Sitcom

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SĂŠbastien Monod

Sitcom

Isidore ou le divin hasard

roman

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Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard, Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge, Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge !), Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! Charles Baudelaire, L’Horloge (Les Fleurs du Mal)

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Les personnages principaux : Abreuvée depuis l’enfance au gaspacho par Amparo, sa maman, Julia s’est taillée une belle réputation : jolie mais invivable ! Heureusement, sa vie professionnelle est loin d’être un fiasco. Kinésithérapeute de son état, ce ne sont pas seulement les corps que la jeune femme aimerait toucher, mais bel et bien les cœurs. Et si possible celui de l’homme de sa vie. Reste à le trouver ! On peut dire que Maxime est un garçon sérieux. On peut également dire qu’il est un peu maniaque, pour ne pas dire psychorigide. Mais c’est un garçon plein d’humour qui a décidé de quitter le Sud dans le but d’enfouir des souvenirs trop encombrants. Obsédé par le temps – mais quoi de plus normal pour un bijoutier ? –, il ne rêve que d’une chose : habiter à Ménilmontant. Betty est actrice et se voit déjà en haut de l’affiche. On la surnomme Betty Boop ; elle ne déteste pas la filiation ; pourtant, elle, c’est plutôt Brigitte Bardot son modèle. Séductrice, bimbo, femme de caractère… sous cette assurance de façade se cachent des faiblesses inavouées. En attendant, elle se verrait parfaitement aux bras de Leonardo DiCaprio ou de George Clooney ! Gaël traîne dans le Marais en quête d’amour. Mais attention ! amour avec un A majuscule. En attendant de le trouver, il se contente d’histoires farfelues. Mais pas autant que ses histoires familiales. Histoire de prouver qu’il sait ne pas remettre au lendemain ce qu’il pourrait faire le jour même, il s’évertue à satisfaire sa rédactrice en chef… en lui rendant en temps et en heure des articles pour le moins décalés…

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Julia avançait péniblement dans les couloirs de Roissy-Charles de Gaulle, ses deux bagages à roulettes derrière elle. Et son sac à dos qui tombait sans cesse sur son avant-bras. Seul son sac à main sur l’autre épaule ne lui posait aucun souci. Elle transpirait toute la sueur de son corps et n’avait plus une seule racine de cheveux sèche. Auburn, la coloration. « Pour aller avec mon petit bustier vert pomme », avait-elle dit à Clovis, son coiffeur de la Cinquième Avenue à New York, lors de son dernier brushing. Clovis, par le plus grand des hasards, devait quitter le continent le même jour qu’elle, plaquant ciseaux et tondeuses pour les mitraillettes au Liban. « J’aime les hommes, lui avait-il confié en l’aspergeant de laque, mais j’aime encore plus mon pays. » Julia n’était pas convaincue d’aimer autant la France ; néanmoins elle était sûre d’une chose : la solitude, elle n’en voulait plus. Alors qu’elle venait de prendre place à l’arrière d’un taxi, elle se cassa un ongle en refermant la portière. « Bienvenue à Paris, mademoiselle ! » lui lança le chauffeur. *** Maxime vérifia pour la troisième fois que la partie cachée située juste derrière la cuvette des chiottes était propre. Il n’était pas très rassuré ; l’inaccessibilité de l’endroit ne permettait pas d’être

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certain à cent pour cent qu’il ne restait pas une petite goutte de pisse sournoisement cachée. Il jeta les clés dans la boîte aux lettres après les avoir emballées avec précaution dans un papier à bulles, puis dans une enveloppe en papier kraft. Un sac de sport l’attendait sur le perron de la petite maison. Il le posa sur le siège passager du fourgon qu’il avait trouvé après une journée de comparaisons des tarifs de tous les loueurs de la région. Comme il avait choisi l’option « Avec autoradio CD », il inséra les Quatre Saisons de Vivaldi. Il ouvrit une vitre et huma l’air de la mer et des pins ; il savait que ça allait lui manquer. Fin prêt, Maxime mit le contact. Il sortit de Toulon sans difficulté, car il avait pris soin de partir bien avant les heures de pointe. *** Betty sortit de la station Alma-Marceau, s’engagea dans l’avenue Montaigne et, après s’être arrêtée devant la moitié de ses luxueuses vitrines, arriva sur les Champs-Élysées. Elle les remonta jusqu’au Fouquet’s. Peut-être y verrait-elle une célébrité ? Hélas, aucun garde du corps ne signalait la présence de personnes dignes d’être protégées. Elle traversa l’avenue et fit une halte à Sephora, histoire d’essayer le nouveau Lacoste pour dames. Elle y venait tous les matins. Ainsi, chaque jour, Betty portait un parfum différent. Sortant du magasin, aussi odorante qu’une fleur exotique, elle rejoignit la foule et se dirigeait vers le Virgin Megastore afin d’y écouter les derniers CD sortis quand elle cogna de l’épaule le bras de Leonardo DiCaprio. Son pouls s’accéléra, elle manqua défaillir. Leonardo se retourna et, dans un excellent français, lui dit : « Veuillez m’excuser, mademoiselle. » La surprise la cloua 8


sur place ; elle ne parvint même pas à lui adresser un sourire. Elle

balbutia : « C’est rien. » Il reprit son chemin mais fit volte-face : « Je n’ai jamais vu d’aussi beaux cheveux blonds », confia l’acteur à la jeune femme qui n’arrivait pas à remonter la mâchoire. Elle se ressaisit néanmoins pour répondre : « Ils sont châtain clair, Leonardo. » L’homme s’en retourna, marmonnant un « Pourrait pas s’excuser, pétasse ! » peu gracieux. Betty revint à elle. Ses rêves ne duraient jamais longtemps. Du moins, pas assez longtemps. *** Gaël sortit de l’Euro Men’s Club et arpenta la rue Saint-Marc, ravi. Non pas de ce qu’il venait d’y faire, mais de la prouesse effectuée. Mettre les pieds dans un établissement gay de ce type était un défi qu’il s’était lancé, il y avait bien longtemps. Il avait fallu qu’il laisse venir ses trente ans pour pénétrer dans un tel lieu. C’était un bien drôle de cadeau d’anniversaire qu’il s’était offert ! Gaël n’était pourtant pas un jeune homme timide. De même, « discrétion » ne faisait pas partie de son vocabulaire quotidien. Sûrement n’était-il pas assez curieux. Ou pas assez attiré par la chair et ses délices. En tout cas, il allait pouvoir clouer le bec à ses potes du Marais dont le sujet favori de railleries était sa prétendue virginité en matière de fréquentation de lieux de drague. Il retrouva Steeve et Stéphane à l’Open Café, sirota une bière et s’ennuya très vite. Les deux garçons lui expliquèrent quels artistes et quelles chansons ils écoutaient, encore inconnus bien entendu, mais qui allaient être à la mode dans six mois. Il prit le chemin de son home-sweet-home. Sans homme. 9


Franchissant le palier, il se dit que quelque chose devait lui

arriver. Quelque chose ou plutôt quelqu’un. ***

Le taxi laissa Julia sur le parking de la résidence. Très chaleureux mais aussi très bavard, le chauffeur réussit la prouesse de lui conter sa vie – son œuvre durant les trois quarts d’heure de trajet. Et au passage de l’inviter à prendre un verre le soir même. Amparo, la mère de Julia, habitait Saint-Maurice depuis toujours, proche banlieue de Paris, paisible et cossue. C’était là, dans une maisonnette d’à peine soixante mètres carrés, qu’elle allait vivre le temps de trouver son propre logement. Amparo accueillit sa fille unique avec force démonstrations physiques ; elle l’embrassa sur les joues, sur le front, les oreilles, le nez ; tout le visage y passa. Ensuite, elle entreprit de la toucher, de la pincer. C’était comme si tout cela était nécessaire pour se rendre compte que Julia était bel et bien revenue. — Quelle joie ! Quel bonheur ! Te voilà de retour, chantait-elle tout en malaxant la cuisse de sa fille. — Mam’, je t’en prie. Je vais être couverte de bleus. — Ça faisait tellement longtemps, j’n’arrive pas à y croire. — Deux ans à peine, tu exagères ! — Oui, bon. Mais maintenant tu es là, bien là. Viens, j’t’ai préparé du gaspacho et des tartines. — Mais il n’est pas onze heures ! Mam’, tu te souviens de notre conversation ? — Quelle conversation ? Julia se figea et fronça les sourcils. Amparo sortit un bol, une cuillère, un verre et une serviette rouge à gros carreaux blancs. 10


— C’est juste pour te caler un peu. Le voyage a dû te

fatiguer. — Je n’ai pas faim. — Il faut te remplumer. — Me « remplumer » ?

*** Plus il approchait de la région parisienne et plus Maxime grognait. La conduite nerveuse et incivique des Franciliens l’irritait au plus haut point. Lui d’habitude si calme ne put réfréner un « imbécile ! » alors qu’un 9-3 lui faisait une magnifique queue de poisson suivie d’un non moins grandiose doigt d’honneur. Maxime n’était pas fort en gros mots. C’est à Meaux que sa route s’acheva. Pat, un ami qui possédait une petite maison – mais un grand garage –, lui avait proposé d’héberger ses meubles. Pat l’avait également invité à rester chez lui autant de temps qu’il lui faudrait pour trouver un emploi et un appartement. Mais Maxime ne voulait pas déranger et, de toute façon, préférait habiter plus près de la capitale ; ça allait être bien plus facile pour les entretiens qui étaient déjà planifiés sur les quinze prochains jours. Ce qu’il ne pouvait pas dire, c’est qu’il ne supportait ni la femme ni les enfants de son ami. *** Betty n’était pas son vrai prénom. En réalité, la jeune femme s’appelait Sandrine, mais elle était persuadée qu’elle ne deviendrait jamais une star avec un prénom aussi épouvantable.

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Elle avait rendez-vous avec la gloire dans une petite rue près

du parc Monceau. Il s’agissait simplement d’un casting ; cependant Betty se disait à chacun d’eux qu’elle allait briller plus que les autres et être choisie. Enfin choisie. Elle sonna à l’interphone et se retrouva dans une salle d’attente grouillante de bimbos. Quelques magazines traînaient sur une table basse. Elle prit place sur le dernier siège disponible, sans dire bonjour. À quoi bon ? Pas une seule des plantureuses demoiselles présentes n’aurait pu répondre, tout occupées qu’elles étaient à détailler la nouvelle venue ou à se repoudrer le nez. La porte du « casting director » (c’était ce qu’une affichette indiquait) s’ouvrit. « Mademoiselle Julie ? » demanda l’assistante. Deux filles se levèrent en même temps et se bousculèrent pour entrer. Elles commencèrent à se tirer les cheveux quand Betty se leva d’un bond félin et décidé pour se frayer un passage entre les deux furies, sous l’œil amusé de l’assistante. « Excusez-moi, je n’avais pas bien entendu. Je suis Mademoiselle Julie », fit Betty en claquant la porte sur les trois femmes bouche bée. *** Gaël entendit des voix dans son appartement. Il colla une oreille à sa porte d’entrée. Oui, il y avait du monde chez lui. Il tourna la clé dans la serrure. Elle était fermée. « Ouf ! » fit-il, rassuré. Néanmoins il entra à pas feutrés. L’appartement semblait silencieux. Ça sentait le chacal. « Faut que j’aère ! » Il se dirigeait vers une fenêtre lorsque son pied cogna contre une basket qui ne lui appartenait pas. À sa grande surprise, des vêtements traînaient sur le sol, comme s’ils avaient été éjectés de leur placard. Gaël perdit son assurance. Des bruits provenaient de la chambre à 12


coucher. Que devait-il faire ? Appeler la police ? Oui, c’était la

solution la plus avisée. Néanmoins, il décida d’avancer le plus doucement qu’il put afin de jeter un œil discret, histoire de voir avant de composer le 17. Sa surprise fut immense lorsqu’il découvrit, par l’entrebâillement de la porte, deux hommes étendus dans son lit. *** Julia avait déjà arrêté d’entendre sa mère parler depuis trois quarts d’heure. Elle ne percevait guère plus qu’un bourdonnement à l’entrée de ses oreilles. Pour s’aider à s’isoler complètement, elle songea à la dernière chanson qu’elle avait écoutée dans son appartement new-yorkais vidé de tous ses meubles. C’était What A Difference A Day Made de Jamie Cullum. La première chanson d’un disque qu’elle mettait tous les matins dans son lecteur MP3 pour aller jogger dans Central Park. Elle ne retenait jamais les titres, encore moins les paroles. Sauf celles de cette chanson. Qu’est-ce que ça changeait de vivre à New York ou à Paris si c’était pour vivre sans passion ? Autant retrouver les siens en France. Pourtant, en cet instant même, elle regrettait presque sa décision. — Tu vas retrouver très vite une clientèle, ne t’inquiète pas, ma chérie, répéta Amparo pour la sixième fois. — Je ne m’inquiète pas, dut répondre Julia pour éviter d’entendre la phrase pour une septième fois. Avant de retrouver une clientèle, il faut que j’ouvre un cabinet. — Tu es une excellente kiné, il n’y a pas de raison. J’ai déjà fait de la publicité dans mon entourage. — C’est gentil, mam’, mais je ne me fais pas trop de souci… pour ça.

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*** Malgré ses réticences, Maxime avait accepté de passer la journée et la nuit chez Pat. Il n’avait pas vu son ami depuis les vacances qu’ils avaient passées ensemble il y avait un an et demi aux Sablesd’Olonne dans un minuscule mobile home loué une fortune. Tout se déroula à merveille jusqu’à 16h19. Après ce fut le déluge. Myriam rentra avec les monstres. Trois horribles enfants au nez en trompette, triste héritage maternel. Maxime les surnommait les trois petits cochons quand il avait à les désigner, ce qui n’était arrivé que très peu de fois. Coco, Poupou et Dodi, voilà comment les appelaient les parents. Maxime se trouverait bien embêté s’il avait un jour à les nommer : il ne connaissait pas leur vrai prénom. Les petits cochons étaient entrés dans la maison avec force cris et s’étaient de suite rués vers le réfrigérateur afin de s’approprier un stock de coca et de Kinder Pinguë. — Tu sais, Pat, le coca, c’est tout plein de sucre, fit remarquer Maxime. Et les Kinder, c’est pas beaucoup mieux... — Oui, mais il y a du lait dedans, donc ça compense, rétorqua la maîtresse de maison en allumant le poste de télévision. — C’est naturel, ajouta Pat, qui prit place sur le canapé convertible recouvert d’une housse aux motifs ethniques. — Le coca, c’est naturel ? — Ben, ouais, c’est des plantes. Deux cochonnets avaient sauté sur le sofa tandis que l’autre avait pris place sur le tapis à un mètre de la télévision. « Ce n’est pas bien pour les… » avait commencé Maxime, mais il n’avait pas poursuivi sa phrase, certain d’user sa salive pour rien. « Qu’est-ce qui n’est pas bien ? » Il avait secoué la tête en fermant les yeux 14


en guise de réponse et s’était dirigé vers la cuisine afin de mettre à la poubelle les emballages de barres chocolatées qui jonchaient le sol. Il en profita pour faire la vaisselle qui débordait de l’évier. Il récura le siphon et le bac en émail. *** Betty avait toujours refusé les promotions canapés. Quand elle couchait avec les directeurs ou les producteurs, c’était toujours après signature du contrat. Hélas, les vaches s’amaigrissaient de mois en mois et bientôt elle ne pourrait plus payer son loyer. Monsieur Hardisson (pas celui de la télé) s’était montré très gentil avec elle. La proposition qu’il lui avait faite pouvait être ainsi résumée : tu me suces et ensuite je vois ce que je peux te proposer. Betty n’avait pas dit non car elle le trouvait « trognon » (c’était son mot !). Sachant que son avenir allait se jouer avec le sexe de son boss entre les lèvres, Betty dévoila tout son savoir-faire. Monsieur Hardisson mit son poing dans sa bouche pour éviter de hurler de plaisir. « Vous êtes embauchée ! » La jeune femme se cogna la tête au bureau en se relevant. Des larmes de joie lui dégoulinèrent du coin des yeux. Elle le remercia. Le sourire béat, il lui confia : « Ça fait cinquante ans que je n’ai pas ressenti ça ! » En franchissant la porte du bureau, comme pour excuser son acte, elle se dit qu’il était bien conservé pour son âge. Dans la salle d’attente, les autres filles la dévisagèrent d’un air mauvais. « J’ai décroché le rôle, bande de pouffiasses ! » hurla-telle en claquant la porte.

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