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Allemagne Des cathos qui se rebiffent
Allemagne
Des cathos qui se rebiffent
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Durement éprouvée par les scandales d’abus sexuels et la complaisance de son clergé, l’Église catholique allemande affronte une vague de contestation. Refus de payer l’impôt ecclésiastique, demandes de radiation des registres baptismaux : les paroissiens allemands se révoltent. Par Guillaume de Morant
Petra, 42 ans, fait quelques pas en sortant du tribunal d’instance de Cologne, éblouie par le soleil de juillet et assourdie par les travaux de la place Reichensperger. « J’étais dans la salle 37, je viens de signer ma Kirchenaustritt », raconte cette employée de magasin, un peu émue. La
« salle 37 » et la « Kirchenaustritt », littéralement la « sortie de l’Église », les catholiques de Cologne savent bien de quoi il s’agit : quitter officiellement leur religion et cesser de payer l’impôt ecclésiastique, qui va ici de pair avec toute confession : « J’aime mon Église, mais je pars parce que je ne veux plus la soutenir financièrement telle qu’elle est. Il faut que cela change, trop de scandales ne sont pas pris en compte. »
À Cologne, comme partout en Allemagne, le financement des confessions est assuré par une taxe, le Kirchensteuer, l’« impôt de l’église », payé uniquement par les pratiquants. Le système est bien rodé : le fidèle déclare sa religion auprès du service des impôts, et son employeur – s’il est salarié – prélève chaque mois entre 9 et 10 % d’impôts supplémentaires ; l’argent transite par la trésorerie locale, qui le reverse à l’Église concernée.
L’Église catholique romaine, les Églises protestantes et certaines communautés protestantes ou juives sont ainsi financées jusqu’à 70 %. Les croyants paient en moyenne 300 euros par an. Des exonérations sont prévues en cas de chômage partiel, et, en cas de licenciement, il est possible de se faire rembourser. « C’est un impôt obligatoire. En principe, on ne peut pas s’y soustraire si on veut continuer à pratiquer », raconte
Johannes, 39 ans, qui fréquente la paroisse Saint-Servatius. Né dans une famille catholique pratiquante, il était le seul de sa génération d’amis à encore accepter de payer l’impôt confessionnel. En 2020, cet ingénieur agronome a jeté l’éponge, saisissant une perche tendue : « À l’occasion d’une vérification, le service des impôts m’a demandé si je voulais toujours payer pour l’Église. Cette fois-ci, j’ai dit non, parce que j’ai pris une claque avec le comportement du cardinal Woelki, l’archevêque de Cologne. Déjà, j’étais de moins en moins d’accord avec le financement des Églises par l’impôt. Je préfère un système à la française où les fidèles donnent directement au diocèse. Mais, là, ce n’est plus possible, l’archevêque de Cologne a couvert des prêtres pédophiles, on ne peut plus continuer comme ça », explique ce francophile.
Un drame sous-évalué Les problèmes d’abus sur des mineurs au sein de l’Église allemande sont évoqués comme étant l’une des causes importantes des sorties d’Église. Depuis les années 1990, ils ont été illustrés par une série de procès, mais ils sont longtemps restés « derrière le mur du silence ». L’année 2010 a marqué un tournant à la suite d’articles de presse sur des cas d’abus sexuels à Berlin, puis une série de rapports a révélé une large sous-évaluation du problème dans tous les diocèses. Depuis, l’Église catholique allemande est l’objet d’une méfiance croissante. Car, si elle a pris quelques mesures de prévention, de dénonciation des cas à la justice et d’indemnisation des victimes, celles-ci semblent avoir du mal à s’imposer… Symbole de cette Église hésitante, en septembre 2010, l’archevêque de Cologne de l’époque, Joachim Meisner, aujourd’hui décédé, déclarait en évoquant un prêtre pédophile : « Je ne sais que faire de lui. Le laisser travailler dans
une église est impensable, mais je ne peux pas le jeter dans le Rhin. La miséricorde doit s’appliquer à tout le monde, même si c’est parfois difficile. » Or le prélat ne pouvait pas ignorerque, la même année, des révélations fracassantes avaient montré que les abus sexuels dans l’archidiocèse n’étaient pas limités à un cas ou deux « dont on ne saurait quoi faire » et étaient au contraire légion. Par exemple, dans le pensionnat jésuite d’Aloisius-Kolleg, à Bonn, jusqu’à 175 victimes de 18 religieux et 5 laïcs ont été recensées depuis les années 1960. L’archidiocèse se défend de traîner les pieds et affirme dénoncer les cas lorsqu’il en a connaissance. Effectivement, en février 2011, un curé de Morsbach, dans l’arrondissement du Haut-Berg, a été suspendu parce qu’il avait caché à l’archevêché sa condamnation avec sursis vingt ans plus tôt pour avoir abusé sexuellement d’un enfant. L’archidiocèse a renvoyé l’affaire à la curie à Rome pour qu’elle soit jugée selon le droit canon. Mais, dans l’autre sens, lorsque des religieux ont été poursuivis et sanctionnés par la justice ecclésiastique, l’archevêché de Cologne n’a pas fait suivre à la justice civile. Ainsi, il a fallu attendre octobre 2018 pour que quatre prêtres passés devant la justice ecclésiastique pour atteintes sexuelles sur mineurs dans les années 1970 et 1980, et interdits depuis de service sacerdotal, soient signalés au procureur de la République. Et puis, il y a eu l’affaire de trop, celle du rapport du cabinet d’avocats munichois Westpfahl Spilker Wastl. Soucieux d’établir toute la vérité sur la pédophilie dans le diocèse, le cardinal Rainer Maria Woelki, actuel archevêque, le charge en 2018 de rédiger une étude circonstanciée. Il lui demande notamment de nommer les responsables diocésains qui auraient pu commettre des erreurs dans la gestion de ces crimes. Mais, en octobre 2020, à la grande surprise des catholiques de Cologne, l’archidiocèse se refuse à publier le travail des avocats, affirmant qu’« ils ont commis des erreurs méthodologiques considérables et que leurs conclusions ne sont pas une base appropriée ». Le cardinal Woelki déclare qu’il publiera une autre enquête, commandée à d’autres experts. Le rapport interdit fait des remous, y compris au sein du Comité central des catholiques allemands, la structure qui représente officiellement les vingtsix millions de pratiquants du pays. L’actuel archevêque de Hambourg, Stefan Heße, en est un membre important. Avant d’être nommé à Hambourg, l’homme a été responsable du personnel du diocèse de Cologne. Or, quand le rapport de Munich commence à fuiter, il y figure comme faisant partie des responsables ayant couvert des faits de pédophilie à Cologne. Et Stefan Heße aurait exercé de nombreuses pressions pour empêcher la divulgation de ces informations.
Une exonération suspecte Le scandale éclabousse le cardinal Woelki lorsque le commissaire du gouvernement fédéral pour les questions d’abus sexuels sur les enfants met directement en cause sa « gestion peu transparente ». Dans deux cas d’abus sexuels à Cologne, de l’argent aurait même été versé afin de faire taire les victimes et dissimuler les faits, ce qui constitue une violation du droit canon. Mgr Woelki annonce une enquête indépendante, commande un nouveau rapport et demande pardon lors de la messe de
86- LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2021 © Andreas Rentz / Getty Images via AFP
Noël 2020. Mais la fronde gronde, de nombreuses voix chez les laïcs et dans le clergé de Cologne se plaignent d’une grave perte de crédibilité de l’institution. Le 18 mars 2021, une dernière enquête, réalisée par le cabinet d’avocats Gercke Wollschläger, est publiée. Accablante, elle identifie 314 enfants victimes d’abus sexuels entre1975 et2018, des faits commis par 202 suspects dont 127 membres du clergé et 66 laïcs. Le rapport révèle que plus de la moitié des victimes d’inconduites sexuelles, d’attouchements ou de viols étaient âgées de moins de 14 ans, garçons et filles. Les noms de vingt-quatre responsables du diocèse sont publiés parce qu’ils n’ont pas « clarifié, puni ou empêché les faits, ni suffisamment fait d’efforts pour aider les victimes ». Un tiers des cas relèvent de la responsabilité de Joachim Meisner, l’ancien archevêque. Les experts découvrent un dossier secret intitulé « Frères dans le brouillard », dans lequel il conservait des documents « exigeant la confidentialité ». Il n’a donc rien fait. Curieusement, le successeur de Meisner, le cardinal Woelki, est totalement dédouané dans ce rapport dit « indépendant ». Mais il est vrai qu’il l’a lui-même commandé… À la suite de ces révélations, des têtes sont tombées : l’ancien vicaire général, Dominikus Schwaderlapp, devenu entretemps évêque auxiliaire, a été démis de ses fonctions ; l’évêque auxiliaire Ansgar Puff a démissionné et Stefan Heße, l’archevêque de Hambourg, a également présenté sa démission au pape. Le mouvement We Are Church a appelé l’archevêque de Cologne à prendre la porte lui aussi. Le cardinal Woelki ne l’envisage pas, sous prétexte que « sa responsabilité morale le conduit à tout faire pour que de telles erreurs ne se produisent plus ». Mais il a fait acte de contrition, admettant « une dissimulation systémique, un chaos dans l’administration, un système de silence, de secret et d’absence de contrôle ». L’archidiocèse de Cologne se veut désormais vertueux et a annoncé de nouvelles mesures : la création d’une commission indépendante, la revalorisation des indemnités versées aux victimes, le contrôle régulier des ecclésiastiques et des laïcs accusés, le renforcement des structures d’évaluation et de prévention, ainsi que des changements dans la formation des prêtres avec « un bilan psychologique, une année préparatoire avec des activités sociales et une implication plus forte des femmes dans la formation ». L’expert Hans Zollner a immédiatement dénoncé ce qu’il qualifie de « mesurettes » – « C’est un pas bien trop petit avec des perspectives purement juridiques » – et déploré un manque de vision d’ensemble et d’évaluation morale : « Depuis 2002, les évêques allemands avaient des directives pour traiter les abus, pourtant des manquements aux devoirs ont continué à se produire. »
Des défections en série Fin mai, le pape François s’en est mêlé, ordonnant une visite apostolique à Cologne. Un évêque néerlandais et un cardinal suédois sont venus enquêter sur place sur les éventuels agissements des pontes locaux. Leurs entretiens sont restés confidentiels, tout comme leur rapport. Le pape François ne s’est toujours pas prononcé pour dire s’il acceptait ou non la démission de l’archevêque de Hambourg. Et les soupçons sur l’intégrité de ce dernier continuent de planer. À Cologne, tout cela passe très mal et les paroissiens ont trouvé un moyen de faire
pression : quitter l’Église et ne plus payer pour son financement. Pour ce faire, ils ont le choix entre deux méthodes : passer par un notaire, mais le coût de son intervention est à la charge du requérant, ou s’adresser directement au greffe du tribunal d’instance, dans la fameuse « salle 37 ». En échange du paiement d’une taxe de 30euros, le catholique est radié des registres de l’Église et son acte de baptême est annoté en conséquence. Pour faire face à une forte demande, le tribunal de district, situé à quelques centaines de mètres du Kölner Dom (la cathédrale de Cologne) a mis en place de gros moyens : la réservation par Internet, une capacité d’accueil triplée et un personnel renforcé. Malgré tout cela, au moment de la rédaction de cet article, fin juillet, il y avait deux mois d’attente pour obtenir un rendez-vous. Il y a eu environ 7 000 désistements en 2019 contre 10 100 en 2020. Certes, ces chiffres ne tiennent pas compte des confessions, mais Cologne est à majorité catholique. L’année 2021 promet de battre tous les records ; rien qu’au premier trimestre, 3 346 personnes ont quitté les Églises.
Reinhard Marx, porte-parole des réformateurs
Après avoir été lourdement mis en cause par des victimes d’agression sexuelle pour avoir fermé les yeux sur des faits commis par un prêtre du diocèse de Trèves à l’époque où il en était l’évêque (20012007), Reinhard Marx, 67 ans, cardinal archevêque de Munich, a effectué un spectaculaire mea culpa et se pose désormais en porte-parole des réformateurs. Il a présenté sa démission le 4 juin dernier. Par ce geste, le cardinal voulait «assumer la coresponsabilité de la catastrophe des agressions sexuelles commises par des représentants de l’Église au cours des dernières décennies». Celui qui fut président de la Conférence épiscopale allemande de 2014 à 2020 dénonçait dans sa lettre de démission «les défaillances personnelles, les erreurs administratives, mais aussi une défaillance institutionnelle. L’Église n’a pas su en assumer la responsabilité systémique». Le 10 juin, le pape François a refusé sa démission, mais l’a encouragé à persévérer dans la réforme contre les abus. Le cardinal Marx est un conseiller proche du pape, l’un des piliers de son «gouvernement», notamment pour la réforme de la Constitution du Saint-Siège et celles économiques et financières de la curie romaine. Reinhard Marx a expliqué «prendre désormais très au sérieux les critiques» et vouloir «élargir la réflexion et l’autocritique». Geste symbolique, il a renoncé par une lettre au président de la République fédérale d’Allemagne à la croix fédérale du Mérite, l’équivalent de la Légion d’honneur. Et il s’est lancé dans un esprit réformateur dans le «chemin synodal», un dialogue entamé début 2020 par l’Église allemande, organisé conjointement par la Conférence épiscopale allemande et le Comité central des catholiques allemands. Il ne le nomme jamais, mais dans son viseur se trouve le cardinal Woelki, archevêque de Cologne, que l’on reconnaît facilement dans ceux qu’il accuse, dans sa lettre au pape, de ne pas vouloir «accepter la responsabilité et la complicité de l’institution» et de «s’opposer à tout dialogue de réforme et de renouvellement en lien avec la crise des agressions sexuelles». Contrairement à Marx, Woelki, inflexible, n’a pas cédé aux appels à la démission.
L’image du diocèse est durablement écornée et cela met une drôle d’ambiance. Martin, 69 ans, n’oubliera pas sa dernière messe de minuit dans sa paroisse de Reine-Sainte-Marie à Cologne. Dans cette assemblée huppée du sud de la ville, certains regards de paroissiens étaient fuyants et ce n’était pas à cause de la pandémie. Certes, tout le monde était masqué et seulement un banc sur deux était occupé, mais, au fond de lui, Martin se sentait peu à l’aise : « En novembre, j’ai signé devant un notaire pour ne plus payer l’impôt ecclésiastique et dénoncer une confrérie d’intouchables », explique-t-il. Cela ne l’empêche pas de fréquenter sa paroisse, car il continue à se sentir connecté à la foi et à la communauté chrétienne.
Des fonds en baisse Ici, le curé refuse de filtrer les paroissiens selon qu’ils paient ou non l’impôt, même s’il en a la possibilité. En théorie, selon un décret de 2012 de la Conférence épiscopale allemande, les paroissiens ayant quitté l’Église perdent leurs droits à la communion et au mariage, celui d’être parrain ou marraine ou de participer à la vie des conseils paroissiaux. En rentrant chez lui pour réveillonner en famille, ce cardiologue a soudain compris tous ces regards gênés : « Beaucoup de paroissiens de cette messe de minuit avaient fait la même démarche que moi. Le pire est que, même entre fidèles, on n’ose pas en parler, on n’ose pas discuter librement. » La fuite des catholiques commence à peser sur les finances du diocèse. En 2020, les recettes fiscales ont chuté de 8 %. Des coupes ont été pratiquées dans ses activités sociales, avec par exemple la fermeture de la maison de loisirs Maria in der Aue pour les familles en difficulté. Déjà des catholiques s’inquiètent pour la continuation de l’aide aux plus pauvres. En juin dernier a été créée l’association Umsteuern! Robin Sisterhood (Changer de cap, les sœurs de Robin des Bois) pour « reconsacrer la taxe ecclésiastique ». Pour sa cofondatrice Maria Mesrian, de l’association féministe Maria 2.0, qui milite notamment pour l’ordination des femmes, « il s’agit d’inciter les personnes qui ont quitté l’Église à faire un don pour une bonne cause. L’argent sera versé à des associations d’entraide pour les victimes de violence, aux budgets limités. Un autre objectif est le soutien des maisons de protection des femmes et des enfants. Rien qu’à Cologne, 370 femmes qui avaient demandé à être admises dans un foyer ont été refoulées l’année dernière, car il n’y a que 45 places. » L’association est soutenue entre autres par Carolin Kebekus, célèbre comédienne et présentatrice télé, qui dénonce « les terribles dommages causés aux croyants par l’Église catholique par sa gestion calamiteuse des abus sexuels ». Quant à Wolfgang Schmitz, cofondateur de l’association, il déclare que le « processus inqualifiable de traitement des nombreux cas d’abus dont le cardinal Rainer Woelki est responsable » a été un déclencheur et que « la structure actuelle de l’Église catholique promeut un système qui discrimine et blesse les gens sur la base de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur mode de vie ». À Cologne, la crise de confiance tourne à l’indignation… En France, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église a présenté son rapport le 5octobre. Sur la période 1950-2020, elle a estimé le nombre de victimes de clercs abuseurs à au moins 216 000 et ces derniers à environ 3 000. •