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Un « idéalisme pratique ». C’est la formule que j’emploie souvent pour qualifier l’ambition de notre agence. Si l’on part du principe que la poursuite d’un idéal est – par nature – irréaliste, les deux termes pourraient de prime abord sembler antinomiques. Mis côte à côte, ils reflètent pourtant bien le double défi qui est au cœur de notre travail : formuler les grandes idées qui nous inspirent, et identifier les moyens de les mettre en œuvre de façon méthodique, pour leur donner corps à travers l’architecture. Nous aimerions avant tout vivre dans un monde où les humains ne se contentent pas de coexister, mais s’entraident aussi dans la perspective plus globale des réseaux qui, à l’échelle de la planète, constituent le monde du vivant. En tant qu’architectes, cela exige que nous concevions une architecture capable de créer du lien et des interactions, plutôt que de développer des objets isolés, fonctionnant en vase clos. Pour bâtir un tel monde, il faut un optimisme à toute épreuve, de la détermination et je dirais presque du courage. Cela demande aussi de s’engager dans un registre d’activités architecturales qui incluent la conception de nouveaux bâtiments, sans pour autant s’y limiter. Notre agence compte ainsi, au nombre de ses activités « non constructrices », la conception et le développement de projets lancés sans commande spécifique (et qui ne trouveront pas nécessairement preneur), des travaux de recherche sans lien immédiat avec la construction de bâtiments, la publication d’articles visant seulement au partage des connaissances, la participation à différents forums où Studio Gang s’engage et prend position, ou encore la conduite de démarches expérimentales sans autre finalité que l’espoir d’une découverte – ou que la simple curiosité. Sans oublier l'intérêt profond que nous portons aux bâtiments existants – qu’il s’agisse de les restaurer ou de les réinventer –, ainsi que le travail de restauration et de revitalisation des environnements urbains que nous effectuons en partenariat avec les acteurs locaux. Si l’on saisit bien le contexte général dans lequel s’inscrit notre action, peut-être sera-t-il plus facile de comprendre aussi dans quel état d’esprit nous abordons l’activité principale de Studio Gang – celle qui consiste à fabriquer de l’architecture. Cette « fabrique de l’architecture » au sens large nous occupe sans relâche depuis une bonne vingtaine d’années. Mais de temps à autre, il est important de savoir faire une pause, pour revenir sur ce qui a été accompli et donner à voir notre travail. C’est l’opportunité qui nous est offerte avec cet ouvrage. Prendre le temps de célébrer – car après tout, chaque bâtiment est aussi, à sa manière, une victoire – le fruit d’un travail et d’une collaboration intenses avec nos clients et nos partenaires. Ce livre aspire également à servir de plateforme et de source d’inspiration pour d’autres – une façon de montrer qu’il est possible d’accomplir des choses belles et audacieuses sans renoncer à ses ambitions profondes. Il nous conduit, pour finir, à réinterroger la nature et le positionnement de notre travail. J’ai d’abord été tentée de faire un livre dans la continuité du premier, Reveal, dont l’ambition était de montrer toute la palette de nos réalisations et de notre cheminement créatif. Mais une monographie comme 17
Ce diagramme retrace l’histoire des liens qui, chez Studio Gang, unissent entre elles nos familles de projets. L’axe des abscisses et celui des ordonnées font correspondre la trajectoire de notre travail dans le temps avec les femmes et les hommes qui accomplissent ce travail. Le graphique peut se lire horizontalement comme une suite de corrélations reflétant le cheminement de notre pensée, mais aussi verticalement, comme un instantané de notre travail à un moment donné. En jaune, les projets présentés dans l’ouvrage.
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celle-ci se prêtait aussi à un travail d’une autre nature, et d’égale importance : celui de rassembler quelques-uns de nos projets architecturaux emblématiques, notamment les plus « conventionnels » (déjà construits ou à bâtir) et, par le biais d’un processus critique, les organiser et les expliquer de façon à faire ressortir les principes fondamentaux sous-jacents. La réalisation d’un tel ouvrage n’est d’ailleurs pas seulement destinée à faire comprendre aux autres les qualités intrinsèques de notre travail : elle nous aide aussi à en apprendre davantage sur nous-mêmes. En concentrant notre attention sur les bâtiments, ce livre nous permet en effet d’identifier et de faire partager comment le processus de découverte plus que toutes autres activités du Studio, façonne et influence la concrétisation formelle d'un projet. Peut-être cette démarche présente-t-elle d’ailleurs une valeur toute particulière pour Studio Gang, dans la mesure où l’on a souvent dit que notre travail résistait à toute tentative de catégorisation stylistique. Il est vrai que nous envisageons chacun de nos projets selon les paramètres qui lui sont propres et que nous travaillons à comprendre toutes leurs spécificités, mais il existe incontestablement entre eux certaines affinités esthétiques et formelles. Par l’examen de ces convergences, et en explicitant les intentions qui se concrétisent dans chaque projet, à travers son architecture et son histoire, il devient possible de distinguer plus clairement les thématiques récurrentes et les traits marquants qui transcendent leurs spécificités individuelles. Les vingt-cinq projets réunis dans cet ouvrage sont ainsi regroupés en six chapitres qui – et c’est un point important – ne sont pas organisés chronologiquement, ni par typologie de bâtiment, mais selon des thématiques conceptuelles. Chacun de ces grands thèmes renvoie à une préoccupation particulière, que nous abordons de différentes façons et dans divers contextes. Le travail éditorial accompli sur le matériau disponible pour chaque projet, afin d’en restituer l’essence, s’est avéré être un moyen idéal de faire émerger la quête intellectuelle poursuivie par notre agence. Le lecteur pourra en déduire comment ces différents thèmes – que je développe plus longuement au début de chaque chapitre – éclosent en une série de questions plus profondes, auxquelles nous nous efforçons de répondre. Il pourra voir aussi comment, en se conjuguant au pro-gramme, ces différents enjeux conduisent à la forme construite. Bien que l’organisation des chapitres soit utile pour comprendre la « taxonomie » de notre travail, les catégories retenues ne sont en aucun cas exclusives entre elles. En réalité, nous en sommes venus à les qualifier plutôt de « familles » pour traduire le fait que, si les projets réunis dans un même chapitre partagent bien certaines caractéristiques essentielles, ils présentent néanmoins des singularités propres qui pourraient justifier de les faire figurer ailleurs dans l’ouvrage. Il existe simplement entre eux des liens de parenté. Pour prendre un exemple, le pavillon en bois cintré du Nature Boardwalk (la promenade aménagée à proximité du zoo de Lincoln Park), qui figure parmi les projets « Vers le Terrestre » (Toward Terrestrial), 20
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pourrait tout aussi bien trouver sa place au chapitre « Rythme ». De même, la fluidité des lignes confluentes du Global Terminal, à l’aéroport O’Hare – classé parmi les projets qui explorent le « Flux » – partage avec les lieux rassemblés sous le titre « Là-haut, dans la canopée » (Up in the Canopy) une expérience spatiale empreinte du même sentiment de protection et d’élévation. Les recoupements entre les différents chapitres – et entre les concepts qu’ils recouvrent – témoignent en l’occurrence du profond intérêt que nous portons à la nature, aux matériaux, à l’expérience humaine, à la construction et à la dialectique créative qui peut s’instaurer entre l’art et la science. Ce sont les ingrédients de l’architecture à laquelle nous aspirons, une architecture du lien. Plus que tout autre produit d’un processus créatif, un bâtiment est aussi le reflet de valeurs sociétales. Pour l’architecte, il est le fruit de diverses interactions et collaborations – avec ses clients, les pouvoirs publics, des experts venus d’autres disciplines et un certain nombre de parties prenantes directement ou indirectement impliquées. Bien souvent, cinq années constituent un délai d’achèvement minimum pour un projet architectural, et ce temps peut paraître très long lorsque ce que l’on aime avant tout, c’est construire. Mais en cinq ans, tant de choses peuvent se produire dans le monde en dehors du studio d’architecture – sur les plans politique, économique et, désormais, environnemental. Ces cinq dernières années, des changements majeurs sont ainsi intervenus dans les structures du pouvoir à l’échelle planétaire. Nous avons assisté au mouvement migratoire de millions d’individus, à l’enracinement toujours plus profond des inégalités économiques et à la multiplication exponentielle des bouleversements climatiques induits par l’activité humaine. Les années 2015 à 2019 ont été les plus chaudes jamais enregistrées sur notre planète. Au vu des blessures que l’humanité s’inflige à elle-même, il semble plus urgent que jamais de se demander quelles réponses l’architecture pourrait apporter à ces questions. Comment tirer parti de la nature foncièrement créatrice et collaborative de notre métier pour faire évoluer ensemble les valeurs de nos sociétés, dans le sens d’une planète plus équilibrée et plus prospère ? Et à quoi ressemblerait l’architecture issue d’un tel processus ? Ce sont là toutes les questions qui portent Studio Gang, et qui nous poussent à aller de l’avant. Les réponses de ces vingt premières années ont été réunies dans ce livre. 1 Jeanne Gang, Reveal, New York, Princeton Architectural Press, 2011. 2 Ou, comme l’écrivait le philosophe américain John Dewey pendant la Grande Dépression (1934) : « Parmi toutes les productions de l’art, les bâtiments sont ceux qui parviennent à exprimer au plus près la stabilité et l’endurance de l’existence. Ils sont aux montagnes ce que la musique est à la mer. […] L’architecture consigne et exalte plus que n’importe quel autre art les caractéristiques générales de la vie humaine qui nous est
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commune ». John Dewey, L’Art comme expérience, Paris, Gallimard, col. « Folio Essais », n° 534, 2010. 3 Rebecca Lindey et LuAnn Dahlam, « Climate Change: Global Temperature », National Oceanic and Atmospheric Administration (« Administration américaine des affaires atmosphériques et océaniques », ou NOAA), 19 septembre 2019 (http://www.climate.gov/ news-features/understanding-climate/ climate-change-global-temperature).
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