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Le feuilleton de Notre-Dame
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Par Bernadette Sauvaget
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« À quelque chose malheur est bon », dit le proverbe. De fait, l’incendie de Notre-Dame, dramatique par essence, a permis à de nombreux scientifiques d’étudier de tout près des éléments jusque-là hors de portée, comme les vestiges de ses peintures murales ou les détails de ses plus belles roses. Parallèlement, ils ont fourni de précieux conseils quant à la reconstruction de l’édifice.
Notre-Dame de Paris ressemble désormais au labyrinthe du Minotaure. L’œil est désemparé tant les repères habituels ont disparu derrière des milliers de tubes d’acier. Un dédale d’échafaudages a germé à l’intérieur de la cathédrale. Judicieusement agencée, l’immense structure de métal, comme un bardage couvrant tous les recoins de l’édifice, a été montée pour les derniers travaux de sécurisation. Ceux-ci s’achèvent. Dès cet automne – si tout va bien car un tel chantier, titanesque, réserve à chaque moment sa part d’inattendu –, la reconstruction de la cathédrale va enfin démarrer. « Les échafaudages sont utiles autant pour la sécurisation que pour la reconstruction », précise, chaque fois qu’il le peut, Philippe Villeneuve, l’intrépide et gouailleur architecte en chef des monuments historiques qui pilote les opérations. Il prend garde à utiliser avec parcimonie les fonds alloués, essentiellement l’argent de milliers de donateurs. Ce jour de juillet 2021, il s’agit de rejoindre Élisabeth Pillet et Michel Hérold, deux spécialistes reconnus des vitraux, rattachés au Centre André-Chastel, en mission dans l’édifice. Pour trouver le bon escalier ou le bon ascenseur, il faut être guidé. Cette fois-ci, Jonathan Truillet, directeur adjoint des opérations à l’Établissement public chargé de la restauration et de la conservation de la cathédrale Notre-Dame de Paris (EPRNDP), est notre pilote, notre ange gardien. Pour les chercheurs, les échafaudages dressés à l’intérieur de la cathédrale, sans doute jusqu’à l’achèvement en 2024 de la première tranche des travaux, sont une incroyable aubaine. Ils leur donnent l’occasion inespérée d’accéder à des lieux inatteignables en temps ordinaire, de mener leurs recherches au plus de près de leur objet d’études. « Depuis le mois de mai, nous venons une à deux fois par semaine », précise l’historienne d’art Élisabeth Pillet, conservatrice du patrimoine. Sur le chantier, les scientifiques n’échappent pas aux contraintes liées à la présence des poussières de plomb dans la cathédrale, conséquence de l’incendie de la toiture et de la flèche. Élisabeth Pillet est vêtue de la combinaison blanche de rigueur. Pour entrer dans l’édifice, le protocole demeure très strict. À l’entrée, il faut se déshabiller intégralement, enfiler des sous-vêtements de chantier, revêtir la combinaison, se chausser de bottes, mettre un casque… À la sortie, il faut à nouveau se déshabiller, prendre une douche avec shampoing pour se débarrasser des poussières de plomb, enfermer combinaisons et sous-vêtements usagés dans un sac en plastique. À intervalles réguliers, la polémique concernant la pollution ressurgit. « La cathédrale n’est plus émissive », assure-t-on à l’établissement public. En clair, elle ne pollue plus son environnement, son voisinage. Mais la dépollution de l’édifice, elle, n’est pas encore enclenchée. Certes, l’incendie du 15 avril 2019 a irrémédiablement détruit la charpente médiévale de la cathédrale, une catastrophe patrimoniale. Mais la médaille a son revers, enthousiasmant à bien des égards. À pied d’œuvre depuis le printemps, les chercheurs de différentes disciplines vont étendre et affiner les connaissances que l’on a de Notre-Dame de Paris. « Les recherches actuelles sur les vitraux sont menées dans le cadre du chantier scientifique mis en place en collaboration avec le ministère de la Culture, le CNRS et l’établissement public. L’opération mobilise une centaine de chercheurs, œuvrant tous à l’étude de la cathédrale. Le chantier scientifique nourrit le projet de restauration et enrichit à la fois les connaissances du monument », explique Jonathan Truillet. Huit groupes de chercheurs, issus la plupart du CNRS, travaillent sur des sujets thématiques :
le bois, la pierre, les vitraux, l’acoustique, etc. Certaines études viennent consolider le choix des architectes pour la reconstruction : c’est de la recherche appliquée. Comme le raconte Jonathan Truillet, des spécialistes de la pierre ont examiné les voûtes endommagées de NotreDame dès que cela a été possible en termes de sécurité. Ils ont ensuite fourni des conseils sur le choix des carrières où extraire les pierres destinées à la reconstruction. Sur le parvis de Notre-Dame, des barnums blancs ont occupé, de longs mois, l’essentiel de l’espace disponible. Au grand dam d’associations écologistes, préoccupées par la pollution au plomb, les vestiges de l’incendie y ont été entreposés : les bois brûlés de la charpente, des pierres portant parfois quelques traces de polychromie. Les chercheurs, eux, les considèrent comme du matériel archéologique. D’un point de vue juridique, comme la cathédrale est classée monument historique, ces vestiges sont devenus, à leur tour, monuments historiques. Et, de ce fait, ils ne peuvent pas, du moins pour le moment, être dispersés, vendus ou détruits. Finalement, le grand déménagement a eu lieu. Les vestiges sont désormais stockés dans de vastes entrepôts à Saint-Witz (Val-d’Oise), près de Roissy. Pour le moment, l’établissement public en protège jalousement l’accès. À l’horizon de quelques mois, les équipes de chercheurs s’y installeront pour mener leurs investigations. Sur place, un spécialiste des charpentes médiévales et un expert de la dendrochronologie –datation d’un arbre grâce à l’étude de ses cernes annuels de croissance, méthode appliquée aussi aux charpentes de châteaux et d’églises – ont constitué, au début de l’été, une sorte de petit avant-poste. Ils ont pour mission de travailler sur les vestiges de la souche de la flèche. Il s’agit également de recherche appliquée. Élever la nouvelle flèche de Notre-Dame, copie de celle édifiée au xixe siècle par Eugène Viollet-le-Duc lors de sa grande campagne de restauration de la cathédrale, sera l’un des grands défis, l’une des opérations les plus spectaculaires de la reconstruction. Les travaux de l’archéologue Jean-Yves Hunot et du dendrochronologue Olivier Girardclos à Saint-Witz vont donner de précieuses indications à l’équipe de Philippe Villeneuve.
L’œil rivés aux vitraux À l’intérieur de la cathédrale, un ascenseur nous permet d’éviter les fatigants escaliers métalliques des échafaudages et d’accéder rapidement aux grandes roses, à une vingtaine de mètres au-dessus du sol. Elles restent les vitraux emblématiques du monument. Sur le chantier, chacun est prompt à parler de miracles. En particulier en ce qui les concerne, car elles n’ont subi aucun dommage lors de l’incendie ravageur du 15avril 2019. Impressionnantes par leur taille, les roses sont les derniers vitraux datant de l’époque médiévale encore en place dans la cathédrale. Chacune est un vaste ensemble composite, des dizaines de panneaux, de médaillons s’étalant sur plusieurs époques. Au fil des siècles, les autres vitraux ont été remplacés par des vitreries claires. Dès le xviie siècle, les goûts ont changé. Ceux datant du Moyen Âge sont passés de mode. Lors de sa
grande campagne de restauration deux cents ans plus tard, Viollet-le-Duc, fervent admirateur du Moyen Âge, a refait l’ensemble des vitraux des chapelles du chœur, en s’inspirant, de manière plus ou moins heureuse, de motifs médiévaux. Munis de masques, Élisabeth Pillet et Michel Hérold sont au chevet de la rose sud, la plus remaniée depuis le xiiie siècle. D’une dimension de 12,90 m de diamètre, elle comporte quatrevingt-quinze panneaux. Les deux historiens d’art sont émerveillés l’un et l’autre de ce face-à-face inédit – et impensable avant l’incendie – avec le vitrail. Ils se livrent à une critique d’authenticité, c’est-à-dire à la datation la plus fiable et la plus précise possible des dizaines et dizaines d’éléments qui composent la rose. « C’est un travail fastidieux… Mais un simple relevé par drone n’aurait pas suffi. Rien ne remplace l’expérience concrète du regard », note Jonathan Truillet. Avec assurance, Michel Hérold évalue d’un coup d’œil la qualité d’une couleur, le dessin d’un visage, autant de paramètres pour établir une datation. C’en est impressionnant. Démontés pour être mis à l’abri pendant la Seconde Guerre mondiale, les vitraux avaient été réinstallés dans la cathédrale en 1949. Cinq ans plus tard, l’historien d’art Jean Lafond s’était livré à une première critique d’authenticité. « Il avait étudié tout cela depuis le sol, aux jumelles, explique Michel Hérold. Notre travail est de vérifier un à un les éléments pour les dater. » En 2021, les échafaudages rendent évidemment exceptionnelles les conditions pour effectuer ce travail. Pour Élisabeth Pillet et Michel Hérold, l’essentiel est de faire le tri entre ce qui relève de l’époque médiévale et les très nombreux ajouts de Violletle-Duc au xixe siècle. Lors de la campagne de restauration de la rose sud, l’architecte, qui estimait qu’elle n’était pas correctement centrée, l’avait fait complètement démonter puis remonter en la faisant pivoter d’un demi-rayon. À chaque visite dans Notre-Dame, les deux historiens d’art s’émerveillent des trésors qu’ils découvrent. Grimpant quelques échafaudages, Élisabeth Pillet nous conduit vers un magnifique médaillon représentant le motif évangélique de la fuite en Égypte. Ailleurs, c’est un ensemble reconstituant, selon ses hypothèses, la vie de l’évangéliste Matthieu. À l’œil, les spécialistes datent ces éléments du xiie siècle, c’està-dire d’avant la construction de la cathédrale gothique, commencée en 1263. Une énigme ? Comment des vitraux du xiie siècle se retrouventils dans une rosace datant, elle, du xiiie siècle ? « Ce sont probablement des réemplois de l’édifice antérieur, mais nous ne savons pas à quelle époque ils ont été intégrés à la rose sud », explique Élisabeth Pillet. Malheureusement, les transformations et les ajouts qu’a subis la rose sud ont fait du tort à sa cohérence narrative, ce qui n’est pas le cas pour la rose nord, mieux préservée.
Des chantiers dans le chantier ? À l’intérieur de la cathédrale, les recherches scientifiques se multiplient. Aux abords de l’immense sacristie, une équipe est chargée d’opérer un inventaire précis du mobilier de Notre-Dame. À moins d’être dûment équipé d’un masque « APR », c’est-à-dire à protection respiratoire, personne n’entre dans la salle du Trésor. Toujours à cause de la pollution au plomb. La porte ouverte laisse entrevoir un bric-à-brac étonnant : des chandeliers, des tableaux – dont l’un représente le pape Jean XXIII –, des statues, des reliquaires,
Jonathan Truillet, EPRNDP
des vêtements liturgiques… « Le soir de l’incendie de la cathédrale, les éléments les plus précieux ont été évacués par une brigade spéciale de pompiers », rappelle Marjorie Dorsemaine, cheffe de projet à l’EPRNDP. Mais des centaines d’objets sont restés sur place. Amélie Strack, conservatrice et restauratrice de biens culturels, consulte les listes de l’inventaire, mille sept cents objets soigneusement répertoriés, qui constituent le patrimoine de NotreDame de Paris. À quelques pas, Florian Routier, son collègue de l’entreprise Socra, spécialisée dans la conservation et la restauration d’œuvres d’art – qui, dans ses ateliers de Périgueux, a restauré les douze statues de la flèche – aspire, à genoux, la poussière de plomb qui s’est abondamment déposée sur un chandelier, comme sur la plupart des objets qui se trouvaient dans le chœur de la cathédrale. Une fois le nettoyage terminé, Amélie Strack vérifie si le chandelier porte un numéro et s’il est répertorié dans l’inventaire. « Si ce n’est pas le cas, nous prévenons le régisseur de la cathédrale et nous créons une fiche », explique-t-elle.
Un casse-tête pour les conservateurs Ce n’est pas rare. Générations après générations, un ensemble assez hétéroclite d’objets et d’éléments d’architecture ou de mobilier s’est accumulé. Comme dans une maison où les greniers n’auraient jamais été vidés. Dans ce bric-à-brac, se trouvent des calices qui, démodés, n’étaient plus utilisés par le clergé, des livres liturgiques et même des vitraux, comme certains commandés dans les années 1930 qui n’ont jamais été installés. « Nous n’avions pas de panorama global de cet ensemble d’objets », souligne Jonathan Truillet. Pour gagner les tribunes de la cathédrale, il faut emprunter un minuscule escalier en pierre. Jouxtant celles-ci, les arrières-tribunes servaient, avant l’incendie, de lieux de stockage. Cet été, un vaste tri y a eu lieu. Mais quand nous les arpentons, il en reste encore. Là, une dizaine de portes en bois est entassée. « La conservatrice générale des monuments historiques en charge de la cathédrale, Marie-Hélène Didier, viendra les examiner pour déterminer si elles présentent un intérêt patrimonial ou historique », explique Marjorie Dorsemaine. L’inventaire des objets permettra, comme dans un déménagement, de trier ce qui est à conserver ou non. Ce qui n’est pas rien. Dans l’une des travées, on croise une poignée de grandes sculptures. L’une d’elles porte des traces de brûlures, stigmates de l’incendie car la bâche qui l’enveloppait a brûlé ce soir-là. Dans le dépôt lapidaire, on découvre des fragments d’ornements architecturaux, des bouts de sculptures, un homard en pierre ou une petite chimère – que l’on a d’abord pris bêtement pour un chien. L’équipe s’arrête pour détailler le buste d’un ecclésiastique. Tous ceux-là, introuvables dans l’inventaire, n’ont pas encore été répertoriés. Le reste a déjà été mis en caisse. Après un dernier tri, l’ensemble partira dans des entrepôts à Saint-Witz pour être restauré ou simplement conservé.
À suivre…
Photos : p. 110 © Sputnik p. 112 © Stefano Rellandini / AFP p. 114 © Thomas Samson / Pool / AFP