ÉTÉ 2019
ARTS ET CULTURE DE CORÉE
RUBRIQUE SPÉCIALE
LA CUISINE DES TEMPLES
loin des désirs et illusions
Des repas qui délivrent de toute convoitise ; Une communion avec l’univers ; Un paisible repas au pays natal ; Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es ; La production de thé d’une religieuse
La cuisine des temples,
VOL. 20 N° 2
ISSN 1225-9101
IMAGE DE CORÉE
Bons et mauvais côtés du chimaek Kim Hwa-young
Critique littéraire et membre de l’Académie coréenne des arts
© News1
À
l’échelle mondiale, la Corée se classe parmi les principaux pays consommateurs d’alcool, dont chaque variété s’y sert avec des amuse-bouche différents. Aux galettes de haricot mungo qui se marient bien avec le vin de riz blanchâtre dit makgeolli, les buveurs de soju préféreront des tranches de lard grillées pour accompagner ce vin distillé transparent, tandis que les amateurs de bière choisiront à coup sûr du poulet frit, l’alliance de leurs saveurs étant si appréciée qu’elle a donné lieu à la création du terme « chimaek » composé de la première syllabe du mot anglais « chicken » désignant le poulet et du vocable coréen « maekju » signifiant « bière ». L’histoire du couple qu’ils forment n’est guère ancienne, car le poulet, plus encore que les œufs, était encore une denrée rare dans l’après Guerre de Corée. Il faudra attendre la fin des années 1960 pour qu’un restaurant de Myeong-dong, un quartier situé dans le centre de Séoul, innove à son menu par cette association. Dans cet établissement dénommé Centre de nutrition, il s’agissait d’une coûteuse formule de poulet rôti et de bière à la pression. Au cours de la décennie suivante, l’importation de poulets et aliments en provenance des États-Unis allait entraîner l’essor d’un élevage en batterie qui entassait dans des cages les volailles autrefois laissées en plein air. Par ailleurs, la disponibilité de grandes quantités de farine importée, ainsi que la production industrielle d’huile végétale hydrogénée et d’huile de cuisson, allaient favoriser l’apparition d’une première chaîne de restaurants servant du poulet frit préparé selon une recette spécifiquement coréenne, les Lim’s Chicken, dont le premier ouvrit ses portes en 1977 au sous-sol du grand magasin Shinsegae et, sept ans plus tard, c’était au tour d’une succursale de l’entreprise Kentucky Fried Chicken d’élire domicile dans le quartier voisin de Jongno. En 2002, la consommation de chimaek allait atteindre des sommets lors de la Coupe du monde de football que co-organisaient la Corée et le Japon, la fièvre de cette compétition gagnant tout le pays suite à la qualification de l’équipe nationale pour jouer en demi-finale. La foule enthousiaste envahissait les places et, dans les restaurants, bars et pubs, c’est du chimaek que commandaient les supporteurs qui suivaient la rencontre sur le petit écran, puis les séries télévisées coréennes allaient aussi contribuer à sa consommation dans d’autres pays d’Asie. Cependant, toute médaille ayant son revers, il en va de même de ce poulet frit à la coréenne dont la pâte particulièrement calorique et salée, en se conjuguant avec la bière, a pour effet d’ouvrir l’appétit et, ce faisant, d’inciter trop souvent à faire bonne chère, avec les risques d’obésité, de goutte et de maladies cardiaques ou hépatiques que cela peut comporter. Autant d’inconvénients qui ne dissuadent guère les Coréens de passer un simple coup de téléphone pour se faire livrer, en moins d’une demi-heure et à un prix assez raisonnable, ce binôme si prisé, car gage de délices pour les papilles.
Lettre de la rédactrice en chef
ÉDITEUR
Une alliance de bienfaits pour le corps et l’esprit
DIRECTEUR DE
Aux séjours au temple bien connus, s’ajoutent désormais, en ces mêmes lieux, des formules à caractère culinaire tout aussi appréciées. Par l’initiation qu’elles proposent à des régimes végétariens observés depuis des siècles dans les monastères bouddhistes, elles répondent en effet aux préoccupations croissantes du public en matière diététique. À preuve, la hausse de fréquentation également constatée dans les restaurants spécialisés dans ce type de cuisine, mais aussi l’affluence aux cours et démonstrations qui y sont consacrés. Postulant pour le classement de sept monastères bouddhistes de montagne au patrimoine mondial de l’UNESCO, l’Office national du patrimoine culturel coréen a souligné, en 2017, que ces sanctuaires présentaient la particularité d’allier la pratique spirituelle de la foi à un mode de vie réunissant religieux et fidèles, qu’ils soient ou non croyants, par l’attrait de coutumes vestimentaires et alimentaires plus que millénaires. C’est le volet culinaire de cette tradition propre au bouddhisme coréen que Koreana se propose d’évoquer dans sa rubrique spéciale intitulée La cuisine des temples, loin des désirs et illusions. Afin d’en dégager les caractéristiques authentiques et d’échapper aux stéréotypes qui prédominent par ailleurs, notre revue s’est intéressée plus particulièrement à certains temples et figures religieuses, ce niveau d’exigence ayant également présidé au choix des auteurs chargés de les présenter. Il est à espérer que les lecteurs auront plaisir à découvrir les préparations et saveurs de la cuisine spécifique des temples coréens tout en percevant l’attrait qu’elle peut exercer par-delà les frontières.
RÉDACTRICE EN CHEF Choi Jung-wha
Choi Jung-wha Rédactrice en chef
LA RÉDACTION RÉVISEUR
Lee Sihyung Kim Seong-in Suzanne Salinas
COMITÉ DE RÉDACTION
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Benjamin Joinau
Jung Duk-hyun
Kim Hwa-young
Kim Young-na
Koh Mi-seok
Charles La Shure
Song Hye-jin
Song Young-man
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TRADUCTION
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DIRECTEUR PHOTOGRAPHIQUE
Kim Sam
RÉDACTEURS EN CHEF ADJOINTS
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DIRECTEUR ARTISTIQUE
Kim Ji-yeon
DESIGNERS
Kim Eun-hye, Kim Nam-hyung,
Yeob Lan-kyeong
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ARTS ET CULTURE DE CORÉE Été 2019 IMPRIMÉ EN ÉTÉ 2019 Samsung Moonwha Printing Co. 10 Achasan-ro 11-gil, Seongdong-gu, Seoul 04796, Korea Tel: 82-2-468-0361/5 © Fondation de Corée 2019 Publication trimestrielle de la Fondation de Corée 55 Sinjung-ro, Seogwipo-si, Jeju-do 63565, Corée du Sud http://www.koreana.or.kr
Tous droits réservés.Toute reproduction intégrale ou partielle, faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de la Fondation de Corée, est illicite. Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction de Koreana ou de la Fondation de Corée. Koreana, revue
“Cause – un fuseau horaire plus détendu” Choi Seung-mi 2016, encre et couleur sur papier de riz épais, 45,5 cm × 27,3 cm.
trimestrielle enregistrée auprès du ministère de la Culture et du Tourisme (Autorisation n°Ba-1033 du 8 août 1987), est aussi publiée en chinois, anglais, espagnol, arabe, russe, japonais, allemand et indonésien.
RUBRIQUE SPÉCIALE
La cuisine des temples, loin des désirs et illusions 04
RUBRIQUE SPÉCIALE 1
Des repas qui délivrent de toute convoitise Mun Tae-jun
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RUBRIQUE SPÉCIALE 2
14
RUBRIQUE SPÉCIALE 3
Un paisible repas au pays natal Baek Young-ok
22
28
RUBRIQUE SPÉCIALE 5
La production de thé d’une religieuse Park Hee-june
RUBRIQUE SPÉCIALE 4
Une communion avec l’univers
Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es
Kong Man-shik
Park Mee-hyang
34
52 UN JOUR COMME LES AUTRES
62
L’esthétique des bétons
Quand la chance vient à l’insouciance
Du nouveau dans les vacances
Lim Jin-young
Kim Heung-sook
Kim Dong-hwan
40 ESCAPADE
56 DIVERTISSEMENT
66
Sur les trois chemins de montagne de Mungyeong
La télé-réalité s’invite dans les voyages
La morale décalée résultant d’une perte
CHRONIQUE ARTISTIQUE
Jung Duk-hyun
Lee Chang-guy
48
Ce qui reste à réinventer Kim Hak-soon
APERÇU DE LA LITTÉRATURE CORÉENNE
Choi Jae-bong
58
HISTOIRES DES DEUX CORÉES
MODE DE VIE
De l’utilité des paysages INGRÉDIENTS CULINAIRES
Un légume qui s’inscrit dans le temps Jeong Jae-hoon
Kim Ae-ran
RUBRIQUE SPÉCIALE 1
La cuisine des temples, loin des désirs et illusions
Des repas qui délivrent de toute convoitise Les moines bouddhistes coréens trouvent la paix de l’esprit dans les repas pris au temple, car ils y voient un moyen de chasser désirs de possession et autres obsessions, l’acte de se nourrir acquérant ainsi la dimension d’une pratique spirituelle. Mun Tae-jun Poète Ahn Hong-beom Photographe
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uand j’étais enfant et que j’accompagnais maman au temple situé à environ une heure de marche, elle déposait une offrande à Bouddha sous forme d’un peu de ces céréales qu’elle avait cultivées elle-même dans les rizières et les champs. Trois jours avant le départ, elle veillait à se nourrir d’une certaine manière et en particulier à ne pas manger de viande. Lorsque venait le jour tant attendu, elle se levait à l’aube, faisait sa toilette et se lavait la tête avec un soin particulier, comme pour se libérer l’esprit. À notre arrivée au temple, elle se prosternait devant Bouddha et murmurait ses prières. Pour ma part, la perspective d’un savoureux repas me faisait oublier notre lever matinal. Le premier de ses délices devait être une bouillie de haricot rouge composée de riz ayant cuit dans la purée de grains, qu’agrémentaient des boulettes de riz gluant aussi délectables que jolies, avec leur forme ovoïde. Je me revois, comme si c’était hier, assis à côté de maman et dégustant cette préparation appréciée des moines pour sa couleur rougeâtre à laquelle ils prêtent le pouvoir d’éloigner les mauvais esprits, de dissiper les énergies négatives et de préserver des malheurs. Il arrivait aussi que l’on nous serve nouilles ou riz étuvé et garni de légumes variés, que l’on appelle bibimbap. Dans l’ensemble, ces mets ne flattaient guère mon palais d’enfant, étant totalement exempts de sucre, de sel, d’épices et de viande. À cela s’ajoutait l’ennui d’un repas qui me paraissait interminable. Avec le temps, j’allais cependant apprendre à mieux goûter cette fadeur.
La simplicité même
Arrivé à l’âge adulte, j’ai souvent eu l’occasion de me rendre dans un temple, que ce soit pour m’entretenir avec le supérieur, en vue de la rédaction d’un article ou tout simplement de m’accorder quelques jours de repos. J’en suis toujours revenu avec l’impression d’avoir lavé mon corps et mon esprit de leurs souillures, ainsi que d’être plus ouvert et affranchi de mes préoccupations matérielles. Au fur et à mesure qu’augmentait le rythme de mes visites, je prenais conscience de l’entretien du temple et que se répartissaient les moines, qui assurant la gestion générale, qui veillant à l’approvisionnement en thé, d’autres encore se
chargeant du jardin potager, de l’eau potable, du foyer ou de la cuisine, tous travaux qu’ils effectuaient de la manière la plus ordonnée qui soit. En matière alimentaire, ils subvenaient entièrement à leurs besoins par leur travail, comme le veut le dicton selon lequel « [c]elui qui ne travaille pas ne mange pas », préparant, tel jour, des réserves de kimchi pour l’hiver et, tel autre, broyant le soja bouilli avec lequel ils façonneraient de gros blocs qu’ils suspendraient pour les laisser fermenter et sécher. Je me souviens encore de ma surprise à la lecture d’un article qui décrivait leurs salles de méditation et du sentiment qu’il m’a donné de l’ampleur de mes possessions par comparaison avec leurs conditions de vie. Quand arrivent l’été et l’hiver, ils se rassemblent en ce lieu appelé seonwon pour s’y retirer trois mois durant. La vie au temple s’organise alors en fonction de cette retraite afin qu’ils puissent se consacrer pleinement à la pratique spirituelle. Toujours d’après cet article, le règlement en vigueur stipule qu’un moine doit constamment ressentir une sensation de fraîcheur, au niveau de la tête, et de chaleur aux pieds, et se limiter à manger 80% de ce dont il a envie. L’alimentation s’avère ainsi d’une extrême frugalité, puisque réduite à environ 180 ml de céréales par jour sous forme d’un bol de bouillie au petit déjeuner, de riz, au déjeuner et d’un mélange de plusieurs grains au dîner. Quant aux accompagnements, ils se composent le plus souvent de légumes et, plus rarement, de tofu ou d’algues. Outre que les moines sont contraints d’observer ce régime on ne peut plus simple, toute nourriture leur est interdite entre les repas.
Le détachement intérieur
Au nombre des moines bouddhistes coréens qui ont le plus forcé le respect de leurs concitoyens, se trouvait le Vénérable Seongcheol (1912-1993) aujourd’hui disparu. Ses paroles d’une grande simplicité résonnent encore à leurs oreilles, tels ces « Regardons en nous », « Aidons les autres malgré eux » ou « Prions pour les autres ». Huit années durant, il s’adonna à une forme de méditation dont le nom signifie « rester longtemps assis sans s’allonger », ce qui signifie que, pendant tout ce temps, il ne s’est pas étendu une seule fois pour dormir, sachant aussi que, pendant tout ce temps, il n’a jamais
Dans le canton de Buan situé dans la province du Jeolla du Nord, des participants au séjour que propose le temple de Naeso sont réunis lors du repas monastique officiel. Des formules de ce type permettent au public de découvrir le quotidien de quelque 130 temples bouddhistes coréens.
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quitté l’enceinte de son temple. Jusqu’à sa mort, il n’a possédé en tout et pour tout que sa vieille robe de moine tout usée et rapiécée, ses chaussures en caoutchouc noir et sa canne. Quant à son alimentation, elle fut à l’image de sa vie, comme s’en souvient l’un de ses coreligionnaires : « Le Vénérable Seongcheol se nourrissait très simplement. En outre, le régime sans sel qu’il suivait lui permettait de s’abstenir de tout assaisonnement. Pour toute nourriture, il se contentait de cinq ou six brins d’armoise, de cinq rondelles de carotte de 1 à 3 mm d’épaisseur et d’une cuillerée de haricots bouillis dans de la sauce de soja, auxquels s’ajoutaient un bol de riz pour enfant et une soupe aux pommes de terre et carottes. Quant au petit déjeuner, il se résumait à un demi-bol de bouillie de riz ». Il ressort de ce qui précède que le Vénérable Seongcheol s’en tenait au strict minimum dans ce domaine, et, lorsqu’il consommait les feuilles, tiges ou fruits des plantes, il s’astreignait à le faire en quantité réduite, veillant en toutes circonstances à ne jamais manger à satiété. Dans des conditions d’une telle austérité, il est à se demander comment il fut en mesure de rester en bonne santé ! Considérant chaque repas comme un soulagement de la faim destiné à permettre la pratique spirituelle, il mangeait à peine ce qu’il fallait pour tenir debout. À ses yeux, qui convoitait des aliments était un voleur dans l’âme. En outre, le désir de nourriture étant inséparable de la paresse, il se gardait toujours de céder à cette tentation. À l’entrée de la plupart des temples, l’un des piliers qui soutiennent la porte comporte l’inscription suivante : « En passant cette porte, oubliez tout ce que vous savez ». Si ce lieu permet aux hommes de se purifier, à quoi peut donc ressembler leur esprit, une fois débarrassé de ses impuretés, amendé et transformé à l’inverse de ce qu’il était ? La réponse à cette question est qu’il est noble, pur, sincère, respectueux des autres formes de vie, généreux et libéré de toute convoitise ! Afin de l’acquérir, le choix de la simplicité s’impose en matière d’alimentation, d’habillement et de sommeil. Ce mode de vie traditionnel s’est perpétué au cours des âges et, chaque fois qu’il a montré des signes de déclin, voire de disparition, les religieux se sont mobilisés pour prendre sa défense. Afin d’assainir l’ensemble de leur communauté, ils se purifiaient eux-mêmes en vaquant aux activités essentielles à la vie, puisant l’eau, coupant du bois de chauffage et semant les graines dans les champs pour assurer leur autosubsistance.
La règle d’or des repas
À la frugalité et au faible nombre d’ingrédients qui caractérisent la cuisine des temples, s’ajoute l’exigence de prendre ses repas en silence afin de mieux se concentrer sur le sens de
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Ces matins-là, quand me saisissait le froid de l’hiver pendant que je mangeais en silence du riz et quelques condiments, j’avais la vision de mon corps dénudé et sentais mon esprit purifié par cette nourriture que je mâchais pour l’absorber. cet acte et, à ce propos, je me souviens en particulier de petits déjeuners dans les sanctuaires de Woljeong et de Hwaeom, qui se trouvent respectivement aux monts Odae et Jiri situés, pour l’un, dans la province de Gangwon et pour l’autre, dans celle du Jeolla du Sud. Ces matins-là, quand le froid de l’hiver me saisissait pendant que je mangeais en silence du riz et quelques condiments, j’avais la vision de mon corps dénudé et sentais mon esprit purifié par cette nourriture que je mâchais pour l’absorber. Les larmes aux yeux, j’étais alors assailli par une même question : « Qu’est-ce que cela signifie pour moi de naître et de vivre en ce monde ? » L’ouvrage intitulé Gye chosim hagin mun, ces admonitions destinées aux novices que rédigea le moine Jinul (11581210) sous le royaume de Goryeo, établit les règles de la vie monacale, notamment en matière de repas : « Pendant le repas, il convient de ne pas boire ou manger bruyamment, ainsi que de servir et poser les aliments avec précaution. Il ne faut ni redresser la tête ni regarder autour de soi, et l’on doit s’abstenir de choisir le meilleur d’un plat. En outre, il est interdit de parler ou de se perdre en vaines réflexions, et ce, afin de prendre conscience du rôle de l’alimentation, qui est d’empêcher le dépérissement du corps et de permettre ainsi d’atteindre l’illumination ». Pour les visiteurs d'un temple comme pour leurs hôtes, un repas en ces lieux a donc une vocation purement spirituelle, mais, dans certaines circonstances, il arrive que des plats différents y soient préparés, comme j'ai pu le constater plusieurs fois. Quand sévit la canicule, les moines préparent des soupes aux flocons de pâte de riz ou du riz gluant, respectivement dits sujebi et chapssalbap, les premières étant particulièrement appréciées de leurs coreligionnaires, à en juger par leurs visages tout réjouis. Je garde un souvenir ému des saveurs de certaines préparations, dont les jjanji, ces radis de l'automne salés que l'on
consomme l’été suivant en les arrosant d’eau froide, ou cettesoupe au concentré de soja, dite hobangnip doenjang guk et composée de feuilles de courge cueillies avant les premières gelées, ou encore ces accompagnements de feuilles de radis séchées, ainsi que les racines de lotus ou de bardane frites ou mijotées dans de la sauce de soja, mais, plus encore, je sens encore le goût du riz brûlé que je remettais à cuire après l'avoir rapporté chez moi.
La dimension spirituelle des aliments
Si j’affectionne la cuisine des temples, j'apprécie également le thé que servent les moines, tel celui que m’offrit l’un d'eux au temple de Silsang situé à Namwon, cette ville de la province du Jeolla du Nord, après s'être interrompu dans ses travaux des champs. Le délicieux arôme de ce breuvage restera à jamais gravé dans ma mémoire, ainsi que la fleur de prunellier en bouton qui flottait à la surface du liquide.
Autre moment fort d’un séjour au temple, la cérémonie du thé accompagne la lecture du sermon, qui sera suivie d’une discussion offrant une rare occasion d’échanger avec les moines retirés au cœur des montagnes.
Ces derniers temps, la cuisine des temples semble connaître un succès croissant et l'on ne peut que se réjouir de voir les consommateurs délaisser les produits alimentaires transformés en surmontant les petites faims qu'ils peuvent avoir à tout moment. Il reste à espérer que des restaurants proposant ses préparations feront leur apparition dans les villes et que la cuisine familiale leur accordera la place qu’elles méritent. La consommation d'un repas au temple suppose d'être conscient de l’origine des ingrédients qui le composent, à savoir ces autres créatures auxquelles il convient d'infliger le moins de souffrance possible, d’où l’exclusion de toute viande de son menu. Cette conception bouddhiste de la nourriture transparaît dans le soutra où il est dit : « La terre et l’eau furent constitutives du corps qui fut le mien, le feu et le vent en étant la substance actuelle ». Quand je sens mon âme se ternir, tel un miroir, et se consumer au feu de désirs insatiables, je cherche refuge dans un lointain temple de montagne afin d’y méditer et d’y faire pénitence pour les pensées cupides et vulgaires qui menacent de m’envahir comme autant de plantes rampantes. Dans la solitude d’une salle à la propreté immaculée, je me plonge en toute sérénité dans mes réflexions et suis enfin délivré de la tyrannie du désir.
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La cuisine des temples, loin des désirs et illusions
Une communion avec l’univers Pour un moine bouddhiste, les repas quotidiens offrent avant tout l’occasion d’un éveil sans cesse renouvelé à tous les êtres vivants, et non de rassasier leur faim ou de satisfaire leur gourmandise, l’acte de manger participant donc pleinement d’une ascèse fondée sur la charité et la discipline. Kong Man-shik Chercheur à l’Institut d’études sur l’ordre de Jogye de l’Université Dongguk Ahn Hong-beom Photographe
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u temps de Sakyamuni, dont les enseignements établirent les fondements du bouddhisme, les pratiquants de cette confession s’astreignaient à la frugalité, sans pour autant s’interdire de savourer les mets et d’en manger de copieuses portions, contrairement aux jaïns ou brahmanes, auxquels s’imposaient mortifications et rigueurs de la discipline. L’un des préceptes énoncés en la matière prohibait en revanche l’absorption d’aliments pendant l’après-midi et la tentation étant forte de l’enfreindre, les religieux s’y soustrayaient par la mendicité et l’accomplissement d’autres rituels alimentaires.
Les principes fondateurs
En Inde, les moines bouddhistes se nourrissaient exclusivement de ce que leur donnaient les fidèles quand ils demandaient l’aumône et ne pouvaient donc qu’échapper aux tentations du fait de cette contrainte. Cette obligation de « l’aumône pour manger » figurait parmi les treize préceptes du règlement imposé dans ce domaine aux moines ordonnés, dits bhikkhus, notamment par l’interdiction de consommer plus d’un bol de riz par jour. Ils avaient en outre l’obligation d’accepter les aliments qui leur étaient offerts par la première maisonnée, riche ou pauvre, à laquelle ils demandaient la charité.
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En outre, ils devaient s’abstenir de solliciter ces dons en fonction de leurs préférences, ainsi que d’accepter un même aliment plus d’une fois ou en quantité excessive. À leurs yeux, cette discipline de l’esprit permettait avant tout d’échapper à une convoitise qui ne portait pas uniquement sur la nourriture, mais s’étendait à l’ensemble des sens et à la conscience morale. Si l’on devait rechercher l’équivalent actuel de cette pratique, peut-être faudrait-il le faire dans la « cuisine réfléchie » définie par le bonze vietnamien Thich Nhat Hanh.
Les labeurs monastiques
Le bouddhisme d’Asie du Sud-Est, dit zen, et celui de l’Inde ancienne diffèrent notamment par leur conception de la nourriture, le second bannissant toute activité de production dans ce domaine, y compris l’agriculture, en invoquant les dangers qu’elle représente pour la vie humaine, de même que la cuisson et le stockage d’aliments. Le bouddhisme zen, en
Un repas monastique officiel se compose rituellement de riz, de soupe, d’accompagnements et d’eau servis dans quatre bols de bois différents disposés sur une petite nappe carrée.
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1. Les bols inutilisés sont rangés sur des étagères. 2. Moines psalmodiant leurs prières avant de manger au temple de Bongnyeong situé à Suwon, une ville de la province de Gyeonggi. Leur repas sera rythmé par trois autres chants exprimant leur volonté de partager celui-ci avec tous les êtres vivants de ce bas monde et de l’au-delà.
1 © Jeondeungsa
revanche, considère que ces travaux font partie intégrante de la discipline monastique, comme l’affirme l’adage ancien selon lequel : «[c]elui qui ne travaille pas ne mange pas », outre qu’il autorise le stockage d’aliments et la préparation de repas. C’est sur ces principes que reposent le végétarisme monastique chinois, dit sucai, la nourriture spirituelle japonaise appelée shojin ryori, ainsi que la cuisine des temples coréens connue sous le nom de sachal eumsik, l’ensemble constituant l’une des particularités du bouddhisme d’Extrême-Orient. Dans sa version spécifiquement coréenne dite seon, c’est-à-dire zen, le rapport à la nourriture est du même type, à savoir que le rôle d’une alimentation savoureuse et suffisante pour le corps et l’esprit n’y est pas nié. En témoignent ses notions des « trois vertus » et « six saveurs », à savoir, dans le premier cas, l’idée que les aliments doivent être : 1) bons pour la santé et propices au fonctionnement normal des organes, 2) propres à la consommation et conformes à l’hygiène, 3) en vertu des préceptes du bouddhisme, exempts de viande et des cinq condiments que sont l’ail, l’oignon vert,
la ciboulette sauvage, l’allium et l’asafoetida. Inspirés d’une vision positive de la cuisine et d’une approche réaliste des produits alimentaires, ces principes sont mis en pratique par les temples coréens. Quant à la notion des « six saveurs », elle définit les catégories salée, sucrée, acide, amère, épicée et fade dans lesquelles se répartissent tous les aliments et qui, pour certaines d’entre elles, existent également dans d’autres cultures, à l’instar des quatre goûts sucré, salé, acide et amer distingués par Aristote ou des cinq goûts sucré, salé, acide, amer et épicé caractéristiques de la cuisine traditionnelle chinoise. Si un tel classement place ces différentes saveurs sur un pied d’égalité, le bouddhisme seon accorde une place plus importante à la fadeur en lui conférant une dimension d’équilibre résultant de l’alliance des caractères de sapidité propres à tous les aliments. À la confection de repas répondant à ces critères, succède une consommation obéissant au rituel du baru gongyang, qui est un repas monastique officiel. Étant destinés à une collectivité, les aliments ne peuvent certes répondre aux pré-
La règle veut qu’un moine finisse son bol de riz sans y laisser les moindres grains ou traces de piment en poudre.
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férences de tous les moines qui en sont les convives, car la manière de les accommoder demeure la même en toutes circonstances et respecte les règles stipulées plus haut quant à leurs goût et qualités. Si la nourriture que les moines consomment peut ne pas correspondre exactement à ce qu’ils aiment le plus, tout du moins leur permet-elle d’apprécier pleinement la saveur d’ingrédients de saison provenant d’un milieu naturel non pollué.
La voie de l’illumination
Le rituel qui préside à chaque repas consiste, pour commencer, à garnir chaque bol d’une portion suffisante de nourriture, les moines pouvant par la suite en demander un supplément ou, au contraire, en faire retirer une partie en fonction de leur plus ou moins grand appétit. Dans tous les cas, la règle veut qu’ils finissent leur bol de riz sans y laisser les moindres grains ou traces de piment en poudre, et ce, afin de ne pas céder à la gourmandise. Si cette coutume, qui relève pareillement du rite et du quotidien, est en usage dans tous les monastères d’Asie de l’Est, en Corée, elle présente, sur le fond comme sur la forme, certaines particularités révélatrices de l’existence d’idées et de principes différents. À propos du bol en bois rituel, dit baru en coréen et patra en sanskrit, les textes sacrés du bouddhisme indiquent qu’il fut présenté au Bouddha Sakyamuni par les quatre rois célestes après qu’ils se furent rendus compte qu’il ne disposaient d'aucun lieu où conserver la nourriture offerte par deux marchands lorsqu’ils eurent atteint l’illumination. Depuis lors, les moines bouddhistes s’en servent comme récipient où ils placent les aliments provenant de l’aumône. Tandis qu’en Asie du Sud-Est, les religieux du bouddhisme dit Theravada ne disposent chacun que d’un bol par repas, ceux de Corée en emploient quatre différents destinés au riz, au potage, à l’eau et aux condiments, ces objets pouvant se composer de métal, de céramique ou, le plus souvent, de bois. De même, alors que les novices indiens sont tenus de se procurer eux-mêmes le patra, ainsi que la robe monastique appelée kasaya, ceux du bouddhisme zen est-asiatique se les voient
remettre par les patriarches, car les disciples sont considérés être autant de successeurs du dharma. Intitulés Ogwange, c’est-à-dire « les cinq strophes de la perspicacité », les chants psalmodiés avant le repas montrent, par leurs paroles, que le baru gongyang, loin de se limiter aux usages régissant les repas, constitue l’un des principaux rituels de la vie monastique : Je pense aux efforts accomplis pour préparer ce repas Et j’ai conscience de ne pas être digne de le recevoir. Loin des désirs et illusions, J’accepte cette nourriture comme un remède pour le corps, Comme une manière d’atteindre l’illumination.
Un repas en partage
Les aliments fournis aux moines ne leur sont pas exclusivement destinés et, après leurs psalmodies, ils veillent à réserver sept grains de riz pour les bêtes, les oiseaux et les insectes, chaque repas ne se prenant pas isolément, mais représentant une forme de partage avec d’autres êtres vivants. Par-delà les hommes et animaux de ce monde, cette mise en commun des aliments s’étend aux habitants de l’au-delà que sont les parents et grands-parents disparus, ainsi que d’autres êtres chers. Les moines en expriment l’idée en récitant par trois fois les gatha, ces versets adressés aux défunts qui rythmeront toute la durée du repas. En partageant celuici, ils invitent ainsi les vivants à les rejoindre dans le monde des désirs, qu’ils soient humains, animaux ou disparus, tout en invoquant le nom des dix Bouddhas et Bodhisattvas qui résident dans les royaumes supérieurs. Quand prendra fin le repas, chaque moine lavera ses bols à l’eau claire pour en éliminer toute trace de nourriture, mais en y laissant toujours un peu d’eau à l’intention des agwi, ces fantômes aussi affamés qu’assoiffés, car pourvus d’une gorge si étroite, plus petite même que le chas d’une aiguille, qu’elle ne leur permet pas d’ingurgiter les moindres grains de riz ou de piment en poudre. Cette ultime précaution complétera ainsi le rituel de partage que représente le baru gongyang.
Par-delà les hommes et animaux de ce monde, cette mise en commun des aliments s’étend aux habitants de l’au-delà que sont les parents et grands-parents disparus, ainsi que d’autres êtres chers. 12 KOREANA Été 2019
Quand les moines ont rincé et essuyé, avec un torchon, les bols, la cuillère et les baguettes avec lesquels ils ont mangé ou bu, ils les nouent avec une bande de tissu pour les suspendre verticalement.
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La cuisine des temples, loin des désirs et illusions
Un paisible repas au pays natal Niché dans les montagnes de Mungyeong, une ville de la province du Gyeongsang du Nord, l’ermitage de Yunpil est réputé observer l’alimentation simple caractéristique de la cuisine des temples et semblable aux préparations de type familial. Ses religieuses y partagent avec les visiteurs un repas frugal composé des légumes verts d’une grande fraîcheur qu’elles ont cueillis sur les collines environnantes. Baek Young-ok Romancière Ahn Hong-beom Photographe
Les religieuses de l’ermitage de Yunpil situé à Mungyeong, une ville de la province du Gyeongsang du Nord, ont confectionné ce repas à l’intention de leurs visiteurs. Armoise, colza et bourse à pasteur cueillis dans les montagnes ou achetés au marché composent ses plats de légumes verts ou assaisonnés.
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uand vient le printemps et que les fleurs ouvrent leurs corolles, je me plonge toujours dans le recueil d’essais du romancier Kim Hoon, Voyages en bicyclette, et, en relisant ses phrases qui me sont si familières, je croirais voir un paysage tout en fleurs à ma fenêtre. « Les magnolias fleurissent sans crier gare, comme une lampe qui s’allume » ou « À leur apothéose, leurs pétales tombent tout aussi soudainement, imitant la chute de l’ancien royaume de Baekje », entre autres passages, cessent d’être de simples mots imprimés sur le papier pour pénétrer en moi. Aussi, en découvrant le jardin fleuri de l’ermitage de
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Yunpil, ai-je aussitôt pensé à ces autres mots de l’auteur : « Les cornouillers se couvrent de fleurs, tel un mirage scintillant ». Cette floraison, comme celle du prunellier, me semblait l’expression des rêveries d’un arbre libéré des rigueurs de l’hiver. Avec ses fleurs de prunellier bordant les logements des religieuses, ses adonis jaunes et ses Jeffersoniadubia mauves, ce jardin annonçait bel et bien l’arrivée du printemps. En poussant la porte de la salle de méditation, j’ai surpris une religieuse en train de faire le thé et de broyer des grains dans un mortier. Aussitôt, elle m’a offert une boisson à la saveur généreuse, comme je n’en avais jamais bu auparavant. Quand je me suis montrée curieuse de savoir quelle
qualité de café elle employait, elle m’a répondu que c’était une variété ordinaire, alors, en observant la manière dont elle le faisait filtrer, j’ai compris le secret de son goût délicieux. Après avoir versé une bonne quantité de café moulu dans le filtre, elle l’arrosait d’un peu d’eau plusieurs fois successives, de sorte qu’au rythme d’une goutte tombant dans la tasse toutes les deux ou trois secondes, il fallait bien une demi-heure pour remplir celle-ci. Ainsi, la religieuse n’épargnait pas son temps pour régaler les visiteurs par cette façon de procéder qui rappelle celle des Néerlandais.
Une belle cuisine pleine de vie
Dans un temple bouddhiste, le mot « wondu » désigne le moine dit « agriculteur », c’est-à-dire chargé de cultiver des légumes tels que piment, laitue, concombre, épinard, tournesol, courge et bettes à carde pour en approvisionner la cuisine. Au chapitre « Tâches diverses » du Chixiu Baizhang qinggui, ce « règlement monastique de Baizhang » datant de la dynastie chinoise des Yuan, il est stipulé ce qui suit : « Le moine agriculteur [dit « yuantou » en chinois] accomplit volontiers les travaux les plus pénibles. Labourant la terre, l’ensemençant et l’irriguant, si besoin est, il fournit toute l’année la cuisine du temple en légumes frais ». « Je me contente de ce qui est naturel et pratique, car je ne souhaite pas me compliquer la vie. Je dors beaucoup et ne cherche pas à me plier aux conventions. Je ne crois pas que la seule manière acceptable de méditer consiste à rester assise dans un absolu silence. Le fait de préparer du mieux possible un bon repas ou une bonne tasse de thé constitue aussi pour moi une forme de pratique spirituelle, car je m’y consacre en espérant apporter santé et réconfort au mangeur ou au buveur », explique la religieuse. Répondant au nom bouddhiste de Gonggok, elle mène ainsi de front les activités d’une mère, d’une agricultrice et d’une cuisinière, bien que n’étant aucune des trois. Aux côtés des ermitages de Gyeonseong et Jijang, qui se situent respectivement au temple de Sudeok et sur le mont
1. La Vénérable Gonggok, qui est la mère supérieure de l’ermitage de Yunpil, cueille elle-même le gomchwi (ligularia fischeri) sur la colline à laquelle s’adosse ce sanctuaire. Ce légume sauvage au fort goût bien particulier peut être consommé tel quel ou après avoir mariné dans de la sauce de soja. 2. Blotti au pied du mont Sabul, l’ermitage de Yunpil a été créé en 1380 à l’intention des religieuses bouddhistes. À droite, se trouve son pavillon dit Sabuljeon, ou « des quatre Bouddhas », bien qu’il ne comporte pas de statue enchâssée. Pendant l’office religieux, les religieuses s’inclinent devant la statue en pierre élevée au sommet du mont Sabul visible par une grande baie vitrée.
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Odae, l’ermitage de Yunpil, rattaché au temple de Daeseung, figure parmi les trois hauts lieux du bouddhisme zen coréen, dit « seon », s’agissant de ses communautés religieuses féminines, lesquelles y mènent une intense vie spirituelle tout aussi salutaire pour leur corps que pour leur âme. Baignée d’une lumière naturelle qui dessine de jolies ombres sur ses murs, la cuisine de l’ermitage bruit de ses activités tout au long de la journée. Chacun de ses repas exigeant en temps ordinaire de préparer riz, soupe et accompagnements en quantité suffisante des dizaines de personnes, les lieux étaient en pleine effervescence à cette époque de l’année où approchait la fête de la nativité de Bouddha. Ils résonnaient joyeusement des mille bruits que l’on y faisait en martelant, broyant ou malaxant des ingrédients. Çà et là, étaient posés des paniers débordants d’armoise, de bourse à pasteur, de colza, de pas-d’âne et d’autres légumes de saison ramassés dans les jardins ou achetés au marché qui se tient tous les cinq jours au village. Dans une grande casserole, mijotait un bouillon que viendraient agrémenter des nouilles. D’aucuns trouvent la soupe à l’armoise particulièrement goûteuse aux alentours du 20 mars, les feuilles de cette plante étant encore jeunes et tendres à cette époque. La religieuse qui m’accueillait m’a dit faire aussi infuser ces feuilles et confectionner du savon avec leurs résidus. Outre l’armoise, la montagne offre bien d’autres plantes sauvages qui fournissent autant d’excellents ingrédients. Mûre, pissenlit, zeste de mandarine et peau de châtaigne se prêtent à la confection de thé ou de savon, étant tout aussi comestibles qu’adaptés à l’épiderme humain. Mon hôtesse m’a arraché un sourire en me confiant qu’une nuit où elle admirait le clair de lune, elle a couru examiner l’état de mûrissement des concombres bien dodus qu’elle avait trouvés en grande quantité sur les ceps de vigne et dont elle avait cueilli pas moins
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de deux cents pour préparer un kimchi très relevé garni de ce légume. Comment faire preuve d’une telle présence d’esprit dans ces circonstances ? me suis-je demandé. La préparation qu’elle a réalisée lui a pris bien du temps, car elle comportait la confection de nouilles fraîches à partir d’une pâte à la farine de blé qu’il lui a fallu étaler et découper en lanières au couteau. Quand tout a enfin été prêt, j’étais affamée, car l’heure habituelle du déjeuner était depuis longtemps passée, mais j’ai découvert avec ravissement une soupe aux nouilles à laquelle s’ajoutaient gâteau de riz à l’armoise, bourse à pasteur et feuilles de radis séchées, ces légumes étant assaisonnés de sauce soja ou de concentré de soja fermenté. Le ragoût de concentré de soja que la religieuse a placé à côté de mon bol de riz aux haricots m’a rappelé cette phrase du livre de Kim Hoon : « Le bouillon du ragoût de concentré de soja forme un triangle amoureux avec la bourse à pasteur et le mangeur ». Dans cette relation-là, cependant, seule l’une des parties concernées embrassait les deux autres, d’où l’atmosphère paisible de la scène. L’effet bénéfique qu’exerce ce plat sur les troubles gastriques s’expliquerait-il par cette même raison ? Quand j’ai goûté à la salade de colza et aux galettes à
l’armoise, j’ai décelé une fraîcheur et une énergie printanière dans la première, ainsi que le piquant particulier de l’herbe dans la seconde, à travers sa fine couche de pâte. En outre, j’ai remarqué avec intérêt la substitution de persil chinois à la laitue ou aux feuilles de périlla qui servent habituellement d’accompagnement. En entendant la religieuse dire à ce propos : « Je vais montrer aux citadins ce qu’est le vrai persil ! », je me suis dit qu’il devait être très nutritif. J’ai alors enveloppé du riz dans quelques-unes de ses branches, enduit le tout d’une petite cuillerée de concentré très épicé et, quand je l’ai porté à ma bouche, j’ai senti s’y répandre la saveur du persil avant même de commencer à mâcher. Les noix et amandes à peine grillées et relevées de sauce de soja ne tenaient pas tant d’un accompagnement que d’un en-cas dont je ne me lassais pas. Mon repas se terminait par une prune marinée bien jaune dont la chair savoureuse et croquante m’a encore aiguisé l’appétit.
Secrets culinaires
À l’époque où j’assurais la chronique gastronomique d’un journal, les cuisiniers des restaurants où je me rendais m’ont parfois livré leurs secrets, dont ce principe qui veut que l’on serve chaud un plat chaud et inversement. Le respect de cet impératif peut améliorer le moins appétissant des repas, y compris dans un avion volant à plus de 9000 mètres d’altitude, et l’on appréciera sa salade si elle est présentée froide, son pain, chaud, et son café, de même. Du riz venant de cuire à la vapeur, un ragoût de concentré de soja gardé au chaud par sa cassolette en terre cuite, des légumes frais tout juste assaisonnés : autant de plats à la cuisson courte, mais d’une préparation longue, qui font le quotidien de l’ermitage de Yunpil et témoignent en somme de la tradition qui s’y perpétue. Plus encore que tout ingrédient, le temps et la saison jouent un rôle décisif dans la saveur d’un plat, à l’instar de celle du kimchi, qu’améliore la fermentation, ou de celle du café, qu’un lent filtrage met en valeur. Est-ce pour cette raison que la Vénérable Gonggok voit une forme de pratique spirituelle dans l’ensemble des opérations de confection du thé, de la cueillette à la fermentation des feuilles, en passant par leur torréfaction ? La religieuse m’a entraînée jusqu’à un prunellier pour m’indiquer celles de ses fleurs qui conviennent le plus à la fabrication du thé, à savoir lorsqu’elles sont encore en bouton, comme c’est le cas à la mi-mars, époque idéale pour la récolte d’ingrédients de qualité destinés à cette boisLa Vénérable Gonggok mélange de tendres racines d’armoise au riz qu’elle fait cuire à la vapeur. Ce gâteau de riz à l’armoise est un délice au printemps.
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Des repas à la fois sains et économiques C’est l’un de ces lieux que l’on verrait bien dans le récit de voyage Borders Near and Far de Haruki Murakami, un restaurant où le patron, en s’entendant dire qu’il n’y a plus d’échalotes, répondrait : « Allez au jardin et ramassez-en autant que vous voulez. Ce n’est pas ça qui manque ». L’établissement dit Geolgujaengine [Geol-gu-jaeng-i-ne] a beau se trouver dans un endroit des plus inattendus, ce lointain village de la province de Gyeonggi situé non loin de Yeoju, il ne désemplit pas de neuf à vingt et une heures, car ses spécialités issues de la cuisine des temples n’ont cessé d’attirer la clientèle en vingt-cinq ans d’existence. « En fait, nous souhaitons avant tout proposer une cuisine familiale saine et équilibrée », affirme son propriétaire. Comme dans les temples, il bannit toutefois de ses préparations les cinq condiments que sont l’ail, l’oignon vert, la ciboulette sauvage, l’al-
lium et l’asafoetida, ainsi que tout assaisonnement artificiel, viande et poisson frais ou marinés étant aussi exclus de son menu. Le Geolgujaengine emploie exclusivement des produits de saison cultivés dans la région afin de faire profiter le public de leur grande fraîcheur et de leurs qualités gustatives. Il privilégie en outre un assaisonnement modéré par l’emploi parcimonieux qu’il fait du sel, du sucre et des épices. Pour savourer au mieux chaque bouchée, je m’oblige à la mâcher lentement et, peu après, je constate que je suis déjà rassasiée sans avoir trop mangé. Ici, chaque repas comporte deux parties, la première consistant en tofu cuit à la vapeur, salade et nouilles froides garnies de kimchi et de fines tranches de racines de lotus, tandis que la seconde se compose de légumes variés, de gondeure namul bap, c’est-à-dire de riz aux chardons coréens, et d’une soupe de
concentré de soja au chou. Si ces préparations ne semblent pas sortir de l’ordinaire, elles se distinguent par le soin qui y est apporté, comme dans la cuisine familiale. Qui résisterait à un riz aux chardons coréens aussi délicieux et à un thé au chrysanthème dégageant un tel parfum comme à ceux de différentes variétés que le maître des lieux confectionne tout au long de l’année pour proposer celui qui convient le mieux à la saison ? Depuis l’émission télévisée qui lui a été consacrée en 2012, le Geolgujaengine a enregistré une affluence toujours plus grande qui a incité une connaissance de son propriétaire à ouvrir une succursale à Séoul. Un an plus tard, celle-ci allait malheureusement devoir fermer ses portes en raison de la flambée des prix des denrées alimentaires et des difficultés rencontrées dans l’approvisionnement en produits frais.
Quant à l’établissement d’origine, il continue de proposer d’excellentes spécialités de la cuisine des temples à des prix tout à fait abordables, puisqu’ils ne dépassent guère 15 000 wons par personne midi ou soir. À une heure à peine de la capitale, ceux qui s’y rendent profiteront peutêtre de cette occasion pour visiter le temple de Silleuk situé non loin de là.
1. Repas à base de légumes assaisonnés figurant parmi les spécialités de la cuisine des temples que propose le restaurant Geolgujaengine [Geol-gu-jaeng-ine] situé à Yeoju, une petite ville de la province de Gyeonggi. La clientèle apprécie la fraîcheur et l’authenticité de ces préparations totalement exemptes d’arômes artificiels. 2. Cette crêpe servie avant le repas se compose d’une fine couche de pâte à la farine de gland fourrée de légumes de saison hachés, puis frite dans l’huile.
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La vue des plats disposés devant le visiteur lui inspire ces mots qui n’ont rien de métaphorique : « C’est tout le printemps sur une table ! »
Un havre spirituel
La Vénérable Gonggok déroulant une feuille de pâte pour y découper des lanières et confectionner les nouilles fraîches d’une soupe dont se régalent toujours ses coreligionnaires.
son. Après avoir cueilli ces boutons, il convient de les faire sécher plusieurs jours à l’ombre, non sans avoir auparavant retiré les jeunes feuilles une à une afin de supprimer tout goût d’herbe. Plus tard, il suffira de laisser infuser les boutons séchés quelques minutes dans l’eau chaude pour obtenir une bonne tasse de thé aux fleurs de prunellier. En me faisant retrouver des ingrédients culinaires authentiques, avec les limites qui sont les leurs, les repas de l’ermitage de Yunpil m’ont permis de rompre avec des habitudes alimentaires irréfléchies et uniquement destinées à me rassasier, cette découverte ayant pris la dimension d’un rituel auquel j’étais conviée. La vue des plats disposés devant le visiteur lui inspire ces mots qui n’ont rien de métaphorique : « C’est tout le printemps sur une table ! » En consommant une telle nourriture, c’est en effet la saison, plus que les aliments eux-mêmes, dont on se pénètre, cette vigueur printanière qui jaillit de la nature libérée du joug de l’hiver, et la cuisine se fait alors remède pour le corps.
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Si j’ai une prédilection pour les histoires qui commencent en hiver et se terminent au printemps, c’est peut-être en raison d’un certain mauvais souvenir de ma jeunesse. Un jour que je voyageais à Bénarès, j’ai été prise d’une forte diarrhée et ce 22 février 2005 se trouvait coïncider avec la date du suicide de l’actrice Lee Eun-ju. Affligée par cette triste nouvelle, j’ai rassemblé mes forces pour me lever, puis, sans trop savoir pourquoi, je me suis rendue en pousse-pousse au temple coréen dit Nogyawon, c’est-à-dire « du parc du cerf », qui se situe à Sarnath, une ville distante de 10 km de Bénarès. Si l’idée était venue à la chrétienne que je suis d’aller dans un temple bouddhiste, c’était tout bonnement parce que j’avais appris d’un autre voyageur que l’on pouvait y manger de la cuisine coréenne. Surmontant ma honte, j’ai avalé ma soupe de concentré de soja accompagnée de kimchi et s’il peut paraître risible d’affirmer que ces aliments m’ont redonné un élan vital, il n’en reste pas moins que c’est elle qui m’a permis de poursuivre mon chemin jusqu’au désert de Jaipur, ce qui m’a fait découvrir le pouvoir de guérison de la nourriture. De temps à autre, il m’arrive encore d’écouter mon estomac, mon nez ou ma langue, plutôt que ma tête, et de me marmonner à moi-même combien mon ventre grouille, combien l’odeur du riz cuit est alléchante et combien ce mets est délicieux. Un jour, en mangeant, j’ai compris que le pays natal ne se réduisait pas à un lieu, pas plus que l’appétit ne se limitait à un besoin physique. De même qu’en mâchant son riz, on en perçoit peu à peu le goût sucré, il suffit de manger une soupe de concentré de soja et à la bourse à pasteur pour se sentir comme chez soi. Avec un sourire, la Vénérable Gonggok m’a déclaré qu’au temple, les montagnes étaient des jardins, et il est vrai que, tout comme les fleurs inondaient son ermitage de couleurs, les légumes sauvages poussaient en abondance dans les montagnes. Chacun de nous éprouve le besoin de se ressourcer dans un havre de paix pour y retrouver sa sérénité, comme dans cet ermitage de Yunpil où est resté mon coeur.
Le meilleur en son genre 1. Racine de lotus marinée, bardane marinée et grillée, champignons sautés à la sauce piquante et crêpe de haricot mungo (de gauche à droite ci-dessus). Légères et d’une grande fraîcheur, ces préparations sont servies au tout début du repas par le Balwoo Gongyang, un restaurant spécialisé dans la cuisine des temples qui appartient à l’ordre bouddhiste coréen de Jogye et fait face à son temple principal situé au centre de Séoul. 2. Dans un décor très actuel, le Balwoo Gongyang propose des menus variés qui lui ont valu de se voir attribuer une étoile au Guide Michelin. 1
En vis-à-vis du temple de Jogye situé au cœur de la capitale, le Balwoo Gongyang propose des spécialités de la cuisine des temples qui lui ont valu d’être le premier restaurant d’Asie à remporter une étoile au Guide Michelin, une distinction qu’il conserve depuis 2017. Ayant fait l’objet de plusieurs reportages pour des médias étrangers, il compte aujourd’hui parmi ses nombreux clients quelque 35% de ressortissants d’Europe, d’Amérique, de Chine, de Hongkong ou de Taïwan et faute d’avoir réservé une table, il peut s’avérer difficile d’y déjeuner. Les quatre menus proposés se nomment Seon (méditation), cette formule n’étant disponible qu’au déjeuner, Won (vœu), Maeum (esprit) et Hee (joie) et, si leurs prix respectifs de 30 000, 45 000, 65 000 et 95 000 wons sont relativement élevés, ils com-
prennent une fiche explicative détaillée qui accompagne chaque plat, ainsi qu’un rappel des règles de bon usage. Certains des ingrédients qui entrent dans leur composition, notamment la sauce et le concentré de soja, le vinaigre de riz brun, la figue de Barbarie et le tofu, proviennent des jardins du temple de Tongdo, classé aujourd’hui au patrimoinemondial de l’UNESCO et situé à Yangsan, une ville de la province du Gyeongsang du Sud. Les baru, ces bols traditionnels employés dans les temples, sont ici composés de ginkgo revêtu de neuf couches de laque et apportent une touche de raffinement aux lieux. Au menu Won, on signalera plus particulièrement les nouilles froides aux champignons shiitake piquants accompagnés d’une purée de poire coréenne, ainsi que les raviolis coréens farcis de
légumes variés et de fruits secs. Le restaurant a pour spécialité un sauté de champignons de trois ans d’âge qui s’agrémentent d’une sauce aigre-douce associant du sirop de riz à du piment rouge et dont la texture charnue plaira aussi bien aux amateurs de viande qu’aux végétariens. Différentes sortes de kimchi non aillé apportent fraîcheur et croquant aux plats qu’elles accompagnent. Le Balwoo Gongyang fait aussi appel à des ingrédients tels que l’absinthe, les kumquats, l’angelica decursiva Franchet et Savatier et le stachys japonica, d’autant plus rares qu’ils ne sont récoltés qu’à certaines saisons et dans certaines régions, notamment sur de lointaines îles. Le rez-de-chaussée de l’établissement abrite le Centre de la cuisine coréenne des temples qui propose des formations animées
par les moines eux-mêmes. Leurs participants pourront non seulement y découvrir les différents ingrédients entrant dans la composition des préparations, mais aussi remonter aux sources d’une tradition vieille de 1 700 ans et entamer une réflexion sur la façon dont ils peuvent modifier convenablement leurs habitudes alimentaires.
2 © Balwoo Gongyang
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La cuisine des temples, loin des désirs et illusions
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Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es Au pied du mont Bukhan, dont les reliefs barrent l’horizon du nord de Séoul, s’élève le temple de Jinkwan, un lieu réputé pour l’authenticité d’une cuisine dont la Vénérable Gyeho, qui est la supérieure de la communauté religieuse, s’attache à perpétuer la tradition née des cérémonies royales de la cour de Joseon. Park Mee-hyang Journaliste culinaire au Hankyoreh Ahn Hong-beom Photographe
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n cette belle journée du 19 avril, les fleurs des champs exhalaient leur doux parfum printanier le long du sentier de montagne qui mène au temple de Jinkwan. Au cours de son existence plus que millénaire, cette annexe du sanctuaire de Jogye, qui abrite le siège de l’ordre bouddhiste coréen du même nom, reçut la visite de nombreux souverains, y compris sous le royaume confucianiste de Joseon qui interdisait pourtant la pratique du bouddhisme. Le roi Taejo (1392–1398), fondateur du royaume de Joseon, y implanta une agence gouvernementale chargée de veiller à la bonne exécution du suryukjae. Ce « rite pour la délivrance des créatures aquatiques et terrestres » était destiné à apaiser les esprits solitaires et les fantômes assoiffés et affamés qui hantent ce bas monde en les régalant par un banquet et en leur transmettant les enseignements de Bouddha. À l’occasion de ces cérémonies, le roi Taejo priait pour le repos de l’âme de ceux qui avaient sacrifié leur vie à l’avènement du royaume. Aujourd’hui encore accompli au temple de Jinkwan conformément à la tradition, le suryukjae est classé Bien culturel immatériel national depuis 2013. Pendant la Guerre de Corée, ce sanctuaire fut presque entièrement détruit par un incendie, mais la Vénérable Jinkwan (1928-2016) entreprit de le reconstruire en 1963, alors qu’elle était la supérieure hautement respectée de la communauté de religieuses dites bhikkhuni, et en fit ainsi un monastère féminin de première importance. Au cours d’une quarantaine d’années de vie monacale, la Vénérable Jinkwan sut aussi conserver et actualiser la tradition culinaire du suryukjae, dont les recettes allaient être léguées à la Vénérable Gyeho qui lui succéda.
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Des ingrédients naturels
À l’Institut de cuisine des temples du sanctuaire de Jinkwan, le soleil du printemps éclairait la fenêtre de la cuisine. Devant la porte de cette pièce, les visiteurs se pressaient, attirés par ce qu’ils croyaient être le son d’un gong, mais qui était en réalité le bruit du hachoir avec lequel la Vénérable Gyeho découpait du radis chinois sur une table de sept à huit mètres de long. Quelques minutes ont suffi à donner la forme d’un pilon à ce légume ressemblant à un petit gourdin, après quoi la Vénérable Gyeho s’est « graissé la main », comme elle le dit elle-même, en imbibant ce morceau de radis chinois d’huile de sésame, puis en le frottant au-dessus du poêlon, car cette façon d’huiler, que lui a enseignée sa mère dans son enfance, est, d’après elle, la plus efficace qui soit. Aujourd’hui septuagénaire, la Vénérable Gyeho est née à Mukho, l’actuelle ville de Donghae située sur le littoral de la province de Gangwon, dans une famille où la mère et la grand-mère maternelle étaient tout aussi bonnes cuisinières que ferventes bouddhistes. Souvent, dans son enfance, elle rôdait dans la cuisine et regardait sa mère préparer des plats traditionnels tels que le doenjang jjigae et le memil jeonbyeong, qui sont respectivement un ragoût de concentré de soja et des galettes au sarrasin. Plus tard, ces recettes apprises en observant sa mère lui ont toujours valu des compliments. C’est à l’époque où elle est lycéenne qu’elle va entendre l’appel de la foi dans un sermon que prononce le Vénérable Tanheo (1913-1983) et qui fait battre son coeur à tout rompre. Cet illustre religieux et spécialiste de philo-
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1. La Vénérable Gyeho, mère supérieure, (à l’extrême-droite) et d’autres religieuses du temple de Jinkwan enveloppent des pousses d’acajou de Chine dans la pâte de riz avant de les faire frire. Cette opération est le plus souvent effectuée dehors, par beau temps, plusieurs personnes y participant pour s’en acquitter rapidement. 2, 3, 4. Sur un plateau en osier posé sur l’estrade, des feuilles enrobées de pâte de riz sèchent au soleil et au grand air. À la tombée de la nuit, les religieuses les rentreront et placeront dans une pièce chauffée par le sol afin de parfaire le séchage.
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sophie orientale s’était consacré à la traduction du Tripitaka Koreana, un canon bouddhiste du XIIIe siècle gravé sur quelque 80 000 tablettes de bois. N’écoutant pas sa famille qui tentait de l’en dissuader, la jeune fille de dix-huit ans allait renoncer à la vie laïque pour entrer en 1968 dans l’ordre monastique du temple de Jinkwan où la Vénérable Jinkwan la guiderait dans sa pratique spirituelle.
Quelques règles à suivre
« Voilà le soleil ! Sortons ! » À ces mots, les nombreux participants à l’atelier de cuisine s’empressent de suivre la Vénérable Jinkwan jusqu’à la cour. Face à l’estrade sur laquelle s’alignent, par centaines, les pots en terre cuite qui renferment les sauces traditionnelles, se trouve une longue table dont la nappe en plastique rappelle celle du film Le festin de Babette. Des plateaux d’osier de près de deux mètres de diamètre y sont disposés, ainsi que des bols contenant une pâte composée de riz ordinaire et gluant. Une dizaine de religieuses, dont certaines assez jeunes, travaille à la confection de bugak, cette friture de jeunes pousses et feuilles d’acajou de Chine (Toona sinensis). De part et d’autre de la table, les religieuses se mettent en devoir d’envelopper les pousses de pâte de riz en suivant les instructions de la Vénérable Gyeho. Rares étaient jusqu’ici ceux qui consommaient ces germes de couleur brunâtre poussant en mars et avril, mais l’attrait
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Au début du printemps, les pousses d’acajou de Chine se colorent de vert violacé (ci-dessus). Les religieux des temples bouddhistes coréens les consomment tantôt fraîches et agrémentées de quelques condiments simples, tantôt frites ou marinées dans de la sauce de soja après une certaine période de conservation. Dans le second cas, ils les font rissoler dans l’huile, après les avoir recouvertes d’une pâte composée de farine, de sel et d’eau, aux côtés de tranches de poivron rouge. Cette préparation s’avère particulièrement savoureuse.
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Disponible en abondance au printemps, le pissenlit permet de confectionner une salade d’une grande fraîcheur dont l’assaisonnement se composera de sauce de soja, d’extrait de graines de prune, de sel de bambou, d’huile de sésame et de graines de sésame grillées (cidessus). Cette plante est réputée pour ses propriétés toniques et anti-inflammatoires (ci-dessous).
croissant de la cuisine des temples les met au goût du jour, tandis que les religieux bouddhistes en mangent depuis toujours. Au printemps, ils préparent la friture qu’ils conserveront tout au long de l’année, jusqu’à la fin de l’hiver, pour en faire des collations ou accompagnements très prisés. Aux côtés des légumes séchés et des algues, eux aussi enveloppés de pâte de riz, ces pousses frites constituent un plat caractéristique de la cuisine des temples. Leur préparation doit impérativement se faire par beau temps. « Une fois dans la pâte de riz, les pousses doivent sécher au soleil », explique la religieuse. « Sinon, le séchage est plus long. Quand le soir tombe, on les pose dans une pièce où le chauffage par le sol finit de les faire sécher. Pour que ces pousses gardent toutes leurs couleur et saveur, il est indispensable de les faire aussitôt sécher ». Suite à ces opérations, les pousses sont conservées dans un local frais ou dans un réfrigérateur en vue d’en faire une friture croustillante et savoureuse qui fondra dans la bouche comme du bon beurre. Son goût n’est pas de ceux, intenses, qui flattent aussitôt le palais, mais d’une finesse qui incite à se resservir de ce mets en quelque sorte apaisant grâce auquel on se sent devenir meilleur. « L’acte de manger est lié à la vie, à l’harmonie, à la vertu et à la compassion. Ce que nous mangeons façonne notre corps comme notre personnalité », affirme la religieuse. Ses fritures sont désormais réputées au-delà des frontières, en particulier depuis la venue au temple de
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Une cuisine tout en modération
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l’acteur américain Richard Gere, qui aurait été enchanté de sa visite. Les pousses d’acajou de Chine se prêtent à d’autres préparations culinaires, notamment sous forme de jeon, ces odorantes galettes que confectionne aussi la Vénérable Gyeho en faisant sauter à l’huile les légumes légèrement farinés. La manière d’huiler le récipient, qui joue ici encore un rôle important, consiste à enduire plusieurs fois la casserole d’huile. Puis, quand les disques de pâte farcis prendront un aspect translucide et luisant, la cuisine s’emplira aussitôt de leur odeur délicieuse.
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Parmi les préparations réalisées par la Vénérable Gyeho, figure aussi la salade de pissenlit. Cette plante exerce un effet bénéfique reconnu sur les inflammations et l’équilibre des énergies vitales, outre qu’elle est disponible en grande quantité dans les champs ou au bord des routes, où elle pousse rapidement, ses feuilles étant donc très employées dans la cuisine coréenne. La consommation du pissenlit ayant survécu à l’hiver s’avère particulièrement tonique, précise la religieuse, tout en assaisonnant ses feuilles de sauce de soja et d’extrait de graines de prune qui a fermenté plusieurs années au temple. La salade ainsi obtenue possède un arrière-goût agréablement doux dont le secret réside dans le jus de poire que la religieuse substitue au sucre, ainsi que dans l’extrait de graines de prune utilisé en lieu et place du vinaigre. Ainsi, la cuisine de la Vénérable Gyeho allie la simplicité à la richesse des saveurs et peut-être les cuisiniers étrangers célèbres de passage au temple ont-ils cherché à en percer le secret, dont Sam Kass, l’ancien chef cuisinier de la Maison-Blanche, qui travailla pour le président Obama, ou le célèbre chef français Éric Ripert. En mars dernier, la reine Mathilde de Belgique allait également rendre visite à la supérieure et s’entretenir avec elle de l’importante question de la santé mentale des enfants et adolescents, ainsi que des bienfaits d’une alimentation saine. Interrogée sur ses rencontres avec ces personnalités, la religieuse a la réponse suivante : « Que ce soit en Orient ou en Occident, les cuisiniers soucieux d’une bonne alimentation s’accordent toujours sur un point, qui est l’exigence de saveurs naturelles. C’est aussi le cas de Sam Kass, avec qui je suis toujours en contact ». Cette tendance se produit en parallèle avec la progression du véganisme, aux États-Unis comme en Europe, et il est fort possible que la cuisine coréenne des temples ne soit pas pour rien dans une telle évolution. Dans cette tradition culinaire, il existe autant de préparations à base de légumes que d’espèces végétales en montagne. Le printemps venu, les pousses d’aralia de ricin (Kalopanax pictus) fourniront un délicat mets de saison aux moines et religieuses. Au dire de la Vénérable Gyeho, elles figurent, à cette époque de l’année, parmi les trois meilleurs légumes, aux côtés des pousses d’angélique coréenne (Aralia elata) et de l’armoise. Les premières, dites gaedureup en coréen, possèdent des vertus efficaces contre les troubles gastriques, car elles facilitent la digestion et stimulent l’appétit, mais elles favorisent également un bon état de l’articulation du genou grâce à leur forte teneur en fer et en acides aminés. La réalisation d’une savoureuse préparation est subordonnée à la fraîcheur des ingrédients comme à la qualité de leur
assaisonnement, et pour ce qui est de ce dernier, la Vénérable Gyeho n’a recours qu’à trois condiments différents, qui sont une sauce de soja ayant fermenté trois à cinq ans, de l’huile de sésame et des graines de sésame grillées, moulues et salées. La manière d’accommoder les pousses est fort simple, puisqu’elle se borne à ajouter ces trois condiments aux pousses préalablement lavées et étuvées. Pour la religieuse, autant de telles recettes sont de nature à simplifier la vie, autant une cuisine plus élaborée est susceptible de la compliquer. Le choix de peu assaisonner un plat s’inscrit dans une certaine discipline de vie, puisqu’il revient à ne pas en améliorer le goût. Pour autant, on ne saurait déroger au principe suivant : « Que l’on fasse mijoter [jorim] ou mariner [jangajji] les légumes dans de la sauce de soja ou un quelconque autre assaisonnement, l’huile de sésame doit être ajoutée au dernier moment, tandis que, dans le cas d’une salade ou de légumes assaisonnés [namul], il faut mettre l’huile avant les condiments, quels qu’ils soient », conseille-t-elle. Quand, tout autour de nous, échecs ou paroles blessantes nous font paraître la vie bien cruelle, nous cherchons parfois le réconfort et un nouvel élan dans la puissance des saveurs. La religieuse qu’est la Vénérable Gyeho y recourt-elle aussi ? Elle avoue regretter parfois le ragoût de concentré de soja que lui faisait sa mère dans son enfance et, si cette préparation à base de soja fermenté apaisait son esprit, nul doute qu’elle produit un effet analogue sur tous les Coréens.
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La nourriture de l’âme
« Eh bien, faisons donc un ragoût puisque nous en parlions ! » À ces mots prononcés par la Vénérable Gyeho, une lueur éclaire le regard des fidèles rassemblés autour d’elle. Après avoir dégusté sa salade de pissenlit, ses pousses d’angélique assaisonnées et sa croustillante friture d’acajou de Chine, l’Institut doit leur sembler un véritable paradis culinaire. « Comment trouvez-vous ce ragoût ? J’y ai mis un concentré de soja qui a fermenté cinq ans dans ce temple ». Moins salée qu’elle le serait le plus souvent ailleurs, sa préparation s’avère être d’un goût léger et agréable, tout comme ses naengmyeon à la mode de Pyongyang, qui sont des nouilles de farine de sarrasin servies froides. La conversation qui s’ensuit entre la religieuse et ses fidèles évoquerait presque l’un des entretiens de Bouddha avec ses disciples. « Quel est votre plat préféré, Vénérable ? » s’enquiert l’un d’eux. « J’aime beaucoup le seungso », répond la religieuse, avec la candeur d’un moinillon et la timidité d’une jeune fille, au sujet de cette soupe aux nouilles dont le nom signifie littéralement « qui fait sourire moines et nonnes ».
3 © Jinkwan Temple
1. La Vénérable Gyeho préparant un ragoût de légumes agrémenté d’un concentré de soja de cinq ans d’âge ayant fermenté au temple. Elle tient son authentique savoir-faire culinaire de la Vénérable Jinkwan, qui fut la supérieure du temple et perpétua ses traditions rituelles dans ce domaine tout en les actualisant. 2, 3. Religieux du temple de Jinkwan accomplissant le rituel dit suryukjae, par lequel ils implorent la délivrance de toutes les créatures terrestres et aquatiques et que ce sanctuaire pratiquait déjà sous le royaume de Joseon (1392-1910) conformément aux directives royales. La tradition de cette cérémonie s’est perpétuée jusqu’à nos jours et elle est désormais classée bien culturel immatériel national.
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RUBRIQUE SPÉCIALE 5
La cuisine des temples, loin des désirs et illusions
La production de thé d’une religieuse Dans les temples bouddhistes, l’expression « dabansa » désigne, depuis toujours, tantôt du thé, tantôt un repas, l'usage courant lui conférant le sens plus général d’« événements quotidiens » ou de simples « faits se produisant tous les jours », attestant ainsi de l’assimilation de ces consommations à la vie monastique traditionnelle. Park Hee-june Président de l'Association pour la culture coréenne du thé Ahn Hong-beom Photographe
Moines cueillant les feuilles de thé dans le champ du temple de Seonam, qui s’élève au pied du mont Jogye, non loin de Suncheon, une ville de la province du Jeolla du Sud. En Corée, ce temple est l’un des rares qui s’adonnent encore à la théiculture de type traditionnel.
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n Corée, la vie au temple exige de se conformer à certaines règles afin d’éviter les problèmes inhérents à toute collectivité, notamment dans la consommation du thé, qui participe de nombreux rituels tels que cette indispensable voie vers l’illumination que constitue la méditation dite seon ou ou zen. Dès le matin, lorsqu’il prend le thé qui précède le premier office, tout moine bouddhiste se doit aussi de faire l’offrande d’une tasse de cette boisson afin de rendre hommage aux fondateurs disparus de son ordre religieux. Un moine chargé de la préparation du thé est appelé dadu ou dagak, le vocable « da » signifiant « thé », tandis que la pièce où il sera servi porte le nom de « dadang » et le gong sur lequel on frappe pour réunir la congrégation à cet effet, celui de « dago ». Si l’absorption de cette boisson occupe une place importante dans les cérémonies rituelles d’un temple, c’est bien évidemment parce qu’elle est appréciée des moines, mais, d’abord et avant tout, en raison de la symbiose qui se crée entre le domaine spirituel de la
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méditation seon et celui, de nature matérielle, de cette consommation, les deux ne faisant alors plus qu’un au sein d’un nouvel univers. Par le biais d’un accessoire aussi ordinaire que la tasse, la vie se manifeste ainsi dans sa grandeur et sa profondeur lors de la « cérémonie du thé » dite dado.
Au centre de la culture coréenne du thé
Quand l’oiseau cherche un lieu où se reposer, une seule branche lui suffit pour cela, comme le sous-entend le nom de l’ermitage d’Ilji, qui accueille les visiteurs au temple de Daeheung situé dans le canton de Haenam, l’un de ceux de la province du Jeolla du Sud qui s’étend à l'extrémité méridionale de la péninsule coréenne. C’est en ce lieu solitaire accroché au flanc du mont Duryun que vécut, voilà un siècle et demi, le Vénérable Choui (1786– 1866), qui est considéré depuis lors comme le « père du thé coréen ». Par un beau jour de printemps de l’année 1830, tandis que Choui faisait bouillir de l'eau sur un brasero pour préparer le thé, un moine novice lui demanda ce qu'était le dado. En guise d’explication, il lui cita alors le passage suivant du livre Dasinjeon qu’il avait écrit et dont le titre signifie « chronique de l'esprit du thé » : « Il convient de préparer les feuilles de thé avec soin et avec amour, de les conserver dans un endroit sec et de les brasser de la manière la plus hygiénique qui soit. C'est de la mise en œuvre de ces principes, ainsi que de l’obtention de cet état sec et propre, que dépendra la réussite finale de la production de thé ». Cet ouvrage, qui comporte des textes tirés du livre chinois Wanbao quanshu, c’est-à-dire
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1. La Vénérable Yeoyeon (à droite), en compagnie d’une coreligionnaire, la Vénérable Bomyeong, cueille les feuilles de thé dans la plantation de Banya située dans le canton de Haenam, qui se trouve dans la province du Jeolla du Sud. Les deux religieuses perpétuent les enseignements spirituels et pratiques du Maître Seon Choui, qui établit les principes régissant la cérémonie du thé coréenne dans les derniers temps du royaume de Joseon. 2, 3, 4. Les feuilles de thé vert de la récolte doivent aussitôt être triées, torréfiées dans un chaudron en fer, puis brassées, et ce, à deux ou trois reprises. La Vénérable Yeoyeon (à l’extrême-droite) et ses disciples font subir ce traitement aux feuilles de thé qu’elles ont cueillies dans la plantation de Banya située près du temple de Daeheung aujourd’hui classé au patrimoine mondial de l’UNESCO.
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« recueil de myriades de trésors », que rédigea Mao Huanwen au temps de la dynastie Qing, figure en Corée parmi les grands classiques consacrés au thé, de la récolte de ses feuilles aux conditions d'hygiène qui doivent présider à leur traitement. À l'été de 1837, Choui fut à nouveau interrogé à propos de la cérémonie du thé, mais par une autre personne, laquelle n’était autre que Hong Hyeonju (1793-1865), le gendre du roi Jeongjo qui régnait alors sur Joseon. En vue de lui répondre, le religieux Choui composa alors le poème Dongdasong, cette « ode au thé coréen » où il soulignait que ce dernier offrait les mêmes qualités gustatives et vertus médicinales que le thé chinois. À ce propos, il formula également la remarque suivante : « La cérémonie du thé, en mettant en harmonie thé et eau, montre la voie de la justice et de la droiture ». Cet ermitage d'Ilji, qu’avait fait édifier le moine Choui en 1824 et où il passa les quarante années suivantes de sa vie, allait malheureusement être détruit par un incendie après sa mort et ce n’est qu’en 1981, alors qu’il était quasiment tombé dans l'oubli, qu'il fut entièrement restauré. Suivant la voie tracée par le moine Choui en ces lieux, la Vénérable Yeoyeon se consacre depuis dix-huit ans à la culture et à la production du thé. C’est au temple de Haein, où elle a effectué son noviciat, qu’elle s’est initiée à la cérémonie du thé aux côtés de maîtres de ce rituel tels que l'artiste Heo Baek-ryeon ou le moine Choe Beom-sul, qui combattit pour l'indépendance et appartient à la première génération d’amateurs de thé de la Corée moderne. Sa manière particulière de préparer les feuilles de thé était appelée « banya » par le
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Vénérable Choe, ce terme provenant de la transcription en alphabet coréen du mot « prajna », qui désigne la sagesse ou la perspicacité dans la religion bouddhiste. Si les ouvrages consacrés au thé s’accordent le plus souvent à considérer que l’époque la plus propice à sa production se situe aux alentours du 20 avril, le Vénérable Choui affirmait qu’elle était plutôt proche du 5 mai, puisque la Corée s’étend à une latitude supérieure à celle des principales régions productrices chinoises. Fidèle aux enseignements du Vénérable Choe, la religieuse Yeoyeon a effectué, au mois d’avril dernier, la première récolte de thé « banya » de sa plantation s’étendant sur les pentes du mont Duryun.
La communauté du « banya »
À l'hiver 1996, des citoyens impliqués dans la vie sociale du canton de Haenam allaient se regrouper au sein de l’association Namcheon Dahoe afin de s’initier à la théiculture selon le procédé suivi par la Vénérable Yeoyeon et, dès 1997, ils ont mis en culture ce premier champ qui serait plus tard la plantation de thé « banya ». Ces exploitants perpétuent aujourd’hui encore le dasinje, ce rituel de la récolte qu’ils ont accompli pour la première fois en 2004. Cette cérémonie consiste à déposer une tasse de thé en offrande pour manifester sa prise de conscience des liens qui unissent l’homme aux autres êtres vivants, mais aussi au ciel et à la
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terre, et de leur rendre grâce. Les opérations de traitement des feuilles se composent de la torréfaction, du brassage et du séchage. Alors que Maître Choui, selon ces trois étapes, élaborait le thé sous cinq formes différentes, notamment en vrac et en concentré, la Vénérable Yeoyeon en produit plusieurs sortes qui diffèrent en fonction de la qualité des feuilles, car le procédé de torréfaction repose, à ses yeux, sur les conditions météorologiques et la teneur en eau de la feuille, plutôt que sur la température du chaudron. Il s’agit principalement de feuilles de thé et de concentré de thé torréfiés au feu de bois dans un chaudron. Une fois les feuilles torréfiées, la religieuse les fait rapidement refroidir, puis les brasse légèrement, ce qui permettra d’obtenir un vert plus vif et exigera une durée d’infusion plus longue pour intensifier l’arôme du produit. À cela s’ajoutera, pour le buveur, le plaisir de voir se déployer les feuilles laissées entières au fur et à mesure qu’il absorbe la boisson. En revanche, un brassage trop énergique provoquerait la libération immédiate des composés naturels et, en conséquence, l’obtention d’un goût très fort qui inciterait le buveur à se limiter à une tasse. De l’avis de la Vénérable Yeoyeon, cette manière brusque de brasser la plante est ce qui nuit aux autres thés coréens. « Le procédé de fabrication du concentré de thé, qui nécessite cinq étuvages et séchages successifs des feuilles, remonte au XIXe siècle et ne convient pas au thé en vrac », explique-t-elle, et d’ajouter que cette méthode ne correspond pas à la tradition des temples bouddhistes. Par ailleurs, la religieuse tient aussi à souligner qu’il convient que les feuilles de thé sèchent naturellement, car, à force d’être obnubilé par les chiffres et l’apparence, on en oublie la raison d’être de ces opérations, ces considérations s’avérant en outre moins importantes que l’impératif d’obtenir une boisson aussi savoureuse que bonne pour la santé. Réputée pour son franc-parler et sa rigueur, la Vénérable Yeoyeon ne manque jamais de rappeler que, sans l’introspection qui se doit d’accompagner la cérémonie du thé, toute la culture qui l’entoure ne pourra fructifier, et l’intransigeance de ces propos tranche sur la douce saveur du thé qu'elle confectionne. Pour goûter le thé de sa récolte, la Vénérable Yeoyeon en place quelques feuilles dans une petite tasse, les arrose d'eau chaude et les laisse infuser quelques minutes avant de boire une gorgée du breuvage. Il se produit alors le phénomène dit du « thé en larmes », à savoir qu’au contact de l’eau, les feuilles se faisant plus moelleuses, elles diffusent dans la tasse leur arôme rappelant l’odeur agréable d’un bébé, leur couleur vert jaune pâle, ainsi que leur saveur douce et rafraîchissante. Le buveur ferme alors les yeux en se délectant d’une saveur nouvelle, sucrée cette fois, et de la chaleur printanière qui vient inonder sa bouche avant d’envahir tout son corps. Pour décrire au mieux cet état, les amateurs de thé parlent d’une « fraîcheur par les 84 000 pores » qui leur donne soudain des ailes.
L'amitié née autour d’un thé
En 1977, j'ai fait l’acquisition, dans le quartier d’Insa-dong, d’un local où inviter des gens à prendre le thé. Voilà donc plus de quarante ans que, le printemps venu, je sillonne les champs de thé à la recherche de variétés
nouvelles et, ce faisant, je suis toujours émerveillé par le spectacle admirable des religieuses en robe grise qui travaillent à la torréfaction du thé en y mettant tout leur cœur. Dans la plantation de thé de Daehan située à Boseong, j'ai aussitôt remarqué l’une d’elles qui s’affairait à cette tâche avec particulièrement d’ardeur sur la rive d’un étang au-dessus duquel le vent emportait les derniers pétales de cerisier. Elle n’était autre que la Vénérable Yeoyeon, qui brassait les feuilles dans la rosée de l'aube, et la contemplation de son labeur m’a plongé dans une profonde réflexion. Comme j’aurais aimé partager cette existence ! Les parfums délicieux qui ont enveloppé tout mon être quand j’ai cueilli les feuilles, les ai placées dans le chaudron et les ai torréfiées, puis, quand je suis entré dans la pièce où elles séchaient : autant de sensations qui m’incitaient à m’adonner à mon tour à cette activité et m’entraînent aujourd’hui encore dans les champs quand s’épanouissent les fleurs de cerisier. En 1986, j’allais avoir la chance de revoir la Vénérable Yeoyeon à l'Institut de la culture du thé Lu-Yu de Taïwan, dont le salon de thé moderne fait la réputation. J’y conversais avec des amateurs de thé taïwanais quand une voix familière est parvenue à mes oreilles. En me retournant, j’ai reconnu la religieuse. Elle revenait du Sri Lanka par un vol au prix avantageux qui effectuait plusieurs escales, dont celle de Taïwan, et profitait de son passage dans ce pays pour goûter à sa spécialité dans ce domaine. Ainsi, sa passion du thé était telle qu’elle ne quittait jamais son esprit, pas même au cours de cette brève halte. Quand je l'accompagnais dans les plantations de Hadong à Gimhae, en passant par Boseong, Gangjin ou Jangheung, et jusque sur l'île de Jeju, ainsi que dans des lieux historiques japonais et chinois ayant trait au thé, j’avais remarqué qu'elle emportait toujours du thé et une tasse pour en boire. Si ce n’était de cette boisson, nul doute que nos chemins ne se seraient
1. Religieuse servant le thé à l’ermitage d’Ilji rattaché au temple de Daeheung, qui perpétue la tradition du thé enseignée par Maître Seon Choui. Après avoir fait bouillir de l’eau claire, il convient de laisser infuser les feuilles à une température adéquate, puis de verser le liquide dans la tasse avec un soin et une concentration extrêmes.
jamais croisés et elle-même aurait connu une autre existence. Pour ma part, je considère que ce thé m'a encouragé à réfléchir davantage à ce que je suis vraiment et à prendre le temps de m’accorder du repos. Après tout, n’est-ce pas lui qui nous apporte la prajna ? Le thé banya de la Vénérable Yeoyeon n’incite-t-il pas à s’interroger sur la conscience qu’il faut avoir du sens de la vie, sur la capacité d’apprécier la saveur d’un repas et l’arôme d’une tasse de thé ? À l’occasion de son soixante-dixième anniversaire, qu’elle célébrait voilà deux ans, la Vénérable Yeoyeon a présenté ses ustensiles à thé au public dans le cadre d’une exposition dont le catalogue comportait le passage suivant : « Si ce thé représente mon cœur, alors mon bol est le récipient qui le contient. Quand bout son eau, je crois entendre le vent murmurer dans les pins, sur la montagne baignée par le clair de lune, et, quand je verse la boisson, je crois sentir mon âme cheminer sur la berge d’un petit ruisseau, puis se poser sur un rocher. Quand je porte lentement la tasse à mes lèvres, la brume printanière qui effleure sa surface m’apporte son arôme généreux et aussi émouvant que la vue d’un bosquet de bambous sous le bleu du ciel ». Comme l’auteur, j’ai cru voir un cœur se poser sur une feuille de bambou.
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2. Des participants prennent le thé lors d’un séjour au temple de Naeso, qui se trouve dans le canton de Buan situé dans la province du Jeolla du Sud.
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CHRONIQUE ARTISTIQUE
L’esthétique des bétons
Un paysage situé à l’extrémité la plus méridionale de la péninsule coréenne a inspiré une réalisation architecturale à laquelle l’auteur a transmis l’impression d’intensité créée par les mouvements que décrivent les étoiles, la lune, le soleil, ainsi que l’horizon, et qui sont plus perceptibles en ces lieux. C’est donc tout naturellement qu’est née l’idée d’une construction aux formes aériennes évoquant les phénomènes cosmiques et terrestres. Lim Jin-young P-DG d’OPENHOUSE Seoul et journaliste spécialisé en architecture
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n voyage à l’île d’Ulleung s’avère un long périple, avec ses sept heures de trajet à partir de Séoul, en train, puis en bateau, lorsque les traversées ne sont pas interrompues à cause des fortes marées, ce qui se produit fréquemment, puisque l’île peut être inaccessible jusqu’à cent jours par an. Une fois rendu sur les lieux, le voyageur n’aura pas à regretter son déplacement en découvrant un paysage sauvage à l’impressionnant relief rocheux qui fait oublier toute notion de temps et d’espace. L’apothéose de ce spectacle se situe au mont Chu, dont les versants culminent à 430 mètres d’altitude et, côté nordouest, s’enfoncent dans l’océan en formant des falaises. Mer et montagne, coucher et lever de soleil, lune et étoiles composent de splendides paysages. Sur l’un des escarpements de la côte, s’élève l’ensemble hôtelier Healing Stay Kosmos Resort qui a ouvert ses portes en 2018. Œuvre de l’architecte Kim Chan-joong, il est constitué des villas Kosmos et Terre, la première abritant plusieurs chambres spacieuses avec piscine qui engendrent un hélicoïde à six ailes, tandis que la seconde assure un hébergement de type pension dans ses cinq bâtiments accolés en arcade. Cette année, la revue britannique de design Wallpaper a placé cette réalisation en tête de son classement des Wallpaper Design Awards 2019 en raison de sa qualité et de son caractère novateur.
Les six paysages
© Kim Yong-kwan
Distante de 217 km de Pohang, une ville du littoral oriental, l’île d'Ulleung abrite le Healing Stay Kosmos de l’architecte Kim Chan-joong, une magnifique construction perchée sur une falaise plongeant dans la mer, en parfaite harmonie avec le cadre naturel du nord-ouest de l’île.
Désireux d’intégrer harmonieusement sa construction au milieu naturel, Kim Chan-joong a cherché à y reproduire les mouvements célestes. À cet effet, il s’est rapproché de l’Observatoire astronomique de Corée pour savoir comment matérialiser la trajectoire du soleil et de la lune, ce qu’il allait réaliser sous forme d’une spirale représentant leurs mouvements convergents. Il a ensuite défini six repères spatiaux sur lesquels orienter sa construction, à savoir le mont Chu, un rocher qui se profile dans le couchant au solstice d’été, le port, la forêt et d’autres éléments naturels. Les six ailes correspondant à ces paysages semblent tourner autour d’un point central, l’ensemble formant ainsi une construction circulaire dont la dynamique échappe à un ordre donné. Située au centre de révolution de ces six vues environnantes, la Villa Kosmos comporte un restaurant et un sauna occupant les parties communes du rez-de-chaussée. Au milieu de cet espace, se trouve un escalier en colimaçon desservant les différentes ailes occupées chacune par une chambre. En poussant la porte de l’une d’elles, on découvre un mur incurvé qui laisse apparaître une fenêtre au fur et à mesure mesure que l’on s’avance vers le fond de la pièce. Verticale et de très grandes dimensions, cette ouverture offre une vue superbe et sa forme d’arc rappelle celle du mont Chu.
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riau comme le béton. Or c’est à ce dernier que Kosmos doit sa beauté délicate, ou plus précisément à celui de type BFUHP, c’est-à-dire béton fibré à ultra haute performance, car il présente d’exceptionnelles caractéristiques d’intensité, de densité et de durabilité qui ont conduit à son emploi sur ce chantier. La première de ces qualités est assurée par le béton fibré, et non par l’armature d’acier habituelle, les remarquables résistances à la compression et à la traction ainsi obtenues permettant la réalisation de constructions d’un aspect très léger. Le recours à ce matériau a permis à l’architecte d’expérimenter une nouvelle tectonique du béton jusque-là réservée aux projets de génie civil.
Hauts et bas de choix ambitieux
© Kim Yong-kwan
Dans l’une des chambres de la Villa Kosmos, le mont Chu apparaît à cette fenêtre cintrée de six mètres de hauteur. Les six ailes de la construction en hélice abritent chacune une chambre offrant une vue différente.
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Pour que l’immeuble tende le plus possible vers l’objet d’art, l’architecte a encastré dans ses murs la plupart des équipements techniques, dont l’absence, en libérant l’espace, lui confère une unicité évocatrice de la nature. L’insertion des dispositifs d’éclairage, ainsi que de chauffage, ventilation et climatisation (CVC) ayant été prévue à l’étape de la conception, elle a donné lieu à la création de nombreuses maquettes. Des jours percés au plafond laissent entrer vent et lumière, réalisant ainsi un espace esthétique qui rappelle la peau d’un animal vivant. Les courbes tout en douceur et légèreté du toit et des murs, dont l’épaisseur est d’à peine 12 cm, participent de l’impression de présence éthérée que donne cette construction pourtant bien ancrée au sol. Une telle délicatesse a de quoi étonner s’agissant d’un maté-
De la conception du projet à sa réalisation, la mise en œuvre du BFUHP a représenté un défi et une expérience sans cesse renouvelés. L’architecte avait porté son choix sur ce nouveau matériau au vu de son emploi dans l’immeuble PLACE 1 de la KEB Hana Bank construit à peu près à la même époque dans le quartier séoulien de Samseong-dong. Cherchant ensuite à obtenir une construction plus légère et délicate, il en a imaginé le concept architectural sous forme de deux bâtiments, puis, pour le mettre en œuvre, il a dû multiplier les maquettes et faire appel à des ingénieurs. Aménagé dans un bâtiment rénové, l’immeuble PLACE 1 abrite plusieurs agences bancaires fermant à 16 heures. Afin d’en diversifier les fonctions, son architecte a créé un concept de « noyau lent et ouvert » reposant sur des espaces culturels aménagés à chaque étage pour que les clients puissent se rencontrer. Son projet comportait l’adjonction, sur tout le pourtour du bâtiment, de terrasses composées de panneaux aux lignes agréablement incurvées. D’une conception modulaire, ces éléments de 4 m × 4 m ont été dimensionnés de manière à faire saillie sur un mètre par rapport à la surface extérieure des murs et à créer un retrait de 50 centimètres côté intérieur. L’équipe chargée de la conception recherchant un matériau léger et facile à mettre en œuvre
sur le bâtiment d’origine, le BFUHP semblait lui convenir à merveille, mais bien des difficultés allaient se présenter, comme elle ne tarderait pas à le constater. En l’absence d’expériences antérieures d’où tirer des enseignements pour la réalisation de formes courbes par moulage du BFUHP, l’architecte a dû superviser lui-même l’ensemble des opérations, de la réalisation des moules des panneaux au démoulage de ceux-ci et à leur pose. D’une durée de six mois, l’étude de faisabilité du moulage du BFUHP et de l’installation des éléments a exigé la fabrication de cinq maquettes différentes avec la participation de l’équipe d’ingénieurs, dont l’entrepreneur, le fabricant de moules, le bureau d’études et le fournisseur de BFUHP. C’est à peu près à cette époque que le con-
cepteur du Healing Stay Kosmos a décidé de faire davantage appel à ce même matériau dans la mesure où il lui paraissait capable d’optimiser la finesse et la légèreté qui caractérisaient l’esthétique recherchée. L’Institut coréen du génie civil et des techniques de construction, qui a déposé la marque originale K-UHPC, allait exceptionnellement se charger du coulage de ce matériau sur le chantier avec le concours de l’entrepreneur Kolon Global et du fabricant Steel Life Co. Ltd., qui a réalisé les 45 000 panneaux extérieurs amorphes de l’immeuble Dongdaemun Design Plaza. Quant à l’architecte, outre qu’il assurait la coordination des ingénieurs, il allait diriger l’ensemble des études portant sur l’intensité du BFUHP, des mesures de pression des moules et du contrôle de leur mise en œuvre sur le terrain, ce
La Villa Kosmos se distingue par sa forme d’hélice à six ailes, un toit incurvé et des murs de 12 cm d’épaisseur concourant à la douceur et à la légèreté de ses lignes grâce à la mise en œuvre d’un nouveau matériau : le béton fibré à ultra haute performance (BFUHP).
© Kim Yong-kwan
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Il est grand temps qu’évolue ce que l’on pourrait appeler la « tectonique du béton », s’agissant de l’équilibre à établir entre les matériaux et procédés de construction.
© Kim Jan-di, design press
Kim Chan-joong se livre à de constantes expérimentations sur les nouveaux matériaux et son cabinet System Lab figure depuis 2016 au répertoire britannique des architectes Wallpaper.
dernier aspect ayant nécessité de nombreuses maquettes avant de parvenir à un moulage fidèle aux principes de conception. Compte tenu des caractéristiques de densité du BFUHP, qui font que ce matériau coule comme l’eau, la question décisive s’est alors posée de savoir si les moules pourraient résister à la pression importante subie lors de son coulage, car, dans le cas contraire, les moules risqueraient de se briser. En outre, la réalisation d’une structure amorphe à trois dimensions supposait que les pièces moulées soient posées en une seule fois, et ce, d’autant que la mise en œuvre BFUHP sur un bâtiment représentait une première. Pendant les trois jours et deux nuits qu’a duré le coulage, chacun a retenu son souffle en espérant que la tentative serait couronnée de succès.
Une tectonique du béton
Les projets soumis par Kim Chan-joong et son cabinet The System Lab comportent toujours un volet de planification de la fabrication et de la construction proposant de réfléchir à la future réalisation et aux solutions rationnelles susceptibles de l’optimiser. Les architectes ne peuvent se limiter à une intervention d’ordre purement esthétique, car il leur faut aussi étudier les techniques de construction afin de choisir les plus adaptées à leurs projets. Une
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telle démarche, que Kim Chan-joong appelle « l’artisanat industriel », crée une synergie émotionnelle en faisant partager des possibilités d’innovation technologique et matérielle. Dans son livre intitulé Concrete and Culture: A Material History, Adrian Forty, un professeur émérite d’histoire de l’architecture de l’University College de Londres, affirme que le béton n’est pas un matériau, mais un procédé. Si le béton a acquis une portée universelle dans la mesure où il a donné lieu à une nouvelle architecture internationale, les nouveaux matériaux feront aussi évoluer cet art. Par une recherche constante de solutions optimales, Kim Chan-joong se situe à l’avantgarde des nouvelles tendances apparues dans la conception architecturale, mais aussi dans celle des procédés de construction.. « Le BFUHP possède une charge émotionnelle qui le différencie du béton massif, lourd et volumineux tel que nous le connaissons », estime-t-il. « Il est grand temps qu’évolue ce que l’on pourrait appeler la « tectonique du béton », s’agissant de l’équilibre à établir entre les matériaux et procédés de construction ». Les défis que se lance en permanence cet homme de métier dans sa quête de nouveaux matériaux et des procédés de mise en œuvre correspondants ne peuvent qu’ouvrir la voie à toujours plus d’innovation.
Situé à Samseong-dong, un quartier de Séoul, l’immeuble PLACE 1 de la KEB Hana Bank est appelé familièrement « ventouses de pieuvre » en raison de ses 178 disques de 2 mètres de diamètre, qui semblent décrire une lente rotation et accentuent ainsi le dynamisme de cette construction.
© Kim Yong-kwan
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ESCAPADE
Sur les trois chemins de montagne de Mungyeong Un passage s’élevant à une altitude à peine franchissable par les oiseaux euxmêmes et un bouclier rocheux jadis propre à dissuader toute attaque à partir du Sud constituèrent les atouts exceptionnels du Mungyeong Saejae, ce « col des oiseaux de Mungyeong » situé dans une région pittoresque où je chemine sur les sentiers qu’empruntèrent bien des voyageurs. Lee Chang-guy Poète et critique littéraire Ahn Hong-beom Photographe
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Le Mungyeong Saejae, ou « col des oiseaux de Mungyeong », vu du plus haut point de la Grande route de Yeongnam. Situé à environ deux heures de route de Séoul, il a joué un rôle important de l’époque des Trois Royaumes (57 av. J.-C. 668) à celle de Joseon (1392-1910) en facilitant le passage de nombreux voyageurs et en fournissant un rempart naturel pour la défense. La beauté de ses paysages et la richesse de son patrimoine historique en font aujourd’hui un lieu touristique très fréquenté.
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ur 70 % de sa superficie, le territoire coréen présente un relief rocheux qui fait se succéder de hauts sommets aux versants arrosés par des ruisseaux accentuant l’aspect majestueux des montagnes lorsqu’ils se subdivisent sur les collines pour former les affluents des rivières. Tel est le cas de cette chaîne du Baekdu Daegan qui égrène ses « grandes têtes blanches » jusqu’au mont Jiri situé à plus de 1 600 kilomètres du mont Baekdu, dont le nom peut aussi s’écrire Paektu et qui se dresse tout au nord de la péninsule coréenne. Les randonneurs qui la parcourent de bout en bout en tirent toujours fierté. Sous le royaume de Joseon, le célèbre géographe et cartographe Kim Jeong-ho (1804–1866) établit en 1861, de manière détaillée et à une échelle moderne, une carte topographique de Corée qu’il allait faire graver sur des blocs de bois en vue de sa reproduction et de sa diffusion en grande quantité. Sur ce document qui avait pour nom Daedong yeojido, c’est-à-dire « carte territoriale du grand Est », figuraient la chaîne du Baekdu Daegan, ses rivières et les villages
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qu’elles baignaient, l’ensemble qu’ils formaient épousant la forme d’un Taegeuk ou d’un dragon. Cette représentation était révélatrice de la vision qu’avait le cartographe de cette chaîne, de sa valeur emblématique de la nature et de la géographie nationales, ainsi que de son rôle dans les fondements culturels, sociaux et historiques du pays, comme dans son environnement. À ce propos, il faut savoir que l’hymne national coréen, à son premier couplet, de même que les chants scolaires, fait mention du mont Baekdu et de l’énergie qu’insuffle cette montagne à ses habitants.
1. Première des ouvertures pratiquées au col de Mungyeong Saejae, la porte de Juheulgwan fut édifiée en 1708, tout comme la forteresse de montagne de Joryeong, après que les invasions japonaises et mandchoues eurent révélé l’importance stratégique de ce passage. 2. Datant approximativement du Ve siècle, époque marquée par des affrontements entre les Trois Royaumes, la forteresse de montagne de Gomo s’étendait à l’origine sur une distance de 1,6 km, mais seuls quelques tronçons de ses murs sont parvenus jusqu’à nos jours.
Un lien avec l’au-delà
À vingt minutes de route au sud de la ville thermale de Suanbo située dans le centre de la Corée, le visiteur parvient à un bourg d’origine ancienne où un chemin sinueux mène aux vestiges d’un temple plus que millénaire, le Mireuk Daewon, qui connut ses heures de gloire sous le royaume de Goryeo (918–1392). Une pagode en pierre s’y trouve encore, bien qu’en mauvais état de conservation, ainsi qu’une grande statue en pierre du bodhisattva Maitreya. Sur une dalle en pierre, est tracé l’itinéraire du chemin qui conduit au Haneuljae, c’est-à-dire le « col du ciel », et qui est aussi le plus ancien de tous ceux qui s’étendent par les collines jusqu’à la ville de Mungyeong, centre administratif et économique de la région, mais aussi plaque tournante de ses transports. La forêt, bien qu’épaisse, n’inspire aucune inquiétude et le parcours agréable invite au contraire à s’attarder pour observer les arbres aux formes singulières ou les fleurs sauvages qui s’épanouissent entre les rochers. Lorsqu’il pleut et que l’eau dévale les pentes, elle est recueillie par le lit du Nakdong ou du Han selon qu’elle s’écoule en direction de Mungyeong ou de Chungju. Cette dernière ville, ainsi que celles qui en sont voisines, constituent Mireuk-ri, ce « village de Maitreya » tel qu’il est appelé en raison de son cadre évocateur de l’au-delà, tandis que Mungyeong est aussi connue sous le nom de Gwaneum-ri désignant ce village d’Avalokitesvara bien en prise avec ce monde. Aujourd’hui malheureusement goudronné, le chemin par lequel on peut s’y rendre est encore jalonné de statues bouddhiques en pierre. Voilà plusieurs siècles, le col de Haneuljae était connu sous le nom de Gyerimnyeong, qui signifie « colline du coq debout ». Un ouvrage datant de 1145 et intitulé Samguk Sagi, à savoir « histoire des Trois Royaumes », rapporte qu’« [e]n l’an 156, le roi Adala de Silla créa le « chemin de la colline du coq debout » . Toutefois, les historiens émettent avec précaution l’hypothèse selon laquelle l’itinéraire en aurait été tracé par un État tribal qu’établirent les habitants de cette région avant notre ère. S’il est vrai que les trois royaumes anciens de Baekje, Goguryeo et Silla s’affrontèrent un temps pour se rendre maîtres du Han, ce fleuve plusieurs fois centenaire qui traverse la péninsule coréenne du nord au sud, le troisième ne régnait alors que sur un territoire très exigu dont la capitale, Gyeongju, n’exerçait que peu d’autorité. Importante voie de passage d’un côté à l’autre de la frontière, ce « chemin de la colline du coq debout » n’avait pas toujours accueilli un important trafic militaire. Les marchandises en provenance du nord et du sud de la péninsule y transitaient depuis fort longtemps et le moine Ado lui-même, aussi
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connu sous le nom d’Ado Hwasang et natif de Goguryeo, l’avait emprunté pour se rendre à Silla, où il introduisit le bouddhisme. Le village de Morye, qui allait être le premier à embrasser cette religion, fait aujourd’hui figure de lieu sacré. Sous le royaume de Silla, nombre d’ambitieux rêvaient de voir Changan, qui se nomme aujourd’hui Xian et que la dynastie chinoise des Tang prit pour première capitale à l’époque où sa culture et ses arts avaient atteint un haut degré d’évolution. À partir de Gyeongju, le chemin le plus sûr pour s’y rendre franchissait les cols de Mungyeong et Haneuljae, après quoi l’on gagnait le port occidental de Dangeunpo par voie fluviale, sur le Han, avant de prendre la mer en direction du nord. Les archives font état d’au moins deux allers-retours qu’effectuèrent les vénérables moines Wonhyo (617–686) et Uisang (625–702) en suivant ce même itinéraire. En l’an 650, le premier, qui avait alors 34 ans et aspirait à faire des études dans la Chine des Tang, se lança en compagnie du second dans la montée au col de Haneuljae. À leur arrivée à Liaodong, une ville du nord-est de la Chine, ils furent arrêtés par des garde-frontières de Goguryeo et contraints de rebrousser chemin. Quand dix années eurent passé, les deux hommes entreprirent à nouveau le voyage, mais leurs chemins se séparèrent à Dangeunpo, d’où Uisang partit pour la Chine des Tang, tandis que Wonhyo décidait de rentrer au pays, après avoir découvert que ce qu’il avait bu avec délice la veille, à moitié endormi, était en fait de l’eau de pluie que l’on avait recueillie dans un crâne humain, ce qui lui fit conclure que tout dépend de la façon dont on voit les choses. Cette anecdote est contée dans les Haedong goseung jeon, ces biographies d’illustres moines coréens qui furent publiées en 1215. En ces temps de rayonnement culturel des dynasties
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Tang et Sung, Wonhyo imprima sa marque dans le bouddhisme coréen par l’originalité de sa pensée, tandis qu’Uisang, lorsqu’il s’en retourna à l’issue de ses études, contribua grandement à la diffusion du bouddhisme dans le pays.
Une montée plus abrupte
Sous le royaume de Goryeo, le temple de Mireuk Daewon accueillait aussi bien les fidèles que de nombreux voyageurs, notamment des fonctionnaires qui y faisaient halte pour passer la nuit. La lecture de l’épitaphe gravée sur la tombe d’une certaine Dame Heo (1255–1324), épouse de Kim Byeon, permet de se faire une idée de la ferveur religieuse des gens d’alors. Quand disparut son mari, cette dévote fit élever, près de sa tombe, un temple dont les soutras allaient être régulièrement recopiés à l’encre d’argent et d’or dix années durant pour lui permettre de connaître la félicité dans l’autre monde. À l’âge de 57 ans, elle accomplit en outre un pèlerinage jusqu’à plusieurs monts et temples illustres, dont celui de Mireuk Daewon. Le bouddhisme étant religion d’État à Goryeo, hommes et femmes y bénéficiaient d’un même traitement et celles-ci y entreprenaient fréquemment de tels voyages religieux. Une fois parvenu de l’autre côté du col de Haneuljae, le voyageur entreprenait de gravir le mont Tanhang par la face sud et, après quarante minutes d’une montée escarpée, il en atteignait la cime d’où il pouvait contempler en contre-
Lieux à visiter à Mungyeong
Séoul
bas la porte de Joryeonggwan, l’une des trois qui s’élevaient au col de Mungyeong Saejae, entre les lignes douces des crêtes et sommets qui l’entouraient. Cette ouverture permettait aussi de canaliser l’eau de pluie, car, en s’écoulant de son toit, celle-ci était dirigée soit vers Chungju, qui s’étendait au nord-ouest et où elle se jetait dans le Han, soit en direction de Mungyeong, située au sud-est et arrosée par le Nakdong. En empruntant le chemin qui reliait Chungju à Mungyeong, il fallait compter une demi-journée de marche pour gagner Mungyeong Saejae à partir du col de Haneuljae. Dans les premiers temps du royaume de Joseon, le col de Mungyeong Saejae fut si fréquenté que sa renommée perdura pendant pas moins de cinq siècles où il représenta un important jalon sur la grande route de Yeongnam, dite Yeongnam Daero, qui reliait Hanyang à Dongnae, les Séoul et Busan d’aujourd’hui. Dans ces conditions, il est légitime de se demander pourquoi les sujets de Joseon délaissèrent ce col de Haneuljae, qui se trouve sur un terrain relativement plat et servit aux déplacements pendant plus d’un millénaire, pour lui préférer celui de Mungyeong Saejae en dépit de ses escarpements et de la centaine de mètres de plus à laquelle il s’élève.
La route des lettrés confucianistes
Si le col de Haneuljae bénéficiait de sa proximité avec ce Han que sillonnaient les bateaux chargés des céréales de l’impôt, les dynasties de Goryeo et des Yuan avaient alors
Col de Haneuljae (Col du ciel) Grand monastère de Maitreya Mont Tanhang
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1 Taverne de Mungyeong Saejae 2 Lieu de tournage ouvert au public sur le col
Goesan Mont Joryeong
Col de Mungyeong Saejae (Col des oiseaux de Mungyeong)
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Tunnel d’Ihwaryeong (Tunnel des fleurs de poirier) Sanctuaire chamaniste 3 de la forteresse de montagne de Gomo Tunnel thématique 4 de Schizandra
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170km
Séoul
Mungyeong Mungyeong
acquis une telle puissance qu’elles représentaient une menace pour le Japon. Lors du déclin qui s’amorça par la suite, les pirates de ce pays s’enhardirent toujours plus à prendre possession de la mer et à se livrer au pillage, de sorte que le trafic maritime s’amenuisa inexorablement. Après son franchissement par l’envahisseur mongol et les Turbans Rouges, le col de Haneuljae cessa de remplir son rôle défensif, tandis que celui de Mungyeong Saejae, malgré les périls dont était semée sa route, s’avérait avantageux sur le plan défensif tout en offrant une voie terrestre plus courte. Pour mettre fin aux exactions des pirates japonais qui sévissaient encore sous son règne, Taejong (1400–1418), troisième souverain du royaume de Joseon (1392–1910), misa sur la puissance militaire et commerciale du pays en construisant un vaste réseau routier destiné à assurer des échanges et transports plus rapides. En outre, il fit créer des relais de poste gardés, dits yeokcham, où les fonctionnaires en mission pouvaient remplacer leurs chevaux et se reposer. Contrairement à ce qui se passait au temps de Goryeo, relais de poste et auberges étaient situés près de repères naturels tels que des montagnes ou des ponts, l’État de Joseon en établissant à intervalles réguliers de 30 li pour les premiers et de 10 li pour les secondes, soit respectivement environ 12 et 4 km. À peu près à la même époque, le col de Mungyeong Saejae fut intégré au parcours de la Grande route de Yeongnam, car il était
La construction de la porte de Jogokgwan, deuxième ouverture percée au col de Mungyeong Saejae, remonte à 1594, tout comme celles de l’enceinte intérieure de la forteresse. Elle est plus ancienne que les deux autres que comporte le col et ses fondations reposent sur un relief plus accidenté.
d’un franchissement plus facile que les collines ou montagnes avoisinantes et, si la largeur de la route qui l’empruntait ne permettait le passage que de deux personnes marchant de front, elle était de bonnes dimensions pour un pays pratiquant peu l’élevage, car voué principalement à l’agriculture. En revanche, la question se pose encore de la raison pour laquelle cette voie ne fut pas bordée de murs défensifs, car, lors de l’invasion japonaise de 1592, le gouffre situé près de la ville, alors qu’il aurait dû opposer un obstacle naturel, n’allait pas suffire à arrêter la progression de l’agresseur vers le nord, en conséquence de quoi la Corée se vit infliger une défaite lors de la bataille de Chungju. À l’annonce de l’issue des combats, le roi Seonjo fut contraint de fuir la capitale pour chercher refuge à Pyongyang, d’où il allait remonter plus au nord par la suite. Pas plus tard que l’année suivante, sur avis du conseiller d'État Ryu Seong-ryong (1542–1607), des portes fortifiées furent élevées en deux points du trajet, mais il fallut attendre la deuxième invasion mandchoue de 1636 à 1637 pour voir apparaître les trois ouvertures que nous connaissons aujourd’hui, lesquelles mirent fin aux
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offensives de grande envergure, leur fonction défensive se limitant dès lors à la protection contre les régions limitrophes et à celle des émissaires de passage qui se rendaient en mission diplomatique. Si Joseon comme Goryeo furent la cible des menées guerrières de leurs voisins, le peuplement des régions situées de part et d’autre du col de Mungyeong Saejae fut très différent d’une époque à l’autre. Dans le premier, d’obédience confucianiste, les principales villes du pays, au nombre de dix, se situaient, pour moitié, le long de cette Grande route de Yeongnam dont le col de Mungyeong Saejae possédait la dimension symbolique d’une porte ouverte sur la culture joseonienne. Alors que les grands concours de la fonction publique ne se déroulaient que de loin en loin sous le royaume de Goryeo, ils eurent lieu beaucoup plus régulièrement sous celui de Joseon, car, du succès à ces épreuves dépendait, pour chacun, la possibilité de réussir sa vie. À partir de la région de Yeongnam située dans le sud-est du pays, nombreux furent les lettrés confucianistes qui prirent la route en fondant bien des espoirs sur ces épreuves à l’issue desquelles ils s’en retourneraient triomphalement ou chemineraient péniblement, abattus et honteux. D’autres érudits partis de la ville d’Andong, ce haut lieu
du confucianisme coréen, empruntèrent aussi la Grande route de Yeongnam pour se rendre à la cour du roi et y présenter des requêtes sous forme manuscrite. Pour franchir le col de Mungyeong Saejae, il ne leur fallait pas moins de quatre jours de marche, puis trois mois s’écouleraient avant qu’ils ne puissent rentrer au pays munis des réponses apportées à leurs démarches. Outre ces érudits, les relais de poste, auberges et tavernes accueillaient fréquemment les inspecteurs que dépêchait secrètement le roi pour qu’ils lui rendent compte de la situation des provinces, les fonctionnaires chargés de remettre en mains propres certains documents administratifs et les voyageurs qui se rendaient sur d’importants lieux historiques. À mi-chemin entre les première et deuxième portes, se dressait un pavillon où le gouverneur sortant de la province de Gyeongsang rencontrait son successeur lors de sa prise de fonctions et devant lequel se répandait l’eau provenant d’une cascatelle qu’affectionnaient poètes et artistes. Passaient aussi par ce col de Mungyeong Sajae les envoyés du roi chargés de missions diplomatiques au Japon dans le cadre des efforts entrepris par les deux pays pour rétablir la paix entre eux malgré la blessure des invasions de 1592 à 1598. Composées de 400 à 600 personnes choisies parmi les plus érudites et cultivées que comptait le pays,
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Lors de l’invasion japonaise de 1592, le gouffre situé près de la ville, alors qu’il aurait dû opposer un obstacle naturel, n’allait pas suffire à arrêter la progression de l’agresseur vers le nord.
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ces délégations parties de la capitale devaient passer par plusieurs villes avant de franchir le col de Mungyeong Saejae, d’où elles gagnaient Busan et embarquaient à son port. Le gîte et le couvert leur étant offerts par les autorités locales, elles avaient instruction de changer d’itinéraire à leur retour afin de ne pas solliciter deux fois une même commune.
La voie des gens simples
Passé la troisième porte du col de Mungyeong Saejae et une succession de sommets rocheux, il faudra encore gravir un abrupt chemin long d’environ 90 km et pourvu, par endroits, d’escaliers aux nombreuses marches. Le promeneur parvient alors à une montagne qui s’élève à 1 026 mètres d’altitude et dont le col porte le nom de Joryeong, c’est-à-dire « des oiseaux ». Trois kilomètres plus loin, sur une hauteur, dite d’Ihwaryeong, il pourra constater par lui-même que les cours d’eau coulant vers Goesan se jettent dans le Han et ceux en direction de Mungyeong, dans le Nakdong. Cette colline d’Ihwaryeong fut jadis semée de périls en raison de la présence en grand nombre de certains animaux,
1. La « route des lièvres », ou Tokkibiri, constitue la portion la plus raide de la Grande route de Yeongnam. Taillée dans un escarpement rocheux, cette voie est bordée par un abrupt au bas duquel coule le Yeong. La surface usée de ses pierres témoigne du grand nombre de voyageurs qui y sont passés au cours des siècles. 2. Haute de 10,6 mètres, cette statue en granit de Maitreya se dresse au Mireuk Daewon, c’est-à-dire au grand monastère de Maitreya. Elle fait face à une pagode en pierre à cinq étages et de six mètres de hauteur. Outre sa vocation religieuse, ce monastère, dont la construction remonterait au début de la dynastie Goryeo, assurait l’hébergement des voyageurs de passage.
ce qui exigeait de ne s’y déplacer qu’en groupe. Seule voie à relier d’est en ouest les villes de Mungyeong et Goesan respectivement situées dans les provinces de Gyeongsang et Chungcheong, le chemin qui y serpentait devait exister depuis des temps anciens, quoique nul document historique ne vienne corroborer cette hypothèse. À en juger par les témoignages de personnes âgées qui se souviennent y avoir vu, dans leur jeunesse, des voyageurs sac au dos et des marchands de bestiaux menant leurs troupeaux de boeufs, il est à supposer que cette partie du trajet constituait un détour en direction de Chungju. Qui pouvait donc délaisser ce col de Mungyeong Saejae et son parcours sans danger doté de nombreuses installations pour en emprunter un qui nécessitait de toujours voyager à plusieurs pour des raisons de sécurité ? Personne, hormis peutêtre de ces marchands ambulants qui préféraient les hurlements des bêtes sauvages aux menaces de policiers cherchant à se faire graisser la patte à la moindre occasion ? S’ils ne jouissaient guère de la considération du public, ces commerçants savaient faire preuve de solidarité et avancer en première ligne au péril de leur vie dès qu’une crise traversait le pays. En 1925, c’est-à-dire sous l’occupation coloniale japonaise, le vieux col de montagne allait se voir agrémenter d’une route pavée reliant Yeongnam et sa région à la capitale. Réalisés successivement en 1994 et 2001, le percement du tunnel d’Ihwaryeong et la construction de l’autoroute intérieure de Jungbu allaient achever de le convertir en un paisible lieu de passage particulièrement prisé des randonneurs pédestres comme cyclistes. Lequel des trois chemins de montagne de Mungyeong aimeriez-vous emprunter ?
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HISTOIRES DES DEUX CORÉES
Ce qui reste à réinventer Créée par des étudiants coréens résidant aux États-Unis, Liberté pour la Corée du Nord (LiNK) est une ONG qui a vocation à faciliter l’intégration des réfugiés nord-coréens de par le monde. Pour Sokeel Park, qui dirige son antenne de Séoul, ces ressortissants peuvent contribuer à faire évoluer plus rapidement la situation de leur pays, mais il n’en demeure pas moins que des changements s’imposent aussi en Corée du Sud. Kim Hak-soon Journaliste et professeur invité à l’École des médias et de la communication de l’Université Koryeo Ahn Hong-beom Photographe
À
son arrivée en Corée du Sud, en 1998, le Coréano-Américain Sokeel Park n’a pas manqué de remarquer certains autocollants rouges des fenêtres des bus et son père, qu’il interrogeait à ce sujet, lui a alors expliqué qu’il s’agissait d’un avis des autorités appelant la population à signaler la présence d’espions nord-coréens. Aujourd’hui, Sokeel Park s’emploie à informer les Sud-Coréens sur ces hommes et femmes qui vivent hors des frontières nationales, et ce, non à titre personnel, mais en tant que représentant d’une organisation non gouvernementale située aux États-Unis. Dénommée Liberté pour la Corée du Nord (LiNK), cette ONG se consacre à l’accueil et à l’insertion des réfugiés nord-coréens avec le concours de 275 partenaires répartis sur pas moins de seize pays différents, dont les États-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne et le Japon. Sokeel Park et le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un ont pour point commun d’avoir trente-cinq ans et le premier est persuadé que les gens de son âge seront les artisans d’évolutions décisives sur la péninsule coréenne. Il affirme d’ailleurs que, si le destin avait voulu qu’il naisse en Corée du Nord, il aurait fait partie de cette génération dite des « jangmadang ». Orthographié « changmadang » en Corée du Nord, ce terme désigne les premières formes de marché noir qui sont apparues dans les années 1990 et ont amorcé une conversion à l’économie de marché suite à l’effondrement de l’ex-Union soviétique et à l’interruption de son aide économique, auxquels allaient s’ajouter plusieurs catastrophes naturelles successives. Ces jangmadang nord-coréens, qui représentent aujourd’hui
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un quart de la population de leur pays, diffèrent considérablement de leurs aînés en ce qu’ils vivent depuis toujours sur les ruines d’une économie socialiste. Ceux qui ont trouvé refuge à l’étranger affirment presque tous ne s’être jamais vu distribuer de rations alimentaires par le Parti des travailleurs et leur mentalité, tout comme leurs valeurs morales, s’inscrivent en rupture avec celles de leurs parents et grands-parents du fait qu’ils disposent de relativement plus d’informations venant de l’extérieur. Les produits audiovisuels de contrebande qu’ils parviennent à se procurer leur ouvrent d’autres horizons, à l’instar de ces feuilletons télévisés sud-coréens et films chinois qu’ils prennent pour modèle dans leur manière de vivre. Aux yeux de Sokeel Park, le rôle joué par ces jangmadang s’ajoute aux facteurs clés de l’évolution du pays que sont l’adoption d’une économie capitaliste, la corruption endémique, l’accès croissant à l’information, les contacts qu’entretiennent les réfugiés avec leurs proches restés au pays et l’activité de réseaux personnels échappant au contrôle de l’État.
La genèse d’une ONG
Après sa création en 1989, l’organisation de Sokeel Park, qui portait à l’origine le nom de Korean American Students Conference (KASCON), s’est intéressée toujours plus à la situation des ressortissants nord-coréens qui avaient fui leur pays et celle-ci allait rapidement figurer parmi les points principaux mis à l’ordre du jour de sa réunion annuelle. Pour ne pas se borner à en débattre, un groupe d’étudiants américains d’origine coréenne de l’Université de Yale allait en
Dans le cadre de l’antenne de LiNK qu’il dirige à Séoul, Sokeel Park vient en aide aux réfugiés nordcoréens et les aide à s’insérer. Des étudiants américains appartenant à la deuxième génération de Coréens vivant aux États-Unis ont créé en 2004 cette ONG dont le siège se situe à Washington.
2004 créer l’ONG LiNK, dont le siège se situe à Washington. Si LiNK bénéficie dans son fonctionnement des dons provenant de divers organismes ou particuliers tels que des hommes affaires, des groupes religieux et bien évidemment ses propres membres, elle tire aussi des recettes de la vente de t-shirts, biscuits, boules à thé et bouchées à la pâte de riz, ainsi que de concerts qui lui permettent de réunir des fonds. En revanche, elle ne perçoit pas la moindre subvention d’un quelconque gouvernement. L’essentiel de ses dépenses porte sur l’aide apportée à des réfugiés nord-coréens vivant dans la clandestinité en
Chine, à raison d’environ 3 000 dollars par personne. Elle s’assure en outre de leurs conditions d’accueil dans un pays d’Asie du Sud-Est de leur choix parmi ceux par lesquels ils transitent le plus souvent. Quant aux Nord-Coréens qui souhaitent s’installer aux États-Unis, ils se voient proposer cours d’anglais et formation professionnelle. Depuis qu’elle exerce ses activités, LiNK a secouru et aidé à s’intégrer plus de 1 000 réfugiés nord-coréens, cette action ayant eu lieu au cours de la seule année 2018 pour près d’un tiers des personnes concernées. Au printemps et en automne, l’ONG lance aussi son « Programme nomade » dans le cadre duquel des étudiants et diplômés sillonnent les États-Unis et le Canada dix semaines durant en vue d’informer le grand public des questions ayant trait à la Corée du Nord et aux conditions de vie de ses habitants. Faisant équipe à trois, ils se rendent au total dans 1000 lieux différents, comme Sokeel Park, qui s’est déplacé aux quatre coins du territoire et jusque dans les plus petites villes où il a eu la joie de constater que la population était prête à apporter son aide.
Un rêve devenu réalité
Né de père coréen et de mère britannique dans la ville de Manchester, Sokeel Park a passé son enfance en Grande-Bretagne et c’est à l’âge de treize ans qu’il a pour la première fois foulé le sol sud-coréen à l’occasion du transport de la dépouille funèbre de sa grandmère vers son pays d’origine. L’anecdote des autocollants d’autobus allait lui faire prendre conscience de l’hostilité qui régnait alors entre les deux Corées. Ses grands-parents paternels étaient natifs de Myongchon, une ville de la province nord-coréenne de Hamgyong, dont ils étaient plus tard partis pour le sud de la péninsule et qui est réputée pour les beautés de son mont Chilbo. Elle tire aussi sa notoriété des champignons de pin, ceux-là même qu’allaient offrir le défunt dirigeant nord-coréen Kim
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Jong-il et son fils Kim Jong-un à leurs homologues sud-coréens. C’est en 1968 que le père de Sokeel Park, qui venait de terminer ses études secondaires, allait suivre sa mère en Grande-Bretagne, dont elle avait épousé un ressortissant après le décès de son premier mari. Par la suite, ce père traducteur et interprète allait souvent lui parler du pays natal et l’encourager à regarder tous les reportages de la BBC qui lui étaient consacrés. Suite à l’obtention d’un diplôme de psychologie à l’Université de Warwick, Sokeel Park a, pendant un an, étudié le coréen à l’Institut de langue coréenne de l’Université Yonsei. En 2007, il a effectué un nouveau séjour dans la capitale, où il a travaillé un an au ministère de l’Intérieur et de la Sécurité, notamment dans le cadre de missions d’information économique et culturelle auprès des représentants de pays en développement. Deux ans plus tard, il allait se voir décerner une maîtrise de relations internationales par la London School of Economics, suivie d’un stage au siège new-yorkais des Nations Unies. Les rencontres de réfugiés nord-coréens qu’il fera à cette époque l’inciteront à épouser leur cause. Dans un premier temps, le jeune homme s’était fixé pour objectif d’être recruté par l’ONU ou le British Foreign Office et c’est tout à fait par hasard qu’il allait s’engager aux côtés de LiNK, après avoir assisté à une conférence de Mike Kim, le fondateur de l’ONG Crossing Borders, qui fournit une assistance humanitaire aux réfugiés nord-coréens et à leurs enfants vivant en Chine. Né à Chicago, cet analyste financier d’origine coréenne venait alors de publier son livre Escaping North Korea, qui décrit la pauvreté en Corée du Nord et la vie des réfugiés issus de ce pays, l’aide qu’il apporte à ces derniers en Chine lui ayant déjà valu une arrestation. C’est ce même Mike Kim qui poussera Sokeel Kim à proposer ses services à LiNK.
1 © LiNK
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La présidence de l’antenne de Séoul
L’ONG ouvrant une nouvelle agence en 2012 dans la capitale sud-coréenne, Sokeel Park allait aussitôt renoncer à embrasser la carrière diplomatique et se joindre aux huit personnes qui composaient son personnel. Cette antenne séoulienne a pour mission principale de secourir et défendre les réfugiés nord-coréens, ainsi que de faciliter leur insertion dans leur pays d’accueil. En Corée du Sud, les besoins s’avèrent particulièrement forts en matière d’aide à l’adaptation et à l’intégration en raison du fossé culturel, économique et politique qui existe entre les deux pays. Dans une vingtaine, voire une dizaine d’années, d’après Sokeel Kim, la Corée du Nord aura connu de grands changements et, dans cette perspective, la jeunesse sud-coréenne doit avant tout faire preuve d’ouverture d’esprit envers celle de ce pays. À cet effet, Sokeel Park cherche notamment à sensibiliser les jeunes à la situation des réfugiés, stupéfait par leur manque d’information dans ce domaine, alors que le nombre de ces nouveaux arrivants dépasse aujourd’hui 30 000. Sokeel Park estime que la Corée du Nord aura beaucoup changé d’ici à dix ou vingt ans et que les jeunes Sud-Coréens doivent avant tout faire preuve de compréhension envers leurs compatriotes du Nord. Pour l’heure, ils s’avèrent cependant être d’une grande indifférence. En règle générale, les Sud-Coréens ont des idées arrêtées sur la Corée du Nord, dans laquelle ils voient avant tout les futures possibilités commerciales que leur offriront ses énormes ressources naturelles et sa main-d'œuvre à bon marché suite à la réunification, tandis qu’ils considèrent ses citoyens comme de simples compatriotes. Sokeel Park pense qu’en cas d’ouverture aux capitaux étrangers, cette manière de voir le pays pourrait faire obstacle au règlement d’éventuels conflits sociaux. Par ailleurs, il n’apprécie guère que son ONG LiNK soit souvent présentée comme un groupement de militants des droits de l’homme, craignant qu’elle ne soit assimilée à la gauche et que ses activités en pâtissent, car, dès qu’il s’agit de la Corée du Nord, nombre de Sud-Coréens ont tendance à considérer comme telle toute organisation œuvrant en ce sens. Sokeel Park se garde d’ailleurs faire mention de ces droits et tient à souligner que LiNK ne se classe ni à droite ni à gauche, tout en persistant à penser que ce pays ne peut prétendre à se joindre au concert des nations s’il n’accomplit pas de progrès dans ce domaine. À tous ceux qui estiment qu’à trop mettre en exergue la question nord-coréenne des droits de l’homme, la communauté internationale risque de freiner encore le proces-
Dans une vingtaine, voire une dizaine d’années, d’après Sokeel Kim, la Corée du Nord aura connu de grands changements et, dans cette perspective, la jeunesse sud-coréenne doit avant tout faire preuve d’ouverture d’esprit envers celle de ce pays.
1. Photos transmises par des adhérents des 275 clubs qui soutiennent l’action de LiNK dans seize pays différents du monde.
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2. Sokeel Park et son équipe posant devant leur antenne de l’arrondissement de Junggu situé au centre de Séoul.
© LiNK
sus d’abandon du programme nucléaire de ce pays, Sokeel Park répond qu’il est impératif de ne pas se désintéresser de ce problème en remettant toujours sa discussion à plus tard, comme l’a fait la dictature militaire sud-coréenne en d’autres temps.
Des réfugiés à l’avant-garde
Sokeel Park considère qu’une bonne intégration des réfugiés en Corée du Sud peut avoir des incidences psychologiques et économiques positives dans leur pays natal, par les virements qu’ils effectuent au profit de leurs proches et par les liens secrets qu’ils entretiennent avec eux. Avec l’appui de David Alton, un membre de la Chambre des Lords britannique, il a donc entrepris de favoriser ces échanges en travaillant à la création par la BBC d’une nouvelle chaîne de radio qui diffusera ses émissions en langue coréenne, car leur multiplication ne peut qu’assurer un meilleur accès des Nord-Coréens à l’information. De l’avis de Sokeel Park, il conviendrait aussi que la communauté internationale aborde les questions nord-coréennes sous un autre angle, car les discussions se sont centrées jusqu’ici sur la personne de Kim Jong-un et sur la course aux armements à laquelle se livre ce pays. Il tient à souligner l’importance du facteur humain que représentent
ses 25 millions d’habitants et qui doit être davantage pris en compte. Dans ce but, son ONG réalise de nombreux et impressionnants reportages sur le sujet, tel ce documentaire de 52 minutes intitulé La génération des jangmadang, qu’il a tourné en 2018 pour présenter le cas de dix jeunes réfugiés et dans lequel le public de Corée du Sud s’est découvert des points communs avec ceux-ci. Sokeel Park a l’espoir de parvenir à changer l’image que se font les Sud-Coréens du peuple de Corée du Nord afin qu’ils n’éprouvent à son égard ni hostilité ni condescendance et, à ce propos, les réfugiés peuvent servir de passerelle entre les deux pays. Cette année, il s’est d’ailleurs vu récompenser de son action en faveur de ces réfugiés, ainsi que pour la défense des droits de l’homme en Corée du Nord et l’amélioration des relations entre la Grande-Bretagne et la Corée du Sud, par l’Ordre de l’Empire britannique, dit MBE, dont il a été décoré. Lors de sa remise, il a tenu à rendre hommage à tous les anonymes qui aident LiNK à secourir des réfugiés Nord-Coréens et à assurer leur sécurité. Sokeel Park avoue même qu’il aurait préféré vivre en Corée du Nord, s’il en avait eu la possibilité, ce qui démontre la force des convictions qui l’animent dans son combat en faveur de la cause nord-coréenne.
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UN JOUR COMME LES AUTRES
Quand la chance vient à l’insouciance Tandis que l’ancienne génération faisait passer l’effort et la préparation de l’avenir avant la recherche du bonheur dans le temps présent, la jeunesse actuelle fait le choix de profiter de la vie face à des perspectives incertaines, à l’instar de la demandeuse d’emploi Yang Hye-eun. Kim Heung-sook Poète Heo Dong-wuk Photographe
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’expression « sampo sedae », qui signifie « génération des trois abandons », à savoir de ceux des relations amoureuses, du mariage et des enfants, est entrée dans l’usage en 2011 pour désigner les jeunes d’une vingtaine d’années. Par la suite, elle allait se décliner en plusieurs variantes, dont celles des cinq, sept et n abandons, la dernière d’entre elles exprimant l’idée qu’ils renoncent à tout. Leurs aînés, qui furent les artisans du fameux « miracle du fleuve Han » an » accompli dans l’après-guerre et avaient pour devise « Vouloir c’est pouvoir », ne peuvent que réprouver leur comportement. Dans leur jeunesse, toutefois, ils pouvaient plus facilement trouver un emploi ou faire des projets d’avenir du fait que l’économie coréenne était en plein essor, alors que le marché du travail s’est avéré particulièrement difficile pour les jeunes ces douze dernières années. Quels que soient leurs diplômes universitaires ou professionnels, les emplois à temps plein bien rémunérés demeurent inaccessibles et seuls quelques heureux élus semblent en mesure de construire leur avenir.
Un parcours du combattant
À vingt-six ans, Yang Hye-eun n’est pas encore entrée dans la vie active. « Les personnes âgées nous jugent sévèrement, mais, à dire vrai, cela nous est égal. C’est peut-être que nous avons autre chose à penser », avoue-t-elle. Après des études à l’université, la jeune femme a été embauchée à temps plein par une start-up qui lui a permis de faire ses preuves. Au bout d’à peine un
Yang Hye-eun travaillant sur une méthode de coréen dans un café du quartier de Hwayangdong, à Séoul. Elle recherche un emploi à temps plein et dit pouvoir mieux se concentrer dans un café qu’à la maison.
an, elle allait pourtant donner sa démission, car la grande autonomie de son poste ne lui convenait pas et davantage d’encadrement lui semblait préférable pour laisser s’exprimer au mieux sa créativité. Dans l’attente de meilleures opportunités, elle allait enchaîner les petits emplois afin de subvenir à ses besoins dans cette capitale au coût de la vie très élevé, tantôt dispensant des cours particuliers à des écoliers, tantôt travaillant comme serveuse ou guide de musée. En ce moment, elle mène de front deux activités professionnelles, l’une dans un café, le week-end, et l’autre, le reste du temps, consistant en relectures de méthodes de coréen envoyées aux ÉtatsUnis. « En principe, je devrais effectuer ces révisions chez moi, mais je les fais dans un café, sur mon ordinateur portable », explique-t-elle. « Elles portent sur des textes que je dois comparer à un enregistrement et dont je modifie en conséquence les fautes de frappe ou complète les mots manquants ». Yang Hye-eun a l’espoir de trouver la perle rare qui lui permettra de concilier son travail avec le but qu’elle s’est fixé dans la vie : « J’aimerais avoir une utilité sociale en faisant profiter les autres de la beauté par un travail créatif, en apportant quelque chose aux enfants, en particulier quand ils ont des problèmes familiaux, et en leur donnant un sentiment de liberté par des activités artistiques à but non lucratif ». Dans cette perspective, elle consacre chaque jour une partie de son temps à l’écriture, au dessin et à la photo, car les difficultés familiales qu’elle a ellemême connues l’ont conduite à s’engager sur cette voie. Suite au divorce de ses parents survenu lorsqu’elle était en classe de cinquième, il lui a fallu effectuer de nombreux trajets sur l’île de Jeju en raison de la décision de résidence. Yang Hye-eun est née dans une famille comme les autres des classes moyennes, où le père était employé de banque et la mère, sans profession, tandis que son grand-père possédait quelques biens fonciers. Le premier allait malheureusement contracter d’importantes dettes en s’adonnant à des jeux d’argent, mais aussi en se portant garant des emprunts des autres, et ainsi dilapider le patrimoine que représentaient les terres et champs de son aïeul, lequel allait décéder quelques mois après en avoir été informé. Dès lors, des disputes incessantes allaient éclater entre ses parents et finir par entraîner la dissolution du mariage. Pour Yang Hye-eun, la vie n’allait pas s’avérer plus facile pour autant, car, dans ces circonstances, ses proches, tous habitants de l’île de Jeju, révélaient des aspects décevants de leur personnalité, tant il est vrai que « L’homme a neuf visages différents », comme le dit un fameux adage. La jeune fille manifestera alors sa volonté de quitter son île natale afin de poursuivre ses études à Séoul, mais se heurtera à une fin de non-recevoir de la part de ses parents, tandis que ses deux sœurs aînées lui seront d’un grand soutien. Leurs encouragements l’inciteront à solliciter une bourse d’études complète qu’elle obtiendra en vue d’étudier la langue et la littérature coréennes à l’Université Hanyang. « Lors du divorce de mes parents, j’ai compris que je ne pourrais plus compter sur personne pour me défendre et j’ai ressenti un fort sentiment d’indépendance. Quand il m’a fallu vivre seule dans un gosiwon et travailler pour gagner de l’argent tout en faisant mes études, la vie m’a paru très dure. Pendant les six premiers mois où je l’ai connue, il m’arrivait souvent de sortir téléphoner à ma sœur pour me confier en pleurant ».
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Si les gosiwon constituent la formule d’hébergement la plus économique qui soit en Corée, c’est, à n’en pas douter, parce qu’ils se composent, de part et d’autre d’un couloir particulièrement étroit, de chambres d’une superficie maximale de cinq mètres carrés et aux cloisons si minces qu’elles ne laissent aucune intimité. « J’ai arrêté de pleurer au deuxième semestre », se souvient-elle. « J’appréciais de vivre sur un important campus, j'avais l’amour des études et je me faisais des amis qui me tenaient lieu de famille. Séoul me fascinait aussi pour son animation et les gens très différents qui y vivaient ».
Des heures de solitude
Aujourd’hui, Yang Hye-eun commence sa journée à 8 ou 11 heures, selon les jours. Après avoir mangé quelques tartines de pain grillé ou des œufs, puis rangé dans son sac ordinateur portable, carnet de croquis et appareil photo, elle part pour la destination qu’elle s’est choisie la veille. Parmi ses lieux de prédilection, figurent les marchés de gros des fruits et légumes et, sur d’autres marchés, les allées où se concentrent les étals de plantes médicinales, mais aussi les galeries d’art, les bibliothèques et les parcs. Quelques heures plus tard, elle va s’asseoir dans un café où elle commande un café frappé accompagné d’un croissant ou d’une madeleine et, après
les avoir consommés, elle s’attelle à son « télétravail à domicile » pendant près de quatre heures, après quoi elle s’en retourne chez elle. Après un dîner frugal, elle réalise quelques esquisses, rédige des textes, regarde un film ou lit, de sorte que, lorsqu’elle se couche, il est environ quatre heures du matin. À cela s’ajoutent, du lundi au jeudi soir, l’heure quotidienne de piscine où elle apprend à nager, bien qu’elle ait passé son enfance sur l’île de Jeju et pris très tôt l’habitude de jouer au bord de l’eau. À l’occasion du stage linguistique qu’elle aura la chance d’effectuer à Brisbane dans le cadre de ses études, elle rencontrera d’excellents nageurs australiens, ce qui l’incitera à prendre des cours de natation. « J’ai lu quelque part que, quand on fait un travail intellectuel, il faut absolument se détendre l’esprit en pratiquant un sport, ce que j’ai pu constater par moi-même », affirme-t-elle. Yang Hye-eun se sent en colocation comme en famille. Elle vit actuellement sa sixième expérience dans ce domaine en compagnie d’une jeune femme qui dormait dans le même dortoir qu’elle au sein d’une résidence universitaire rattachée aux autorités provinciales de Jeju et accueillant les étudiants de cette île. Elles allaient être amenées à se retrouver en tant que colocataires de logements mis à la disposition des jeunes par la Société coréenne des terres et des logements. Outre la chambre individuelle qu’elles y occupent, elles disposent d’une cuisine, d’une salle de bain et d’un petit salon communs pour un loyer mensuel s’élevant à 260 000 wons par personne, les charges portant le tout à environ 300 000 wons. « Le principal avantage de la colocation est que l’on a toujours quelqu’un à qui parler à la maison », confie Yang Hye-eun. « Parfois, cela peut paraître pesant, surtout si l’on a des règles de vie très différentes en matière de sommeil ou de ménage, par exemple. L’une de mes anciennes colocataires aimait bien faire la cuisine et, dès que je rentrais, elle voulait absolument que je mange, ce qui m’a fait grossir de cinq kilos ! »
Des sources d'inspiration
Quand Yang Hye-eun a envie de lire un livre, elle l’emprunte à la bibliothèque, alors qu’elle l’aurait autrefois acheté, et ce, pour une raison fort simple : « Si j’en ai trop, ils poseront problème pour déménager. En revanche, j’achète régulièrement The Big Issue, car ce magazine me plaît ». Dans la pratique du dessin, elle s’inspire des photos qu’elle a elle-même prises ou de celles qu’elle a pu voir sur des réseaux sociaux comme Pinterest, 1
1, 2. Yang Hye-eun cherche un emploi qui laisse s’exprimer sa créativité. Elle pratique aussi la photographie sur les lieux qu’elle a sélectionnés avec soin. 3. Le week-end, Yang Hye-eun travaille comme barista dans un café situé près de l’Université Konkuk. Si elle ne possède pas de formation dans ce domaine, ses deux années d’expérience lui permettent de s’acquitter sans difficulté de ses tâches.
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ainsi que d’images de films. En fin de semaine, la jeune femme travaille dans un café voisin de l’université Konkuk depuis plus de deux ans. Depuis plus de deux ans, en fin de semaine, la jeune femme travaille dans un café voisin de l’Université Konkuk. Grâce à cette expérience, elle sait parfaitement préparer les différentes boissons ou tracer un cœur sur la mousse du lait, mais ne cherche pas pour autant à se qualifier dans le métier, contrairement aux nombreux jeunes demandeurs d’emploi qui s’efforcent d’acquérir autant de qualifications que possible, de sorte qu’elle n’est titulaire d’aucun diplôme professionnel. « Ma génération est stressée par la précarité de l’emploi, mais, pour ma part, je ne m’en fais pas trop, car je pense que, si l’on cherche vraiment du travail, on en trouve toujours. Je préfère profiter du moment présent ». L’année dernière, Yang Hye-eun est partie toute seule pour l’Inde, où elle est restée trois semaines, avant de passer quinze jours en Égypte, et, si toutes ses économies y sont passées, elle ne regrette en rien d’avoir fait ce choix. « Tant pis si je n’ai pas d’économies ! Je gagnerai de l’argent quand je retravaillerai », lance-t-elle avec un sourire. « Ce que m’a apporté ce voyage, c’est de mieux me connaître moi-même. Les situations tous les jours différentes où je me suis trouvée m’ont révélé le potentiel que j’avais en moi. J’ai fini par me dire que j’étais tout à fait capable de vivre seule et bien ! » La jeune femme s’estime chanceuse et, d’après elle, la vie serait régie par une sorte de « loi de conservation des chances », à la manière de la loi de conservation de l’énergie observée en physique. Dans son cas personnel, cette bonne fortune s’est manifestée par la rencontre de personnes extraordinaires.
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Aide et réconfort
En premier lieu, Yang Hye-eun a été favorisée par le sort en ayant deux sœurs plus âgées qui lui apportent continuellement soutien moral et encouragements. Diplômée de l’Université de Jeju, l’aînée suit en ce moment un cursus de maîtrise à l’Université Fudan de Shanghai. Quant à la seconde, également titulaire d’un diplôme de l’Université de Jeju, elle prépare actuellement un doctorat. Voilà bien longtemps, les trois soeurs s’étaient promis « de ne jamais se marier, de se consacrer à l’amélioration de ses aptitudes jusqu’à trente ans et de ne pas avoir d’enfants si l’on ne se sent pas apte à assumer ses responsabilités ». Aujourd’hui, la benjamine déclare avec un large sourire : « Peut-être bien que nous ne pourrons pas tenir la première de ces promesses, car l’une de mes sœurs a un petit ami depuis déjà longtemps ». Yang Hye-eun se réjouit également d’avoir été l’élève d’une excellente institutrice pendant la quatrième année du cours primaire. Les félicitations qu’elle lui adressait en composition allaient l’inciter à persévérer dans ce domaine. En 2015, elle mettra à profit un bref intermède dans ses études pour écrire critiques de films, pièces de théâtre et textes destinés au site Internet « Up Korea » . Dans cette activité bénévole, les commentaires enthousiastes qui lui revenaient de ses lecteurs allaient lui faire connaître le bonheur d’écrire et d’échanger avec un public à l’esprit ouvert, et, si elle n’a guère le temps de l’exercer ces temps-ci, elle ne désespère de pouvoir la reprendre un jour. Avant de se coucher, il arrive parfois à Yang Hye-eun de se consoler toute seule en disant à haute voix : « Tu as fait du bon travail, aujourd’hui, en poursuivant tes études et en gagnant ta vie ». Et d’ajouter : « Il y a certes des hauts et des bas dans la vie, mais l’important est de garder le sourire en toute circonstance ». Si l’espérance de vie ne cesse actuellement de s’allonger, rares sont les adultes qui ont acquis la maturité d’esprit dont fait preuve Yang Hye-eun à 26 ans, ce qui semblerait prouver que cette qualité n’attend pas le nombre des années, mais dépend de la connaissance que chacun a de soi et qui lui permet de vivre pleinement.
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DIVERTISSEMENT
La télé-réalité s’invite dans les voyages À l’heure où les amateurs de tourisme à l’étranger atteignent les 30 millions en Corée et plusieurs dizaines de millions en sens inverse, le genre de la télé-réalité s’est emparé de ce thème dans des émissions aux styles et propos différents. Jung Duk-hyun Critique de culture populaire
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réée en août 2007, l’émission de télé-réalité Une nuit et deux jours a été la première du genre à situer ses divertissements dans un contexte de vvoyage, en montrant des vedettes en train de visiter les principaux lieux touristiques du pays, par exemple, et en les plaçant parfois dans des situations cocasses, comme l’obligation faite aux perdants de passer une nuit sous la tente en plein hiver. Au fil du temps, le succès de cette formule allait susciter un engouement croissant pour le camping chez les téléspectateurs, mais aussi une explosion des ventes de tentes et d’autres équipements de loisirs de plein air. Par la suite, son thème allait passer des voyages à vocation purement historique à ceux axés sur des activités et découvertes à la portée de tout un chacun.
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© tvN
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L’idée de ces émissions est due à Na Young-seok, qui figure parmi les principaux réalisateurs coréens dans la catégorie du divertissement télévisuel. Aux côtés de professionnels plus jeunes, il fait partie du groupe connu sous le nom d’« équipe Na Yeong-seok » qui est à l’origine de nombreuses émissions de télé-réalité consacrées aux voyages. La nouvelle tendance qu’il a créée dans ce genre télévisuel fait de lui un influenceur qui révèle de nouvelles manières de voyager témoignant de l’évolution du tourisme classique vers des vocations thématiques, des destinations étrangères et des déplacements individuels.
Jeunes et moins jeunes
En 2013, l’émission Grandpas Over Flowers allait à nouveau ravir le public en suivant cinq acteurs de cinéma de plus de soixante-dix ans qui sillonnaient l’Europe sac au dos et en démontrant ainsi que point n’est besoin d’être jeune et étudiant pour voyager de cette façon, contrairement à une idée reçue. Le bon accueil qu’a reçu cette formule est à replacer dans le contexte de la place croissante qu’occupent les voyages à l’étranger dans les loisirs en raison du vieillissement de la population, comme en atteste l’intérêt qu’elle a éveillé chez les séniors pour
cette forme de tourisme. Autre production du même type, l’émission intitulée Trois repas par jour a beaucoup séduit les citadins en montrant deux célébrités qui décidaient de vivre à la campagne et s’avéraient tout à fait satisfaites de leurs choix. Sans autre préoccupation que la préparation de leurs trois repas quotidiens, elles menaient une existence qu’enviaient les gens de la ville débordés de travail et lassés des relations humaines. S’agissant de cuisine, ces deux vedettes n’avaient pas la tâche aussi facile et devaient surmonter nombre de difficultés qui ne manquaient pas de faire sourire ou d’émouvoir le téléspectateur, puis arrivaient les amis conviés aux repas qu’elles avaient confectionnés et leur présence donnait plus de piment à la situation. La tendance actuelle au retour à la nature et, d’une manière générale, à un mode de vie très respectueux de l’environnement, que désigne l’expression anglaise « off-the-grid », s’est traduite,
l’année dernière, par la diffusion d’une émission d’un nouveau type également due à « l’équipe Na Yeong-seok ». Intitulée Une petite cabane dans les bois, elle consistait à faire vivre ses participants au milieu des bois, dans une maison ne disposant ni de gaz ni d’électricité. En revanche, étant loin des villes, ils avaient la chance d’entendre distinctement le chant des oiseaux ou le bruit d’eau des ruisseaux de jour, tandis que la nuit, ils pouvaient admirer les étoiles. Nul doute que cette émission a produit un effet bienfaisant sur des téléspectateurs lassés du rythme trépidant de la vie urbaine.
Le bonheur d’échanger
En 2017 et 2018, l’émission La cuisine de Youn présente au public un restaurant coréen que ses animateurs ont créé et tiennent à l’étranger. Le succès de cette formule révèle que les Coréens sont curieux de l’accueil fait à leur cuisine dans d’autres pays, mais aussi de la manière dont on y vit, tant il est
1. L’émission Grandpas Over Flowers suit des célébrités d’un certain âge qui partent en voyage sac au dos. La chaîne de télévision américaine NBC en a acheté les droits d’adaptation pour la présenter au sein de son divertissement intitulé Better Late than Never. 2. Les participants à l’émission La cuisine de Youn tiennent à l’étranger ce restaurant coréen fréquenté par des habitants et touristes avec lesquels ils aiment à échanger. 3. Dans Une auberge coréenne en Espagne, l’une des formules du genre les plus récentes, le gîte et le couvert sont fournis aux pèlerins des chemins de Compostelle.
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vrai que les voyages ont pour objet de découvrir des peuples et modes de vie différents. À cet égard, le nombre croissant de touristes coréens partant à l’étranger témoigne non seulement de cet intérêt croissant, mais aussi d’une ouverture d’esprit et d’une confiance en soi plus grandes qui les poussent parfois à s’expatrier jusque dans de lointaines contrées. Enfin, dernière du genre, puisque sa diffusion au petit écran ne date que de mars dernier, l’émission Une auberge coréenne en Espagne reprend la formule désormais classique de la vie de vedettes à l’étranger en y apportant quelque innovations. Située sur la route de Saint-Jacques de Compostelle, l’établissement que tiennent ses participants doit fournir le lit et le couvert aux pèlerins, les hôtes devant aussi échanger avec eux et avec les habitants, de quelque nationalité qu’ils soient. Na Yeong-seok et son équipe ont eu à cœur de montrer ainsi que les voyages, aussi anodins puissent-ils paraître, offrent en réalité d’infinies possibilités en fonction de leur destination, de la forme qu’ils prennent et des personnes avec lesquelles ils sont entrepris. L’émission avait aussi pour but de montrer que les différentes pratiques ne peuvent qu’enrichir la manière de voyager des Coréens en y apportant de la diversité. Alors que le tourisme coréen se caractérisait jusqu’ici par des circuits organisés assez standardisés, le temps des stéréotypes est aujourd’hui révolu et, à chaque voyageur, correspond une motivation différente. Dès lors, il semble bien que les Coréens soient passés du groupe à l’individu en matière touristique, comme le prouvent les nombreux divertissements télévisés qui révèlent toute une gamme de pratiques personnalisées existant dans ce domaine.
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INGRÉDIENTS CULINAIRES
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La saison des citrouilles s’étendant de l’hiver à l’automne en Corée, on ajoute souvent ce légume aux bouillies à la farine de riz glutineux et les femmes qui viennent d’accoucher consomment aussi son jus pour réduire les gonflements dus à la grossesse.
Un légume qui s’inscrit dans le temps Comestible de sa chair à ses graines, en passant par ses fleurs et tiges rampantes, la courge, dite hobak en coréen, est communément employée dans la confection de plats de résistance ou d’accompagnements qui font revivre le souvenir des repas de famille d’autrefois. Jeong Jae-hoon Pharmacien et rédacteur culinaire
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ifférentes espèces de courge correspondent à certaines saisons, l’été étant celle de la courgette à la peau fine, tandis que l’hiver annonce l’arrivée de la citrouille, dont la chair jaune recouverte d’une peau dure et épaisse rappelle la patate douce par son goût et sa texture, cette distinction fondée sur l’époque de la récolte n’étant toutefois pas toujours pertinente. En effet, les aehobak et neulgeun hobak, ces courgettes jeunes et « vieillies », comme le disent les Coréens, peuvent appartenir ou non à une même variété. Les premières, d’un vert tendre, que l’on consommait autrefois l’été, étaient ainsi de la même espèce que les grosses courges brun jaunâtre de l’automne, parfois de la taille d’un ballon de rugby. De nos jours, ces courges vieilles se divisent en différentes variétés, dont le cheongdung hobak, un potiron à la peau jaune orangé très coriace qui se récolte une fois arrivé à maturité. Quant à la danhobak, cette « courge sucrée » particulièrement appréciée et disponible en toute saison, elle est apparentée à celles de l’hiver en raison de son goût, de sa texture et de sa longue conservation.
Peintres et écrivains
Dans les productions des artistes, la présence d’une courge peut constituer un repère temporel en permettant de dater un tableau, telle cette énorme Citrouille que l’Italien Bartolomeo Bimbi (16481729) a représentée sur fond de ciel orageux. Selon les archives de l’époque, il fallut deux hommes robustes pour transporter ses quatre-vingts kilos jusqu’à l’atelier de l’artiste, sous les applaudissements de la foule qui les suivait. Et encore ses dimensions s’avèrent-elles bien modestes par comparaison avec les variétés actuelles, dont un spécimen récolté en Belgique en 2016 détient le record mondial par son poids qui s’élevait à 1 190,5 kg. Il n’en demeure pas moins que son ancêtre a permis de savoir avec certitude que le tableau en question ne pouvait être antérieur au XVIe siècle. En effet, si la culture de cette plante originaire d’Amérique du Sud remonte à environ 5000 ans avant Jésus-Christ, ce n’est qu’au XVIe siècle qu’elle s’est largement répandue en Europe. Sur le portrait de l’empereur germanique que peignit en 1590 le Milanais Giuseppe Arcimboldo (1526-1593), la tête du sujet se compose de différents fruits et légumes, dont des courges, présentées à cette époque comme une culture du Nouveau Monde, aux côtés du maïs. En 1711, le peintre Bimbi allait aussi faire figurer des courges sur ses tableaux. Dans la littérature, celles-ci, ainsi que les citrouilles, firent leur apparition à peu près à la même époque. Celle que la fée de Cendrillon transforme en carrosse doré d’un coup de baguette magique semble tirée d’un conte ancien, mais il s’agit d’un ajout que fit Charles Perrault en 1697 à un récit issu de la tradition orale. Vers 1597, Shakespeare fit aussi mention de ce légume dans Les joyeuses commères de Windsor, où Dame Alice Ford compare le glouton et coureur de jupons Sir Falstaff, à « cette humidité mal-
saine, cette énorme citrouille à la chair noyée d’eau » (« this unwholesome humidity, this gross watery pumpkin »).Sur un Vieux Continent encore peu accoutumé à cette plante, la grosseur de son fruit doit avoir inspiré ce parallèle avec un personnage corpulent et imbu de lui-même. Si les Amérindiens la chérirent au point de lui consacrer une fête, les émigrés d’Europe la dédaignèrent, car ils y voyaient avant tout une nourriture de paysans pauvres.
Souvenirs culinaires
Si les Coréens soulignent l’aspect disgracieux de la courge et lui comparent les personnes au physique ingrat, la défunte romancière Park Wan-suh (1931– 2011) ne s’en souciait guère, affirmant ne pas résister à la tentation d’acheter l’un de ces jeunes légumes ronds et bien luisants aux profondes cannelures, voire cédant presque à la tentation de cueillir ceux qu’elle entrapercevait au milieu des tiges qui envahissaient les murs de son voisin. Si elle goûtait le fruit de cette plante, elle en appréciait plus encore les feuilles, à propos desquelles elle écrit dans son recueil de prose Le sarcloir : « Je retire la tige rugueuse des feuilles de courge fraîches, puis je les lave. Pendant qu’elles cuisent doucement à la vapeur sur un lit de riz, je prépare la sauce au concentré de soja dans une terrine. Cette sauce doit être savoureuse. Je mélange à une cuillerée de concentré de soja non tamisé une goutte d’huile de sésame, de l’ail émincé, du poireau et un peu d’eau de rinçage du riz, puis fais bouillir le tout un moment, avant d’ajouter du piment haché en quantité égale à celle du concentré, afin d’épaissir la sauce. À l’intention des gourmets, des anchois séchés et concassés agrémenteront l’ensemble de leur saveur, la cuisson des feuilles pouvant se faire dans un étuveur plutôt que sur le riz ». Les feuilles de courge fournissent un plat de saison qui peut se déguster de l’été à la fin de l’automne, époque à laquelle les vents commencent à fraîchir, et leur consistance à la fois tendre et croquante s’allie si bien avec les saveur et texture du riz et de la sauce bien relevée au concentré de soja que les gourmands ont du mal à s’arrêter d’en manger. « On est alors aussi satisfait et détendu que si l’on n’avait plus rien à désirer », en concluait Park Wan-
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suh. Cette dégustation lui évoquait invariablement les repas de sa ville natale qu’elle prenait sur une modeste tablette pliante, voilà un demi-siècle, les murs où grimpait la plante, le jardin potager et son estrade soutenant de gros pots de sauces et condiments, mais aussi le soulagement qu’elle éprouvait à son retour en dépit de sa fatigue. Tout un chacun conserve le souvenir d’avoir mangé autrefois de la courge, sous une forme ou une autre, de même que la ratatouille provençale est indissociable des courgettes qui entrent dans sa composition. En Italie, les fleurs jaunes de la courge sont présentes dans la gastronomie, comme en atteste un tableau de Vincenzo Campi (1536–1591), La marchande de fruits, où figurent ces fleurs comestibles à côté de fruits et légumes divers. En Amérique centrale comme du Sud, leur emploi culinaire remonte à des temps anciens, notamment dans cette dernière, qui en est la région d’origine. Au Mexique, elles sont particulièrement appréciées dans des soupes ou avec une farce au fromage Oaxaca.
Des spécialités de saison
Bien ancrée dans les traditions, la courge répond aussi aux goûts de nos contemporains comme à leurs impératifs diététiques, non seulement par sa faible teneur en calories et matières grasses, mais
aussi par son abondance de protéines, glucides, vitamine A, potassium et fibres. Dans ce domaine, la tendance actuelle est à la consommation de nouilles à base de courgette, plutôt que de celles composées de farine, la courge spaghetti, dont la chair ramollit à la cuisson, étant aussi appréciée depuis des dizaines d’années. À la saison chaude, la courge se décline en de nombreuses variétés au nombre desquelles figurent la courgette longue, de couleur verte, et celle de même forme, mais jaune et au goût de champignon. Ainsi, ce légume varie non seulement par sa couleur, qui va du vert foncé à l’orange, en passant par le vert jaunâtre et le jaune, mais aussi par ses dimensions, ainsi que par sa forme. À celle, en gland de chêne, de la courge poivrée, s’oppose l’aspect aplati du pâtisson, qui se termine à l’une de ses extrémités par une sorte de coquille. S’il est aujourd’hui possible d’acheter toute l’année des courges d’été, cellesci sont tout de même plus savoureuses en saison. Cueillies jeunes et de petite taille, c’est-à-dire d’une
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Si la courge s’accommode le plus souvent en ragoût au concentré de soja ou en garniture de potages aux nouilles, elle peut l’être tout aussi avantageusement sous forme de beignets frits à la poêle. 2
© Institut de recherche sur la cuisine de cour
longueur de 15 à 20 centimètres, elles s’avéreront plus sucrées, car renfermant moins d’eau. Elles viennent le plus souvent agrémenter ragoûts au concentré de soja et potages aux nouilles, mais s’avèrent tout aussi délicieuses en beignets composés de fines tranches trempées dans l’œuf, puis frites à la poêle. La courge convient aussi à des préparations plus consistantes, telle l’une des recettes figurant dans le Siui jeonseo, ce « recueil de bonnes recettes » du XIXe siècle, et dite hobakseon, où elle est cuite à la vapeur avec une garniture. Après avoir transversalement découpé de jeunes courges de la grosseur d’un poing en tranches, on fait cuire celles-ci à la vapeur, puis on les farcit avec un hachis composé de bœuf, de poireau, d’ail, de poivre, d’huile et de miel, auquel on ajoutera des champignons variés, comme le shiitake, la pleurote ou le champignon lichénisé, ainsi que du poivron rouge râpé et des lanières d’œufs frit. Parmi les nombreuses variantes actualisées de ce plat centenaire, figure l’une des recettes préférées des Coréens dans laquelle on fait sauter dans l’huile de périlla des tranches de courge accompagnées de crevettes salées. Par comparaison avec la courge d’été, dont la durée de conservation est courte, la courge d’hiver présente une teneur élevée en amidon qui permet de la garder plusieurs mois avant de la consommer. S’agissant de la courge d’hiver, ses caroténoïdes présents en abondance sont à l’origine de la couleur jaune orangé qui est le plus souvent la sienne, certaines de ses variétés étant très colorées ou rayées de vert. Peu agréable lorsqu’elles sont crues, leur goût se fait plus sucré à la cuisson, comme c’est le cas des patates douces. On obtiendra ainsi une courge musquée des plus savoureuses en la faisant cuire longuement et à feu doux, ce qui a pour effet de dissoudre l’acide glutamique. Tandis que les Occidentaux accommodent principalement la citrouille sous forme de tartes et soupes, les Coréens préfèrent l’employer pour préparer des bouillies qui fournissent de délicieux en-cas, mais ils l’apprécient également rôtie et enduite de miel ou tout simplement cuite à la vapeur. Quant au rapprochement que font d’aucuns entre ce légume et un visage disgracieux, Park Wan-suh affirmait qu’il repose sur l’ignorance des gens de la ville en la matière.
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1. Aussi savoureuse qu’économique, la courgette est particulièrement appréciée en été, non seulement pour sa chair, mais aussi pour ses feuilles tendres que l’on peut faire bouillir ou cuire à la vapeur pour les farcir de riz et d’une généreuse cuillerée de concentré de soja bien relevé. 2. Dans la recette très simple du hobakjeon, qui fait partie de la cuisine familiale, il convient de découper les courgettes en belles tranches épaisses que l’on plongera dans l’œuf battu et enduira de farine avant de les faire frire à la poêle. 3. Si la recette du hobakseon possède plusieurs variantes régionales, elle consiste le plus souvent, après avoir découpé les courgettes en morceaux, à les garnir d’autres légumes assaisonnés et à faire cuire le tout à la vapeur, comme le préconisent les livres de cuisine traditionnels. 4. Très prisé des Coréens, ce gâteau de riz à la courge se compose de farine de riz et de chair de courge vieillie salés et sucrés, puis cuits à la vapeur.
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MODE DE VIE
En choisissant de séjourner dans un hôtel du centre de la capitale, les vacanciers éviteront les plages très fréquentées et profiteront de sa piscine ouverte pour s’adonner au bronzage ou à la baignade.
© Agence de presse Yonhap
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Du nouveau dans les vacances Pourquoi partir à l’autre bout du monde quand viennent les vacances ? C’est la question que se posent aujourd’hui beaucoup de jeunes en choisissant plus sagement de se détendre à la maison ou dans un hôtel du centre-ville afin de s’épargner stress et fatigue occasionnés par de longs voyages vers des lieux où ils retrouveraient la foule. Kim Dong-hwan Journaliste au Segye Times
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l y a encore quelques années, les Coréens ne concevaient pas leurs vacances sans un départ pour la plage ou la montagne, alors qu’ils sont désormais toujours plus nombreux à éviter ces déplacements du fait de la brièveté de leurs congés. Lors d’une enquête réalisée en 2018 par le cabinet d’études de marché Macromill Embrain auprès de 1000 adultes âgés de 19 à 59 ans, seuls 42 % d’entre eux ont déclaré éprouver le besoin de partir l’été, tandis qu’ils n’étaient pas moins de 53,2 % à s’en abstenir pour éviter la foule des lieux de villégiature et les prix excessifs du commerce. Nombre de ces personnes invoquaient aussi la fatigue inhérente aux voyages. Ces points de vue fournissent l’illustration d’une nouvelle tendance qui apparaît depuis quelques années dans ce domaine, comme en témoignent les néologismes « hocance » et « homecance », qui sont la contraction, dans le premier cas, des mots « hôtel » et « vacances », et, dans le second, de ceux de « home » et de « vacances », car désignant respectivement un court séjour à l’hôtel et des vacances à la maison ».
Une rupture avec un quotidien monotone
Woo Seung-min est un spécialiste de marketing sportif âgé d’une vingtaine d’années et, lors d’une manifestation professionnelle qui se déroulait au mois de mars dernier, il a participé à un tirage au sort qui allait lui permettre de passer une nuit inoubliable dans un hôtel du centre de Séoul. « En voyage, on s’intéresse avant tout à l’itinéraire que l’on va emprunter. Quant aux
hôtels, en ce qui me concerne, ils ne servaient jusqu’ici qu’à dormir la nuit. Ce que j’ai vécu dans l’un d’eux m’en a donné une autre vision ». Ce jour-là, après s’est vu remettre sa clé à 14h00, Woo Seung-min s’est aussitôt rendu à une réunion de travail dont il n’est revenu qu’à environ 22h00. Au départ, il avait prévu de regarder un match de football en dînant de poulet accompagné d’une bière, mais, en raison de ce retour tardif, il lui a fallu se contenter de visionner un film sur sa tablette en grignotant quelques en-cas achetés dans une supérette. Malgré ce contretemps, il allait goûter un repos bienfaisant et, le lendemain, au lieu de se passer de petit déjeuner, comme il en a l’habitude, il allait suivre les conseils de ses amis et se lever de bonne heure pour prendre le temps de déguster un repas copieux composé d’un bol de riz, d’œufs brouillés, de poulet rôti et de kimchi, après quoi il s’est offert une séance de massage au sauna de l’hôtel avant de quitter les lieux aux alentours de 11h00. « C’était une façon à la fois simple et originale de rompre avec la monotonie du quotidien », estime-t-il, et d’ajouter : « Je voudrais bien renouveler l’expérience en compagnie d’amis », précisant qu’il a le projet d’assister avec eux à un match de football dans l’après-midi, puis de rentrer à l’hôtel le soir pour voir un autre match à la télévision en consommant un délicieux repas. Ces derniers temps, les hôtels constatent une forte affluence de clients très divers allant des familles et couples aux amis en passant par les éternels fêtards, et ce, non seulement en période estivale, mais aussi en fin d’année et à Noël. C’est maintenant aussi le cas au Nouvel An lunaire et pourla fête des récoltes, dite de Chuseok, où la tradition voulait, jusqu’ici, que l’on se rende dans sa ville natale au prix d’heures entières d’attente exaspérante dans le cortège d’em-
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« C’était une façon à la fois simple et originale de rompre avec la monotonie du quotidien ».
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1. Dans leur chambre d’hôtel, les clients peuvent occuper agréablement leur temps et oublier les soucis quotidiens en regardant la télévision en famille ou en compagnie d’amis, tout en prenant un verre ou en mangeant des gourmandises. 2. Cliente se délassant dans sa chambre. Les hôtels proposent différentes formules « hocance » à l’intention des personnes désireuses de passer de bonnes vacances sans aller trop loin.
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bouteillages des autoroutes, alors que la tendance est aujourd’hui à fêter ces événements en toute tranquillité dans un hôtel situé en ville. Cette soudaine hausse de fréquentation s’explique aussi par la réduction de la durée de travail hebdomadaire maximale, qui, en juillet dernier, est passée de 68 à 52 heures, soit 40 heures légales et 12 heures supplémentaires. De ce fait, nombre de Coréens n’hésitent pas à louer une chambre d’hôtel dans le seul but de s’accorder quelques moments de repos en sortant du travail, d’autant que ces établissements proposent parfois des forfaits comprenant l’entrée gratuite à la piscine et des tickets-repas. Par le biais des textes et photos qui y sont affichés, les réseaux sociaux accentuent la montée de ce phénomène. Selon une analyse réalisée par WITH Innovation, l’opérateur de l’application d’hébergement How About Here?, les mots « piscine bien chauffée » figuraient en tête des recherches effectuées sur Internet entre décembre 2018 et février dernier et la demande d’informations sur les sujets de ce type aurait progressé de près de 40 % par rapport à l’année précédente. Ce soudain intérêt résulterait de l’augmentation du nombre d’hôtels dotés d'installations de loisirs et des textes postés sur les réseaux sociaux pour décrire les séjours concernés.
Le choix des formules
Les établissements hôteliers ont su s’adapter à ces évolutions en proposant différentes possibilités d’hébergement. À l’occasion de la dernière fête de Chuseok, l’un d’entre eux, situé sur l’île de Jeju, offrait ainsi, pour tout séjour, le petit déjeuner, un cocktail à la bière et un massage des pieds gra-
Des séjours d’un nouveau genre consacrés aux achats
2 © Grand Intercontinental Seoul Parnas
tuits dans le cadre de son forfait appelé « Cadeau à la bien-aimée ». Ces formules se déclinent en d’innombrables variantes, dont certaines comportent des tickets-repas permettant de déguster les préparations de célèbres cuisiniers, des séjours spécialement conçus pour les célibataires en vacances, des places de cinéma remises gracieusement avec le petit déjeuner ou des laissez-passer de musées dans le cas de plus de deux nuitées. Lors des congés du Nouvel An lunaire, qui s’étalaient, cette année, sur cinq jours au début de février, les grands hôtels coréens ont attiré la clientèle par des formules associant un spa de style européen à un spectacle de jazz, voire en proposant des séjours dans leurs succursales de l’étranger. Grâce à ces initiatives, l’un d’entre eux, situé dans le centre de Séoul, a plus que triplé le nombre de ses clients coréens pendant cette fête traditionnelle, alors qu’il plafonnait jusque-là à 20 % en moyenne annuelle. À ce propos, l’un de ses responsables invoque la raison suivante : « Dans la plupart des cas, il s’agissait de personnes qui soit souhaitaient se reposer dans un lieu disposant de tout le confort, soit ne faisaient pas le déplacement en province ». Si les vacances de ce type sortent de l’ordinaire, elles peuvent donner l’impression que l’on aurait pu s’éviter cette dépense et mieux employer son temps. Selon la Commission du commerce équitable et l’Agence coréenne des consommateurs, pas moins de 1700 plaintes ont été déposées contre des hôtels, agences de voyage et compagnies aériennes pendant la saison estivale des années 2015 à 2017. Elles portaient notamment sur des surréservations destinées à rentabiliser le plus possible la haute saison ou concernaient des réclamations au sujet de piscines ou d’ascenseurs bondés.
La pratique évoquée plus haut du « homecance » est dérivée de celles dites « staycation » ou « holistay » et consiste à transformer une partie de son logement pour le consacrer exclusivement à ses vacances. Aux dires de l’opérateur de téléphonie mobile SK Telecom, les mots saisis le plus souvent pour effectuer une recherche sur Internet en vue de vacances ont été, l’année dernière, « homecance » et « veterpark », ce dernier terme étant formé d’une partie des vocables « véranda » et « parc aquatique » et désignant une véranda équipée d’une mini-piscine en plastique. Il est parvenu à cette conclusion après avoir analysé au total 1 317 420 informations recueillies dans des reportages, blogs, tableaux d’affichage en ligne et sites de réseaux sociaux au cours du mois de juillet dernier, où des températures supérieures à 33°C ont été enregistrées. En vue de répondre à cette demande, fabricants et détaillants ont entrepris de fournir des équipements qui permettent de rester agréablement chez soi en évitant la foule et la trop forte chaleur des stations balnéaires. « À la haute saison, c’est-à-dire entre les 16 et 30 juillet derniers, les ventes de mini-projecteurs laser et d’enceintes Bluetooth ont respectivement augmenté de 40 et 30 % », a fait savoir le responsable des relations publiques de l’entreprise de produits électroménagers grand public Lotte Himart. Ces articles sont très prisés par la possibilité qu’ils offrent de transformer un mur en grand écran et d’obtenir une qualité de son égale à celle des cinémas. Enfin, les plats cuisinés pour campeurs vendus sur les chaînes de téléachat rivalisent de saveurs avec la cuisine maison, tout en permettant de se sentir vraiment en vacances, loin de la routine du quotidien et de son lieu de vie habituel.
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APERÇU DE LA LITTÉRATURE CORÉENNE
CRITIQUE
La morale décalée résultant d’une perte C’est en 2002, dès ses vingt-deux ans, que Kim Ae-ran a fait des débuts littéraires qui allaient être suivis d’une production pleine de vivacité, de chaleur humaine et de joie de vivre, tandis que ses dernières livraisons évoquent avec sérénité une thématique plus grave portant sur la perte, la séparation et le désir inassouvi. Choi Jae-bong Journaliste au Hankyoreh
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ar rapport à la moyenne de ses confrères écrivains, Kim Ae-ran a entamé sa carrière avec une dizaine d’années d’avance, se situant dès lors résolument à l’avant-garde des tendances littéraires représentatives de la génération des auteurs nés dans les années 1980. Déjà, celles-ci annonçaient les sombres réalités qu’allait connaître une jeunesse du XXIe siècle contrainte d’habiter ou de fréquenter des lieux aussi humbles qu’exigus tels que les supérettes, les gosiwon, ces logements dont le nom signifie littéralement « petite habitation pour la préparation des examens de la fonction publique », les salles d’étude et les chambres en entresol ou mansardées. La nouvelle Je cours les supérettes, qu’allait faire paraître l’auteur dans l’année qui suivit ses premiers pas, en fournit une excellente illustration [voir Koreana Hiver 2017, Vol. 18 n° 4]. Intitulé Cours, papa ! et datant de 2005, le premier recueil de nouvelles de l’auteur rassemble neuf textes qui, pour moitié, ont pour personnage principal un père se révélant être soit un incapable, soit quelqu’un de très peu présent, voire un éternel absent. Dans la nouvelle éponyme, l’un de ces personnages abandonne sa femme enceinte pour ne plus revenir, tandis que, dans Salut d’amour, il s’est volatilisé voilà dix ans pour ne plus reparaître. L’œuvre intitulée Il y a une raison à son insomnie livre quant à elle le portrait d’un homme « qui a causé la ruine de sa famille », partage avec sa fille la chambre louée par cette dernière et
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aggrave son insomnie en regardant la télévision très tard. Quant à la nouvelle Qui lance sans réfléchir des feux d’artifice sur la plage ?, elle est particulièrement éloquente à ce sujet. Lorsque son personnage principal, encore enfant, demande à son père comment il est venu au monde, la réponse de celui-ci lui offre plusieurs pistes possibles sans lui apporter d’explication satisfaisante et le garçonnet décide alors de faire revivre cet événement. L’auteur écrit, dans un passage : « comme l’enfant n’entend pas la voix du père, il veut prendre la parole ». L’idée que, lorsque s’évanouit la voix paternelle, l’enfant renaît ainsi comme conteur rappelle le thème de Ma vie palpitante (2011), ce premier roman qui constitue peut-être la genèse de la création littéraire chez l’auteur. Le deuxième recueil de nouvelles signé de Kim Ae-ran, qui a pour titre L’eau à la bouche (2007), a ceci de remarquable que ses œuvres présentent sous un jour sublimé les situations objectivement malheureuses que ses personnages s’évertuent à surmonter par leurs efforts. Tel est le cas de la nouvelle Vie hautaine, où un pianiste s’acharne à continuer de jouer dans son logement en entresol inondé pendant la saison des pluies. L’œuvre qui a inspiré le titre de ce recueil présente la particularité de substituer à des phénomènes physiologiques la blessure du départ de la mère, qui a abandonné son enfant voilà longtemps en se contentant de glisser un paquet de chewing-gums dans sa poche. Enfin, Marques
© Gwon Hyeok-jae
Kim Ae-ran: « J’ai découvert que l’humour ne pouvait convenir à certaines situations ». de couteau dépeint un personnage de mère qui a vendu des nouilles toute sa vie pour nourrir ses enfants, ce qui fournit un cadre autobiographique à l’œuvre. Ainsi, c’est bel et bien la figure maternelle qui permet à ses enfants de faire face avec dignité aux aléas de la vie. Dix ans après ses débuts, Kim Ae-ran a publié un premier roman, Ma vie palpitante, qui allait remporter un important succès commercial et faire l’objet d’une adaptation au cinéma. Il brosse le portrait d’un adolescent de dix-sept ans qui est atteint de progéria et en meurt prématurément. À ses parents, qui l’ont conçu à un très jeune âge, il laissera le récit qu’il a composé de leur vie, de leur rencontre et de leur amour. Cette œuvre se distingue par l’humour avec lequel elle évoque la manière dont le jeune garçon lutte pour surmonter ses souffrances, ce qui constitue l’un des traits distinctifs de l’écriture originale de l’auteur. Ce fameux « humour à la Kim Ae-ran » sera pourtant totalement absent des deux recueils suivants que sont Traînée de condensation (2012) et L’été dehors (2017), peut-être en raison des deux facteurs suivants. L’auteur aurait-elle décidé de prendre ses distances par rapport à la légèreté et à la vivacité propres à la jeunesse alors qu’elle arrivait à la trentaine ? À cela pourraient s’ajouter une série d’événements qui allaient profondément ébranler la société coréenne dans son ensemble. Les tragédies qu’a connues le pays doivent avoir anéanti toute velléité d’humour chez Kim Ae-ran, notamment
le dramatique incendie qui s’est déclaré en 2009 à Yongsan lors d’un affrontement entre la police et les manifestants opposés aux indemnisations accompagnant un projet d’urbanisme frappant leur quartier et qui allait faire cinq victimes parmi les habitants, ainsi qu’une dans la police. Cinq and plus tard, allait survenir la catastrophe du ferry-boat Sewol, qui a coûté la vie à plusieurs centaines de personnes, pour la plupart des lycéens en voyage scolaire. Dans une interview, Kim Ae-ran allait alors déclarer à ce propos : « J’ai découvert que l’humour ne pouvait convenir à certaines situations ». Dans sa postface de L’été dehors, elle confiait en outre : « Il m’arrive souvent de faire une pause pour prendre le temps de réfléchir à autre chose qu’aux mots, au meilleur que je puisse trouver. » Ces préoccupations différentes sont présentes dans les nouvelles Insectes et Goliath dans l’eau publiées au sein du recueil Traînée de condensation. Avec une imagination dystopique, l’auteur y évoque les aspects sombres de l’aménagement urbain et de ses démolitions, tandis que dans Début de l’hiver et Où voulez-vous aller ? qui font partie de son dernier recueil intitulé L’été dehors, l’ombre du Sewol plane sur le récit sans qu’il ne soit fait mention de son naufrage. Principal texte de cette récente parution, la nouvelle De l’utilité des paysages dont proviendrait le titre, fait dire à son personnage principal qu’en visitant la Thaïlande, il a l’impression de tenir dans sa main une boule à neige. Le fort contraste qui existe entre le paysage de cette boule et celui de la réalité est décrit en ces termes : « Tandis que les flocons blancs tourbillonnaient dans ce globe de verre, dehors, l’été était torride » et rejoint le thème général du recueil, qui porte sur le vécu de ceux qui ont subi un décès ou une perte et sont passés « de l’autre côté de la falaise », selon une expression employée par l’auteur. La nouvelle en question campe un personnage masculin dont les parents ont divorcé suite à une liaison adultère du père et qui, depuis son enfance, éprouve de ce fait un sentiment d’hostilité qui dépasse la simple froideur. Si ce manque d’affection n’a pas de quoi surprendre chez un fils que son père a abandonné, l’auteur remet en question la supériorité morale que revendique le premier. Le récit s’achève sur le cri « double faute » répondant à la phrase « Je n’ai jamais voulu de ce qui était gratuit », que vient de murmurer le personnage principal, et l’on imagine sans peine que cette réplique est due à ce père qui a été arbitre de tennis. Voilà que son fils, qui n’a cessé jusque-là de le juger et de le condamner au nom de principes moraux, fait à son tour l’objet d’un jugement, alors ne s’agirait-il pas là de la confrontation de deux morales décalées ?
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