Te revoir

Page 1



Te revoir ! Roman Alexandre Delmar

3


Du même auteur aux Éditions Textes Gais : Prélude à une vie heureuse Le garçon qui pleurait des larmes d’amour.

4


À Maryse et Cyprien. À Juliette.

5


This is the way you left me. I’m not pretending. No hope, no love, no glory, No happy ending. This is the way that we love, Like it’s forever. Then live the rest of our life, But not together. Mika - Happy Ending Life in Cartoon Motion

6


-1Mercredi 6 septembre – 2h00 – 9e arrondissement Ce soir, la mère est inquiète. Elle a une espèce de boule d’angoisse qui grossit dans le creux de son estomac, qui l’empêche de respirer. Elle essaie de ne rien montrer de son trouble, de ne pas trop regarder par la fenêtre, de ne pas fixer son attention sur l’horloge qui égrène les minutes. Bien sûr, parfois, c’est plus fort qu’elle ; alors, d’un coup d’œil furtif, elle tente de repérer les aiguilles sur le cadran, pour se convaincre qu’il n’est pas si tard, que tout est normal. Oui, ce soir, la mère est inquiète, car son petit n’est toujours pas rentré à la maison et ce n’est pas dans ses habitudes de manquer un repas, lui qui est ponctuel. Si d’aventure il doit s’absenter, ou dîner dehors avec des copains, il lui passe un coup de fil. C’est une règle tacite qu’ils ont instaurée entre eux il y a plusieurs années, quand il a commencé à vouloir voler de ses propres ailes. 7


Ils ont toujours fonctionné ainsi, dans une relation de confiance. Il n’y avait jamais eu d’exception auparavant. Mais, depuis le début de la soirée, le téléphone reste muet. Elle a bien essayé de l’appeler sur son portable, à plusieurs reprises, mais elle est tombée sur sa messagerie vocale. Elle s’est d’abord convaincue qu’il était allé au cinéma et n’avait pas eu le temps de la prévenir. Ça peut arriver, après tout, ce genre de chose : rencontrer des amis, décider d’aller voir un film, couper le téléphone et oublier d’avertir sa maman. C’est même légitime. Ça prouve que le fils est indépendant, qu’il revendique son autonomie. Plus le temps passe, plus elle se dit que quelque chose ne tourne pas rond. La dernière séance est finie depuis plus d’une heure et elle n’a toujours pas reçu de nouvelles. Il faudrait qu’elle se couche, elle travaille le lendemain, mais elle sait qu’elle n’arrivera pas à trouver le sommeil. Son petit est dehors, quelque part, et elle n’a pas l’esprit tranquille. Il se passe tellement de choses de nos jours, avec tout ce qu’ils montrent aux informations… Elle redoute qu’il lui soit arrivé un malheur. Et puis elle a ce terrible pressentiment, cette intime conviction que son fils a besoin d’elle. Elle l’a mis au monde, il y a un lien entre eux qui dépasse l’entendement, une connexion quasi surnaturelle. Les mères savent bien de quoi il s’agit, c’est dans les gènes, comme un instinct, une ultime réminiscence de nos origines animales. Elle pousse un soupir et retourne s’asseoir à côté de son homme pour y puiser le réconfort dont elle a tant besoin.

8


Le père finit de regarder une émission à la télévision. Il a l’air serein, captivé par le sujet. Il fixe l’écran avec concentration, fronce les sourcils quand la discussion s’anime, montre des signes d’énervement lorsqu’il n’est pas d’accord avec une remarque. Il joue la comédie à la perfection. En fait, il serait bien incapable de répéter ce que les invités baratinent sur le plateau, il ne leur accorde pas le moindre intérêt, il fait semblant. C’est cette constance qu’on attend de lui, de son rôle d’homme. Être une force rassurante, contrôler ses émotions, ne pas montrer ses craintes. Pourtant, lui aussi commence à s’inquiéter. Au début, quand son épouse est venue se plaindre, il n’a rien dit. Il trouvait la situation presque banale. Il n’est pas très sévère avec le fils. Il lui passe toujours ses quatre volontés, lui trouve des circonstances atténuantes. Alors, arriver en retard pour le repas du soir, pensez-vous, ce n’est pas bien grave. De toute manière, son épouse exagère souvent avec le petit. Il trouve qu’elle le couve trop et ce n’est pas bon d’agir ainsi avec les enfants, surtout quand ils ont vingt ans. Le dernier métro est passé depuis un moment maintenant, et le gamin devrait être rentré, ça ne fait pas de doute. Ce serait le week-end, à la limite, il comprendrait, mais pas un soir de semaine, pas quand il y a cours le lendemain. Le fils ne plaisante pas avec les études, il sait que c’est important, il veut réussir dans la vie. Le père cache son énervement. Il se promet de faire une mise au point avec son rejeton lorsqu’il rentrera. Après tout, la maison n’est pas un hôtel. Il y a des règles à 9


respecter, et tant qu’il restera chez eux, il s’y conformera. Il ne sait pas comment il abordera le sujet avec lui, c’est la première fois que ça arrive. Il n’y en aura sans doute pas d’autre, mais il veut s’assurer que son rejeton le comprenne, qu’il n’y ait pas de malentendu entre eux. Quand son épouse vient s’asseoir à côté de lui, il se décale pour lui passer le bras autour de l’épaule. D’un geste affectueux il dépose un baiser sur son front et sourit. Il lui témoigne ainsi son soutien, sa compassion. C’est ce qu’elle a aimé chez lui le jour de leur rencontre. Cette force intérieure, cette assurance, cette impression d’avoir en face d’elle une personne fiable. Quand elle l’a embrassé la toute première fois, elle a su que ce serait l’homme avec qui elle passerait le restant de ses jours, celui sur qui elle pourrait compter en toutes circonstances. La vie est ainsi faite, de petites incertitudes et de grandes convictions. Le père éteint enfin le téléviseur et se lève en déclarant qu’il est temps de se mettre au lit, mais la mère ne peut s’y résoudre. Elle s’y oppose, pas tant que son enfant ne sera pas rentré. Les tractations commencent, la raison contre la passion. Les arguments fusent dans les deux camps, des scénarios alambiqués se dessinent… À ce moment-là, le mari ose évoquer l’imprononçable. Et si leur fils ne rentrait pas ce soir ? S’il passait la nuit dehors, chez une copine par exemple ? Sa femme balaie cette hypothèse d’un revers de main. Son garçon n’a pas de petite amie. Il le lui aurait dit s’il en avait une. Il ne veut pas s’encombrer l’esprit avec ça, 10


il a ses études. Non, il ne passe pas la nuit chez une amie, ça ne tient pas la route. Et puis, il aurait appelé. Et si la batterie de son portable était vide ? Il aurait appelé malgré tout, depuis un autre téléphone. Il n’est pas du genre à causer du souci à ses parents. Elle s’énerve à présent. Ses nerfs lâchent, elle se met à pleurer de rage. Elle s’en prend à son mari et le somme de réagir, de lui montrer qu’elle n’est pas la seule à être inquiète. Face au désarroi de son épouse, l’homme n’a d’autre solution que de lui avouer sa propre inquiétude. Il capitule, sort de son rôle, montre ses faiblesses. La mère est rassurée. Elle commençait à se demander si elle était normale. Elle n’en doute plus à présent. Mais l’angoisse visible sur le visage fermé de son mari ne laisse rien augurer de bon. Alors, elle déclare qu’ils n’iront pas se coucher sans essayer de savoir s’il est arrivé quelque chose à leur fils. Elle estime qu’il ne leur reste qu’une seule chose à faire, la seule raisonnable en de telles circonstances : appeler la police.

11


12


-2Mercredi 6 septembre – 10h00 – Banlieue parisienne J’ai peur. J’ai presque honte d’avouer à quel point je suis terrorisé. Quand j’étais petit, mon père me répétait qu’un homme ça n’avait pas peur. C’était soi-disant une chose réservée aux filles. J’imagine qu’il voulait que je sois fort et faisait ce qui lui semblait juste pour m’endurcir. S’il était là, devant moi, je pourrais lui dire combien il avait tort. Je lui dirais que j’ai une putain de peur incrustée au plus profond de moi, qui me glace le sang et me donne des sueurs froides qui remontent le long de la colonne vertébrale pour me faire frémir d’angoisse. Et je rajouterais que je ne peux rien faire pour la combattre. Cette peur est plus forte que moi, comme une gangrène dont mon corps ne peut pas guérir. Je suis assis depuis bientôt douze heures, à même le sol, dans une pièce sombre qui sent le tabac froid et la transpiration. Cette odeur forte et entêtante me donne 13


envie de vomir. On dirait une remise d’une dizaine de mètres carrés, avec pour seule ouverture un minuscule soupirail protégé d’épais barreaux par lequel ne filtrent qu’un halo de lumière et des ombres de passage. Ça ressemble à une prison, en pire peut-être. Je dois me trouver dans un sous-sol. J’entends parfois les pas lointains de personnes dans la rue, plus rarement des voix. J’appellerais bien à l’aide, mais un bâillon m’empêche de parler. Je n’ai pas mis longtemps à comprendre que je ne devais pas perdre mon énergie en cris étouffés que nul ne serait en mesure d’entendre. J’ai essayé au début, je dois l’avouer. Ça me donnait l’impression d’entrer en résistance, de me prouver que je ne baisserais pas les bras. Puis, j’ai fini par réaliser que mes efforts étaient vains. À ce moment-là, je crois que j’ai pleuré de rage. C’était un peu comme admettre une défaite. Et j’ai toujours été mauvais perdant. Je me revois à six ans en train de jouer au Monopoly avec mes cousins. Un peu plus âgés, ils se liguaient contre moi, acquéraient terrains et gares, construisaient des hôtels pour m’extorquer mes billets jusqu’au dernier. Je tombais tôt ou tard sur leur territoire et ils finissaient logiquement par remporter la partie. Je rentrais alors dans une colère noire, n’hésitais pas à les frapper si leurs moqueries se faisaient trop insistantes, et une fois remis de ma défaite, je les suppliais de recommencer une partie afin de prendre ma revanche. Je perdais de nouveau, évidemment. Je n’avais pas encore compris que je n’avais pas la moindre chance de gagner face à leurs tricheries. Et quand bien même auraient-ils triomphé à la loyale, je n’aurais pas été meilleur perdant 14


pour autant. J’ai cette désagréable sensation que je viens de tomber sur la case prison et que je dois laisser passer quelques tours de jeu. Mes poignets me font mal. Ils sont attachés à un radiateur avec une corde grossière un peu trop serrée. J’essaie de ne pas tirer dessus, mais parfois, quand je change de position pour me dégourdir, je n’ai pas d’autre alternative. J’inspire et me déplace de quelques centimètres en me mordant l’intérieur des joues pour essayer de déplacer la douleur. Je m’oblige à ne pas paniquer, sinon je risquerais d’avoir une crise d’asthme et personne ne pourrait me venir en aide. Pour l’instant, j’arrive à maîtriser la situation. C’est presque un miracle. Je dois avoir libéré tellement d’adrénaline dans mon organisme que ce n’est peut-être pas surprenant. Mon corps a dû comprendre de lui-même que ce n’était pas le moment de me faire défaut. Je n’ai rien avalé depuis mon arrivée. Pas même un verre d’eau. Je commence à avoir la bouche pâteuse, sans parler du bâillon qui n’arrange pas les choses. Mon estomac émet des gargouillis à intervalles réguliers. Il réclame son dû, sa pitance, alors que, paradoxalement, je n’ai pas faim. J’ai plutôt envie d’aller aux toilettes. Ma vessie est comprimée à un point tel que ça en devient douloureux. Combien de temps vais-je pouvoir tenir ainsi, dans ces conditions déplorables ? Est-ce que quelqu’un va finir par me libérer ? Ce sont les deux questions que je me pose inlassablement, que je fais tourner en 15



Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.