Alexandre Lamfalussy Le sage de l’euro
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Entretien avec Christophe Lamfalussy, Ivo Maes et Sabine Péters
Le sage de l’euro Alexandre Lamfalussy
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D/2014/45/157 – ISBN 978 94 014 1719 8 – NUR 791 Maquette de couverture : Lodewijk Joye Mise en pages : Fulya Toper Crédit photos : Reuters (couverture, pp. 2, 144), Archives Lamfalussy (pp.14-15, 19, 22, 33, 52, 70, 81, 85, 90, 180-181, 186 ), Belgaimage (pp.29, 36-37, 49, 60-61, 71, 80, 104-105, 132-133, 142-143, 148, 157, 161, 167), Archives Dupriez (p.55), Archives Camu (p.67), BRI (pp. 93 , 114-115, 118, 152-153, 169), BBL (p.101). © Les auteurs et les Editions Lannoo sa Tielt, 2013. RacineCampus fait partie de la division livres et multimédia des Editions Lannoo sa. Tous droits réservés. Cet ouvrage ne peut être reproduit, même partiellement, sous quelque forme que ce soit (photocopie, duplicateur, microfilm ou tout autre procédé analogique ou numérique) sans une autorisation écrite de l’éditeur. Éditions Racine Tour & Taxis Entrepôt Royal 86C, Avenue du Port B-1000 Bruxelles www.racine.be – www.lannoocampus.be
Table de matières Préface de Jacques de Larosière Introduction Remerciements
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Chapitre 1 Une famille de prêtres
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Chapitre 2 Les années de guerre
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Chapitre 3 La montée du communisme et la fuite vers la Belgique
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Chapitre 4 Réfugié politique et étudiant à Louvain
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Chapitre 5 Thèse de doctorat à Oxford et mariage bruxellois
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Chapitre 6 Au service économique de la Banque de Bruxelles
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Chapitre 7 Une année sabbatique à Yale
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Chapitre 8 A la tête de la Banque de Bruxelles
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Chapitre 9 La Relève, l’engagement européen et regard sur le communisme
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Chapitre 10 Bâle: la BRI et la crise de la dette de l’Amérique Latine
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Chapitre 11 Le chantier de l’euro : le Système monétaire européen et le Comité Delors 133 Chapitre 12 Les bases de la Banque centrale européenne
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Chapitre 13 L’intégration financière européenne et la présidence du Comité des sages 153 Chapitre 14 La stabilité financière : les avertissements d’un sage
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Chapitre 15 La crise financière et la crise de la dette dans la zone euro
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Chapitre 16 La Belgique, la Corse et la Hongrie
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Annexes Liste des abréviations Chronologie Publications principales Index des personnes citées
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Le sage de l’euro
Préface Alexandre Lamfalussy est une des personnalités les plus marquantes de la finance internationale d’aujourd’hui. Il a, en effet, en tant que banquier central, exercé une influence majeure sur la destinée monétaire de l’Europe. Européen convaincu depuis toujours, il a mis son intelligence et son énergie au service de cette cause. Parallèlement, Alexandre Lamfalussy a poursuivi une carrière d’économiste professionnel. Docteur d’économie de l’Université d’Oxford, il a enseigné à l’Université Catholique de Louvain ainsi qu’à Yale. Il a publié un nombre important d’ouvrages et d’articles qui font autorité dans les domaines de la stabilité financière, de la globalisation et de son impact sur la fragilisation du système, ainsi que sur les imperfections du système monétaire international … Par ailleurs, et c’est ce qui fait aussi son originalité, Alexandre Lamfalussy a été banquier opérationnel : il a passé vingt ans à la Banque de Bruxelles dont il est devenu le Président du Comité exécutif en 1971. Ces années à la banque lui ont donné une connaissance intime et pratique des marchés et des risques. C’est en 1976 qu’il entre dans l’univers des banquiers centraux qu’il ne quittera plus. Il est appelé par la Banque des Règlements Internationaux (BRI) pour prendre le poste clé de Conseiller économique. Il sera le Directeur Général de cette institution de 1986 à 1994. Pendant ces dix-huit ans passés à la BRI, Alexandre Lamfalussy sera au cœur de tous les grands débats du monde économique et financier : le dérèglement du système des taux de changes, l’emballement du crédit international, les effets de l’innovation financière, les efforts déployés par l’Europe pour créer une zone de stabilité monétaire. Sur tous ces sujets, Alexandre Lamfalussy s’est exprimé avec lucidité et a souvent pris des positions controversées. À la lumière des événements ultérieurs, force est de reconnaître qu’il avait généralement vu juste et plus loin. Après avoir participé aux travaux du Comité Delors sur l’Union Monétaire, il sera, de 1994 à 1997, le premier Président de l’Institut Monétaire Européen. À ce titre, il a joué un rôle fondateur dans la création de la Banque Centrale Européenne (BCE). Il fallait, avant le lancement de la BCE, préparer les Banques Centrales nationales à l’unification des politiques monétaires avec tout ce que cela comportait en matière d’informatique, d’homogénéisation des systèmes de règlements, de coo-
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pérations humaines entre des équipes de techniciens qui s’ignoraient… Cette méticuleuse préparation a permis à la BCE de commencer à fonctionner sans problème. En 2000, le Conseil Européen appelle Alexandre Lamfalussy, à la tête d’un « Comité de sages », à faire des propositions pour améliorer et mieux coordonner les mécanismes qui présidaient à la prise de décisions en matière règlementaire en Europe. Les propositions- qui distinguent quatre niveaux dans les procédures, de la directive jusqu’aux textes techniques-, sont adoptées en 2003 et contribueront à mettre de l’ordre dans ce qui était, en fait, une jungle réglementaire. Mais ce que je viens d’évoquer, bien qu’utile à rappeler en préface à cet ouvrage, est inévitablement un peu sec et technique. Où est l’homme Lamfalussy ? Qui estil ? me dira-t-on. Les souvenirs, ici présentés sous forme de dialogues, répondent admirablement à ces questions. Les Mémoires ou Souvenirs sont un genre dangereux : ils exposent plus souvent l’auteur à l’antipathie qu’à la sympathie du lecteur. Et la raison en est la posture recherchée par l’écrivain. Ici, point de posture. Tout n’est que simplicité. Le livre couvre toute la vie d’Alexandre Lamfalussy depuis l’enfance la plus lointaine jusqu’à maintenant. Les réponses sont réfléchies, directes et modestes, comme l’auteur. On est entraîné dans ce passé hongrois qui n’a jamais quitté tout à fait celui qui eut le courage d’émigrer clandestinement de son pays en 1949, à l’âge de dix-neuf ans, pour échapper à l’emprise soviétique sur les âmes et les esprits. C’est donc un jeune homme libre qui arrive en Belgique au lendemain de la guerre. Il faut lire ces pages simples et belles comme un roman. Il est sans ressources, mais est plein de talent, d’intelligence et d’ardeur au travail. La Belgique l’accueille, lui donne toutes ses chances et jamais ne le considère comme un étranger. Il est définitivement intégré dans la société belge où il fera une carrière exceptionnelle et connaîtra le bonheur familial. Les étapes de cette vie sont racontées avec une grande fraîcheur et pas l’ombre d’une prétention. Le résultat est qu’au lieu de lire un texte technique et ennuyeux, on est plongé dans le récit d’une « vraie » vie qui entraine le lecteur dans une aventure pleine de rebondissements, où les personnages évoqués sont campés en quelques traits et où l’humour est souvent au rendez-vous.
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Je recommande la lecture de ce récit non seulement à ceux qui s’intéressent à la finance internationale, mais à tous ceux qui s’intéressent à une destinée humaine, à ceux qui méditent sur ce que les « Justes » peuvent faire pour accueillir l’autre, à ceux qui, parfois, perdent l’espoir qu’ « une autre vie » est possible même aux plus démunis. Jacques de Larosière P.S. Je souhaite ajouter à ma préface ceci qui n’est pas dit dans le livre du fait de la modestie de son auteur. Alexandre Lamfalussy s’est parfois trompé, comme nous tous. Mais sur les sujets absolument essentiels il a vu juste et a alerté, le tout premier, la communauté des décideurs. J’en donnerai trois exemples : Dans les années 70, il a dénoncé l’accumulation des dettes, notamment en Amérique latine et proposé une régulation internationale pour éviter les excès (on ne l’a pas écouté et une crise très grave a éclaté en 1982) ; Dans le même esprit, il a préconisé en 1979, un dispositif de contrôle prudentiel pour lutter contre les bulles de crédit, également sans succès. Avec trente ans d’avance, Alexandre Lamfalussy inventait le concept, à la mode aujourd’hui, de surveillance macro prudentielle du système financier dans son ensemble ; Il a été un des tout premiers à se méfier des marchés et de l’innovation financière dont il voyait les dangers. Cet ancien banquier savait que les marchés ne s’autorégulent pas systématiquement et que l’intégration financière est loin d’être source de stabilité dans la mesure où elle expose les institutions transfrontalières à des risques accrus. J. de L.
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Avant-Propos En 1949, un jeune immigré hongrois arrive en Belgique avec une valise et quelques dollars en poche. Un peu moins de cinquante ans plus tard, Alexandre Lamfalussy présente à la presse les premiers projets de billets d’euros, la deuxième monnaie mondiale. Ce livre est né de la volonté de conserver la trace et la mémoire de ce destin européen hors-norme. Cette mémoire, nous avons voulu la conserver dans une triple perspective : celle d’une professeure d’histoire passionnée par l’Europe, celle d’un journaliste, mais surtout le fils aîné, soucieux de consigner une histoire familiale mouvementée et celle d’un banquier central et professeur, spécialiste de la pensée économique d’Alexandre Lamfalussy. Nous avons fait le choix d’un livre d’entretiens car Alexandre Lamfalussy n’avait jamais voulu prendre le temps d’écrire ses mémoires. Est-ce par pudeur ou parce qu’il regarde toujours vers le futur ? En tout cas, il a fallu insister pour qu’il se prête à cet exercice. Il s’agit de dix-huit entretiens d’environ une heure et demi. Ceux-ci se sont étalés entre 2010 et 2012, en matinée, dans la maison d’Ohain, dans le Brabant Wallon, où il vit avec son épouse depuis les années 60. Alexandre Lamfalussy a relu le manuscrit pendant l’été 2012 et apporté quelques clarifications. Après une enfance heureuse en Hongrie dans un milieu cultivé et attentif à l’éducation, la Deuxième guerre mondiale ouvre une période durant laquelle les répercussions de l'Histoire marquent douloureusement le destin du jeune Alexandre. Étudiant en économie, il est admis après la Guerre dans une université calquée sur le modèle soviétique et censée former les élites de la nation. Il se rend rapidement compte que le régime communiste ne lui permet pas de garder sa liberté de pensée et d’expression. Réfugié politique et jeune étudiant à Louvain en Belgique, il y fréquente les cercles économiques et européens. Il est ensuite admis à Oxford où il rédige une thèse de doctorat qui marquera le monde industriel belge. Celle-ci lui ouvrira les portes du monde académique à l’Université catholique de Louvain, à Yale et à la présidence de la Fondation internationale Robert Triffin. Ayant acquis la nationalité belge, il poursuit sa carrière comme banquier commercial à la Banque de Bruxelles à une époque où la fin progressive du système de Bretton Woods ouvre une période d’instabilité monétaire. À l’âge de 40 ans, il devient président de la Banque de Bruxelles. Il démissionne de cette fonction à la suite d’une perte de change importante. Sa carrière professionnelle s’oriente alors vers le secteur des banques centrales, plus particulièrement la Banque des Règlements
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Internationaux (BRI) à Bâle, souvent appelée la « banque centrale des banques centrales », dont il devient, à partir de 1985, le directeur général. La stabilité financière devient sa préoccupation centrale. Prémonitoire, il est au centre des tentatives de la BRI visant à éviter un endettement excessif des pays en développement dans les années 1970. Ensuite, dans les années 1980, il est impliqué dans la gestion de la crise de la dette de l’Amérique latine. Il devient un avocat de la première heure de l’approche « macro-prudentielle » de la BRI, qui préconise la stabilité du système financier dans sa totalité (et pas seulement des institutions financières individuelles). Sa maîtrise des aspects techniques de la monnaie et des finances le désigne pour être un des membres du Comité Delors préparant l’union monétaire et plus tard pour prendre la tête de l’Institut Monétaire Européen chargé de mettre en chantier la monnaie unique. Une mission qu’il caractérisait lui-même comme « navigating in uncharted waters ». Du point de vue de l’historienne, ces entretiens incarnent l’Histoire du 20e siècle dans un parcours individuel. Le talent d’Alexandre Lamfalussy à expliquer simplement des choses difficiles fait aussi l’intérêt de ce livre. Ce témoignage permettra de mieux comprendre sa personnalité, ses convictions intimes et tout ce qui a pu servir de ressort et de motivation à la base de la réalisation d’une étape majeure de la construction européenne : l’introduction de l’euro. Il nous livre ses analyses de la crise actuelle que traverse l’Euro. Alexandre Lamfalussy est, depuis l’été 2008, au centre des intérêts de recherches d’Ivo Maes. Cela a conduit à diverses études : sur la pensée économique du « jeune » Lamfalussy1, la contribution de Lamfalussy à l’approche macro-prudentielle de la BRI2, et sa vision et son apport au processus de l’Union Economique et Monétaire en Europe3. Le témoignage d’Alexandre Lamfalussy ici, donne un éclairage de l’intérieur, inédit, sur le rôle peu connu de la BRI à Bâle dans la sauvegarde de la stabilité financière, ainsi que de la mise en œuvre de l’euro. Pour le journaliste, et pour le fils, ce livre est l’occasion de consigner l’histoire
1 The young Lamfalussy: an empirical and policy-oriented growth theorist, WP NBB no 163, Revue bancaire et financière/Bank- en Financiewezen, July 2009, Vol. 73, p. 286-300. 2 On the origins of the BIS macro-prudential approach to financial stability: Alexandre Lamfalussy and financial fragility, WP NBB no. 176, PSL Quarterly Review, Vol. 63, 2010, p.265-292. 3 The evolution of Alexandre Lamfalussy’s thought on European monetary integration (19611993), WP NBB no. 217, Oeconomia, Vol. 1, December 2011, p. 489-523.
Avant-Propos
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d’un père mais aussi d’une famille très européenne où se sont mêlés des ancêtres belges, hongrois, suisses, allemands, français et britanniques. Beaucoup avait été raconté lors des soirées familiales, mais jamais de façon systématique comme dans ce livre. Ce triple regard aura, nous l’espérons, enrichi la perspective de ces entretiens. Même si nous avons pris soin de les préparer soigneusement, notre ambition n’est pas d’offrir au lecteur une œuvre scientifique mais de présenter un dialogue avec un homme qui a été un des artisans de l’euro, un avocat de la stabilité financière et un témoin privilégié d’une Europe en mouvement au 20e siècle. Bruxelles, le 8 avril 2013 Christophe Lamfalussy Ivo Maes Sabine Péters
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Remerciements Parmi les nombreuses personnes qui nous ont soutenues dans ce projet et faute de pouvoir les citer toutes, nous voudrions particulièrement remercier les personnes suivantes : Tout d’abord Alexandre Lamfalussy qui nous a reçus avec patience et gentillesse acceptant de revenir sur certains événements lorsque nous cherchions des précisions et fouillant si nécessaire dans ses papiers personnels. Anne–Marie Lamfalussy pour son accueil chaleureux à Ohain tout au long des entretiens et pour la relecture et les précisions qu’elle a apportées concernant des événements familiaux. Stéphanie Guinard pour son aide à la transcription écrite des entretiens. Baudouin Lequarré et l’équipe de l’Ichec Brussels Management School pour leur relecture attentive de notre manuscrit. Les éditions Racine-Lannoo pour leur confiance. Catherine Servais et Benoît Godts pour leurs suggestions, leurs commentaires et leur patience de tous les jours. Nous remercions également la Banque Nationale de Belgique et la Banque Centrale Européenne pour leur soutien et grâce auxquelles ces entretiens ont pu être traduits en néerlandais et en anglais. Notre gratitude s’adresse tout particulièrement à Messieurs Luc Coene et Mario Draghi. Enfin, toute notre gratitude va à Jacques de Larosière pour sa très belle préface et ses encouragements qui nous ont confortés dans notre projet. Naturellement, les auteurs restent responsables d’éventuelles lacunes dans ce livre. Ch.Ly. I.M. S.P.
Remerciements
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Chapitre 1
Une famille de prĂŞtres
Une famille de prĂŞtres
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Je suis né à Kapuvar le 26 avril 1929, un peu par accident. Mes parents à ce moment-là vivaient à Lenti dans le sud-ouest de la Hongrie, dans une région peu développée. Ma mère préférait me mettre au monde à Kapuvar où vivaient mes grandsparents et où il y avait un hôpital convenable. Kapuvar était un bourg, maintenant c’est une ville, à 40 km de Sopron. Ma mère est immédiatement retournée à Lenti. Un jour, je suis allé à une série de conférences à Lenti. Le bourgmestre m’a dit: « On cherche partout votre acte de naissance ! Vous n’êtes pas enregistré. » Kapuvar veut aussi que je devienne un citoyen d’honneur comme je le suis pour Lenti. Mais je ne peux pas le faire à deux endroits de naissance… Que faisaient tes grands-parents maternels, les Rimler, à Kapuvar ? Mon grand-père maternel avait été directeur général des forêts de la famille Esterhazy. Mon père, qui était ingénieur des Eaux et Forêts, lui avait succédé en 1937. D’où venaient les Rimler ? C’est une famille originaire de Nagyvarad (Oradea) en Transylvanie, une ville qui se trouve aujourd’hui en Roumanie, à 10 km de la frontière actuelle avec la Hongrie. Une famille de protestants et de juristes. Le frère de mon grand-père a été le dernier bourgmestre hongrois de Nagyvarad jusqu’en 1918. Il avait été auparavant avocat. Nagyvarad était une ville très vivante. On disait que c’était le petit Paris de cette région. Les Rimler sont visiblement d’origine germanique mais, selon les études, ils sont établis en Hongrie de façon certaine depuis le 18e siècle. Ils sont probablement arrivés au moment où on repeuplait la Hongrie dévastée du temps de Marie-Thérèse. Ils n’avaient donc plus d’attaches germaniques, ils ne parlaient même pas l’allemand. Ingénieur des Eaux et Forêts, une tradition familiale ? Du côté des Rimler, mon grand-père fut le premier et la tradition a été transmise à l’un de ses deux fils. Le fait que mon père ait été ingénieur des Eaux et forêts n’a rien à voir avec les Rimler. Il avait fait ses études avant de rencontrer ma mère. Cette tradition des ingénieurs des eaux et forêts était assez importante en Hongrie. La reine Marie-Thérèse avait créé dans la Slovaquie actuelle deux grandes écoles: celle des Mines et celle des Eaux et Forêts. Cette dernière est probablement la plus ancienne par sa durée, d’Europe. Elle avait été créée vers 1740 quelque chose comme cela. Tous ceux qui sortaient de cette école avaient un esprit de corps assez exceptionnel.
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Une partie travaillait dans les forêts domaniales, et l’autre, dans les grandes propriétés privées. Ces ingénieurs étaient considérés comme issus d’une bourgeoisie ? Oui. Bourgeoisie au service de l’aristocratie ? Non, pas nécessairement, puisqu'au moins la moitié travaillait dans les forêts de l’État. Après le traité de Trianon, au moment où on a détaché la Hongrie de la haute Hongrie, l’école des Eaux et Forêts a émigré à Sopron. Elle y est toujours. L’école des Mines, sous le régime communiste, a été évacuée vers une autre université. Ce qui était remarquable était leur esprit de corps, qui a survécu au régime communiste. Quand les grandes propriétés forestières ont été nationalisées en 1947, ces gens n’ont pas changé de métier. Les grandes propriétés ont été incorporées dans les forêts domaniales. Quand ces grandes propriétés avaient-elles été créées ? À partir du Moyen-Âge mais surtout après l’expulsion des Turcs. Il fût une époque où les Hunyadi, une famille noble, possédaient jusqu’au tiers de la Hongrie. N’oubliez pas que la Hongrie resta agricole longtemps. L’industrialisation commença au début du 19e siècle mais s’était concentrée en grande partie sur Budapest, qui devint un des grands centres industriels d’Europe. La richesse de la Hongrie tenait aussi à ses mines en Transylvanie et en Slovaquie. Historiquement, les mines d’or étaient très importantes. Au 13e siècle, la Hongrie était le plus grand producteur d’or de l’Europe ce qui mettait la dynastie Harpad, la famille royale, à parité avec tous les grands pays. Ils étaient plus riches que le roi d’Angleterre ou même que le roi de France, au 13e - 14e siècle. Les Esterhazy possédaient-ils beaucoup de terres à l’époque ? Les Esterhazy possédaient pratiquement 200 000 Ha, pour moitié des grandes entreprises agricoles et pour l’autre, des forêts. Et c’est dans le secteur forêt que ma famille a travaillé. La superficie des propriétés forestières couvrait à peu près 100 000 Ha en 3 groupes très compacts: la région de Sopron-Kapuvar, la région de Lenti et la région près du Danube. La raison pour laquelle mon père est tellement connu en Hongrie, c’est qu’en tant que directeur régional des forêts de Lenti, un bloc forestier de 30 000ha, il avait été le premier à développer une exploitation tota-
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lement intégrée. Il avait construit des lignes de chemins de fer, installé le téléphone. Il avait aussi créé plusieurs grandes scieries. Toute l’exploitation forestière, depuis la plantation des arbres jusqu’aux scieries, était intégrée. Parlons de l’autre branche familiale, les Lamfalussy. D’où vient-elle ? C’était une famille essentiellement ecclésiastique, hongroise et de confession catholique uniate. Ils disaient la messe en hongrois. Nous avons encore dans cette région des cousins qui sont curés. De quelle région la famille Lamfalussy est-elle originaire ? Du Nord-est, dans le coin de l’Ukraine subcarpathique et de la Roumanie. Hors du territoire actuel de la Hongrie ? Oui. Mais l’essentiel de la famille est originaire de Buj, qui se trouve toujours en Hongrie. Ils étaient tous curés de Buj ! L’un d’entre eux a même fait partie du conseil des évêques de Hongrie. Buj a toujours été en Hongrie. Mais la frontière avec l’Ukraine subcarpathique n’est qu’à 20 km. L’Ukraine subcarpathique a toujours été habitée par des Ruthènes, des montagnards, mais une bande fait partie de la grande plaine hongroise et celle-là est toujours habitée par des Hongrois. Il y en a à peu près 150 000. Ceux-là sont en Ukraine mais Buj est en Hongrie. Du côté maternel, c’était une famille protestante et du côté paternel, une famille catholique. Vous-même, dans quelle confession avez- vous été élevé ? Catholique. J’ai été élevé dans une école primaire catholique et puis au lycée des bénédictins de Sopron. Mon grand-père maternel était désolé. Il aurait préféré que je devienne protestant. Un accord avait été conclu entre le Vatican et l’État hongrois à la fin du 19e siècle qui faisait que dans les mariages mixtes, les filles suivaient la religion de la mère et les garçons, la religion du père. Ceci expliquait pourquoi ma grand-mère Rimler était catholique romaine, de même que ma mère, tandis que mes deux oncles Rimler étaient protestants. C’était important dans votre enfance cette dimension religieuse ? C’est l’une des rares choses dont la Hongrie peut être fière : il n’y a jamais eu de guerre de religion en Hongrie. Les Habsbourg ont instauré un système discriminatoire mais avaient imposé la tolérance religieuse en Hongrie, à l’époque de Marie-Thérèse. Trois religions coexistaient: catholique, protestante calviniste et luthérienne.
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Quelle est l’étymologie du nom Lamfalussy ? Littéralement « du village de Lam ». « Falu » veut dire « du village de ». Et la terminaison « ssy » indique une condition nobiliaire. C’est une noblesse sans titre qui était dérivée des fonctions ecclésiastiques. Il y avait une énorme base nobiliaire en Hongrie. Au début du 19e siècle, elle constituait 5 % de la population. Lamfalussy est un nom inhabituel en Hongrie. On ne sait pas où se trouvait le village de Lam. Il y a d’autres Lamfalussy en Hongrie mais on n’a pas trouvé de liens avec notre famille.
Ton père, mon grand-père, était pourtant né Mihailovics ? Oui, les Mihailovics étaient d’origine slave. Ses parents sont morts dans les années ’30, en Slovaquie. Ils y sont enterrés dans une tombe avec des inscriptions en hongrois. Les Slovaques protestent toujours d’ailleurs parce qu’ils me considèrent comme slovaque. Je leur ai dit qu’ils devaient voir la tombe de mes grands-parents Mihailovics. Pourquoi ton père a-t-il opté pour le nom de Lamfalussy ? Mon grand-père était né Mihailovics, ma grand-mère était née Lamfalussy et quand les deux sont morts, la famille Lamfalussy était en train de s’éteindre. Après la mort
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de mes deux grands-parents, mon père a décidé de prendre le nom de Lamfalussy. Lui et moi avons été adoptés par la seule survivante Lamfalussy qui était la tante, la sœur de ma grand-mère. Lamfalussy était la partie plus historique, modestement nobiliaire, de la famille. Une noblesse de type hongrois car 5 % de la population était noble donc ça n’a pas la même signification. Donc on tenait au nom Lamfalussy qui était en train de disparaitre parce qu’il n’y avait que des filles. Et alors quand mon grand-père est mort, ma grand-mère a dit à mon père: « Il faudrait absolument que tu reprennes le nom Lamfalussy ». Et cela s’est fait. Je suis né Mihailovics mais cela n’a duré que deux ans. Par l’adoption, on a changé de nom. Cette tante était célibataire ? Oui, elle était célibataire. J’ai un arbre généalogique majestueux. La famille symbolise vraiment l’Europe Centrale. J’ai regardé les noms des arrières grands-parents, et il y a 8 noms: 4 noms hongrois, 2 noms allemands, 1 nom polonais, et 1 nom slovaque. Vos ancêtres prêtres, ce sont les Lamfalussy ? Oui, mais les Mihailovics l’étaient aussi ! La classe moyenne de l’ancien régime ? C’était la classe moyenne. Ils étaient tous des théologiens, donc avaient fait des études universitaires. Du côté de ma grand-mère, ils étaient protestants. Certains avaient été avocats. Etait-ce un milieu riche, qui vivait bien ? Ah non, un milieu modeste, très modeste. Mais ils avaient un statut et fait des études universitaires en théologie. C’était un milieu intellectuel, un milieu bourgeois naissant dans un cadre rural. Toute ma famille est un reflet assez fidèle du développement de la bourgeoisie moyenne avec des différences relativement importantes au point de vue des revenus. Mais tous ces ecclésiastiques, du côté protestant aussi, vivaient modestement. Ils étaient très respectés. Mon ascendance mélangée est quelque chose de relativement typique en Hongrie. Il n’y a pratiquement pas de familles purement hongroises. Il y a eu énormément de migrations. Les guerres turques ont exterminé une partie de la population et quand les territoires ont été repeuplés, ils le furent par des Allemands ou des Slovaques. Ces derniers avaient échappé aux invasions ottomanes parce qu’ils résidaient dans leurs montagnes : les
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