Mort à la pas vraie guerre

Mort à la pas vraie guerre Drame en un acte de Catherine Cazalé Personnages Ania une femme (la cinquantaine) Aurélien un homme (la quarantaine) Décor Un séjour modeste avec une fenêtre ouverte sur les frondaisons d’un robinier Sur un guéridon un moule à gâteau en bois de la pâque orthodoxe, sa forme pyramidale porte sur une face l’inscription XB et sur l’autre une croix orthodoxe.

Indications scéniques

“Ni tirade, ni grands gestes, ni cris de passion, mais des silences, de la pudeur, un ton mélancolique. ” Ouverture Scène et salle plongées dans le noir (30”).

Sur mur, fond de scène, projection d’images vidéo de combats des troupes françaises en Afghanistan.

Bande son : tirs et : « Ripostez

les gars, tirez, tirez, le lieutenant Caplan et

Rudy ne sont pas revenus. » Tirs. Silence.

Scène plongée dans le noir (15”).

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Bande son : «

Capitaine, vos hommes sont beaucoup plus bas. Un, la tête

explosée. L’autre semble endormi, dos au sol. » Scène et salle plongée dans le noir (20”).

Eclairage scène

Aurélien s’assoit sur la chaise que lui avance Ania. Ania reste debout, à demi tournée vers la fenêtre du séjour :

Ania : Avant de grimper les deux derniers mètres je dis deux mais peut-être qu’il y a en trois de mètres Rudy se plantait devant l’acacia un robinier affirme le jardinier de la mairie Un robinier est paraît-il monsieur un faux acacia Qu’est-ce que j’en sais moi Sinon que Rudy avant de franchir la porte de l’immeuble il s’arrête près de l’arbre comme vous toute à l’heure Enfin je veux dire qu’il s’y arrêtait Parce qu’il est mort Rudy Mort à la pas vraie guerre là-bas dans les montagnes d’Asie centrale

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si loin de la mer Quand Rudy était étudiant Le soir avant de rentrer il m’envoyait un texto Mama je pars D’où je ne lui demandais pas Je lisais je pars et j’allais à la fenêtre le guetter Je vous ai attendu pareil ce matin Avec en tête la pas vraie guerre Et comme Rudy vous vous êtes immobilisé devant le faux acacia Vous avez tiré un paquet de cigarettes de la poche de votre veste les yeux accrochés à la cime de l’arbre Vous fumez quoi Des blondes Aurélien : Oui Ania : Rudy il n’aimait que les brunes Les cigarettes brunes Les filles je n’ai jamais su il ne les emmenait pas à la maison Il avait bien une copine Chloé elle s’appelait Après que Rudy ait signé dans l’armée Chloé n’a plus téléphoné La décision de Rudy a dû la choquer Allez d’ailleurs savoir pourquoi Rudy 3

un insociable s’est mis en tête de devenir soldat Quand je l’ai interrogé parce que je l’ai interrogé il m’a dit Mama en France il n’y a plus de travail j’étouffe je veux voir du pays je n’ai pas les moyens je m’engage Votre frère le lieutenant Aurélien (assis sur sa chaise): Caplan Abel Caplan Ania : C’est un prénom chargé Abel Et vous comment vous appelez-vous Aurélien : Aurélien Ania : Aurélien vous connaissez la procédure Quand un soldat est blessé en mission l'armée prévient sa famille par téléphone S'il est mort ils se déplacent C’est un chef de corps le colonel Biron qui est venu ici dans cette pièce m’annoncer le décès officiel de Rudy 4

Je dis bien officiel parce que ça faisait des heures que la nouvelle de la mort de Rudy circulait sur Internet A peine ai-je réalisé qu’ils allaient arriver sonner à ma porte j’ai enfilé ma robe noire et les escarpins assortis qui me font si mal aux pieds Et j’ai pisté le messager de ma fenêtre Le colonel est passé à 11H devant l’acacia sans même lui jeter un coup d’œil Alors qu’à peine introduit dans mon séjour ses yeux se sont figés sur mon vieux moule à gâteau Sa forme semblait l’intriguer J’ai pensé vu les circonstances de sa visite même s’il en crève d’envie il n’osera pas me demander à quoi sert un truc pareil C’est un moule à gâteau lui ai-je dit Le moule à gâteau de la Pâque russe Sa forme pyramidale évoque l’Egypte La fuite d’Egypte Le pays de la servitude 5

Il a fait un signe de la tête l’air de dire oui bien sûr tout en continuant à scruter mon moule Là j’ai compris que ce n’était pas la forme du moule qui attirait son attention mais ses inscriptions Oh pas la croix J’imagine que quand je lui ai précisé que c’était un moule à gâteau de Pâque il a fait le rapprochement avec la crucifixion Mais l’autre inscription les deux lettres XB il se demandait ce qu’elles pouvaient bien cacher Christos Voskres (Христос Воскресе) Christ est Ressuscité Le message est clair la mort n'est pas une fin en soi Enfin pour qui croit Ce moule en bois appartenait à ma mère Nadejda internée dans un camp d’opposants au Parti Elle y a crevé de faim de froid et de chagrin Mais ça je ne l’ai pas dit à ce messager de mort

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Pas plus que je ne lui ai raconté que l’année de la disparition de Nadejda Sacha mon père a organisé notre fuite d’Union Soviétique Ania c’est mon prénom Ania a dit Sacha je connais du monde à Paris les Russes de France nous aideront à nous refaire à oublier le cadavre nu de Nadejda chargé sur un traîneau tête dehors pieds dedans son nom et son matricule gravés sur une plaque en bois ficelée au gros orteil A oublier qu’avant de passer le portail du camp un officier du Commissariat du peuple aux Affaires intérieures lui a enfoncé un pic dans le crâne pour s’assurer qu’elle n’en sortirait pas vivante C’est avec mission d’oublier et de nous refaire que nous avons débarqué à Orly en 1970 Les connaissances de Sacha Andrei Lena Fiodor Boris Irina pffuit exilées en Amérique Ils en rêvaient Qui n’a pas rêvé d’Amérique Ania a dit Sacha on repart à zéro 7

Et nous sommes repartis d’un garni de Belleville à une chambre louée à un marchand de sommeil de la Goutte d’or Douche et WC bouchés sur le palier Ça ne nous changeait pas beaucoup de notre cagibi de Moscou J’avais onze ans et derrière moi quatre ans de formation à l’académie de danse du Bolchoï A Paris j’ai raccroché mes chaussons Trop cher Pas les moyens Je ne sais plus ce que je raconte Le colonel m’a remis la plaque d’identification de Rudy et a commencé débiter ses condoléances Le caporal Rudy Terziev Excusez-moi Le caporal chef Rudy Terziev parce qu’une fois calenchés ils prennent du grade la légion d’honneur la croix de guerre votre frère le lieutenant ils ont du le passer capitaine Le caporal-chef Rudy Terziev a donc repris le colonel 8

était un grand professionnel La garnison tout entière est en deuil Le caporal chef Rudy Terziev et deux légionnaires tombés la veille en Kapisa seront rapatriés dans la semaine Un hommage national leur sera rendu Nous vous redisons Madame notre attachement et notre solidarité Et il est sorti en reculant un œil sur l’inscription XB de mon moule à gâteau de Pâque Sur le seuil de la porte il m’a dit je m’appelle Xavier Biron XB et il s’est éclipsé Retrouver ses initiales sur mon moule à gâteau de Pâque voilà ce qui avait captivé le messager de la mort officielle de Rudy C’est aussi par Internet que j’ai appris que votre frère Abel avait été grièvement blessé en essayant de secourir Rudy Quand j’ai su qu’on l’avait rapatrié et transporté à l’hôpital militaire Percy de Clamart je n’ai pas hésité j’ai pris la 12 jusqu’à Mairie d’Issy et un bus le 169 direction Pont de Sèvres De la Butte Clamart n’est pas la porte à côté Cependant Que voulez-vous 9

Il fallait que j’y aille pour remercier le lieutenant Embrasser le lieutenant Pleurer avec le lieutenant Oui pleurer Pleurer avec l’homme qui a essayé de sauver mon enfant C’est pas que je dorme beaucoup depuis qu’ils ont envoyé Rudy en opération extérieure mais si je n’y étais pas allée je n’aurais pas pu fermer l’œil de la nuit Des hôpitaux j’en ai vus Mais comme celui-là jamais Le hall désert planté de palmiers Ebloui par la verrière Et en avant-poste le cube en Plexi de l’accueil Des coursives en bois reliant les deux ailes du bâtiment aussi désertes que le hall Je ne les ai vu qu’après Après que de derrière son guichet la fille de l’accueil m’ait dit qu’il était impossible d’approcher un blessé en soins intensifs Imaginez ma déception Seule dans ce hall avec ces coursives qui lui donnaient des airs de pénitencier Qu’est-ce qu’il a votre frère 10

Aurélien : La moelle épinière sectionnée Plus rien ne répond.

Ania : A cause de Rudy C’est ce que vous pensez N’est-ce pas Et vous voudriez Aurélien : Etre présent à vos côtés comme j’ai cru comprendre que vous le souhaitiez en laissant ce billet avec vos coordonnées Ania : Je ne sais plus.

Je l’ai remis à la réceptionniste de l’hôpital au cas où quelqu’un de la famille du lieutenant Sa femme ai-je pensé Sa femme aurait besoin de Alors quand je vous ai vu vous immobiliser devant l’acacia je me suis dit ce sera Pas son fils J’ai bien vu que vous n’aviez pas l’âge d’être son fils Oui je me suis dit pas son fils et plus rien parce que vous étiez planté devant l’acacia à fumer votre cigarette comme Rudy avant d’entrer dans l’immeuble J’en ai passé des années à gratter du papier pour obtenir ce logement rue du Chevalier de la Barre dans une HLM à la lisière des beaux quartiers Qu’est-ce que vous voulez Il leur faut bien des boniches de proximité à ceux des beaux quartiers 11

Des ménages avenue Junot rue Saint-Vincent villa Léandre j’en faisais le double avant que Rudy ne m’envoie de l’argent de sa solde Un ancien petit rat du Ballet russe bac +2 qui récure leurs chiottes ils trouvent ça plus glamour qu’une femme de ménage d’origine maghrébine Vous auriez dû les entendre déclamer mon pedigree à leurs hôtes Ania notre perle russe a dansé enfant au Bolchoï Ils prononçaient Ania Bolchoï et ils se croyaient dans la Cerisaie Quelle heure est-il Aurélien : Neuf heures trente Ania : J’irai au Fort Neuf de Vincennes en taxi Il y a une station à Château rouge Que des chauffeurs africains comme les petites prostituées sur le boulevard Barbès au coin du marché Dejean Des Ghanéennes et des Nigérianes m’a dit Zohra Sur le sujet il n’y a pas mieux renseignée que Zohra Elle est gardienne de l’immeuble où les filles travaillent Jusque dans les années soixante il y avait encore des chauffeurs de taxi russes Mon père Sacha le grand père de Rudy était aussi devenu conducteur Il pilotait le PC3

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un bus de la petite ceinture entre porte des Lilas et porte Champerret Les mercredis après-midi il emmenait le petit avec lui Rudy était très attaché à son grand-père comme je suppose les enfants qui n’ont pas connu leur père Je suis fille mère vous comprenez mère-célibataire comme on nous appelle aujourd’hui Qu’est-ce que ça a changé Qu’on ne nous montre plus du doigt La belle affaire Fille mère ou mère-célibataire on en bave autant pour élever nos mômes seules Mon père aimait bien le petit Il nous a aidés jusqu’au bout A trois mois de sa retraite une apoplexie foudroyante l’a terrassé Il est tombé d’un coup par terre sur le parking de son dépôt de bus La poisse une vie durant Et maintenant Rudy Son grand-père parti Rudy n’a plus été le même Il cherchait à comprendre non pas pourquoi on meurt On meurt tous n’est-ce pas 13

Mais à quoi ça rime une vie passée à trimer pour quelques euros qu’on a déjà dépensés en loyer et en électricité avant d’en avoir touché le premier centime Je parle je parle et j’en oublie de vous offrir une tasse de thé A moins que vous ne préfériez un café Aurélien : Je ne voudrais pas Ania : Mais vous ne me dérangez pas Café ou thé Aurélien : Un café s’il vous plait.

Ania : L’armée a bien mis trois jours à me renvoyer les restes mortels de Rudy C’est ainsi qu’ils désignent un cadavre Pas uniquement un cadavre amoché un cadavre tout court Les restes mortels de Rudy sont revenus de Kapisa dans un caisson en métal Oh pas chez nous bien entendu Ni l’hôpital ni la caserne ne rendent plus les corps Un cadavre chez soi vous n’y pensez pas trop encombrant trop visible Isoler les morts des vivants c’est devenu la règle

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Le caisson en métal avec les restes mortels de Rudy a fait le voyage d’Orly au Fort neuf de Vincennes dans un fourgon banalisé comme si de rien n’était ni vu ni connu Je suis allée au Fort en métro mais pas avec la robe noire et les escarpins qui me font si mal aux pieds À mon arrivée c’est tout juste s’il ne m’a pas fallu prouver que j’étais la mère de Rudy Photocopier mon livret de famille et ma carte d’identité ne leur suffisait pas Ils m’ont fait signer et contre signer un tas de documents sur lesquels étaient dactylographiés Terziev Rudolph né à Paris douzième le 3 mars 1986 décédé en Kapisa Afghanistan le 23 août 2010 Au dos de chaque feuille je devais inscrire Terziev Ania employée de maison née à Moscou en 1959 résidant 8 rue du Chevalier de la Barre Paris dix-huitième naturalisée française en 1981 Leurs paperasses remplies un militaire m’a conduite à la chapelle ardente Un type en civil m’attendait à l’entrée Il s’est présenté comme étant l’ASS L’assistant du service social Et ses premiers mots Aurélien ses premiers mots ont été Madame vous ne pourrez pas embrasser votre fils 15

il n’a plus de visage Imaginez non pas ma terreur mais ma colère Une colère sans parole ni pleur une colère Aurélien : Blanche Ania : Oui c’est ça une colère aussi blanche que les bandelettes enveloppant la tête de Rudy étendu en uniforme dans un cercueil offert par l’armée Otez ces bandes ai-je ordonné à l’ASS qui affirmait que Rudy n’avait plus de visage ` je veux en avoir le cœur net L’ASS me regardait effaré Madame je vous en conjure gardez le souvenir des traits de votre fils plutôt que Otez ces bandes je vous le demande ou je fais un malheur Je n’ai rien trouvé d’autre à lui opposer que de provoquer un drame qui dans mon esprit équivalait à saisir mon fils à bras le corps et à l’emporter L’a-t-il compris Il s’est faufilé entre moi et le cercueil croyant faire barrage à cette énième mère folle Mais pas de rage Aurélien parce que la rage est une réponse de chien pas de mère 16

Dans le manuel de psychologie de l’ASS une mère ne devient folle que de douleur Juste de douleur au motif qu’il serait naturel et donc dans l’ordre des choses qu’une mère confrontée aux restes mortels de son enfant souffre jusqu’à en perdre la raison Bien sûr que je souffrais mais en sourdine tant ma fureur l’emportait sur ma douleur La rage Aurélien est un puissant analgésique Puissant mais éphémère Ma rage est tombée à mes pieds quand l’ASS a retiré les bandes qui camouflaient le cratère creusé dans le visage de Rudy Son front ses yeux son nez sa bouche ses dents même ses dents avaient été pulvérisés par la charge de poudre Il ne restait de la tête de Rudy que la coque de son crâne fêlée comme une vieille assiette J’observais ce vestige de la tête de Rudy et allez savoir pourquoi l’envie d’y plonger les mains m’a sauté dessus comme s’il était impératif que je fouille dans le crâne brisé évidé de mon fils à la recherche d’une nécessité à ce massacre 17

Car il faut bien Aurélien une exigence plus sérieuse que la défense d’on ne sait quelle liberté immuable revendiquée par le vieil occident pour que ses troupes équipées de l’arsenal militaire le plus performant de la planète envahissent un pays à mille miles des leurs un pays laminé par trente ans d’agressions successives un pays dont un pourcentage inchiffrable de sa population armé de vieilles kalachnikovs et de bombes artisanales mettrait en péril leur soidisant liberté immuable Qui peut le croire Qui le croira encore Dix ans que leurs forces armées occupent le terrain sous des prétextes dont la seule constante est de changer au gré des préoccupations de l’électorat de leur nation Un jour on les dit partis en Afghanistan pour tuer dans l’œuf le terrorisme international le lendemain pour y enrayer un obscurantisme dont les femmes sont les premières victimes le surlendemain pour y éradiquer la corruption Et comme au fil des jours n’importe quel quidam a tôt fait d’évaluer que pas plus le terrorisme que l’obscurantisme ou la corruption ne se réduisent aux limites de ce territoire enclavé dans les montagnes d’Asie ils sortent

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leur double joker l’aide au développement et à la sécurisation du pays par ses propres forces Non Aurélien je ne digresse pas je mets bout à bout les successifs buts affichés de cette vaste opération militaire déclenchée au nom d’une soi-disant liberté immuable alors que la liberté vous le savez est aussi sujette à variation que la vérité On aurait dû en rire On aurait dû mais on ne peut plus Non pas à cause de centaines de soldats blessés ou morts pour une prétendue liberté inaltérable mais parce que leur état-major à force de changer d’objectifs leur a fait perdre le visage Entendez-moi bien Aurélien perdre le visage n’est pas perdre la face Qui a perdu la face s’en remet Qui est défait de son visage est d’un coup privé de son identité Dans cette guerre qui soi-disant n’en est pas une les états réputés démocratiques ont perdu et la face et le visage

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Ces états qui au nom d’une liberté imprescriptible se proclamaient audessus de tout et de tous ont de jour en jour démontré qu’ils avaient le dessous Rudy n’est pas la victime d’un insurgé afghan que par abus de langage ils nomment taliban Non Rudy est uniquement la victime d’une armée défaite par sa morgue Je me racontais tout ça en russe les poignets enfermés dans les mains de l’ASS qui n’avait pas laissé les miennes creuser dans les débris du cerveau de mon fils pour trouver une nécessité à cette boucherie Un homme en uniforme est entré J’ai eu la vision d’un champ de neige avec un traîneau emportant le cadavre nu de Nadejda son nom et son matricule gravés sur une plaque en bois ficelée au gros orteil un pic enfoncé dans le crâne Le militaire a couvert d’un drap le trou noir dans la face de Rudy dès cet instant je n’ai plus rien ressenti mon intériorité s’était déposée sur le linceul occultant le plus de visage de Rudy Venez madame m’a intimé l’ASS 20

Je n’ai pas résisté je l’ai suivi dans l’antichambre de la pièce funéraire Il m’a fait asseoir sur un divan et m’a dit voulez-vous qu’on en parle Parler de quoi De mon atroce envie de chier pour évacuer les fèces que mon dedans en s’éjectant de l’enveloppe de mon corps y avait lâchées Je me suis précipitée aux toilettes et j’y ai non seulement déféqué mais vomi le peu de matière qui avait résisté à l’expulsion de mon intimité A mon retour dans la pièce j’ai trouvé l’ASS accroupi sur le parquet une main passant et repassant sur les lattes du plancher J’observais sa menotte faire l’essuie-glace persuadée qu’il cherchait à retrouver je ne sais pas un truc indispensable comme une lentille de contact qui s’il n’arrivait pas à la récupérer allait aggraver sa vision des choses eh bien non il m’a dit j’ai perdu un bouton de ma chemise Un bouton de nacre 21

J’aurais dû hurler et moi mon fils Mes jambes flageolaient J’euh j’euh perds pied ai-je bafouillé en m’asseyant L’ASS s’est dressé comme un i Voulez-vous en parler Ce devait être la seule question qu’il était autorisé à poser Voulez-vous De l’eau s’il vous plait.

L’ASS me regardait circonspect comme si de retour des cabinets de la caserne je n’avais pas plus d’épaisseur que la tête explosée de mon fils De l’eau Il répétait de l’eau à la façon de quelqu’un à qui on aurait demandé la direction de la mer pour s’y noyer Oui un verre d’eau s’il vous plaît Au mot verre l’appréhension qu’il y avait dans son regard s’est dissoute Il a décroché un combiné mural et a commandé une bouteille d’eau Je n’en ai bu qu’un verre juste pour faire passer le goût de cendre que j’avais dans la bouche L’ASS a de nouveau décroché le combiné Une infirmière est entrée 22

Les traits de l’ASS se sont complètement détendus Il a fait quelques pas vers un guéridon Il y a attrapé un haricot et l’a tendu à l’infirmière Je vais vous faire une injection de De quoi D’opium Du bon du pur de l’Afghan Je n’ai pas laissé l’infirmière terminer Je me suis levée et je suis sortie la tête tournée vers eux Ça va Ça va bien Je repasserai à l’heure dite pour la fermeture définitive du cercueil Ils sont restés cloués sur place L’ASS avec son haricot à la main L’infirmière la main tendue vers le haricot Je suis descendue dans le métro La station Château de Vincennes vous le savez est une queue de ligne Sur le quai il y a deux voies La première sert à la circulation des trains la seconde au garage d'un train Je suis montée dans la rame déjà à quai Elle était vide L’éclairage en veilleuse 23

Les gens qui affluaient sur le quai ne s’y trompaient pas Aucun ne grimpait dans la rame stationnée Ils attendaient sur les bords de l’autre voie Leur train approchait quand le mien s’est ébranlé J’étais certaine pour m’y être déjà fait piéger que je finirai au garage Dans la nuit d’un dépôt sous terre Et qu’un cheminot me ramènerait à la surface Comme prévu la rame garée le conducteur a fait le tour des wagons Qu’est-ce que vous faites là ma petite dame je le fixais hagarde des larmes sèches au coin des yeux Allez ma petite dame ce n’est pas si grave Suivez-moi on va refaire surface À la lumière de sa lampe torche nous avons marché l’un derrière l’autre sur les planches qui chevauchaient les rails je ne me rappelle plus où nous sommes sortis à l’air libre Je ne me souviens que du feuillage des arbres Et du cheminot s’écriant ça y est ma petite dame on a refait surface Refaire surface quand on a plus pied 24

C’est ce qu’on voudrait tous Sacha le premier qui me répétait pour s’en convaincre Ania on va se refaire oublier repartir de zéro reprendre le dessus car c’est bien ce que veut dire refaire surface Pauvre Sacha Jusqu’au bout il a cru qu’on pourrait se refaire alors qu’à peine nés nous étions déjà des refaits de l’Histoire Et Rudy aussi Rudy qui était peut-être le seul en être conscient Rudy refait et défait dans les montagnes d’Asie centrale Si loin de la mer Le cheminot m’a serré la main et je me suis enfoncée dans le bois avançant comme un automate un pied devant l’autre droite gauche droite gauche L’air était doux presque chaud J’ai suivi l’avenue des Minimes jusqu’au lac Nous y allions pique-niquer avec Rudy Quand j’avais trois sous je lui offrais le zoo Les dimanches sans on se contentait d’observer les mouflons grimpés au sommet du rocher 25

Lors d’un de nos entretiens sur Skype Rudy me parlait des mouflons de Kapisa Mama ils sont deux fois plus grands qu’au zoo de Vincennes Aux premières neiges ils descendront du Pakistan en Afghanistan Je t’enverrai des photos Je n’ai jamais pu faire manger de mouton à Rudy S’il nous arrivait de passer devant les vitrines de boucheries achalandées en crânes de mouton Rudy me lâchait la main et se mettait à courir comme un forcené en criant non non pas les mouflons Comment un enfant aussi sensible a-t-il choisi de faire le soldat Un enfant qui a toujours eu en horreur les jeux vidéo de guerre Mama j’étouffe Je veux voir du pays Je n’ai pas les moyens Je m’engage Souvent je me suis demandée si c’était moi qui l’asphyxiais Un enfant unique on se l’attache un peu plus De là à Aurélien : Ania vous me permettez de vous appeler Ania Votre fils Rudy s’interrogeait aussi sur la nécessité de cette guerre qui résiste à dire son nom Ania : Qui vous l’a dit 26

Votre frère Aurélien : Abel ne parle plus Je le tiens de Rudy Du journal de Rudy Quelqu’un l’a glissé dans la poche de ma veste Je ne sais pas qui Se faire connaître aurait été trop dangereux pour cette personne et d’autres là-bas Ania : Cet homme a lu le journal Aurélien : Ou cette femme Oui je suppose qu’elle l’a lu Sinon elle aurait laissé les autorités s’en emparer Le détruire Qu’on n’apprenne pas que des soldats du rang doutent de la légitimité d’opérations menées au nom d’une liberté que précisément on refuse à ceux qui vivent et pensent autrement que nous Ania : Rudy l’a écrit Aurélien : Oui Ania : Et votre frère quelle était sa position Aurélien : S’il en avait une il ne l’aurait pas communiquée Un sous-officier n’émet pas d’opinion Il sert avec la rectitude indispensable à sa profession Ania : C’est ce qui vous avait éloigné de lui 27

Aurélien : Non D’autres choses Plus douloureuses Plus intimes Indicibles Si Abel n’avait eu ce geste pour tenter de sauver votre fils au risque de Je ne sais pas si Ania : On ne peut pas savoir La mécanique des sentiments ne s’enraye pas aussi facilement Aurélien : que devant les restes mortels de son enfant Ania : Oui Quelle heure est-il Aurélien : Dix heures cinq Ania : Il est temps que j’enfile ma robe noire Les ballerines prêtées par Zohra feront l’affaire Je les ai essayées hier.

De vrais chaussons.

Remarquez qu’on n’aura pas beaucoup à marcher.

On prendra un taxi pour le Fort.

Et ensuite leur minibus jusqu’aux Invalides Douze places pas plus 28

Les membres de la famille et les amis les plus proches Vous Zohra et moi Zohra nous attend à la station de taxi à l’angle de la rue Custine et du boulevard Pendant que je me coiffe lisez-moi une page du journal de Rudy Aurélien : Ce matin ordre m’a été donné d’arrêter une vieille Toyota et d’en faire descendre mains levées deux commerçants pour les fouiller à corps Je n’ai pas eu besoin de leur parler Dans quelle langue l’aurais-je fait Un signe de tête a suffi et les hommes tenus en respect par nos tireurs ont soulevé leur pakol de laine marron remonté leur large tunique et virevolté de manière à montrer qu’ils ne portaient pas de ceinture d’explosifs J’ai failli pleurer (silence) Ania : Venez il faut y aller

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