorsqu’il n’avait pas été possible de pénétrer dans certains bâtiments ou lorsque des objets permettant de visualiser le quotidien des anciens habitants ne pouvaient être vus. Les organismes cherchent, nous l’avons vu, à s’avantager l’un par rapport à l’autre en vantant l’accessibilité à grands nombres de bâtiments, ou à la rencontre avec de vrais habitants. Ces bâtiments ne seront pas réhabilités, car personne ne réhabilitera Tchernobyl. Et Tchernobyl, dans sa forme, ne restera pas «intact». Le territoire est voué à la décomposition, au même titre que l’atome finira par se décomposer entièrement. L’agence d’architecture ZAA Architects a récemment développé un projet d’infrastructures pour la zone afin de faciliter la mobilité des touristes et des scientifiques. Implanté sur la partie ukrainienne essentiellement de la Zone, il aspire à la «socialisation» du territoire, au développement de l’industrie, et à la protection de son environnement. Pour ce faire il propose la mise en place de différentes catégories de tourisme : extrême, industriel, écologique, «game tourism», et safari. Formellement, il prévoit : l’implantation d’une voie de tramway en hauteur pour des déplacements confortables au coeur de la zone avec une vue optimale sur ses abords, la construction de plates-formes d’observations modulables et multifonctionnelles équipées de «douches», d’une zone de décontamination, de bureaux, et de stations à fonction d’habitat autour de la zone contaminée. Le principe de visite est que le tramway dessert chacune de ses stations (où un espace est d’ailleurs prévu pour le nettoyer à chaque passage), ce qui signifie que les visiteurs pourraient tout à fait visiter la zone sans être confrontés au milieu extérieur (bien que le système n’empêche pas les promenades à pieds). Les stations seront construites dans les endroits les moins contaminés de la zone. La réalisation d’un tel projet pose concrètement la question de la résilience de Chernobyl par le tourisme, et du dévelopement de celui-ci de manière systématisée. De la même manière que la construction du nouveau confinement élabore une nouvelle manière de penser la construction, en terme aussi bien de dimension que d’installation ou de gestion de suivi, un projet tel que celui mené par l’agence ZAA voit à repenser, sous le prétexte de la sécurité une fois de plus, la manière de pratiquer le tourisme en milieu urbanisé (considérant que l’activité industrielle, scientifique et économique de la zone convient à en faire un milieu urbanisé), par une pratique semblable à celle d’un safari. Ce type de tourisme serait également complètement focalisé sur l’écosystème du milieu, faisant l’abstraction totale de sa portée mémorielle ou commémorative. Par ailleurs, ce projet peut également venir à transformer cet ecosystème dont il fait l’exploitation. Nulle ne sait pour l’instant comment la fréquentation de la zone en masse, ou le dévelopement d’une nouvelle industrie et d’un infrastructure de transport pourront réagir à la cohabitation avec un milieu radioactif. Mais en tout cas, l’apparition de ces stations viendraient à transformer profondément le paysage, «intact», de Tchernobyl.

A vrai dire, il me semble que le terme « intact », bien qu’issu de mala-

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Images de synthèse réalisées par l’agence ZAA Architects

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dresse, révèle en fait assez bien le paradoxe de ces visites, et de cet attrait de la part des visiteurs. L’intact, c’est cette cristallisation de la vie, dans une urbanité donnée, à un moment t donné, le moment où le périmètre des 30km a été tracé, et la zone fermée. C’est la commémoration de la vie humaine qui s’est arrêtée, et qui a fait de ces lieux la vitrine naturelle d’un morceau d’histoire. C’est le symbole de la décomposition, déflagration progressive de ce territoire, du vide, de l’abandon, de la ruine. Paradoxalement, c’est cette cristallisation du passé communiste, et c’est la ruine de tout un territoire qui fascine le visiteur, parce qu’il a lui-même conscience de sa précarité, et du fait que ces traces soient condamnées à une progressive disparition de son champs visuel. Mais, puisque le symbole et la commémoration du lieu perdureront, on peut émettre l’idée que les visites continueront d’attirer les curieux : ceux qui seront déjà venu voudront voir l’évolution de la zone, et ceux qui ne connaissent pas voudront apprendre de cette transformation. C’est ainsi que le processus de transmission de la mémoire a toujours fonctionné, par le biais d’écrits, de réalisations, de muséifications, etc. A cela s’ajoute que, rappelons-le, la singularité de Tchernobyl amène au développement d’actions singulières, de prouesses technologiques, de travaux de recherches inédits dans le domaine des sciences du nucléaire, mais aussi des sciences de la vie et de la terre. Ce laboratoire de curiosités qu’est Tchernobyl sert également des enjeux planétaires, parce qu’incomparable. C’est lui qui sert désormais de cas d’étude à toutes les recherches portées sur les énergies nucléaires, sur leurs limites, sur leurs impacts dans l’éco-système. Il est porteur d’une autre transmission, celle d’une connaissance empirique de cette nature. Mais, face aux chiffrage désastreux des victimes de Tchernobyl, à savoir, les liqidateurs, médecins, volontaires sacrifiés et leurs familles, les malades, les foyers brisés, mais également les ukrainiens, biélorusses, russes délogés, les ressources saccagées, et la précarité économique et sociale des régions directement touchées et qui ne se sont jamais relevées de cet accident, il est difficile de ne pas voir dans ces curiosités des actions voyeuristes. Alors, comment justifier, ou tirer partie de ce décalage entre les intérêts mondiaux face aux enjeux du nucléaire, et les intérêts sociaux et moraux des « suppliciés » de Tchernobyl, qui ne demandent qu’à oublier ? b. Devoir de mémoire et droit à l’oubli : l’affrontement entre la demande mondiale et le traumatisme ukrainien. «Tchernobyl est comme un arbre qui pousse (…) On nous demande si nous avons peur. Mais nous ne connaissons pas cette peur dont on nous parle, elle n’est pas inscrite dans notre mémoire. Je sais ce qu’est la peste, le choléra, la guerre. Mais qui sait ce qu’est Tchernobyl ?» (15) A l’instar de cette villageoise biélorusse interviewée par Svetlana Alexievitch, il semblerait que pour certains habitants de ces territoires, il n’y ait pas de présence irrémédiable de la contamination, invisible, et pas d’appréhension des risques liés à la vie quotidienne au sein d’un environnement contaminé. Constituent-ils une minorité? Probablement. Mais pour ceux qui sont partis, c’est un bouleversement que de repenser à ces endroits qu’ils ont été obligés de quitter

(15) Villageoise biélorusse interviewée par Svetlana Alexievitch pour son livre La Supplication.

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pour toujours, à cette page de leurs vies où ils ont tout laisser pour recommencer à zéro sans véritable repère. Ce d’autant plus que l’accident de Tchernobyl a réveillé toute l’animosité que le peuple avait envers le régime soviétique ; là, plus qu’à n’importe quel autre moment, ils ont compris qu’on les trompait. Et que ces tromperies allaient leur être fatales. Mais la réalité de Tchernobyl et le danger que la catastrophe représente pour l’humanité imposent cette évaluation constante du risque, et cette connaissance des effets par la communauté mondiale. Parce que la catastrophe de Tchernobyl est une catastrophe planétaire, elle a été prise en charge par cette communauté mondiale. Et de ce fait, les ukrainiens et biélorusses ont été dépossédé de leur histoire propre dont ils payent aujourd’hui encore bien plus que toutes autres les conséquences, d’un point de vue économique, biologique, psychologique. L’organisation d’un tourisme nucléaire est le point de covalence ces deux échelles. A son sujet, les ukrainiens semblent très partagés. D’ailleurs, 90 % des visiteurs sont étrangers. S’ils semblent admettre que cela peut être essentiel pour la compréhension de l’histoire, et des réelles conséquences de la catastrophe, il apparaît que la grande majorité n’envisage pas de s’y rendre un jour. La plupart trouvent cette démarche par ailleurs dérangeante, et irrespectueuse du lieu, porteur de beaucoup de souffrances et de sacrifices. Dans le même temps, un désir manifeste de raconter le rôle de la population ukrainienne dans la gestion de la catastrophe, et la manière dont certains se sont sacrifiés pour sauver le monde amène certains à considérer cette démarche comme nécessaire pour le reste du Monde. Par ailleurs, l’organisation de ces visites assez chères (tarif minimum de 150 dollars) garantit un certain apport financier. Concernant les guides touristiques ou les ouvriers affectés à la surveillance du sarcophage, si tous sont volontaires, ce n’est pas toujours par envie, mais parfois par nécessité, car ces travaux sont en général bien rémunérés, et les populations ukrainiennes et biélorusses dans des situations financières très précaires. La visite de la zone en elle –même confronte ces deux mondes, car elle réunit dans le même espace-temps ceux pour qui l’entrée et le déplacement dans la zone est une action quotidienne, et ceux pour qui elle est une action «extraordinaire». Ils partagent la même cantine, se déplacent sur les mêmes lieux, mais avec une perception totalement opposée. Ce nouveau paradoxe peut selon moi s’incarner par la présence des mémorials, construits au début des années 2000 bien avant le lancement des visites. Leur sens ne prête évidemment pas à l’interrogation, mais l’on peut se demander pourquoi, et pour qui ont ils été érigés. Si cette zone est supposée ne pas être fréquenté, à la vue de qui sontils exposés? C’est bien évidemment pour tous ces travailleurs, et en hommage au peuple soviétique qu’ils on été érigé. Les touristes ne semblent d’ailleurs pas y prêter attention. J’entendis, de la part d’un visiteur : «le mémorial de l’accident est devant le réacteur. Lorsque l’on descend du bus, tout le monde regarde le réacteur». Peut être servent-ils pour ces visiteurs d’éléments de signalétique dans ce musée en plein air, où ils lisent partout la mémoire. Tandis que pour les travailleurs, pour qui Tchernobyl est un lieu d’actions quotidiennes, il les rappelle au souvenir de ceux qui sont passés avant eux.

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«Ils ne parlent pas de Tchernobyl mais du monde de Tchernobyl, justement de ce que nous connaissons peu, de ce dont nous ne connaissons presque rien. Une histoire manquée: voilà comment j’aurais pu intituler ce livre (...) Je m’intéressais aux sensations, aux sentiments des individus qui ont touché à l’inconnu. Au mystère. Tchernobyl est un mystère qu’il nous faut encore élucider. C’est peut-être une tâche pour le XXIeme siècle.» (16) Face à la réalité scientifique, historique, biologique de Tchernobyl, différentes pratiques du lieu s’opposent, et y imposent de nouvelles dispositions. L’exceptionnalité de la situation, et son expositon au regard du monde entier ont laissé la prise en charge du territoire au regard de la science, mais aussi des curieux. Les enjeux économiques de l’Ukraine, en dépit du traumatisme subit par la population Ukrainienne et son désir de faire le deuil avec pudeur des suppliciés de Tchernobyl, l’ont poussé à exploiter le caractère mystique de la zone, où sa caractéristique intrinsèque est invisible, alors que des objets, corps, et mouvances y laissent des traces bien remarquables, transformant la zone jour après jour, prisonnière de sa condition d’immortelle condamnée, entre vie et non vie. Et l’identité de Tchernobyl se trouve partagée entre la localisation de drames individuels du quotidien, et de revendications de la culture mondiale. Depuis le déploiement du tourisme au XVIIIe siècle, une discordance existe entre les critères philosphiques et culturels portés par un lieu et son exploitation touristique. Cette discordance est encore plus visible lorsque des visions de mort, destruction, viennent en alourdir la charge mémorielle et historique. A quel moment passe t on de la démarche informative à la démarche voyeuriste? Et qui en sont les responsables? Les héritiers? Les curieux? Les politiques? Ou peutêtre est-ce simplement que nous avons opéré un glissement dans la manière de percevoir un paysage, et de lire son héritage mémoriel. Peut-être est il alors temps, dans l’évaluation de ces héritages à vocation patrimoniale, de penser un nouveau critère qui permettra lui, d’opposer aux traumatismes des traitements, qui puissent rassembler l’avenir collectif aussi bien que l’individuel.

(16) Svetlana Alexievitch, à propos de son livre La Supplication.

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Troisième partie : Emergence de nouvelles esthétiques et éthiques pour la protection de l’héritage traumatique. 1- De l’exemplarité à la singularité dans les Pays de l’ancien bloc de l’Est.

a. La reconstruction de l’identité nationale.

«L’émergence subséquente de nouveaux acteurs sociaux, civils et politiques s’est accompagnée, (à l’implosion du bloc soviétique), de la constitution d’élites concurrentes dont la lutte pour la légitimité nationale et internationale ne pouvait reposer que sur le déni de tout lien de continuité avec l’héritage du communisme. La recherche d’autres passés susceptibles de fonder une généalogie politique et morale nouvelle a, face au passé communiste récent, dégagé deux voies qu’ont empruntées les initiatives politiques : celle de l’oblitération et celle de la construction d’une nouvelle mémoire collective d’événements historicisés auparavant.» (17) D’après les historiens, l’historicisation d’un pays peut se définir par une mise en chronologie des faits accompagnée d’un récit contextualisé et légitimé par des sources documentaires fiables exploitées avec détachement par rapport au présent. Actuellement, la construction de l’Europe implique des débats entre les politiques, acteurs de la vie civile et spécialistes. S’y croisent histoire et mémoire pour tenter de tracer les limites des champs respectifs à chacun. En filigrane, ce sont les conditions de leurs constructions à tous que l’on cherche, et qui s’interrogent par leurs pratiques et leurs discours, sur leur historicité. L’analyse des réalisations post-communistes à laquelle nous nous sommes attachés précédemment offre quelques pistes de réflexion supplémentaires sur la manière dont les deux modes de rapport au passé s’emboitent, de même que sur les processus de transformation et les va-et-vient de certains événements et acteurs entre histoire, mémoire collective et mémoires individuelles testimoniales. Par l’étude de ces différents cas, nous avons vu que face à l’historiographie et à la littérature mémorielle officielle produite par le régime communiste, sont réapparus événements et personnages qui avaient été reclus dans le silence de la sphère privée (terrain de non-dits). Car, les régimes totalitaires du XXe siècle ont révélé l’existence d’un danger insoupçonné auparavant : celui de l’effacement de la mémoire.(17) Aussi, après l’implosion de l’URSS, le démantèlement de ces historicités officielles antérieures par une nouvelle mémoire publique, constitue une étape cruciale dans la revendication d’une nouvelle historicité, ce afin de légitimer ces nouveaux visages publics. La construction de l’historicité d’un pays, face à l’étranger, est une sorte d’appel à la «vérité historique»(18), et de revendication de l’existence. Cette revendication, elle constitue l’identité d’une nation, le socle commun à l’histoire individuelle de tous les individus, et qui en légitime l’appartenance. Les régimes totalitaires ont réalisé « de gigantesques architectures monumentales faites pour être vécues et perçues globalement au lieu d’être lues, décryptées individuellement. Ce contexte « visuel » est complété par la voix, le discours, les chants, et tout une mise en scène faite certes pour convaincre mais (17) Anne-Marie Lozonczy, «La muséification du passé récent en Hongrie post-communiste», Revue d’études compara¬tives Est-Ouest, Volume 37, 2006, n°3, Mémoire à l’Est, pp.97-112. (18) Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, édition Arlea, diffusion Le Seuil, mai 2004 ; 61 pages

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surtout pour écraser l’individu, le fondre dans la foule »(19). A l’instar, pour les pays post-communistes, autrefois rassemblés en seul bloc, la difficulté en 1989 fut de s’affirmer en tant que tels et en dépit d’une historicité commune communiste, mais également de retrouver, les uns par rapport aux autres, les modalités propres à l’indépendance de chacun. Ce processus d’identification de chaque pays fait appel à l’historicité et à la mémoire, non seulement collective, mais individuelle ou sectorielle. En effet, on distingue deux types de mémoire : d’une part la mémoire officielle, dont la réécriture est imposée via des choix politiques et urbanistiques quant à l’organisation, les structures, les infrastructures qui vont en rendre compte, et donner à voir à la population locale ou étrangère. D’autre part, celle qualifiée par Hélène Yèche (maître de conférence à l’université de Poitiers) de mémoire sauvage.(20) Elle n’a pas été engendrée par un processus de création immédiat ou par une volonté politique mais se trouve dans la ville (en plein rue, sur internet, dans les magasins et supermarchés, dans les ateliers artistiques) et a été prise en charge directement par la conscience populaire. La conscience populaire, initialement constituée d’individus ayant chacun une perception propre du passé, ou n’en ayant aucune perception, dans le cas de la nouvelle génération, est issue de la rencontre de ces regards dans l’espace public, qui les expose sur le même terrain et à même niveau. Finalement, dans la majorité des cas, c’est la « mise en mémoire » officielle, particulièrement d’un passé récent, qui bute sur la multiplicité des témoins encore vivants et qui consitue la conscience populaire, les aléas de leurs positions successives sur l’échiquier politique de la période, les conflits entre mémoires sectorielles et leur éparpillement. L’usage politique de la mémoire semble donc exiger l’édification et la fixation d’un « bloc de mémoire » unifié qui fasse disparaître la multiplicité, les contradictions et les paradoxes des mémoires individuelles ou sectorielles. Cette mise en bloc de la mémoire s’opère par la sélection de témoignages audiovisuels, la construction scénographique d’objets, de documents et de figures, souvent extraits de leur strict contexte chronologique, ainsi que leur regroupement dans un lieu favorisant la prospective, et que la population pourra investir par la conscience pour en dégager des traits identificatoires, et ainsi adhérer au comportement d’exemplarité qu’il propose pour l’avenir.

b. L’exemplarité sociale du Haut Lieu.

«L’analyse de la production sociale des lieux nous permet de mieux comprendre comment les sociétés se débrouillent, en manipulant symboliquement leur espaces, avec le changement et avec la tradition»(21) Ces lieux, des Hauts Lieux, se distinguent en ce qu’ils constituent un symbole et exemple pour une société, c’est pourquoi il est nécessaire de comprendre leur processus de fabrication, afin d’entrevoir les possibilités de reconstruction et de résilience d’un espace en plein transition économique, politique ou sociale. Le Haut Lieu se propose d’être le support de résolution de ces conflits d’intérêt, à l’échelle de l’espace, en en proposant une nouvelle lecture, un nouvel espace interprétatif. Par sa consécration en tant que tel, il affirme être investi par « un agir (19) Hans Robert Jauss (20) Hélène Yèche, Cahiers du MIMMOC, Mémoires urbaines du Berlin socialiste. (21) André Micoud, Des hauts lieux ; la construction sociale de l’exemplarité, (textes rassemblés par André Micoud), avec les contributions de M. Abélès, J. Davallon, Ph. Dujardin, R. Larrère, L. Marin, V. Pelosse et M. de la Soudière, Edition du CNRS, juin 1991, 133 p.

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ou un pâtir « dont les traces, ailleurs ont disparu. Ce qui rend sa conservation si précieuse. Par rapport à un objet du patrimoine, le Haut Lieu est porteur d’exemplarité sociale et culturelle, tandis qu’un objet du patrimoine est l’exemple d’une historicité esthétique, commémorative, éthique, scientifiquement prouvée qu’il s’agira d’honorer, voir de protéger s’il se trouve menacé. Le Haut lieu, par sa portée sociale, est fabriqué : il n’est pas régit par sa qualité de forme, mais par sa pratique. Sa construction dans un territoire entraîne nécessairement l’émergence d’un territoire sous-jacent, espace interprétatif. On attribue au patrimoine la fonction d’objet porteur de la mémoire et du passé. On attribue aux lieux exemplaires la vocation d’être reproduits, car ils conduisent non pas à se rappeler du passé, mais à imaginer un avenir différent posé par un problème social ou une contradiction existante. La production du Haut Lieu est initiée comme moyen de régulation sociale, soit la réaction à un changement profond dans une dynamique sociale.(21) Cette régulation semble se jouer selon une même technique, quelque soit le domaine d’attaque : au lancement d’un politique nouvelle, association à un lieu expérimental, qui viendra concrétiser, « rendre vrai » la nouvelle politique mise en œuvre. Ce lieu expérimental est singulier, et est promu au rang de modèle. Ces lieux pour l’exemple jouent un rôle catalytique ; ils ont ainsi vocation à être ré invoqués dans des situations similaires. Nous avions évoqué dans la première partie de ce mémoire ce rôle catalytique, sans l’expliciter. D’après sa définition, c’est un élément, ici spatial, qui par l’investissement d’un autre élément instable parvient à la restructurer. Cette production du haut lieu catalytique est un élément méthodologique de gestion sociale : faire adhérer à un produit en faisant fond sur « l’existence d’une forme visible par les sens » (21). Changer une société, c’est transformer le cadre dans lequel elle se situe et se pense. C’est transformer son historicité par la construction de nouveaux lieux symboliques. Trouver de nouveaux instruments pour penser à nouveaux frais les formes modernes d’instrumentation de la croyance, à de nouvelles traditions sociales non contradictoires, mais pas nécessairement égales. De même, le lieu exemplaire nous montre que ce qui est en train de se construire n’existe nulle part ailleurs pour l’instant, mais pourrait tout aussi bien, dans le futur, apparaître dans une situation similaire. Néanmoins, la singularité du lieu proviendra de ce qu’il aura été le premier à s’exprimer de la sorte aux yeux des visiteurs. L’exemplarité du lieu tourne avant tout sur la relation complexe entre le lieu et la manière dont l’espace va se construire à partir de lui. Sur la manière dont le territoire en tant qu’espace socialement construit et organisé (qui va favoriser la mise en action réflective de l’in--dividu à son approche) va s’appuyer sur ce lieu symbolique. Cette relation n’est donc pas évidente à mettre en place tout d’abord à cause de l’articulation entre des temporalités différentes. Le temps de la problématisation social est long : il se laisse le temps de transformer et d’interpréter les éléments de connaissance et les images qui s’offrent à nous pour les faire notre. Tandis que le temps de la figuration, qui est le moment où une image fait sens à nos yeux, est fulgurant. Qui sera le premier de la poule ou de l’œuf entre ces deux temps ? Est-ce l’image qui va engendrer la création du champs social, ou est la création progressive du champs social qui va conduire brutalement à ce qu’on se la figure? Il est en effet difficile d’articuler le caractère abstrait et universel de ce nouvel espace social interprétatif avec le (21) André Micoud, Des hauts lieux ; la construction sociale de l’exemplarité, (textes rassemblés par André Micoud), avec les contributions de M. Abélès, J. Davallon, Ph. Dujardin, R. Larrère, L. Marin, V. Pelosse et M. de la Soudière, Edition du CNRS, juin 1991, 133 p.

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caractère singulier de la forme du lieu. Car un Haut Lieu n’est, par construction, pas qu’un symbole, quand bien même il ne serait lu et vu que pour cela. Il est le produit de l’histoire, il est le substrat de faits. Par son élection en tant qu’exemple conceptualisé, il se dégage de cette enveloppe matérielle, se décontextualise pour qu’éclate sa vérité nue. C’est là toute l’évidence du symbole, et l’on peut se demander si cette transcendance du lieu peut réellement s’appliquer à tous, ou s’il n’exige pas des qualités initiales auparavant. D’après Saussure, le symbole « a le caractère de n’être jamais tout à fait arbitraire ; il n’est pas vide, il y a un rudiment de lien naturel entre le signifiant et le signifié. » L’espace interprétatif, tel que l’exige la fonction sociale du Haut Lieu, se doit de prendre en charge un problème inédit donné. Le lieu, par sa réalisation formelle ou par son histoire, doit combler l’angoisse de ce problème. Il ne doit pas le nier, mais exprimer sa résolution possible, en en proposant une autre lecture, une autre manière de se positionner par rapport. Les acteurs n’évoluent pas dans les mêmes espaces sociaux, c’est ce qui constitue l’existence même du rapport social : la confrontation entre différentes cultures et espaces interprétatifs. Entre ceux qui construisent le Haut lieu, et par là j’entend ceux qui interviennent sur la forme du lieu pour lui faire dégager ce « discours » de résolution, et ceux qui écrivent le message dont la forme du lieu sera porteuse. Il est difficile de prévoir la qualité de la rencontre entre le signifiant et le signifié, ou plutôt de faire savoir ce lien naturel dont parlait Saussure. Et pourtant, la communication entre ces deux partis est essentielle, parce qu’elle va permettre la pertinence et la signifiance de l’intervention. Entre celui qui fait forme, et celui qui fait droit. Entre celui qui créé l’idée, et celui qui créé la forme. Concevoir le Haut lieu comme lieu originelle de la conciliation du problème, signifie que l’on a pris conscience de cette résolution, qu’elle se tient là dans un espace interprétatif dans lequel nous nous trouvons déjà. On ne peux proclamer de réponse si on ne l’a pas lu ou vu devant nous. Réaliser, c’est être déjà en retard par rapport à la réalisation, sans quoi nous n’aurions pu dire que nous l’avions réalisé. Une personne comme un lieu, peu importe son exceptionnalité, ne le sera pas tant que personne ne l’aura dit. C’est le principe même de la reconnaissance, ou plutôt de la connaissance. De la même manière, on peut avancer que c’est la forme qui va donner à l’idée son sens total, et sa reconnaissance totale. « C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche » disait Pierre Soulages. «La vérité saute aux yeux» dit la formule populaire. Par extension, c’est l’image que l’on reçoit d’un lieu, monument, qui va légitimiser son interprétation. Par ailleurs, des Hauts lieux peuvent se voir attribuer la qualité d’éléments du patrimoine historique. Jean Davallon(21), nous explique que la profonde mutation dans la mise en valeur du patrimoine est justement la place accordée à la valorisation touristique des sites et monuments historiques, les faisant glisser d’un champs scientifique ou esthétique à un champs populaire. Autrement dit, l’acceptation par le public semble être un critère de référence dans sa mise en exergue. En parallèle, pour certains philosophes, dont Tzvetan Todorov, les sociétés dans leur manière de concevoir la sphère publique sont passées de l’hétéronomie à l’autonomie, c’est-à-dire que plutôt que de légitimer les traditions, et la réalité historique, elles se justifient par un consensus autour d’un même contrat, quelque soit sa valeur scientifique. Ce consensus, c’est l’appréciation populaire, c’est l’attractivité qui va faire se rassembler des individus autour d’un

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lieu dont ils reconnaissent la charge, et l’exemplarité. L’universalité et la compréhensibilité du message transmis sont prédominants, pour transmettre la charge d’un pays, rassembler ses esprits sous un même étendard et sous une même identification de façon à se faire admettre par la communauté étrangère en tant qu’unique entité.

c. La synthèse du lieu a pour objectif de le singulariser.

La question de l’exemplarité sociale est entremêlée avec la reconstruction matérielle, et sociale. La mémoire prise en charge par les populations est facteur d’influence de ce terrain, par hétérotomie, et à mettre en lien avec le dévelopement d’une culture alternative, qui par la création fait l’appel à l’adhésion prospective de tous. Cette culture est également la dernière tentative pour échapper à une nouvelle uniformisation, celle de la mémoire. En se mesurant à ses propres capacités mentales et physiques, il peut avoir l’illusion de créer sa propre éthique, d’être le fondateur de lui-même. S’affirme également la volonté d’appartenir à un ordre universel, porté par les minorités locales, les ethnies, les religions qui manifestent avec violence leur envie de gestion, la puissance de leur histoire et de leurs traces. Et crient en faveur de leur existence. La résistance à l’uniformisation se soutient du jeu infini des singularités contre l’universalité. Le fait que les pays de l’Europe post communiste gardent un statut marginal suscite l’intérêt d’une autre partie du monde. Dans chaque société post-communiste, la possibilité pour l’individu de développer enfin une opinion et pratique personnelle du territoire et de l’architecture s’est faite connaître, ainsi que la possibilité d’en faire remarquer la singularité auprès des sociétés du reste de l’Europe et du Monde qui les a confondues en un bloc. Dès lors, apparaît le désir de se démarquer, de se faire remarquer, d’imposer sa singularité territoriale et culturelle, et la nécessité de créer de nouveaux enjeux et de nouveaux symboles autour d’un héritage traumatique certes, mais qui peut faire l’objet d’un attrait et d’une fascination pour ceux qui n’ont pas l’expérience de ce traumatisme. Par le figuratif, par l’exceptionnel. En laissant de côté certains aspects plus complexes et plus durs à retranscrire, ou plus difficiles à accepter, et qui en sont souvent pourtant les plus vrais, car d’une vérité et existence brute. En outre, la somme des souffrances multiples et enchevêtrées, inséparable du présent post- communiste, et l’exigence d’empathie, nouvelle posture dominante des sensibilités démocratiques européennes, contribuent à la représentation d’une Victime collective, personnification de la Vérité historique, objet d’identification émotionnelle et de commémoration rituelle. Cette représentation confirme en outre la nature culturelle des mémoires patrimonialisées dans les sociétés contemporaines. En s’appuyant sur des idées porteuses de formes simples, elles deviennent accessible à la culture de masse, plus simple à appréhender, par la forme, par l’animation, par l’expérimentation.

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2- L’accident de transmission

a. L’expérimentation sensible.

La particularité du patrimoine est de jouer sur la coupure entre le passé et le présent, et entre l’ici et l’ailleurs. Cette relation relève de l’ordre du contact plus que de l’image. (« sites et monuments portent trace et témoignage de ce qui a été là parce qu’ils ont été en contact physique avec lui»). De plus, l’enjeu sémiotique de la mise en valeur est de faire savoir (tourné vers le symbole) ou de faire image (plus iconique). A partir de ces enjeux, des malentendus existent entre le visiteur et le scientifique : le contact avec le passé n’obéit pas à la même logique, ni au même type d’imaginaire. Le scientifique fonctionne d’avantage par la vue de l’esprit, donc l’évocation. Tandis que le visiteur est à la recherche de l’immersion. Il veut voir, sentir. Il attend de la mise en valeur qu’elle le fasse entrer dans le passé. Les aménageurs du patrimoine font l’observation d’une évolution dans la pratique de la production d’un Haut lieu du patrimoine, et dans sa présentation. Traditionnellement, la présentation du patrimoine s’effectue selon trois plans : le savoir (historique ou archéologique), la pratique (modalité et sens de ce que l’on fait dans ces lieux), la stratégie (gestion, présentation, organisation). Selon l’une ou l’autre de ces pratiques, quelles sont les différences et similitudes observables entre la pratique ancienne et la pratique nouvelle? L’Apparaître, selon l’ancienne pratique, questionne la logique de mise en valeur du patrimoine. La manière dont visuellement, sa pérennité est assurée. Il est là, et y a toujours été. Ses valeurs dominantes sont la conservation et le témoignage. La nouvelle pratique tend plutôt à valoriser «l’évidence du spectaculaire» et se tourne directement vers le public, la mise en valeur tendant alors à faire image et concept. Le temps de référence n’est plus celui de la longue durée mais celui de la visite, ce qui correspond au moment pendant lequel le visiteur rentre en contact direct avec l’objet. C’est le moment de la construction de l’unité de temps et de l’unité d’espace où et pendant lesquelles le visiteur va être au contact de l’œuvre : Là où le spectaculaire prend place. Traditionnellement encore, le savoir est apporté avec soi, c’est à dire par le visiteur lui-même. La visite ne peut être complètement comprise que par l’initié : la majorité des informations sont des données scientifques, difficilement accessibles du grand public, ou d’une précision de praticien. Une sorte de lien tacite entre le visiteur et le lieu se créé parce que le visiteur a alors l’impression d’entretenir une relation privilégière avec un lieu, dont la lecture n’est pas à la portée de tous. A l’inverse, les politiques nouvelles ne vont pas exiger des individus qu’ils viennent en sachants mais vont davantage le guider vers le savoir, par la mise en scène en général. Alors, la pratique de ces visites, «plus vivantes», pose moins de contraintes : une dimension importante reste accordée au loisir, par exemple à la pratique d’un rituel individuel ou familial (comme une séance photo collective autour d’un des élément d’exposition), tandis que la pratique traditionnelle de la visite se base davantage sur un programe explicitement programmé, est collective, et suit un

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certain protocole dans la manière de voir le site, d’aborder l’édifice, considérant que c’est LA manière de le comprendre de manière empirique. On laisse apparaître le site «tel quel», on laisse voir au visiteur, et on laisse la compréhension du site à la discrétion du visiteur. C’est la stratégie culturelle de mise en valeur traditionnelle. A l’inverse, les politiques actuelles privilégient l’accès, l’usage, le service. Le principal objectif est de permettre au moins un contact visuel correct à tous les visiteurs, ainsi qu’à mobiliser son corps, suivant un principe de médiatisation du corps. On comprend bien évidemment l’importance du rôle du muséographe - scénographe avec ce critère, qui organise, à partir de la logique de transmission établie par le conservateur, toutes les modalités du parcours autour de cette logique, déployant les outils d’exposition pour faire évoluer le visiteur autour de l’oeuvre ou dans le site : il s’approche, tourne autour, se penche, regarde, etc. D’un point de vue sémiotique, on observe peu de différences, et l’outillage reste le même : travail de la relation incidiaire par la signalétique et l’iconographie. Cependant, si dans le cas de la pratique traditionnelle, l’enjeu sémiotique tente de faire comprendre par la signalétique et l’iconographie le lien avec la réalité passée du lieu, il aspire à la faire «revivre» ou «sentir» dans les méthodes actuelles. La visite doit transporter autour d’un spectacle et d’un rituel qui vont mobiliser ses sens, et lui donner le sentiment que sa propre condition se joue au travers de la visite. Il expérimente le site par le sensible. Non pas avec sensibilité, mais par son engagement sensible dans le site.

On peut ainsi voir la stratégie nouvelle de production de Hauts lieux du patrimoine autour de trois types d’opération : mise en communication, présentation du site et présentation du monument. Etant donné que la logique de la rencontre avec l’objet a évolué en logique de l’accès, la présence de l’objet au visiteur devient prégnante, et le contact qui s’établit entre l’objet et le visiteur importe avant tout. De fait, la personne en charge de la valorisation va entamer une opération de communication autour de l’objet visant à organiser cette rencontre : elle va aller chercher le visiteur pour l’emmener sur le site : ex. des dépliants où le plus attrayant sera davantage celui qui accrochera et permettra l’accès, indiquera le prix, la durée, ce qui va être vu, plus que celui qui aura une grande valeur esthétique. La seconde opération, qui est celle de la mise en exposition, le site ou monument est aménagé pour le visiteur, plus qu’en vue de son sens. On organise un « circuit ». C’est un paradoxe autour duquel se retrouvent confrontés les spécialistes de nos jours : la gestion et le système de production du patrimoine qui valorise l’intégration économique, culturelle et sociale auprès des populations, pour faire comprendre le site ou l’objet d’après une idée directrice (c’est la médiatisation), d’autre part la volonté de préserver l’unicité identitaire et la matière première d’un lieu (son sens et son usage premier) face à la médiatisation qui en sera faite pour l’usage des visiteurs. Cette ambigüité est encore plus perceptible lorsqu’il s’agit de considérer des lieux porteurs de traumatisme, dont il est toujours complexe d’exploiter la matière première au regards des vraies victimes. Du point de vue du visiteur par contre, celui ci se retrouve face à ce qui dépasse l’homme, et ce sur quoi il n’a aucun contrôle, à savoir la souffrance, ou le désastre. Et les sociétés, face au poids d’une contrainte qui leur rappelle leur condition de communautés d’hommes, avancent par la nécessité de trouver des moyens de s’en sortir. En espérant se li-

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bérer de ce poids de la nature et du risque, en se mesurant à plus grand qu’elles, elles pensent se libérer de leur condition, et la vision du risque, ou du chaos, est une sorte de nivellement par le haut. La portée du Haut lieu y est éminente ici : produit et reçu en même temps, idéal de synthèse et de gestion, il allie les pratiques de production pour répondre à un modèle de symboles auxquels adhérer collectivement.

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b. L’alter lieu et le lieu altéré.

Il apparaît nécessaire de se demander si la mise en abîme du Haut Lieu n’a de rôle à jouer que dans l’expérimentation sensible par ceux qui cherchent à éprouver ce qu’ils n’ont pas connu, ou s’ils peuvent intervenir dans la réaffirmation de l’identité plus singulière de ceux qui voudraient peut être ne pas avoir connu. Cette édification d’une mémoire collective suffit elle à faire figure de reconstruction identitaire individuelle? L’identité se définit selon Paul Ricoeur d’après deux types, la mêmeté et l’ipséité. L’identité comme mêmeté repose sur la figure de l’idem. C’est un noyau inaltérable que le temps ne peut corroder, et qui demeure. C’est l’idée que je suis ce que je pense être, et que je est le seul déterminant de ce que je suis, intrinsèquement à ce qui nous arrive et à ce et ceux qui nous entourent. C’est l’identité d’une personne comme le seul fait de son caractère. L’ipséité se pense elle par l’altérité qui nous habite au plus intime, et par la figure du soi. Le soi ne revient pas au même : il n’est ni « je » ni « moi ». De même, la personne humaine n’a pas une identité fixe dans le temps contrairement aux choses inertes. Nous sommes et avons une histoire : ce que je suis, ce que j’ai été, ce que je pourrai être. Elle se pense par le récit du soi au fil du temps, et, ainsi, « qu’il suffise pour le moment de dire qu’en maints récits, c’est à l’échelle d’une vie entière que le soi cherche son identité »(23). L’ identité, on la trouve dans la figure de la promesse : le «ce que je pourrais être», qui ouvre un avenir et une potentialité. Par rapport à l’Autre à qui on la fait, elle est voulue et engage d’elle-même. C’est pour cela qu’elle doit passer par l’Autre. Le récit, ce peut être la production de textes, signes, etc à laquelle nous apparaissons nous même, et qui émergent de cette nécessité de se raconter. Pour, à l’assemblage de cette production petit à petit, retrouver les traits d’un possible avenir et d’une identité commune à partir de laquelle remplir ces valeurs promises. Rendre visible est une manière de faire récit. On présente, et on re-présente. De cette manière, on propose une expérimentation sensible d’un traumatisme à l’Autre, dans le but de provoquer sa transpathie. Concept déployé entre autres par Maldiney, la transpathie est la manière de faire transparaitre auprès de nombreux extérieurs une histoire, une émotion, et cette sensation de victimisation collective : le nouveau sentir est l’épreuve de l’évènement, de ce qui arrive. C’est prendre conscience avec les sens de la dimension pathique de l’évènement. De la même manière, le lieu de mémoire, ou plutôt le lieu restant d’une mémoire, l’héritage, pourrait être considéré comme une sorte de même lieu. Il est le lieu qui a été, tout en ne l’étant plus, et aspire à se régénérer en autre chose. Il n’en reste pas moins celui qui a été. Il est alter lieu. Pour autant, nous l’avons vu avec la nouvelle dimension accordée au patrimoine, c’est la question d’une exposée authenticité qui lui donne sa valeur de promotion. C’est se demander quel est ce lieu altéré, et pourquoi la nécessité d’expériences

(23) Paul Ricoeur, Sois-même comme un autre, éditions du seuil, mars 1990

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touristiques intenses, et de la re-visite du risque ou du chaos sont porteurs d’un message d’espoir pour l’homme.

c. Revisiter le risque et le chaos.

Le désastre est un élément fondateur des cultures et des mythologies. Il demeure inhérent aux métamorphoses de l’univers et sa présence dans l’imaginaire semble soutenue par les mass media à travers le rythme constant des images de destruction et de menace dans tous les lieux du monde. Sa puissance à créer du fantasme et de la fiction à partir de l’accident du réel défie l’organisation de la protection et de la sécurité en imposant la certitude universelle d’une précarité de l’existence. On pense le futur avec la pression d’une menace. Dans certains cas, la catastrophe est le trompe l’œil de la mémoire : les ruines confirment à qui les regarde que ce qui y était est devenu un temple de la culture, une trace du passé, un fossile. La reconstruction ne se fera pas et le spectacle de l’effondrement suffit à créer l’image de la continuité temporelle. Les temps de la destruction et de la construction ne s’y séparent pas, ils se conjoignent dans l’écueil des mémoires toujours retrouvées. Néanmoins, la mémoire de la destruction dans la ville fait apparaître du vide qui va permettre la lecture du passé. Dans ces vides cohabitent passé et présent. Autour de ces vides, la plupart des stratégies qui tracent l’évolution d’une société dans la ville cadrent davantage un imaginaire prospectif avec ce type d’alerte ou de catastrophe. Dans les discours et les stratégies, la catastrophe fait l’objet de métaphores, aux aspects fictionnelles : elle n’est pas fatidique, et invite à la reconstruction, à la régénération. On peut parler d’espace conditionnel : il pourrait être si. Le champs des possibles prend place dans l’espace ce qui donne lieu à des impulsions de créativité. Ainsi, ces nouvelles porosités dans les milieux urbains permettent de réattribuer au vide une nouvelle fonction ; de lui redonner vie. Le chaos comme l’expression de la condition tragique de l’homme, devient terrain d’expression entre autres, terrain catarctique, mais agit également comme la présence d’un garde fou. Il invoque une norme à ne pas dépasser, mais impose dans le même temps de trouver des solutions pour y pallier, ou pour y échapper. Ce qui donne lieu à une sorte de catharsis du lieu-dit. L’esthétique de la ruine se présente de plus comme une certaine perspective nostalgique. La seule raison implicite donnée à la conservation des fragments urbains délabrés reste encore la guerre, comme c’est le cas dans les situations que nous avons abservé au préalable, où de nombreuses traces persistent. La virulence des mémoires collectives se soutient des images fortes de la destruction, de la déchirure. Mais la mutation des villes parfois «nie sa propre histoire»(24), elle ne laisse guère une mémoire des incisions qu’elle a provoquées. Cette occultation du temps de la destruction se comprend : ils serait obscène d’imaginer dans la ville des fragments de démoliton entourés de grilles comme lieux de mémoire. Mais pensons à l’image du chantier par exemple : sur un chantier urbain, les regards des passants, ou la manière dont les passants sont de plus en invités à

(24) Henri Pierre Jeudy, Le désir de catastrophe, Paris, Aubier, 1990

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suivre « visuellement » la tenue du chantier témoigne de cette fascination pour la destruction. Ces vestiges en voie de disparition évoquent parfois ces moments de l’existence individuelle et de l’histoire d’une ville, ils constituent de manière éphémère un théâtre anamorphique des mémoires. Un regard sur les chantiers de la ville participe et soutient sa reconstruction/déconstruction de la ville. L’espace sinistré reste présent dans son architecture comme dans les mémoires collectives, au rythme de ses propres métamorphoses. La métamorphose de paysages de territoires et de villes, liant la catastrophe à la mémoire, accule à d’autres perceptions et d’autres émotions. Le paysage de catatsrophe appelle à une contemplation collective, de part la fusion cosmique entre hasard et destin qui ne s’attarde ni sur une vision de fatale destruction, ni sur une jubilation de la dérision éternelle. La force des mémoires est de faire resurgir à tout moment la mythologie des métamorphoses. Ceux qui reviennent là où le désastre s’est produit n’ont rien oublié, ils ne s’installent pas pour entretenir leur mémoire morbide des disparus, ils vivent avec les morts. L’enjeu, est de développer l’imaginaire du désastre pour appeler l’individu à mesurer ses capacités de résistance physique et mentale dans un espace chaotique. Toute pensée du devenir se ramène à l’augmentation des compétences, au développement de la combativité qui entretiennent l’illusion d’être maître de son sort. Après tout, le risque est le défi constant à la mort, et la ruine est un défi esthétique et éthique à la mort de l’objet. Un tel culte du chaos et du risque, dans un cadre de sur-protection et de menace de catastrophe, of--fre aussi la croyance d’être en position de choisir et de nier la souveraineté du spectacle du Monde. Cette gestion autarcique du risque montre bien que l‘homme devient un surhomme quand il croit déterminer son destin.

d. Protéger : sauvegarde ou création.

Tels sont les effets du patrimoine, et l’enjeu de la protection du patrimoine est justement de préserver cette destruction progressive ; étrange paradoxe. D’autant plus que certains territoires, parce qu’ils ne peuvent encore bénéficier de statut, ou parce que leur situation ne répond pas à une urgence, n’ont pas les moyens et ou les possibilités éthiques de reconstruire les lieux. Alors, doit être acceptée la destruction, qui fait appel au sentiment d’impuissance de l’Homme face à la nature, face à la vie, face à la mort. Les prospectives de la conservation visent implicitement à organiser la reproduction du même et à engendrer de la différence. Contrôle de la transmission, et recherche d’un bon équilibre dans la gestion de l’autre. La protection du patrimoine est inévitablement liée à la question de la transmission : on transmet un héritage architectural, paysager, donnant une possibilité au devenir de s’équiper des mêmes outils que nous. Quelque part, c’est nier sous prétexte de conservation l’existence d’une finalité. C’est contraindre à accepter quelque chose dont la re création est peut être davantage éminente pour la survie. « La mémoire est liée à l’accident, à la catastrophe, et si elle s’organise, se sédimente autour des mêmes images, elle ne fait que créer des liens fictifs pour conjurer sa forme accidentelle »(23). Le patrimoine transmis en biens matériels ou immatériels ne sert qu’à sauvegarder l’idée d’un objet de la transmission. Certes, l’hé-

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ritage demeure la figure première de la transmission, et maintenir la chaîne de la mémoire est essentiel. Néanmoins, la vision d’une terre qui n’est pas éternelle amène à considérer que tous les héritages des traces de l’homme ne peuvent l’être. Et la transmission créé une image de durée et de résistance face à une contigence existencielle, à la certitude que tout est voué à mourir. Le défi lancé à la contingence, au futur, passe par la fiction, l’imagination, la création et non plus par la seule option de la sauvegarde. Avec l’apparition des discours catastrophistes sur l’augmentation des risques, des catastrophes, sur la précarité de la terre, maintenir un héritage historique intact ne suffit plus à la conscience de la population, parce que cela ne correspond pas à la réalité du monde telle qu’on lui enseigne actuellement. Marqueurs de l’éducation formelle du monde, les objets du patrimoine doivent signaler leur non pérennité. Ils doivent être porteurs également d’un message mouvant, d’un message de transformation de l’objet, de l’histoire, du monde. Les espaces qui ont subi des catastrophes semblent aujourd’hui être tenus pour neutres, pour des non-espaces maintenus dans la seule expectative de leur prochain renouveau même si toute une mythologie existe autour de leur occupation et de leur parcours. Cette métamorphose de la nature ne suspend pas les activtés, les perceptions sensibles, les aménagements. Elle les transforment, se laisse réinvestir. Le désastre introduit un changement de forme et n’appelle pas nécessairement une culture de la pulsion de mort. La grande question du patrimoine aujourd’hui est de savoir ce que nous allons faire de ces objets qui forgent notre héritage social, territorial, mémoriel alors même que l’objet du temps va à l’encontre de leur survie. L’accident de transmission correspond à cette liaison de sens qui échappe au sujet lui-même. La transmission est accidentelle (imprévue, sans condition ni raison préalable, ni même réel sens). Quand le survivant ne se souvient de rien, ou n’a plus de structure pour appuyer son état actuel, il va tenter de combattre son amnésie en cherchant d’abord à retrouver son nom, donc son histoire. Puis, à survivre avec ou sans cela. On développe les moyens d’orienter cette survivance pour la rendre agréable. Puisque la ruine et la position alarmiste prise face à la déconstruction et au chaos semble fasciner l’homme, qui aime à en être le témoin, l’un des nouveau rôle du patrimoine pourrait être de réussir à accepter un nouveau critère pour penser, et esthétiser par la forme ou par l’émotion cette déconstruction. La mémoire ne permet pas la peur, car s’entretenant des accidents de transmission, des ruptures temporelles, elle demeure profondément anamorphique. Les lieux les plus dévastés, les plus saccagés, les territoires brûlés, les espaces irradiés parlent encore un langage intelligible et engendrent des émotions vives qui peuvent être chargées d’espoir. Les figures de la destruction ne sont pas à priori morbides, elles créent des signes de destin dans le non sens d’un devenir. La menace est utilisée comme générateur de sens, comme mobilisateur de perception et de consciences. La figure du désastre rassemble parce qu’elle appelle à l’espoir et produit une architecture de l’espace en faisant appel à la survivance de cet espace. La survivance, c’est ce qui subsiste d’un ancien état, de quelque chose qui a disparu. Elle trouve sa place dans l’omniprésence de la mort, de la ruine, de la destruction. Mais elle trouve les moyens de survivre par elle-même, autour d’autres enjeux. La construction de ces enjeux, c’est ce qu’on pourrait appeler la mise en place d’une politique paliative appliquée à

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l’œuvre, au paysage ou au territoire concerné. Il ne sera plus tant question de sens, d’éthique engagée par l’œuvre, mais de tenter de « faire avec » sa perte pour en tirer, par la création, quelque chose qui tienne lieu d’exemplarité. Et finalement, reconstituer son éthique propre, qui devrait marquer l’adhésion par le salut à cette tentative de survie. La construction d’un idéal national auquel s’identifier passe entre autres par la confrontation à des situations et domaines faisant office de figures exemplaires. Cette exemplarité peut parfois se construire autour de territoires ou monuments, espaces manipulés par l’Etat pour la mise en place de traditions et rites symboliques. Dès lors, la pratique de ces Hauts Lieux renverra une image exemplaire pour la société dans laquelle elle s’insère. L’architecture et l’urbanisme, dans le bloc communisme, a été le socle de l’idéologie communiste, et par l’exercice de l’exemplarité exacerbée, a pris en charge d’uniformiser l’espace dans tout le bloc, et l’idéologie. L’implosion du bloc communiste a donné, au sein de chaque société, la possibilité à l’individu de développer enfin une opinion et pratique personnelle du territoire et de l’architecture, et d’en faire remarquer la singularité auprès des sociétés du reste de l’Europe et du monde qui les a confondu en un bloc. Dès lors est apparue la nécessité de créer de nouveaux enjeux et de nouveaux symboles autour d’un héritage traumatique certes, mais qui peut faire l’objet d’un attrait et d’une fascination pour ceux qui n’ont pas l’expérience de ce traumatisme. La construction de la pratique du Haut Lieu est dès lors directement liée à la vision que l’on peut avoir de l’héritage mémoriel, et de la manière de le transmettre. C’est ce que l’on appelle la mise en valeur du patrimoine. Autrefois, les critères prépondérants étaient scientifiques et esthétiques, mais ils ont évolué ces derniers temps pour laisser place à la valorisation touristique et à la mise en exergue transcendantale des lieux pour le visiteur, à la recherche de l’immersion et de sensations fortes. On peut alors voir s’opérer un glissement de cette sensation vers une nouvelle exploitation du risque, de la destruction, de l’évocation de la mort comme support de création par la catharsis, et porteuse d’espoir. On peut alors supposer que ce n’est pas, dans le cas des héritages traumatiques à vocation de patrimoine, par l’accumulation d’outils traditionnels pour le guérir de ses blessures en veillant à la conservation des notions éthiques, esthétiques et historicistes dont il était porteur avant, que l’on veillera le mieux à sa sauvegarde. C’est peut être davantage en acceptant sa condition de survivant d’un drame, et même en admettant que c’est sa déflagration et mort imminente qui vont permettre sa régénération au mieux dans son milieu. Car la capacité de cette architecture, de ce paysage, de cette oeuvre à survivre à sa condition accidentelle l’auront conduit à développer des outils paliatifs pour compenser par la création sa condition future, et son acceptation par un milieu. Il s’agirait alors peut être aux démarches de mise en patrimoine de veiller à la création appropriée et contrôlée de ces outils, pour en éviter les abus.

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Conclusion

La construction d’un Etat Nation s’établit à partir de son histoire propre, de l’histoire de son territoire, et autour de principes fondateurs qui vont permettre à chacun de partager un idéal commun avec l’autre, au regard du Monde. Mais que partager lorsque cette histoire s’avère complexe, et confortée par la présence physique dans les villes qui sont les symboles de ces Etats Nations d’éléments traumatiques qui ne font que remémorer l’Histoire que la recherche d’idéal tend à vouloir oublier? La fin des régimes communistes en Europe centrale et orientale a provoqué, selon des modalités propres à chaque pays, une crise, une rupture et un changement de légitimité dont l’ampleur, au-delà de l’espace politique, juridique et économique, a englobé et bouleversé l’ensemble du corps social. La réception de cet héritage complexe qu’est celui du communisme a fait émerger des spécificités au sein de chaque ville. La question politique y est éminemment présente, mais également l’histoire individuelle de chacun de ses pays, ainsi que la manière dont «l’occupation» à caractère d’uniformisation s’est manifestée dans l’espace urbain et social. L’analyse non exhaustive de projets emblématiques à Bucarest, Budapest, et Berlin, trois capitales à vocation centrale et multiculturelle en Europe, a cependant permis de dégager des points théoriques sur la manière dont est travaillée cette réception. Un travail au préalable sur l’ancien exercice du pouvoir par la monumentalité de la ville et des lieux de pouvoir a ouvert la discussion sur le sort de ces héritages : la suppression ou la conservation. Le travail de l’esthétique des lieux et des symboles aide à la production d’oeuvre servant la transmission de ces histoires, ainsi qu’à créer ou revisiter de nouveaux outils et modes de communication. Mais faire oeuvre de transmission nécessite également un important travail éthique sur la résilience future de ces héritages, et sur les nouveaux espaces qu’il vont amener à former. L’oblitération de ces lieux porteurs d’une lourde charge traumatique et idéologique par le détournement des fonctions, des symboles peut également conduire au détournement du message de transmission initial, et à une nouvelle lecture de l’histoire qui peut partager les héritiers sur la construction de l’avenir. Comme nous pouvons pu par ailleurs le constater, l’accident de Tchernobyl a engendré la destruction à vie d’une zone géographique de 300 000 hectares, le déplacement de 7 millions de biélorusses, russes, ukrainiens résidant dans cette zone dans 73 districts, 293 lieux habités. Sans compter la dispersion du nuage radioactif dans une grande partie de l’Europe qui en a pollué les territoires de manière plus ou moins importante. Aujourd’hui, des particules dangereusement radioactives restent présentes sur cette zone, ainsi que les atomes radioactifs et ceux pour des millions d’années encore. Pourtant, autour de la centrale s’est développé un « tourisme nucléaire » organisé par l’Ukraine et légalisé depuis novembre 2011. L’analyse des modalités de ces visites, et des symboles sur lesquels elle repose a permis de constater que les visiteurs apprécient

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le contact de cette zone muséographiée par l’atome, en ce qu’elle leur permet, par sa brutalité, d’extraire et de lire des informations sur ses activités passées, et par là d’accéder à une connaissance. Par ailleurs, la confrontation à la ruine et à des objets de destruction provoque une certaine fascination, émotion, justement parce que les images perçues, immobiles, ne laisse à leur interprétation qu’imagination et spéculation. Considérant également les enjeux scientifiques liés à la présence de la radioactivité, il est donc important de s’interroger sur le devenir de la zone, et sur la bataille qui se joue entre ce que le touriste demande à voir, ce que le scientifique espère cacher ou éliminer, et entre ce que la demande constante d’information et la nécessité d’une sécurité met en place en terme d’infrastructures. La visite de la zone en elle –même confronte ces deux mondes, car elle réunit dans le même espace-temps ceux pour qui l’entrée et le déplacement dans la zone est une action quotidienne, et ceux pour qui elle est une action «extraordinaire». L’exceptionnalité de sa situation, et son expositon au regard du monde entier ont laissé la prise en charge du territoire au regard de la science, mais aussi des curieux. Les enjeux économiques de l’Ukraine, en dépit du traumatisme subit par la population Ukrainienne, et son désir de faire le deuil avec pudeur des suppliciés de Tchernobyl, l’ont poussé à exploiter le caractère mystique de la zone. Et néanmoins à faire émerger certaines interrogations sur l’identité du territoire ukrainien, plus largement sur la construction de l’identité dans un territoire meurtri. La régénération d’un territoire meurtri passe avant tout par le rassemblement des éléments de son histoire, et de ses enjeux, qui visent en réalité à reconstruire une identité autour de laquelle se rassembler, et qui fasse lieu d’exemple. Cette exemplarité peut parfois se construire autour de territoires ou monuments, espaces manipulés par l’Etat pour la mise en place de traditions et rites symboliques. Dès lors, la pratique de ces Hauts Lieux renverra une image exemplaire pour la société dans laquelle elle s’insère, et lui permettra d’en faire remarquer la singularité au regard du monde. Est apparue la nécessité de créer de nouveaux enjeux et de nouveaux symboles autour d’un héritage traumatique certes, mais qui peut faire l’objet d’un attrait et d’une fascination pour ceux qui n’ont pas l’expérience de ce traumatisme. Nous avons souligné la pratique du Haut Lieu et son lien direct avec la vision que l’on peut avoir de l’héritage mémoriel, et de la manière de le transmettre. Nous cherchions à savoir si ce type de mise en valeur pouvait travailler à l’exploitation des figures traumatiques. Car nous avons démontré que ce n’était pas nécessairement par la reconstruction éthique, historique et esthétique de pré-traumatisme que l’on parvenait à en faire la catharsis. Même, il semblerait que c’est en acceptant l’imminente présence de la destruction dans un héritage mémoriel que nous pouvons arriver à le sauvegarder dans la mémoire collective. En ne considérant pas ces figures de la destruction comme à priori morbides, mais comme générateur de sens, comme mobilisateur de perception et de conscience, comme outil de projet pour la construction d’un avenir pour cet hériatge et ceux qui doivent faire avec. Comme productrices d’une architecture de l’espace, qui fasse appel à ce que nous pourrions nommer la survivance de cet espace, qui s’appuierait sur le dévelopement de ces outils, paliatifs, destinés à créer et à réguler des modes d’exploitation veillant au mieux à sa survie, à sa visibilité, et à sa lecture.

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«FOGAS haz és kert» Press kit, fogashaz, Hungary 1073 Budapest Akacfa utca 51 «Enceinte de confinement du sarcophage de Tchernobyl. Conception, construction et mise en service.»

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