La raison du coeur

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La raison du cœur Roman

Christophe de Baran

Éditions Textes Gais 31 rue Bayen 75017 Paris

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Ă€ Alexandre

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Le cœur à ses raisons que la raison ne connaît point. Blaise Pascal * — Depuis des mois je rêve de vous. Faisons l’amour. — Brett ! — Criquette ! Laissez-moi vous aider, ma tendre... Cette literie satinée a transformé mon lit en une véritable glissoire de la mort. — Maudits draps de satin ! Laissez-nous nous aimer. — Nous devons copuler. Criquette Rockwell & Brett Montgomery Le cœur a ses raisons

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- Prologue -

Aéroport de Roissy – Charles de Gaulle Vendredi 25 mai 2007 – 10h15 Romain est parti. Son avion vient tout juste de décoller devant mes yeux. Je les ferme avec rage comme si je ne voulais pas voir la vérité en face. J’imagine qu’il est encore à côté de moi dans l’attente d’embarquer. La douleur doit se lire sur mon visage. Je n’aurais pas dû l’accompagner à l’aéroport. Ma présence en ce lieu relève du masochisme, de l’inconscience. L’airbus s’éloigne. Quand j’ouvre de nouveau les yeux, je perçois à peine un tout petit point noir dans le ciel. Comme une tête d’épingle qui serait venue percer les nuages. Si je le souhaitais suffisamment fort, peut-être pourrais-je activer le contrôle d’une télécommande imaginaire qui 7


le contraindrait à se poser en marche arrière. Mais je ne suis pas dans un film. Là, c’est la vraie vie. Et ça fait mal. Je pose mon front contre la vitre du terminal en essayant de ne pas verser de larmes. Facile à dire. Combien de gens sont dans le même cas que moi en ce moment ? Combien de personnes sont venues accompagner leur amour dans un aéroport, pour le regarder s’envoler, sans être sûr de le revoir un jour ? Oui, combien ? Je ne suis sans doute pas le seul, mais je peux affirmer sans risque que personne d’autre n’a vécu les événements qui m’ont conduit ici aujourd’hui. Cette simple pensée me donne l’impression d’être un individu à part. Pas quelqu’un d’exceptionnel, non. Juste quelqu’un qui a vécu une histoire peu ordinaire. Je me redresse, tente de me ressaisir. Il est hors de question que je me laisse abattre. Si le destin veut que l’on se revoie, alors ce sera le cas. Et s’il ne le veut pas, je le provoquerai. Je trouve très attrayante l’idée de défier une puissance qui dépasse l’entendement et qui pourrait me supprimer d’un simple geste pour me faire payer mon arrogance. J’imagine que le destin n’aime pas voir sa suprématie remise en cause. Tout comme je ne supporte pas la perspective de n’avoir aucun contrôle sur mon existence, de considérer que se débattre est une réaction futile qui ne fait qu’accélérer l’inévitable. Entre ne rien 8


faire et lutter, je préfère la deuxième alternative. Je déambule sans but précis dans les couloirs du terminal pour regagner le parking. Un touriste américain terrorisé à l’idée de rater son vol passe en trombe à côté de moi en criant « sorry » et me bouscule violemment au point de me faire tomber. Je suis un peu groggy : je ne m’attendais pas à une telle charge. Je secoue la tête pour me remettre les idées en place et porte la main à mon épaule qui a encaissé le choc. Je me relève dans l’indifférence générale. Un peu secoué, je décide de me rendre aux toilettes. Me passer un peu d’eau fraîche sur le visage me fera le plus grand bien. L’endroit empeste l’ammoniaque, le désinfectant de pissotière, et j’ai soudainement envie de vomir. Je m’appuie sur un lavabo en fermant les yeux. J’essaie de me calmer, de reprendre une respiration régulière. Je me redresse pour me regarder dans le miroir. L’éclairage blafard des lieux me donne un teint pâle, comme si j’étais malade. Je ne me reconnais pas. D’ailleurs, ce n’est pas vraiment moi dans ce miroir, un autre qui me ressemble, peut-être, mais pas moi. Mon reflet me lance un sourire amical que je trouve insupportable. J’ai l’impression d’inspirer de la pitié et c’est la dernière chose dont j’ai besoin. — Ça va ? Tu n’as pas trop mal ? Il t’a heurté 9


violemment ce sale type... Je me retourne, mais il n’y a personne. Je suis seul, le reflet s’adresse bien à moi. Il n’y a pas de doute à avoir. Je ne sais pas ce que je dois faire. En temps normal je sortirais de cet endroit sordide sur le champ, mais je n’ai pas encore retrouvé mes esprits. Et aussi étrange que cela puisse paraître, j’ai envie de lui répondre. — Je vais m’en remettre, ne t’en fais pas. C’est le deuxième coup que je reçois aujourd’hui et ce n’est pas le plus violent, tu peux me croire. — Je sais. — Comment peux-tu savoir ? Pourquoi me parles-tu ? Tu as l’air d’être... une copie de moi. — C’est un peu vrai. Je suis la partie de toi qui dit les choses que tu n’as pas toujours envie d’entendre. — C’est la meilleure... Tout me semble confus au point de me donner l’impression de devenir fou. Je ris nerveusement en réalisant que je suis en train de parler à mon image. J’essaie de me ressaisir, de me donner une contenance : — Et que vas-tu me dire aujourd’hui ? Quel conseil vas-tu me donner ? — Aucun... Je voudrais juste te poser quelques questions. Ça ne te dérange pas ? Tu m’intrigues beaucoup en ce moment. Tu as changé. — Vas-y. Au point où j’en suis... Mais je ne te promets pas d’y répondre. 10


— D’accord. Alors je commence. Pourquoi es-tu si triste ? — Moi ? N’importe quoi ! — Je t’assure. Non seulement tu l’es, mais en plus tu es menteur. Je le vois bien, moi, que tu es triste. Il n’y a plus de lueur dans le fond de tes yeux. — Non, il n’y a plus de lueur. Romain vient de s’envoler avec. — Et pourquoi tu n’es pas parti avec ta lueur ? — Avec Romain tu veux dire ? Parce que je ne pouvais pas. Tu devrais le savoir, toi qui sais tout... C’est bien comme ça que tu as commencé notre discussion. En me disant « Je sais ». — Et voilà ! En plus, tu deviens désagréable. — Je ne suis pas désagréable. Je trouve que tout ceci n’a aucun sens... C’est ridicule. — Pourquoi es-tu aussi défaitiste ? — Mais tu es agaçant avec tous tes « pourquoi ». On dirait que tu n’as que ce mot à la bouche. — Peut-être que c’est parce que tu ne te poses pas suffisamment la question. — La question ? Quelle question ? — Pourquoi... — Pourquoi ? — Oui, pourquoi ? Tu es ici aujourd’hui à cause d’une histoire en pointillés de plusieurs années. Le gars qui vient de partir est tout ce que 11


tu peux détester dans la vie et toi, tu es là, amoureux comme jamais et tu ne te demandes même pas pourquoi ? C’est trop pour moi, j’explose : — Mais pour qui tu te prends pour te poser ainsi en donneur de leçons ? — Je ne cherche pas à te faire la morale, Christophe. Je te demande simplement de répondre à cette question. Pourquoi ? — Je suis en train de devenir cinglé... Ce n’est pas possible. Je me cache le visage comme pour chasser une vision d’horreur. Au moment où je reprends contact avec la réalité, où j’ouvre de nouveau les yeux, je retrouve mon reflet dans le miroir. Des usagers me dévisagent en me prenant pour un malade. Ils doivent se demander ce que fait ce type un peu louche qui se parle à lui-même dans les toilettes et qui s’énerve tout seul en se criant dessus. Cette discussion avec mon image est-elle un tour de passe-passe du destin que je défiais quelques minutes plus tôt ? Je poursuis mon chemin, un peu hagard. Après de nombreux détours, je retrouve enfin le parking dans lequel j’avais garé ma voiture. Je ne suis pas vraiment en état de conduire, mais je n’ai pas le choix. Je me fais violence. Pendant le trajet pour rentrer chez moi, un seul mot revient 12


dans mon esprit comme une litanie lancinante. Pourquoi ?

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Corse – Été 1993 Le mois dernier je me suis réveillé avec une seule idée en tête : partir en Corse. J’ignore la raison de cette lubie. La veille, je n’avais encore jamais pensé me rendre sur l’île. La destination ne m’intéressait pas vraiment. Le lendemain, presque par magie, c’était devenu une obsession. Je n’avais vu récemment aucun reportage sur la Corse, ni rencontré des personnes qui en étaient originaires, encore moins relu le tome vingt des aventures d’Astérix le Gaulois. Cette volonté de vouloir découvrir le département de naissance de Napoléon était tout simplement inexplicable. Dans ce genre de situation, je ne suis pas homme à tenter de résister ou à réfréner ses 15



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