2019 Koreana Spring(French)

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PrINTEMPS 2019

arts et cUltUre de corÉe RubRique spéciale

les prÉmices de la modernitÉ

à l’aube du XXe siècle Jeongdong, quartier où naquit l’espoir d’un état moderne; l’héritage du génie littéraire moderne; les incertitudes de la libération féminine; la musique populaire, cette fleur jaillie des abîmes du désespoir; la mondialisation culturelle, d’hier à aujourd’hui

Les prémices de la modernité

VoL. 20 N° 1

ISSN 1225-9101 arts et culture de corée 49


Image de Corée

Quand le printemps fête ses f leurs Kim Hwa-young

Critique littéraire et membre de l’Académie coréenne des arts


L

© NewsBank

es notions de heung et de han caractérisent mieux qu’aucune autre la sensibilité spécifique de l’âme coréenne, la première par l’évocation de la joie de vivre et du goût pour les divertissements que fait naître la fusion des énergies terrestre et humaine, et la seconde par celle de la capacité à surmonter la déception de n’avoir pu résoudre une difficulté. L’arrivée du printemps et son éclosion de fleurs font bien sûr déborder les cœurs de ce sentiment de heung et certains les guettent impatiemment à la fenêtre dès le début du mois de mars, mais, sur l’île de Jeju, il leur faudra en attendre la fin pour voir s’ouvrir quelques corolles timides. Leurs plus fervents admirateurs échafauderont aussitôt des projets de voyage vers des contrées méridionales où les emmèneront trains ou autocars disponibles en grand nombre et, en cette saison nouvelle, ils rechercheront plus particulièrement les fleurs de cerisier, de prunellier et de cornouiller, qui se nomment respectivement en coréen beotkkot, maehwa et sansuyu. Plusieurs fêtes des fleurs les attendront sur place, à commencer par celle des maehwa dont Gwangyang, une ville de la province du Jeolla du Sud, a composé une promenade fleurie qui jalonne tous les villages de l’agglomération en longeant les berges du Seomjin et attire chaque année plus d’un million de touristes par son panorama superbe. Aux premiers jours d’avril, la ville de Jinhae prendra la relève en célébrant ses cerisiers en fleurs, comme elle a coutume de le faire depuis les années 1960, et le visiteur en découvrira alors les beautés à leur apothéose. Ceux qu’avait plantés l’occupant dans ce port militaire furent arrachés à la Libération, car emblématiques du Japon impérial. Les autorités apprenant par la suite qu’ils n’étaient pas originaires de ce pays, mais appartenaient à une espèce indigène provenant plus exactement de l’île de Jeju, elles entreprirent d’en planter de nouveaux spécimens. Quand vient le printemps, la ville se pare depuis lors d’une couverture fleurie qui répand une pluie de pétales sur la tête des promeneurs. Pareille splendeur n’a d’égale que celle qu’ils découvriront à Hwagae, cette autre ville de la province du Gyeongsang du Sud dont l’une des routes est bordée de plus de mille cerisiers sur toute sa longueur de quatre kilomètres. Construite dans les années 1930 pour relier le marché de Hwagae au temple de Ssangye, elle serpente entre les collines en épousant les méandres du Seomjin sous la magnifique voûte des cerisiers centenaires couverts de fleurs. Les citadins privés de la possibilité de s’offrir ces voyages n’en auront pas moins l’occasion de goûter aux joies du printemps qui, dans la capitale comme dans les autres métropoles du pays, inonde l’air de ses senteurs exquises. Le quartier de Yunjung-ro situé dans l’arrondissement séoulien de Yeouido, les lacs de Seokchon et Bomun qui se trouvent, l’un dans cette même ville et l’autre dans celle de Gyeongju, l’agglomération de Gurye tout entière, et la colline de Dalmaji adossée à Haeundae, la plage de Busan, sont autant de paysages urbains que la floraison printanière vient embellir. Selon les résultats d’une étude, neuf Coréens sur dix feraient le déplacement pour aller contempler ce spectacle, sept d’entre eux passant à cet effet une nuit loin de chez eux, y compris jusqu’au Japon dans l’un de ces derniers cas. Il est regrettable que le printemps coréen soit d’aussi courte durée, puisque les chaleurs estivales y mettent fin dès la mi-avril, dépouillant les arbres de leurs habits fleuris et, quand s’en vont à leur tour les touristes, il ne reste de leur passage que des monceaux de déchets. Cette fugacité printanière serait-elle une éphémère manifestation de ce goût amer du han que laissent beauté florales et réjouissances passées ?


Lettre de la rédactrice en chef

Éditeur

Un retour sur le passé salutaire pour l’avenir

Directeur de

Voilà un siècle, le peuple de Corée descendait dans la rue pour défendre les libertés que lui conféraient ses droits souverains et la foule, brandissant l’emblème national, cria alors son désir d’indépendance. À partir de la capitale et de six autres villes où elles se déclenchèrent en ce 1er mars 1919 à midi, ces actions se poursuivirent deux mois durant sur tout le territoire de manière pacifique, mais le pouvoir colonial japonais allait répondre par la violence à la non-violence. Si les statistiques varient selon les sources consultées, les historiens s’accordent à estimer le nombre de protestataires à près de deux millions de personnes, parmi lesquelles environ 7 500 furent tuées, 16 000 blessées et 46 900 arrêtées, nombre d’entre elles ayant, dans ce dernier cas, succombé à d’atroces tortures, telle Yu Gwan-sun. Le mouvement du 1er mars allait avoir pour conséquence la création du gouvernement provisoire de la République de Corée en exil à Shanghai, celui-ci relayant à l’étranger le combat que n’eurent de cesse de mener les partisans de l’indépendance sur le sol coréen, qui par la voie diplomatique, qui par l’affrontement armé, jusqu’au rétablissement de la souveraineté du pays survenu à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Son essor entraîna aussi l’apparition d’une diaspora coréenne dans différentes régions du monde. Enfin, par son esprit foncièrement non violent, le mouvement du 1er mars eut aussi pour effet, et non des moindres, d’encourager d’autres peuples d’Asie à opposer une résistance pacifique à la domination coloniale. À l’occasion du centenaire de ce mouvement historique, Koreana se propose d’évoquer ce que fut la Corée au tournant du siècle dernier dans le cadre de sa rubrique spéciale intitulée « Les prémices de la modernité à l’aube du XXe siècle » et principalement consacrée aux domaines des arts et de la culture. Quoique réduits à l’échelle d’individus tels que des artistes ou écrivains, ces fragments d’histoire présentent l’intérêt de montrer comment les Coréens dans leur ensemble et ceux-ci en particulier surent faire face aux remous qui agitèrent le pays à cette sombre époque de son histoire.

Rédactrice en chef Choi Jung-wha

la rédaction Réviseur

Lee Sihyung Kim Seong-in Suzanne Salinas

Comité de rédaction

Han Kyung-koo

Benjamin Joinau

Jung Duk-hyun

Kim Hwa-young

Kim Young-na

Koh Mi-seok

Charles La Shure

Song Hye-jin

Song Young-man

Yoon Se-young

Traduction

Kim Jeong-yeon

Directeur photographique

Kim Sam

Rédacteurs en chef adjoints

Ji Geun-hwa, Noh Yoon-young

Directeur artistique

Kim Ji Yeon

DESIGNERS

Kim Eun-hye, Kim Nam-hyung,

Yeob Lan-kyeong

Conception et mise en page

Kim’s Communication Associates

44 Yanghwa-ro 7-gil, Mapo-gu

Seoul 04035, Korea

www.gegd.co.kr

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ABONNEMENTS ET CORRESPONDANCE Prix au numéro en Corée : 6 000 wons Autres pays : 9 $US Autres régions, y compris la Corée Voir les tarifs d’abonnement spéciaux à la page 80 de ce numéro.

Choi Jung-wha Rédactrice en chef

Arts et culture de Corée Printemps 2019

IMPRIMÉ AU PRINTEMPS 2019 Samsung Moonwha Printing Co. 10 Achasan-ro 11-gil, Seongdong-gu, Seoul 04796, Korea Tel: 82-2-468-0361/5 © Fondation de Corée 2019

Publication trimestrielle de la Fondation de Corée 55 Sinjung-ro, Seogwipo-si, Jeju-do 63565, Corée du Sud http://www.koreana.or.kr

Tous droits réservés.Toute reproduction intégrale ou partielle, faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de la Fondation de Corée, est illicite. Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction de Koreana ou de la Fondation de Corée. Koreana, revue trimestrielle enregistrée auprès du ministère de la Culture et du

Palais de Deoksu

Tourisme (Autorisation n°Ba-1033 du 8 août 1987), est aussi publiée

Kim Bom 2010, acrylique sur toile, 162 cm × 130 cm.

indonésien.

en chinois, anglais, espagnol, arabe, russe, japonais, allemand et


RUBRIQUE SPÉCIALE

Les prémices de la modernité à l’aube du XXe siècle 04

RUBRIQUE SPÉCIALE 1

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RUBRIQUE SPÉCIALE 3

Jeongdong, quartier où naquit l’espoir d’un État moderne

Les incertitudes de la libération féminine

Suh Young-hee

Kim Chi-young

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28

RUBRIQUE SPÉCIALE 2

L’héritage du génie littéraire moderne Song Sok-ze

32

RUBRIQUE SPÉCIALE 5

La mondialisation culturelle, d’hier à aujourd'hui Jung Duk-hyun

RUBRIQUE SPÉCIALE 4

La musique populaire, cette fleur jaillie des abîmes du désespoir Chang Yu-jeong

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DOSSIER

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LIVRES ET CD

Un voyage dans le temps et les dictionnaires

The Court Dancer (La danseuse de cour)

Hong Sung-ho

Le roman d’une première Coréenne à Paris

42

KoreanLit (www.koreanlit.com) ENTRETIEN

Dalparan ou l’art du renouvellement musical Lim Hee-yun

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ESCAPADE

Sur les traces du roi Jeongjo à la forteresse de Hwaseong Lee Chang-guy

Un site consacré à la diffusion d’œuvres littéraires coréennes Charles La Shure

58

DIVERTISSEMENT

Les morts-vivants font leur apparition Jung Duk-hyun

60

REGARD EXTÉRIEUR

2009-2019 : dix ans d’événements marquants en Corée Eva John

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INGRÉDIENTS CULINAIRES

L’algue séchée allie le gustatif au nutritif Jeong Jae-hoon

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APERÇU DE LA LITTÉRATURE CORÉENNE

Entre peur et désir d’écrire Choi Jae-bong

Quand aboiera la faucille Kim Deok-hee


rubrIque spéCIale 1

Les prémices de la modernité à l’aube du XXe siècle

Jeongdong,

quartier où naquit l’espoir d’un État moderne

Les constructions de style traditionnel ou occidental qui encadrent la salle du trône du palais de Deoksu datent du début du XXe siècle. C’est là qu’en 1897 Gojong, vingt-quatrième monarque du royaume de Joseon, proclama l’Empire de Corée et engagea une intense activité diplomatique en dépit de laquelle la nation allait se voir priver de sa souveraineté en 1910.

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Situé au cœur de Séoul, le quartier de Jeongdong vit naître l’Empire de Corée et accueillit les légations occidentales, missionnaires chrétiens et conseillers techniques qui pénétraient pour la première fois sur son sol, de sorte qu’il allait faire figure de vitrine de cette modernité occidentale que souhaitait l’empereur. En 1910, l’usurpation de la souveraineté nationale par le Japon allait anéantir le rêve que nourrissait ce monarque de construire un État fort et indépendant en mettant fin à cet empire treize ans à peine après son instauration. Suh Young-hee Professeur d’histoire moderne à l’Université polytechnique de Corée

© office de gestion du palais de Deoksugung

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culture et modernité occidentales aux yeux de la population.

Le renouveau d’un État

Par la proclamation de l’Empire de Corée, dit Daehan Jeguk en coréen, le roi Gojong affirma l’indépendance du pays au regard du droit international et mit ainsi un terme aux liens de vassalité qui l’unissaient à la Chine, mais aussi à ce royaume de Joseon qui rayonnait depuis 1392 avant de connaître un déclin inexorable. Âgé de 45 ans, le nouvel empereur donna à l’époque qui s’ouvrait le nom de « Gwangmu », c’est-à-dire du « guerrier flamboyant », qu’il adopta également en se faisant couronner empereur. Il entendait apporter à son pays la prospérité et la modernisation qui lui permettraient de se défendre des menées chinoises, japonaises et russes à l’encontre de sa souveraineté. L’empereur entreprit aussi d’apporter des transformations à son palais de Gyeongun situé à Jeongdong et, en dirigeant éclairé qu’il aspirait à être, il encouragea sans réserve le recours à l’architecture occidentale pour mener résolument cette modernisation emblématique de celle du pays. Aux côtés du pavillon traditionnel de Junghwajeong, qui abritait la salle du trône symbolisant le pouvoir royal, apparurent

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© Musée national des palais de Corée

ans les années 1880, l’ouverture de la Corée au monde extérieur modifia profondément la configuration traditionnelle du quartier de Jeongdong, qui vit nobles et fonctionnaires royaux s’établir à proximité du palais de Gyeongbok, ainsi que les émissaires de pays occidentaux soucieux de se trouver au plus près de la cour. Le premier à y élire domicile fut l’Américain Lucius Harwood Foote, qui avait été chargé de prendre la tête d’une légation en vertu du Traité de paix, d’amitié, de commerce et de navigation, dit de Shufeldt, conclu avec la Corée. À cet effet, il acheta en 1884 la maison d’une famille de nobles, les légats britannique, russe et français ne tardant pas à s’installer à leur tour dans le quartier. Ils y élevèrent de magnifiques demeures de style occidental par lesquelles ils entendaient afficher leur grandeur et leur opulence, contrairement à Lucius Harwood Foote et à sa modeste acquisition de style traditionnel. Toujours sur pied dans l’enceinte de l’actuelle résidence de l’ambassadeur des États-Unis, ce petit hanok d’autrefois accueille encore des occupants et figure parmi les premiers biens dont se sont dotés les États-Unis à l’étranger. Dans ces circonstances, les activités diplomatiques prirent rapidement leur essor à Jeongdong, qui fut bientôt connu sous les nom de « quartier des légations » ou de « rues des 1. Dernier prince héritier de Joseon, le roi Yeongchin légations » et où se multiplièrent pose, au fond et au centre, aussi hôtels et commerces à l’in- parmi de hauts fonctiontention du corps diplomatique et naires, pour cette photo prise en 1911 au pavillon de de ses invités, ces ressortissants Seokjojeon, une construcétrangers transformant les lieux à tion de style néo-classique où l’empereur Gojong receleur goût. L’arrivée des premiers mis- vait les émissaires étrangers et que le pouvoir colonial sionnaires chrétiens allait en japonais transforma en outre entraîner l’implantation du musée d’art après l’annexion siège de l’Église presbytérienne de la Corée. et méthodiste américaine situé 2. Chefs de missions diplomatiques étrangères se à proximité de la légation amé- tenant en 1903 au pavillon ricaine et aussitôt pourvu d’hô- de la légation américaine pitaux modernes et d’écoles de situé à Hanseong, l’ancien missionnaires comme celles de nom de Séoul, à l’issue d’une réunion à laquelle ils avaient Pai Chai Hakdang, Ewha Haktang été conviés par le ministre et Kyungshin qui allaient deve- Horace N. Allen (quatrième nir plus tard de prestigieux éta- à gauche). blissements. En ces temps où les 3. Portrait en pied de l’empereur Gojong, cheveux jeunes filles demeuraient exclues coupés très courts, tiré de du système scolaire, ces religieux l’Album de photos de la fajouèrent un rôle important dans mille royale Yi qui fut publié 1920. Son fils Sunjong le développement de l’instruction en lui avait succédé au trône féminine et le quartier dans son après qu’il eut été contraint ensemble en vint à représenter d’abdiquer en 1907.


alors de nouveaux bâtiments de style occidental dignes d’un pays moderne. Une construction de plain-pied, dite Jungmyeongjeon, fut notamment élevée à l’arrière du palais, non loin de la légation américaine, pour y aménager la bibliothèque royale de style occidental. Détruit par le feu à deux reprises, cet édifice fut reconstruit en brique et pourvu d’un étage où finit par résider l’empereur à partir de 1904. C’est là qu’il accueillit Alice Roosevelt, la fille du président américain Theodore Roosevelt et son secrétaire à la défense William Howard Taft qui effectuaient alors des missions diplomatiques de grande ampleur en Asie. Soucieux d’assurer le soutien des ÉtatsUnis à l’Empire, le souverain leur offrit une excellente hospitalité et leur fit présent de son portrait en pied pris dans le couloir de ce bâtiment, ce qui n’allait pas suffire à faire revenir William Howard Taft sur son refus d’enrayer la montée du Japon dans la région, car il estimait qu’en plaçant la Corée sous son protectorat, celui-ci contribuerait à la stabilité de tout l’Extrême-Orient. L’adjonction d’un étage fut aussi réalisée au pavillon de Dondeokjeon bâti en 1901 à l’intention des personnalités invitées aux cérémonies de commémoration du 40e anniversaire de l’empereur, lesquelles durent finalement être annulées. Par la suite, cet édifice alliant les styles gothique et Renaissance n’allait pas moins servir régulièrement à l’accueil des dignitaires étrangers par l’empereur ou à la tenue de banquets où assistaient les hauts fonctionnaires arborant leurs costumes à queue-de-pie. Le pavillon de Seokjojeon, pour sa part, constitue la plus grande construction de style occidental qui soit parvenue jusqu’à nos jours dans l’enceinte du palais. Sa réalisation est due à deux Britanniques dont l’un, John McLeavy Brown, qui occupait le poste de conseiller aux finances, eut l’initiative, tandis que l’autre, un ingénieur nommé J. R. Harding, qui avait exercé à Shanghai, se chargea de la conception. Au terme de leurs études, ils proposèrent de réaliser un édifice de style néo-classique convenant à ce roi désireux de symboliser la modernité du pays en dépit des difficultés économiques que connaissait celui-ci, mais le chantier qu’il exigea ne s’acheva malheureusement qu’au mois de juin 1910, soit deux mois à peine avant l’annexion japonaise. L’Empire de Corée mit aussi en œuvre divers autres grands travaux d’infrastructure, notamment sous l’impulsion de Yi Chae-yeon, qui était le magistrat en chef de Hanseong, l’ancien nom de Séoul. Ayant également été en poste à la légation coréenne de Washington, il allait concevoir le schéma directeur d’un plan d’urbanisme qui prenait pour modèle la capitale américaine. L’entreprise Hanseong Electric Co., dont la création fit appel à des fonds privés fournis par l’empereur Gojong,

se vit quant à elle confier plusieurs travaux d’infrastructure, dont la réalisation des réseaux électrique, téléphonique et du tramway, ainsi que l’adduction d’eau. Dès 1899, elle mit en service une première ligne de tramway qui reliait d’est en ouest le quartier de Seodaemun à celui de Cheongnyangni et fut la deuxième d’Asie après celle de Kyoto. L’année suivante, l’éclairage public allait être assuré sur une grande artère de la capitale, l’avenue de Jongno, dont les réverbères jalonnèrent désormais tout le parcours.

3 © Musée d’histoire de Séoul

l’action diplomatique

Ayant entrepris dans les années 1880 de gouverner le pays en monarque éclairé, l’empereur entendait adopter la civilisation occidentale et recueillir toute information utile à cette fin auprès des missionnaires, diplomates ou voyageurs qui se trouvaient en Corée. Dans son palais, il fit installer le téléphone et l’électricité, mais y introduisit aussi des produits tels que le champagne ou le café et, lorsqu’il recevait des émissaires étrangers, revêtu de son uniforme de style prussien, il les conviait à des banquets à l’occidentale ou à des dîners servant des plats français. Il fit même venir la belle-sœur du premier consul général de Russie en Corée Karl Waeber, une Russe d’origine allemande nommée Antoinette Sontag qui fit bâtir et exploiter un établissement à son nom, l’hôtel Sontag, sur des terrains que lui avait gracieusement cédés l’empereur. Persistant dans la voie de la modernisation du pays, Gojong fit aussi appel à pas moins de deux cents spécialistes étrangers composés de conseillers auprès des ministères et de techniciens intervenant dans les projets d’infrastructure et de transport, mais, s’ils introduisirent les connaissances et procédés techniques occidentaux en Corée, ces experts venus de l’étranger le firent avant tout dans l’intérêt de leurs pays respectifs. Nombre d’entre eux s’établirent à Jeongdong, où ils côtoyèrent missionnaires ou diplomates, et se joignirent ainsi à la population étrangère plus ancienne de la capitale. Au fur et à mesure que l’Empire de Corée s’employait à être accueilli au sein de la communauté internationale, le quartier de Jeongdong se transformait en un centre tant officieux qu’officiel d’intenses activités diplomatiques. Dès 1887, le premier diplomate coréen allait rejoindre son poste

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© Agence des contenus créatifs coréens

dans la ville de Washington et, peu après, ce fut au tour de ministres extraordinaires et plénipotentiaires d’être affectés dans des pays européens tels que la Russie, la France, la Grande-Bretagne ou l’Allemagne en vue d’y établir des légations. En 1896, l’empereur Gojong chargea même l’un de ses proches collaborateurs nommé Min Yeong-hwan d’assister au couronnement du tsar Nicolas II en tant qu’envoyé extraordinaire, puis, l’année suivante, aux commémorations du 60e anniversaire de l’avènement de la reine Victoria. En matière d’organisations et de conventions internationales, l’Empire de Corée allait devenir membre de l’Union postale universelle en 1899 et être signataire de la Convention de Genève en 1903. En 1899, il avait pourtant été tenu à l’écart de la première conférence de la paix de La Haye, qui réunissait les représentants de ses pays membres en vue de rechercher un règlement pacifique aux conflits internationaux, ce qui ne le dissuada pas de présenter, trois ans plus tard, une demande d’adhésion à cette organisation dans le but de se prémunir contre une violation de sa souveraineté nationale par le Japon. Peu avant le déclenchement de la guerre russo-japonaise de 1904, l’Empire de Corée adressa aux grandes puissances de ce monde, par l’intermédiaire d’un émissaire dépêché dans la ville chinoise de Zhifu, une missive dans laquelle il déclarait sa neutralité dans le but d’éviter la surveillance incessante de ses activités diplomatiques par le Japon. Deux ressortissants européens auraient alors apporté leur aide aux fonctionnaires

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du palais qui rédigèrent cette déclaration sous la direction de Yi Yong-ik, un proche et dévoué collaborateur de Gojong, à savoir le gouvernant français de la famille royale nommé Emile Martel et un conseiller belge. Après que le vicomte de Fontenay, ministre par intérim de la légation française, eut assuré la traduction de ce texte, celui-ci fut télégraphié au viceconsul de France à Zhifu. Ces efforts furent accomplis en vain, car, dès le début des hostilités avec la Russie, le Japon s’empressa d’envoyer des milliers d’hommes en Corée et se livra ainsi à une occupation militaire des plus illicites. La communauté internationale ferma pourtant les yeux devant cet acte, notamment la Grande-Bretagne et les ÉtatsUnis, qui apportaient d’ores et déjà leur soutien au Japon dans le cadre de la deuxième alliance anglo-japonaise et en vertu de l’accord dit de Taft-Katsura, qui protégeaient respectivement les intérêts de ces pays en Chine et en Corée. Le président américain Theodore Roosevelt allait cependant négocier, entre la Russie et le Japon, un accord de paix qui ferait de lui le premier Américain à se voir décerner le prix Nobel de la paix. Le traité en question n’évoquant pas la présence japonaise en Corée, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Russie, reconnurent de facto les revendications territoriales du Japon sur l’Empire de Corée. Le Japon, que sa victoire sur la Russie classait désormais parmi les grandes puissances, allait, sous la contrainte, enjoindre l’Empire de Corée de signer un traité de protectorat en 1905. L’empereur Gojong s’y refusa jusqu’au bout, mais cinq de ses huit ministres, cédant aux menaces d’Ito Hirobumi, se résignèrent à apposer leur signature. Quoique les conditions dans lesquelles celle-ci fut extorquée rendent le texte nul et non avenu en droit international, le Japon s’empressa d’annoncer au monde entier la nouvelle du protectorat qui mettait fin à l’Empire de Corée.

Une souveraineté spoliée

Au lendemain de la conclusion de ce traité, Willard D. Straight, vice-consul à la légation américaine, témoigna de la présence de soldats japonais positionnés devant le pavillon de Jungmyeonjeon qui abritait la résidence impériale. Son pays allait être le premier à fermer sa légation en Corée, d’autres nations étrangères faisant de même par la suite, dont la France, qui était alliée à la Russie et abandonnerait la dernière sa représentation dans le quartier de Jeongdong. En prenant le quartier de Jeongdong pour nouvel emplacement de son palais, l’empereur avait espéré s’attirer l’aide des grandes puissances, mais il ne la reçut jamais et fit au contraire la cruelle expérience de l’impossibilité, pour les nations les plus faibles, d’appeler les plus riches et puissantes à leur secours afin de conserver leur indépendance et leur


souveraineté. Déterminé à obtenir gain de cause, l’empereur Gojong n’en poursuivit pas moins ses efforts pour persuader la communauté internationale et, par l’entremise du médecin et missionnaire Horace N. Allen, qui avait été ministre en Corée, il sollicita l’intervention américaine dans les affaires de la péninsule coréenne, aucune suite n’étant donnée à sa demande. Il fit alors appel à Homer B. Hulbert, un missionnaire et enseignant américain récemment arrivé, pour faire parvenir des missives manuscrites en Autriche, en Belgique, au Royaume-Uni, en France, en Allemagne, en Hongrie, en Italie, en Russie et aux États-Unis, mais les chefs d’État respectifs de ces pays refusèrent de s’ingérer dans les ambitions territoriales du Japon. En d’autres termes, une fin de non-recevoir fut opposée à l’argument avançant la nullité du traité de protectorat nippo-coréen de 1905 au regard du droit international du fait de sa signature sous la contrainte. L’empereur Gojong tenta alors vainement de saisir la Cour permanente d’arbitrage de La Haye. Dans un effort ultime, il entreprit de se faire représenter par trois de ses proches collaborateurs, nommés Yi Sang-seol, Yi Wi-jong et Yi Jun, à la deuxième Conférence de la paix de La Haye, où les représentants de 44 pays se réunissaient de juin à octobre 1907. Cette mission leur ayant été confiée inopinément, les émissaires s’infiltrèrent dans le plus grand secret en Russie, d’où ils gagnèrent La Haye. Parvenus sur les lieux, ils furent empêchés de participer à la conférence et sollicitèrent alors une intervention internationale par le biais des journalistes qui avaient accouru du monde entier à cette conférence. Une fois encore, l’Empire de Corée se heurta au refus des puissances mondiales de se pencher sur son sort. En châtiment de cette mission secrète, le Japon destitua l’empereur Gogeong dans le mois qui suivit l’ouverture de la Conférence de la paix de La Haye. Le monarque abdiqua alors en faveur du prince héritier, qui serait plus tard connu sous le nom de Sunjong, lors d’une cérémonie qui eut lieu au pavillon de Jungmyeongjeon. Le nouvel empereur dut s’établir au palais de Changdeok, tandis que son prédécesseur

occuperait celui de Gyeongun, où il fut placé à l’isolement jusqu’à son décès survenu le 21 janvier 1919, d’aucuns soupçonnant des agents japonais d’être les auteurs de son empoisonnement. Cinq semaines plus tard, éclatait le mouvement de résistance du 1er mars, qui, en Asie, allait constituer la première révolte populaire d’envergure contre l’occupation japonaise.

La fin d’un empereur

Aujourd’hui connu sous le nom de palais de Deoksu, le palais de Gyeongun, que le départ de l’empereur avait laissé vide, allait subir un démantèlement systématique, l’occupant japonais réduisant considérablement sa superficie et détruisant nombre de constructions. Le pavillon de Jungmyeongjeon, qui abritait la résidence de Gojong, fut loué à des étrangers en vue de la création d’un club, tandis que celui de Dondeokjeon, construit à l’origine pour recevoir les visiteurs étrangers, était démoli et remplacé par un parc, puis, dans les années 1930, bien d’autres constructions durent céder la place à des lieux publics, seuls les pavillons de Junghwajeon et Seokjojeon étant épargnés. L’annexion officielle de la Corée par le Japon, suivie plus tard de la destruction sans merci des symboles de sa souveraineté et de sa dignité de nation, mit ainsi fin en 1910 au rôle que jouait jusque-là le quartier de Jeongdong. Du missionnaire américain Homer B. Hulbert, qui assista l’empereur dans sa quête éperdue d’un appui international, demeure à jamais l’image d’un homme qui fut jusqu’au bout l’ami de la Corée et sa dépouille repose aujourd’hui au cimetière des missionnaires étrangers de Yanghwajin situé à Séoul. Quant au quartier de Jeongdong, il offre aujourd’hui un havre de paix dans l’effervescence du centre-ville. Son étroite rue pavée de Jeongdong-gil, qui longe les murs du palais à l’ombre des ginkgos, invite le passant à se replonger dans des temps révolus, et, en 1999, la Ville de Séoul a décerné l’appellation de « belle rue où marcher » à cette voie qu’arpentèrent autrefois nombre de résidents occidentaux et de courtisans d’un empire en déclin qui criait sa détresse. © Getty Images

1. Édifié en 1899 pour abriter la bibliothèque impériale, le pavillon de Jungmyeongjeon servit à l’empereur Gojong, dès 1904, aussi bien de résidence que de cabinet de travail et le traité de protectorat nippo-coréen de 1905 allait y être signé. Il se situe aujourd’hui hors les murs d’enceinte de l’ouest du palais de Deoksu.

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2. Vue du pavillon de Jungmyeongjeon extraite de l’Histoire du palais de Deoksu, un ouvrage de 1938 dû à l’historiographe coloniale japonaise Oda Shogo. 3. Dans les ruelles qui longent les murs de pierre du palais de Deoksu, il règne une atmosphère calme qui contraste avec l’animation du centreville tout proche.

Arts et culture de Corée 9


Le parc Tapgol, berceau de l’indépendance Le 1er mars 1919, soit voilà très exactement un siècle, allait se tenir dans le parc Tapgol un rassemblement de partisans de l’indépendance nationale qui représenta le point de départ de la lutte contre le pouvoir colonial japonais.

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2 © Agence des contenus créatifs coréens

Situé au cœur de la capitale, le parc Tapgol servit d’arène à l’expres-

Un lieu ouvert à tous

sion de la colère populaire qui grondait à la fin du XIXe siècle, tout un

Plusieurs années auparavant, le roi Gojong, dans le cadre d’un plan

chacun pouvant débattre des réformes sociales du pays, jusqu’aux

d’urbanisme entrepris en 1896, ordonna de doter la capitale d’un jardin

bouchers qui vivaient pourtant depuis toujours dans l’exclusion. Après

public et, à cet effet, John McLeavy Brown, son conseiller financier ori-

avoir énoncé avec force leurs griefs et revendications, les orateurs se

ginaire d’Irlande du Nord, créa un espace de style occidental à l’ancien

dirigèrent résolument vers la grande porte du palais tout proche pour

emplacement d’un temple dit de Wongak. Connu dans un premier

soumettre un cahier de doléances. L’annexion du pays qu’allait perpé-

temps sous le nom de « parc de la pagode », qu’il tirait de cet édifice

trer le Japon et l’établissement du pouvoir colonial qui y succéda entre

en marbre de dix étages toujours sur pied et désormais classé Trésor

1905 et 1910 allaient donner un coup d’arrêt à cette contestation.

national n°2, il allait prendre en 1991 celui de Tapgol, qui signifie « le

Par la suite, la montée de la résistance au régime militaire occu-

village à la pagode ».

pant de facto le pays allait atteindre son paroxysme et aboutir, le 1er

En 1902, il allait s’agrémenter d’un pavillon octogonal qui fut

mars 1919, à la proclamation, dans le parc Tapgol, d’une déclaration

construit en vue des festivités du 40e anniversaire du règne de ce mo-

d’indépendance inédite qui était principalement l’œuvre de militants

narque et accueillit le premier concert public donné par un orchestre

activistes. Sur l’ensemble du territoire, s’ensuivirent alors des mani-

de musique occidentale.

festations qui, bien qu’exemptes de toute violence, furent réprimées

Après s’être produit au Japon, le compositeur allemand Franz Ec-

par des arrestations et massacres qui eurent raison de ce mouvement

kert était venu s’établir à Séoul en 1901 à l’invitation de l’Empire de Co-

en deux mois à peine. À l’étranger, ses partisans allaient cependant

rée afin d’y créer un orchestre militaire faisant usage d’instruments de

se constituer en gouvernement provisoire et faire des émules dans

musique occidentaux. Étant situé au sein du quartier cosmopolite de

d’autres pays.

Jongno, le parc Tagpol allait accueillir cette formation à de nombreuses reprises afin qu’elle interprète des morceaux du répertoire européen.

10 Koreana Printemps 2019


Le 9 septembre 1902, à l’occasion de l’anniversaire de l’Empereur

collégiens et lycéens investirent les rues pour protester contre l’occu-

Gojong, Franz Eckert dirigea aussi la première interprétation de Daehan

pation japonaise et la foule des Coréens qui s’étaient massés à l’entrée

Jeguk Aegukga, qui était l’hymne national de l’Empire de Corée. Par la

du palais pour présenter leurs condoléances se joignit alors à eux en

suite, cette œuvre à la gamme de musique occidentale et aux paroles co-

s’écriant à l’unisson « Vive l’indépendance de la Corée ! »

réennes allait être jouée lors des fêtes et cérémonies de la cour impériale,

Cet événement allait déclencher un mouvement de résistance

ainsi que dans tous les établissements scolaires. Aux côtés du drapeau

d’envergure nationale, dit du 1er mars ou de Samil Manse, qui repré-

national, dit Taegeukgi, ce symbole national contribua ainsi à renforcer

senta la plus importante manifestation d’opposition à l’occupation ja-

l’amour de la patrie et le chef d’orchestre Franz Eckert fut décoré de la

ponaise. Organisé à l’origine par des réfugiés politiques, des étudiants

médaille Taegeuk de l’Empire. Il repose au cimetière des missionnaires de

résidant à l’étranger, des chefs religieux et d’autres intellectuels, il allait

Yanghwajin situé à Séoul, où il fut inhumé à sa mort, en 1916.

s’intensifier en s’étendant sur le sol national à l’ensemble des Coréens.

« Que Dieu vienne en aide à notre empereur pour que perdure

Une page décisive de l’histoire du pays fut ainsi tournée dans ce

son autorité dans le monde ! ». Dès l’annexion japonaise, cette seule

parc Tapgol qui avait vu converger de simples citoyens aspirant à se

phrase allait entraîner l’interdiction du chant, qui céda la place à celui

libérer du carcan d’une société de classes pour entrer de plain-pied

du Japon, dont l’adaptation avait été réalisée par Franz Eckert en 1880.

dans la modernité et refusant la domination coloniale à laquelle ils

Les partisans de l’indépendance qui avaient trouvé refuge à l’étranger,

souhaitaient substituer l’indépendance de leur pays. Dès le mois d’avril

notamment à Hawaï, en Russie et en Chine, perpétuèrent cependant

1919, le gouvernement provisoire de la République de Corée mis sur

l’hymne de l’Empire de Corée en le chantant dans une version nouvelle

pied à Shanghai allait promulguer une constitution fondée sur le répu-

au texte et à la mélodie légèrement modifiés.

blicanisme démocratique qui jeta les bases de la future République de Corée créée en 1948.

Le prélude aux funérailles royales Le 21 janvier 1919, l’Empereur Gojong, que le gouvernement colonial japonais avait forcé à abdiquer, disparut subitement à l’âge de 67 ans, après avoir vécu plusieurs années en détention au palais de Deoksu, la rumeur voulant qu’il ait été empoisonné sur ordre du régime. La population endeuillée afflua des quatre coins du pays pour assister à ses funérailles qui devaient avoir lieu le 3 mars à Séoul. Le 1er mars, jour de la répétition du déplacement du convoi funèbre, un étudiant de la faculté de médecine de Gyeongseong nommé Han Wi-geon se campa sur la terrasse du pavillon octogonal du parc Tapgol pour lire à haute voix la Déclaration d’indépendance. Galvanisés,

1. Vue du cortège funèbre de l’empereur Gojong disparu le 21 janvier 1919. Sa mort, qui, selon la rumeur, aurait été provoquée par un empoisonnement attribué à des agents japonais, fut à l’origine d’un mouvement d’indépendance qui se dressa contre l’occupant japonais. 2. Photo de commémoration de la fanfare militaire de l’Empire de Corée au premier rang et au centre de laquelle se tient Franz Eckert, coiffé d’un feutre, après une représentation donnée au pavillon octogonal du parc de Tapgol en 1902. 3. Trente-trois représentants du peuple coréen furent signataires d’une déclaration d’indépendance par laquelle ils proclamèrent leur refus de la domination coloniale japonaise. Le 1er mars 1919, suite à la lecture publique de ce texte au parc de Tapgol, des manifestations antijaponaises éclatèrent dans tout le pays. 3

© Musée de l’indépendance coréenne

arts et culture de corée 11


Gunsan et la modernisation coloniale À l’époque coloniale, l’occupant japonais fit usage du port de Gunsan pour transporter jusqu’à la mère patrie la production issue du grenier à riz qu’était le sud-ouest de la Corée et cette ville eut donc à subir une exploitation commerciale étrangère tout en faisant figure de symbole de la modernisation. Le choix que fit le colonisateur d’exporter le grain à partir de Gunsan

forcée des ports au détriment de la situation économique des agricul-

s’expliquait, de manière tout à fait logique, par la situation du port sur

teurs, ceux-ci réclamant dès lors un embargo sur les exportations et le

les rives du Geum, un peu en amont de son embouchure dans la mer

rétablissement du commerce intérieur.

Jaune, et par la présence de champs fertiles bordant ce bel affluent

C’est dans l’espoir d’accroître ses recettes douanières que l’Empire

sur tout son cours. Ces expéditions avaient débuté sous le royaume

de Corée s’était résigné, en 1899, à ouvrir son port de Gunsan, où il

de Joseon en application du traité de Ganghwa de 1876, premier d’une

disposait d’un silo à grain qui alimentait le commerce de la province.

longue série d’accords iniques que la Corée avait été contrainte de signer. Ses dispositions prévoyaient la sortie d’une quantité illimitée de

1

marchandises exemptées des droits de douane frappant d’ordinaire le riz et les autres céréales. Prenant très tard conscience de la portée de ces clauses, le gouvernement de Joseon obtint néanmoins, mais non sans mal, leur révision, ainsi qu’un embargo sur l’exportation des céréales, le Japon ne cessant alors de formuler des objections à l’encontre de ces mesures et d’exiger une indemnisation en contrepartie. Au cours des trente années qui s’écoulèrent entre l’ouverture des ports coréens stipulée par ce traité et le début de la colonisation de la Corée, les échanges commerciaux réalisés par les deux pays portèrent principalement sur le riz et le coton issus de leur production. Ainsi, l’étoffe qui provenait des filatures de coton implantées dans des régions du Japon à l’industrie naissante se retrouvait en terre coréenne, tandis que le riz récolté sur celle-ci permettait aux classes laborieuses japonaises de s’alimenter à peu de frais.

Le pillage de la riziculture Dans des conditions d’échange aussi inéquitables, le Japon allait peu à peu transformer la Corée en une réserve de denrées alimentaires destinées à sa consommation et en un débouché commercial lui permettant d’écouler sa production, cette situation provoquant une pénurie chronique de riz en Corée et la flambée de son prix. Après avoir vendu tout le riz d’une récolte, les paysans manquaient de provisions jusqu’à la suivante, qui avait lieu au printemps, et le prix extrêmement bas auquel ils avaient cédé la première ajoutait encore à leur dénuement face au coût de la vie toujours plus élevé. Ces difficultés croissantes furent à l’origine de la révolte paysanne de Donghak qui éclata en 1894 dans les deux provinces de Jeolla avant de se répandre sur tout le territoire et résultaient donc, pour partie, du pillage de la production rizicole auquel se livra le Japon suite à l’ouverture © Musée d’histoire moderne de Gunsan

12 Koreana Printemps 2019


1. Les 800 sacs de riz qui composent cette tour furent déposés en 1926, lors du lancement du chantier du port de Gunsan, troisième de Corée par son importance. Sa construction s’acheva, en 1933, par la réalisation de trois greniers à riz d’une capacité de 250 000 sacs. 2. Sur cette photo des années 1910, le riz à destination du Japon est apporté sur le port de Gunsan. Outre qu’il exploita la main-d’œuvre coréenne, le Japon se livra à un pillage systématique des récoltes de cette céréale à la faveur du système des cultures partagées. Le port de Gunsan, qui s’ouvrit aux échanges avec l’étranger en 1899, fut le principal port de commerce pour le riz provenant de la région fertile de Honam.

2 © Musée d’histoire moderne de Gunsan

Après son ouverture, ce port allait voir s’établir de nombreux négo-

Un témoin de la modernisation

ciants attirés par le permis spécial que leur accordait le gouvernement.

En dépit de ces aspects, Gunsan allait bientôt faire figure de symbole

En contrepartie des taxes qu’ils acquittaient à la famille impériale, l’État

de la modernisation du pays, ayant été très tôt pourvu d’un réseau de

leur accordait en outre des concessions d’exploitation qui leur permet-

transport moderne pour le commerce du riz à destination du Japon.

taient de se transformer en sociétés commerciales modernes.

La première route goudronnée de Corée allait aussi y être construite

Au lendemain de la guerre russo-japonaise de 1904-1905, les

en 1908 afin de relier la ville à celle de Jeonju et, quatre ans plus tard,

visées colonialistes du Japon allant croissant, de même que le pillage

une ligne de chemin de fer permit de la raccorder à Iksan. Cette liaison

qu’il perpétrait, l’Empire de Corée allait décider de mettre un terme à

assurait la desserte de toutes les grandes exploitations appartenant à

sa modernisation. L’établissement d’un gouverneur général japonais

des colons japonais et une jetée flottante fut réalisée sur son itinéraire

en Corée suscitant nombre d’expatriations dans le pays, les sociétés

pour la protéger des fortes marées du littoral occidental. Des moulins

de négoce de Gunsan se dotèrent de coopératives et d’associations

situés non loin des installations portuaires décortiquaient le riz pour

pour se protéger de la concurrence des marchands japonais, mais ne

l’adapter aux goûts des consommateurs japonais et plusieurs brasse-

parvinrent pas à acquérir d’assises financières suffisamment solides

ries ouvrirent leurs portes.

pour ce faire. Quand, en 1910, le Japon finit par annexer le pays, le gou-

Nombre de traces de l’évolution accomplie à l’époque coloniale

vernement général japonais fit main basse sur ces sociétés et interdit

sont toujours visibles et donnent l’impression que la ville tout entière

toute activité commerciale aux entreprises coréennes de Gunsan.

est un musée de l’histoire moderne du pays. Les luxueuses demeures

Les terres qui s’étendaient aux environs de Gunsan et des vallées

des Japonais se dressent encore dans ses rues, ainsi que le temple ja-

du Geum, du Mangyeong et du Dongjin furent cédées à des exploi-

ponais de Dongguk et les immeubles des agences de la banque de Jo-

tants japonais, dont la production était canalisée vers Gunsan en vue

seon, comme celui de la dix-huitième banque qu’avait ouverte le colo-

de son acheminement au Japon. En 1914, 40,2 % des exportations de

nisateur en Corée. Une salle de cinéma pourvue de tatamis y fut aussi

riz coréen transitaient par ce port, alors que ceux de Busan et Incheon

créée et des représentations de pièces eurent lieu dans les théâtres. La

occupaient respectivement 33,5 % et 14,7 % de ce commerce, selon les

célèbre boulangerie Lee Sung Dang, où s’allongent ces jours-ci les files

statistiques du gouvernement général japonais.

d’attente, débuta ses activités en 1945, après avoir racheté les locaux

À une certaine époque, pas moins de 80 % des terres cultivées de

et machines abandonnés par une famille japonaise qui avait tenu un

la région de Gunsan appartenaient à des colons japonais, qui bénéfi-

établissement du même type nommé Izumoya à partir de 1910 et se

ciaient d’importants apports de capitaux provenant d’entreprises telles

serait inspirée, dans la confection de sa fameuse brioche à la pâte de

que Fujimoto, Okura ou Mitsubishi pour les exploiter aussi rentable-

haricot rouge, de la recette d’une pâtisserie japonaise du même type.

ment que possible en faisant travailler des métayers coréens.

Arts et culture de Corée 13


Rubrique spéciale 2

Les prémices de la modernité à l’aube du XXe siècle

L’héritage du génie littéraire moderne Débordant largement sur l’époque de l’occupation coloniale, les temps modernes ont représenté une sombre période de l’histoire pour les écrivains et artistes coréens, qui se sont dès lors engagés en faveur du progrès social en témoignant à leur manière de dures réalités telles que la pauvreté ou la maladie. Song Sok-ze Romancier

1 1. C’est par la nouvelle Une averse éditée en 1933 qu’est entré en littérature Kim Yujeong, dont les récits villageois sont empreints d’un savoureux humour aux intentions satiriques. 2. En 1924, Park Nok-ju (1906-1979) enregistra chez Columbia Records un premier disque de pansori qui allait être suivi d’autres productions aussi nombreuses que variées. Le romancier Kim Yu-jeong fit une cour assidue à cette artiste. 3. À sa sortie du lycée technique de Gyeongseong, Yi Sang débuta dans la carrière d’architecte en 1929 et, à peine un an plus tard, il allait faire paraître un premier roman intitulé Le 12 décembre. 4. L’année 1926 marque les débuts littéraires de Park Tae-won, qui publie alors le poème Grande sœur, mais s’orientera vers la fiction dès les années 1930.

14 Koreana Printemps 2019


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Arts et culture de CorĂŠe 15


I

ssu d’une culture où humour et satire sont enracinés dans la tradition, l’excellent romancier Kim Yu-jeong (1908-1937) a su tirer parti de ces précieux atouts pour livrer des œuvres où jaillit à tout moment une drôlerie mêlée de fausse naïveté qui émane de la sagesse et masque une critique incendiaire. Émaillées de savoureuses expressions idiomatiques, multipliant les brusques retournements de l’action et pimentant le tout d’un rien de vulgarité, voire d’obscénité comiques, elles se distinguent par leur écriture originale, bien que s’attachant surtout à brosser le tableau d’un pays gangrené par la misère et les problèmes de société. À l’époque où il écrivit, Kim Yu-jeong connut les affres d’une existence où la maladie s’ajoutait à l’indigence, puisqu’il souffrait d’une tuberculose incurable, et ses romans semblaient à l’image du sang que crachait cet être toujours plus affaibli, le médecin qui diagnostiqua son mal au printemps 1936 lui ayant annoncé qu’il ne passerait pas l’été. Dans un entretien qu’il accorda à l’époque à une revue, il répondit au journaliste qui l’interrogeait sur la manière

dont il souhaitait que l’on se souvienne de lui : « J’aimerais bien laisser quelque chose, mais je ne vois guère que mes microbes », ajoutant aussitôt qu’il avait l’espoir de « monter dans le ciel, comme la pleine lune, et d’y passer le reste de [sa] vie ». Ses désirs allaient être exaucés par le rayonnement que connut son œuvre dans le paysage littéraire de la Corée moderne. À la manière des miniatures naturalistes, ses romans décrivent avec infiniment de détails les dures réalités du monde rural dans la Corée colonisée des années 1930. Au travers de récits imprégnés d’une rusticité cocasse, transparaît l’évocation de la tragique condition des ruraux et de ceux que l’occupation conduisit à faire fi de toute moralité pour subvenir à leurs besoins. Ainsi, le roman Printemps, printemps, qui figure parmi ses œuvres maîtresses, ne se résume pas au récit d’une idylle, car traitant avant tout de l’exploitation que subissent les métayers de la part des propriétaires terriens. Quant au ton comique de Champs de haricots dorés, il recouvre à une évocation tragique de vies dépourvues de tout espoir d’évolution où amis ou conjoints se querellent et s’entre-déchirent sans fin. De même, le mari d’Une averse n’hésite pas à envoyer sa femme chez un riche voisin pour qu’elle lui procure l’argent de ses mises au jeu et l’incite, ce faisant, à voler et à s’adonner à la prostitution.

1

Les jeunes artistes de Gyeongseong

© Village littéraire de Kim Yu-jeong

16 Koreana Printemps 2019

S’agissant de cet auteur, d’aucuns évoquent une sensibilité rustique en raison du cadre dans lequel il situe souvent l’action de ses romans. Cependant, s’il vit certes le jour dans un village de montagne de la province de Gangwon, il partit dès son enfance pour la capitale, qui portait alors le nom de Gyeongseong, et y passa par la suite plus de temps que dans sa ville natale. Par la passion qui le disputait en lui à des états d’âme romantiques, comme par les idylles vite déçues qu’il vécut, Kim Yu-jeong ne différait guère de la plupart des écrivains des villes de son époque. À l’université, il avait découvert James Joyce et son roman Ulysse, qu’il affectionnait, et en matière amoureuse, il confia avoir un jour connu l’expérience de « l’amour dans une voiture en train de rouler ». Ses origines familiales le rattachant à la noblesse des yangban, il habita en alternance dans deux résidences différentes avec les siens, partageant son temps entre son village et Séoul, où se trouvait leur belle demeure située non loin du palais royal. Ayant perdu sa mère à l’âge de huit ans, puis son père un an plus tard, c’est dans la capitale que Kim Yu-jeong effectua ses études primaires et secondaires. Son dossier scolaire fait état d’une personnalité « sans scrupule »,


1. Après avoir achevé ses études secondaires en 1929, Kim Yujeong vécut aux côtés de la cadette de la famille, Kim Yu-hyeong, qui se tient ici au centre, l’écrivain se trouvant à gauche et son neveu Kim Yeong-su, à droite. 2. Portrait d’un ami (1935), Gu Bon-ung. Huile sur toile, 62 cm × 50 cm. Ce proche de l’écrivain a su saisir la personnalité bouillante et rebelle de ce dernier.

d’une taille de 166 cheok, soit environ 166 cm, des onze membres de sa famille, dont deux frères, et de biens familiaux s’élevant à 50 000 wons, ce patrimoine ayant plus tard été dilapidé par son frère aîné, qui en avait hérité en grande partie. Afin de mieux replacer cet auteur dans son époque, il convient d’établir un parallèle avec l’un de ses contemporains, le poète Yi Sang (1910-1937), qui passa toute son enfance dans un quartier également situé au cœur de la capitale, mais par-delà le palais de Gyeongbok près duquel habitait Kim Yu-jeong. C’est à Seochon, un quartier de Gyeongseong qui s’étendait à l’ouest du palais royal adossé au mont Inwang, que naquit Yi Sang en cette année où l’Empire de Corée se vit priver de sa souveraineté. Dans les années 1920 et 1930, il adopta le nouveau mode de vie caractéristique de cette capitale, se qualifiant lui-même de « moderne typique de Gyeongseong », et, peu avant sa disparition, il alla jusqu’à confier dans ses écrits : « Je n’ai jamais vu de rizière ». Lorsqu’il exerça l’architecture au service du gouvernement général japonais, il privilégia les réalisations urbaines, en particulier dans la capitale. Pour autant, Yi Sang n’en possédait pas moins un sens aigu de l’identité coréenne et participa à sa manière à la résistance contre l’occupant, notamment par le port du costume traditionnel, ce hanbok qu’il affectionnait. Évoquant les circonstances de leur rencontre, son épouse se souvient qu’il arborait ce jour-là un manteau, dit durumagi, de couleur marron, puis, au sujet des premiers temps de leur mariage, elle se rappelle qu’il rentrait furieux de ses sorties quand la police l’avait arrêté et interrogé au seul motif de sa tenue. Ce détail vestimentaire contraste avec l’image, que l’on se fait habituellement de lui, d’un artiste décadent, anticonformiste et extravagant, avec ses cheveux hirsutes et son éternelle pipe.

Les excès de la passion

Si un autre artiste, Kim Yu-Jeong, avait pour point commun avec Yi Sang ces « vêtements de Joseon » qu’il portait au quotidien, il était de notoriété publique que les deux hommes étaient aussi liés par leur vie amoureuse, puisque le premier

2 © Musée national d’art moderne et contemporain de Corée

s’était épris d’une célèbre chanteuse de pansori de l’époque appelée Park Nok-ju, tandis que le second entretenait une liaison avec une gisaeng, c’est-à-dire une entraîneuse formée à la danse et à la musique nommée Geumhong avec laquelle il tenait un salon de thé. Alors qu’il se trouvait encore au cours secondaire, Kim Yu-Jeong tomba éperdument amoureux de la vedette du pansori, qui exerçait aussi ses talents de gisaeng avec succès, mais, quand il lui déclara sa flamme en multipliant les lettres d’amour, la jeune femme repoussa ses avances en arguant de leurs conditions sociales respectives et de la méfiance que lui avaient inspirée les hommes. Quand elle lui intima l’ordre de prendre congé, d’aucuns affirmèrent l’avoir vu encore en pleurs le lendemain devant la porte de la dame. En raison de ses nombreuses absences, le jeune homme allait être expulsé de la faculté Yonhi, qui est l’actuelle université Yonsei, où il étudiait la littérature, et il s’inscrivit donc à celle de Boseong, aujourd’hui appelée Coryo, mais il avait à ce point le cœur brisé, outre qu’il souffrait d’une pleurésie chronique et d’hémorroïdes, qu’il dut chercher refuge dans son village natal. Cependant, il allait y mener une vie dissolue en fréquentant joueurs, clochards ou marchands d’alcool, et, son état de santé se détériorant toujours plus,

Arts et culture de Corée 17


sa pleurésie dégénéra en tuberculose. Il allait mettre à profit sa convalescence pour dispenser des cours du soir aux villageois et s’efforcer de redonner vie à leur localité à l’abandon, ce qui fut propice à ses véritables débuts d’écrivain et lui permit de faire paraître, en 1933, une première œuvre intitulée Un vagabond dans les collines. De son côté, Yi Sang conservait les liens d’amitié qu’il avait noués de longue date avec l’artiste Gu Bon-ung et le romancier Park Tae-won, les deux écrivains ayant grandi dans des quartiers voisins et composant le duo célèbre « du poète tuberculeux excentrique et de l’artiste bossu ». C’est Gu Bon-ung qui allait présenter Yi Sang à la gisaeng Geumhong avec laquelle ce dernier ouvrirait plus tard un salon de thé nommé « L’hirondelle » et le Portrait d’un ami que réalisa Gu Bon-ung à cette époque représente Yi Sang en train de fumer la pipe. En outre, la femme de ce dernier, qui se nommait Byeon Dong-lim, se trouvait être la sœur cadette de la belle-mère de Gu Bon-ung. À la mort de Yi Sang, Byeon Dong-lim allait épouser un autre artiste, Kim Whanki, et prendre le nom de Kim Hyang-an. Yi Sang réalisa les illustrations d’un roman de Park Taewon intitulé Une journée de la vie du romancier Gubo, qui

allait paraître sous forme de feuilleton dans le quotidien Joseon Jungang Ilbo pendant tout le mois d’août 1934. Le peintre exprima l’amitié qu’il éprouvait pour l’écrivain par cette célèbre phrase qu’il écrivit dans le livre d’or présenté à l’occasion du mariage de ce dernier : « Jamais, ô grand jamais, il ne faut rejeter celui qui vient à notre rencontre ! », ces propos traduisant sa crainte de ne pouvoir continuer à voir aussi souvent son ami. Par ailleurs, Yi Sang et Park Tae-won étaient au nombre des membres actifs d’une société littéraire dite Guinhoe, c’est-à-dire « des neufs écrivains », que ceux-ci avaient créée à Séoul. Comme son nom l’indiquait, elle disposait d’un effectif de neuf personnes, mais ce dernier changea parfois au fil du temps. Partisan d’une littérature entièrement dépourvue d’intentions idéologiques en des temps où prédominaient des œuvres d’inspiration prolétarienne, ce groupe jouissait d’une grande estime dans cet univers et attirait tout autant des auteurs d’ores et déjà consacrés que de jeunes talents prometteurs. Après la dissolution de la société Guinhoe, qui intervint quelques années plus tard, ses membres continuèrent d’enrichir la littérature coréenne moderne et contemporaine de leurs créations.

© Village littéraire de Kim Yu-jeong

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Parue en décembre 1935 dans le magazine Jogwang, la nouvelle Printemps, printemps de Kim Yu-jeong (à gauche) livre un récit comique des conflits qui opposent un jeune homme à ses beaux-parents chez lesquels il vit. En mai 1936, cette même publication fit aussi découvrir la nouvelle Camélias (à droite), qui conte avec humour l’idylle née entre deux adolescents.


Par son observation des doutes auxquels étaient en proie les intellectuels de l’époque coloniale, l’œuvre de Yi Sang diffère radicalement de celle de Kim Yu-jeong, qui s’intéresse avant tout à la misère rurale, leurs démarches artistiques n’ayant pas pour autant été irréconciliables à leurs yeux.

Les affres de la misère et de la maladie

À cette même époque, Kim Yu-jeong vécut une descente aux enfers après que l’école où il assurait un enseignement eut été fermée d’autorité par le pouvoir colonial. En lui faisant perdre toute raison d’être, cette privation allait encore aggraver son état de santé, outre que l’artiste avait presque englouti la fortune familiale, de sorte qu’il dut se résigner à vivre aux dépens de ses oncles et de ses sœurs. Afin de conserver une certaine indépendance en subvenant à ses besoins, il s’astreignit alors à continuer d’écrire en dépit de la maladie. C’est ainsi qu’en janvier 1935, soit à peine deux ans après le début de sa carrière, l’écrivain accéda à la notoriété en voyant deux de ses œuvres intitulées Une averse et Aubaine être récompensées aux concours littéraires annuels organisés par les quotidiens Chosun Ilbo et Joseon Jungang Ilbo. Peu après, il allait faire son entrée au sein de la société des neufs écrivains et se lier d’amitié avec Yi Sang, qui l’y avait précédé, mais avec lequel il présentait beaucoup de points communs, à commencer par cette tuberculose qui affligea toute sa vie le premier et dont souffrait également le second. Kim Yu-jeong était en outre orphelin et Yi Sang, séparé de ses parents biologiques depuis son adoption par l’aîné de ses oncles du côté paternel. Enfin, l’un comme l’autre de ces artistes vivaient dans un dénuement extrême. Au premier plan de l’œuvre de Yi Sang, figurent deux écrits intitulés Vue à vol de corbeau (1934) et Les ailes (1936), le premier consistant en un recueil de poésie dont la publication périodique par le quotiden Joseon Jungang Ilbo allait être interrompue, car le texte fut jugé par trop abscons par ses lecteurs. Quant au second, il s’agissait d’une nouvelle traitant du conflit d’identité qui habitait un intellectuel moderne vivant dans l’oisiveté. Par son observation des doutes auxquels étaient en proie les intellectuels de l’époque coloniale, cette œuvre de Yi Sang diffère radicalement de celle de Kim Yu-jeong, qui s’intéresse avant tout à la misère rurale, leurs démarches artistiques n’ayant pas pour autant été irréconciliables à leurs yeux. Sachant ses jours comptés, ce dernier s’adonna alors toujours plus à la boisson et mul-

tiplia les nuits blanches pour noircir le papier jusqu’à l’été 1936, année où le repos dans un temple bouddhiste lui fut prescrit. Par son abstinence et son rythme régulier, la vie qu’il y mena lui accorda une brève rémission, mais c’est alors que Yi Sang lui aurait rendu visite pour l’exhorter à se supprimer avec lui. Ouvrant sa chemise sur une poitrine amaigrie par la misère, Kim Yu-jeong s’y serait alors refusé en lançant : « Je brûle d’espoir pour l’avenir ». Après avoir un moment regardé son ami respirer avec peine, Yi Sang, en pleurs, prit congé en annonçant qu’il partait pour le Japon. Quoique atteint d’une maladie incurable, il allait se consacrer à l’écriture pendant les trois dernières années de sa vie et produire pas moins de quelque trente nouvelles, vingt essais, un roman et une traduction. Dans la lettre qu’il écrivit le 18 mars 1937 à son fidèle ami Ahn Hoe-nam, il décrivit ses souffrances en ces termes : « Mon corps s’affaiblit de jour en jour. Il m’est même difficile de me redresser. La nuit, j’ai du mal à m’endormir, alors je reste allongé en maudissant ces moments d’agonie ».

Des écrivains trop tôt disparus

Pour autant, Kim Yu-jeong ne perdit en rien un amour de la vie dont témoignent les lignes qui suivent : « Je souhaite sincèrement me rétablir. Je négocie pied à pied avec la mort. J’ai désespérément besoin d’argent, mais ne peux en trouver. Je pense pouvoir gagner cent wons. J’espère que tu m’aideras, au nom de notre amitié ». Après ces propos qui témoignent d’un désir éperdu de vivre, il ajoute qu’avec l’argent ainsi recueilli, il achètera des poulets et des serpents qu’il cuisinera pour confectionner un repas qui lui fera retrouver sa vigueur. Avant même d’avoir reçu une réponse à sa missive, il décédera à l’aube du 29 mars. Le 17 avril, c’est-à-dire à peine une vingtaine de jours plus tard, Yi Sang allait à son tour succomber à la tuberculose dans un hôpital de Tokyo et le médecin japonais qui l’avait examiné déclara alors : « Dans la poitrine de cet homme, il n’y a plus rien que l’on puisse nommer des poumons ». Ainsi s’éteignirent, l’un après l’autre et dans la fleur de l’âge, deux des plus grands génies de la littérature coréenne.

Arts et culture de Corée 19


dans la capitale occupée. Tous les vendredis soir, dans l’atelier qu’il avait aménagé au premier étage de l’immeuble, le patron, un artiste, faisait écouter aux bohèmes qui s’y retrouvaient les nouveautés de Victor Records, exposait des œuvres ou accueillait des fêtes à l’occasion de la parution de poésie. C’était là, aussi, que tenait ses réunions une petite société littéraire dite Guinhoe, c’est-à-dire « des neuf écrivains », laquelle prônait une littérature entièrement dépourvue d’intentions 1

idéologiques et comptait Park Tae-won parmi ses membres.

Une flânerie dans le Séoul des années 1930 Carnet dans une main et canne dans l’autre, un romancier connu sous le nom de plume de Gubo sortait tous les midis dans le seul but d’aller à la découverte de Séoul. Ses promenades allaient fournir à cet écrivain nommé Park Tae-won (1909-1986) le propos de son roman autobiographique et métafictionnel intitulé Une journée de la vie du romancier Gubo. l’emmène à Dongdaemun, puis à la Banque

l’âge de vingt-six ans malgré son diplôme d’une

de Joseon devant laquelle il descend pour se

université de Tokyo, sa mère ne comprend

rendre dans un salon de thé rempli de gens

pas comment il peut passer tout son temps à

qui, comme lui, n’ont rien d’autre à faire à

griffonner. Indifférent à ses regards inquiets,

deux heures de l’après-midi que bavarder et

le jeune homme s’en va au hasard des rues

écouter de la musique en buvant du thé ou

et, après avoir traversé les rails du tramway, il

du café dans une atmosphère enfumée. Il

a devant lui le grand magasin Hwasin créé en

s’agit, pour la plupart, de jeunes gens dont le

1931, qui fut à la fois le premier établissement

visage à l’expression amère ou lasse apparaît

coréen de ce type et l’immeuble le plus haut

à la lueur de l’éclairage vacillant révèle le vi-

de Séoul. En attendant l’arrivée de l’ascenseur,

sage à l’expression amère et lasse. En levant

il envie le jeune couple et son enfant qui se

les yeux vers une peinture accrochée au mur,

tiennent à ses côtés et se demande comment

Gubo se dit qu’il aimerait bien avoir assez

lui-même pourrait trouver le bonheur.

d’argent et partir pour une ville occidentale

À sa sortie du salon de thé, Gubo chemine en direction de l’hôtel de ville et, en passant devant la grande porte du palais de Deoksu qui se dresse de l’autre côté de la rue, il trouve ce « pauvre vieux palais d’un aspect déprimant ». Tombant sur un ancien camarade de classe du cours primaire, il se réjouit de cette rencontre, mais déchante aussitôt quand celui-ci, pauvrement vêtu, s’éloigne après lui avoir adressé une brève salutation qui le chagrine © Agence des contenus créatifs coréens

Alors que Gubo est toujours sans emploi à

Un combat quotidien

2

ou tout au moins à Tokyo.

Une morne jeunesse sous l’occupation

Créé en 1931 par un citoyen coréen, cet établissement où le jeune homme commande

Arrivé dans le quartier de Jongno, Gubo

son café et ses cigarettes se Nang-nang Par-

monte dans le premier tramway venu, qui

lour et fut le premier à faire son apparition

20 Koreana Printemps 2019

3


et le renvoie à sa solitude.

l’écrivain décide de s’asseoir pour l’attendre.

Pensant trouver du réconfort dans un

Dans l’article qu’il écrivit plus tard pour un

endroit animé, Gubo va s’asseoir dans la salle

magazine, il décrivit un endroit « extraordi-

d’attente de la gare de Gyeongseong, qui est

naire, avec sa façade entièrement en verre »

l’ancien nom de Séoul. Perdu au milieu de la

où les clients buvaient un thé en regardant

foule, non seulement il n’y trouvera « pas la

passer dans la rue, par les baies vitrées, des

moindre trace de chaleur humaine », mais

« femmes nouvelles portant bas et talons ».

il se sentira au contraire toujours plus isolé,

Cette scène rappelle alors à son souvenir une

triste et solitaire à la vue de vieilles femmes

étudiante dont il tomba amoureux pendant

souffreteuses, de paysans devant leur étal

ses études à Tokyo.

1. Illustration de Yi Sang pour le roman Une journée dans la vie du romancier Gubo, de Park Tae-won, que fit paraître le quotidien Joseon Jungang Ilbo en août 1934 sous forme de feuilleton. 2. Construit en 1931, le grand magasin Hwasin fut le premier établissement moderne de ce type en Corée. Il allait être démoli en 1987 dans le but d’élargir les rues du carrefour de Jongno où il se situait. 3. À la construction en bois d’une superficie de 33 mètres carrés qui avait été réalisée en 1900 pour abriter la gare de chemin de fer de la capitale, alors appelée Gyeongseong, allait succéder, à peine vingt-cinq ans plus tard, un bâtiment en dur pourvu d’un rez-de-chaussée et de deux sous-sols. Aux côtés de celle de Tokyo, elle figura parmi les installations ferroviaires les plus importantes d’Asie.

et d’inquiétants individus qui surveillent

Quand revient enfin son ami, les deux

les allées et venues des gens. Ce spectacle

hommes vont manger dans un restaurant

lui rappelle que chacun essaie de s’en tirer

de seolleongtang, cette soupe à l’os de bœuf,

comme il le peut en ces temps difficiles, y

puis prennent congé et revoilà notre Gubo

compris les poètes et critiques littéraires. Sur

arpentant seul la grande avenue de Gwang­

ce, le voilà qui croise un ancien camarade, du

hwamun, où il remarque au passage l’enfant

entrefaites, l’ami attendu arrive fort heureu-

collège, cette fois, mais, en voyant le grossier

de dix ans qui chante une chanson sur le

sement et les deux hommes sortent de l’éta-

personnage qu’est devenu ce fils de gérant

printemps ou ces deux hommes ivres qui en-

blissement.

d’un mont-de-piété et la belle femme qu’il a

tonnent la mélopée populaire Susimga, puis

Tous deux démunis, le poète et le ro-

à son bras, il en conclut que celle-ci monnaie

vient un jeune homme coiffé de la casquette

mancier devront se contenter de boire un

ses charmes, le couple trouvant ainsi le plaisir

d’une université et marchant aux côtés d’une

café dans un débit de boissons de Jongno

et le bonheur comme il le peut.

jeune femme, alors l’écrivain, en son for inté-

qui est vraisemblablement le Café Angel où

rieur, leur souhaite d’être heureux.

accouraient les jeunes désireux de faire des

Après avoir téléphoné à un ami poète et journaliste, Gubo s’en va le retrouver au salon

Voyant arriver les deux neveux d’un ami,

rencontres. Le compagnon de Gubo souf-

de thé, où l’homme déplore d’avoir à écrire

il leur achète une pastèque dont ils se régale-

frant du « syndrome d’insensibilité à l’alcool »,­­

quotidiennement des articles sur des meurtres

ront en famille, puis repart pour le Nangnang

il n’est pas en mesure de sentir le goût de ce

ou incendies d’origine crapuleuse, tout en for-

Parlor où il a rendez-vous et, lorsqu’il aperçoit

qu’il boit et Gubo se fait la réflexion qu’il s’agit

mulant des remarques désagréables sur les

un facteur sur sa bicyclette, il rêve soudain de

peut-être d’une catégorie de maladie men-

écrits de Gubo, puis les deux hommes enta-

recevoir un télégramme qui le rendrait heu-

tale parmi tant d’autres dont tout un chacun

ment une discussion sur James Joyce. Lorsqu’ils

reux. Il se réjouit ensuite en imaginant qu’il

souffre peu ou prou sous des formes diffé-

quittent les lieux, son compagnon s’empresse

a les moyens d’acheter des milliers de cartes

rentes.

de rentrer dîner à son domicile, laissant Gubo à

postales pour les écrire à ses amis, assis dans

nouveau seul et déçu, mais réconforté à l’idée

un coin discret du salon de thé.

core les passants malgré l’heure tardive et la

que son ami se borne à mener une vie dite normale, ce qui n’est pas son cas.

De retour dans la rue, Gubo déambule dans le quartier de Jongno où se pressent en-

Jongno aux premières heures du jour

pluie. Soudain, il lui revient à l’esprit le « petit visage triste et solitaire » de sa mère, qui ne doit

Un coucher de soleil solitaire

Dans la quiétude du salon de thé, Gubo se

pas parvenir à trouver le sommeil, inquiète de

Parvenu au carrefour de Jongno, Gubo dé-

laisse bercer par la Valse Sentimentale de

son absence à deux heures du matin. À son

passe le commissariat de police et entre dans

Tchaïkovski, qu’interprète Mischa Elman,

ami qui lui propose de se revoir le lendemain,

un petit salon de thé tenu par un ami. Il s’agit

quand un client accompagné qui consomme

Gubo répond alors qu’il préférera dorénavant

du fameux établissement « L’hirondelle » dont

une bière coûteuse le reconnaît et le salue.

rester à la maison pour se consacrer à l’écriture,

le poète Yi Sang et sa compagne Geumhong

Hésitant, l’écrivain finit par se joindre à la ta-

puis il se hâte de rentrer, car le jeune homme,

furent propriétaires de 1933 à 1935. Gubo

blée, mais s’agace bientôt d’entendre porter

qu’obnubilait encore la recherche du bonheur

demandant à lui parler, on lui répond qu’il s’est

des jugements sur des œuvres littéraires en

en sortant la veille au soir, se préoccupe main-

absenté, mais sera bientôt de retour, alors

fonction de leur valeur commerciale. Sur ces

tenant davantage de celui de sa mère.

Arts et culture de Corée 21


Rubrique spéciale 3

Les prémices de la modernité à l’aube du XXe siècle

Les incertitudes de la libération féminine Dans la société confucianiste de jadis, des « femmes nouvelles » qui avaient bénéficié d’une instruction de style occidental tentèrent de se libérer du carcan des tabous et discriminations dont elles faisaient l’objet. Rêvant d’un monde où elles seraient les égales des hommes, notamment en ayant la possibilité d’épouser celui de leur choix, ces pionnières exprimèrent aussi leur aspiration au changement en matière de coiffure et de tenue vestimentaire. En dépit de leurs courageux efforts, elles allaient malheureusement connaître un destin tragique. Kim Chi-young Professeur au Département de pédagogie du coréen de l’Université catholique de Daegu

22 Koreana Printemps 2019


Aux femmes qui, jusque-là, n’avaient pas même le droit de sortir sans être chaperonnées, l’époque moderne offrit la possibilité d’acquérir une instruction et de décider par elles-mêmes de leur vie. Ces libertés furent conquises de haute lutte, car celles qui s’inspiraient des idées nouvelles pour changer leur vie étaient en butte à bien des critiques et difficultés.

Arts et culture de Corée 23


E

n 1924, le romancier et satiriste Chae Man-sik (1902-1950) accéda à la notoriété grâce à une nouvelle qui contait la rencontre de deux jeunes gens dans un train et dont l’intrigue naissait du seul regard qu’échangeait le héros avec « une étudiante à la peau laiteuse et légèrement vêtue ». Si ce fait ne serait évidemment pas de nature à choquer nos contemporains, la morale interdisait alors que deux inconnus de sexe opposé restent longtemps assis côte à côte, et plus encore dans un lieu propice aux rencontres tels que le train. Pour les besoins de cette œuvre littéraire, ce moyen de transport fournissait donc le cadre idéal d’une action dramatique dont la protagoniste s’avérait en outre être l’un des rares spécimens de la « femme nouvelle » d’alors. Le narrateur, qui s’exprime par la voix du jeune homme, la décrit en ces termes : « Sa veste était blanche, sa jupe était blanche, ses sous-vêtements étaient blancs, ses chaussettes hautes étaient blanches, son visage poudré était blanc. Tout en elle était blanc, à l'exception de ses chaussures noires à talons hauts et de ses cheveux aile de corbeau réunis en une natte peu serrée, mais élégante ». L’évocation, alors peu commune, des émois qu’il ressent en croisant le regard de cette étudiante issue d’une catégorie très minoritaire de femmes sera reconnue à sa juste valeur dans les cercles littéraires, mais fera scandale dans un pays où hommes et femmes n’avaient que rarement l’occasion de se rencontrer jusque dans les années 1920.

les écoles de jeunes filles

Dans l’un des épisodes de la série télévisée à succès Mr. Sunshine, qui se déroule sous le royaume de Joseon et plus précisément au tournant du siècle dernier, une jeune aristocrate refuse de porter la pèlerine et exige d’être inscrite dans une école de roturiers pour y apprendre l’anglais, mais il faut savoir que, jusque dans les années 1910, rares étaient les femmes qui bénéficiaient d’une instruction. En 1886, un groupe de missionnaires américains avait néanmoins créé

© All that book

1. Gang Eun-hyeong, qui dirigeait et éditait la revue Bibliothèque Daeseong, publia en 1926 un roman intitulé Fleur de l’âge qui remporta un succès considérable. Il y faisait découvrir l’amour libre, une nouveauté qui allait rapidement faire son chemin en ces débuts des temps modernes. 2. Mélodie de printemps de Kim In-seung. Huile sur toile, 147,2 cm × 207 cm.

1

24 Koreana Printemps 2019

Réalisée sur deux toiles de grandes dimensions, cette importante œuvre de Kim In-seung représente un groupe de femmes assistant à un concert de violoncelle. Le public put l’admirer pour la première fois en 1942 dans le cadre de la 21e exposition d’art choisi.

l’Ewha Haktang, cette première école coréenne de jeunes filles située dans un quartier du centre de la capitale qui a pour nom Jeongdong. Sa fréquentation restant faible jusque dans les années 1910, les enseignants en étaient réduits à se rendre dans les foyers pour implorer les parents de jeunes filles de permettre à celles-ci de suivre leur enseignement gratuit. Une amorce d’évolution allait se produire, en 1919, lorsque des étudiantes de cet établissement se joignirent résolument au mouvement de résistance à l’occupation japonaise du 1er mars. Les effectifs allaient dès lors croître si rapidement que l’école eut bientôt du mal à répondre aux demandes d’inscription. Pour autant, on ne saurait croire que la population féminine des établissements d’enseignement était aussi en progression dans l’ensemble du pays. Selon un recensement effectué par le gouvernement général japonais, l’effectif des sept écoles de jeunes filles que comptait le pays ne dépassait pas 1 370 élèves en 1923, soit à peine 0,6% de la population féminine, le nombre d’étudiantes des universités n’en représentant quant à lui que 0,03%. Les Coréens ne se préoccupaient donc guère du sort de cette minorité de jeunes femmes, mais celles-ci allaient peu à peu s’affirmer toujours plus en tant que groupe revendiquant l’identité de « femmes nouvelles ». Se distinguant avant tout des autres par leur tenue vestimentaire, elles portaient la jupe plus courte et le talon plus haut, arborant ombrelles noires et coiffures à la mode. Dans la plupart des écoles de jeunes filles, dont celles d’Ewha Haktang et de Chungshin, l’uniforme de rigueur se composait d’une veste blanche de style traditionnel portée avec une jupe noire qui arrivait à mi-mollet pour des raisons d’hygiène, mais aussi pour permettre une plus grande liberté de mouvement. Le sseugaechima, ce manteau traditionnel en forme de jupe dont la capuche dissimulait la tête et le visage, avait cédé la place à l’ombrelle noire qui allait peu à peu se transformer en un accessoire de mode aux couleurs plus vives. Divers autres tels que chaussures, chaussettes, ceintures, foulards, mouchoirs et lunettes étaient aussi très prisés de cette femme nouvelle soucieuse de son statut social.


Toutefois, elles se démarquaient d’abord et avant tout de leurs congénères par leur coiffure en constante évolution, qui allait passer du style, dit hisashigami en japonais, où la chevelure est réunie en un chignon au sommet du crâne tout en lui donnant un certain volume à l’avant et sur les côtés, à une multitude de variantes, en passant par la longue tresse traditionnelle revenue à la mode vers 1925 et les nattes postiches. Certaines s’enhardirent même à adopter la coupe carrée emblématique de l’émancipation féminine, car elles en appréciaient particulièrement les aspects pratiques, hygiéniques et économiques, les hommes y voyant en revanche un reniement du canon de la beauté féminine que constituaient alors les cheveux longs. Par leur apparence physique et leur façon de vivre différentes de celles de leurs aînées, ces femmes nouvelles entendaient ainsi se faire accepter pour ce qu’elles étaient. Leurs talons plus hauts et jupes plus courtes n’obéissaient pas qu’à une mode, car ils représentaient avant tout l’expression culturelle d’une aspiration à s’engager dans une relation amoureuse, à fonder une famille qui habiterait une maison moderne pourvue d’un piano, à disposer des mêmes droits que son conjoint et à transmettre les idées nouvelles aux jeunes générations. La société allait cependant faire preuve de peu de tolérance à leur égard et, si le nombre de celles qui suivaient des études ne cessait de progresser, elles furent en butte aux critiques pour les nouveautés même par lesquelles elles se distinguaient. Journaux et magazines ne manquèrent pas de dénoncer chez elles « extravagance et vanité » à une époque où une paire de chaussures coûtait à peu près autant que deux gros sacs de riz, l’ensemble de la tenue vestimentaire s’avérant ainsi onéreux.

2 © Banque de Corée

Aussi enviées que critiquées

À la fin de la première moitié des années 1920, le champ d’action de la libération féminine allait progresser dans l’espace public en s’étendant au théâtre, à la musique et aux conférences. Les responsables scolaires entreprirent alors de durcir les règlements de leurs établissements en interdisant aux jeunes filles d’aller au cinéma ou au concert sans autorisation parentale ou en exigeant qu’elles soient accompagnées à cet effet soit par une personne de leur famille soit par une camarade. Elles étaient aussi tenues de signaler à l’administration tout magazine ou livre, manuels scolaires non compris, qu’elles avaient en leur possession. Leur correspondance était surveillée avec rigueur et le pensionnat était vivement recommandé dans le cas de l’éloignement du domicile, car il était mal vu de vivre seule dans une chambre de location. C’est à peu près à cette époque que la notion très floue de « corruption des mœurs » allait apparaître et se répandre dans un usage parfois curieux selon la situation, en particulier s’agissant d’une façon de s’habiller excentrique, de la fréquentation des cafés et restaurants ou de l’absence en cours pour aller au cinéma, le « délit » le plus grave consistant à sortir en compagnie d’un garçon sans la permission de ses parents, ce qui était considéré comme une « manifestation de perversion ». L’extrême sévérité de cette discipline reposait sur l’idée reçue qu’une jeune fille étant particulièrement influençable, il convenait de la protéger des tentations comme de ses propres instincts, en raison d’une vision phallocentrique de la sexualité féminine axée sur la préservation de la virginité.

Arts et culture de Corée 25


Si les jeunes filles qui effectuaient des études étaient soumises à une surveillance aussi stricte, c’était parce que l’époque qu’annonçait la femme nouvelle semblait excessive et par trop ostentatoire. Dans ces années vingt et trente où le pays subissait une modernité humiliante imposée par le colonisateur, les intellectuels coréens ne surent pas prendre en marche le train de cette modernité et l’idéal de vie auquel aspirait la femme nouvelle leur parut donc bien éloigné des tristes réalités de leur vie. Tourmentés par leur propre incapacité à se joindre à la modernisation du pays, ils observaient leurs jeunes contemporaines avec un sentiment mêlant le dégoût à l’envie, voyant en elles tout à la fois l’expression d’une ouverture d’esprit et son revers de frivolité et d’impudeur.

Les morts par amour

Dans une société pré-moderne où le mariage arrangé était la règle, les jeunes gens n’avaient guère voix au chapitre quant au choix de leur futur conjoint. L’introduction, à partir du Japon, de l’expression « yeonae » signifiant amour ou idylle allait amorcer une rupture avec cette tradition, car elle sous-entendait la possibilité d’épouser une personne à son goût, comme c’était le cas dans les pays occidentaux, puis entraîner un véritable phénomène de société. L’amour représenta désormais une émotion noble capable de transcender les inégalités économiques, sociales ou culturelles, cette perception possédant un certain fondement idéologique, puisqu’elle revenait à affirmer le droit de tout individu à être maître de son destin, et c’est ainsi que ce sentiment fut peu à peu assimilé à une manifestation d’un esprit éclairé. À l’époque où se propagea cette nouvelle conception, nombre de jeunes intellectuels mariés par leurs parents remirent en question leurs unions pour épouser la femme de leur choix, allant parfois jusqu’à se regrouper entre eux dans des « clubs de divorcés » pour organiser des campagnes de sensibilisation. Quand la séparation s’avérait impossible, nombre d’entre eux se réfugiaient dans le concubinage, persuadés qu’amour et mariage libre participaient d’une manière de vivre intelligente qui justifiait l’abandon de leur conjointe légale au profit de celle qu’ils appelaient leur « deuxième épouse », mais force est de

1 © École de filles Speer de Gwangju

26 Koreana Printemps 2019

constater que cette pratique plongea leurs « nouvelles » et « vieilles » épouses dans une grande détresse morale. Devant l’écart qui séparait la réalité de leurs idéaux, les jeunes s’évertuaient à démontrer la pureté de leurs sentiments en commettant des actes à caractère passionnel qui les entraînèrent parfois jusqu’au suicide. Toujours plus fréquentes, ces « morts par amour » allaient devenir endémiques à la fin de la première moitié des années 1920 et comptèrent notamment celle de Kang Myeong-hwa, cette jeune femme de 23 ans qui absorba un poison et rendit son dernier soupir auprès de son amant. La victime de cette mort tragique qui fit la une de la presse était une gisaeng, c’est-à-dire une entraîneuse formée à la danse et à la musique qui s’était éprise d’un fils de famille appelé Jang Byeong-cheon. Kang Myeong-hwa mit fin à ses jours quand le jeune homme se heurta au refus de ses parents, après que le couple se fut enfui au Japon, où le jeune homme avait également suscité la réprobation de ses compatriotes étudiants par sa conduite qui déshonorait le peuple coréen. Quand il rejoignit sa bien-aimée dans la mort en se supprimant à son tour, son nom devint emblématique du véritable amour et l’histoire des deux jeunes gens inspira par la suite nombre de romans, chansons et films. Quant au couple formé par Yun Sim-deok et Kim U-jin, il se jeta en 1926 du pont du bateau qui les menait du port japonais de Shimonoseki à celui de Busan et cette mort spectaculaire provoqua plus d’émotion encore. Pionnier du théâtre coréen moderne, le jeune homme de 29 ans avait participé à la création de l’Association des arts du théâtre fondée par des étudiants coréens de Tokyo, Yun Sim-deok étant quant à elle la première soprano professionnelle coréenne. Le suicide par amour d’une célèbre artiste, qui avait auparavant vécu plusieurs relations amoureuses, et d’un dramaturge tout aussi connu, déjà marié et père de famille, fut stigmatisé par la population en raison de ses circonstances et Yun Sim-deok n’eut pas droit à la compassion qu’avait fait naître Jang Byeong-cheon. Suscitant tantôt pitié ou admiration, tantôt critiques et condamnations, les suicides fréquents de couples illégitimes constituèrent à


1. Élèves de l’École de filles Jennie Speer à leur libération. Elles furent emprisonnées pour avoir participé au mouvement d’indépendance du 1er mars, dans lequel s’engagèrent aussi la plupart de leurs congénères qui faisaient des études, bien qu’en petit nombre par rapport à l’ensemble de la population féminine. C’est le missionnaire américain Eugene Bell qui créa en 1908 cet établissement à Gwangju. 2. Kim U-jin a commencé à écrire et à mettre en scène des pièces de théâtre quand il était étudiant en littérature anglaise à l'université Waseda de Tokyo. Naufrage est une pièce autobiographique écrite en 1926, l’année même de son suicide. Elle évoque le désarroi d’un jeune poète dont les idées occidentales se heurtent aux valeurs confucéennes. 3. Première Coréenne à avoir étudié la musique classique occidentale, la célèbre chanteuse et actrice Yun Sim-deok donna de nombreux concerts à Gyeongseong. Elle serait l’auteur des paroles de la chanson à succès Sa-euichanmi (Éloge de la mort), dont elle aurait écrit le texte avant de se supprimer à cause d’un amour impossible.

2

cette époque un grave problème de société et, vers 1925, il arrivait que la presse fasse état de deux d’entre eux le même jour. Ils représentèrent l’aboutissement tragique des obstacles auxquels se heurtait l’aspiration à un amour sincère dans une société aux normes rigides. Les premiers romans d’amour modernes qui touchèrent le cœur des Coréens évoquaient aussi ce thème, mais sous des angles différents, à l’instar de la nouvelle Yun Gwang-ho (1918) de Yi Kwang-su, où l’un des personnages préfère la mort à un amour non partagé, ainsi que Cette nuit-là (1921) de Bang Jeong-hwan, où la trahison entraîne cette conséquence, tandis que l’héroïne d’Une vie de jeune homme, un délice (1923), de Na Do-hyang, se donne la mort pour expier son choix malheureux. Dans ces œuvres, l’issue fatale témoignait de la sincérité de sentiments déçus en raison des écueils s’opposant à la quête de l’idéal d’amour, ainsi que d’un refus désespéré de l’abîme qui séparait celui-ci de la réalité. Confrontés aux impératifs d’un univers qui brisait leur foi en un véritable amour, les jeunes adultes de naguère recoururent au suicide pour affirmer leur liberté d’individus.

3 © JoongAngIlbo

Des rêves brisés

Dans Les piquets de ma mère (1979), un roman autobiographique de Park Wan-suh, la jeune fille qui prête sa voix à la narratrice subit les pressions d’une mère qui l’exhorte à réussir sa vie de femme nouvelle. « Qu'est-ce qu’une femme nouvelle ? », interroge-t-elle, et la mère d’évoquer en premier lieu l’apparence physique : « [elle] coiffe ses cheveux selon le style hisashigami, abandonnant le chignon traditionnel, elle porte des talons et une jupe noire qui dévoile ses mollets et tient un sac à main », alors que sa fille aime tresser sa chevelure en l’ornant d’un ruban rouge, revêtir une longue jupe jaune et chausser des souliers brodés de fleurs. Quand celle-ci renouvelle sa question, la mère hésite à répondre, perplexe, puis avance l’explication suivante : « Une femme nouvelle connaît bien le monde, car elle a une bonne instruction qui lui permet de réaliser tout ce à quoi elle aspire ». C’était ainsi que cette mère voyait l’avenir de sa fille, après avoir quitté son village dans le seul but d’assurer à ses enfants une bonne instruction dont elle assumerait les frais par son travail de couturière, et peut-être ces « femmes nouvelles » qui bravaient les interdits imposés par la tradition l’envisageaient-elles de la même manière, en ces temps où la culture occidentale moderne qui faisait son entrée en Corée bouleversait les mœurs et mentalités. Après s’être libérée du joug de la colonisation, puis miraculeusement relevée des ruines de la guerre, la Corée s’est engagée dans une phase de croissance économique et de progrès social exceptionnels, mais sa population féminine s’est-elle pour autant rapprochée de l’idéal des pionnières d’autrefois ?

Arts et culture de Corée 27


Rubrique spéciale 4

Les prémices de la modernité à l’aube du XXe siècle

La musique populaire, cette fleur jaillie des abîmes du désespoir

© Musée des anciennes routes de Mungyeong

La musique populaire coréenne s’est répandue au tournant du siècle dernier grâce à la commercialisation des disques par des producteurs étrangers et à l’apparition de coûteux phonographes dont s’équipaient toujours plus de foyers. Englobant les quatre genres du jazz, de la chanson satirique, des chants folkloriques modernisés et de la chanson de variétés, elle s’est fait l’expression de l’atmosphère sociale et des mentalités de l’époque. Chang Yu-jeong Professeur à la Faculté des arts libéraux de l’Université Dankook

E

n 2018, le groupe BTS a tourné une page de l’histoire de la musique coréenne, voire mondiale, en révolutionnant cet univers par des succès qui battent tous les records. Il a notamment accompli la prouesse de se classer en tête du Billboard 200 pour deux de ses albums, ce qui représente une première pour des chanteurs non anglophones en général et de langue coréenne en particulier. Sa réussite à l’international, comme celle d’autres artistes coréens, a véritablement de quoi surprendre, sachant qu’elle était encore inimaginable il y a encore un siècle, en ces temps d’occupation coloniale où la musique populaire survivait tant bien que mal en exprimant l’amertume et la tristesse des Coréens.

Le phonographe et les disques du commerce

Si l’apparition de la musique populaire et sa diffusion à grande échelle ne datent que du début

28 Koreana Printemps 2019

des temps modernes en Corée, il n’en demeure pas moins que d’autres genres ont connu un grand succès populaire pendant la période précédente. Le missionnaire et enseignant américain Homer B. Hulbert qui, comme chacun le sait en Corée, affectionnait tout particulièrement ce pays, s’est penché sur les paroles et la partition du chant folklorique Arirang dans un essai intitulé Korean Vocal Music, c’est-à-dire la musique vocale coréenne. Il fit publier ce texte dans le numéro de février 1896 de la revue Korean Repository, qui fut la première revue en langue anglaise à paraître dans le pays. Il y écrivait notamment : « Pour la plupart des Coréens, ce chant occupe la même place dans la musique que le riz dans l’alimentation ». Si le Vieil Arirang dont il fait mention dans son article ne constitue que l’une des nombreuses variantes du célèbre Bonjo Arirang, qui représente un standard pour les chants de ce nom, ces propos révèlent à quel point les Coréens le chérissent. Au succès que connurent ces airs traditionnels

Partition d’Arirang accompagnant l’essai intitulé La musique vocale coréenne, que fit paraître Homer B. Hulbert dans le numéro de février 1896 de la revue Korean Repository.


avant même que n’apparaisse la musique populaire, dans l’acception actuelle de ce terme, a succédé celui, inédit, d’une musique pop qui bénéficie de moyens de diffusion de grande ampleur et de ses liens étroits avec l’industrie du disque. Ayant pour principal objectif de dégager des bénéfices, cette production à caractère commercial, bien qu’elle se double d’une dimension artistique, n’englobe pas des titres tels qu’Arirang aux yeux de Homer B. Hulbert. C’est en 1907 que sont apparues les premières activités industrielles dans ce domaine et la mise en vente par l’entreprise américaine Columbia Records d’un premier disque enregistré par Han In-o, une célèbre chanteuse au répertoire traditionnel issu de la province de Gyeonggi, puis d’un second dû à une gisaeng, c’est-à-dire une entraîneuse formée à la danse et à la musique, qui se nommait Choe Hong-mae. La société Victor Records allait peu après faire son entrée sur ce marché et enchaîner les enregistrements de grands chanteurs de l’époque. Bien avant les premières émissions de radio qui apparurent en Corée à la fin des années 1920, le phonographe qui venait d’être inventé favorisa bien évidemment le rayonnement de cette musique populaire en prenant place dans les foyers les plus aisés.

rentes catégories, la présence d’un véritable marché de la musique populaire, à partir des années 1930, allait permettre de bien les différencier. Dans le domaine du jazz, la musique d’alors différait beaucoup de celle d’aujourd’hui, car elle réunissait des influences occidentales, sud-américaines et de jazz classique, les Coréens ayant été exposés aux premières par le biais des chants religieux, ainsi que par des instruments de musique nouveaux pour eux : autant d’éléments toujours plus présents qui allaient déboucher sur un grand essor du jazz vers 1925. Au retour d’un match de football disputé à Shanghai en 1926, le capitaine de l’équipe nationale Baek Myeong-gon, un fils de famille aisée de la province de Jeolla, rapporta des instruments et partitions de jazz pour créer la Korean Jazz Band. Dans les années 1920, porté par sa diffusion au

L’écoute en silence (1934), Kim Ki-chang. Encre et couleur sur soie, 159 cm × 134,5 cm. Ce portrait d’une famille moderne des années 1930 prit place dans l’élégant salon d’un médecin qui habitait le même quartier que l’artiste.

L’explosion du jazz

Comme c’est presque toujours le cas des nouvelles formes d’expression culturelle, la musique pop coréenne actuelle résulte de l’irruption d’influences étrangères dans la culture du pays, ces deux composantes coexistant dès lors en concurrence l’une avec l’autre. Il s’agit en l’espèce des musiques occidentale et japonaise, qui viennent ajouter leurs rythmes et sonorités à ceux de la Corée. S’il n’est guère aisé de déterminer avec précision le rôle joué par chacun de ces éléments extérieurs, l’un d’eux, par sa prédominance, a en tout cas contribué dans un premier temps à la formation d’un genre à part entière. Cette époque a ainsi vu se développer quatre genres différents de musique populaire qui sont le jazz, la manyo ou chanson satirique, les chants folkloriques modernisés, dits sinminyo, et les chansons populaires à proprement parler, qui sont appelées yuhaengga. S’il n’a tout d’abord pas été possible d’établir une distinction nette entre ces diffé© Musée national d’art moderne et contemporain de Corée

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cinéma et dans l’industrie du disque, ce genre musical aux paroles sensuelles attirait particulièrement les jeunes modern boys et modern girls de l’actuelle capitale alors appelée Gyeongseong. Il suscitait en revanche la désapprobation du reste de la population, un célèbre intellectuel de l’époque s’étant même insurgé contre cette nouvelle mode en ces termes : « Ces filles et garçons modernes ne font que se déhancher en rêvant de frivolités ». Dans les disques qu’ils enregistraient, les artistes coréens égalaient pourtant leurs modèles occidentaux par l’authenticité de leur style. L’ascension fulgurante que connut le jazz instrumental en cette fin de décennie allait ouvrir la voie à l’énorme succès que remportèrent ses morceaux chantés au début de la suivante. Aux adaptations de titres occidentaux ou japonais qui dominaient le genre, telle celle du Dinah de Bing Crosby, allait succéder, vers 1935, une création nationale dont se détache notamment la chanson Dabang-uipureunkkum, c’est-à-dire « rêves de jeune dans un café ».

Humour ou sarcasme

Quant à la chanson satirique dite manyo, elle représente davantage une forme d’humour qu’un genre musical à proprement parler. Son nom provient du terme « mandam », qui désigne lui-même une sorte de sketch interprété par un duo d’humoristes. Ses textes abondaient en traits d’esprit dans leurs deux variantes de type satirique ou simplement humoristique, la seconde, plus chaleureuse, témoignant d’une certaine bienveillance, tandis

que la première privilégiait une critique froide et acerbe. L’une de ces créations, intitulée Seoul gugyeong, c’est-à-dire la « visite à Séoul », allait remporter, dans les années 1950, un succès considérable qui allait durer pas moins de vingt ans. La reprise du Yukwaehansigolyeonggam, ce « joyeux vieillard de campagne » chanté en 1936 par Kang Hong-sik, évoquait sur un ton cocasse le voyage d’un vieux paysan qui prend pour la première fois le train pour la capitale et connaît bien des mésaventures. Au comique de situation, s’ajoutait toutefois la compassion que suscitait ce maladroit vieil homme en lequel se reconnaissaient peut-être beaucoup de Coréens désemparés par la vie moderne. De son côté, la chanson Gajjadaehaksaeng, dont le titre signifie « étudiant de pacotille », raille le jeune voisin qui sèche les cours pour jouer toute la journée au billard ou courir les filles. En visant tous les fils à papa qui hantaient alors les universités, par-delà celui qui en était le personnage, ce titre amusa bien des Coréens aux prises avec leurs difficultés économiques. En outre, des formes d’expression satiriques répondant en général à la censure et à la répression exercées par un régime autoritaire, cette chanson témoignait aussi du dur traitement infligé à la population par le colonisateur japonais. Les sinminyo, ces chants folkloriques modernisés, participaient quant à eux de la chanson populaire coréenne par le recours à des éléments musicaux appartenant au répertoire traditionnel et folklorique. Sans recourir aux styles vocaux ou instrumentaux de régions particulières, ils s’inspiGroupe de jazz coréen lors d’une première prestation sur la station de radiodiffusion de Gyeongseong (JODK), à l’été 1929.

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raient de titres d’autrefois et se rattachaient d’une manière ou d’une autre à la tradition locale, le plus illustre d’entre eux demeurant l’Arirang que composa Na Woon-gyu en 1926.

© Archives coréennes de l’Université Dongguk

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La fin de la première moitié des années 1930 allait voir débuter dans la chanson nombre de gisaeng, car ces femmes, dont le métier était de divertir, représentaient autant d’artistes d’ores et déjà accomplies, car parfaitement formées au chant et à la danse par des maîtres professionnels. Interprétant à la perfection le répertoire chanté traditionnel, elles excellaient notamment dans celui du folklore modernisé. Les Coréens se montraient particulièrement sensibles à ce genre qui invoquait plus que d’autres l’âme nationale, comme le démontre peut-être la première place dont s’empara en 1935 la gisaeng Wang Su-bok, en chantant les titres qu’elle avait enregistrés à peine deux ans plus tôt, lors d’un concours de chanson organisé en 1935 par Samcheolli Co., l’éditeur du magazine culturel qui avait pour titre Samcheolli, c’est-à-dire la Corée toute entière. À cette même époque, verra aussi le jour la chanson de variétés dite « trott », ce terme provenant de l’expression anglaise « fox trot » désignant un style de danse de salon exécutée sur du ragtime. Aussi connue sous le nom de yuhaengga, qui signifie « chanson populaire », elle subissait aussi l’influence de la musique populaire japonaise et en possédait donc certaines caractéristiques formelles telles que le rythme à deux temps, des touches mineures et une gamme pentatonique. La source de cette inspiration ne se situait en fait pas au Japon et résultait de l’alliance de la musique de ce pays avec d’autres d’origine occidentale et japonaise, l’ensemble donnant naissance aux enka, ces ballades également connues à leurs débuts sous le nom de ryukoka, qui, en japonais, signifie « chanson populaire ». Dans les années 1960, elle allait prendre celui d’« enka » et

© Agence des contenus créatifs coréens

Un réconfort dans des temps difficiles

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faire son entrée dans la catégorie de la musique populaire traditionnelle. La tentative de l’imposer en tant que telle à un pays colonisé en vue de redéfinir son identité nationale revenait à lui inventer de toutes pièces des traditions. Si ce produit de la culture japonaise a longtemps été stigmatisé, il fut et reste encore très prisé des Coréens, et ce, en dépit de ses lointaines origines coloniales, car il interpelle les émotions et le vécu de ceux qui connurent cette sombre période de l’histoire. Depuis les années 1950, le trott constitue un genre à part entière de la musique populaire auquel sont dus des titres aussi célèbres que Tahyang sari, c’est-à-dire « loin de chez soi », qui évoque la nostalgie des Coréens expatriés, ou Mokpo-uinunmul, dont le titre signifie « larmes de Mokpo », et qui exprime une forme de résistance passive à l’occupation japonaise. Pour les Coréens qui vécurent ces temps difficiles, de tels titres furent d’un grand réconfort. En Corée, la modernité fut en effet synonyme de détresse, car entreprise à l’initiative d’un pouvoir étranger et sans le consentement de la population. Dans ces circonstances tragiques, la vie n’en continuait pas moins et la culture populaire en plein essor produisait une musique qui allait contribuer à la richesse de celle d’aujourd’hui, telle une fleur jaillie des abîmes du désespoir qui apportait un peu de joie à une population durement éprouvée.

1. Produit par Columbia Records en 1907, le disque Chant coréen présentait des chants folkloriques de la province de Gyeonggi interprétés par Han In-o. 2. Enregistrée en 1935 par Yi Nan-yeong chez Okeh Records, la chanson Larmes de Mokpo apporta le réconfort à un peuple qui subissait l’oppression coloniale, mais son succès ne se dément pas aujourd’hui encore. 3. C’est en 1940 que fut produit le disque intitulé Le premier ensemble, qui réunissait plusieurs chanteurs liés par un contrat exclusif à Okeh Records, la première maison de disques coréenne créée en 1932.

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rubrIque spéCIale 5

Les prémices de la modernité à l’aube du XXe siècle

La mondialisation culturelle, d’hier à aujourd’hui Une centaine d’années après le traité de Ganghwa qu’elle conclut en 1876 avec le Japon et par lequel elle s’engageait à ouvrir ses portes aux autres pays, la Corée connaît un nouvel épanouissement par le biais d’une mondialisation dont elle tire parti cette fois-ci en sens inverse pour diffuser sa culture à l’étranger grâce aux technologies numériques. Jung Duk-hyun Critique de culture populaire

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e toutes les productions qu’a générées la culture populaire coréenne l’année passée, celle qui a remporté le plus de succès est sans conteste la série télévisée Mr. Sunshine, dont l’action se déroule sous le royaume de Joseon dans ces premières années du XXe siècle où les navires américains, français et japonais avaient entrepris d’y accoster pour briser l’isolement de son territoire. L’évocation de cette page d’histoire a résonné avec d’autant plus d’émotion chez les téléspectateurs qu’elle révélait le combat mené par les uibyeong, ces « soldats de la justice » méconnus qui donnèrent leur vie pour repousser les envahisseurs étrangers. En arrière-plan de leur lutte, elle mettait en évidence les clivages sociaux créés par l’introduction de certains aspects de la culture occidentale de l’Ouest et l’évolution des mentalités qui en a résulté dans l’ensemble de la société. Par son contenu, cette série télévisée tranchait donc sur les autres films et feuilletons consacrés à cette époque, qui en retiennent avant tout la résistance opposée aux incursions japonaises, par l’évocation de l’atmosphère des rues de la capitale, anciennement Hanyang et aujourd’hui Séoul, où s’alignaient hôtels de style occidental, boulangeries françaises, pubs et ateliers de couture japonais qui composaient le décor familier de la vie quotidienne. Sur la trame de l’intrigue, se détache le personnage principal d’une noble dame au caractère bien trempé qui n’hésite pas à renoncer à sa condition pour suivre résolument la voie qu’elle s’est tracée en annulant ses fiançailles avec l’homme que lui a choisi sa famille, car elle s’est éprise d’un descendant d’esclaves nommé Eugene Choi, lequel a fui dans son jeune âge aux États-Unis dont il reviendra des dizaines d’années plus tard, revêtu de l’uniforme de la marine de ce pays. Après avoir appris le maniement des armes avec l’aide d’un modeste chasseur, elle se fait tireuse d’élite pour supprimer ceux qui collaborent avec l’occupant japonais. Par son caractère dynamique et indépendant, cette héroïne représente l’incarnation de toutes les femmes du « siècle des Lumières » coréens qui firent preuve de courage en prenant en main leur destin.

© The ChosunIlbo

1 1. Le 24 septembre dernier, le chanteur RM allait prononcer un discours, au nom de son groupe de musique BTS, à l’occasion du lancement de « Generation Unlimited », une nouvelle initiative mondiale de l’UNICEF destinée aux jeunes. 2. Scène de BTS World Tour : Love Yourself in Seoul, que présentaient simultanément 3 800 salles de 95 pays différents le 26 janvier dernier. Il s’agit du deuxième concert filmé du groupe BTS, le premier ayant été Burn the Stage: The Movie.

2 © Big Hit Entertainment

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Ce studio de photo de Sangyeok-dong, un quartier de la ville de Daegu, attire beaucoup de jeunes par ses photos à l’ancienne évoquant l’atmosphère qui régnait dans les derniers temps du royaume de Joseon, au tournant du siècle dernier.

Une création très actuelle sur le fond

Mr. Sunshine s’avère aussi emblématique de la plupart des productions culturelles contemporaines, dont la teneur est marquée par le changement de paradigme qu’ont entraîné la mondialisation culturelle et l’essor des réseaux de communication numériques. Le tournage intégral de la série a exigé un budget de 43 milliards de wons, soit près de 39 millions de dollars, et s’est achevé avant même que n’ait été diffusé son premier épisode, ce qui aurait paru inconcevable dans le mode de production classique des feuilletons télévisés coréens, mais que le partenariat avec Netflix a rendu possible dans la mesure où ce dernier a pris en charge 70% du coût total de la production. Par

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ailleurs, en assurant la diffusion simultanée de cette série dans plusieurs pays étrangers, le géant mondial de la fourniture de services multimédia a aussi bouleversé les canaux habituels de consommaton des séries télévisées coréennes. L’industrie coréenne des contenus culturels se trouve ainsi à une étape décisive de son évolution du fait des possibilités toujours plus nombreuses qui s’offrent dès lors aux téléspectateurs d’accéder à l’information et de la partager en temps réel sur des plateformes mondiales telles que Netflix ou YouTube. Face à la perspective imminente d’une « nouvelle mondialisation », le secteur coréen des médias et des loisirs est confronté à l’alternative de la poursuite de son expansion à l’international ou du confinement de son champ d’action au marché intérieur. Dans ce contexte, l’époque à laquelle se déroule Mr. Sunshine revêt un sens particulier, car, en ces premières années du XXe siècle qui furent décisives pour l’histoire nationale, se manifestait une aspiration aux idéaux de liberté, de paix et d’amour dont cette production se fait l’écho et à laquelle sont sensibles les téléspectateurs contemporains de toute origine nationale ou ethnique. Marquée par un afflux de cultures étran© Studio Sankyeok gères qui remettaient en question les traditions, ce moment exceptionnel de l’histoire coréenne fournit une intéressante toile de fond sur laquelle les réalisateurs peuvent laisser libre cours à leur imagination, à l’instar de Kim Jee-woon, qui situe à cette même époque l’action de son film Le bon, la brute et le cinglé. Les innovations qu’il met en œuvre dans ce western à la coréenne témoignent de la diversité des apports culturels qui caractérisèrent cette époque et confèrent d’autant plus d’intérêt à ce simple divertissement.

Une norme mondiale en pleine évolution

Le succès phénoménal rencontré par le groupe musical Bangtan Boys, aussi connu par son sigle BTS, atteste brillamment de la « seconde éclosion » culturelle que connaît aujourd’hui la Corée. Au moyen de plateformes multimédia telles que YouTube, ses membres peuvent échanger avec leurs fans du monde entier dont le club nommé BTS ARMY a pris beaucoup d’ampleur par-delà les frontières et la barrière de la langue. Leur talent pour la danse et la musique, ces formes d’expression communes à toute l’humanité, a constitué le facteur clé de leur accession à


une carrière internationale. Il convient toutefois de souligner qu’au Japon, ils se sont heurtés dans leur ascension à certaines réticences qui semblent d’un autre temps, notamment lorsque l’un d’eux, Jimin, a fait l’objet de critiques émanant d’éléments conservateurs pour avoir arboré un t-shirt représentant l’explosion de la bombe atomique larguée par les États-Unis sur le Japon. Sa photo allait aussitôt circuler en boucle sur les réseaux sociaux et faire polémique jusqu’à ce que l’agent artistique du groupe présente ses excuses au public. Outre le manque de discernement manifesté par la jeune star dans ses choix vestimentaires, cet incident a traduit Affiche de Mr. Sunshine, l’une des séries télévisées les plus vues en 2018. Cette production met à l’honneur les inconnus de l’« armée vertueuse » qui combatt it pour l’Empire de Corée, notamment par le biais de personnages de femmes libres et courageuses. Elle fait en même temps revivre l’apparition dans la capitale des premiers hôtels, couturiers, boulangeries et autres commerces modernes de style occidental.

l’apparition d’un nouveau paradigme de la consommation culturelle à l’ère du réseau de communication mondial, puisque la droite japonaise a exigé le boycott de tous les groupes de musique coréens à succès par les principales émissions de variétés japonaises, cette réaction semblant des plus déplacées à l’heure où les réseaux sociaux permettent d’exprimer instantanément ses opinions. Par ailleurs, cette anecdote révèle qu’à l’heure où la Corée connaît une renaissance culturelle, la diffusion des contenus correspondants doit obéir à une nouvelle norme mondiale qui étende son effet contraignant à tous les pays et toutes les régions. À l’heure où se développent les échanges culturels à l’échelle internationale, les peuples du monde se doivent de préserver les valeurs universelles de la liberté, de la paix et du vivre ensemble qui s’opposent à celles de la rivalité et du conflit.

De nouveaux défis

Le film Bohemian Rhapsody, qui évoque le succès du groupe de rock britannique Queen et la vie de son chanteur Freddie Mercury, fournit aussi une bonne illustration des mutations intervenant dans le paysage culturel et des modes de consommation correspondants du fait de l’évolution des technologies numériques. Mieux accueilli encore en Corée qu’au pays de ses protagonistes, il y est arrivé en tête du box-office et les ventes de places se sont multipliées dans les salles où les spectateurs avaient la possibilité de danser et chanter tout en le regardant. Aujourd’hui, les consommateurs enrichissent les produits culturels de leurs réactions aux créations d’origine et, de même que les concerts de BTS ne seraient pas ce qu’ils sont sans les danses et chants repris à l’unisson par la BTS Army, l’émotion exprimée par les spectateurs de Bohemian Rhapsody a contribué à sa réussite. En s’exprimant face aux produits culturels qu’il consomme, le public de tout pays et de toute langue leur confère ainsi un supplément de sens. Par ailleurs, la multiplication des plateformes numériques incite toujours plus de vedettes de télévision à se lancer en parallèle dans la carrière de radiodiffuseur personnel. Sur YouTube, de célèbres créateurs de contenus tels que Buzzbean, Banzz ou Ssin dépassent désormais les personnalités du petit écran en influence et en notoriété. Une fois parvenus à cette étape, ils se hasardent à tenter leur chance sur les chaînes de télévision, dans le cadre de publicités ou d’émissions de variétés, le mouvement inverse qui s’opère aussi de plus en plus à destination de la radiodiffusion personnelle témoignant d’une « passation de pouvoir » entre anciens et nouveaux médias. L’essor des réseaux de communication mondiaux qu’autorisent les technologies numériques a favorisé une renaissance de la culture coréenne à l’échelle mondiale. Dès lors, pour définir les orientations à suivre, il suffit de se souvenir de ce qu’était notre royaume de Joseon au début du siècle dernier. Il sut ouvrir ses portes pour se tourner résolument vers l’extérieur, de sorte qu’en empruntant cette voie toute tracée, le pays se doit désormais de rechercher les moyens de préserver sa culture tout en se joignant au reste de l’humanité dans sa quête de valeurs universelles.

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DOSSIER

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Un voyage dans le temps et les dictionnaires Les dictionnaires témoignent de l’évolution socio-culturelle d’un pays par le choix et la définition des mots qui y figurent, comme l’a rappelé l’exposition temporaire intitulée « Un nouveau point de vue sur les dictionnaires coréens » qui s’est tenue au Musée national du hangeul pour retracer les changements survenus dans ce domaine à l’époque contemporaine. Hong Sung-ho Rédacteur en chef du Korea Economic Daily 36 Koreana Printemps 2019


1. Visiteur examinant des dictionnaires et découvrant les évolutions socio-culturelles dont ils sont le reflet lors de l’exposition temporaire Dictionnaires de Corée, une nouvelle perspective que proposait le Musée national du hangeul du 20 septembre au 3 mars derniers. 2. Manuscrit du premier dictionnaire coréen que Ju Si-gyeong (1876-1914) entreprit de créer en 1911 avec le concours de ses élèves et dont ne subsiste aujourd’hui qu’une partie. 3. Version définitive du Dictionnaire de la langue coréenne, dont l’élaboration par la Société de la langue coréenne, une institution fondée en 1921, allait s’étaler sur treize années à compter du début des travaux en 1929. Son manuscrit, qu’avait saisi la police japonaise en 1942, fut retrouvé dans un entrepôt de la gare de Séoul à la libération du pays survenue en 1945.

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n 2010, l’éditeur britannique Oxford University Press annonçait sa décision d’interrompre définitivement la publication de l’OED, ce célèbre Oxford English Dictionary qui fait autorité dans la langue anglaise. Constatant la chute de ses ventes, la maison d’édition a fait savoir qu’il ne serait plus désormais disponible qu’en ligne. Parue en 1884, une première édition partielle de cet ouvrage allait être parachevée quarante-quatre ans plus tard et se renouveler constamment jusqu’à aujourd’hui, dix mots coréens figurant même parmi ses entrées, dont ceux de taekwondo, kimchi ou makkoli, ce vin de riz non raffiné dont le nom peut également être orthographié makgeolli, ou encore ondol, un système de chauffage par le sol, ainsi que chaebol, qui est le terme désignant les grands groupes industriels détenus par certaines familles et s’écrit parfois jaebeol, mais aussi le fameux won qui est l’unité monétaire coréenne. En Corée, la production de dictionnaires imprimés avait pris fin quatre ans auparavant et, cette année-là, le jour même de la fête du hangeul qui tombe le 9 octobre, l’Insti-

© Socié

té du ha

ngeul

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tut national de la langue coréenne allait officialiser la mise en ligne exclusive de l’édition révisée de son Dictionnaire de la langue coréenne standard. Cet organisme allait dès lors s’employer à enrichir les services disponibles sur ce support du dictionnaire interactif dit Urimalsaem, c’est-à-dire, littéralement, « source de notre langue », afin de recueillir de nouvelles entrées et définitions apportées par les internautes. Ce passage de l’imprimé au virtuel résulte de progrès technologiques qui permettent aux usagers du smartphone de disposer de dictionnaires partout et à tout moment et en tout lieu. La recherche de mots et définitions s’avère en outre beaucoup plus simple et rapide dans un dictionnaire électronique portatif ou en ligne que dans les ouvrages sur papier qu’il faut feuilleter patiemment. Depuis le 20 septembre dernier, le Musée national du hangeul, accueillait au sein du Musée national de Corée situé à Yongsan, un arrondissement du centre de Séoul, une exposition temporaire consacrée aux dictionnaires et le succès qu’elle remporté auprès du public l’a incité à demander la prolongation de cette manifestation par son hôte.

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de précieux documents historiques

Un dictionnaire ne se résume pas à un recueil de nombreux mots, car il fournit aussi des indications sur l’évolution du pays concerné en se faisant le reflet de son histoire et de son évolution socio-culturelle, comme entendait le montrer cette exposition qui a transporté ses visiteurs de l’aube du siècle dernier à notre époque pour découvrir les changements survenus dans cet ouvrage. Si l’invention du hangeul remonte au règne de Sejong (1418-1450), quatrième monarque du royaume de Joseon qui créa cet alphabet en 1443 et en proclama l’utilisation trois ans plus tard, celle-ci ne fut rendue officielle qu’en 1894 par un édit royal. L’élaboration de dictionnaires de la langue coréenne allait dès lors être entreprise, un travail d’envergure nationale qui s’est poursuivi jusqu’à l’époque contemporaine malgré les remous et tragédies de l’histoire qui en ont parfois ralenti l’avancement. Il faudra cependant attendre les années 1930 pour voir paraître le premier dictionnaire de coréen proprement dit, qui fut réalisé par un lexicographe natif, puisque les seuls ouvrages antérieurs de ce type étaient bilingues et dus à des missionnaires chrétiens étrangers, notamment ce Dictionnaire coréen-français édité en 1880, auquel succédèrent des dictionnaires coréen-anglais et anglais-coréen respectivement publiés dix et onze ans plus tard.

Datant de 1878, le premier des trois figurait parmi les pièces les plus remarquables de la manifestation évoquée et n’avait jusque-là jamais été présenté au public. Il l’a ainsi été à cette occasion grâce à un prêt de la Fondation pour la recherche sur l’histoire de l'Église coréenne, qui en assure la conservation. Monseigneur Félix-Clair Ridel (1830–1884), qui dirigeait le diocèse de la Société des missions étrangères de Paris, le fit éditer en 1880 dans la ville japonaise de Yokohama. Cet ouvrage possède une valeur historique d’autant plus inestimable qu’en Corée, il s’agit non seulement du premier dictionnaire bilingue associant le coréen au français, mais aussi de tous ceux consacrés à d’autres langues depuis le début de l’époque moderne. Parmi les publications que les visiteurs n’avaient pas eu l’occasion de découvrir jusqu’ici, se trouvaient aussi les épreuves inachevées de travaux lexicographiques réalisés par des partisans de l’indépendance sous le royaume de Joseon, dans ces derniers temps où il était aux mains d’envahisseurs étrangers qui allaient causer sa chute. Parmi ces ouvrages, il en est un qui lève le voile sur un aspect méconnu de la vie de Syngman Rhee (1875-1965), le premier président de la République de Corée. De 1903 à 1904, alors qu’il était emprisonné pour avoir participé à un mouvement insurrectionnel contre la monarchie, il travailla en effet sur un projet de Nouveau dictionnaire anglais-coréen qu’il ne put mener à

1. Membres de la Société de la langue coréenne réunis le 9 octobre 1957 à l’occasion de l’anniversaire de la première parution du Dictionnaire de la langue coréenne. Entamée en 1929, la réalisation de cet ouvrage dut s’interrompre suite à l’emprisonnement des lexicographes qui y travaillaient et dont la Société du hangeul prit plus tard la relève.

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2. Dictionnaire coréen-français publié en 1880 par Mgr Félix-Clair Ridel (1830–1884), un membre de la Société des missions étrangères de Paris. Premier dictionnaire bilingue donnant la traduction de mots coréens, il comporte quelque 27 000 entrées rangées en ordre alphabétique.


son terme. Ce militant indépendantiste favorable à l’instauration d’une république dut en effet le délaisser et interrompre ses travaux à la lettre F pour se consacrer à la rédaction d’un essai intitulé L’esprit d’indépendance. L’un comme l’autre de ces documents sont conservés par l’Institut Syngman Rhee de l’Université Yonsei. Un autre militant pour l’indépendance, nommé Soh Jaipil et également connu sous son patronyme américain de Philip Jaisohn (1864–1951), entreprit aussi des travaux lexicographiques qui n’allaient pas parvenir à leur aboutissement. En 1896, il fonda The Independent, premier journal quotidien bilingue de Corée, puisque rédigé en langues anglaise et coréenne, tout en entamant, à peu près à la même époque, l’élaboration du premier dictionnaire anglais-coréen du pays, qu’il ne put cependant poursuivre au-delà de la lettre P. L’épreuve manuscrite datant de 1898 que présentait l’exposition provenait d’un prêt accordé par le Musée de l’indépendance coréenne.

les témoins de l’aube des temps modernes

L’exposition qui vient de s’achever permettait aussi de constater les changements qu’a subis la langue coréenne, sur les plans tant sémantique qu’orthographique, et qui constituent autant de manifestations des évolutions socio-cultu-

© Musée national du hangeul

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relles et de mentalité intervenues dans le pays depuis le siècle des lumières coréen. En atteste notamment une nouvelle de 1925 intitulée Jeonhwa (Le téléphone) et due à Yeom Sang-seop (1897– 1963), un écrivain et journaliste célèbre pour le recueil La grenouille de la salle des spécimens dont elle fait partie. Dans ce texte, l’auteur avance l’idée que les progrès modernes ne font qu’accroître la propension humaine à l’ostentation et, ce faisant, ont pour conséquence désastreuse la disparition de l’intimité. C’est en 1898 que sont apparus les premiers postes téléphoniques sous le nom de deongnyulpung formé par la translittération du mot chinois delufeng selon la phonétique anglaise et signifiant littéralement « vent qui propage la vertu », mais il était aussi appelé jeoneogi, c’est-à-dire la « machine qui transmet la parole ». Il faudra attendre les années 1920 pour que la langue coréenne se dote d’un terme désignant cet appareil, à savoir celui de jeonhwa, qui correspond à la transcription japonaise du mot chinois denwa et demeure en usage encore aujourd’hui. En 1938, après que son emploi se fut largement répandu, il allait faire l’objet d’une entrée dans le Dictionnaire de la langue coréenne, qui en comporte 100 000 et dont l’auteur et éditeur est un érudit coréen nommé Mun Se-yeong (1888–?).

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Ce premier ouvrage consacré à la langue coréenne par un natif du pays représentait l’aboutissement de nombreuses années d’un travail acharné visant à faire renaître le sentiment de fierté nationale au sein d’une population profondément meurtrie par la colonisation, une aspiration que ne pouvaient éprouver les missionnaires étrangers du XIXe siècle par leurs dictionnaires bilingues au demeurant d’une grande importance historique. Il convient enfin de signaler l’existence d’un dictionnaire de la langue coréenne que fit éditer le Gouvernement général japonais en Corée en 1920 dans le cadre d’une politique culturelle destinée à conforter les assises du pouvoir colonial. Par ailleurs, l'exposition consacrée à ces divers ouvrages attirait l’attention sur des termes nouveaux nés des progrès techniques, tels ceux de télévision, automobile ou électricité, et apparus en Corée en parallèle avec ces évolutions, ainsi que sur des néologismes révélateurs de certaines tendances sociologiques, comme « garçon moderne », « fille moderne » et « femme libre ».

prouesses informatiques et hangeul

La parution, en 1999, du Dictionnaire de la langue coréenne standard élaboré par l’Institut national de la langue coréenne représente une étape décisive de l’histoire lexicographique

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nationale. Fruit d’un travail de huit années entrepris à l’initiative des pouvoirs publics, cette parution a exigé un budget s’élevant à 12 milliards de wons, soit près de 11 millions de dollars. Riche des quelque 500 000 entrées que rassemblent ses 7000 pages réparties sur trois tomes et qui portent sur des mots appartenant à la langue standard contemporaine parlée aussi bien en Corée du Sud qu’en Corée du Nord, mais également aux dialectes, auxquels s’ajoutent certains archaïsmes, il constitue aujourd’hui la principale référence aux yeux des éditeurs de tout nouvel ouvrage lexicographique. La facilité et la rapidité d’accès à quantité d’informations qu’autorisent aujourd’hui les technologies numériques tendent à faire oublier la place qu’a longtemps occupée le dictionnaire dans la vie quotidienne. À cet égard, l’exposition qui s’est déroulée au Musée national du hangeul invitait le visiteur à une réflexion sur la valeur de ces ouvrages universels qui ont guidé l’homme dans ses entreprises en nourrissant son esprit de connaissances et, dans le cas de la Corée, qui témoignent aussi bien de son histoire moderne tumultueuse que des excellentes qualités de son alphabet appelé hangeul. Faisant fi de l’opposition de ses courtisans, son inventeur, le roi Sejong, persévéra dans sa décision de créer un système d’écriture destiné à faciliter la vie du plus grand nombre, c’est-à-dire de ceux de ses sujets qui ne bénéficiaient pas


ngeul

al du ha e nation © Musé

© Institut Syngman rhee, Université Yonsei

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1. Projet inachevé de dictionnaire anglais-coréen dû au partisan de l’indépendance Soh Jaipil, qui était parvenu à la lettre P à l’arrêt de ses travaux en 1898. 2. Couverture et première page du Dictionnaire de la langue coréenne élaboré et publié par Mun Se-yeong en 1938. Riche d’environ 100 000 entrées, il fut le premier en son genre à recourir à l’orthographe du hangeul unifié. En 1940, une édition révisée et augmentée allait le compléter de 10 000 nouvelles entrées et d’annotations. 3. Premier jet inachevé du Nouveau dictionnaire anglais-coréen auquel Syngman Rhee, alors futur premier président de la République de Corée, consacra une partie du temps qu’il passa en prison en 1904 et 1905.

de l’enseignement du chinois classique. La dénomination de hunmin jeongeum jeongeum, qu’il reçut à l’origine et qui signifie « sons corrects pour instruire le peuple », révèle à elle seule le pragmatisme et la sagesse de ce souverain aspirant à l’alphabétisation de tous. Aujourd’hui considéré de l’avis général comme l’un des systèmes d’écriture les plus scientifiques et faciles à apprendre comme à employer, il se distingue aussi de tous les autres par la connaissance précise que l’on a de l’identité de son inventeur, ainsi que de l’époque et de l’objectif de sa création. Autant d’éléments qui, en 1997, allaient motiver l’inscription au Registre Mémoire du monde de l’UNESCO du Hunmin jeongeum haerye, ce manuscrit portant proclamation du nouvel alphabet et fournissant des explications de son emploi accompagnées d’exemples de celui-ci. Le 8 septembre prochain, déclaré Journée internationale de l’alphabétisation, devrait intervenir l’annonce du choix des lauréats du Prix annuel d’alphabétisation UNESCO-Roi Sejong destiné à honorer les personnes ou institutions qui se sont illustrées par leur combat contre l’analphabétisme. Par-delà ses avantages immédiats, peut-être la structure simple et scientifique du hangeul n’est-elle pas étrangère aux prouesses accomplies par la Corée dans le domaine de l’informatique ?

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entretIen

dalparan

ou l’art du renouvellement musical Après s’être essayé avec succès à bien des genres, le musicien coréen Dalparan révolutionne aujourd’hui celui de la musique de film par des compositions d’une indéniable originalité et, après ses brillants débuts de 1997 pour Bad Movie, il ne cesse d’aller de l’avant sans se reposer sur ses lauriers. Lim Hee-yun Journaliste culturel au Dong-a Ilbo Ahn Hong-beom Photographe

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ang Ki-young, plus connu sous son pseudonyme de Dalparan qui signifie « lune bleue », a imprimé sa marque sur toutes les expériences musicales auxquelles il a participé, du heavy metal et du rock alternatif, au sein de plusieurs grands groupes, à l’electro en tant que disc-jockey, et, après s’être lancé dans la musique de film, il en est rapidement devenu l’un des meilleurs compositeurs en Corée. Seul ou avec le concours de son compère Jang Younggyu, il a su s’inventer un univers musical sans pareil dans toute la création actuelle, comme en témoignent ses compositions pour A bitter sweet life (2005), Le bon, la brute et le cinglé (2008), La mer jaune (2010), Assassinat (2015), The strangers (2016) ou Believer (2018), ainsi que de nombreux autres films. Le studio où il a pris ses quartiers, dans la ville de Paju située au nord de Séoul, a des airs de forteresse bardée d’instruments électroniques, avec son énorme écran plat au mur, son ordinateur et son clavier trônant au milieu de la pièce, d’où il peut constamment avoir l’œil sur les images, et plusieurs synthétiseurs analogiques ou modulaires, auxquels s’ajoutent des guitares électriques et des basses, dont une Fender Jaguar qui semble ouvrir ses ailes pour s’envoler. Dans l’histoire musicale de Dalparan, tout commence par une passion pour cette basse. « Depuis l’époque du lycée, j’ai un très bon copain, Daechul, qui est le fils du célèbre chanteur-compositeur-interprète Shin Joong-hyun. Quand nous avons découvert nos talents respectifs, nous avons décidé de les unir pour choisir la même voie. Nous nous comprenions très bien l’un l’autre. »

Une légende du rock

Dans les années 1980, Dalparan prendra la tête du groupe de rock Sinawe qui verra naître de grands noms de la musique tels que Kim Jong-seo, Yim Jae-beom ou Seo Taiji. Cet artiste qui se lasse vite de tout, de l’avis même du principal intéressé, ne tardera pas à passer du groupe Sinawe à celui de H2O, qui fait figure de pionnier du rock moderne en Corée, avant d’évoluer quelque temps dans une autre formation, Pippi Longstocking, après quoi il deviendra disc-jockey, ce qui le propulsera rapidement à l’avant-garde de la

Dalparan à l’oeuvre dans son studio de Paju, une ville de la province de Gyeonggi. « La musique ne doit en aucun cas anticiper sur le film ; sa création doit découler tout naturellement du film luimême », souligne-t-il.

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techno et de la transe coréennes : autant d’un parcours qui semble corroborer ses dires. « Dans le deuxième album de Pippi Band, il y avait ce titre, Bad Movie. Un jour, le réalisateur Jang Sun-woo est venu me voir parce qu’après l’avoir entendu, il aurait aimé donner ce nom au film qu’il était en train de faire. Il m’a demandé si je voulais bien composer de la musique pour son film. J’ai accepté sa proposition sans trop réfléchir, pour faire rentrer un peu d’argent. Je n’aurais jamais imaginé que le succès serait au rendez-vous ». Ainsi allait commencer une nouvelle carrière musicale pour Dalparan, mais au cinéma cette fois-ci, où il allait exercer l’activité de directeur musical en parallèle avec celle de compositeur. Dans cette dernière, son savoir-faire parviendra cependant à ses limites à peine deux ans plus tard, alors qu’il travaille sur le film Lies et se sent parfois désemparé par son manque d’inspiration face aux créations géniales de Pink Floyd reprises dans le film The Wall d’Alan Parker ou à la musique composée par Vangelis pour Blade Runner. « Tout le battage fait autour d’Ennio Morricone ou de Hans Zimmer ne me touchait pas vraiment. Qui plus est, à l’époque, il n’existait pas encore de genre bien défini pour la musique de film. Alors, en l’absence de repères, j’étais un peu en errance ». N’étant pas le seul dans ce cas, Dalparan croisera fort heureusement ces autres « vagabonds » qu’étaient Bang Junseok, Jang Young-gyu et Lee Byung-hoon respectivement membres des groupes U & Me Blue, Uhuhboo Project et Lizard situés à l’avant-garde de l’indie pop coréenne. À la fin des années 1990, ils créeront ensemble le groupe Peach Present particulièrement fécond par la suite dans la production de musiques de films.

Une amitié spontanée

« À cette époque, l’Internet n’en était encore qu’à ses balbutiements, alors, quand un problème nous préoccupait, nous en parlions directement entre nous alors, peu à peu, nous avons noué des liens d’amitié. Nous avions certes des goûts différents, mais nous nous accordions à penser que la musique de cinéma manquait d’originalité. Si nous la critiquions tant, c’est parce qu’aucun d’entre nous n’avait jamais vraiment travaillé au cinéma. En fin de compte, c’est cette position commune qui nous a motivés ». En ce qui concerne Dalparan, la musique qu’il composera pour Bitter Sweet Life lui vaudra d’être récompensé par le prix de la meilleure musique de film au Festival international du film fantastique qu’accueille la ville catalane de Sitges. « Quand Kim Jee-woon, son metteur en scène, m’a appelé pour m’annoncer la nouvelle, j’ai d’abord cru à une plai-

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santerie. C’est dire à quel point je ne m’y attendais pas ». Dans le cadre du groupe Peach Present, Dalparan bénéficiera plus particulièrement du concours de Jang Young-gyu pour composer la musique du film d'action Le bon, la brute et le cinglé, un « western kimchi » à la coréenne se déroulant en Mandchourie et, pour ce faire, les deux compères devront se rendre dans la région d’Asie centrale où vivent les Ouïghours. « Nous avons acheté des cassettes au marché pour nous faire une idée de la musique de là-bas. Elle rappelle celle du Moyen-Orient, avec une gamme légèrement différente. Nous nous en sommes servis quand nous avons enregistré les morceaux interprétés avec des instruments à cordes et à percussion que nous avions aussi achetés au marché. Nous avons essayé de transposer cette gamme orientale dans des musiques de « western spaghetti » comme celles d’Ennio Morricone ». Par la suite, les films La mer jaune, The Silenced et Assassinat allaient comporter l’écueil supplémentaire de leur contexte, tout à la fois connu du compositeur et très éloigné dans le temps de la Corée et de tout l’Extrême-Orient modernes. « Une musique d’époque s’impose dans certains cas. Pour autant, cela ne m’effraie pas, car on peut proposer sa propre lecture d’une époque par d’autres moyens sans dénaturer l’atmosphère historique voulue pour le film. « Après tout, le cinéma n’est pas la vie. Il n’est pas régi par des normes ». Au gré d’une carrière qu’il a entamée dans son adolescence et qui l’a mené, en l’espace d’une dizaine d’années, du heavy metal à la techno, en passant par le rock, Dalparan a été confronté à une grande diversité de genres où il puise aujourd’hui l’inspiration de nouveaux projets pour le septième art. « Au cinéma, on passe d’un style à un autre selon les circonstances », estime-t-il. Au mur de son studio, il a accroché l’une de ces pendules digitales qui se trouvent d’ordinaire dans les locaux de l’administration pour indiquer l’heure à la seconde près et dont les chiffres rouge vif semblent régner en maîtres sur les lieux. « Tous les films donnent du fil à retordre. Si je composais pour moi-même, il me suffirait d’attendre qu’une idée me Scène de Six mannequins, un spectacle présenté en juillet 2011 au LIG Art Hall situé dans le quartier séoulien de Gangnam. Sa conception a résulté d’un travail commun entre Dalparan, qui se tient à l’extrême-droite, et son ancien partenaire du groupe Pippi Longstocking, Kwon Byung-jun, qui a fait découvrir le punk rock et le rock’n’roll en Corée.


© Avec l’autorisation de Dalparan

« Après tout, le cinéma n’est pas la vie. Il n’est pas régi par des normes ».

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© CJ ENM

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1. Sorti en salle en 2008, Le bon, la brute et le cinglé, ce western à la coréenne dont l’action se déroule dans les plaines de Mandchourie à l’époque de l’occupation coloniale japonaise, est servi par la puissance d’une bande-son qui a enthousiasmé le public. Celleci reprend notamment le titre Don’t Let Me Be Misunderstood qu’a composé Nina Simone en 1964 en l’adaptant au rythme plus rapide des danses latines et à une sensibilité plus occidentale, l’ensemble ayant fait forte impression sur les spectateurs. 2. Au premier semestre 2018, c’est Believer qui, de tous les films à gros budget, a le plus fait parler de lui, ses admirateurs ayant plus particulièrement apprécié la manière dont la musique s’accorde avec les états d’âme du personnage principal.

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vienne. Au cinéma, en revanche, je ne pourrais pas me le permettre, car je dois impérativement respecter un délai. Heureusement, je finis toujours par trouver une idée de départ. Sa mise en œuvre représente ensuite énormément de travail. Il y a vraiment beaucoup à faire. J’ai vu pas mal de gens se décourager et jeter l’éponge. D’autres tombent malades à cause du surmenage. Pour ma part, ce travail m’apporte plus de satisfaction que de contraintes. Chaque fois que je termine un projet, j’éprouve le sentiment très gratifiant du travail bien fait. Avec le temps, je m’intéresse toujours plus à mon activité ».

Des projets qui sont autant de batailles à livrer

Derrière le synthétiseur analogique à trois notes de polyphonie, se trouve un piano droit dont l’intérieur, une fois le capot soulevé, rappelle un peu une cage thoracique par ses cordes et marteaux. Il constitue l’indispensable outil de travail du compositeur de musique de film qui doit créer et transformer toutes sortes de sons. Les trois trophées qui y sont posés correspondent, pour le premier, au Prix de la grosse cloche, que décerne chaque année l’Association du cinéma coréen, et, pour les deux autres, au Prix du film du © Next Entertainment World dragon bleu. L’un d’eux est gravé du titre du film The Strangers, pour lequel Dalparan et Jang Young-gyu ont réalisé un travail de composition parfaitement adapté à son sujet associant horreur et suspense, réalité et surnaturel, chamanisme et soif de sang. À ce propos, Dalparan apporte les précisions suivantes : « Ce film est certes à deux dimensions, puisque tout se passe sur l’écran. Cependant, les effets sonores contribuent à sa perception tridimensionnelle, comme s’il avait lieu dans la réalité. Dans un article consacré à ce film, un critique étran-


ger a parlé d’illusion spatiale créée par le son et je crois qu’il avait raison. Je me suis efforcé d’insérer des éléments sonores artistiques en faisant des compromis avec le public, bien que cette interaction n’atteigne pas celle qu’autorise une œuvre d’installation. J’ai toujours rêvé de faire ce type de travail expérimental et j’ai eu la chance de découvrir ce film débordant d’énergie qui m’en a donné la possibilité ». En vue d’en composer la bande-son, il a eu recours aux « tissus sonores » chers à des compositeurs de musique contemporaine tels que György Ligeti. « La distorsion du bruit produit une longueur d’onde. C’est comme si on déformait deux sons pour créer un nouvel élément acoustique. Pour obtenir ce type d’effet, j’utilise des synthétiseurs analogiques et modulaires ». Pour ce faire, Dalparan s’est penché sur les travaux réalisés par le compositeur islandais Jóhann Jóhannsson disparu l’année dernière à l'âge de 48 ans. Quoique n’ayant jamais eu l’occasion de le rencontrer, il voyait en lui un confrère et un ami, non seulement en raison de leur année de naissance identique, mais aussi du fait que Jóhannsson a toujours suivi la voie qu’il s’était tracée en abordant le cinéma commercial selon une démarche expérimentale, alors son décès a représenté une terrible perte pour ce musicien qui le pleure encore. Dalparan n’avait pas manqué de remarquer la musique composée par Jóhannsson pour Sicario, un film américain de 2015 qui traite du trafic de drogue. « Il s’est servi de la distorsion des sons pour mettre l’accent sur la violence qui règne dans ce film. Le résultat obtenu est d’un tel effet que les spectateurs les moins accoutumés à la musique contemporaine le ressentent instinctivement, ce qui démontre le caractère exceptionnel de ce travail expérimental ». Dalparan poursuit à ce propos : « C’est tout aussi vrai de l’œuvre Arrival. On y est impressionné de constater à quel point Jóhannsson a su pousser son approche expérimentale pour dépasser la seule création d’effets sonores et parvenir à la composition musicale à part entière. Des procédés analogues existent aussi dans le genre des Super-héros du Marvel, mais ils sont loin d’atteindre le niveau auquel est parvenu Jóhannsson. Le cinéma coréen fait un usage encore limité du son en trois dimensions, surround ou Dolby Atmos ». Les livraisons récentes de Dalparan comportent Believer et Door Lock, la première lui ayant valu de remporter le Prix de la meilleure musique de film au Festival du film du dragon bleu et, chose exceptionnelle, de voir sa musique être mise en vente sur CD à la demande des cinéphiles, tandis que, dans la seconde de ces œuvres, qui appartient au genre de l’horreur à suspense, il est à noter que Dalparan a fait primer les éléments sonores sur la mélodie. Autant de réalisations qui ne semblent pourtant pas avoir étanché sa soif de

création, alors il en vient à se demander si ses projets suivants pourront un jour le satisfaire pleinement. Our country’s language, qui évoque la vie du roi Sejong, l’inventeur de l’alphabet hangeul incarné ici par Song Kangho, et Call, un film à suspense où deux femmes vivant à des époques différentes sont mises en communication téléphonique, seront bientôt à l’affiche, le second faisant appel à un nouveau procédé expérimental, selon les quelques informations que m’a communiquées Dalparan. Sous peu, celui-ci aura aussi à relever le défi que va représenter la saison 2 de la série Kingdom de Netflix, qui fera évoluer des zombies sous le royaume de Joseon, car il lui faudra composer dans le cadre temporel, nouveau pour lui, d’un feuilleton. « Quand j’ai vu la première saison, je l’ai trouvée très intéressante. Un projet avec Netflix présente l’avantage d’affranchir le metteur en scène des exigences du box-office et de lui permettre ainsi d’innover comme il l’entend. De mon côté, je serai ainsi en mesure de tenter de réaliser ce dont je rêve depuis longtemps ». Dalparan affirme qu’une fois lancé dans un projet, il perd tout appétit et que, quand il sent son énergie décliner, il va faire un tour dehors au lieu de prendre des vitamines. « Je marche alors sans penser à rien et soudain, il m’arrive d’avoir une idée », confie-t-il. Par ailleurs, il souligne qu’en tant que compositeur pour le cinéma, il lui faut « se tenir au courant de l’évolution de la musique pop et contemporaine ». Il consacre dans ce but une grande partie de son temps à naviguer sur Internet et à lire des magazines pour s’informer de ce qui se passe dans ce domaine. En 2017, Dalparan s’est fait un plaisir de proposer son aide au groupe indépendant Silica Gel, dont il connaissait déjà les jeunes musiciens, pour assurer le remixage de leurs compositions. À l’avenir, il souhaiterait enregistrer un album, mais n’a aucun projet précis dans ce but, car il doit pour le moment se concentrer sur le cinéma.

La face cachée de la lune

J’ai voulu laisser pour la fin de notre entretien une question que je me réjouissais à l’avance de poser, à savoir l’explication du curieux nom de Dalparan. « Une nuit que j’étais avec Pippi Band, j’ai levé les yeux vers le ciel et j’ai vu une magnifique pleine lune. D’ordinaire, on n’en voit qu’une face et l’autre reste cachée. Cette nuit-là, on aurait dit qu’elle n’était pas réelle… Soudain, je me suis dit que, comme j’aime bien faire rire les gens, il ne faudrait pas que je choisisse seulement le mot « dal », c’està-dire « lune », parce que ce serait trop sérieux. Alors j’y ai ajouté « paran », qui veut dire bleu, et le résultat est amusant à prononcer », conclut-il dans un éclat de rire.

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EScapaDE

Sur les traces du roi Jeong jo Ă la forteresse de Hwaseong

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Quintessence de l’architecture caractéristique de la dernière période du royaume de Joseon, la forteresse de Hwaseong étend ses murailles autour du cœur historique de la ville de Suwon. En 1997, l’UNESCO allait classer cet ouvrage sur sa Liste du patrimoine mondial en raison de sa conception remarquable fondée sur un modèle architectural imaginé par le vingt-deuxième souverain du royaume, Jeongjo, auquel est également due une chronique détaillée de l’avancement de son chantier. Lee Chang-guy Poète et critique littéraire Ahn Hong-beom Photographe

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n ce printemps de l’année 1795, les Coréens confluèrent en si grand nombre à Hanyang, la capitale du royaume qui est aujourd’hui Séoul, que la ville ne parvint pas à les accueillir tous en dépit de la suspension temporaire du couvre-feu et de l’installation de tentes destinées à répondre à une forte demande d’hébergement, seuls les marchands de la ville se réjouissant de cet afflux de chalands. La foule qui se pressait avait accouru dans le seul but d’assister au passage du cortège royal, après que des avis affichés aux quatre coins du pays l’eurent informée de l’imminence de ce déplacement dont pourraient être témoins les sujets. Pour ces derniers, la possibilité de voir en chair et en os ce monarque à l’aura céleste offrirait l’occasion s’imprégner de son esprit éclairé, ceux d’entre eux qui avaient effectué les plus longs périples étant d’ailleurs appelés du nom de gwangwang minin, une expression qui signifie « les gens venus voir la lumière » et dont le premier vocable désigne aujourd’hui le tourisme.

La piété filiale d’un roi

Au neuvième jour du deuxième mois de l’an 1795, quand sonnèrent sept heures, le roi Jeongjo s’en alla présenter ses hommages à sa mère, Dame de Hyegyeonggung, qui se tenait devant l’entrée du palais de Changdeok, puis il enfourcha son palefroi et partit avec elle pour la forteresse de Hwaseong en vue d’y séjourner quatre jours à l’occasion du soixantième anniversaire maternel. Le roi entendait aussi se rendre sur la tombe toute proche de son père, le prince héritier Sado. Rien ne fut trop grandiose pour le déplacement du

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monarque, à commencer par la longueur de son cortège, qui atteignait un kilomètre, soit 5 % des vingt à parcourir. De mémoire de sujet du royaume, une telle envergure était sans précédent, mais à la mesure, comme elle l’est aujourd’hui encore pour nombre de nos contemporains, de la piété filiale qui animait ce monarque du XVIIIe siècle. Sur ordre de son père le roi Yeongjo, le prince héritier Sado fut condamné, aux motifs de blasphème et de haute trahison, à être enfermé huit jours durant dans un coffre à riz en bois. Moralement affaibli par d’incessants conflits factieux, le jeune prince fut vraisemblablement la cible d’une conspiration et, après qu’il eut été mis à mort sous les yeux de son fils Jeongjo âgé de onze ans, celui-ci vécut dans la hantise d’un complot des fonctionnaires du palais visant à l’assassiner avant qu’il n’accède au trône. Au cours de cette époque semée de périls, il eut, selon ses termes même, l’impression d’être « assis sur un coussin d’aiguilles ou sur des œufs mis les uns sur les autres », mais il en triompha « en s’avançant bravement, sans peur ni hésitation » et, lors de son couronnement survenu en 1776, il déclara haut et fort être le fils du prince héritier Sado. La sépulture de cet infortuné souverain se situe au flanc du mont Hwa, cette « montagne fleurie » distante d’environ 10 kilomètres du mont Paldal qui se dresse plus au nord et constitue le point culminant de la forteresse de Hwaseong. Comme l’indique le nom du lieu de son édification, la tombe de Sado s’orne de fleurs de lotus admirablement sculptées dans la pierre et le talus en est soutenu par des panneaux. Ayant jadis accueilli les locaux de l’administration cantonale de Suwon, cet emplacement parut alors convenir à l’inhuma-


tion d’une figure royale. En 1789, le roi Jeongjo avait à cet effet déplacé ces services administratifs à l’endroit où ils se trouvent encore pour y reconstruire la tombe paternelle qui se trouvait jusque-là dans la ville de Yangju située au nord de Hanyang et il donna pour nouveau nom à cette sépulture celui de Hyeollyungwon, c’est-à-dire le « jardin de la plus haute élévation ». Non loin de là, il fit en outre édifier un temple destiné à prier pour le repos éternel de l’âme paternelle. C’est ainsi que Dame de Hyegyeonggung parvint enfin à honorer la mémoire de son regretté époux trente-trois ans après sa disparition.

Des souvenirs vieux de deux siècles

Si les processions royales ont toujours revêtu une grande ampleur politique et protocolaire dans toutes les monarchies pré-modernes, celles dont le roi Jeongjo prit la tête jusqu’à la forteresse de Hwaseong s’en détachent particulièrement pour plusieurs raisons. Par leurs dimensions, elles furent notamment les plus considérables en leur genre depuis l’avènement du royaume en 1392. En vue de ce périple d’une durée de huit jours, le palais avait mobilisé pas moins de 6 000 personnes et 1 400 chevaux et consacré à ses dépenses un budget de 100 000 nyang, soit l’équivalent du montant actuel de 7 milliards de wons ou de 6,2 millions de dollars. Quelque 120 artisans participèrent à la fabrication du palanquin qui était destiné au transport de Dame de Hyegyeonggung et dont le coût fut évalué à 2 785 nyang, ce qui représente actuellement 200 millions de wons, c’est-à-dire la valeur de deux berlines coréennes de haut de gamme. La disponibilité de chiffres aussi précis s’explique par

le fait qu’ils furent à l’époque systématiquement consignés dans des registres tels que le Wonhaeng eulmyo jeongni uigwe, cette relation de la procession effectuée par le roi Jeongjo jusqu’à la tombe du prince héritier Sado en l’an d’Eulmyo. Les huit volumes de l’ouvrage relatent cet événement dès l’étape de sa préparation et sont remarquablement illustrés par soixante-trois peintures, dites banchado, qui représentent chacun des participants et indiquent sa place au sein du cortège. En vue de la réalisation de ces œuvres, Kim Hong-do (1745–1806), un célèbre peintre de mœurs et artiste attitré de la cour, fit appel aux plus grands talents du royaume et le fruit de leur travail possède donc une valeur inestimable d’un point de vue tant artistique qu’historique. Au nombre des principaux documents traitant de ce sujet, figure aussi une peinture intitulée Hwaseong neunghaeng do, c’est-à-dire « de la procession du roi Jeongjo jusqu’à la tombe paternelle de Hwaseong », qui fut exécutée sur les huit panneaux d’un paravent. L’artiste y a représenté les moments les plus mémorables de cet événement, ainsi que la forteresse d’ores et déjà achevée, avec force détails, ce qui laisse supposer une réalisation postérieure de l’œuvre. Les différentes Procession du roi Jeongjo jusqu’à la tombe paternelle de Hwaseong, Kim Deuk-sin et al., c. 1795. Encre et couleur sur soie, 151,5 cm x 66,4 cm par panneau. Ce paravent à huit panneaux représente le voyage qu’accomplit en 1795 le roi Jeongjo jusqu’à la forteresse de Hwaseong en vue de se recueillir sur la tombe de son père, le prince héritier Sado, et d’organiser un banquet à l’occasion du soixantième anniversaire de sa mère, Dame Hyegyeonggung. Cette œuvre attribuée à plusieurs artistes rattachés à l’Office royal de la peinture représente la quintessence du genre de cour par ses couleurs splendides et la délicatesse de son style. © Musée national des palais de Corée

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scènes peintes sur le paravent le sont avec une grande précision et, parmi leurs détails, on remarque, ici, des soldats s’employant à retenir la foule, là, des groupes de jeunes lettrés contemplant le spectacle, ou encore des hommes séparant les protagonistes d’une rixe, ainsi que des marchands de nougats et de gâteaux de riz se frayant un passage dans la foule. Deux siècles plus tard, cet événement allait se rappeler au souvenir des Coréens lors de la parution du roman Yeong­wonhan jeguk, dont le titre signifie « empire éternel » et qui est dû à Lee In-hwa. Ce succès de librairie de 1993 émettait l’hypothèse de l’empoisonnement de Jeongjo qu’allait reprendre son adaptation au cinéma. Par ailleurs, l’inscription de la forteresse de Hwaseong sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO a donné lieu à la parution d’un recueil annoté de documents historiques rédigés par le roi et à la réédition en couleurs d’estampes, à l’origine en noir et blanc, qui représentent le cortège. En rappelant des faits anciens tombés dans l’oubli, ces différentes initiatives allaient avoir pour conséquence de réhabiliter la mémoire de ce monarque réformateur qui fut l’artisan de la renaissance du royaume.

Un ponton royal

La procession évoquée ne constituait pas le premier hommage rendu par ce souverain à son père, puisque, par le passé, il avait accompli chaque année ces mêmes déplacements, auquel vint s’ajouter le sixième en 1795. Ceux-ci répondaient en outre à certains objectifs tenus secrets, notamment, grâce à l’important effectif des troupes mobilisées pour l’occasion, celui de s’assurer de leur bon entraînement et de

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leur capacité à défendre la capitale, un déploiement en aussi grand nombre exigeant en outre la construction de routes et ponts qui viendraient compléter les ouvrages déjà existants : autant de mesures par lesquelles le souverain entendait consolider les assises de son pouvoir. Sur le parcours des processions royales, l’un des principaux obstacles à surmonter résidait dans le franchissement du Han, deux possibilités s’offrant pour le faire, à savoir la traversée en bateau ou le passage sur un ponton construit à cet effet. Le monarque porta son choix sur la seconde, car il aurait fallu autrement réquisitionner des bateaux par centaines et, ce faisant, priver leurs propriétaires de leurs revenus habituels pendant toute la durée de ces longs travaux. En conséquence, le roi Jeongjo ordonna que fut construit dans les plus brefs délais un ponton aussi beau et sûr que possible, tout en n’excédant pas certaines contraintes de coût. Pour ce faire, il exigea de procéder à la conception et à l’exécution de ce projet selon une approche systématique. Fort de l’expérience acquise lors du déplacement de la tombe de son père, il rédigea des instructions réparties sur quinze rubriques différentes et atteignant un degré de précision tel qu’elles indiquaient jusqu’à la hauteur des bateaux et au procédé à mettre en œuvre pour les réunir entre eux. Les longues et minutieuses études qui s’ensuivirent

Située sur le site de Hwaseong, cette forteresse de la province de Gyeonggi, la tombe de Yungneung réunit en une même sépulture la dépouille du père et de la mère du roi Jeongjo, à savoir respectivement le prince héritier Sado (1735-1762) et Dame de Hyegyeonggung (1735-1816).


allaient aboutir, en 1793, à la publication d’un ouvrage intitulé Jugyo jeolmok, c’est-à-dire « consignes en vue de la construction du ponton ». Ses instructions d’une grande précision permirent la réalisation, en à peine onze jours, d’un ponton aussi fiable qu’esthétique dont la mise en service eut lieu au deuxième mois de 1795. C’est à son emplacement que le Han fut doté, en 1917, de la première passerelle de Corée, à laquelle allaient s’ajouter trente et un nouveaux ponts au cours du siècle dernier. Étant parvenu sur l’autre rive du Han grâce à ce ponton, Jeongjo renonça à suivre l’itinéraire habituel, qui exigeait de franchir le col du Namtaeryeong pour gagner Gwacheon, et lui préféra un nouveau trajet qui menait à Siheung en passant par Noryang. Si la distance à parcourir ne différait guère, une grande largeur de route était indispensable au passage d’un cortège comportant jusqu’à cinq rangs juxtaposés, voire onze en certains points. L’idée vint alors à Jeongjo de faire construire une nouvelle route sur un terrain plat, cette solution s’avérant d’une réalisation plus simple que l’élargissement des chemins de montagne. En revanche, les multiples cours d’eau de plus ou moins grande taille qui jalonnaient la route de Siheung exigeaient la création de nombreux ponts. Le dispositif mis en place sur l’itinéraire choisi par le roi Jeongjo eut par la suite des incidences sur les zones traversées par sa procession. En effet, le prolongement de la route de Siheung allait faire de celle-ci l’une des dix principales voies de transport routier du pays sous le royaume de Joseon, puis, à l’époque contemporaine, l’un des tronçons les plus fréquentés de la route nationale n°1 qui relie le centre de Séoul aux provinces méridionales, tandis que Namtaeryeong ne conserve plus de son glorieux passé que quelques auberges et tavernes délabrées qui furent les témoins d’événements historiques.

Les vocations de la forteresse

Après son départ du palais, le cortège royal effectuait habituellement une première halte nocturne à Siheung, puis se remettait en route, pour ne franchir que le lendemain soir la porte nord de la forteresse de Hwaseong, d’où il se rendait dans le quartier de l’ancienne administration cantonale de Suwon. Les murailles de la forteresse étaient alors en cours de construction, celle-ci n’ayant débuté qu’un an auparavant. Le roi Jeongjo prit à cette époque la décision de lui donner le nom de Hwaseong, qui signifie « forteresse splendide » et se substitua à celui de Suwon, puis il y créa des services administratifs dotés d’importantes fonctions. Il fit en outre aménager, hors les murs, un camp militaire destiné à accueillir les 5 000 hommes de sa garde royale dénommée Jangyongyeong. Aujourd’hui encore, Suwon constitue un important nœud de transport entre la capitale et le sud du

pays. Le renforcement des ouvrages défensifs d’une région limitrophe de la capitale justifiait à lui seul un déplacement royal sur le terrain. La mise en œuvre des techniques les plus évoluées permit de faire de la forteresse de Hwaseong une place forte inexpugnable qui allait aussi abriter une ville nouvelle des plus fonctionnelles conçue par Jeong Yak-yong (1762-1836), un lettré adepte de l’école dite du Silhak, c’est-à-dire des « études pratiques », celui-là même qui avait conçu le ponton royal. En examinant le plan de la forteresse, on constate que le souverain n’avait pas uniquement en tête des objectifs défensifs, car il fit dévier le lit de plusieurs cours d’eau pour qu’ils arrosent la ville et ordonna l’aménagement de carrefours destinés à faciliter la circulation des biens et des personnes. Au cours de son séjour de quatre jours consacré à se recueillir sur la tombe de son père, il mit en place un concours administratif en vue de recrutement des fonctionnaires régionaux, suivit la formation des soldats de jour comme de nuit, donna un banquet à l’occasion du 60e anniversaire de sa mère et rencontra la population âgée des environs. Entre les murs de sa ville nouvelle, Jeongjo se livra à des essais sur tout ce qu’il avait conçu et entrepris de réaliser au terme d’une recherche approfondie et de débats contradictoires. Une année s’était déjà écoulée depuis le commencement des préparatifs de la procession royale, six, depuis le déplacement de la tombe paternelle et vingt, depuis l’accession au trône de Jeongjo. En 1796, soit un an après la grande procession royale, allait prendre fin la construction de la forteresse de Hwaseong, dont les murailles d’une hauteur allant de 4,9 à 6,2 mètres forment une enceinte de 5,7 km de longueur, l’ensemble ayant été réalisé en à peine deux ans et six mois. À cela s’ajoute une quarantaine d’installations défensives, dont d’imposantes portes percées aux quatre points cardinaux. Le poste de commandement occidental se situe au mont Paldal, qui est le point culminant du relief traversé. Le pavillon de Banghwasuryu et la porte de Hwahong, qui figure parmi les plus petites jamais réalisées en surplomb d’écluses cintrées composent un paysage que le visiteur se plaît à découvrir à tout moment de l’année. Quant aux trois tours de guet dites gongsimdon, il s’agit de constructions creuses en pierre et brique d’une conception novatrice qui n’a d’équivalent nulle part ailleurs. Enfin, il convient de signaler l’existence d’un palais secondaire qui subit des dommages sous l’occupation japonaise et servit tour à tour d’hôpital, d’école ou de commissariat de police, mais dont la restauration a permis en 2003 d’en reconstituer fidèlement l’aspect d’origine tel que peuvent le découvrir aujourd’hui les visiteurs. Ce travail

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rigoureux de réhabilitation a été possible grâce aux informations consignées par le roi Jeongjo dans son « registre de la construction de la forteresse de Hwaseong » intitulé en coréen Hwaseong seongyeok uigwe.

Un artisan de la modernité

Tout en cheminant sur les traces de ce monarque, j’en suis venu à m’interroger tout bonnement sur les raisons qui l’avaient poussé à édifier Hwaseong et sur le type d’État que ce dirigeant de Joseon ambitionnait de créer. J’ai alors découvert que le roi se doublait d’un homme animé par la piété filiale, qu’il s’astreignait à une gouvernance vertueuse fondée sur des connaissances approfondies et le respect des valeurs néoconfucianistes, qu’il était parvenu à consolider le pouvoir royal et qu’il suscita l’admiration de son peuple. Un recueil d’écrits intitulé Hongje jeonseo, ainsi que divers autres textes qu’il a laissés, laissent transparaître ces différents aspects de sa personnalité. Son règne fut témoin de l’introduction en Corée du catholicisme et de la philosophie néoconfucianiste de Wang Yangming, ainsi que des sciences et techniques occidentales regroupées sous l’appellation d’« études pratiques ». Les préceptes néoconfucéens énoncés par Zhu Xi ne faisaient plus figure de valeurs porteuses de progrès, la modernité reposant au contraire sur l’inquiétude et l’incertitude pour ce roi qui tenta de se conformer aux évolutions en cours en se laissant guider par l’« amour de son peuple ». Les processions royales lui fournissaient l’occa-

sion d’être au contact de gens simples et d’entendre leurs doléances, nombre d’entre eux étant analphabètes et ne pouvant donc les lui adresser de manière plus formelle. À chacun de ces déplacements, il prenait ainsi note d’environ 85 griefs différents. Lors de la construction de sa forteresse, il offrit aux ouvriers des vêtements chauds, l’hiver, et des plantes médicinales en été pour les aider à supporter les fortes chaleurs. Les documents qu’il rédigea renferment des informations très précises sur chacun de ces travailleurs, notamment leur nom et adresse, le nombre de jours ouvrés qu’ils effectuaient et le montant total de leur rémunération. Lorsque la démolition d’habitations particulières s’imposa pour l’aménagement de routes et la construction du palais secondaire, il fit indemniser correctement leurs occupants et, les années de mauvaises récoltes, il ordonna la suspension des travaux. Cependant, en dépit de son extrême compassion pour le peuple et de son respect des valeurs suprêmes du néoconfucianisme, Jeongjo ne sut comprendre ni l’esprit des temps modernes au centre duquel se trouvait l’individu, ni l’apparition d’un antagonisme entre les différentes classes sociales. À maintes reprises, il affirma que Hwaseong avait pour but de préserver les sépultures royales et exprima sa volonté de bâtir un palais secondaire. De fait, ce « pont de l’entière sécurité » qu’était celui de Manangyo fut réalisé sur la route de Siheung non tant à l’intention des gens du commun que pour lui permettre d’accéder à la tombe de son père. Par ses idées, il ne souscrivit donc pas aux idéaux formulés par l’érudit Shin Gyeong-jun (1712-1781), lequel écrivit

Lieux à visiter à Suwon 46km

Séoul Suwon

1 Porte de Jangan

2 Porte de Hwahong

1

2

3

4

3 Poste de commandement occidental de la forteresse de Hwaseong

4 Yungneung

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5 Temple de Yongju

5


© Topic

Le pavillon de Banghwasuryu, qui, de l’avis général, constitue la plus remarquable construction de la forteresse de Hwaseong, se situe en outre dans un cadre naturel qui conserve sa beauté en toute saison. Destinée à l’observation militaire, cette superbe réalisation architecturale composée de bois et de pierre s’avérait aussi propice à la contemplation du paysage environnant, comme l’indique son nom signifiant « pavillon servant à courtiser les fleurs et à chercher les saules du regard ».

notamment que « Les routes n’appartiennent à personne » dans la préface de son ouvrage de 1770 intitulé Dorogo, c’est-à-dire « études sur les routes et chemins ». Ce point particulier représente un écueil pour les historiens qui s’efforcent de situer Jeongjo au sein du modernisme. Le monarque mourut subitement en 1800, soit quatre ans après l’achèvement de Hwaseong, et ses réalisations ne lui survécurent guère, puisque sa garnison de Jangyongyeong fut démantelée, tandis que Hwaseong redevenait une petite ville et que la population lui préférait le nom de Suwon. Un siècle plus tard, elle allait se transformer en un nœud de transport ferroviaire sur les liaisons allant de Séoul à Busan. Elle s’est dotée d’un nouveau centre-ville qui s’étend entre la gare de Suwon située à la périphérie sud de l’agglomération et la porte de Paldal qui s’élève également dans cette partie de la ville. Les services administratifs du gouvernement de la province de Gyeonggi, en s’implantant à Suwon, y ont suscité un regain d’activité. En raison de sa situation géographique, Suwon a été le théâtre des combats les plus sanglants de la Guerre de Corée

qui s’est déroulée de 1950 à 1953, incendies et bombardements détruisant en grande partie les fortifications et la ville elle-même. Dans l’après-guerre, celle-ci allait se transformer en un important centre d’activité pour ce secteur du textile qui allait constituer un moteur d’industrialisation à l’échelle nationale. La situation avantageuse de Suwon a aussi permis à celle-ci d’abriter la plupart des unités de production de Samsung Electronics, qui figure parmi les premiers fabricants mondiaux de semiconducteurs. À l’occasion de la venue d’une délégation de l’UNESCO à Suwon en avril 1997, Nimal da Silva, qui dirigeait l’inspection sur le terrain de la forteresse et avait été impressionné par la diversité architecturale de cet ouvrage défensif, découvrit une version photocopiée du « registre de la construction de la forteresse de Hwaseong » cité plus haut et fut émerveillé par l’étendue et la précision des informations qu’il contenait. D’aucuns affirment d’ailleurs que ce texte aurait joué un rôle décisif dans la décision de classer au patrimoine mondial cette forteresse de Hwaseong qui avait été restaurée en l’espace de deux siècles en dépit des dégâts considérables qu’elle avait eu à subir. Par leur réaction devant cet ouvrage défensif, les délégués de l’UNESCO ont rejoint les Coréens dans leur vision du roi Jeongjo lui-même, à savoir celle d’un souverain intègre dont les réalisations étaient à l’image de ses conceptions sur la monarchie et la république, sur la transition entre les époques pré-moderne et moderne, sur la place de l’individu et sur l’État.

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LIVRES

et CD Charles La Shure

Professeur au Département de langue et littérature coréennes de l’Université nationale de Séoul

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Le roman d’une première Coréenne à Paris The Court Dancer (La danseuse de cour)

Kyung-Sook Shin, traduit par Anton Hur, 2018, Pegasus Books, New York, 336 pages, 25,95 $

Dernière traduction en langue anglaise d’un roman de Shin Kyung-sook, que le lectorat anglophone avait ovationnée lors de la parution de Please Look After Mom. The Court Dancer s’inspire de la vie de Yi Jin, cette danseuse de cour de la fin du XIXe siècle dont s’éprit le légat français Victor Collin de Plancy au point qu’il repartit pour la France en sa compagnie, ce qui fit d’elle la première ressortissante coréenne à fouler le sol de ce pays. Si, comme il est indiqué sur la jaquette du livre, l’histoire que conte l’oeuvre est tirée de « faits réels hors du commun », son originalité résidant avant tout dans la remarquable véracité du récit qu’a su construire l’auteur à partir d’une brève et unique mention des faits dans un texte français de l’époque. Cette fin de siècle fut marquée par une histoire mouvementée résultant de l’ouverture de la Corée au monde extérieur et de la concurrence dont elle fut le théâtre entre des grandes puissances mondiales aux visées hégémoniques s’étendant à tout l’Extrême-Orient. Une lutte d’influence faisait aussi rage entre le souverain régnant et son épouse au nom de la défense de la souveraineté nationale, quand, en 1910, l’annexion du pays par le Japon mit brutalement fin à leurs entreprises et instaura une domination coloniale qui allait durer pas moins de 35 ans. Si le roman de Shin Kyung-sook exprime la détresse dans laquelle ces événements plongèrent le peuple coréen et, a contrario, l’insouciance que connaissait le Paris de la Belle Époque, les événements n’ont pas seulement pour but de servir de toile de fond à la vie de Yi Jin, mais aussi de mettre en relief le rôle non négligeable qu’elle y joua par sa personnalité et la maturité de son esprit, de sorte que c’est en fait l’histoire du pays qui transparaît à travers celle de ce personnage. Par certains procédés stylistiques, l’auteur parvient à conférer une atmosphère intemporelle au récit tout en le situant à une époque précise de l’histoire, notamment en émaillant l’écriture d’expressions anciennes, mais toujours usitées, du langage populaire, tels ces aphorismes très particuliers à propos de l’eau. Quand la nourrice de Yi Jin s’en va puiser l’eau, elle livre le commentaire suivant : « L’eau est, par nature, immuable et c’est ce qui fait son pouvoir ». Le légat français Victor Collin de Plancy, voyant l’une des fontaines du palais royal, déclare quant à lui : « L’eau qui court en liberté devient flaque quand on l’arrête ». Si ces paroles peuvent d’emblée paraître insipides, elles prennent une valeur prémonitoire quant à la facilité avec laquelle l’héroïne s’adaptera à sa nouvelle vie. Ses facultés d’apprentissage lui permettront en peu de temps de s’exprimer en français, mais aussi de délaisser ses habits traditionnels de courtisane pour adopter la dernière mode de son pays d’accueil. Comme l’eau, elle change ainsi d’apparence pour se fondre dans son milieu, sans pour autant cesser d’attirer les regards là où elle évolue. Aux yeux de ceux qui ont admis sa présence à leurs côtés, elle conserve en effet tout son cachet exotique, à l’instar de ces vases de céladon coréens qu’a rapportés Victor Collin de Plancy. Cette capacité d’intégration vaudra cependant à Yi Jin de subir le mépris et les railleries de Hong, sa seule compatriote dans le


Paris d’alors, car celle-ci lui reproche d’avoir renié ses origines. De par sa situation, Yi Jin est amenée à s’interroger sur la préservation de cette identité qu’elle tentait déjà de conserver tout en étant courtisane au palais. À ce propos, tout lecteur ayant vécu une expatriation assez longue aura partagé de telles préoccupations, car, si la découverte d’une culture différente peut insuffler un sentiment de liberté à un individu, son assimilation peut aussi lui faire perdre ses repères et attaches. Cet aspect constitue l’un des nombreux fils de la trame d’une intrigue par laquelle Shin Kyung-sook retrace l’histoire de ce personnage tout en évoquant les drames d’une Corée au bord de l’oubli, l’ensemble composant un tableau riche et coloré propre à enchanter le lecteur qui prendra le temps de le contempler.

Un site consacré à la diffusion d’œuvres littéraires coréennes KoreanLit (www.koreanlit.com)

Site du Centre culturel coréen du Massachusetts

Tandis que certains voient en la poésie le genre littéraire dont la traduction présente le plus de difficultés, d’autres arguent que la tâche relève tout bonnement d’une gageure dans un art qui se confond si intimement avec la langue qu’il prend pour support que toute tentative de reformulation dans une langue étrangère est vouée à l’échec. Autant de considérations qui n’ont pas dissuadé le Centre culturel coréen du Massachusetts de mettre en œuvre son projet de création d’un site Internet dénommé KoreanLit et destiné à permettre aux lecteurs anglophones d’accéder à des morceaux choisis de la littérature coréenne moderne. Dans l’unique essai critique que comporte ce nouvel outil, le professeur Yu Jin Ko émet l’idée que si la poésie pâtit certes de la perte d’éléments que subissent ses textes du fait de leur traduction, celle-ci présente l’avantage d’en faire découvrir d’autres à des locuteurs étrangers. En d’autres termes, bien que certaines particularités du langage poétique ne se prêtent pas à une traduction en anglais, cette même opération peut dévoiler certains aspects jusque-là méconnus d’une œuvre, cette plus grande ouverture d’esprit étant susceptible de briser le sentiment d’inhibition éprouvé à l’idée que la tâche est impossible. Outre la centaine de poèmes qu’il présente à l’intention des jeunes et moins jeunes, le site KoreanLit s’attache à établir un parallèle entre la poésie et d’autres formes d’art telles que la peinture ou la musique populaire. Les textes qu’il

comporte ne constituant qu’une infime partie des traductions existantes d’authentique poésie, nul doute que l’effort entrepris se poursuivra afin que le lectorat étranger puisse prendre la mesure de la place occupée par la poésie dans les arts coréens. En outre, il est à espérer que le site s’enrichira de nouveaux écrits sur la poésie et l’art de la traduire qui viendront s’ajouter au texte des plus intéressants et perspicaces qu’a rédigés le professeur Yu Jin Ko. Il s’avère, en conclusion, qu’il convient de surveiller de près l’évolution de ce nouveau site afin de prendre connaissance de ce qu’il peut apporter à la poésie coréenne, comme à l’ensemble de la littérature de ce pays, ainsi qu’à sa traduction.

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DIVERTISSEMENT

1

2

Les morts-vivants font leur apparition © Netflix

© Next Entertainment World

Dans les films et feuilletons coréens, le nombre croissant d’histoires de morts-vivants a de quoi surprendre, sachant que le public de ce pays apprécie surtout les fictions proches de la réalité. Si cette tendance est encore trop récente pour pouvoir parler d’un genre spécifique du pays, les professionnels étrangers ont remarqué une certaine originalité dans les personnages et le jeu des acteurs. Jung Duk-hyun Critique de culture populaire

I

l y a encore peu, les séries B de morts-vivants n’étaient appréciées que par un petit nombre d’inconditionnels, à l’instar du film d’épouvante américain I Am Legend dont le héros est un scientifique luttant contre une épidémie de peste qui tue et fait revivre des morts anthropophages dans un décor post-apocalyptique. S’il n’allait attirer que 2,64 millions de spectateurs coréens lors de sa sortie en 2007, c’est-à-dire beaucoup moins que dans nombre de pays, la production à gros budget World War Z qui lui a succédé en 2013 allait réaliser un bien meilleur résultat, car vue par 5,3 millions de personnes, sans pour autant enregistrer un grand succès au box-office. En dépit de son scénario et d’une prestigieuse distribution où figuraient les stars de Hollywood Will Smith et Brad Pitt, elle n’est pas parvenue à séduire massivement le public coréen. Trois ans plus tard, le film Train to Busan va pourtant révolutionner les

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goûts dans ce domaine en l’espace de quelques heures, puisque pas moins de 11,6 millions de spectateurs coréens vont accourir dans les salles obscures et le propulser au quinzième rang du box-office. Novateur au septième art coréen par ses personnages de morts-vivants, ce film a aussi séduit les usagers de Netflix, le géant de la diffusion vidéo, et son remake américain est déjà en préparation à l’issue d’une vive concurrence entre plusieurs studios hollywoodiens désireux d’en racheter les droits.


Une lecture différente

Dans Train to Busan, le passager d’un train transmet aux autres le virus des morts-vivants qu’il a précédemment contracté et sème la terreur en provoquant une hécatombe, seule une poignée de voyageurs survivant jusqu’à l’arrivée à Busan, deuxième ville du pays qu’a épargnée le fléau. Le metteur en scène y adresse quelques clins d’œil à The Host, ce film à suspense mêlant épouvante et science-fiction qui a battu tous les records de places vendues lors de sa mise à l’affiche en 2006, ainsi qu’à deux autres productions ayant également pour point de départ une épidémie de peste, Deranged (2012) et The Flu (2013). Dans leurs trois scénarios, les responsables tardant à prendre des mesures, la population en est réduite à prendre les choses en mains, et Train to Busan s’inscrit donc dans leur continuité en montrant un gouvernement impuissant à combattre la contagion par les morts-vivants. Le succès de Train to Busan tient à une innovation dans la manière de présenter les morts-vivants en s’apitoyant sur leur sort, à savoir que les étranges créatures ensanglantées qui représentaient au départ une menace finissent par susciter la compassion en tant que victimes innocentes du désastre qu’a provoqué l’incompétence des dirigeants du pays. Cette vision nouvelle représente ainsi une particularité du cinéma coréen. En outre, Train to Busan comporte de nombreux éléments qui font référence à certains événements de l’histoire coréenne contemporaine, à commencer par le lieu de l’action, ce train à grande vitesse qui traverse sans s’arrêter le pays de Séoul à Busan et prend valeur de métaphore de l’industrialisation à marche forcée qu’a connue le pays. Quant à ses passagers, ils apparaissent comme un microcosme de la société actuelle et ceux d’entre eux qui se décident à agir rappellent les nombreux opposants qui manifestèrent contre la dictature militaire et la répression. Des cinéastes étrangers proposent eux aussi une nouvelle lecture du thème des morts-vivants, tel le réalisateur de Warm Bodies, sorti sur les écrans en 2013, qui campe le personnage de R., défenseur de la belle Julie contre les autres morts-vivants. En envisageant ainsi les rôles sous un angle différent, de tels films se démarquent de standards qui étaient restés les mêmes depuis La nuit des morts-vivants réalisé en 1968 par George A. Romero et ils traduisent un état d’esprit plus actuel fait de compréhension et de bienveillance. 1. Depuis sa première diffusion en janvier dernier sur Netflix, la série télévisée sud-coréenne Kingdom remporte plus de succès à l’étranger que dans son pays d’origine, ses fidèles spectateurs étrangers y ayant avant tout apprécié la reconstitution pittoresque de scènes de la vie au temps du royaume de Joseon. 2. Sorti en octobre dernier en Corée, Rampant constitue le premier spécimen de la version coréenne des films de morts-vivants, puisqu’il situe son action à une certaine époque de l’histoire du pays, mais il n’a pas remporté le succès commercial escompté.

La perspective de l’histoire

Produit deux ans à peine après Train to Busan, le film d’action Rampant présente aussi un point de vue autre sur le thème des morts-vivants en faisant évoluer ceuxci au temps du royaume de Joseon, vêtus du hanbok traditionnel et surgissant en toujours plus grand nombre. Le souverain s’avère incapable d’endiguer leur invasion, mais son fils cadet, grâce à sa maîtrise des arts martiaux, parvient non seulement à les repousser, mais aussi à venir à bout des conspirateurs qui s’employaient à renverser la monarchie.

L’aspect le plus marquant du film est la fracture qui se crée entre la classe dirigeante et la population au fur et à mesure que se répandent les morts-vivants. Par ce biais, son réalisateur véhicule un message sur la chute du régime, qui ne résulte pas du chaos créé par des envahisseurs assoiffés de sang, mais de la cupidité insatiable de l’élite au pouvoir, les morts-vivants se faisant ainsi métaphore des masses laborieuses affamées. Cette vision d’un peuple qui souffre de la faim et qu’incarnent ces personnages transparaît également dans le film d’inspiration historique Kingdom dû à Kim Eunhee et diffusé sur Netflix en janvier 2019. Les deux premiers épisodes de cette production consacrée à ce thème, aux dires de sa scénariste, ont été présentés en avant-première par le diffuseur lors d’une manifestation intitulée « See what’s next: Asia » qui se déroulait à Singapour. Lors de cette projection inédite, la presse a fait bon accueil à l’œuvre, Reed Hastings, le fondateur et PDG de Netflix, s’étant quant à lui dit très confiant à la perspective d’une deuxième livraison de Kingdom avant même d’avoir diffusé celle-ci. Si Netflix a fait le pari d’investir dans la suite de ce film à succès et ses morts-vivants à la coréenne, c’est parce qu’elle s’accorde, par sa teneur, avec la culture de cette grande entreprise en abordant des thèmes universels et en les agrémentant d’une touche de particularités régionales, voire nationales. Ainsi, Kingdom a séduit le diffuseur en ligne en montrant des morts-vivants sous un angle propice à l’identification chez spectateurs d’un quelconque pays, tout en fournissant une nouvelle lecture de ce thème et en exprimant des sentiments qui révèlent une sensibilité spécifiquement coréenne à l’égard de personnages transformés en héros. Cette formule à succès pourrait inspirer bien des créateurs ou producteurs de contenus coréens qui peinent encore à trouver leur place à l’international.

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Regard extÉrieur

2009-2019 :

dix ans d’événements marquants en Corée Eva John

Eva John a été correspondante à Séoul pour Libération et Ouest France. Elle est l’auteure de Rencontres entre les deux Corées : l’impossible réunification ?, paru aux éditions Hikari en 2018. Elle est désormais documentaliste au Lycée Français de Séoul.

C

ela fera dix ans cette année que j’habite en Corée. J’étais une jeune journaliste quand j’ai débarqué, en août 2009, pour suivre mon mari qui venait de décrocher un poste de professeur d’université. J’étais alors bien loin de penser que nous resterions aussi longtemps. J’étais aussi loin de penser que j’assisterais à tant d’événements marquants. C’est le sommet du G20, en novembre 2010, qui m’a permis d’attirer l’attention de plusieurs médias français sur mon nouveau pays d’adoption et de « placer », comme on dit, mes premiers « papiers Corée ». Je me souviens à quel point la Corée était fière d’être le premier pays d’Asie à accueillir cet événement international. L’occasion d’officialiser son statut de grande puissance mondiale, elle qui comptait, cinquante ans plus tôt, parmi les pays du tiers-monde. Je racontais alors ces affiches dans le métro qui dictaient « l’éti-

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quette du G20 » et enjoignaient les Coréens à « sourire aux étrangers » et à « laisser sortir les passagers avant de rentrer dans la rame ». Depuis, celle qui se considère comme une crevette entre deux baleines a largement prouvé qu’elle avait sa place sur la scène diplomatique internationale. Elle a accueilli le sommet mondial sur la sécurité nucléaire en 2012, s’est vu attribuer la même année le siège du Fonds Vert de l’ONU et a été sélectionnée pour accueillir les derniers Jeux Olympiques d’hiver. Et vu de France, la Corée intéresse, intrigue, fascine. Les médias lui font une part de plus en plus belle, les universités françaises qui enseignent le coréen sont prises d’assaut. Bien souvent, toutefois, c’est l’autre Corée, la voisine, l’ennemie du Nord, qui fait parler d’elle. Ses tirs de missile, ses essais nucléaires (quatre depuis 2009), les phases de tension et de détente en font un sujet fascinant car insaisissable. C’est


en 2010 que j’ai réellement pris conscience que nous étions dans un pays en guerre. En mars, d’abord, quand la corvette sud-coréenne Cheonan a été torpillée, entraînant la mort de 46 marins. En novembre, ensuite, quand l’île de Yeon­pyeong a été la cible de tirs d’obus nord-coréens qui ont causé la mort de deux soldats et deux civils sud-coréens. On ignore combien de victimes nord-coréennes ont causé les ripostes. Trois ans plus tard, alors que les tensions étaient de nouveau au plus fort entre le Nord et le Sud, je me rendais à Baegnyeong-do. Kim Jong-un avait annoncé que cette île située à une quinzaine de kilomètres des côtes nord-coréennes serait sa première cible s’il devait riposter à une attaque. J’étais alors enceinte de sept mois et, malgré les arguments dissuasifs de ma mère, j’étais partie. Sur place, mes collègues et moi avions pu constater que si les habitants avaient peur, ce n’était pas pour leur sécurité mais plutôt pour leur portefeuille, puisque les menaces du leader nord-coréen allaient entraîner une baisse drastique du tourisme. Cette résignation des Sud-Coréens face aux menaces, cet apparent désintérêt pour le voisin nord-coréen, ce refus de céder à la panique, je l’ai souvent raconté lors des périodes de tensions, alors que mes rédacteurs en chef comme mes parents semblaient se faire plus de souci que mes voisins et mes amis sur place. Si l’actualité a été chargée pendant ces dix années, deux événements marquants resteront à jamais gravés dans ma mémoire.17 décembre 2011 : je reçois une alerte de l’agence Yonhap sur mon téléphone : « le leader nord-coréen Kim Jong-il est mort ». Je suis dans le métro et j’ai besoin de relire la phrase pour réaliser. Enchaîner ensuite les directs à la radio et les papiers pour essayer de prédire, tâche difficile souvent demandée aux journalistes, quoi attendre de son successeur, ce fils élevé en Suisse dont on connaissait si peu, pas même l’âge exact.

16 avril 2014 : les médias coréens rapportent qu’un ferry en partance pour l’île de Jeju a percuté un rocher. Au départ, ne pas saisir ce qui se passe. Puis assister au naufrage en direct et partager avec tous un terrible sentiment d’impuissance, alors que les chaînes d’information en continu affichent dans un coin de l’écran le décompte des victimes. Se rendre le lendemain au lycée d’Ansan, dont venaient la plupart des passagers, et rencontrer les camarades et les familles dans l’attente de nouvelles. Assister ensuite à la mobilisation des familles et à la remise en question de toute une société grisée par le développement et la modernité mais gangrenée par la corruption. J’ai eu la chance de traiter de sujets aussi passionnants que variés : l’affaire de la conseillère de l’ombre Choi Soon-sil jusqu’à la révolution des bougies et la destitution de Park Geun-hye, celle des noix de Macadamia chez Korean air, le suneung - le baccalauréat coréen, les mokbang - la mode de se filmer en mangeant, les vieilles prostituées du Tapgol park, les start-ups, les suicides, la chirurgie esthétique, l’entreprise de clonage du Dr Hwang, le quartier de Hongdae, les villes de Songdo, de Sejong. Sans oublier la passionnante question d’une éventuelle réunification coréenne, l’objet de mon livre intitulé Rencontres entre les deux Corées : l’impossible réunification ?, paru l’an dernier. Je me souviens, en août 2009, du trajet en bus entre l’aéroport et l’université qui allait nous accueillir, mon mari et moi. Des barres d’immeubles qui filaient à perte de vue et du sentiment d’angoisse qui me nouait l’estomac face à tant de nouveauté. Aujourd’hui, ce paysage m’est plus que familier. C’est à Séoul que j’ai mis au monde mes deux filles, l’une blonde, l’autre rousse, qui parlent coréen entre elles à la maison. Je ne sais pas combien de temps nous resterons en Corée, mais notre histoire sera à jamais liée à celle de ce pays.

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Ingrédients culinaires

L’algue séchée allie le gustatif au nutritif Appréciées pour leur saveur comme pour leurs vertus, les algues séchées occupent depuis toujours une place importante dans l’alimentation des Coréens, outre qu’elles figurent, après le thon en conserve, parmi les rares produits de la mer qu’exporte le pays. Si les gourmets occidentaux les ont un temps boudées en raison de leur aspect qu’ils comparaient à du « papier noir », ils en consomment beaucoup plus aujourd’hui sous forme d’en-cas qui leur fournissent quantité de substances nutritives tout en étant peu caloriques. Jeong Jae-hoon Pharmacien et rédacteur culinaire

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out un chacun sait distinguer ce qui est bon de ce qui ne l’est pas et les algues entrent dans la première des deux catégories, à l’instar des gim coréennes, qui appartiennent à l’espèce des porphyra et dont les quelque soixante-dix variétés sont très prisées en raison de leur goût. Sur une grande partie du littoral irlandais, écossais ou gallois, les rochers sont tapissés d’algues qui, dans cette dernière région, sont consommées au petit déjeuner sous forme d’une préparation appelée « gâteau d’algues ». Celle-ci consiste à hacher les végétaux récoltés avant de les faire longuement bouillir pour obtenir une purée avec laquelle on confectionne des boulettes mêlées à des flocons d’avoine, farinées et frites dans du saindoux. Si ce « gâteau d’algues » est parfois aussi qualifié de « pain noir », il tient vraisemblablement ce curieux nom de la place qu’il occupe dans l’alimentation de base. En Corée, les algues se mangent d’ordinaire séchées et présentent l’aspect de feuilles rectangulaires dans lesquelles on enveloppe du riz pour former de petits rouleaux ou que l’on fait à peine griller avant de les enduire au pinceau d’huile de sésame et de les saupoudrer de sel, le léger bruit que l’on entendra en croquant dans cette préparation croustillante participant du plaisir de la consommer. Il est aussi possible de les émietter pour agrémenter un plat de légumes et nouilles sautés ou pour les ajouter à des graines de sésame pilées et enrober des boulettes de riz de ce mélange. Broyées et assaisonnées, les feuilles d’algues séchées offrent à elles seules un accompagnement, dit gimja-

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ban, qui fait les délices des Coréens, tandis que le gimbugak, où elles sont enduites d’amidon de riz et frites, constitue une collation. Enfin, la réalisation de la soupe nommée gimguk consiste à faire bouillir les algues, qu’elles soient fraîches ou séchées, dans de l’eau additionnée de quelques gouttes d’huile de périlla ou de sésame. Ces feuilles séchées sont aussi employées dans la cuisine japonaise, où elles entrent notamment dans la composition des sushis, des algues fraîches découpées en gros morceaux venant quant à elles se mêler aux ramen. De leur côté, les Chinois se servent aussi d’algues séchées dans leur soupe, ainsi que pour différents sautés, mais sous forme de sortes de rondelles découpées en morceaux.

Le triptyque du goût

Les Coréens ont coutume de dire plaisamment qu’un cuisinier « qui met de la poudre d’algues séchées dans la soupe est un tricheur », car les qualités gustatives de ce végétal ne sont un secret pour personne. En réalité, il ne peut en être autrement étant donné sa forte teneur en substances responsables de la sapidité, à savoir les acides inosinique (IMP) et guanylique (GMP), qui exercent cette action au sein des acides nucléiques. C’est ce qui explique son emploi particulièrement fréquent en Asie pour relever des préparations, aux côtés du poireau, tandis qu’oignon, carotte et tomate remplissent cette fonction dans les pays occidentaux parce qu’ils contiennent une importante quantité d’acide glutamique. L’acide inosinique est également très présent dans le bœuf, la chair et les os de pou-

1. Les algues se consomment le plus souvent en Corée sous forme de minces feuilles séchées, dites « gim », qui présentent une surface d’un noir luisant et virent au vert quand on les fait griller. 2. Les feuilles d’algue grillées figurent parmi les accompagnements les plus prisés des Coréens. Après les avoir badigeonnées d’huile de sésame ou de périlla et assaisonnées d’une pincée de sel, ils les passent rapidement à la poêle, puis les découpent en morceaux rectangulaires qu’ils garnissent de riz.

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let, ainsi que dans les anchois, tandis que des champignons tels que le shiitake, le cèpe ou la morille sont extrêmement riches en acide guanylique. L’algue offre quant à elle l’avantage de renfermer ces trois substances dont l’effet sur la sapidité résulte de leur multiplication cellulaire, et non de leur combinaison. Il suffit en effet d’additionner une préparation d’acide inosinique pour que l’acide glutamique qu’elle contient provoque une sensation gustative d’égale intensité à partir d’une portion soixante fois inférieure à la normale. L’acide guanylique agissant de même sur la saveur du sel, qu’il intensifie considérablement, l’emploi d’algues en cuisine s’avère un gage de délices pour les papilles, d’autant que les sucres libres qui y sont aussi présents viennent compléter le tout de leur pouvoir édulcorant. « La plante s’accroche aux rochers par ses racines, mais, étant dépourvue de tiges, elle recouvre les rochers. Elle est de couleur violet foncé et d’un délicieux goût sucré ». La description de ce « légume violet »

qu’est le jachae figure dans le Jasaneobo de Jeong Yak-jeon (1758–1816), cette « nomenclature des poissons de Heuksan » qui fut la première encyclopédie coréenne des organismes marins. À n’en pas douter, son auteur y décrit avec précision les forme, couleur et saveur de ce végétal violet aux feuilles longues et larges qui ressemblent à des racines et dont l’extrémité adhère à la roche. Il se caractérise par une pousse rapide, une surface brillante et une couleur pourpre résultant de l’absorption du rayonnement solaire par des pigments tels que la chlorophylle, les caroténoïdes et les phycobilines. Lors de la cuisson, la chaleur fait disparaître ces deux derniers, seule subsistant alors la chlorophylle qui colore l’aliment en vert.

Une grande valeur nutritive

Les algues sont particulièrement bien adaptées à une alimentation saine par leurs qualités nutritionnelles, puisqu’elles se composent à 42 % de protéines et à 36 % de glucides, leur teneur protéinique s’avérant toutefois insuffisante lorsqu’elles sont séchées. Le sujet qui en consommerait à raison d’une feuille de 3 grammes par jour ne subviendrait qu’à 2 % de ses besoins quotidiens en protéi­ nes. En revanche, la quantité de micronutriments qui s’y trouvent, notamment les vitamines et minéraux, est dix fois supérieure à celle des plantes terrestres. Il s’agit non seulement de bêta-carotène et de vitamines C et E, mais aussi de vitamine B12, de fer et d’acides gras oméga-3 qui peuvent faire défaut dans un régime végétarien. L’iode que renferment les algues séchées, quoique moins présente que dans les algues fraîches, permet de remédier à cette carence. Du fait de cette particularité, les Britanniques lui ont prêté un temps des vertus médicinales et on raconte qu’au pays de Galles, les mamans disaient souvent à leurs enfants : « Mangez votre gâteau d’algues ou vous aurez le cou comme dans le Derbyshire », car les goitres étaient fréquents dans ce comté de l’intérieur du pays. D’importantes recherches ont été consacrées dernièrement aux 1 effets d’un composant polysaccharidique de la porphyra découvert en grande quantité parmi les cellules de cette algue et indispensables à la survie de celle-ci. Ce végétal poussant sur des côtes balayées par des marées à fort coefficient, il lui faut subir les agressions de l’eau de mer à marée montante, puis celles des rayons ultraviolets et de l’air quand vient le reflux. De tels contrastes seraient propres à lui faire perdre jusqu’à 95 % de son humidité sans l’action de ce composant polysaccharidique qui l’aide à retenir celle-ci pour que l’enveloppe externe ne sèche pas complètement et permette ainsi aux parois des cellules de conserver la souplesse indispensable à leur survie. Les études réalisées ont révélé qu’en pénétrant dans les intestins humains, les fibres végétales de la porphyra limitent la survenue du cancer et favorisent l’immuno-régulation. Les algues s’avèrent également bénéfiques pour la santé grâce aux divers antioxydants que produit leur enveloppe externe pour protéger ces plantes du stress de l’oxydation lorsqu’elles sont exposées au rayonnement ultraviolet.

Les produits de l’algoculture

En dépit des excellentes qualités gustatives et nutritionnelles offertes par les algues, l’algoculture, aussi dite phycoculture, n’est apparue qu’assez récemment. Les exploitations s’efforcent de reproduire les

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conditions du milieu naturel en faisant pousser leurs spores sur des coquilles ou des nattes de brindilles qui reproduisent le cadre de leur croissance sur les rochers et coquilles du littoral et qui prennent place dans des vasières où elles sont fixées sur des poteaux de manière à ce que les plantes soient tour à tour submergées et exposées à l’air, comme sous l’action des marées. Dès le XVIIe siècle, les habitants des villages de pêche coréens, japonais et chinois commencèrent à pratiquer cette culture sans parvenir à assurer sa continuité faute d’avoir compris le cycle biologique de ces végétaux qui disparaissaient en été pour revenir à la fin de l’automne, de sorte qu’ils attendaient qu’arrive cette saison pour récolter les conchospores naturelles nécessaires à l’ensemencement. En 1949, la botaniste britannique Kathleen Mary Drew-Baker (1901-1957) découvrit, au cours de ses recherches dans ce domaine, que le Conchocelis rosea, qu’elle considérait jusque-là comme un type d’algue différent, n’était en fait qu’une étape de ce cycle de vie. Cette révélation fit considérablement évoluer la récolte des semis artificiels. Ses recherches permirent une rapide augmentation du rendement des cultures et de la collecte des jeunes plants, qui n’étaient jusque-là possibles qu’en mer et pouvaient désormais avoir lieu sur terre. La population du village d’Uto, situé sur l’île japonaise de Kyushu, a rendu hommage à cette scientifique en la qualifiant de « mère de la mer » pour ses travaux exceptionnels qui ont ouvert la voie à l’essor de l’algoculture. Par la suite, est apparu un nouveau procédé dit des « filets gelés » parce qu’il consiste à fixer des spores sur des filets, à exposer ceux-ci au gel et éventuellement à les immerger dans l’eau de mer, ce qui permet d’assurer une importante production de manière plus stable. L’algoculture sur poteau étant limitée aux zones à forts coefficients de marées, une culture en eau profonde a pu être entreprise grâce à la mise au point d’un procédé de flottaison reposant sur l’emploi de tapis de protection suspendus à des bouées, les rendements de telles exploitations s’avérant importants. La Corée, qui se classe parmi les plus grands producteurs mondiaux d’algues aux côtés du Japon et de la Chine, en est aussi le principal pays exportateur, notamment à destination d’une centaine de pays d’Europe, d’Amérique et d’Afrique. En outre, la commercialisation de nouveaux en-cas à base d’algues est venue ajouter ces produits aux denrées exportées et en fait même aujourd’hui le premier poste parmi tous les produits de la mer. L’algoculture demeure toutefois une activité à forte intensité de main-d’œuvre qui devra diversifier ses produits pour répondre à la demande du marché mondial.

La gourmandise en toute saison

Qu’ils en fassent leur déjeuner ou leur goûter, les Coréens raffolent du gimbap, dont la préparation consiste à recouvrir une feuille d’algues séchées d’une couche de riz cuit à la vapeur et à garnir ce lit de légumes sautés, radis marinés, jambon et lanières d’œufs composant un assortiment multicolore, puis à refermer le tout pour confectionner un rouleau. Riz et autres ingrédients, en se mariant parfaitement avec les algues séchées d’un noir luisant, créent une délicieuse alliance de saveurs. N’est-il pas remarquable que ce plat si apprécié des Coréens résulte de la diversité des influences et échanges qui se sont exercés entre leur pays et le reste du monde ? En se faisant cette réflexion, les gourmets se délecteront d’autant plus des algues qui le composent !

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© Institut de recherche sur la cuisine de cour

1. L’algoculture autorise plusieurs récoltes qui ont lieu entre la fin novembre et le mois de février suivant et sont suivies du séchage à la machine réalisé en usine. La méthode traditionnelle de séchage au soleil est aujourd’hui en déclin du fait de sa forte intensité de main-d’oeuvre. 2. La préparation du gimbab consiste à confectionner un lit de riz blanc cuit à la vapeur sur une feuille d’algues séchées où l’on disposera une garniture multicolore composée d’ingrédients variés, avant d’envelopper le tout pour réaliser un rouleau. De nombreuses variantes de cette recette sont proposées en faisant appel à des produits différents pour répondre à l’évolution des goûts en matière alimentaire. 3. L’algue adulte perdant de sa fraîcheur au printemps, les Coréens la dégustent sous forme de gimbugak, cet en-cas obtenu en enduisant la plante d’amidon de riz, puis en la faisant sécher et frire.

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apERçu DE la lITTÉRaTuRE coRÉENNE

CRITIQUE

Entre peur et désir d’écrire Le premier livre de Kim Deok-hee, ce recueil de neuf nouvelles intitulé Point sensible, témoigne d’ores et déjà de la maîtrise du genre, chez cet auteur de quarante ans, par une expression puissante et un recours habile aux retournements de situation. Dans le titre même de l’ouvrage, s’affirme l’ambition qui est la sienne de transpercer de sa plume novice le cœur de la fiction et de la littérature. Choi Jae-bong Journaliste au Hankyoreh

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es textes qui composent ce Point sensible, première livraison de Kim Deok-hee parue chez Moonji Publishing, présentent une diversité de thèmes qui ne permet guère de dégager une continuité de propos qui serait spécifique de cet auteur. Si la poursuite d’une thématique donnée est certes susceptible d’engendrer une certaine répétitivité, l’expression d’une préoccupation récurrente ou d’une certaine vision du monde participe de l’originalité de l’écriture aux yeux du lecteur. Dans cette première livraison de Kim Deok-hee, la variété des sujets abordés se retrouve aussi dans les genres fictionnels, puisque la nouvelle historique côtoie la science-fiction, le fantastique et des récits au froid réalisme. Si l’écrivain fait montre sans conteste d’un remarquable talent, il semble encore en quête d’un style propre et s’applique constamment à se perfectionner. De l’ensemble de ses neuf récits, ressort l’impression que le « comment » prime sur le « quoi » pour l’auteur, c’est-à-dire qu’il s’attache plus à la manière de transmettre son message qu’à la teneur de celui-ci, une démarche qui pourrait être qualifiée d’« esthétique ». En dépit de l’éclectisme de leurs genres et thèmes, ces textes ont pour dénominateur commun l’énergie qui y est déployée pour construire, d’une manière presque artisanale, chacun de leurs microcosmes. Quel que soit le sujet traité, Kim Deok-hee aspire à la véracité, réalisant à cet effet un travail en profondeur et façonnant la forme en fonction du fond. Le choix du titre Point sensible, pour ce recueil qui plante son décor dans un monde d’hommes où sévit la violence, reflète à lui seul la dureté des différents thèmes sur lesquels il porte. « La lecture du recueil final m’a fait une curieuse impression. On aurait dit que je regardais des photos ou films d’autrefois sur lesquels je me trouvais. Alors,

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tout comme je n’ai pas la possibilité lui interdisant cependant cet apprentissage aussi catégoriquement que s’il en de revenir à cette époque pour modifier la pose ou l’expression que j’avais allait de sa vie. Hanté par les drames du prises, je ne peux que laisser en l’état passé, celui-ci voit dans sa pratique un les phrases que j’ai écrites. J’aurais aimé danger qui peut causer sa perte et celle avoir écrit moins de choses ou en avoir de son fils. supprimé davantage. Puis je me suis Devant son refus, Su-bok renonce à interrogé sur la raison pour laquelle je s’y initier, et à défaut de pouvoir écrire, les avais écrites », précise Kim Deokil se contente de dessiner les choses qui hee dans la note de l’auteur, donnant l’entourent. La dextérité qu’il acquiert ainsi la preuve d’un souci esthétique et lui inspire cette observation : « quand je d’un travail inlassable qui visent à la représentais une faucille, on l’imaginait perfection de son expression littéraire. prête à faucher le chaume rebelle, ou, Nombre de nouvelles témoignent si c’était un chien, on aurait cru qu’il chez l’auteur de cette prépondérance du ferait bientôt retentir ses aboiements ». « comment » par rapport au « quoi ». Son maître, qui découvre ses talents © Park Jae-hong Il y met l’accent sur le savoir-faire que en voyant l’affiche calligraphiée qu’il possèdent les hommes et dont ils font a ainsi « dessinée », le prend auprès montre dans certaines situations, comme de lui comme copiste pour reproduire « J’aurais aimé avoir la manière d’attraper un cochon sauvage ses manuscrits, justifiant ainsi sa déciécrit moins de choses sion auprès des nombreux disciples qui avec un club de golf, dans Point sensible, les explications précises du calliconvoitaient cette tâche : « Ne sachant ou en avoir supprimé graphe, dans Quand aboiera la faucille, pas lire, il ne mêlera pas ses sentiments la démonstration de la façon de ramer, à ce travail, comme vous le faites. » davantage ». dans L’araignée, ou le lien essentiel qui Cette remarque est empreinte d’une certaine ironie vis-à-vis de l’écriture, car se crée entre l’acupuncteur et son patient faut-il vraiment faire abstraction de ses sentiments en la pralors de l’insertion des aiguilles, dans Points méridiens, ces tiquant ou, au contraire, les laisser s’exprimer ? différents actes constituant autant de métaphores de l’art Si d’aucuns estiment que l’écriture se doit de montrer les d’écrire et de la conscience avec laquelle s’y adonne son objets tels qu’ils sont, c’est-à-dire avec la plus grande exacauteur. titude, comme dans le reflet d’un miroir, il en est d’autres La nouvelle Quand aboiera la faucille évoquée ci-dessus qui pensent que ce dernier, aussi lisse et pur soit-il, ne renrévèle, par son excellente qualité, tout le talent et le potentiel voie que des formes floues et imprécises. Dans Quand aboiede Kim Deok-hee, ainsi que l’orientation qu’il donne à son ra la faucille, les rapports qu’entretient ce maître lettré avec écriture. Le récit y décrit une boucle en commençant et en son esclave, qui se borne à « repasser » les signes sans les s’achevant sur cette même phrase « Je ne sais pas lire » qui comprendre, engage le lecteur à s’interroger sur le sens proparticipe de sa dimension métafictionnelle, puisqu’il porte fond de l’écriture et de la lecture, sans pour autant apporter sur l’écriture. L’auteur y convie le lecteur à une réflexion sur de réponses claires à cette question. Seule résonne en lui la le sens de l’acte de lire ou d’écrire et, dans le cas particulier mise en garde désespérée que lance le père à son fils sur les du personnage principal, sur le fait d’être capable du second, risques de l’écriture : « Avec ces dessins, les yangban pouret non du premier. raient trancher des gorges et lâcher leurs chiens à la chasse. Prénommé Su-bok, ce narrateur-protagoniste ne sait Mais il y a pire encore. Quand aboiera la faucille et que le au départ faire ni l’un ni l’autre, car né de parents esclaves, chien fauchera les tiges dans les rizières, le monde plongera mais sera initié à la calligraphie et finira par l’exercer admirablement, à la manière du dessin. S’il espère tant maîtriser dans le chaos. ». l’écriture, c’est qu’« Elle permet de décrire le monde et ses Le titre de la nouvelle, qui peut d’emblée paraître déconcertant, provient vraisemblablement de ces phrases, tandis créatures, de capturer les moindres mots qui s’envolent aussitôt prononcés et de mettre de l’ordre dans le fatras des penque l’attitude de l’enfant partagé entre peur et désir d’écrire sées, qui s’entassent dans la tête comme la neige sur le sol, n’est pas sans rappeler les incertitudes d’un auteur qui pour ne pas les laisser fondre, comme on le disait », son père cherche encore sa voie en littérature.

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