PRINTEMPS 2018
ARTS ET CULTURE DE CORÉE RUBRIQUE SPÉCIALE
LA PHOTOGRAPHIE CORÉENNE
PHOTOGRAPHIE CORÉENNE
Le libre langage de la photographie coréenne ; Un produit nouveau de la civilisation déjà entré dans le quotidien ; Par-delà le témoignage historique ; L’« homo photocus » et la dualité de la photo numérique
Le libre langage de la
VOL. 19 N° 1
ISSN 1225-9101
IMAGE DE CORÉE
Ces rentrées qui font naître
le printemps en hiver Kim Hwa-young ı Critique littéraire et membre de l'Académie coréenne des arts
D
ans un décor de ballons et banderoles, professeurs, nouveaux élèves et parents vont et parents viennent et vont, l’air affairé, qui cherchant sa salle, qui s’interrogeant sur le nom de son professeur… L'inquiétude se lit sur les visages enfantins et on s’accroche désespérément à sa maman, quand on ne fond pas en larmes. En ce mois de mars, un froid glacial règne encore sur la péninsule coréenne et, malgré la bourrasque, le printemps montre déjà son nez, car c’est la rentrée scolaire. Pour les écoliers de six ans qui font leurs premiers pas dans l’instruction obligatoire, l’heure est venue de se lever de bon matin et de savoir se tenir debout, s'habiller ou aller aux toilettes sans maman pour s’initier à la vie collective, ainsi qu’aux mystères de l'orthographe et du calcul. En Corée, la naissance de l’enseignement primaire remonte à plus d’un siècle, puisque c’est en 1894 qu’ouvrit le premier établissement public de ce type, dans le quartier de Gyodong situé à Séoul. Des rentrées de jadis, restent ces images de « petits campagnards » paralysés par la peur et arborant leur mouchoir épinglé sur la poitrine comme une décoration. Selon les lieux, à cette occasion, les enfants d’aujourd’hui coiffent une couronne en carton, font un vœu sur un avion en papier qu’ils lancent en l’air, se voient offrir des fournitures par le maître ou une rose, accompagnée d’une bise, par leurs aînés de sixième année. Il arrive même que résonnent les accents de Je suis un papillon, une chanson à succès qui exhorte chacun à prendre son envol pour réaliser ses rêves. Toute médaille ayant son revers, la croissance économique et l’essor industriel considérables dont a bénéficié le pays ont, en s’accompagnant d’une forte urbanisation, provoqué un exode rural tout aussi important. Au fur et à mesure qu’évoluait la démographie, l’effectif des enfants en âge d’être scolarisés a régressé d’autant et nombre d’écoles primaires en ont été réduites à se regrouper pour ne pas disparaître corps et biens. L’année passée, la Corée ne comptait plus que 2,67 millions d’élèves au cours primaire, soit 30% de moins que les 3,83 millions d’il y a dix ans, le recul atteignant même 53% par rapport aux 5,66 millions de 1980. Pour les petits nouveaux couronnés qui font innocemment voler leurs avions de papier à la rentrée, le pire est donc à venir et ils n’ont pas idée de « l’enfer des études » qui les attend dès lors qu’ils s’y engagent.
Lettre de la rédactrice en chef
ÉDITEUR
Des femmes s’expriment enfin
DIRECTEUR DE
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, l’armée japonaise réduisit en esclavage nombre de jeunes femmes ou adolescentes coréennes pour assouvir les besoins de ses hommes et, si les données chiffrées manquent pour recenser ces victimes avec précision, les témoignages de celles qui ont survécu attestent des traitements inhumains qu’elles eurent à subir. Quand la fin du conflit sonna l’heure de la Libération coréenne, il fallut attendre quarante-six ans pour que l’une d’entre elles puisse enfin évoquer publiquement ce douloureux passé. L’article de ce numéro intitulé Une parole libérée au bout de soixante ans porte sur un film, I Can Speak, retraçant la vie d’une femme qui fut la proie de cette entreprise systématique d’asservissement sexuel par le Japon impérial. Ovationné par la critique comme par le public, cette œuvre au succès commercial étonnant, eu égard aux difficultés rencontrées dans son casting et son financement, est porteur d’un message toujours d’actualité. On ne sera guère surpris d’apprendre que le mur du silence auquel se heurtaient les victimes a commencé à se fissurer après l’apparition du mouvement #MeToo déclenché par les accusations de harcèlement et de mutation arbitraire formulées par une procureure de la République à l’encontre de son ancien supérieur hiérarchique. Fortement médiatisée, cette dénonciation allait entraîner une cascade de révélations émanant d’une multitude de femmes parmi lesquelles figuraient une poétesse, des actrices, des étudiantes, des chercheuses et des secrétaires. Elles allaient irrémédiablement discréditer ou contraindre à démissionner nombre d’hommes de pouvoir et de célébrités tels qu’un poète, un metteur en scène, un acteur et professeur, un photographe et un politicien considéré comme présidentiable. Nul doute que ces femmes elles-mêmes auront à souffrir des conséquences de leur démarche, mais, en faisant preuve de courage et de solidarité, elles ont permis une avancée considérable dans le respect des droits de l’homme et la lutte contre les discriminations en raison du sexe des personnes.
RÉDACTRICE EN CHEF Choi Jung-wha
LA RÉDACTION RÉVISEUR
Lee Sihyung Park Sang-bae Suzanne Salinas
COMITÉ DE RÉDACTION
Han Kyung-koo
Benjamin Joinau
Jung Duk-hyun
Kim Hwa-young
Kim Young-na
Koh Mi-seok
Charles La Shure
Song Hye-jin
Song Young-man
Yoon Se-young
TRADUCTION
Kim Jeong-yeon
DIRECTEUR PHOTOGRAPHIQUE
Kim Sam
RÉDACTEURS EN CHEF ADJOINTS
Ji Geun-hwa
Park Do-geun, Noh Yoon-young
DIRECTEUR ARTISTIQUE
Kim Do-yoon
DESIGNERS
Kim Eun-hye, Kim Nam-hyung,
Yeob Lan-kyeong
CONCEPTION ET MISE EN PAGE
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44 Yanghwa-ro 7-gil, Mapo-gu
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ABONNEMENTS ET CORRESPONDANCE Prix au numéro en Corée : 6 000 wons Autres pays : 9 $US AUTRES RÉGIONS, Y COMPRIS LA CORÉE Voir les tarifs d’abonnement spéciaux à la page 80 de ce numéro.
Choi Jung-wha Rédactrice en chef FONDATION DE CORÉE West Tower 19F Mirae Asset CENTER1 Bldg. 26 Euljiro 5-gil, Jung-gu, Seoul 04539, Korea Tel: 82-2-2151-6546 Fax: 82-2-2151-6592
ARTS ET CULTURE DE CORÉE Printemps 2018 IMPRIMÉ AU PRINTEMPS 2018 Samsung Moonwha Printing Co. 10 Achasan-ro 11-gil, Seongdong-gu, Seoul 04796, Korea Tel: 82-2-468-0361/5
Publication trimestrielle de la Fondation de Corée 2558 Nambusunhwan-ro, Seocho-gu Séoul 06750, Corée du Sud http://www.koreana.or.kr
© Fondation de Corée 2018 Tous droits réservés.Toute reproduction intégrale ou partielle, faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de la Fondation de Corée, est illicite. Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction de Koreana ou de la Fondation de Corée. Koreana, revue
Sept ans : riz aux azalées et soupe de chrysanthèmes.
trimestrielle enregistrée auprès du ministère de la Culture et du
Won Seoung-won. 2010. Épreuve chromogène, 140 × 140 cm.
en chinois, anglais, espagnol, arabe, russe, japonais, allemand et
Tourisme (Autorisation n°Ba-1033 du 8 août 1987), est aussi publiée indonésien.
RUBRIQUE SPÉCIALE
Le libre langage de la photographie coréenne
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RUBRIQUE SPÉCIALE
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RUBRIQUE SPÉCIALE 2
Le libre langage de la photographie coréenne
Par-delà le témoignage historique
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RUBRIQUE SPÉCIALE 1
Un produit nouveau de la civilisation déjà entré dans le quotidien Yoon Se-young
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DOSSIERS
L’inscription des comptes rendus de mission diplomatique du royaume de Joseon au Registre de la Mémoire du monde de l’UNESCO Suh Kyung-ho
44 ESCAPADE L’Uijuro, cette route qui rattacha la Corée au monde cinq siècles durant
Lee Kyu-sang
RUBRIQUE SPÉCIALE 3
L’« homo photocus » et la dualité de la photo numérique Choi Hyun-ju
58 LIVRES ET CD
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Korean Contemporary Short Stories (nouvelles contemporaines coréennes) – une sélection de la revue KOREANA
L’univers du vide et de l’inachevé
Un précieux recueil d’œuvres littéraires mémorables
Nostalgia
Des compositions musicales de fusion alliées à la puissance d’évocation du gayageum Charles La Shure
Lee Chang-guy
60 DIVERTISSEMENT
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Une parole libérée au bout de soixante ans
HISTOIRES DES DEUX CORÉES
Cette patrie des aïeux qui fait renaître l’espoir Kim Hak-soon
Song Hyeong-guk
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INGRÉDIENTS CULINAIRES
Histoires de pommes de terre Jeong Jae-hoon
APERÇU DE LA LITTÉRATURE CORÉENNE
Choi Jae-bong
Le coin Yoon Sung-hee
RUBRIQUE SPÉCIALE
Pommier Kim Gwang-su. 2016. Tirage pigmentaire, 112 × 175 cm.
Le libre langage de
la photographie corÊenne Š Kim Gwang-su
Kang Woon-gu L’œuvre vue par son auteur Tout ce qui a trait à mon pays me passionne. J’y vis depuis toujours et je ne le quitterai jamais. Tel est mon destin. Cet attachement et cet intérêt englobent évidemment les gens et leur vie. Je ne recherche pas ce qui est hors du commun, mais, au contraire, la simplicité du quotidien pour en révéler la beauté authentique et le sens profond. Les paysages qui semblent d’une certaine banalité aux Coréens parce qu’ils y sont accoutumés possèdent des aspects exotiques pour les étrangers et je constate que l’inverse est vrai lorsque je voyage dans d’autres pays. Quand la Corée a perdu sa vocation agricole en s’industrialisant, tout s’est soudain accéléré au point de rendre méconnaissables les lieux les plus familiers. Après avoir parcouru le monde dans l’exercice de mon métier et bien qu’ayant cessé cette activité, la photo me fascine toujours plus avec le temps.
Note biographique • Né en 1941 à Mungyeong, dans la province du Gyeongsang du Nord • Licence de littérature anglaise à l’Université nationale de Kyungpook • Reporter photo aux quotidiens Chosun Ilbo et Dong-A Ilbo
© Gwak Myeong-u
• Expositions qui lui ont été consacrées : Village : une trilogie (Musée d’art Kumho, Séoul, 2001) ; Paysages anciens : tombes royales, Souvenirs des Trois Royaumes et Le Mont Nam à Gyeongju (Musée de la photographie Go Eun, Busan, 2011) ; Le Mont Nam à Gyeongju en noir et blanc (Ryugaheon, Séoul, 2016) ; Ombre carrée (Musée de la photographie, Séoul, 2017) • Expositions collectives : La photographie aujourd’hui (Musée Artsonjae, Gyeongju, 1995) ; Notre patrimoine culturel : point de vue actuel (Musée d’art Sungkok, Séoul, 1997) ; Petit matin (Galerie How Art, Séoul, 2001) • Kang Woon-gu est aussi l’auteur d’ouvrages et de monographies, dont Essais sur la photographie (Youlhwadang, 2010) ; Paysages anciens : tombes royales, Souvenirs des Trois Royaumes et Le Mont Nam à Gyeongju (Youlhwadang, 2011) ; Le Mont Nam à Gyeongju en noir et blanc (Youlhwadang, 2016)
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Gwangyang. Kang Woon-gu. 1983. © Kang Woon-gu
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Le Mont Nam [Namsan] à Gyeongju : crêtes surplombant la vallée de Yongjang et pagode en pierre à trois étages. Kang Woon-gu. 1987. © Kang Woon-gu
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Won Seoung-won L’œuvre vue par son auteur En résumé, ma production se compose d’« installations de photos ». Au cours de mes voyages un peu partout dans le monde, j’en prends un nombre considérable que je travaille par la suite au moyen d’un logiciel pour réaliser un montage à partir de ces images hétéroclites d’endroits et de moments différents. En subissant ce traitement très complexe et minutieux, des objets et fragments d’espace a priori sans lien finissent par acquérir une dimension onirique. Alliant rêve et réalité, mes œuvres numériques possèdent aussi des composantes analogiques présentant des aspects de nostalgie et un pouvoir narrateur. Le collage me permet d’introduire un peu d’humour dans le traitement de questions graves liées à l’individu et à la société.
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1. Sept ans : mouettes et poirier en fleur. Won Seoung-won. 2010. Épreuve chromogène, 125 × 195 cm. 2. Réseau de plantes aquatiques des informaticiens. Won Seoung-won. 2017. Épreuve chromogène, 178 x 297 cm. © Won Seoung-won et GALERIE ARARIO
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Sept ans : la mer au village natal de ma mère. Won Seoung-won. 2010. Épreuve chromogène, 125 × 195 cm.
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Note biographique • Né en 1972 à Goyang, dans la province du Gyeonggi ‹Licence de sculpture de l’Université Chung-Ang • Diplômes de l'Académie des beaux-arts de Düsseldorf (Kunstakademie Düsseldorf) et de l'Académie des arts médiatiques de Cologne (Kunsthochschule für Medien Köln) ‹Expositions qui lui ont été consacrées : 1978, 7 ans (Gana Contemporary, Séoul, 2010) ; Character Episode I (Galerie Artside, Séoul, 2013) ; Orgie sceptique (Galerie Podbielski Contemporary, Berlin, 2014) ; Le paysage des autres (Galerie Arario, Séoul, 2017). Son œuvre est présente au Musée national d'art moderne et contemporain et au Musée des beaux-arts de Séoul, ainsi qu’au Musée Mori japonais, au Musée Osthaus allemand et au Musée des beaux-arts de Santa Barbara • Licence de sculpture de l’Université Chung-Ang. Diplômes de l'Académie des beaux-arts de Düsseldorf (Kunstakademie Düsseldorf) et de l'Académie des arts médiatiques de Cologne (Kunsthochschule für Medien Köln) • Expositions qui lui ont été consacrées : 1978, 7 ans (Gana Contemporary, Séoul, 2010) ; Character Episode I (Galerie Artside, Séoul, 2013) ; Orgie sceptique (Galerie Podbielski Contemporary, Berlin, 2014) ; Le paysage des autres (Galerie Arario, Séoul, 2017). Son œuvre est présente au Musée national d'art moderne et contemporain et au Musée des beaux-arts de Séoul, ainsi qu’au Musée Mori japonais, au Musée Osthaus allemand et au Musée des beaux-arts de Santa Barbara. ARTS ET CULTURE DE CORÉE 11
Gwon O-sang L’œuvre vue par son auteur Ma façon de travailler se démarque un peu des méthodes classiques. Je commence par prendre des vues d’un sujet de la tête aux pieds, en procédant par parties successives et sous différents angles. Puis, à l’aide d’Isopink, qui est une mousse isolante en polystyrène extrudé, je réalise un moulage grandeur nature sur lequel je fixe ensuite mes photos une à une. Quand j'ai exposé en 1998 Deodorant Type, que j’ai créé par ce même procédé, certains ont parlé de « photo-sculpture ». En fait, je m’étais toujours demandé pourquoi il fallait absolument que les sculptures soient en pierre ou en bronze et donc si lourdes. J’avais envie d’une légèreté qui sortirait de cette norme, d’où l’idée d’associer photo et sculpture. Mon questionnement artistique est désormais centré sur ce qu’est vraiment la sculpture et sur la possibilité d’envisager son évolution. »
Note biographique • Né en 1974 à Séoul • Maîtrise de sculpture de l’Université Hongik. • Expositions collectives : Les bonbons à la menthe : exposition itinérante d’art contemporain coréen en Amérique latine (Musée d'art contemporain de Santiago, 2007, Museo Nacional de Bellas Artes, Buenos Aires, 2008, Musée national d'art moderne et contemporain, Gwacheon, 2009) ; Perspectives de la photographie coréenne contemporaine : 1999-2008 (Musée national des beaux-arts de Taïwan, 2010) ; Tech 4 Change (Vestfossen Kunstlaboratorium, Norvège, 2015) • Expositions qui lui ont été consacrées : Nouvelles structures et apaisement (Galerie Arario, Séoul, 2016) ; La sculpture (GALERIE ARARIO, Shanghai, 2016). Son œuvre est présente au Musée des beaux-arts Leeum Samsung, au Musée des beaux-arts de Singapour, à l’Asano Curatorial Institute japonais, dans la collection Zabludowicz et à l’Universal Music UK de Londres. Blouson et albinos. Gwon O-sang. 2016. Épreuve chromogène, techniques mixtes, 195 × 47 × 125 cm. 12 KOREANA Printemps 2018
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1. Fender. Gwon O-sang. 2012. Épreuve chromogène, techniques mixtes, 207 × 194 × 110 cm. 2. New Structure and Relief. Gwon O-sang. 2016. Oeuvre installée à la GALERIE ARARIO de Séoul.
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© Gwon O-sang et GALERIE ARARIO
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RUBRIQUE SPÉCIALE 1 Le libre langage de la photographie coréenne
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Un produit nouveau de la civilisation déjà entré dans le quotidien 14 KOREANA Printemps 2018
Lors de son introduction en Corée, au début du siècle dernier, l’art de la photographie a suscité en même temps crainte et émerveillement, mais son apport, conjugué avec le progrès économique, allait s’avérer riche dans la vie culturelle, outre qu’il a entraîné l’apparition d’activités nouvelles. Qui ne possède pas l’un de ces appareils photo dont la diffusion fait que l’image a supplanté l’écrit chez les jeunes d’aujourd’hui ? Yoon Se-young ı Rédactrice en chef du mensuel Art Photo 2
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1. Jeunes filles à la balançoire. Florian Demange. Années 1910. Plaque de verre, 10 x 15 cm. © Jeong Seong-gil
2. Le premier dîner. Norbert Weber. 1911. Plaque de verre.
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© Benedict PressWaegwan. 2012
3. Soldats de l'Empire de Daehan à l'exercice devant la porte de Geonchun du palais de Gyeongbok. Photographe et année de réalisation inconnus. Tirage argentique, 9,8 x 13,8 cm. © Musée de l'Indépendance coréenne
4. Danse à l'école de Gyemyeong. Florian Demange. Années 1900. Plaque de verre, 10 x 15 cm. © Jeong Seong-gil
5. École. Norbert Weber. 1911. Plaque de verre. © Benedict Press Waegwan. 2012
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utant les souvenirs sont susceptibles de disparaître avec le temps, autant les photos demeurent à jamais et permettent des retours au passé, selon une idée reçue voulant qu’elles soient « les seules à rester ». Par sa technique, la photographie permet en effet à l’homme de réaliser son triple rêve de laisser des traces de son existence, d’être reconnu par autrui et de rester présent dans les mémoires. Voilà un siècle, les Coréens ne lui ont pourtant pas fait bon accueil quand elle est apparue. En cette fin du XIXe siècle, rares étaient les personnes qui disposaient d’un appareil, hormis quelques ressortissants étrangers tels que les missionnaires. Face à ces objectifs qu’ils braquaient sur eux, les Coréens se montraient souvent apeurés, craignant que les mystérieuses boîtes noires ne prennent possession d’eux en les reproduisant à l’identique. D’après une superstition alors très courante, « l’âme s’enfuyait quand on prenait une photo ». L’élite de la société y vit au contraire un bienfait de la civilisation moderne qui lui permettrait de se situer à la pointe du progrès. Un portrait photographique constituant alors un signe extérieur de richesse, les personnes fortunées, dont celles en vue à la cour du roi, ainsi que de riches étrangers, accouraient à Cheonyeondang, ce premier studio photographique commercial dont le nom signifiait « studio naturel » et qui avait ouvert en 1907 dans le quartier historique de Sogong-dong. Un demi-siècle allait encore s’écouler jusqu’à l’irruption de la photo dans le quotidien des Coréens. Le peuple à l’honneur dans la photo réaliste Sous l’occupation coloniale japonaise (19101945), les appareils photo étaient des articles de luxe dont le prix atteignait celui d’une petite maison située dans la capitale, ce qui réservait leur utilisation à de riches oisifs. Il fallut attendre 1953 et l’arrêt des hos-
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tilités de la Guerre de Corée pour voir se multiplier les studios commerciaux et les équipements, notamment dans le journalisme, ainsi que parmi les amateurs qui avaient la chance de pouvoir s’en offrir. Un événement d’envergure allait alors donner le signal de départ d’un véritable essor dans ce domaine. En 1957, le Musée des beaux-arts du palais de Gyeongbok organisa avec succès une exposition itinérante, intitulée « La famille humaine », que visitèrent près de 300 000 personnes. Cette manifestation, dont avait pris l’initiative Edward Steichen, alors à la tête du Département de la photographie du Museum of Modern Art (MOMA) de New York, réunissait quelque 500 œuvres réalisées par des photographes du monde entier sur le thème de l’homme. C’est elle qui allait faire prendre conscience aux Coréens du rôle et de la valeur de cette nouvelle forme d’expression artistique. En 1963, elle allait inspirer au journal quotidien Dong-A Ilbo l’idée de créer un concours à son nom ouvert au grand public, puis, en 1964, cette catégorie du huitième art fut représentée à l'Exposition nationale des beaux-arts. Organisée avec le soutien des pouvoirs publics, cette manifestation révolutionna la manière de voir la photographie en Corée et, dans le courant de cette même année, l’Université des beauxarts Seorabeol fut la première à se doter d’une unité d’enseignement en photographie. La formation de qualité dont y bénéficiaient les futurs photographes professionnels allait se traduire par un progrès tant qualitatif que quantitatif dans la pratique de cette activité. Dans les années 1960 et 1970, le réalisme qui prédominait dans l’art allait entraîner, en photographie, la production de nombre d’œuvres évoquant le vécu des Coréens les plus modestes, à l’instar de séries telles que Humain, due à Choi Min-shik et consacrée aux gens du peuple, L’orphelinat de Holt, de Joo Myung-Duck, montrant des enfants métis, ou ces Paysages de ruelles où Kim Ki-chan, plus de
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1. Partisans tirés de prison à la libération coréenne. Photographe inconnu. 1945. 20,3 x 25,4 cm. © Musée de l'Indépendance coréenne
2. Busan. Choi Min-shik. 1965. © Choi Yu-do. Avec l’aimable autorisation de Noonbit Publishing Co.
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3. Aérodrome de Yeouido ; soldat parlant avec sa mère avant son départ pour le Vietnam. Shisei Kuwabara. 1965. © Shisei Kuwabara. Avec l’aimable autorisation de Noonbit Publishing Co.
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Les Coréens ne craignent plus désormais de poser devant l’objectif, mais le font au contraire avec assurance et sérénité, car ils apprécient la facilité que ce langage visuel confère par rapport à la communication orale ou écrite.
trente années durant, avait saisi des tranches de vie des vieux quartiers de Séoul, ainsi que Ville natale, une autre série réalisée, cette fois, par Kim Nyungman à propos du monde rural et du mouvement dit Saemaul, c’est-à-dire de la « nouvelle communauté », tandis que Chez Yun-mi présentait une œuvre biographique dans laquelle Jeon Mong-gag retraçait la vie de sa fille, de sa naissance à son mariage. Ces artistes coréens permirent ainsi à leurs compatriotes de se voir à travers le regard de l’un d’entre eux, et non d’un point de vue étranger, comme c’était le cas au début. C’était le temps où ils avaient coutume d’accrocher leurs photos de famille au mur du salon ou de la plus grande chambre pour les mettre bien en évidence. Il s’agissait de clichés réalisés à l’occasion d’un mariage, du soixantième anniversaire des parents, du centième jour suivant la naissance d’un bébé ou de cérémonies de remise de diplômes où les lauréats arboraient toge et toque carrée, de ceux que l’on faisait aussi admirer à ses invités avec fierté dans l’album de famille, entre deux tasses de thé et des friandises. Hormis lors de ces grandes occasions, les Coréens ne posaient donc que rarement devant un photographe jusqu'à ce que les choses changent à la fin des années 1970. Des pratiques nouvelles nées de la photographie C’est dans les années 1980 que la photo connaît un essor considérable, au point que les universités s’empressent d’ouvrir, dans cette discipline, des unités d’enseignement que fréquenteront, pour une vingtaine d’entre elles, pas moins d’un millier d’étudiants par an. La fin de la première moitié de cette décennie voit la toute première génération de photo-
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graphes formés à l'étranger rentrer au pays alors que celui-ci enregistre une croissance économique phénoménale et l'expansion qui en résulte dans le secteur de la publicité. La demande photographique y progressera dès lors à un rythme spectaculaire et les studios de photo pousseront comme des champignons dans le quartier de Chungmuro, les besoins en photographes professionnels augmentant d’autant, comme en témoigne la prolifération des unités d’enseignement répondant à l’intérêt croissant du public. Sous l’effet d’une telle croissance, la demande n’explosait pas seulement dans les entreprises, pour les besoins de la publicité, mais aussi chez les ménages, en raison de leur pouvoir d’achat plus important. Le créneau de la photo de mariage illustre bien cette évolution d’un marché où les studios n’étaient pas à cours de stratégies de marketing pour créer de nouveaux besoins. Tandis que les gens d’autrefois se contentaient de quelques vues prises avant la cérémonie, la réalisation de séances entières en studio ou à l’extérieur allait devenir une pratique courante au début de ce siècle, peut-être par volonté de contenter ceux qui déploraient des cérémonies menées trop rondement dans des locaux impersonnels. Si ces photos étaient en principe destinées à immortaliser le plus beau jour d’une vie, elles flattaient en même temps l’amour-propre des sujets en justifiant de revêtir robe de mariée d’une blancheur éblouissante et smoking superbe pour poser majestueusement, tels un prince et une princesse de contes de fées. Fait intéressant, le succès de la photo de mariage allait entraîner à sa suite celui de la photo de bébé, car cette dernière permettait aux jeunes couples qui avaient mis en scène leur mariage de retrouver ce monde de rêve en étant parents. Ceux d’il y a trente
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1. Panmunjom : Nord et Sud main dans la main. Kim Nyung-man. 1992. © Kim Nyung-man
2. Gimnyeong, village de l’est de Jeju : rite de l'île. Kim Soo-nam. 1981. © KIMSOONAM PHOTO
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3. 135 paysages perdus, Jamsil, arrondissement de Songpa. Kim Ki-chan. 1983. © ChoeGyeong-ja. Avec l’aimable autorisation de Noonbit Publishing Co.
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KBS 이산가족찾기운동
“누가 이 사람을 모르시나요”
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1. Familles séparées. Hong Sun-tae. 1983. © Hong Seong-hui
2. Sans titre. Kang Woon-gu. Extrait de Chez Yun-mi. 1989. © Kang Woon-gu
3. Sans titre. Kang Woon-gu. Extrait de Chez Yun-mi. 1964. © Lee Mun-gang
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Cette résistance allait peu à peu s’atténuer quand, en 1993, après des décennies de dictature militaire, la Corée allait se doter d’un régime civil à l’issue d’un scrutin présidentiel libre et démocratique. D’une certaine manière, ce printemps de la démocratie fut donc aussi celui de la photographie, même si des réserves divisent encore la population sur ce point.
ou quarante ans auraient fêté les cent jours ou les douze mois de l’enfant en le faisant photographier au studio du quartier dans la tenue traditionnelle appelée hanbok, mais on préfère aujourd’hui recourir à un spécialiste qui soumet bébé à une longue séance digne d’une vedette. Sous l’influence de la publicité, il arrive même qu’ils n'attendent pas pour ce faire que se soient écoulés les cent jours de rigueur et fassent réaliser ces photos dès que cinquante ont passé. Rien d’étonnant, alors, à ce que des enfants ainsi accoutumés à poser devant un objectif dès leur plus jeune âge, après avoir fait l’objet d’échographies dans le ventre de leur mère, soient parfaitement à l’aise dans le monde d'images créé par l’Internet.
sion qui créa dans le pays une étouffante atmosphère de psychose sécuritaire. Partant du principe que l’on prenait des risques en se mettant en avant, chacun préférait être comme les autres et ne pas se faire remarquer, alors on détournait la tête dès qu’apparaissait un photographe dans un lieu public, comme pour éviter qu’il ne recueille ces « preuves » que sont censées apporter les photos. Cette résistance allait peu à peu s’atténuer quand, en 1993, après des décennies de dictature militaire, la Corée allait se doter d’un régime civil à l’issue d’un scrutin présidentiel libre et démocratique. D’une certaine manière, ce printemps de la démocratie fut donc aussi celui de la photographie, même si des réserves divisent encore la population sur ce point.
Une sombre époque Les Coréens qui virent naître la photographie l’accueillirent avec méfiance en raison de superstitions, et, hormis dans les circonstances bien précises évoquées plus haut, ils persistèrent dans ce rejet tout au long du XXe siècle, d’autant que les événements traversés par leur pays les y incitaient. Aux affres de la Guerre de Corée, avaient succédé des bouleversements politiques d’envergure, puis des régimes autoritaires auxquels s’opposa une lutte pour la démocratie : autant de facteurs qui engendrèrent un sentiment de « persécution » se traduisant par le refus d’être photographié. Dans la seconde moitié du XXe siècle, marquée par un fort anticommunisme résultant de la partition de la péninsule, les dictatures militaires tirèrent parti de ce contexte pour surveiller étroitement les défenseurs de la démocratie et mettre en œuvre une répres-
Le pays de la photo Il n’en reste pas moins que cette pratique s’est beaucoup répandue et qu’il n’est pas aujourd’hui de famille qui ne soit équipée de l’un de ces appareils autrefois considérés être un luxe, sans parler de l’incontournable téléphone portable à dispositif DSLR, c’est-à-dire muni d’un appareil photo reflex numérique. Par le biais de l’image, la photo a substitué un nouveau langage à l’expression orale et écrite, toute une génération née après l’apparition de l’internet maniant désormais avec plus d’aisance cette forme de communication que l’écrit. Voilà encore une dizaine d'années, un certain article de presse affirmait, en s’appuyant sur des enquêtes d’opinion, que la profession la plus recherchée chez un homme, en vue du mariage, était celle de photographe. Cet avis était fondé sur l’idée que ceux qui avaient effectué de telles études provenaient
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d’un milieu aisé, qu’ils étaient amenés à se déplacer souvent dans le cadre de leur travail et qu’ils pouvaient organiser celui-ci de manière à disposer de beaucoup de temps libre. C’est aussi à cette époque qu’un professeur de photographie m'a fait part d’une intéressante anecdote. En 1979, alors qu’il s’apprêtait à aller faire des études dans ce domaine aux États-Unis, il s’entendit poser la question suivante : « Tout ce qu’il y a à faire, c’est d’appuyer sur un bouton, alors pourquoi partez-vous si loin ? » En découvrant ses réalisations, ces mêmes personnes le félicitent aujourd’hui de son choix judicieux. À l’heure actuelle, la photo est évidemment très en vogue, puisque plusieurs millions de personnes la pratiqueraient en amateur, encore plus motivées à y exceller par les centaines de concours qui se déroulent dans tout le pays. Les points qu’engrangent les lauréats de ces épreuves peuvent en outre leur permettre d’entrer à la Société coréenne des photographes d’art, forte de quelque 10 000 membres. Aux côtés de la randonnée pédestre, la photo figure aussi parmi les principales activités de loisir des retraités. À l’heure où sont écrites ces pages, nombre de Coréens doivent s’y adonner aux quatre coins du territoire, démontrant ainsi que, malgré les souffrances infligées près d'un siècle durant par la colonisation, la guerre, la partition péninsulaire et les dictatures militaires, ils jouissent à nouveau pleinement de cette liberté qui fait aimer la vie. Ne craignant plus désormais de poser devant l’objectif, ils le font au contraire avec assurance et sérénité, car ils apprécient la facilité que ce langage visuel confère par rapport à la communication orale ou écrite.
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1. Mariés posant devant le photographe. Alors que les séances de photos de mariage, dont la mode remontait au début des années 1990, se déroulaient le plus souvent à l’extérieur, celles en studio professionnel ont aujourd’hui la préférence des couples. © Vienna Studio
2. Petite fille aussi apprêtée qu’un mannequin en vue d’une séance de photos en studio. Pour immortaliser les cent jours de leur bébé, ainsi que son premier anniversaire, les parents se contentaient autrefois de le faire photographier en hanbok traditionnel au studio de leur quartier, mais nombre de jeunes couples recourent aujourd’hui à des studios spécialisés dès les cinquante ou deux cents jours suivant la naissance de leur enfant. © Studio Sarangbi
La Belle et la Bête. Koo Bohn-chang. VOGUE KOREA. Décembre 2002. © Koo Bohn-chang
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1. DMZ. Park Jong-woo. 2017. © Park Jong-woo
2. La maison rouge I # 007, 2005, Pyongyang. Noh Sun-tag. 2005. © Noh Sun-tag
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3. Le 22 juin 2002, une marée humaine a envahi la place qui fait face à l'Hôtel de Ville de Séoul. Les supporteurs des « Red Devils » étaient venus y témoigner leur soutien à l’équipe nationale qui affrontait l’Espagne lors des quarts de finale de la Coupe du Monde co-organisée cette année-là avec le Japon. © Chosun Ilbo
4. Sur l’esplanade de Gwanghwamun située en plein coeur de Séoul, cette veillée aux chandelles du 19 novembre 2016 a rassemblé une foule de Coréens dénonçant les malversations de la présidente Park Geun-hye. © Agence de presse Yonhap
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RUBRIQUE SPÉCIALE 2 Le libre langage de la photographie coréenne
Enfants jouant dans une ruelle de Haengchon-dong, à Séoul. Kim Ki-chan. 1972.
© Choi Gyeong-ja. Avec l’aimable autorisation de Noonbit Publishing Co.
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Par-delà le témoignage historique À l’origine, la photographie servait principalement à immortaliser les grands moments de l’histoire, comme allaient le faire les photographes documentaires coréens qui assistèrent aux bouleversements traversés par le pays. En Corée, la naissance de la photographie moderne se situe en cette année 1945 qui vit la nation s’affranchir du joug colonial du Japon, et on peut affirmer que ses témoignages jouèrent un rôle important dans ces événements. Lee Kyu-sang ı PDG de Noonbit Publishing
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apparition d’une photographie moderne a correspondu en Corée avec la proclamation de l’indépendance qui mit fin à l’occupation coloniale japonaise le 15 août 1945. Jusque-là cantonnés dans des thèmes paysagers par la censure et la répression dont ils faisaient l’objet, les photographes coréens allaient dorénavant avoir la possibilité de montrer leur pays et leurs compatriotes comme ils l’entendaient, la libération nationale ayant donc été synonyme d’émancipation dans ce domaine. Alors qu’un tableau peut évoquer un lieu à partir des seuls souvenirs, une photo exige bien évidemment de s’y trouver et cette présence permit à nombre de photographes de porter un regard sur les événements historiques en question. L’un d’entre eux, alors âgé de dix-neuf ans, se nommait Lee Kyung-mo (1926-2001) et était natif de la ville de Gwangju située dans la province du Jeolla du Sud. De l’indépendance à la partition Lorsqu’il entra au collège, son grand-père lui fit cadeau d’un Minolta Vest qui allait susciter une vocation nouvelle, puisqu’il souhaitait au départ embrasser celle d’artiste peintre. Quand survint la libération, il s’empressa de se joindre à la foule qui envahissait les rues et capta les débordements d’allé-
gresse dans l’objectif. Ainsi naquit la photographie moderne en Corée. Un mois à peine après ces événements, Lee Kyung-mo, un jour qu’il se trouvait à Myeong-dong, un quartier du centre de Séoul, découvrit le spectacle insolite de soldats américains assis devant les grands magasins ou se promenant en pousse-pousse là-même où patrouillait autrefois la police militaire japonaise. Ces trois années de présence militaire représentèrent pour le pays une période trouble marquée par un antagonisme idéologique qui allait aboutir à la partition de la péninsule, d’aucuns ayant alors craint de voir s’instaurer une nouvelle hégémonie. Cette idée vint aussi à l’esprit du jeune photographe en voyant succéder la tutelle militaire américaine à la colonisation japonaise. De sa production de l’époque, subsistent d’innombrables clichés réalisés entre la Rébellion de Yeosu-Suncheon, qui se déroula en octobre 1948 dans la province du Jeolla du Sud en raison du clivage politique d’alors, à la Guerre de Corée qui éclata deux ans plus tard. L’euphorie de la libération allait être de courte durée et céder la place aux déchirures dont rendirent compte d’autres photographes en témoignant d’une sombre réalité. Han Chi-gyu (1929-2016), qui pratiquait la photographie en tant qu’officier du renseignement militaire, conserva les vues qu’il avait réali-
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sées de la zone démilitarisée (DMZ) marquant la frontière entre les deux Corées et interdite d’accès à la population civile. Après sa fuite de Corée du Nord à bord d'un bateau de pêche, il fut mobilisé dans l'armée sud-coréenne pendant la Guerre de Corée et, une fois sur le théâtre des opérations, il ne se sépara jamais de son appareil photo, de sorte que, jusqu'à sa retraite survenue en 1979, alors qu’il avait atteint le grade de colonel, il ne cessa de photographier la zone démilitarisée et ses abords. De même, chacune de ses visites à sa famille, qui vivait à Séoul, lui permettait de figer sur la pellicule les changements que connaissaient cette ville et ses enfants qui grandissaient. L’ensemble de son œuvre, qui n’allait être exposée que peu avant sa mort, donne à réfléchir sur la souffrance qu’engendra la partition et l’influence qu’exerça le pouvoir militaire sur le quotidien des Coréens. Les laissés-pour-compte d’une industrialisation fulgurante Sur le champ de ruines laissé par la guerre et malgré la division de la péninsule, la Corée du Sud allait entreprendre une spectaculaire reconstruction qui fait date dans l’histoire, des photographes documentaires s’intéressant alors à ceux de leurs concitoyens qu’elle laissait sur le bord de la route. Parmi ceux qui firent le choix d’évoquer le quotidien de ces parias, figure Choi Min-shik (1928-2013). Titulaire d’un diplôme d’arts appliqués qu’il obtint en 1957 à l’École centrale des beaux-arts de Tokyo, il s’initia ensuite à la photo par lui-même et réalisa de très nombreux clichés de sujets humains. Au terme de sa longue carrière, il avait consacré pas moins de qua¬torze albums à sa série intitulée Human, qui met à nu la nature humaine en montrant la misère. « J’ai posé mon regard sur ces déshérités et marginaux qui doivent chaque jour se battre pour vivre. Pendant plus de cinquante ans, j’ai observé l’existence qu’ils menaient dans le dénuement, sans douter un seul instant de leurs qualités humaines », écrivait-il dans l’un de ses livres. Cet homme qui connut lui-même la pauvreté tout au long de sa vie ne voyait pas en ces voisins démunis autant de sujets de photos, car il éprouvait une affection sincère pour ceux qu’il côtoyait et cherchait avant tout à saisir des instants de ces vies sacrifiées sur l’autel du développement. Kim Ki-chan (1938-2005), un autre photographe qui comprit que croissance et industrialisation n’étaient pas forcément synonymes de bonheur, travaillait principalement pour un organisme de télédiffusion, mais, quand venait le week-end, il prenait son appareil photo et allait arpenter les bidonvilles de Séoul. « Dans les ruelles de Jungnim-dong, je me sentais comme chez moi. La première fois que j’y suis allé, leurs bruits m’ont rappelé celle où j’habitais à Sajik-dong, le quartier de
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mon enfance. J’ai donc décidé une fois pour toutes de prendre pour thème de mes photos ces ruelles, les gens qui y vivent, leurs joies et peines », avait-il expliqué. De ce travail, allaient naître six albums portant sur la thématique des « paysages de ruelles », auxquels s’ajoutent un ensemble de portraits des sans-abri venus de province qui vivent devant la gare de Séoul et des vues du spectacle changeant des saisons dans les campagnes qu’ils ont quittées. Des dizaines d’années durant, Kim Ki-chan a inlassablement photographié ces petites ruelles, leur vie et leurs habitants avec lesquels il sympathisait. Si les impératifs de la croissance économique ont conduit bien des Coréens à s’éloigner de leur ville natale, de leur famille et de leurs voisins, il reste d’eux ces charmants portraits de gens simples qui peuplaient les petites rues en se soutenant et s’encourageant mutuellement, ce qui en fait autant de précieux témoignages de cette époque de l'histoire moderne coréenne. Le combat pour la démocratie Au lendemain de la mort du président Park Chung-hee, qui avait été à l’origine de plusieurs plans de développement successifs durant sa longue présence au pouvoir, le pays tout entier allait être pris d’une fièvre démocratique, ceux des Coréens qui composaient d’ordinaire la majorité silencieuse se joignant bien vite aux étudiants qui manifestaient contre la dictature militaire. Malgré la surveillance inflexible qu’exerçait le gouvernement sur la presse et qui ne laissait rien filtrer de l’évolution de ce mouvement comme de ses propres menées, le peuple ne put que constater la violence de la répression, notamment lors des événements tragiques auquel donna lieu le soulèvement civil de Gwangju le 18 mai 1980. La mobilisation étudiante n’allait dès lors prendre que plus d’ampleur. Né en 1943, le photojournaliste Kwon Joo-hoon travailla dans différentes agences de presse tout au long de sa carrière, qui s’acheva en 2015 lorsqu’il quitta l'agence privée Newsis. Témoin de nombreux événements au cours de ces quarante-sept années, il laissera à sa disparition autant de documents d’une grande valeur historique. Le 20 mai 1986 à quatorze heures, il se trouvait sur la place de l’Acropole de l'Université nationale de Séoul pour y réaliser un reportage sur les célébrations du 1er mai, qui avaient cette année-là pour thème le soulèvement de Gwangju, et le célèbre pasteur et opposant Moon Ik-hwan (1918-1994) prononçait un discours à ce sujet, quand retentit un cri. Un étudiant juché sur le toit du bâtiment de l’association universitaire venait d’interpeler ses camarades avant de s’asperger d’essence, d’y mettre le feu, d’enjamber une balustrade, de se précipiter dans le vide et de faire une chute de sept mètres. Dans l’assistance, on se précipita aussitôt vers lui pour tenter d’éteindre les flammes à l’aide d’un extincteur de voiture, mais
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Soldats américains parcourant Myeong-dong en poussepousse, à Séoul. Lee Kyung-mo. 1945. © Lee Seung-jun. Avec l’aimable autorisation de Noonbit Publishing Co.
Soldats coréens patrouillant le long de la ligne de démarcation militaire. Han Chi-gyu. 1972. © Han Seung-won. Avec l’aimable autorisation de Noonbit Publishing Co.
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La mort de Lee Han-yeol. Chung Tae-won. 1987. © Chung Tae-won. Avec l’aimable autorisation de Noonbit Publishing Co.
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il était trop tard et le jeune homme, qui se nommait Lee Dongsu, décéda peu après son transport jusqu’à l'hôpital. La crainte inspirée par la loi martiale alors en vigueur dissuada l’ensemble des quotidiens nationaux de publier la terrible photo de cet incident et le Hankook Ilbo, où travaillait Kwon Joo-hoon, fut le seul à l’évoquer dans un entrefilet publié deux jours plus tard. Il fallut attendre que le cliché en question paraisse dans la presse internationale pour que se répande la nouvelle en Corée. Les circonstances affreuses dans lesquelles s’était donné la mort l’un de ses citoyens pourtant à la fleur de l’âge furent ressenties comme le cri de détresse de toute une jeunesse combattant pour la démocratie. Par la suite, un homme de presse allait même confier que c’est la vue de cette image qui avait suscité chez lui la vocation du journalisme dans l’espoir de révéler la vérité au public, alors qu’il se destinait au départ à une carrière de magistrat. D’autres que Kwon Joo-hoon firent aussi la chronique de l’épreuve de force qui opposait le régime autoritaire aux militants pour la démocratie, à l’instar de Tony Chung, aussi connu sous le nom de Chung Tae-won et né en 1939. Présent sur les lieux des événements du soulèvement de Gwangju de 1980 et des mouvements pour la démocratie de juin 1987, ce grand reporter de l’agence Reuters Corée les fit connaître au monde entier. L’une de ses photos, qui montrait l’étudiant Lee Hanyeol mortellement blessé par une grenade lacrymogène alors qu’il manifestait devant l'Université Yonsei le 9 juin 1987, allait jouer le rôle d’un catalyseur en devenant l’emblème de la lutte pour la démocratie. Cette image du visage ensanglanté du jeune homme disait tout de la brutalité de la répression et finit par révolter l’homme de la rue. En voyant Lee Han-yeol s’effondrer et porter la main à sa nuque dans la fumée des gaz lacrymogènes, Chung Tae-won s’est immédiatement approché pour le prendre en photo, ainsi que l’étudiant qui tentait de la secourir. Persuadé de l’importance que revêtait un tel incident, le journaliste s’est rendu surle-champ à son bureau de l’agence pour y développer la photo et la faire parvenir à celles du monde entier. Parvenant ensuite à joindre au téléphone le médecin qui avait pris en charge le blessé pour s’informer de son état, il a appris que celui-ci se trouvait dans le coma et que son pronostic vital était engagé. Le jeune homme allait décéder le 5 juillet suivant sans être jamais sorti de cet état. Dès lors, à chacune des manifestations qu’il suivait, Chung Tae-won allait toujours se tenir à proximité du cortège pour pouvoir le prendre en gros plan et, lors du soulèvement civil de Gwangju, malgré les balles qui sifflaient autour de lui, il se mêla aux membres de la milice pour montrer la violence des affrontements. Dans l’exercice de leur profession, les photographes de presse ont ainsi été les témoins privilégiés des grands événe-
ments de l’histoire moderne coréenne et ils se sont servis des images pour dénoncer les exactions commises par les régimes militaires avec le consentement tacite d’une partie de la population pourtant laissée de côté dans la marche vers la prospérité. Ainsi, ces photographes documentaires allaient rappeler les Coréens au souvenir de faits que la censure s’était pourtant employée à effacer des mémoires comme des archives historiques et des livres d’histoire. Par leur témoignage, ils ont pris fait et cause pour les faibles plutôt que pour les puissants, les victimes au détriment de leurs bourreaux, les perdants contre les gagnants et la démocratie par opposition à la dictature. La démocratie en photographie Aux moments les plus décisifs qu’a connus la Corée depuis 1945 dans une histoire contemporaine emportée par la tourmente d’événements ou changements politiques, économiques et sociaux se succédant à un rythme étourdissant, les photojournalistes professionnels ont été les seuls à en témoigner. Lors du mouvement dit de la « révolution aux chandelles » qui a débuté en octobre 2016, il s’est avéré que les temps avaient changé, car les gens comme les autres qui y participaient s’étaient transformés en autant de photo-reporters. Déjà, lors du naufrage du ferry-boat Sewol survenu le 16 avril 2014, des lycéens en voyage scolaire, restés prisonniers dans le bateau qui sombrait, avaient filmé ou photographié leurs derniers moments à l’aide de leur téléphone portable, en une ultime tentative désespérée d’obtenir du secours. Ces terribles témoignages allaient non seulement plonger le pays dans la douleur, mais aussi apporter de précieuses indications dans l’analyse des circonstances ayant conduit à cette catastrophe où des centaines d’adolescents ont trouvé la mort, abandonnés à leur sort par des autorités qui ne prirent pas les mesures qui s’imposaient en vue de leur sauvetage. À l’époque de la photographie analogique où, quand se produisaient accidents ou événements, le journaliste devait se munir de son appareil pour effectuer un reportage, a succédé celle du numérique où tout un chacun peut, sans posséder ni savoirfaire ni équipement spécialisés, témoigner personnellement de faits qui se déroulent grâce à l’un de ces téléphones portables aujourd’hui si perfectionnés et on peut ainsi affirmer que la démocratie est aussi arrivée en photographie. Au cours des veillées aux chandelles qui se sont déroulées tout l’hiver, voici deux ans, sur l’esplanade de Gwanghwamun, les manifestants se prenaient souvent en photo aux côtés de parents ou d’amis, alors, nul doute que ces innombrables instantanés leur rappelleront à jamais les journées où ils se sont joints à ceux qui bravaient l'autorité d’une présidente corrompue, animés d’une ardente foi en la démocratie.
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RUBRIQUE SPÉCIALE 3 Le libre langage de la photographie coréenne
L’« homo photocus » et la dualité de la photo numérique La large diffusion du smartphone et des appareils photo numériques a fait naître une nouvelle pratique de la photo liée à l’évolution du contexte général où elle se situe. Désormais accessible à tous, elle constitue un moyen de communication qui permet de saisir les moments fugaces de la vie quotidienne, et non plus seulement d’immortaliser les grandes occasions. Ces « photos témoin » que l’on se partage sur les réseaux font ainsi partie de notre quotidien. Choi Hyun-ju ı Rédactrice indépendante et essayiste spécialisée dans la photographie
Flâneur in Museum, Louvre. Kim Hong-shik, 2016. Œuvre en relief ; uréthane, encre et sérigraphie sur acier inoxydable, 120 × 150 cm (cadre compris). © Kim Hong-shik
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où nous vient donc cette habitude de braquer constamment un objectif sur ce qui nous entoure ? Répond-elle à un besoin de perpétuer la mémoire des moments précieux où existait le sujet, auquel cas, elle révélerait un désir de « posséder » tous les souvenirs ? On entend souvent des personnes âgées se plaindre d’être prises en photo parce que la vieillesse ne le leur permet plus, ce qui revient à dire que cette pratique n’a qu’un but esthétique, mais pourquoi faudrait-il que les photographes ne choisissent que de beaux sujets ? Le plus souvent, ils évitent les objets et paysages laids, à moins qu’ils ne doivent en réaliser des vues pour illustrer un document ou dans le cadre d’un projet particulier, mais en aucun cas ils ne souhaiteraient « posséder » ce qu’elles représentent. Comment faire une « photo témoin » À l’évidence, l’apparition de l’appareil photo numérique a suscité une vocation chez d’innombrables photographes amateurs qui reproduisent à l’identique les mêmes paysages,
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comme autant de lithographies, mais on se demande à quoi bon tant de répétitions. Un jour que je voulais visiter un certain temple ancien qui est perché sur une falaise, quelle n’a pas été ma déception en le trouvant tout enveloppé de brouillard ! « Et moi qui tenais à le prendre d’ici, exactement sous cet angle ! » me disais-je en me remémorant les belles images qu’en présentent les guides touristiques. J’ai donc pris mon mal en patience, mais le brouillard ne se levait toujours pas et mon guide m’a plaisantée : « J'ai une idée. À la maison, vous pouvez toujours chercher une bonne photo sur internet ». Si les photos que rapportent les touristes des lieux qu’ils ont visités se ressemblent tant, c’est parce qu’elles sont censées attester de ce qu'ils ont vécu ou ressenti et se sont en quelque sorte approprié. Pour acquérir cette valeur de preuve, elles doivent être immédiatement identifiables par leur similitude avec d’autres, ce qui dispense de toute originalité et explique que tant de gens prennent patiemment la file d’attente afin de les prendre de la même manière, puisqu’en le faisant, ils s’approprient ces beaux paysages qu’ils pourront ensuite montrer. Les vues de ce type sont ce que l’on appelle des « photos
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témoin » et pourraient bien, d’ici quelques dizaines d’années, être considérées par les sociologues comme un genre à part entière, à l’égal du portrait ou du film documentaire. À l’homo faber, l’homo habilis et l’homo ludens, qui sont respectivement l’homme qui fabrique, l’homme habile et l’homme qui joue, pourrait donc succéder l’« homo photocus » au cours de cette décennie. Cet « homo photocus » est des deux sexes et de tous âges. Quoique d’ordinaire peu amateurs de technologie, les séniors se débrouillent assez bien en photo numérique grâce aux nouveaux appareils reflex et d’autant mieux avec leur smartphone qu’il est d’une grande facilité d’emploi. En dépit de ses faibles dimensions, puisqu’il tient dans la main, ce dernier est adapté à tous les genres photographiques et la perche à selfie sur laquelle il peut se fixer offre des angles de vue que ne pourrait jamais obtenir le photographe, sauf en demandant de l’aide. Toujours avide d’images, l’homme du XXIe siècle brandit à tout instant son smartphone aux quatre coins du monde pour prendre ces « photos témoin » qui sont si révélatrices de notre époque et font appel aux smartphones et appareils photo numé-
1. Ces jeunes femmes ont revêtu le costume traditionnel pour prendre des selfies au palais de Changgyeong situé à Séoul et se procurer ces précieuses « photos témoin » qui les y ont attirées plus que la visite historique en elle-même. © Chosun Ilbo
2. Clients d’un restaurant se prenant en photo devant les plats et verres de bière qu’ils s’apprêtent à consommer. Les jeunes générations s’adonnent aux nouvelles pratiques de la photographie quotidienne destinée à être partagée sur les réseaux sociaux. © GettyimagesBank
riques, mais aussi aux réseaux sociaux pour leur diffusion. Dans le centre de Séoul, on assiste depuis quelques années à l’apparition d’une nouvelle mode qui a pour décor des palais tels que celui de Gyeongbok ou des vieux quartiers comme Bukchon et, dans la ville de Jeonju, un quartier également célèbre par ses maisons d’autrefois. Pour parcourir ces lieux touristiques célèbres et s’y prendre en photo, les jeunes gens d’une vingtaine d’années, mais surtout les adolescents, arborent ce costume traditionnel, dit hanbok, que la vie moderne a pra-
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Toujours avide d’images, l’homme du XXIe siècle brandit à tout instant son smartphone aux quatre coins du monde pour prendre ces « photos témoin » qui sont si révélatrices de notre époque et font appel aux smartphones et appareils photo numériques, mais aussi aux réseaux sociaux pour leur diffusion.
tiquement fait tomber en désuétude et qui ne fait plus que quelques rares apparitions lors de certaines occasions, les mariages par exemple. Il faut toutefois souligner que cette nouvelle pratique ne répond pas à une volonté de faire revivre les traditions ou de revenir aux sources, mais à un but purement photographique. Non seulement ces vêtements traditionnels sont beaux, mais ils se distinguent par leur originalité des tenues banales actuelles, alors, aussitôt les photos prises, on s’empresse de les afficher sur les réseaux sociaux où pourront les admirer amis « réels » et virtuels. Les jeunes appellent ces magnifiques vues des insaeng shots, c’est-à-dire des « photos de toute une vie » et, pour en prendre ne serait-ce qu’une, ils arpentent inlassablement quartiers chics, palais royaux, cafés célèbres et sites historiques dans leurs splendides atours. La photo, incontournable outil de communication Les images exercent indéniablement un fort attrait et, sur les réseaux sociaux, un texte qui en serait dépourvu n’intéresserait guère les internautes, alors blogueurs et autres usagers des médias « unipersonnels » s’ingénient à en trouver pour que leur site éveille l’intérêt, cet aspect visuel revêtant particulièrement d’importance dans les blogs portant sur la cuisine ou la mode. Pour ce faire, ils se munissent d'appareils photo numériques qui, par leur niveau technologique, sont proches de ceux qu’emploient les professionnels. La commercialisation de ces équipements et des smartphones a révolutionné la photo de famille, celle que l’on prenait dans certaines occasions pour la faire développer et encadrer, puis l’accrocher au mur ou la poser sur une table où on la regardait de temps à autre avec nostalgie. Aujourd'hui, toute prise de photos est suivie d’un tri destiné à éliminer les moins bonnes pour ne conserver que celles que l’on retouchera à l’aide de logiciels de traitement tels que Photoshop avant de les afficher sur son réseau social, de sorte que leur conservation dépendra
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de leur aptitude à être diffusées. Lorsqu’elles le sont, elles suscitent souvent les commentaires des autres internautes, car, à l’ère du numérique, elles ont avant tout vocation à être partagées avec le plus de gens possible et ne sont que rarement développées, tandis qu’à l’époque de l’analogique, elles l’étaient systématiquement et, pour les meilleures d’entre elles, finissaient encadrées au domicile familial. Ainsi, le destin de l’image numérique est subordonné à sa présence sur les réseaux sociaux et au nombre de « J’aime » qu’elle suscite chez les internautes. En y regardant de plus près, j’ai constaté que les affichages les plus recherchés n’étaient pas ceux qui traitaient de questions politiques ou sociales, ni même de sujets d’ordre personnel, mais les selfies et les « photos témoin », car ce sont eux qui font le plus réagir les visiteurs, y compris les plus réservés d’entre eux. Parce qu’elle est plus à même de provoquer le rire ou l’émotion que l’écrit, l’image crée davantage de lien entre les internautes, qui, dès lors, se confient et se lient d’amitié plus facilement. Grâce aux réseaux sociaux qui lui servent de support, la photo s’avère être le moyen de communication le plus efficace en cette ère du numérique. Un révélateur des désirs plutôt que le témoin de faits Les photos prises au cours des huit dernières années doivent dépasser par leur nombre toutes celles qui l’avaient été jusque-là, depuis l’invention de l’appareil photo voilà 180 ans. Si le progrès technologique explique certes en partie ce spectaculaire record, le fait que la photo soit désormais l’expression des désirs humains y joue aussi un rôle. Le professeur Kim Ran-do, qui enseigne les sciences de la consommation à l'Université nationale de Séoul, estime ainsi, dans son livre intitulé Trend Korea, que le besoin de tout prouver et d’étaler son quotidien constitue l’une des tendances dominantes actuelles selon les résultats d’études réalisées en 2015. Ainsi, il faut toujours prouver pour être cru et c’est à cette seule condition que l’on
a droit à l’estime d’autrui. Selon l'auteur, dans ce monde où la valeur personnelle se mesure au nombre de « retweets » ou de « j’aime » des réseaux sociaux, la vantardise est monnaie courante. À une époque où chacun s’auto-évalue constamment, la « photo témoin » est censée apporter une preuve infaillible et pourtant sa fiabilité est sujette à caution. En effet, une preuve, au sens propre du terme, ne doit-elle pas être fidèle à la vérité et exclure tout ce qui ne concorde pas avec les faits ? Dès lors, toutes ces photos que l’on prend quotidiennement sont en même temps vraies et fausses, car ne représentant pas véritablement le sujet, mais sa vision idéale et éloignée de la réalité, tels ces selfies que l’on modifie ou embellit à son gré. Nombre d’applications accessibles sur les smartphones permettent de paraître plus sympathique en ayant moins de rides, meilleure mine et de plus grands yeux. N’est-il pas paradoxal que ces mêmes vues arrangées et dépourvues de tout contexte soient censées avoir valeur de preuve ? Tandis que les photos étaient jusqu’ici destinées à l’identification des personnes sur les documents officiels, les visages que l’on voit de nos jours sur les curriculum vitae et permis de conduire sont souvent méconnaissables. Pratiquement plus
À Jeju, la plage de Sehwa offre un décor idéal aux jeunes mariés et autres couples qui souhaitent tirer parti des beautés du paysage. Cette tendance à figer en images les grandes occasions de la vie dans le but d’une mise en réseau fait que les moindres recoins de l’île sont désormais autant de destinations touristiques recherchées. © jejuguree
personne ne fournit de photo qui n’ait au préalable été améliorée et ces selfies avantageux, comme ces soi-disant « photos témoin », ne révèlent d’une personne rien d’autre que ses désirs, c’est-à-dire ce qu’elle voudrait être, et non ce qu’elle est. En brandissant sans cesse son smartphone pour réaliser ces « photos témoin », on manifeste ainsi une soif inextinguible de reconnaissance de ses propres désirs. À l’ère du numérique, la pratique de la photo fait apparaître la dualité d’une existence où s’expriment de manière contradictoire la volonté de se faire accepter par le plus grand nombre et l’absence totale de confiance en autrui, mais aussi un manque d’aspiration à communiquer réellement.
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DOSSIERS
L’inscription des comptes rendus
DE MISSION DIPLOMATIQUE DU ROYAUME DE JOSEON AU REGISTRE de la Mémoire du monde de l’UNESCO
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De 1592 à 1598, les guerres coréano-japonaises enflammèrent l’ensemble de l’Extrême-Orient lorsque la Chine y entra à son tour pour prendre la défense de l’État de Joseon. Si la péninsule fut réduite en cendres par ce conflit, les ennemis d’hier parvinrent à renouer des liens par le biais de la diplomatie. En témoignent les comptes rendus de missions qui sont parvenus jusqu’à nos jours et que l’UNESCO a inscrits à son Registre de la Mémoire du monde en octobre 2017 sous la dénomination de « Documents sur Joseon Tongsinsa/Chosen Tsushinshi : l’histoire du maintien de la paix et des échanges culturels entre la Corée et le Japon du XVIIe au XIXe siècles ». Suh Kyung-ho ı Professeur émérite à l’Université nationale de Séoul ; ancien membre du Comité consultatif international du Programme Mémoire du monde de l’UNESCO
Bateau transportant les lettres de créance du royaume de Joseon sur un fleuve japonais (détail). Artiste inconnu. Époque d’Edo. Encre et couleur sur papier, 58,5 x 1524 cm. Le peintre a représenté le vaisseau à bord duquel voyageaient des envoyés de l’État de Joseon, alors qu’il se trouvait sur le Yodogawa, qui baigne la ville d’Osaka. Partie de Busan, cette mission gagnait l’embouchure du fleuve et embarquait sur un magnifique navire affrété à cet effet par le shogunat Tokugawa. On remarque des pavillons aux couleurs de cette dynastie et, sur le pont, des musiciens de Joseon jouant de leurs instruments. © Musée national de Corée
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C’
est en 1607, soit moins d’une décennie après sept années de conflits ravageurs provoqués par les invasions japonaises, que le royaume de Joseon dépêcha une première mission diplomatique au Japon. Quand disparut le général Toyotomi Hideyoshi, celuilà même qui avait pris la tête des envahisseurs, le shogunat de Tokugawa sollicita de cet État l’envoi d’émissaires chargés d’œuvrer à l’amélioration des relations bilatérales et au maintien de la paix. Ce dernier accéda à cette demande malgré l’état de délabrement dans lequel se trouvait le pays. Les envoyés du royaume, qui portaient le nom de tongsinsa, lequel peut se traduire littéralement par « émissaires pour la communication », entreprirent alors un périple de six mois pour gagner Edo à partir de Hanseong, ou Hanyang, c’est-à-dire entre les villes actuelles de Tokyo et Séoul. Les missions diplomatiques étaient alors de grande ampleur, puisque leurs membres se comptaient par centaines, et un accueil si chaleureux leur était réservé à chaque fois par le shogunat du Japon que ces festivités finirent par grever son budget. Vers 1811, le royaume de Joseon n’envoya pas moins de douze missions diplomatiques qui jouèrent un rôle décisif dans le maintien de la paix entre les deux pays, mais aussi en matière d’échanges culturels. Les comptes rendus que l’UNESCO vient d’inscrire à son Registre de la Mémoire du monde sont constitués de 333 pièces réparties sur 111 articles dont cinq sont à caractère diplomatique, 65, des récits de voyage et 41, consacrés aux échanges culturels, ce qui représente respectivement 51, 136 et 146 pièces. La conservation de cet ensemble est assurée par les deux pays à raison de 63 articles en Corée et 48 au Japon, c’està-dire respectivement 124 et 209 pièces. C’est la Fondation culturelle de Busan qui, avec le concours du Conseil japonais de liaison relatif aux lieux historiques du Chosen Tsushinshi, avait présenté une candidature à cet effet, le succès de celle-ci étant d’autant plus satisfaisant qu’il représente l’aboutissement d’une action commune de ces deux pays.
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Une dimension historique L’inscription des comptes rendus de Joseon au Registre de l’UNESCO avait donné lieu à une crise au sein du Comité consultatif international (IAC) de cette organisation. Parmi les articles retenus pour la demande d’enregistrement, figuraient deux séries de pièces constituant une pomme de discorde entre les deux pays, à savoir celles ayant trait aux missions diplomatiques de Joseon et aux femmes et jeunes filles que l’empire japonais réduisit en esclavage sexuel à l’intention de son armée pendant la Seconde Guerre mondiale. Comme à son habitude, l’État japonais s’était alors vivement opposé à la prise en compte des questions relatives aux femmes dites de « réconfort » bien qu’elles aient été soulevées par pas moins de quinze associations civiles oeuvrant dans huit pays différents, dont la Corée et le Japon. Ce litige allait contraindre l’IAC à différer l’inscription des documents portant sur les méfaits perpétrés par le Japon pendant ce conflit mondial et à se limiter à recommander celle des textes traitant de la diplomatie auprès du directeur général de l’UNESCO. Après avoir pris contact avec les parties en présence, dont les initiateurs de la demande concernant les documents polémiques, l’IAC déclara qu’elle les prendrait en considération moyennant leur approbation de part et d’autre, notamment dans le cas des Tongsinsa de Joseon. La sélection opérée par le Programme Mémoire du monde repose sur différents critères tels que la dimension sociale, l’état de conservation et la rareté de l’héritage documentaire proposé, mais d’abord et avant tout sa portée historique, laquelle se mesure en particulier aux événements ou réalisations culturelles dont il peut traiter et qui peuvent avoir influencé l’histoire de l’humanité, toutes nations et religions confondues. Seuls les documents répondant à ces conditions font l’objet d’une recommandation de l’IAC en vue de leur inscription au Registre de la Mémoire du monde, les autres étant réservés à un héritage national ou régional. La reconnaissance de la portée mondiale d’un document est
subordonnée à l’importance historique des événements dont il y est question. À cet égard, le Programme Mémoire du monde offre ainsi de nouvelles perspectives aux recherches des historiens et, en l’occurrence, l’inscription dont ont bénéficié les comptes rendus des missions diplomatiques de Joseon au Japon permet de s’y intéresser sous un angle différent. Un témoignage sur l’Extrême-Orient du XVII e siècle Afin d’apprécier la portée historique mondiale de ces documents traitant des relations diplomatiques entre le royaume de Joseon et le Japon de l’ère Tokugawa, il convient de rappeler le contexte historique d’alors. Durant cette longue période allant de 1607 de 1811 où le royaume de Joseon envoya ses émissaires au Japon, l’Europe s’engageait résolument dans le commerce maritime après les grandes découvertes du XVe siècle. Ses navires marchands s’avancèrent toujours plus loin en doublant le cap de Bonne Espérance pour atteindre l’océan Indien et gagner l’Afrique australe, d’où ils poussèrent jusqu’à ITINÉRAIRE DES MISSIONS DE JOSEON AU JAPON Séoul
Mer de I‘Est
Munkyeong
Nikko
JOSEON
JAPON Busan
Tsushima
Kyoto Shimokamagari
Shimonoseki
Tokyo Hakone
Ogaki
Osaka
Ushimado
Arai
Shizuoka
Ainoshima Océan Pacifique
la péninsule arabique, effectuant de fréquentes traversées à destination du port d’Aden et, par-delà, de l’Inde, de l’Asie du Sud-Est, de l’Indonésie et des îles du Pacifique Sud. Dans ce commerce au long-cours, la Chine exerçait toutefois la plus grande attraction et, à la fin de la première moitié du XVIIIe siècle, les Compagnies britannique et hollandaise des Indes orientales réalisaient une part importante des échanges. Pour l’Empire du Milieu, la stabilité de l’Extrême-Orient revêtait toutefois plus d’intérêt que ses liens commerciaux avec l’Europe, car la distance qui l’en séparait la coupait de ses lointains événements et y avait créé un système très spécifique. Quand les incursions japonaises en Corée précipitèrent la chute de la dynastie des Ming, les successeurs de ceux-ci rompirent leurs relations diplomatiques avec l’empire japonais, ainsi que les échanges commerciaux avec celui-ci, qui ne souhaitait désormais plus s’y engager. Les fondements culturels communs résultant de l’emploi des idéogrammes chinois et de l’influence du confucianisme allaient cependant assurer le maintien de leurs contacts. De plus, l’une comme l’autre, ces nations dépendaient dans une certaine mesure du commerce bilatéral, le Japon, pour des produits tels que les livres et la Chine, pour l’argent qui était disponible en abondance chez ce dernier et dont elle avait besoin pour frapper sa monnaie. Quand les tensions politiques mirent un terme aux échanges sino-japonais, le royaume de Joseon s’avéra être un médiateur privilégié en raison de sa situation géographique. Au sein de l’ordre politique, économique et culturel qui s’était instauré dans l’Extrême-Orient du début du XVIIe siècle, Cortège diplomatique se rendant au Château d'Edo (détail). Attribué à Kim Myeong-guk. Période du Joseon moyen. Encre et couleur sur papier, 30 x 595 cm. La mission de Joseon est représentée à son entrée dans cet édifice en 1636. Les fonctions respectives de ses membres sont indiquées au-dessus de chacun d’eux, ce qui permet de se faire une idée de leur rôle spécifique. L’œuvre serait due à Kim Myeong-guk (1600-?), qui accompagna en sa qualité de peintre officiel du royaume. © Musée national de Corée
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Dans les relations qu’entretenaient alors la Corée et le Japon, l’envoi d’émissaires par l’État de Joseon ne représentait qu’un aspect parmi d’autres de sa diplomatie prise au sens large du terme. Ces missions n’allaient pas moins s’avérer d’un grand secours pour rétablir la paix tout en permettant au pays de jouer un rôle de médiation entre la Chine et le Japon. le royaume de Joseon multiplia donc au Japon et en Chine les missions diplomatiques, dont les membres rédigeaient des comptes rendus intitulés dans ce dernier cas Yeonhaengnok , c’est-à-dire « relation de voyage à Pékin », cette ville portant alors le nom de Yanjing. L’étude des documents traitant des missions envoyées dans ces deux pays permet de se faire une idée de la manière dont les États d’Extrême-Orient parvinrent à conserver leur organisation propre en toute indépendance jusqu’aux Guerres de l’Opium qui ouvrirent la voie aux puissances occidentales et à leurs visées colonialistes sur cette région du monde. De tels documents présentent aussi dans un autre éclairage le contexte historique dans lequel la Corée allait jouer dans la région ce « rôle de maintien de l’équilibre » que prônerait plus tard le défunt président de la République Roh Moo-hyun. En d’autres termes, les documents relatifs à la politique chinoise et japonaise de Joseon ne se limitent pas, sur le plan historique, à leur valeur en tant que tels, car ils possèdent une portée beaucoup plus grande en se prêtant à de nouvelles analyses. Il convient en outre de replacer la situation particulière de l’Extrême-Orient dans le contexte historique mondial de l’époque. Suite aux Grandes découvertes, les nations européennes établirent des colonies presque partout dans le monde, mais pas en Extrême-Orient, d’où le rôle important qu’allait jouer celui-ci dans l’histoire. De la première Guerre sino-japonaise au cours de laquelle
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Les chroniques de voyage intitulées Haehaengchongjae se composent de manuscrits rédigés par les différents émissaires qu’envoyèrent au Japon les royaumes de Goryeo et Joseon. Répartis sur vingt-huit rubriques datant pour la plupart des XVIIe et XVIIIe siècles dominés par le second de ces États, ces documents auraient été rassemblés par Hong Gye-hui (17031771), un fonctionnaire érudit qui exerça sous le règne des souverains Yeongjo et Jeongjo. © Musée national de Corée
ces deux nations se disputèrent la suprématie sur la région au début du siècle dernier, à la Guerre du Pacifique qui prit fin en 1945, les événements de cette partie du monde eurent d’importantes conséquences sur l’ordre international qui se mettait en place. Au cours de la Guerre froide qui s’ensuivit, la dégradation des relations Est-Ouest allait indirectement provoquer des tensions, voire des conflits sur la péninsule coréenne. En ce début de XXIe siècle où le développement de la Chine suscite un nouvel intérêt pour l’Extrême-Orient, les comptes rendus des missions diplomatiques du royaume de Joseon au Japon revêtent d’autant plus de valeur historique qu’ils mettent en lumière l’origine de l’intérêt stratégique que représente aujourd’hui encore l’Extrême-Orient pour les grandes puissances et leur portée ne se cantonne donc pas à servir de matériau de recherche sur les relations coréano-japonaises. Le Japon pré-moderne vu sous un angle coréen Outre qu’ils possèdent cette dimension historique, les comptes rendus des missions de Joseon au Japon se distinguent par un contenu et une structure uniques en leur genre. Cet ensemble composé de documents historiques, chroniques de voyage et considérations sur les échanges intellectuels, le tout accompagné des illustrations correspondantes, permet une bonne compréhension de la manière dont ces émissaires coréens perçurent le Japon. Si le besoin d’un classement séparé de ces différentes informations semble s’imposer face à une telle variété, leur ensemble présente l’avantage d’apporter une vision exhaustive par sa diversité. Celle-ci révèle le soin avec lequel les envoyés coréens et japonais de l’époque s’attachèrent à décrire par le menu leurs pays respectifs pour constituer un ensemble où prenaient naturellement place tous ces détails. De passionnants dialogues entre intellectuels des deux pays y sont notamment consignés, car, pour surmonter la barrière de la langue, ceux-ci échangeaient d’intéressants propos au moyen des caractères chinois et du référent de la philosophie confucianiste qui leur étaient
communs. Quoiqu’il se fût agi en réalité de conversations entre personnes, la teneur de celles-ci n’allait pas moins intéresser la Corée et le Japon en leur fournissant une vision des grandes tendances de leurs sociétés respectives. Si le royaume de Joseon fut en mesure de poursuivre deux siècles durant cette diplomatie de grande envergure, c’est grâce à l’esprit dans lequel ces penseurs partagèrent des informations qui allaient s’avérer précieuses pour les deux pays, mais aussi en vue du maintien de la paix que favorisait une meilleure compréhension mutuelle. En fait, l’insertion de ces dialogues au sein de documents officiels procède d’une originale création d’un protocole d’échanges diplomatiques et culturels en Extrême-Orient. La place de l’image Les comptes rendus des missions de Joseon renseignent aussi sur les supports d’information employés dans ce royaume où tous les éléments rapportés étaient soigneusement conservés, qu’ils soient à caractère écrit ou textuel, comme en attestent les Uigwe, c’est-à-dire les protocoles royaux de la dynastie Joseon qui répertorient les rites et cérémonies d’État à l’aide de textes ou d’illustrations et ont d’ores et déjà été inscrits au Registre de la Mémoire du monde dès 2007, les comptes rendus dont il est aujourd’hui question ne faisant qu’abonder en ce sens. Les artistes qui rendaient compte de ces voyages par leurs illustrations pouvaient faire partie des délégations ou être engagés sur place et le rôle qui leur était confié démontre ainsi l’importance que revêtaient déjà les documents visuels dans l’archivage
Cortège diplomatique coréen à Edo. HanegawaToei. 1748. Encre et couleur sur papier, 69,7 x 91,2 cm. Ayant remis au shogun les lettres de créance du monarque de Joseon à son arrivée à Edo, la mission s’avance vers sa résidence située au temple Honganji d’Asakusa. © Musée municipal de Kobe
et la transmission de l’information. En ces temps où les déplacements à l’étranger étaient des plus rares, la découverte d’autres pays se faisait par personne interposée et reposait d’autant plus sur la véracité de tels comptes rendus, y compris par leurs illustrations qui apportaient des indications d’une grande précision. Dans les relations qu’entretenaient alors la Corée et le Japon, l’envoi d’émissaires par l’État de Joseon ne représentait qu’un aspect parmi d’autres de sa diplomatie prise au sens large du terme. Ces missions n’allaient pas moins s’avérer d’un grand secours pour rétablir la paix tout en permettant au pays de jouer un rôle de médiation entre la Chine et le Japon, les documents désormais inscrits au Registre de la Mémoire du monde de l’UNESCO apportant ainsi une preuve tangible de la place qu’occupa alors la Corée en Extrême-Orient. Outre qu’ils représentent la première forme d’archivage de l’histoire des relations internationales coréennes, les comptes rendus du royaume de Joseon permettent de mieux comprendre la situation et l’évolution géopolitiques de l’Extrême-Orient au XXe siècle, où des tensions explosives firent souvent alterner la guerre avec la paix, comme c’est d’ailleurs encore le cas aujourd’hui.
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ESCAPADE
Se dressant sur un versant rocheux, deux Bouddhas sculptés de 17,4 mètres de hauteur dominent le village de Yongmi-ri qui s’étend en contrebas, non loin de Paju. Constitutives du trésor national n°93, ces deux figures identiques de Maitreya furent réalisées au XIe siècle, sous le royaume de Goryeo. Leurs silhouettes qui se dessinent à l’horizon permettaient aux voyageurs égarés de jadis de s’orienter sur l’Uijuro.
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L’UIJURO,
cette route qui rattacha la Corée au monde cinq siècles durant
« Le do [voie], c’est une voie qui nous mène d’ici à là ». Cette charmante définition se trouve dans le Jungyongjajam, c’est-à-dire l’auto-admonestation de la doctrine du juste milieu due à Jeong Yak-yong (1762–1836). Quiconque se demandera comment celui qui figura parmi les plus illustres érudits et penseurs confucianistes du royaume de Joseon put formuler pareil truisme sera bien avisé de s’intéresser de plus près à cette époque afin de percevoir le climat d’inquiétude, voire de détresse qui y régnait. Lee Chang-guy ı Poète et critique littéraire Ahn Hong-beom ı Photographe
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L
es grands classiques de la littérature confucianiste donnent de la notion de do, ou tao en chinois, laquelle peut se traduire en français par « voie », une explication assez imprécise qui en fait tantôt l’expression de l’essence même de la nature humaine, comme dans la Doctrine du juste milieu, tantôt cette vertu admirable de la Grande Étude. Zhu Xi (1130–1200) y voyait ainsi des « principes devant naturellement être observés », c’est-à-dire imposant le respect. Ainsi, le néoconfucianisme semble s’être attaché à découvrir la nature première et transcendantale de tout être humain et de toute chose. « Voie » et « chemin » Si ces notions essentielles participèrent des fondements doctrinaux du royaume de Joseon (1392–1910), les lettrés confucianistes d’alors ne parvinrent pas pour autant à contrebalancer le pouvoir de l’État, car les disparités étaient la règle dans la société fortement hiérarchisée de l’époque. Les invasions japonaises et mandchoues allaient se charger par la suite d’anéantir l’unité nationale. Jeong Yak-yong, ce lettré de génie aux nombreux talents qui vécut au tournant du XVIIIe et du XIXe siècles livra une nouvelle interprétation de la notion de « do ». En s’affranchissant de sa dimension métaphysique, il l’envisageait soit comme le moyen qui s’offre aux hommes de diriger leur vie, de leur naissance à leur mort, soit comme une possibilité de promotion sociale. Il s’évertua à faire prendre conscience à l’élite au pouvoir de l’urgente nécessité de réformer. Avec l’aide de ses disciples aspirant à ces changements,
Jeong Yak-yong créa une école de pensée, dite du Silhak, c’està-dire de la « connaissance pratique », qui était aussi l’émanation d’un mouvement de réforme sociale né dans la seconde moitié du XVIIe siècle et qui préconisait une démarche pratique dans tous les domaines. Opposés au confucianisme et à une sévère discipline de l’esprit, ses adeptes réclamaient la réforme agraire et l’amélioration de la condition des paysans si indispensables au pays. En outre, ils prônaient le développement du commerce pour créer de nouveaux moyens de subsistance. Dès lors qu’ils rallièrent à leur point de vue des monarques éclairés tels que Yeongjo (r. 1724–1776) et Jeongjo (r. 1776–1800), un vent de changement souffla sur le royaume. Leurs idées nouvelles suscitèrent nombre de propositions et d’écrits parmi les politiques, dont le Dorogo, ou l’ « étude des routes et chemins », ce traité méconnu d’anthropogéographie que rédigea Shin Gyeong-jun (1712–1781) et qui parut en 1770. Il s’agissait d’un recueil de cartes maritimes et terrestres qui indiquait jusqu’aux itinéraires empruntés par les cortèges royaux, ainsi que, dans son annexe, les différents marchés agréés, dits gaesi, c’est-à-dire les « marchés ouverts » où se déroulait le commerce transfrontalier. Dans sa préface, l’auteur soulignait qu’il incombait à l’État d’assurer l’entretien régulier du réseau routier pour accueillir le nombre croissant de ses usagers en raison de l’expansion et de la diversification des marchés désormais fréquentés aussi par la population. Et d’affirmer à ce propos : « Les routes n’appartiennent qu’à ceux qui s’en servent ». À l’évidence, la route représentait pour lui un vecteur des idéaux humains de liberté et d’échange du confucianisme dont la réalisation représentait son objectif suprême. La lutte 1
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contre le gaspillage des ressources et l’ouverture des circuits de distribution composaient l’orientation principale de ce « chemin » et par là même de la « voie ». Sur les traces des émissaires de Joseon Shin Gyeong-jun répertoria dans son ouvrage les six grands axes routiers du pays, dont le premier se nommait Uijuro. À partir de Hanyang, qui est l’actuelle Séoul, il se dirigeait vers le nord jusqu’à la ville d’Uiju située sur les rives de l’Amnok, aujourd’hui appelé Yalu, en passant également par les villes de Kaesong, Hwangju, Pyongyang, Anju et Jeongju. S’il représentait la principale voie de communication routière, c’est parce qu’il reliait la capitale à Pyongyang, siège de la préfecture de la province de Pyongan, tout en permettant les échanges avec la Chine voisine, notamment en matière de commerce. Les liens de vassalité qui unissaient Joseon à celle-ci et se poursuivirent pendant un demi-millénaire, jusqu’en 1894, exigeaient que le couronnement des rois du premier soit entériné par l’empereur de la seconde. Or l’Uijuro constituait l’unique voie de communication disponible pour leurs échanges. Sous l’Empire de Daehan (1897–1910), époque à laquelle Joseon entreprit une difficile modernisation, de même qu’à celle de l’occupation japonaise qui y fit suite (1910-1945), de nouveaux axes routiers se substituèrent à l’Uijuro. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et suite à la partition de la péninsule en deux pays distincts, la plupart des villes que desservait l’Uijuro furent intégrées au territoire nord-coréen. Entre les villes de Hanyang et d’Uiju, cette dernière se situant à la frontière coréano-chinoise, s’étendait alors une distance de 1 080 li, soit 424 km. Aujourd’hui, celle qui sépare Séoul de la partie méridionale la plus proche de la ligne démilitarisée à laquelle peuvent librement accéder les civils atteint à peine 45 kilomètres, ce qui permet de s’y rendre en taxi pour la modique somme de 40 000 wons, mais il va de soi que ce véhicule n’empruntera pas le chemin de jadis. Les envoyés du royaume de Joseon qui le prenaient devaient voyager quatre jours pour gagner la Chine. À la fin du XVIe siècle, le roi Seonjo avait pourtant effectué ce même parcours en une seule journée pour 1. Située dans un quartier animé de Séoul appelé Seodaemun, la Porte de Dongnimmun, c’est-à-dire de l’Indépendance, fut édifiée en 1897 avec le soutien financier de l’État pour réaffirmer la volonté des Coréens de défendre leur souveraineté nationale. Elle s’élève à l’ancien emplacement d’une autre, dite de Yeongeunmun, par laquelle arrivaient les envoyés chinois reçus par les rois de Joseon. Les gouvernements réformistes ultérieurs y ayant vu un symbole de l’asservissement du pays à une grande puissance, ils en ordonnèrent la démolition. 2. Ces vestiges sont ceux de l’auberge d’État Hyeeumwon où effectuaient une halte les fonctionnaires du royaume de Goryeo qui empruntaient la déviation dite de Hyeeumryeong, sur le parcours qui les menait de Kaesong à Hanyang, la Séoul d’aujourd’hui, puis à la ville de Gwangtan-myeon située dans l’agglomération de Paju. C’est la découverte d’une tuile qui a permis l’identification du site en 1999.
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fuir la capitale à l’annonce de la prise par les envahisseurs japonais de Chungju, la ville principale de l’arrière-pays. Une première journée de Donuimun à Byeokjegwan « À mon arrivée à Hongjewon en compagnie de mon père, après le petit déjeuner, des dizaines de personnes de divers rangs sociaux vinrent nous faire leurs adieux. Nous nous délectâmes des plats et boissons qu’avait fait apporter le roi à cette occasion. Quand il commença à faire noir, mon père prit congé et nous partîmes pour Goyang. Nous y arrivâmes tard dans la nuit et allâmes nous coucher ». Extrait de Yeongi (souvenirs de Yanjing) de Hong Dae-yong
L’Uijuro avait pour point de départ Donuimun, qui était la porte occidentale de la ville de Hanyang, mais dont pas la moindre trace ne subsiste aujourd’hui, puisqu’elle fut démolie en 1915 sur ordre du gouvernement-général du Japon, bien qu’on sache qu’elle se situait sur l’une des collines qui bordaient la rue allant du palais de Gyeonghui à la Porte de l’Indépendance, dite Dongnimmun. Sur un tableau de 1731 intitulé Seogyojeonuido, c’est-à-dire l’adieu à Seogyo, le peintre Jeong Seon (1676–1759) évoque le départ d’émissaires chinois après un banquet en leur honneur. On y voit ces envoyés et leur suite longer la porte de Yeongeunmun qui se situait en face du pavillon Mohwagwan où ils ont été reçus, juste après celle de Donuimun et dans un quartier dont le nom de Seogyo signifiait « périphérie ouest ». Après la guerre sino-japonaise de1895, le dirigeant réformiste Suh Jai-pil, qui avait effectué ses études aux États-Unis, déclara que la Corée se devait de rompre tout lien avec la Chine des Qing et d’adopter la civilisation occidentale. Après avoir mené une campagne pour recueillir des fonds, il fit raser la porte de Yeongeunmun et, en novembre 1897, fit édifier en lieu et place celle de Dongnimmun par laquelle il entendait
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1
symboliser l’émancipation coréenne vis-à-vis de la Chine. Quant à ces « souvenirs de Yanjing » qui relatent un voyage dans la Chine des Qing, leur auteur, Hong Dae-yong (1731– 1783), y exprimait en même temps honte et fierté en ces temps où l’empire alors gouverné par Qianlong était sur le point de perdre sa grandeur. Quoiqu’un siècle se fût écoulé depuis la soumission de Joseon aux Qing, le premier avait intériorisé la « différence entre civilisés et barbares » et plaçait la Mandchourie des Qing dans la seconde catégorie, s’opposant à ceux-ci par sa politique, alors qu’ils avaient bâti un empire qui s’étendait hors de leurs frontières en choisissant de s’ouvrir sur le monde. Aux côtés d’autres lettrés de l’école de pensée dite Bukhakpa, c’est-à-dire « de la connaissances du Nord », Hong Dae-yong allait remettre en question cette vision de l’empire des Qing et aspirer à le découvrir par lui-même pour se faire une idée de sa situation. Lorsqu’il visita la cathédrale de Pékin et admira ses grandes orgues, l’homme d’esprit qu’il était n’eut de cesse d’interpréter des morceaux sur son geomungo, cette cithare coréenne à six cordes. Le périple qu’il effectua entre la fin de 1765 et le début de 1766 l’amena à s’interroger constamment sur le sens et les raisons de son sentiment de honte. Avant de parvenir à Hongjewon, la première auberge d’État, dite won, qui se trouvait sur son chemin, le voyageur devait franchir le redoutable col du Muakjae où rôdaient des tigres. Si une route en pente douce permet aujourd’hui de le faire, celle qui existait naguère était si étroite que pas plus d’un cheval ne pouvait y passer à la fois. Si des considérations stratégiques entrèrent aussi en ligne de compte, ce fut en grande
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partie en vue de la création de villes le long de fleuves qui leur fourniraient des voies navigables sûres à défaut de pouvoir disposer de routes suffisamment larges dans l’arrière-pays. Les ruisseaux et forêts de pins de Hongjewon offraient un cadre idéal aux banquets donnés lors du départ pour la Chine des envoyés de Joseon. Chaque mission en comportait au moins trente auxquels s’ajoutaient cochers, domestiques et porteurs des présents du tribut, l’effectif d’ensemble atteignant alors quelque trois cents personnes, voire cinq cents pour les délégations les plus importantes, sans compter les parents et amis venus prendre congé. C’est dans une ruelle où cette foule achetait des gâteaux de riz à cette occasion qu’allait prendre son essor le marché d’Inwang tel que le connaissent les Coréens d’aujourd’hui. Dans l’atmosphère détendue par le vin et les victuailles offertes par le roi, les convives se faisaient réciproquement cadeau d’éventails, pinceaux, bougeoirs, chapeaux de pluie et autres articles, mais les réjouissances ne se prolongeaient pas trop tard afin de permettre aux voyageurs de parvenir à temps à Byeokjegwan pour y passer la nuit au terme de cette première étape. Deuxième jour du périple : de Byeokjegwan à la préfecture de Paju « Avec deux domestiques, nous franchîmes la colline de Hyeeum et arrivâmes à Paju aux environs de midi. J’avais au préalable fait porter une lettre à maître Seong Hon, dont j’attendais la réponse, dans laquelle il m’invita à lui rendre visite.
Je chargeai aussitôt un messager de lui transmettre mes remerciements et m’empressai d’aller recueillir ses enseignements » — Extrait de Jocheonilgi (chronique de voyage à la cour des Ming) de Jo Heon. Au départ de Byeokjegwan, la mission diplomatique empruntait l’actuelle route régionale 78 et devait découvrir au détour d’un lacet le relief escarpé du col de Hyeeumryeong, qui permet de gagner la ville de Paju en venant de Goyang. La route s’y réduisait à un chemin de traverse semé d’embûches dont on prenait le raccourci pour aller de Hanyang à Kaesong depuis l’époque de Goryeo. Sur son parcours, l’auberge Hyeeumwon et un temple bouddhique accueilleraient plus tard les voyageurs. À deux kilomètres environ de ce sanctuaire, dans la direction de Paju, avaient été sculptées dans la roche deux énormes statues de Bouddhas debout. Les gens du peuple, qui se regroupaient de crainte d’être détroussés par des bandits de grand chemin, devaient se sentir protégés par ces figures lorsqu’ils passaient devant elles à l’aller, de même qu’en les apercevant au loin à leur retour. En vis-à-vis de ces sculptures d’une grande simplicité, s’étend aujourd’hui un cimetière situé au pied d’une montagne. Dans le lointain, se profile à l’ouest la silhouette du mont Bukhan qui se dresse à Séoul. Parmi les personnages que dépêcha Joseon à la cour des Ming en 1574, à l’occasion de l’anniversaire de l’empereur Wanli, se trouvait un dénommé Jo Heon (1544–1592). Au cours de leur trajet vers la Chine, il n’était pas rare que les émissaires de Joseon fassent une halte dans un cimetière pour se recueillir sur la tombe de leurs ancêtres ou qu’ils rendent visite à un illustre érudit pour le consulter. À Paju, d’éminents lettrés confucianistes tels que Seong Hon (1535–1598) ou Yi I (1536–1584) vécurent dans la bienfaisante quiétude d’une gorge et d’une vallée respectivement dites Ugye et Bamgol, ou Yulgok, c’est-à-dire « du bœuf » et « des marronniers », des toponymes qu’ils prirent d’ailleurs pour nom de plume. Ils comptaient parmi leurs disciples Jo Heon, évoqué plus haut, qui était natif de la ville de Gimpo et allait par la suite perpétuer l’héritage intellectuel de son maître Yi I, tout en se distinguant à la cour par la candeur de ses propos. Lors de la première invasion japonaise de 1592, il prit la tête d’une armée de sept cents
« soldats vertueux » et mourut au combat. Non loin des statues de Bouddhas, on trouvera sa tombe et le monument qui lui est consacré. Les locaux de l’ancienne préfecture du canton de Paju ont cédé la place à ceux de l’école primaire de Paju et le creusement d’un tunnel s’est achevé l’année dernière au col du Hyeeum. Une troisième journée de Paju à Kaesong « Nous quittâmes Paju de bon matin et, à notre arrivée à Yulgok, je me rendis chez Yi Suk-heon [un autre nom de Yi I], qui se rétablissait d’une maladie. Après avoir longuement attendu, nous le vîmes enfin arriver, mais il nous parut considérablement affaibli. On nous fit asseoir et nous déplorâmes de concert l’état calamiteux des affaires du pays, après quoi nous abordâmes diverses questions, dont celles de l’esprit humain, de l’esprit de la voie et de l’indivisibilité de la raison (i) et de la matière (gi) ». — Extrait de Jochongi (journal d’un émissaire en Chine) de Heo Bong.
Heo Bong (1551–1588) se trouvait être le frère aîné de la poétesse Heo Nanseolheon (1563–1589) et de Heo Gyun (1569–1618), qui est l’auteur du roman Histoire de Hong Gildong. Après avoir présenté ses respects à Yi Suk-heon, il se rendit au Pavillon de Hwaseok, où ce dernier venait souvent luimême. De cet endroit, il put observer, sur un terrain en forte pente, la maison neuve que faisait bâtir Yi Suk-heon et dont les murs étaient restés inachevés. Grâce à cette construction, celuici souhaitait rassembler les siens à Yulgok et, en contemplant les méandres de l’Imjin de cette hauteur, nul doute que Heo Bong eut une pensée émue pour ce grand érudit qui avait été relevé de ses fonctions de secrétaire du roi à peine trois mois plus tôt.
1. Yi Myeong-sin, ancêtre du grand érudit confucianiste Yi I, fit bâtir le pavillon de Hwaseok sur une hauteur surplombant l’Imjin qui arrose la ville de Paju. Lorsqu’il cessa ses activités, il s’y retira pour le restant de sa vie, prodiguant ses enseignements à ses disciples. 2. À partir de l’embarcadère de Duji situé sur le cours supérieur de l’Imjin, des reproductions de bateaux à voile anciens assurent des croisières de 6 kilomètres jusqu’à Gorangpo à l’intention des touristes. Ces excursions proposées depuis mars 2004 permettent au public de découvrir une partie du fleuve jusque-là difficilement accessible suite à la Guerre de Corée qui prit fin en 1953.
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Lieux à visiter le long de l’Uijuro
Tombe du roi Gyeongsun
Musée de Horogoru
Imjin
Panmunjeom Imjingak
Pavillon de Hwaseok
Ligne de démarcation militaire
Circuit de découverte écologique de l’Imjin
Jaun Seowon
Paju Hyanggyo
Paju Uiju
413 km
Deux statues de bouddhas sculptées dans la roche
Pyeongyang
Séoul
Séoul Byeokjegwan
L’année suivante, les plus grands érudits confucianistes se rebellèrent pour exiger une réforme politique et Heo Bong se trouva dès lors en conflit avec le vénéré maître à penser qui était le sien en la personne de Yi I, ce qui le conduisit, en 1583, à porter contre lui des accusations de négligence dans l’exercice de ses fonctions. Démis de son poste de ministre des Affaires militaires, Yi I vit alors son état de santé se dégrader toujours plus et disparut prématurément dès l’année suivante en ne laissant que ses chers livres et quelques silex. Par la suite,
1. La forteresse triangulaire de Horogoru se dresse sur son socle de basalte depuis l’époque de Goguryeo. Les murailles conservées jusqu’à ce jour s’étendent sur 400 mètres. De la deuxième moitié du VIe siècle au VIIIe, l’Imjin voisin constitua, sur cette partie de son cours, une frontière naturelle entre les États de Goguryeo et de Silla qui s’y livrèrent souvent bataille, comme allaient le faire plus tard le Silla et la Chine des Tang. 2. Port fluvial le plus septentrional de l’Imjin, Gorangpo se situe au carrefour du commerce entre le littoral ouest et l’arrière-pays, qui échangent produits agricoles et de la pêche. En amont de ce point, la faible profondeur du fleuve permet de le traverser à gué, ce qui lui confère une importance stratégique sur le plan militaire.
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Heo Bong lui-même ne fut pas épargné par le régime, qui le condamna à l’exil. Écarté à jamais de la cour, il mena une existence errante jusqu’à sa mort survenue à l’âge de trente-huit ans. À proximité du Pavillon de Hwaseok, s’élève le bâtiment d’une académie confucianiste, dite Jaun Seowon, qui renferme la châsse des tablettes votives de Yi I, ainsi qu’une stèle lui rendant hommage. Le gué de l’Imjin se dissimule derrière un bosquet d’arbres, sur la gauche du Pavillon de Hwaseok. Il assurait la continuité de l’Uijuro en permettant de franchir l’Imjin pour gagner Dongpa grâce au lit étroit et peu profond que possède le fleuve à cet endroit. Ce moyen de communication naturel représentait évidemment un point stratégique pour la défense de la capitale, outre qu’il se trouvait sur le parcours obligé des émissaires et des fonctionnaires de l’État. Commerçants et voyageurs ordinaires devaient remonter plus au nord et traverser l’Imjin au niveau de Gorangpo, port le plus septentrional du fleuve et important marché où se vendaient les produits de la pêche de la côte ouest et des récoltes de l’arrière-pays. Il était baigné par un cours d’eau large et peu profond où l’on pouvait passer sans perdre pied après avoir retroussé ses pantalons. L’envahisseur japonais l’avait emprunté à la fin du XVIe siècle, tout comme allaient le faire les chars de combat nord-coréens pendant la Guerre de Corée. Non loin de là, se trouvaient une ancienne forteresse du royaume de Goguryeo nommée Horogoru et la tombe
de Gyeongsun, qui fut le dernier souverain du royaume de Silla, de tels vestiges attestant de la forte fréquentation de cette route dès la période des Trois Royaumes (57 av. J.C.-676). Si ces lieux sont aujourd’hui réservés à un usage militaire, des bateaux à voile à l’ancienne transportent encore les touristes montés à l’embarcadère de Dujiri, qui se situe en amont, jusqu’aux environs de Gorangpo, et, à certaines époques de l’année, des circuits de découverte écologique tirent désormais parti du gué de l’Imjin. Par-delà la ligne de démarcation, la ville nord-coréenne de Kaesong n’est distante de ce point que de 40 li, soit 15 km. Le rêve continue au quatrième et dernier jour De nuit, lorsque je me plonge dans la lecture des récits que firent nos ancêtres de leurs missions d’émissaires en Chine, je fais à chaque fois des rêves agités où je me perds, abandonnant mon bagage dans la boue et incapable de m’orienter. Au petit matin, le vers que j’ai composé pendant cette nuit blanche dissipera ses tourments. « Aucune société n’est parfaite. Toutes comportent par nature une impureté incompatible avec les normes qu’elles proclament, et qui se traduit concrètement par une certaine dose d’injustice, d’insensibilité, de cruauté ». — Extrait de Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss.
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HISTOIRES DES DEUX CORÉES
Cette patrie des aïeux
QUI FAIT RENAÎTRE L’ESPOIR À Wolgok-dong, un quartier de l’arrondissement de Gwangsan situé à Gwangju, les rues offrent le spectacle familier d’enseignes en alphabet cyrillique et l’on y entend plus souvent parler russe que coréen, car c’est là que se sont établis nombre de ressortissants d’Asie centrale d’origine coréenne, les Goryeo-in. Ce nom, comme celui de Goryeo-saram par lequel ils se font aussi appeler, signifie « gens de Goryeo » et désigne les descendants des Coréens qui émigrèrent en Russie au début du siècle dernier en se référant à l’ancien royaume de Goryeo qui régna sur la péninsule de 918 à 1392. Kim Hak-soon ı Journaliste et professeur invité à l’École des médias et de la communication de l’Université Koryeo Ahn Hong-beom ı Photographe
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Enfants s’initiant à l’alphabet coréen, dit hangeul, à l’école maternelle du Village des Goryeo-in situé non loin de Gwangju. Les ressortissants d’Asie centrale qui sont d’origine coréenne attachent une grande importance aux études et tiennent en particulier à ce que leurs enfants maîtrisent la langue de leur pays d’accueil. Des cours de coréen sont également dispensés aux adultes et adolescents.
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ommunément appelés « Goryeo-in » en coréen ou « Kareiski » en russe, les ressortissants coréens de la Communauté des États indépendants descendent des premiers émigrés qui partirent pour la Russie, voilà plus d’un siècle, en au moins trois grandes vagues migratoires s’étalant sur trois à cinq générations successives. Les premiers départs de grande ampleur, qui se déroulèrent sous l’occupation japonaise du début du XXe siècle, avaient pour destination le Kraï du Primorié, alors également connu sous le nom d’Extrême-Orient russe. En 1937, le pouvoir stalinien, qui ne voyait dans les nouveaux arrivants qu’espions et éléments déstabilisateurs par le simple fait qu’ils étaient étrangers et donc forcément déloyaux envers l’État soviétique, entreprit leur déportation dans des régions arides d’Asie centrale. Parmi les différents groupes ethniques concernés, figuraient des sujets japonais d’origine coréenne qui ne cachaient pas leur hostilité au régime des Soviets. En deux mois à peine, 171 781 Coréens composant 36 442 foyers allaient ainsi se voir déplacer au Kazakhstan et en Ouzbékistan, mais, dès leur arrivée, 40 000 d’entre eux succombèrent à la malnutrition et aux maladies qui régnaient dans ces régions inhospitalières. Une déportation en masse vers des contrées désertiques Après l’effondrement de l’Union soviétique survenu en 1991, les générations suivantes n’échappèrent pas aux discriminations dont avaient été victimes leurs parents et grands-parents dans les pays d’Asie centrale désormais indépendants, ce qui allait pousser nombre d’entre eux à retourner au pays de leurs ancêtres. À l’heure actuelle, pas moins de 40 000 de ces ressortissants coréens d’Asie centrale résident en Corée du Sud, dont environ un dixième dans un quartier de Gwangju appelé Wolgok-dong. Le cas de Vladimir Kim illustre bien cette tendance au retour, puisque ce poète, un ancien professeur de littérature russe des facultés de littérature et de médecine de l’Université de Tachkent, a quitté l’Ouzbékistan en 2011 pour s’établir en
Corée du Sud, où sa famille allait le rejoindre plus tard, sans la moindre idée de ce qu’il y ferait. Comme nombre de ses compatriotes, c’est en apprenant l’existence de cet important groupe qu’il allait se décider à partir. Ces immigrés venant de Tashkent ou des environs travaillent pour la plupart à l’usine, notamment dans l’agro-alimentaire, et recherchent pour se loger des studios à faible loyer situés à proximité de leur lieu de travail, ce qui est le cas dans le quartier de Wolgok-dong où ils se concentrent aujourd’hui. Tout un village voit le jour Malgré leurs difficultés économiques, les Goryeo-in ont su faire leur nid en territoire étranger grâce à la forte solidarité et à l’esprit de communauté qui les unissent. Ils y ont vaillamment refait leur vie avec l’aide de groupements qu’ils ont eux-mêmes créés, dont une coopérative, un centre d’activités communautaires, des stations de radio locales, une crèche et une maison de la jeunesse. Au fil du temps, cette population est allée croissant et les immigrés des débuts se sont lancés dans le commerce avec toujours plus de succès. L’un d’eux a ouvert en 2015 le café Cемья dont le nom signifie « famille » en russe et qui vend le pain au levain et les brochettes de viande grillée typiques de l’Asie centrale. Cet établissement connu de tous les Russes d’origine coréenne a été créé par un dénommé Jun Valery, qui y a ajouté depuis quatre autres, dont certains sont tenues par sa fille aînée assistée de son fils et de son mari. Un autre café, de style tout à fait européen cette fois et appelé Koreana, est toujours plus fréquenté depuis son ouverture en octobre 2017 par Anastasia Huh. Avec la multiplication d’heureuses initiatives de ce type, le quartier qui les accueille a connu un important essor commercial lié en particulier à l’activité de restaurants, d’agences de voyages, de bureaux de change et de boutiques de souvenirs. C’est en 2001 que les premiers ressortissants coréens d’Asie centrale sont rentrés au pays avec le soutien de Shin Joya. Lorsque l’usine où elle travaillait avait refusé de lui verser son salaire, cette Goryeo-in de troisième génération avait fait appel au pasteur du temple Saenal de Gwangju, Lee Chunyoung, avec lequel elle allait plus tard fonder le Village des Goryeo-in et ouvrir un centre d’activités communautaires au rez-de-chaussée d’un ancien centre commercial. Quand la Corée a décidé de délivrer des visas de travail aux ressortissants d’origine coréenne de Chine et d’Asie centrale, le nombre de Goryeo-in vivant à Gwangju a sensiblement augmenté. Le choix de s’y fixer est tout simplement dû au fait que, de bouche à oreille, les Coréens de toute l’Asie centrale ont appris que ceux déjà établis au pays aidaient les nouveaux arrivants dans la recherche d’un logement ou d’un emploi et qu’ils
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1. Au Café, c’est-à-dire « de la famille », les Goryeo-in peuvent retrouver le pain cuit au four à la manière traditionnelle de leurs pays d’Asie centrale, entre autres spécialités culinaires qui seront l’occasion de découvertes exotiques pour les clients venant d’autres régions. 2. Premier établissement multiculturel alternatif du pays, l’école Saenal, ou « du nouveau jour », assure une formation à différents métiers, dont la menuiserie, afin que les adolescents qui ont quitté l’Asie centrale pour leur pays d’origine puissent s’y intégrer au mieux.
assuraient l’interprétation d’une langue à l’autre. La personne à l’origine de cette entraide n’est autre que Shin Joya, qui s’efforce de résoudre les problèmes des nouveaux venus comme s’il s’agissait des siens, ce qui lui a valu le surnom de « marraine des Goryeo-in », ces derniers affirmant même que : « La vie n’est pas possible sans Joya ». Sur son téléphone portable, le répertoire de ses contacts comporte plus de 2 000 numéros de compatriotes et elle est épaulée par l’homme qu’elle a épousé en 2008, un réfugié nord-coréen pareillement acquis à la cause de sa communauté. L’instruction si importante pour l’avenir « Les Goryeo-in ont beau être intelligents et instruits, ils souffrent d’un manque de considération en Ouzbékistan. Même les titulaires de plus de deux diplômes universitaires ont presque toujours du mal à trouver du travail », explique Shin Joya et c’est cette difficulté à subvenir à ses besoins qui l’a contrainte à partir pour sa patrie d’origine. Également d’ascendance coréenne à la troisième généra-
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tion, Svetlana Jung a franchi le pas pour la même raison. « Dès mon arrivée, j’ai trouvé un emploi dans une usine de machines à laver », déclare-t-elle. « Le dimanche, je faisais aussi la plonge dans un restaurant, alors, j’ai réussi à mettre de côté les 500 000 wons de caution de mon studio ». Quand a disparu l’Union soviétique et que les nouveaux États indépendants ont mis en œuvre une politique linguistique favorable à leurs peuples respectifs, les citoyens d’origine coréenne, ne parlant que la langue russe, ont peu à peu vu leur situation se dégrader. Lorsqu’ils ont finalement quitté ces pays pour vivre en Corée, ils y ont retrouvé ces mêmes discriminations qu’ils avaient eu à subir à l’étranger en raison de la barrière de la langue. Les formulaires de demande de visa à remplir, la scolarité des enfants et même les courses au supermarché : autant d’écueils dont est parsemé leur quotidien lorsqu’ils ne maîtrisent pas suffisamment la langue coréenne. Au Village des Goryeo-in, l’instruction des enfants représente donc un objectif primordial pour la population. Contrairement à la plupart des ressortissants chinois d’origine coréenne ou sud-asiatiques qui immigrent seuls en Corée dans le but de gagner de l’argent, les Goryeo-in y viennent le plus souvent avec une famille s’étendant sur trois générations et ils veillent ainsi d’autant mieux à l’instruction de leurs enfants. L’établissement scolaire que fréquentent ceux-ci s’appelle Saenal et il est le premier de type alternatif et multiculturel à être apparu en Corée, voici déjà dix ans, son agrément par le ministère de l’Éducation nationale datant de 2011. L’instruction y est gra-
« En vivant dans la patrie de nos ancêtres, nous nous conduirons en dignes descendants et ferons nôtre l’ambition qui était la leur de rétablir la souveraineté nationale ». ends depuis le mois de juillet dernier, le Village offre un programme de remise à niveau en russe à l’intention des élèves du primaire, dont les parents tiennent toujours à ce qu’ils soient bilingues et qui, après leur arrivée en Corée, ont toujours plus tendance à oublier cette langue qu’ils ont pourtant apprise dès leur plus jeune âge. 2 © Village des Goryeo-in
tuite dans les classes du primaire et du secondaire, où l’enseignement assuré met l’accent sur l’épanouissement personnel, ce qui fait la notoriété de l’école jusque dans la communauté coréenne d’Asie centrale. C’est le pasteur Lee qui la dirige, celui-là même qui, aux côtés de Shin Joya, a œuvré à la mise en place de structures destinées à aider les nouveaux venus, de sorte qu’il est pour ainsi dire le « parrain » qui fait pendant à la « marraine » que représente celle-ci. Plusieurs associations présentes au Village des Goryeoin dispensent des cours de coréen en offrant différents horaires et niveaux d’étude. Dans le cas des adultes, cet enseignement s’adresse désormais aux catégories « débutant », « intermédiaire » et « avancé » pour répondre à une demande toujours plus forte, ainsi qu’aux enfants récemment arrivés auxquels est proposé un programme adapté. Les adultes qui ne peuvent assister à ces cours pour des raisons professionnelles ont tout de même la possibilité d’en suivre sur la station de radio Goryeo FM dont les émissions éducatives sont très appréciées. La maison de la jeunesse, qui est apparue au Village en 2013, accueille également les élèves des cours primaire et secondaire afin de leur enseigner l’anglais, le russe, les mathématiques et les arts plastiques, la pratique du football ou l’initiation à la guitare étant proposées au titre des activités extrascolaires. Il y a six ans, une crèche allait aussi ouvrir pour prendre en charge les jeunes enfants des couples bi-actifs, ce qui comporte la fourniture des repas, ainsi que l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et d’un sport. Enfin, tous les week-
Le lien créé par les médias C’est une société de secours mutuel qui se trouve véritablement au coeur du Village des Goryeo-in. Elle propose un hébergement provisoire à ceux qui n’en ont pas encore trouvé pour qu’ils se consacrent pleinement à la recherche d’un emploi et leur fournit des conseils dans ce domaine, mais aussi en cas d’accidents du travail, de salaires impayés ou de problèmes dans l’obtention d’un visa. Attenant aux locaux de cette société, le Musée d’histoire communautaire qui a ouvert ses portes en juin 2017 figure aussi parmi les principaux établissements du Village. Il permet au visiteur de découvrir l’histoire de la résistance à l’impérialisme japonais et du mouvement pour l’indépendance de la Corée qui rassembla les Coréens résidant dans l’Extrême-Orient russe à partir des années 1860, mais aussi de ne pas oublier les discriminations et injustices systématiques qu’eurent à subir leurs descendants. En 2017, le 80e anniversaire de la déportation des Coréens en Asie centrale a donné lieu à une manifestation commémorative qui se déroulait au Village des Goryeo-in. Les supports d’information ont aussi un rôle à jouer dans l’entraide communautaire, les habitants pouvant y recourir, lorsque surviennent des problèmes tels qu’une maladie grave ou des difficultés à payer des soins médicaux, par le biais des stations de radio locales Goryeo FM et Nanum, dont le nom signifie partage, la première étant d’une création antérieure à la seconde. Elle est animée par ces mêmes immigrés d’origine coréenne qui trouvent une nouvelle patrie dans le pays de leurs ancêtres. Les émissions y sont diffusées à 80 % en langue russe, étant donné la meilleure maîtrise qu’ils ont de celle-ci par rapport au coréen. Émettant 24 heures sur 24 et 7 jours sur
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© Village des Goryeo-in
7, elle bénéficie d’une très forte audience, y compris chez les parents et amis qui sont restés en Asie centrale, mais suivent fidèlement ses programmes grâce à une application disponible sur leur smartphone. De son côté, Nanum Radio permet à quelque 110 000 auditeurs d’obtenir des informations précises au sujet du Village sur Facebook ou par courriel. Des descendants à la quatrième génération Les Goryeo-in de Gwangju sont unis par de forts liens de solidarité et, lors d’un mariage ou d’un enterrement, par exemple, ils s’entraident pour organiser la cérémonie. En outre, ils se chargent du balayage des rues et de leur surveillance pour prévenir la délinquance. Tous les ans, ils proposent une journée portes ouvertes à l’intention du public et, lors de la dernière édition de celle-ci, qui a eu lieu en novembre dernier, ils ont accueilli la ministre de l’Éducation nationale d’Ouzbékistan, Agrippina Shin. Malgré les différentes aides offertes aux habitants du Village, la vie n’en reste pas moins difficile dans certaines situations, notamment s’ils ne bénéficient pas d’une couverture suffisante en matière de santé. Si un séjour de 90 jours dans le pays leur donne droit à l’assurance-maladie, la cotisation de 100 000 wons qu’ils ont à acquitter chaque mois représente une dépense importante pour la plupart d’entre eux. L’obtention d’un visa figure aussi parmi les problèmes
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Lors de la cinquième édition de la Fête des Goryeo-in, qui a lieu le troisième dimanche d’octobre, les enfants du Village ont exécuté l’année dernière la danse traditionnelle coréenne de l’éventail.
qu’ils rencontrent, car, au regard de la loi, ne sont actuellement considérées être des « Coréens de l’étranger » que les personnes des première à troisième générations auxquelles est accordé un permis de séjour de longue durée, alors que les ressortissants de la quatrième génération et au-delà figurent parmi les « étrangers ». En conséquence, lorsque ces derniers atteignent l’âge de 19 ans, il leur faut soit repartir définitivement, soit sortir du pays et y revenir tous les trois mois pour renouveler leur visa de touriste dont la validité est limitée à cette durée, et ce, même s’ils sont nés en Corée du Sud. Les quelque quatre cents nouveaux venus de cette génération n’ont d’autre espoir que celui de voir ces restrictions de visa disparaître pour tous les ressortissants étrangers d’origine coréenne. En cette année 2018 qui marque le 30e anniversaire de l’arrivée des premiers Coréens d’Asie centrale, Shin Joya, pensive, a ces mots qui traduisent sans nul doute la volonté à toute épreuve de ses compatriotes : « En vivant dans la patrie de nos ancêtres, nous nous conduirons en dignes descendants et ferons nôtre l’ambition qui était la leur de rétablir la souveraineté nationale ».
Les
revirements de la vie
Le cas de Vladimir Kim Le poète Vladimir Kim est d’origine coréenne à la troisième génération et vivait en Ouzbékistan, mais il habite aujourd’hui le Village des Goryeo-in. S’il y est connu, ce n’est pas tant parce qu’il est aujourd’hui journalier après avoir enseigné dans une université d’Ouzbékistan que pour l’aide qu’il apporte à ses compatriotes immigrés du Village et pour l’animation en langue russe d’une émission intitulée « Littérature du bonheur » que diffuse la station de radio locale Goryeo FM. En outre, il est souvent appelé à participer à des manifestations nationales ou municipales en tant que représentant de la communauté. « Autrefois, j’étais un gratte-papier, mais, au pays de mes ancêtres, je fais pour la première fois un travail manuel », confie-t-il. Vladimir Kim a eu particulièrement de mal à s’adapter à son premier travail en usine et, pendant les trois années qui ont suivi son arrivée, il a regretté son choix et sérieusement envisagé de rentrer en Ouzbékistan. Aujourd’hui, il affirme sans hésiter avoir pris la bonne décision en écoutant son père. À ses heures perdues, l’homme aime à composer des poèmes et en février dernier, il a fait éditer un premier recueil de poèmes composés en Corée sous le titre Première neige à Gwangju , qui est aussi celui de l’un de ces 35 textes en langue russe. Si cette parution a été possible, c’est grâce aux encouragements de Jeong Mak-lae, une ancienne professeure de littérature russe de l’Université Keimyung de Daegu avec laquelle il s’est lié d’amitié lorsqu’elle écrivait un article sur les ressortissants coréens d’Asie centrale. Elle allait assurer la traduction du recueil de Vladimir Kim pour qu’il soit disponible en russe comme en coréen. Dans cet ensemble d’œuvres exprimant avec puissance l’amour de la nature et de la patrie des ancêtres, l’auteur évoque les joies et peines de son grand-père et de ses parents déportés en Asie centrale par Staline. À l’occasion du 80e anniversaire de la déportation des Coréens en Asie centrale célébré l’été dernier avec le parrainage du Comité commémoratif et de la Fondation des
Coréens dans le monde, Vladimir Kim allait, en tant que représentant du Village des Goryeo-in, entreprendre tout un périple dans le cadre d’un circuit intitulé « Le voyage de la nostalgie ou l’odyssée transsibérienne de la route de la soie ». Celui-ci l’a entraîné sur les traces des ancêtres coréens déportés en partant de Vladivostok à destination d’Ushtobe et d’Almaty situées au Kazakhstan. Depuis son retour en Corée, le poète envisage de composer un deuxième recueil de textes sur ce thème. Par le biais de la poésie, il a évidemment acquis une grande sensibilité à la langue. « Normalement, je devrais m’exprimer spontanément dans la langue de mon pays d’origine », souligne-t-il « Je regrette de ne pas pouvoir écrire mes poèmes en coréen. Depuis mon arrivée, il y a quelques années, j’ai certes fait quelques progrès, mais j’ai encore un long chemin à parcourir ». Pendant près de trente ans, Vladimir Kim a enseigné la littérature russe à l’Université nationale des langues étrangères et à la Faculté de médecine de Tachkent, puis il a dû prendre sa retraite à l’âge de 55 ans, comme la loi l’exige. Début 2011, il allait prendre la décision d’aller vivre en Corée et s’envoler au mois de mars pour la patrie de ses ancêtres, où l’on rejoint peu après sa femme et ses enfants. Aux côtés de sa famille, qui compte désormais dix personnes depuis qu’il est grand-père, il reste un habitant comme les autres du Village des Goryeo-in, mais espère toujours que vienne le jour où il pourra affirmer fièrement que la Corée est son pays.
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LIVRES
et CD
Charles La Shure ı Professeur au Département de langue et littérature coréennes de l’Université nationale de Séoul
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Un précieux recueil d’œuvres littéraires mémorables Korean Contemporary Short Stories (nouvelles contemporaines coréennes) – une sélection de la revue KOREANA Éditées par Kim Hwa-young, 2017, Fondation de Corée, Séoul, 311 pages, 10 $
L’anthologie intitulée Nouvelles contemporaines coréennes rassemble douze morceaux choisis que la littérature coréenne que la revue Koreana a fait traduire et paraître en langue anglaise entre 1994 et 2016. Par leur brièveté, ces récits étaient évidemment plus adaptés à une publication dans ce cadre que des romans ou des romans courts. Kim Hwa-young, qui a présidé à l’édition de ce volume, tient toutefois à souligner que, depuis le siècle dernier, toutes considérations de format mises à part, le genre de la nouvelle occupe une place importante dans la production littéraire coréenne, un trait qui le différencie de celui des pays occidentaux dans la mesure où non seulement il est toujours plus apprécié, mais où il progresse aussi par la longueur et la profondeur de ses œuvres récentes. En langue coréenne, le mot soseol signifie littéralement « petite histoire » et il n’existe pas d’équivalent exact des termes français « roman » et « roman court », ces notions étant rendues par des dérivations de soseol, pris au sens de fiction et se traduisant, selon le cas, par « fiction courte », « fiction de longueur moyenne » et « fiction longue ». Exception faite de trois œuvres datant des années 1980, les nouvelles qui composent cette livraison se situent dans la production du siècle actuel. Elles sont dues à des auteurs différents qui, pour certains, sont d’ores et déjà connus du lectorat habituel des traductions de littérature coréenne, d’autres, moins renommés, ne méritant pas moins pour autant d’être découverts. Si les thématiques abordées varient bien sûr à chaque fois, elles touchent néanmoins à des problèmes et émotions dont la portée universelle ne pourra qu’intéresser le lecteur. Par leurs qualités littéraires, ces nouvelles figurent parmi les meilleures qu’a publiées Koreana au cours des vingt dernières années et représentent autant de trésors littéraires réunis dans ces pages.
Des compositions musicales de fusion alliées à la puissance d’évocation du gayageum Nostalgia
Ensemble de gayageum Sookmyung, album MP3, 2017, LOEN Entertainment, Séoul, 9,49 $
Premier du genre lors de sa création en 1999, l’Ensemble de gayageum Sookmyung vient d’enregistrer en studio son neuvième album intitulé Nostalgia. Cet orchestre qui se produit régulièrement, à raison d’une centaine de concerts par an, s’est donné pour mission d’étendre le répertoire du gayanostalgia: 鄕愁 geum à des œuvres de fusion alliant des mélodies coréennes et occidentales interprétées avec des instruments traditionnels spécifiquement coréens, mais aussi d’autres plus actuels et connus du public international. Le gayageum lui-même, déjà découvert par-delà les frontières, tient son nom de l’un des États de la Confédération de Gaya dont le roi aurait inventé cet instrument, environ au sixième siècle, en s’inspirant d’un autre existant en Chine. Au fil du temps, ce gayageum aux origines incertaines allait occuper une place toujours plus importante dans la musique coréenne. Il s’agit d’une sorte de cithare à douze cordes dont on joue en position horizontale en pinçant celles-ci. Au sein de l’Ensemble de gayageum Sookmyung, il constitue l’instrument principal, voire le seul lorsqu’il n’est pas accompagné d’autres à cordes ou à vent tant coréens qu’occidentaux. Parmi les premiers, figurent l’alto et le haegeum au long manche dont on joue avec un archet en crin de cheval, et, au nombre des seconds, le hautbois et le daegeum, qui est une flûte en bambou à six trous. Comme son nom l’indique, la présente livraison associe des mélodies coréennes avec des airs étrangers à succès, dont la célèbre et mélancolique ballade Scarborough Fair interprétée en deux versions différentes, avec ou sans dedaegeum, l’incontournable My way des karaokés ou la chanson Going Home de la Symphonie du nouveau monde de Dvorak. Si les morceaux traditionnels coréens peuvent être méconnus des auditeurs étrangers, ils ne manquent pas de susciter l’émotion par leur puissance d’évocation, tel le plus long d’entre eux, Sanjo, une bouleversante adaptation moderne et débordante d’énergie d’un air d’autrefois. Par sa dimension éminemment nostalgique, la musique de fusion permet de révéler au mieux la beauté du gayageum tout en faisant découvrir le répertoire traditionnel coréen sous un nouveau jour. ARTS ET CULTURE DE CORÉE 59
DIVERTISSEMENT
aussi salué en elle la qualité exceptionnelle de l’œuvre.
Une parole libérée au bout de soixante ans
Un film abordant une grave question telle que l’esclavage sexuel en temps de guerre est-il susceptible d’attirer un large public ? Peu étaient portés à le croire jusqu’à l’année dernière et la sortie en salle d’I Can Speak , la nouvelle livraison de Kim Hyun-seok. Non content de remporter un grand succès commercial, puisqu’il a été vu par 3,3 millions de personnes, ce film a tout autant enthousiasmé la presse que la critique. Song Hyeong-guk ı Critique de cinéma
A
u c o ur s du s eul mois de décembre 2017, Na Moon-hee s’est vu décerner toutes les distinctions du septième art coréen que la profession puisse espérer sur une année entière. Parvenue à la cinquante-septième
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année d’une carrière le plus souvent cantonnée aux seconds rôles, la septuagénaire a conquis les cinéphiles par son interprétation du personnage principal d’I Can Speak. Par cette véritable ovation d’une professionnelle chevronnée et de son excellente prestation, le public a
Un dossier toujours en souffrance Voilà maintenant onze ans que la Chambre des représentants américaine a adopté la Résolution 121 condamnant les faits d’esclavage sexuel dont s’est rendue coupable l’armée japonaise lors de ses conquêtes coloniales et au motif desquels ce texte exhorte l’État japonais à assumer ses responsabilités en présentant des excuses publiques et en reconnaissant, par une déclaration sans équivoque, l’exploitation brutale de jeunes femmes à des fins sexuelles par l’Armée impériale. C’est le témoignage des victimes devant cette assemblée qui conduisit au vote de cette importante décision, dont celui de Lee Yong-su que le film I Can Speak se propose d’évoquer en relatant l’histoire vraie de sa vie. Du début des années 1930 à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’armée japonaise réduisit en esclavage nombre de jeunes filles et jeunes femmes originaires de pays vaincus tels que la Corée, la Chine, les Philippines et diverses nations d’Asie du Sud-Est, en désignant l’asservissement sexuel auquel elles étaient contraintes par un euphémisme signifiant « réconfort ». Que ce soit par la réquisition, les enlèvements ou le leurre, cent mille à deux cent mille d’entre elles furent dirigées vers de soi-disant « stations de réconfort » dont le réseau s’étendait à tout l’empire colonial et qui n’étaient ni plus ni moins que des maisons closes destinées à l’armée. De ces captives qui étaient pour la plupart coréennes et comptaient parmi elles de toutes jeunes adolescentes, seules trente étaient encore en vie sur le sol coréen l’année passée. Si ce dramatique épisode de l’histoire n’a à ce jour pas fait l’objet d’un règlement et représente un important contentieux entre les deux pays, les survivantes n’ont de cesse que
le Japon reconnaisse ses torts en toute honnêteté et assume pleinement les conséquences de ses exactions passées sur le plan juridique. Le film I Can Speak repose sur un scénario qui a été primé dès 2014 au concours qu’organise la Fondation pour la culture CJ sous les auspices du ministère de l’Égalité des sexes et de la Famille. Par la suite, sa réalisation comme sa production allaient se heurter à plusieurs difficultés, dont celle de la distribution des rôles, que les jeunes vedettes hésitaient à accepter de crainte de mécontenter leurs admirateurs japonais, et le tournage n’allait commencer pour de bon que début 2017 avec l’arrivée de Lee Je-hoon, le célèbre interprète du film Architecture 101 de Lee Young-ju. Deux ans auparavant, déjà, le scénario d’I Can Speak avait beaucoup ému Na Moon-hee lorsqu’elle l’avait découvert. Elle allait y en incarner le personnage de Na Ok-boon, cette personne âgée qui a déposé plus de 8 000 plaintes à la mairie de son arrondissement, car nul problème n’étant pour elle quantité négligeable, elle s’évertue dans tous les cas à redresser les torts, qu’il s’agisse de l’insuffisance d’éclairage dans une ruelle ou du réaménagement d’un grand immeuble commercial. Parmi les fonctionnaires et les riverains, nombreux sont ceux qui n’ont que mépris pour cette vieille femme tatillonne. Quant à Lee Je-hoon, il interprète le rôle du jeune fonctionnaire Park Min-jae qui enregistre les incessantes plaintes de Na Ok-boon. Malgré les années qui les séparent, ils finiront par tisser des liens d’amitié et la vielle dame parviendra à convaincre son interlocuteur de lui apprendre la langue anglaise, une proposition non dépourvue d’arrière-pensées. Dans un premier temps, celui-ci s’y refuse et s’efforce d’éviter Na Ok-boon, puis il finit par accéder à sa demande en contrepartie de la confection de repas à l’intention de son petit frère.
Apprentissage, compréhension et compassion Na Ok-boon tient un magasin de retouches et les autres couturières sont comme des sœurs pour elles. Son passé de « femme de réconfort » n’est dévoilé qu’à la moitié du film. Jusqu’à ce tournant, l’intrigue se centre sur les petites choses qui font le quotidien de la vieille dame, des fonctionnaires et des commerçants du quartier. Personne n’y apprécie cette vieille femme qui ne cesse de rôder et de mettre son nez dans les affaires des autres. Toutefois, en découvrant ce qu’elle a vécu autrefois et qui la pousse aujourd’hui à apprendre l’anglais, tous sont pris de compassion à son égard, y compris Park Min-jae. Regrettant l’incompréhension et l’antipathie qu’ils lui ont manifestée par ignorance, ils prennent la mesure des souffrances qu’elle a endurées. Par ce biais, le film formule ainsi un questionnement aux accents incisifs. Dans la société moderne et complexe d’aujourd’hui, dans quelle mesure sommes-nous à même de nous comprendre les uns les autres ? Ne sommesnous pas trop prompts à porter des jugements sur les gens sans véritablement les connaître ? La haine ne se répandelle pas comme une traînée de poudre sur ces réseaux qui permettent l’anonymat ? En intégrant le dossier historique toujours en souffrance des « femmes de réconfort » aux problèmes universels de la société contemporaine, le film trouve partout une résonance dans le public. Un film comme remède à la douleur La plupart des personnages expriment leur peine et leurs regrets sous forme d’excuses, tels Park Min-jae et les commerçants, ainsi que le frère cadet de Na Ok-boon, qui cherche à chasser tout souvenir du douloureux passé de sa sœur, ou les nombreux membres du
Congrès américain qui se confondent eux aussi en sincères excuses. Avant tout, c’est pourtant au pays qui a commis les atrocités évoquées qu’incombe la reconnaissance tant attendue de sa culpabilité et l’acceptation de ses responsabilités pénales. Lors de l’audience qui se déroule au Congrès siégeant à Washington, Na Ok-boon interpelle en ces termes le gouvernement japonais au nom de toutes les victimes : « Est-ce si difficile de dire « pardon » ? » Pour Na Ok-boon, il était particulièrement difficile de s’exprimer sur l’exploitation sexuelle des femmes par l’armée japonaise en raison des cruels souvenirs qui s’y rattachent dans son cas personnel et pas moins de soixante années se sont écoulées avant qu’elle ne soit en mesure de le faire. Shim Jae-myung, qui dirige l’entreprise Myung Films productrice de cette oeuvre, écrivait, dans un article du mensuel GQ, que l’objectif du film n’était pas de faire parler quelqu’un pour véhiculer un message, mais de laisser cette personne s’exprimer afin de ne pas oublier les meurtrissures du passé, mais au contraire de les rappeler pour les faire connaître. En octobre 2017, le richissime producteur hollywoodien Harvey Weinstein a été mis au ban de l’industrie du cinéma suite aux accusations d’agression et de harcèlement sexuel portées par de nombreuses actrices. De Hollywood aux pays du Moyen-Orient, qu’elles soient ou non célèbres et du seul fait de leur sexe, des femmes sont encore réduites à un silence que cautionnent la langue, la société, les institutions, le monde du travail et la vie quotidienne. À l’évidence, le propos d’I Can Speak est de laisser entendre qu’il convient de rompre ce silence, comme l’a fait « mamie » Ok-boon, de combattre l’ignorance et d’encourager l’entraide fondée sur la compassion. C’est à cette seule condition que l’être humain pourra briser le mur du silence derrière lequel s’enferment ses souffrances.
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INGRÉDIENTS CULINAIRES
Histoires de pommes de terre Particulièrement nutritive et issue d’une plante aux nombreuses variétés, la pomme de terre peut parfois se substituer au riz qui est à la base de l’alimentation coréenne, mais elle sert également à confectionner de savoureux condiments et en-cas. Elle mérite à ce titre un rappel de son histoire et du parcours qui l’a conduite des lointaines Amériques jusque dans l’assiette du consommateur coréen en passant par l’Europe et la Chine. Jeong Jae-hoon ı Pharmacien et chroniqueur culinaire
Femmes ramassant des pommes de terre dans un champ de Taebaek, un village de la province de Gangwon. Présentant un relief particulièrement montagneux, celle-ci est la principale région coréenne productrice de ces tubercules récoltés entre fin juin et fin août. © TOPIC
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S
ur son tableau des Mangeurs de pommes de terre, Van Gogh a représenté de manière presque caricaturale des êtres frustes et exagérément gros. Si, dans un premier temps, cette œuvre ne lui attira pas d’éloges, mais bien au contraire des critiques, y compris de la part de son ami Anthon van Rappard, elle s’inscrivait pour son auteur dans la continuité de la peinture de la paysannerie pauvre chez Millet et, par rapport à sa propre production, elle représentait à ses yeux la première qui fasse preuve d’ambition. À partir de graines enfouies dans le sol, le blé, le riz et l’orge font surgir au grand air des tiges qui se garnissent d’épis. Sous le tapis doré des céréales mûres à point pour la récolte, cette terre qui leur a donné la vie est dès lors invisible. Rien de tel, en revanche, chez cette brave pomme de terre que l’on ramasse à l’endroit même où elle a été semée et ces paysans qui la mangent paisiblement à la lueur faible d’une chandelle semblent tout aussi authentiques qu’elle. Avec leurs mains trop grosses à force de travailler la terre et leur peau aussi brune que celle de ce tubercule, ils ont bien mérité de s’en régaler, pelé et bien chaud, mais dégageant encore la bonne odeur de la terre. Si les visages expriment ici un contentement empreint de dignité, il faut savoir qu’au XVIe siècle, l’Europe ne fit pas bon accueil à la pomme de terre lors de son vivant, bien du temps s’écoula avant que la pomme de terre ne soit appréciée à sa juste valeur après s’être répandue. Un aliment recherché lors des disettes La pomme de terre possède nombre de propriétés nutritives, car, en plus des glucides qui s’y trouvent en quantité, elle renferme de précieuses susbtances minérales telles que le potassium, le magnésium et le manganèse, ainsi que des
nutriments comme l’acide folique et les vitamines B1 et B6, celles-ci étant particulièrement riches en fibres. Si sa teneur en vitamines C est certes plus faible que celle des fruits, elle contribue tout de même à la prévention du scorbut dans le cas d’une consommation régulière. Bien avant la découverte de ces substances organiques, savants et gouvernants européens du XVIIIe siècle connaissaient d’ores et déjà les vertus de la pomme de terre, à l’instar des deux grandes figures de son histoire que furent Frédéric II de Prusse, surnommé par ses sujets le « roi de la pomme de terre », et le pharmacien Antoine Augustin Parmentier qui généralisa sa culture en France. D’emblée, ces paysans qu’elle devait en principe nourrir se montrèrent méfiants et opposèrent quelque résistance à son introduction. D’aucuns, la disant responsable de maladies telles que la tuberculose, la lèpre ou le choléra, refusaient même d’y toucher et l’impossibilité de s’en servir pour faire le pain ne faisait qu’accroître leurs réticences. Ce n’est que beaucoup plus tard et après bien des efforts de persuasion qu’ils allaient se rendre à la raison en reconnaissant la valeur et l’importance de cet aliment. L’arrivée de la disette allait finir de les en convaincre et entraîner un essor rapide de sa culture. En Corée, la pomme de terre fit son apparition lorsque des Chinois venus à la recherche de ginseng sauvage l’apportèrent et la plantèrent, en ce début de XIXe siècle où le gastronome français Anthelme Brillat-Savarin formula le fameux aphorisme : « Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es ». Cette maxime s’avérait des plus pertinentes en ces temps où il existait un abîme entre ce que mangeaient les paysans pauvres et les nobles, l’alimentation n’étant que le reflet de l’appartenance à une classe sociale donnée. Aujourd’hui, s’agissant des habitudes alimentaires, l’accent est davantage mis sur la manière d’accommoder les ali-
ments que sur ces derniers en eux-mêmes et, si la pomme de terre s’est intégrée à celles des Coréens comme des Européens, sa consommation diffère radicalement chez les uns et les autres. La place de choix du riz Tandis que les Européens les ont toujours accommodées de multiples façons pour en manger régulièrement, y compris en tentant de confectionner du pain, les pommes de terre servent à accompagner ou remplacer le riz en Corée. Quand survenait la famine, les premières venaient se substituer au second, bouillies ou cuites à la vapeur, et, dans la province de Gangwon dont le relief montagneux n’est guère propice à la riziculture, leur production et leur consommation allaient se répandre d’autant plus rapidement. Les voyageurs qui découvrent cette région ont souvent l’occasion de goûter à davantage de spécialités locales composées de ce tubercule, comme la soupe dite ongsimi ou ces gâteaux appelés gamja ddeok, que dans d’autres provinces coréennes. Désignée par le mot « gamja », la pomme de terre sert le plus souvent en Corée de condiment destiné à relever le riz, tels ce gamja jorim où elle est coupée en dés et mise à mijoter dans la sauce de soja avec d’autres ingrédients, ou le gamja tang composé d’un ragoût de côtes de porc agrémenté de légumes et pommes de terre entières, ou encore le doenjang jjigae, autre ragoût, aux pâtés de soja cette fois, auquel viennent s’ajouter cubes de pommes de terre et légumes variés, ainsi que celui, dit gochujang jjigae, où sont également présents ces deux derniers ingrédients aux côtés de concentré de piment rouge : autant de préparations qui ont pour dénominateur commun le riz auquel elles servent d’accompagnement. Est-ce pour cette raison que l’on nomme « gamja namul » des pommes de terre coupées en fines tranches et sautées à l’huile, alors
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Tandis que les Européens les ont toujours accommodées de multiples façons pour en manger régulièrement, y compris en tentant de confectionner du pain, les pommes de terre servent à accompagner ou remplacer le riz en Corée.
Originaire de la cordillère des Andes, la pomme de terre possède une grande valeur nutritive grâce à sa teneur élevée en glucides, fibres, substances minérales, acide folique et vitamines, notamment la vitamine C que la cuisson à haute température ne fait pas disparaître de cet aliment.
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que ce dernier vocable se réfère d’ordinaire à des herbes et feuilles consommées bouillies, sautées ou crues avec quelques condiments ? Il va de soi que, dans le cas de la pomme de terre ellemême, tiges et feuilles sont impropres à cette consommation, car appartenant à la famille des solanacées et renfermant, pour la première, ainsi que pour les germes, des glycoalkaloïdes et des composés toxiques qui provoquent diarrhées, vomissements et maux d’estomac, voire, dans le pire des cas, hallucinations, paralysie et décès. L’emploi du terme « namul » au sujet de pommes de terre en tranches sautées s’explique vraisemblablement par le riz qu’elles accompagnent. Pour les raisons évoquées ci-dessus, il convient d’éviter de manger une pomme de terre à la chair verdâtre, cette teinte lui venant lorsqu’elle est gâtée ou que de la chlorophylle a commencé à s’y former suite à son exposition au soleil et révélant également la présence de solanine, une toxine qui fait partie des glycoalkaloïdes. La chaleur ne faisant pas disparaître celleci, il conviendra de couper les parties verdâtres atteintes, et ce, bien que cette substance nocive pour l’homme soit bénéfique pour le tubercule lui-même en le défendant contre les bactéries et les animaux. Au fil du temps, en parvenant à faire baisser la toxicité des pommes de terre sauvages, les montagnards des Andes furent à même d’en pratiquer la culture
et de faire découvrir ces précieux tubercules aux populations d’autres pays du monde dont la Corée. Ils constatèrent en outre que les pommes de terre s’avéraient encore moins toxiques si l’on mangeait en même temps un peu de la terre qui les recouvrait. Selon le professeur Timothy Jones, un spécialiste des sciences de l’alimentation qui enseigne à l’université canadienne McGill, le sol de cette région montagneuse contiendrait des éléments capables de neutraliser les substances toxiques que contient naturellement la pomme de terre en se combinant avec elles. En outre, les Andins de jadis confectionnaient une préparation lyophilisée, dite « chuño », qui leur donnait le moyen de débarrasser la papa amarga, ou pomme de terre amère, de sa toxicité. Ils congelaient les tubercules en les laissant dehors de nuit, par les températures glaciales de ces hauts plateaux s’élevant à 3 500 mètres d’altitude, pour les soumettre ensuite à une forte luminosité pendant la journée, puis les faire sécher en vue d’une très longue conservation qui pouvait durer jusqu’à vingt ans. C’est en s’en nourrissant que les Incas, voilà des siècles, acquirent la force et l’énergie qui leur permirent de dominer les régions voisines et de perpétuer leur empire, mais cette préparation, de par sa capacité à se conserver longtemps, fut aussi d’un grand secours pour remédier à la pénurie alimentaire.
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Cependant, les aliments introduits dans un pays n’y sont que rarement transformés ou accommodés par les mêmes procédés que dans celui dont ils proviennent, comme on peut le constater en Irlande, où la pomme de terre arriva en passant par l’Espagne et l’Italie. Si les Sud-Américains avaient pu transmettre aux Irlandais leur procédé du chuño, la moitié de la population de ce pays n’aurait pas été décimée par la Grande Famine qui survint à la fin de la première moitié du XIXe siècle. Outre que les Irlandais n’avaient pas adopté leur précieux savoir-faire, ils ne connaissaient de ces plantes qu’une seule et même variété, dite « lumpers », et les pommes de terre qu’ils produisaient présentaient toutes la même structure génétique qui les rendait ainsi vulnérables au mildiou et explique que cet ensemble de maladies ravagea 90 % des cultures en deux ans. Pareille catastrophe ne se serait jamais produite dans ce berceau de la pomme de terre que sont les Andes,
car les habitants des hauts plateaux en cultivaient différentes sortes aux saveurs tout aussi variées. Selon une étude réalisée en 1995, près de 10,6 d’entre elles sont représentées dans une exploitation péruvienne et pas moins de 5000 sont conservées, par le biais de plants, au Centre international de la pomme de terre de Lima. Aujourd’hui, il y a fort peu de probabilités que se reproduise le désastre qu’a connu l’Irlande où que ce soit dans le monde, ce dont la planète entière est redevable aux peuples andins, puisque plus d’un milliard de ses habitants consomment ces pommes de terre qui se situent désormais au troisième rang des plantes cultivées après le riz et le blé. Quant à la production sud-coréenne de ce tubercule, elle porte actuellement sur plus de trente variétés différentes se répartissant globalement en deux catégories selon la consistance que leur confère la cuisson. Les pommes de terre à chair farineuse, qui se caractérisent par leur
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1. La galette de pommes de terre figure dans l’alimentation des habitants de la province montagneuse de Gangwon. Composées d’une pâte à base d’amidon de pomme de terre fourrée aux haricots mungo, ces pâtisseries cuites à la vapeur allient un goût délicat à un agréable moelleux. 2. La galette de pommes de terre confectionnée en faisant frire les tubercules râpés pour obtenir une belle couleur dorée est tout aussi appréciée comme collation que pour accompagner des boissons. Si elle présente toujours cette composition dans la province de Gangwon, les variantes d’autres régions y ajoutent ciboulette, carotte, oignons, champignons et autres légumes.
forte teneur en amidon, se défont facilement après avoir cuit, tandis que celles à chair ferme en contiennent moins, mais présentent un plus fort taux d’humidité et durcissent à la cuisson, la variété la plus prisée des Coréens, dite sumi, c’està-dire « supérieure» se situant entre les deux premières par ces caractéristiques. Ces derniers temps, il semble que les Coréens recherchent toujours plus de diversité dans ce domaine et fassent ainsi leur la sagesse des paysans andins.
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