Ne le dites pas à la mère de mon fils ! Yvan Dorster Roman
Éditions Textes Gais 31 rue Bayen 75017 Paris
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Le p’tit Yvan Tout est dit… Non, rien n’est dit, rien ne l’a jamais été justement, mais tout sera écrit, là, dans cette confession à livre ouvert… et sans s’embarrasser de tabous, pudibonderies ou faux-semblants. Mon examen de conscience marque en cette douce journée de mars mes trente-trois printemps. Pourquoi faire ce soudain bilan à trente-trois ans et non à trente-quatre, ou à cinquante balais ? Parce que, jeune adulte, je m’étais fixé ma fin de vie à cet âge-là, trente-trois ans, l’âge du Christ martyrisé, crucifié sur le Mont du Golgotha… À trente-trois ans, pfff… je tire ma révérence, plus de Yvan, mort le Yvan, azimuté, comme le chevelu trop bavard d’il y a deux mille ans. Vivre au-delà ne serait que survie, du simple rab octroyé par le Tout-Puissant. C’est plutôt con comme réflexion, n’est-ce pas ? Yvan, c’est moi, en fait... un mec ordinaire. Non, je ne suis ni people ni journaliste ni même le Roger Karoutchi du coin ou le Bertrand d’ici, et je ne suis pas passé à la Star’ac. Le Christ, la crucifixion, le Golgotha, une solide culture religieuse ? Oui, certes, mais n’en déduisez surtout pas que je sois un cul béni, un 5
bigot moyen en quête du paradis éternel… Non, c’est sur terre que se trouvent le putain de paradis, tout comme l’enfer, son alter ego, et nulle part ailleurs ! Ma mise à nu n’est pas une mise à mort, mais elle me colle aux basques, comme le boulet que traîne le prisonnier condamné à perpète. Les pages noircies de ce bouquin m’apaiseront sans doute… Non, rien n’est moins sûr, mais en tout cas elles me purgeront des effets malheureux de tous ces non-dits, de ces mensonges par action ou par omission, de ces cachotteries et autres impostures, qui ont guidé ma courte vie, la conduisant dans des impasses, des culs-de-sac (sûr que des culs, j’en ai fait le tour), ou dans des tunnels sans bout, dans une obscurité totale sans l’ombre d’une loupiote… Au fait, j’y pense… trente-trois ans, c’est un bel âge après tout pour dresser un premier bilan. On n’est plus un gamin, on peut déjà se targuer d’une belle maturité à son actif, ou à son passif... On plaît toujours, pas trop fripé, hormis les rides d’expression, tous ses cheveux sur le caillou, la bedaine délicatement bombée et sexy avec ses deux poignées d’amour... mais surtout, à cet âge-là, on n’est pas encore le vieux con, le sage, le papy donneur de leçons, la tempe grisonnante, déjà terrassé pour certains par la paix des sens, comme se plaisait à répéter l’une de mes conquêtes féminines, à propos de son ex. Non, ce livre ne résoudra rien, finalement… pas mes problèmes en tout cas, peut-être les tiens, qui sait ? Ça foutra le bordel dans ma vie, plutôt. Tout tourne autour du coming-out. L’ai-je fait ? Ne l’ai-je pas fait ? Ben, non, justement. Tous, sur cette foutue Terre, me croient hétéro, à trente-trois balais passés de quelques jours. Mais suis-je vraiment homo ?... pas certain, j’ai baisé des meufs, holà… alors, un coming-out ne résoudrait rien… 6
Bon, je suis né en 1978, c’était la génération VGE. Oui, bon, en fait, personne ne se rappelle plus de Giscard. C’était le président de l’époque, le chantre de la société libérale avancée, l’homme aux réformes gadgets qui agaça singulièrement la frange la plus conservatrice du pays... Mais qu’est-ce qu’il nous raconte le Yvan ? C’est quoi cette daube ? Justement, ce dimanche 19 mars, ma mère Martine n’avait pas voté aux élections législatives de 1978, celles où Giscard demandait aux électeurs de faire le bon ccchoix pour la France…Et pour cause, elle était à la clinique du 12e, criant que le bon choix, c’était moi, le p’tit Yvan, 49 centimètres, 3 kg 250, le crâne chevelu et les pieds aussi longs et effilés que ceux d’un p’tit macaque. Mon père René, lui, s’en était allé au collège du quartier voter RPR, le parti récemment créé par un certain Jacques Chirac, tandis que Claude François s’en était allé dans le paradis blanc… Le chanteur s’électrocuta bêtement dans sa baignoire de star, la veille du scrutin. Beau raccourci d’un week-end électoral qui mit fin aux ambitions de la gauche, mais qui couronna comme il se doit ma naissance, à 23 heures 16 pétantes !
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Pas tout compris… Maintenant que je suis au monde, va falloir assumer… Je m’adresse à qui, là ? À mes parents, d’abord, mais aussi à mes proches, à mes amis, à ceux dont j’ai croisé la route, un jour par hasard, et surtout à moi-même… C’est dur d’être parents. Après une première période de dépression post-partum, également partagée par le jeune papa, on prépare une tonne de biberons, on a des cernes sous les yeux, on ferme la porte de la chambre avant de faire l’amour, on ramasse le vomi, on débarrasse les petites fesses roses de leur caca malodorant, et puis, on évite le jet d’urine quand on change la couche. La mère, à cette occasion, pourra constater que bébé a la quéquette toute raide avant d’expulser son pipi : c’est un signe qui devrait l’alerter d’ailleurs... Le bébé bande, comme son père en fait, mais dans les proportions qui siéent à chacun des deux mâles, of course. Un conseil, les filles : profitez de la gaule rigide de votre compagnon, le matin au réveil – sachant qu’il n’est pas forcément en forme, le soir en se couchant –, pour lui faire une gâterie et vous 9
faire plaisir, c’est bon pour le moral avant d’aller bosser. Non, j’ai
pas oublié, ce bouquin s’adresse d’abord aux mecs, mais pour eux, j’ai pas ce conseil à donner, ils savent très bien que l’envie de pisser, combinée au pic de testostérone le matin, les fait bander comme des ânes. Je me rappelle encore mes années d’internat, à quatre dans une chambre… On était tous ados, moi, un peu moins que les autres ; et comme mes copains de chambrée étaient plutôt désinhibés, celui qui au lever du jour avait le sexe avantageux, s’extirpait de son paddock, en déclamant à la cantonade : « J’ai une gaule d’enfer, ce matin ! » tout en exhibant fièrement sa virilité gonflée, moulée dans le boxer. Inutile de préciser que moi, à l’époque, j’avais rarement la gaule, et que, déjà grandement complexé par ma puberté tardive, je n’avais ni l’envie ni la maîtrise suffisante pour apprécier celle de mes copains… Les animaux domestiques ont une vie comptée : trois, dix, vingt ans, selon les espèces. L’homo sapiens, lui, dispose d’une espérance de vie de près d’un siècle. Autant dire que si le maître fait un jour ou l’autre le deuil de son animal préféré, les parents en revanche se farciront les gamins toute leur vie durant – sauf accident. Petits enfants, petits problèmes, grands enfants, grands problèmes, dit le dicton populaire. C’est vrai, si j’en crois ce que je fis subir à mes gentils parents. Petit, je vomissais systématiquement le peu de nourriture que je parvenais à ingurgiter. Je me rappelle encore le calvaire des nausées pluriquotidiennes, les remontées gastriques qui me souillaient à flots continus, comme les draps du lit qu’il fallait aussitôt changer, à n’importe 10
quelle heure du jour et de la nuit, dans la mauvaise humeur
ambiante et les remontrances inutiles de ma mère. Ces troubles mécaniques, probablement consécutifs à des troubles psychiques, durèrent des années jusqu’à mes dix ans révolus. À mon manque d’appétit chronique succéda alors une boulimie de nourriture. J’avais toujours faim, du retard à combler sans doute… Malgré mes fringales, apaisées en dévorant avec son accord les côtes de bœuf de ma petite sœur (devenue plus tard végétarienne), je ne parvenais toujours pas à grandir, ni à prendre du poids. Mes parents s’en inquiétèrent bien sûr, et ils finirent par évoquer le mal endémique qui, selon eux, me rongeait : le ver solitaire. À l’époque, cela me faisait immanquablement penser au monstre du Loch Ness, dont tous parlaient sans l’avoir jamais vu... J’imaginais un ver solitaire de plusieurs mètres de long me ronger l’organisme à petit feu. Vers l’âge de treize ans, je commençai à faire le tour des médecins et d’une psychologue, dont je discernais mal ce qu’elle était censée m’apporter. Des mains étrangères me palpèrent alors dans tous les sens, sur tout le corps. Rien de bien grave, pronostiquèrent ces gens de science. Pas de maladie identifiée, pas de monstre du Loch Ness, ça, je l’aurais parié… pas de déficience mentale, un simple retard de croissance, déclarèrent-ils à mes parents (sans prendre la peine d’expliquer au premier intéressé le pourquoi du comment et le comment du pourquoi). Ce que je redoutais le plus, c’était de me mettre à poil devant les médecins. Imaginez un peu, mon mètre cinquante-neuf et mes quarante-cinq kilos, grelottant tout nu, entre les cuisses du médecin occupé à me décalotter le gland et me
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malaxer les testicules ? Eh bien, j’ai connu ça, et probablement autant de fois que les doigts d’une main, en cette seule année 1991. Le diagnostic unanime des médecins rassura mes parents, tandis qu’il me laissait dans une profonde solitude et une grande incertitude. J’étais mal dans ma peau, frustré et renfermé. J’avais treize ans, mais ma mère se permettait encore de contrôler si je m’étais bien nettoyé en entrouvrant la porte de la douche. Elle en profitait pour détailler mon corps de la tête aux pieds, et suivre, sur les recommandations de ces foutus médecins, la lente évolution de ma puberté. La réalité, c’était que mon vermisseau ridiculement court, ratatiné sur lui-même, pointait entre deux boules imberbes ne dépassant pas la taille d’un noyau de pêche. Seul signe d’un début de puberté, les quelques poils bruns qui filaient de chaque côté du vermisseau, lorsque l’eau ruisselait sur ma peau glabre… maigre consolation !
À quatorze ans, j’avais pris cinq centimètres et quelques grammes, ce qui accentua l’impression de maigreur que chacun pouvait constater. J’étais tellement maigrelet que les étrangers me prenaient pour le jumeau de ma sœur, de deux ans ma cadette, l’infamie ! Et, cerise sur le gâteau, j’étais doté d’un gentil filet de voix, hésitant entre ténor et soprano, ce qui ponctuait mes propos de couacs en rien mélodieux... Les choses évoluèrent cependant : j’interdis dorénavant à quiconque de rentrer dans la salle de bain lorsque je l’utilisais... Mes parents respectèrent mon choix, tout comme ma sœur, Joséphine. Il faut dire qu’elle était réglée depuis peu. Elle arborait déjà des mamelons qui gonflaient à chacune de ses respirations, et elle n’en était pas peu fière. Elle ne se sentait plus, sa métamorphose
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physique lui faisait pousser des ailes, et elle me raillait, la garce,
me traitant à longueur de journée de petit frère. Malgré des retards à l’allumage, chez moi aussi, ça sentait le changement... Ça commençait à chatouiller gentiment dans le slip, et je me rappelle n’avoir pas trop moufté au retour de l’une de ces visites, où le médecin de famille, qui n’était pas même un spécialiste, fit le point sur ma croissance. Ce fut d’ailleurs la dernière visite sur ce sujet, me semble-t-il. À peine m’avait-il demandé de baisser le slip que je sentis la situation m’échapper complètement. Le textile baissé à mi-cuisse et les chaussettes montées à mi-mollet restèrent les seuls vêtements qui firent écran entre ce toubib et ma pudeur. Le médecin était tellement proche que je pouvais respirer son haleine aseptisée d’infirmerie : un mélange âcre de Javel et d’eau oxygénée qui me rappelait l’odeur particulière de l’armoire à pharmacie qui trônait dans la salle de bain familiale. Ma pudeur bafouée, mêlée à la forte montée de testostérone, m’enflamma ce jour-là de la tête aux pieds. Assis sur sa chaise à roulettes, la blouse blanche saisit ma verge qui commença à s’émanciper, prétendant assumer sa propre vie. Dès lors, je ne maîtrisai plus rien. Je me laissai aller, me contentant d’accompagner les douces sensations qui montaient du plus profond. Je sentis ma queue s’allonger comme le nez de Pinocchio, se gonfler telle la grenouille dans la fable de La Fontaine, et s’épanouir dans la main du médecin, qui n’eut pas même à faire coulisser le prépuce vers l’arrière, comme il en avait sans doute l’intention. La manœuvre s’exécuta naturellement, et le gland apparut au fur et à mesure de son inéluctable progression vers les cieux, comme un missile qui sortirait de son silo.
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Le médecin sourit, tandis que, mortifié, je tentais d’échapper à
mon enveloppe charnelle. Mon intimité dressée se faisait toujours plus conquérante à la face de cet homme qui avait dû en voir d’autres, me persuadai-je alors. Le médecin tenta de me rassurer : — Tout va bien, mon garçon. Pas de phimosis, annonça-t-il. Ce terme barbare m’interloqua de si belle façon que le toubib se fit plus clair : — Pas de problème d’érection, et le gland sort tout seul. Le vocabulaire utilisé par le médecin me ramena sur terre. Pour la première fois, quelqu’un osait mettre un mot devant un phénomène qui commençait à m’interpeller de plus en plus souvent, notamment le matin au réveil. Interpeller et... agrémenter, même si je m’interrogeais parfois sur la normalité du phénomène. Puis le médecin, compréhensif et pédagogue, continua : — C’est plutôt bon signe, tu sais. Bon, je t’explique. Je vais maintenant te palper les testicules afin de déceler s’il y a ou non anomalies. Je vais vérifier si tout est en place. Joignant le geste à la parole, mes boules, comme je les appelais alors, roulèrent comme des billes dans la paume du toubib. Il les tritura sans trop de délicatesse, l’une après l’autre, puis les deux serrées entre ses doigts inquisiteurs, pendant des secondes qui me parurent des minutes. Ces caresses permirent au missile d’atteindre son apogée, bloqué bientôt par un frein qui le stabilisa sur son socle de lancement. — C’est pas douloureux quand je touche? me demanda le médecin. Je répliquai par un « non » sec, sans autre forme de commentaire, alors que je m’étonnais dans le même temps des bienfaits que m’avait procurés la chaleur de ces palpations. 14
— C’est bon, rien de particulier, tout est normal... Tu peux
maintenant te rhabiller, me dit le médecin, avant d’ajouter : Ta puberté est belle et bien commencée, tu peux te rassurer. Laisse faire la nature à son rythme, et laisse-la prendre son temps surtout ! Je rassemblai alors avec une certaine nervosité mon slip et mon maillot de corps, que je plaquai n’importe comment mais fermement contre mes organes intimes qui venaient de me jouer un sacré tour de cochon. — Merci, docteur... et ne dites rien à ma mère qui est en salle d’attente, s’il vous plaît. — Ne t’inquiète pas, je vais simplement la rassurer elle aussi, et lui demander de te laisser tranquille sur ta puberté. Tiens... dislui de venir ! Cette année-là, au collège, ça n’allait pas très fort. Les études ne m’intéressaient guère et je n’avais pas beaucoup de copains. Bref, la galère le matin sur le chemin de mon bahut, sans attrait particulier, honni de chez honni. Mes parents ne surent plus trop quoi inventer pour me motiver et me faire comprendre qu’il fallait profiter de la vie… qu’il était plus que temps de me prendre en charge si je voulais la mordre à pleines dents. Sages conseils, merci, papounet, merci, mamounette ! J’ai eu la chance d’avoir de bons parents : attentionnés, affectueux à leur manière, exigeants, conventionnels, cathos, un tantinet réacs, casse-couilles quoi… Mais pourquoi donc avoir éprouvé, dans ces conditions, ce sentiment diffus de déception, de trahison, au milieu des miens ? Pourquoi avoir été si peu épanoui, hanté par le sentiment d’injustice, persuadé que régnait chez nous une incompréhension mutuelle?
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