KOREANA - Summer 2012 (French)

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É T É 2012

Culture et Art de Corée Rubrique spéciale

Le pertuis de Hallyeo

ÉTÉ 2012 vo l. vo 13 l.N26 ° 2 no. 2 sum m er 2012

Un passage tranquille Mer aux îles enchanteresses: Tongyeong, une ville de la côte baignée d’art et de culture

le long des côtes sud-coréennes v ol . 1 3 N° 2

ISSN 1225-9101


Image de Corée

Par-dessus la montagne bleue / le ciel bleu de mon pays natal, celui qui me manque / Chaque fois que j’ai le mal du pays, je regarde le ciel par-dessus la montagne. Jusqu’à la fin de la première moitié du siècle dernier, tous les petits Coréens ont appris cette chanson. Dans un pays dont la géographie est à soixante-dix pour cent rocheuse, les horizons montagneux étaient toujours associés à l’idée de mère patrie que chérissent les Coréens et ces montagnes étaient toujours « bleues ». L’adjectif verbal coréen « pureuda » possède plusieurs sens. La montagne, qui se dit « pureun », est verte de près et bleue de loin. En contemplant leurs montagnes aux couleurs changeantes selon la distance qui les en séparait, les Coréens imaginaient le lointain pays natal, par-delà le bleu des cimes. Cette couleur est d’ailleurs celle de tout ce qui est loin. Ce pays natal que cachent les montagnes bleues représente aussi le temps jadis dont on est toujours nostalgique. C’est pourquoi les petits Coréens dessinaient toujours le même paysage avec des montagnes bleues en arrière-plan et à l’avant, une chaumière construite au pied d’une petite colline, où menait une allée sinueuse de sable blanc. Entre les maisons, s’élèvent de grands arbres tandis que des jardins potagers étendent leur tapis le long des chemins. Aujourd’hui, industrialisation et mondialisation poussent les gens à quitter leur terre natale pour accourir dans les villes en quête d’une vie nouvelle. Cette population urbaine moderne qui se presse vers son travail, très tôt le matin, et n’en revient que tard le soir, harassée, ressent toujours plus le mal de ce pays qui est par-delà « la montagne bleue ». Pendant les années soixante-dix et leur course infernale à l’industrialisation, en ces temps où battait son plein le « Mouvement pour la Nouvelle Communauté », les chaumières d’autrefois disparurent une à une. Au chaume que l’on devait changer chaque année, ont succédé tuile et ardoise sur les toits, tandis que les grands ensembles poussaient comme des champignons en transformant radicalement le paysage urbain. Les gens sont venus en masse dans ces villes et le pays a connu une prospérité manifeste. Mais de l’autre côté des montagnes bleues, le paisible village natal et ses chaumières aux allées blanches bordées de jardins potagers ont disparu. Le pays natal de jadis n’existe plus que dans des « villages folkloriques » reconstitués de toutes pièces ou dans les vieilles chansons pour enfants. Parfois, on ne distingue pas la moindre présence humaine sur les vues qui en sont prises. Alors, bientôt viendra le temps où la jeune génération d’aujourd’hui, si fervente de « K-pop », ne comprendra même plus les tendres sentiments qu’évoquent ces chansons.

« Mon pays natal est... » Kim Hwa-young Critique littéraire et membre de l'Académie nationale des Arts de Corée Suh Heun-gang Photographe

Mon pays natal est un village dans les montagnes / Fleurs de pêchers, d’abricotiers et petites azalées / Un village comme un palais décoré de fleurs multicolores / Comme me manquent les temps où j’y jouais.

Koreana ı Été 2012 Village fortifié de Nagan


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Culture et Art de Corée été 2012 Publication trimestrielle de la Fondation de Corée 2558 Nambusunhwanno, Seocho-gu, Séoul 137-863 Corée du Sud www.kf.or.kr

Le Hallyeosudo est un pertuis de cent vingt kilomètres de long qui baigne les côtes coréennes à partir de Tongyeong, une ville de la province de Gyeongsang du Sud qu’il sépare de l’île de Hansan, jusqu’à Yeosu, qui se situe dans la province de Jeolla du Sud. En 1968, l’Etat y a créé un parc national maritime qui englobe une partie du littoral. SEA1A 034H 2007 ©Bae Bien-u

La mer, les îles et leurs habitants La mer séduit nombre de vacanciers en quête de détente ou de loisirs, tandis que les insulaires y trouvent leur subsistance et les artistes, depuis toujours, l’inspiration. Le bleu sombre de ses flots exerce un attrait irrésistible sur les marins, qui prennent le large en dépit des périls qui les guettent. Depuis que leurs ancêtres peuplèrent la péninsule, les Coréens ont découvert des richesses en abondance dans ces eaux qui la baignaient sur trois de ses côtés, mais y puisèrent aussi un élan créateur dans le domaine de l’art et de la littérature. Avec ses myriades d’îles qui longent un littoral échancré, le pertuis de la Mer du Sud offre depuis des temps anciens une importante voie de passage aux échanges commerciaux de l’Asie

du Nord-Est. La mer, les îles et les habitants de cette région sont une mine d’informations sur sa culture maritime et son mode de vie originaux d’hier et d’aujourd’hui. Le présent numéro se propose d’évoquer ce fascinant milieu et la vie quotidienne des hommes qui s’efforcent d’y vivre en harmonie avec le cycle perpétuel des marées. L’Exposition internationale de Yeosu, qui a débuté le 12 mai dernier et prendra fin le 12 août prochain avec la participation d’une centaine de pays, a pour décor le pittoresque littoral du pertuis de Hallyeo et pour thème, « Une mer et une côte vivantes ». Choi Jung-wha Rédactrice en chef


Rubrique spéciale Le pertuis de Hallyeo

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La mer des chansons

Un passage tranquille le long des côtes sud-coréennes Les îles

Mer aux îles enchanteresses

Han Chang-hoon

Villes d’art

Tongyeong, une ville côtière baignée d’art et de culture

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Chung Il-keun

Soul Ho-jeong

DossierS Le Village de Sungmisan You Chang-bok chronique artistique De la méditation au gré des coups de pinceau Le dansaekhwa , une peinture monochrome coréenne Koh Mi-seok 36

ARTISAN

La fierté d’airain du maître fondeur de caractères Lim In-ho

L’architecture moderne coréenne

Park Hyun-sook

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La Banque de Corée, symbole de la monnaie nationale et de l’histoire financière du pays

Kim Chung-dong

Entretien

Importance du multiculturalisme en Corée

Kim Chang-hee

ESCAPADE

Une agréable journée au village fortifié de Nagan et au Temple de Geumdun

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Kim Yoo-kyung

Livres et CD Choi Joon-sik, Uh Soo-woong, Lee Soo-ki Lire dans le cœur des ancêtres coréens

Conférence spéciale sur la peinture coréenne Une recherche éperdue de la mort dans la vie

Tengo derecho a destruirme

Application de l’intelligence artificielle à la conversation sur smartphone

Le Simsimi

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Koreana ı Été 2012

Regard extÉrieur

Les maux d’une société qui se veut parfaite

Aurélien Rengnez

Délices culinaires Le kalguksu , un plat très apprécié pour ses vertus diététiques et

ses multiples variantes

Ye Jong-suk

Aperçu de la littérature coréenne

Critique : Le paradoxe né de deux séparations en dix ans Un nouveau point de vue sur l’avant- et après-séparation

Uh Soo-woong Kim Do-yeon

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Rubrique spéciale Le pertuis de Hallyeo / La mer des chansons

Un passage tranquille le long des côtes sud-coréennes

Est-il possible que l’océan soit parcouru de chemins ? Après tout, ceux-ci ne sont pas que terrestres et le ciel en possède aussi sous forme de couloirs aériens, tout comme existent des pertuis. En Corée, c’est celui de Hallyeo qui a le plus beau parcours. Chung Il-keun Poète et professeur à l’Université de Kyungnam | Bae Bien-u Photographe

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Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


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L

ee Mi-ja, qui fut l’une des chanteuses préférées des Coréens, interprétait le titre à succès Les trois cents lis de Hallyeosudo, car il est vrai que le pertuis de Hallyeo atteint cette longueur en unités de mesure coréennes traditionnelles, soit environ cent vingt kilomètres selon le système métrique. Sur terre, cette distance représente un peu plus d’une heure de route en voiture, mais le pertuis de Hallyeo, en raison de sa valeur sentimentale, n’invite pas à la précipitation. Les voyageurs prennent tout leur temps pour suivre son tracé sur l’océan tant ils sont fascinés par le spectacle qu’ils découvrent. Comme son nom l’indique, la Péninsule coréenne est entourée d’eau de tous ses côtés, sauf celui du nord. À la Mer de l’Est, qui est celle du levant symbolisant l’espoir, fait pendant celle de l’Ouest, où le ponant évoque les adieux. Quant à la Mer du Sud, avec ses myriades d’îles qui semblent avoir poussé comme des

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fleurs sur l’eau bleue, c’est la mer aux chansons que parcourt le pertuis de Hallyeosudo. Ciel, eau, îles et voyageurs s’y laissent tranquillement entraîner par le courant, sur l’air de ces chansons qui changent de couleur entre l’aube et le crépuscule, et de l’automne à l’hiver.

La mer aux camélias Pour situer géographiquement le pertuis de Hallyeo, rappelons qu’il s’étend de l’île de Hansan, qui se trouve au large de Tong­ yeong, une ville de la province de Gyeongsang du Sud, à la côte de Yeosu, une agglomération de la province de Jeolla du Sud, en longeant le littoral au niveau de Sacheon et Namhae. En 1968, l’État, soucieux de protéger et conserver ce pertuis, ainsi que la partie de côte qui le borde, y a créé le premier parc national maritime du pays. Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


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La Mer du Sud, avec ses myriades d’îles qui semblent avoir poussé comme des fleurs sur l’eau bleue, est la mer aux chansons que traverse le Hallyeosudo.

Le peintre Jeon Hyuck-lim (1916-2010), un natif de Tongyeong qui passa sa vie à peindre cette mer et ce pertuis, affirmait que l’eau y était bleu de cobalt. Au printemps, elle se teinte du rouge cramoisi des camélias qui, sur les îles, s’ouvrent un à un quand s’en va l’hiver, et atteignent leur apothéose avant de laisser lourdement chuter leurs pétales, l’été arrivé, telles les larmes rouges de Poséidon. La chanson déjà évoquée dans ces lignes, Les trois cents lis de Hallyeosudo , chante elle aussi les camélias : « Sur l’île de HanKoreana ı Été 2012

san, à la tombée de la nuit, les mouettes prennent leur envol, et comme les trois cents lis du pertuis de Hallyeo sont pittoresques ! Les jeunes filles des îles se mettent en route pour retrouver leur bien-aimé sur le pertuis de Hallyeo, leur jeune cœur tout brûlant et rouge, rouge comme les camélias. Le crépuscule s’étend jusqu’à la côte ». Cette chanson enregistrée en 1973 remporta aussitôt du succès et quarante ans après, on l’aime et la fredonne encore. De l’île de Hansan où naît le pertuis de Hallyeo à celle d’Odong où il prend fin, au large de Yeosu, mars est le mois des

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camélias, dont le bleu de l’océan fait encore plus ressortir la beauté. Dès que ces fleurs sont écloses, les zostérops japonais viennent y jeter leurs trilles. Ce ne sont pas les abeilles ou les papillons qui pollinisent ces fleurs, mais les passereaux qui peuplent les îles où elles fleurissent. Après avoir accosté sur l’une des îles ainsi fleuries que longe le pertuis, on pourra s’accorder quelques instants de repos à l’ombre des arbrisseaux en fleurs où chantent les zostérops. On se plaît à imaginer le paradis dans un tel endroit, et non en un lieu retiré. Si l’on jette un à un dans la mer des pétales ramassés au sol, en les voyant flotter sur l’eau, on sera plongé dans une rêverie paradisiaque. En tombant, les fleurs cèdent la place à ces fruits dont les Coréens tirent depuis toujours une huile dont ils faisaient autrefois de nombreux usages, par exemple pour redonner du lustre aux vieux meubles ou empêcher des mécanismes de se couvrir de rouille. Avant l’apparition de l’électricité, elle servait aussi à l’éclairage. Elle était également appréciée des femmes, qui s’en servaient pour faire briller leur chevelure, qu’elles avaient jadis très longue. Aujourd’hui, c’est pour ses qualités diététiques que cette huile inodore connaît un regain de faveur.

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La mer aux saveurs À l’égal des plus belles destinations coréennes que sont par exemple Tongyeong, Sacheon, Namhae ou Yeosu, le pertuis de Hallyeo séduit les vacanciers, attirés par sa renommée de « mer aux saveurs ». Dans son eau d’une grande transparence, on pêche et on élève ces délicieux poissons et fruits de mer qu’apprécient les Coréens. Le secret de cette abondance tient aux particularités d’une côte à rias qui est festonnée d’innombrables criques et piquée d’îles. Cette topographie littorale est propice au frai des poissons et les courants chauds qui y circulent maintiennent la température de l’eau à un niveau constant pendant toute l’année. Au charme de ce pertuis, s’ajoute ainsi, sur tout son parcours, la manne de ses poissons, algues et coquillages d’une grande fraîcheur. Pour ce qui est des saveurs de la mer, un dicton coréen affirme : « Poissons plats au printemps, alose en automne », car ils seraient plus goûteux à ces époques de l’année. Il en est du poisson comme des fruits, à savoir qu’il y en a toujours des variétés de saison, de sorte que les touristes peuvent y goûter à l’époque de l’année où elles sont les meilleures. Quel que soit le poisson, il existe plusieurs façons de l’accommoder. Ainsi, les poissons plats peuvent se consommer crus, émincés ou ouverts en deux en y laissant les Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


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arêtes, ou encore en bouillon. D’aucuns conseillent vivement aux femmes qui viennent d’accoucher de consommer une soupe aux algues et poisson plat. Au printemps, on cueillera l’armoise qui a poussé sous le vent venant de la mer pour confectionner une soupe également composée d’un poisson plat.

Une mer historique Le pertuis de Hallyeo revêt une importance historique. La Corée et le Japon s’y affrontèrent voilà six cent vingt ans, lors de l’invasion entreprise par ce dernier en 1592 et de l’agression ultérieure qu’il perpétra en 1598, semant la destruction et la misère dans le pays. C’est aussi en ces lieux que l’amiral Yi Sun-sin (1545-1598) prit la mer et repoussa héroïquement l’envahisseur japonais. Ce grand militaire est considéré être l’un des meilleurs officiers de marine de tous les temps et du monde entier, au même titre que le viceamiral britannique Horatio Nelson. L’amiral japonais Togo Heihachiro, qui eut raison de la flotte russe de la Baltique pendant la guerre russo-japonaise de 1905, se serait lui-même jugé d’une valeur égale à celle de Nelson, sans pour autant atteindre celle de l’amiral Yi Sun-sin, qui remporta sans exception toutes les batailles qu’il livra sur le pertuis de Hallyeo. Quand prit fin la Guerre de Sept ans, où il coula près de deux cents navires, il connut une fin gloKoreana ı Été 2012

rieuse en écrasant l’ennemi lors d’une dernière bataille. Sur le pertuis, des vestiges rappellent çà et là ses hauts faits, telle cette maquette de son bateau-tortue. Ce navire, qui fut le premier cuirassé au monde et devait son nom à sa ressemblance avec cet animal, joua un grand rôle dans les nombreuses victoires par lesquelles s’illustra Yi Sun-sin. L’amiral fit la chronique de ces événements dans un document intitulé Nanjung Ilgi, c’est-à-dire « journal de guerre », aujourd’hui classé trésor national coréen. Dans ce texte au style précis et rigoureux digne d’un chef militaire, il fait aussi montre d’exceptionnelles qualités littéraires. La Corée a sollicité l’inscription de cet ouvrage au Registre Mémoire du Monde de l’UNESCO.

L’exposition internationale de Yeosu L’exposition internationale se tient actuellement à Yeosu, où le pertuis de Hallyeo s’interrompt pour repartir aussitôt après. Plus au sud, s’étend le Parc national de Dadohae, dont le nom signifie « mer aux nombreuses îles ». Des quatre coins du monde, y affluent des touristes qui connaissent déjà la Mer Egée, ce berceau de la civilisation grecque antique situé à l’est de la Méditerranée, pour découvrir ce « Jardin des îles » qui se cache dans la Mer du Sud coréenne.

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Rubrique spéciale Le pertuis de Hallyeo / Les îles

Mer aux îles enchanteresses Quand vous prend le dégoût de la vie, je vous conseille vivement d’aller voir la mer, la vraie, pas celle des promenades sur la plage et des repas de fruits de mer. Han Chang-hoon Romancier | Park Jong-su, Jung In-su, Kwon Tae-kyun Photographes

L’archipel rocheux de Baekdo se situe à environ vingt-huit kilomètres de l’île de Geomun, près de Yeosu.


C

’est dans une lointaine île de la Mer du Sud que j’ai vu le jour. Mon univers se résumait à ce tout petit bout de terre auquel nous devions de ne pas être engloutis dans l’eau bleue. J’étais comme ces enfants bédouins pour qui le monde est leur minuscule oasis perdue dans l’immensité du désert. En ouvrant les yeux, je voyais devant moi les murets de pierre élevés par les habitants, les champs plantés de pommes de terre au flanc des collines et les mangeoires des vaches débordant de pétales de camélias rouges, tout cela sur fond de mer s’étendant à perte de vue. Non loin de chez moi, il y avait une plage aux rochers noirs, aux hautes falaises et aux petits bateaux de pêche. À l’aube, les pêcheurs y embarquaient pour partir en mer. Les jeunes filles s’en allaient ramasser des coquillages sur les rochers et les haenyeo mettaient leur noire combinaison de plongée pour partir travailler. Ma grand-mère était l’une d’elles, qui m’emmenait quand elle allait pêcher car c’était moi qui gardais ses habits et affaires, de même que ceux des autres femmes, toutes âgées d’une trentaine d’années. Elles plongeaient courageusement et nageaient peu à peu vers le large, dont elles revenaient toutes en même temps, trois ou quatre heures plus tard, toutes ruisselantes d’eau bleue. J’avais neuf ans quand j’ai chaussé pour la première fois les lunettes de plongée de grand-mère et que je l’ai imitée. « N’inspire pas trop ! Nage toujours la tête en bas », me répétait grand-mère. Algues se balançant au gré des courants, bancs de poissons et rais de lumière scintillants chatoyants composaient un merveilleux paysage sous-marin. Les pêcheurs ramenaient dans leurs filets daurades rouges, bars, sérioles, anguilles et poulpes, tandis que les plongeuses glanaient conques, holothuries et ormeaux. Les jeunes filles s’en retournaient des rochers avec des brassées d’algues. Il arrivait que quelqu’un ne revienne pas, mais la vie continuait car il fallait bien vendre les prises pour pouvoir acheter riz et vêtements.

© Park Jong-su

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Mon île natale de Geomun Je suis originaire de l’île de Geomun, qui se situe au large de Yeosu, dans le Parc national de Dadohae, cette mer aux nombreuses îles qui s’étend parallèlement au pertuis de Hallyeo. De toutes les îles de la Mer du Sud, c’est elle qui possède l’histoire la plus particulière, en raison de l’incident dit de Geomundo qui s’y déroula. Entre les mois d’avril 1885 et de février 1887, les troupes transportées par six navires de guerre et deux vaisseaux marchands de l’Escadre britannique de Chine accostèrent sur l’île, qui prit le nom de Port Hamilton et où flotta l’Union Jack de l’occupant. Alors que l’impérialisme moderne intensifiait ses menées conquérantes, la Grande-Bretagne entendait ici faire obstacle à la progression de la Russie vers le sud. Aujourd’hui encore, l’île conserve les tombes de trois marins britanniques morts au combat et des clichés réalisés par leurs compagnons. En examinant ces photos, j’y ai découvert des détails de la vie de l’époque, tel cet érudit confucianiste coiffé du chapeau haut seyant à son rang et apparemment occupé à converser avec un traducteur chinois, ces gens du peuple aux vêtements souillés, ces vieux bateaux en bois et cette forge produisant toute sorte d’instruments agricoles et de pêche. J’ai surtout été frappé par le regard vif et perçant qu’avaient les habitants, malgré leur pauvre mise, par comparaison avec celui, sans vie, que les gens ont aujourd’hui en dépit de leur tenue élégante et impeccablement propre. Si les documents historiques font état des bonnes relations qu’entretenaient les marins britanniques avec la population, il n’en demeuraient pas moins des occupants. Quand la Reine Elisabeth II est venue en Corée en 1999, j’espérais, en tant que Coréen et habitant de l’île de Geomun, qu’elle présenterait les excuses de son pays à ce sujet. Je me serais contenté de quelques mots de regret exprimés pour la forme à propos de cet incident, qui s’est produit dans un contexte historique particulier et ne s’est accompagné d’aucun acte d’agression, mais elle est repartie sans y faire la moindre allusion.

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Les marins britanniques doivent s’être sentis vraiment loin de tout sur cette le. J’en avais moi-même l’impression quand j’étais petit et que je pensais au continent. Il ne fallait pas moins de huit heures pour parcourir les cent quinze kilomètres qui séparent l’ le de Yeosu. On n’imagine pas à quel point c’était un supplice. De nos jours, on protège évidemment beaucoup les enfants et on en prend bien soin, mais ce n’était pas le cas à l’époque. Les bateaux étaient vieux et lents, les familles, nombreuses, et les adultes, d’une grande sévérité. Ces derniers passaient toute la traversée dans les cabines, à boire, fumer et jouer aux cartes. Au seul prétexte des dangers qui existaient dehors, nous enfants, étions confinés dans ces petits réduits malpropres où nous avions tous mal au cœur. À proximité de Geomundo, il y avait une autre île qui s’appelait Chodo. Entre les deux, circulaient des courants rapides et les vagues étaient hautes, de sorte qu’en y passant, les adultes eux-mêmes étaient pris de nausées. Quant aux enfants que nous étions, il leur fallait rester assis tout frissonnants et livides à cause du tangage, mais aussi de la forte odeur de cigarette et d’alcool. Après des heures de souffrance, le continent était enfin en vue. Malgré le mal de mer, je regardais les les qui approchaient et disparaissaient tour à tour. J’ai tout de suite compris que sans elles, il ne pouvait être de beauté sur la mer. J’étais déjà adulte quand on a créé le Parc maritime national. Enfant, je vivais donc dans des lieux d’une telle beauté que l’État a décidé de les classer et de les protéger.

1. Lieu de reproduction des goélands marins sur l’île de Hong, au large de Tongyeong 2. Galgotdo et son paysage pittoresque aux belles falaises escarpées

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Le pertuis de Hallyeo, mon lieu de travail D’ailleurs, c’est peut-être pour cette raison qu’arrivé à l’âge adulte, j’ai continué mes allées et venues entre ces îles. Pendant des années, j’ai été pêcheur aux fruits de mer et plus particulièrement aux moules. Quand les parcs mytilicoles situés au large de Yeosu sont arrivés à épuisement, je suis parti plus à l’ouest, comme les autres, jusqu’à l’île de Heuksan ou en haute mer, à l’est de Tongyeong. Là aussi, il y a des myriades d’îles au relief tantôt très escarpé, tantôt tout plat et battu par les vagues, d’autres s’allongeant en un doux ovale ou présentant au contraire un littoral tout échancré et accidenté. Pour ce qui était du langage, il était différent partout, tout comme la nourriture, comme si chaque île était un petit État dans l’État. Rien n’était comme 2 ailleurs, jusqu’à l’alcool que l’on buvait et à la façon de travailler. Les courants, la hauteur d’eau, n’y étaient pas les mêmes. Elles avaient quand même un point commun, qui était leur isolement au milieu de l’eau bleue, cause du manque de toute chose. Il y avait aussi ces couchers de soleil rougeoyants, quand nous rentrions du travail, ces tables qui nous accueillaient à notre arrivée le soir, généreusement pourvues des produits de notre pêche du jour tels que poulpes à l’étuvée et petites pieuvres sautées, cette Voie lactée qui traversait le ciel de la nuit... Alors, le lendemain matin, nous nous sentions pleins de vigueur pour attaquer une nouvelle journée de travail. À cette époque, j’ai parcouru toutes les îles qui jalonnent le parcours du pertuis de Hallyeo. Voilà la Mer du Sud telle que je la connais depuis longtemps. Comme nous naviguions d’île en île avec une pleine cargaison de moules, il nous fallait bien connaître les courants. Le bateau va lentement quand il est à plein, alors nous ne pouvions prévoir notre heure d’arrivée qu’en calculant très exactement la vitesse des courants, comme le faisaient déjà les vieux du village. C’est en parlant avec les vieux des îles que j’ai découvert à quel point l’homme manque de bon sens. En voici un exemple. Un jour, un vieux pêcheur a pris la mer avec son petit bateau. Comme il faisait le tour de l’île pour pêcher, le brouillard s’est levé autour du bateau, ce qui est encore plus effrayant que de grosses vagues et des vents violents, car on perd très vite son orientation et on peut faire naufrage. Avant tout, les vieux pêcheurs connaissent toujours les heures des marées, qui montent et descendent deux fois par jour en raison de l’attraction d’astres tels que le Soleil et la Lune. Le

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Malgré le mal de mer, je regardais les îles qui approchaient et disparaissaient tour à tour. J’ai tout de suite compris que sans elles, il ne pouvait être de beauté sur la mer. J’étais déjà adulte quand on a créé le Parc national maritime.

rythme de ces mouvements reste gravé dans la mémoire du pêcheur. Après en avoir vérifié la date et l’heure précises, selon le calendrier lunaire, il pointe la direction vers laquelle le bateau est entraîné. Il effectue ensuite le calcul mental des courants, en fonction des dates et heures des marées au calendrier lunaire. « Si le courant va dans ce sens, c’est que l’île est par là », en conclut-il. Il prend alors ce cap et peu après, aperçoit l’île dans le brouillard. Nous n’étions peut-être pas des as, mais nous savions calculer combien nous mettrions si nous allions dans le sens du courant ou contre lui. De nos jours, le GPS (global positioning system) se charge de le faire, mais plus on est dépendant de la machine, plus nos perceptions s’émoussent. Aujourd’hui, même les vieux loups de mer se servent toujours du GPS pour connaître leur position et leur orientation. Si la machine a une défaillance, que fera-t-on ? On dit que pendant le tsunami de 2004, en Indonésie, les tribus primitives l’ont senti venir et sont montées sur les montagnes, ce qui leur a permis d’échapper à la mort.

Une histoire naturelle centenaire de la mer L’île occidentale de Heuksan me fait toujours penser à ce haut fonctionnaire de la fin de Joseon, Jeong Yak-jeon (1758-1816). Dans son enfance, il manifestait déjà une intelligence et une ouverture d’esprit hors du commun. Il ressentit la foi catholique et fut l’un des premiers à se convertir, mais quand le roi Sunjo entreprit la persécution des croyants, en 1801, il fut exilé dans cette lointaine île. Durant les seize années suivantes qu’il y passa jusqu’à sa disparition, il y créa une école où il enseigna, mais sa réalisation la plus remarquable fut l’ouvrage qu’il y rédigea et qui s’intitule Jasan eobo, c’est-à-dire l’encyclopédie des poissons de Heuksan. Il s’agit d’un livre d’histoire naturelle dans lequel il consigna avec force détails ses moindres observations sur les variétés, formes, manières de vivre et modes de consommation des cent cinquante espèces végétales et animales marines qui vivent à proximité de l’île de Heuksan. Ce grand classique fut aussi le premier texte traitant des techniques de la pêche. J’en possède moi-même un exemplaire et c’est en son hommage que j’ai intitulé mon livre L’encyclopédie des poissons de Heuksan sur ma table. J’admire son auteur, cet homme exceptionnel, pour de nombreuses raisons, à commencer par son ouverture d’esprit et sa réactivité au monde qui l’entourait. Dans une Corée qui appartenait à la civilisation foncièrement continentale qui était celle de l’Asie, la classe dirigeante se désintéressait de la mer et méprisait tout ce qui y avait trait. Tout en appartenant lui-même à l’élite de la société, Jeong Yak-jeon se montra réceptif à cette culture insulaire venue de l’extérieur, dont il sut tirer des enseignements concrets pour élaborer sa philosophie personnelle, sans pour autant renier ses nobles origines. Sur cette terre d’exil, il se tourna vers la mer et entreprit de décrire la vie qu’il y observait, ce qui relève d’une démarche tout à fait inédite pour l’époque. Par ses travaux, il a doté la Corée d’une mine d’information sur le milieu marin tel qu’il était voilà deux siècles.

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1 1. Séchage des anchois sur une plage de la Mer du Sud 2. Le pertuis de Hallyeo se prête très bien à la voile de plaisance. 3. Au large de Tongyeong, l’île de Bijin accueille de nombreux vacanciers.

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1. À Yeosu, Hyangiram est réputé pour sa beauté à l’aube. 2. Les camélias du pertuis de Hallyeo annoncent l’arrivée du printemps.

Les batailles de l’amiral Yi Sun-sin Si Jeong Yak-jeon scruta les mers à des fins d’érudition, c’est en militaire que le fit l’amiral Yi Sun-sin. Lors de la deuxième invasion japonaise qui se déroula au seizième jour du neuvième mois de l’an 1597, ce chef militaire prit la tête de la flotte réunie des trois provinces méridionales coréennes, laquelle se composait en tout et pour tout de douze navires de guerre et d’un bateau de pêche. Celle du Japon comportait en revanche cent trente-trois navires lorsqu’elle se lança à l’assaut du sud-ouest du littoral coréen, ce qui représentait le décuple, en termes de supériorité numérique. L’issue semblait inévitable. Cependant, il se trouvait que l’amiral Yi Sun-sin connaissait fort bien les courants maritimes et qu’il sut tirer parti des caractéristiques du relief côtier lors des batailles. Il fit notamment un usage avantageux du détroit d’Uldolmok qui sépare le continent de l’île de Jindo par un étroit chenal, au niveau de la province de Jeolla du Sud. Outre que celui-ci constituait un point stratégique où la Mer du Sud communiquait avec la Mer de l’Ouest, les courants y étaient aussi forts au flux qu’au reflux. Uldolmok tient son nom, qui signifie littéralement « détroit des rochers hurlants », du bruit terrible que fait la mer en s’écrasant sur les rochers qui affleurent à la surface et ce tumulte est tel qu’on croirait entendre hurler ceux-ci. À marée montante, l’eau circule à une vitesse d’environ dix nœuds. Yi Sun-sin eut l’idée de tendre une énorme chaîne en fer dans le détroit, puis il attendit l’ennemi. Quand surgirent les bateaux, il ordonna aux habitants de tirer sur la chaîne, qui leur occasionna des avaries. En outre, il plaça judicieusement les siens et quand les courants changèrent de direction, au moment où il l’avait prévu, il profita de la détresse de l’ennemi face à la violence des courants qui parcouraient l’étroit canal pour lui donner l’estocade en une glorieuse victoire. Ce détroit est dit de Myeongnyang et il a donné son nom à cette grande bataille, dont l’issue inversa le cours de la guerre en faveur de la Corée. À sa suite, l’amiral Yi Sun-sin en remporta vingt autres dans des situations qui ne lui étaient pourtant pas favorables. L’île de Hansan, qui est l’une des plus connues sur le parcours du pertuis de Hallyeo, fut elle aussi le théâtre d’une importante victoire de l’amiral Yi, peu avant celle de Myeongnyang. C’est pour commémorer les exploits de ce grand militaire qui repoussa l’en2 vahisseur japonais sur la Mer du Sud et sauva la nation à une époque critique de son histoire, que sont organisées chaque année différentes festivités à caractère culturel. Elles comprennent notamment le Festival de la Victoire de Myeongnyang, qui a lieu aux environs de Haenam et Jindo, et le Festival de la Victoire de Hansan, qui se tient à Tongyeong. Retour à mon île natale Les années ont passé, mais la Mer du Sud baigne toujours les îles de ses eaux, qui reviennent après s’être retirées, et inversement. Comme elles, je m’en reviens au pays après avoir erré sur le continent pendant sept ans. Tous les ans, quand vient le printemps, les camélias tapissent le sol comme une petite forêt et tout rougeoie. Hier, j’ai reçu la visite de mes plus proches voisins, qui travaillent au bureau du parc national. Quand il ne pleut pas des jours durant, ils font des patrouilles pour déceler d’éventuels départs d’incendies de forêt. Il m’arrive de les croiser sur la route et chaque fois, nous nous faisons un signe de la main. Pour eux aussi, je suis le plus proche voisin. Il y a quelque temps, un camélia de mon jardin avait une maladie et ils sont venus me voir. L’arbrisseau se couvrait de sortes de filaments et les bourgeons ne sortaient pas. Alors, mes voisins ont pris des photos et ont prélevé des échantillons pour déterminer la cause du mal. Nous saurons bientôt de quoi il s’agit et quelles mesures prendre. À ma fenêtre, la Mer du Sud est toujours aussi bleue et ses îles, grandes ou petites, la regardent et font encore sa beauté.

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Rubrique spéciale Le pertuis de Hallyeo / Villes d’art

Tongyeong, une ville côtière baignée d’art et de culture Centre d’artisanat à partir de la dynastie Joseon, Tongyeong est depuis toujours dédiée aux arts et le village de Dongpirang, dont les peintures murales collectives sont désormais célèbres, donne un charme particulier à ces lieux chargés d’histoire. Soul Ho-jeong Journaliste | Ahn Hong-beom, Lee Il-sub Photographes


1. Les tableaux semi-abstraits du Musée d’art Jeon Hyuck Lim sont la quintessence de Tongyeong. 2. Le Musée Yu Chi-hwan de littérature.

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our parler de Chungmu (le vieux nom de Tongyeong), une seule des peintures de Jeon Hyuck-Lim en dit long », estime le critique d’art Oh Gwang-su. « Dans l’un de ses poèmes, Seo Jeong-ju a écrit que c’est le vent qui a fait à quatre-vingts pour cent ce qu’est aujourd’hui la ville. De même, je pense que l’art de Jeon Hyuck-Lim est fait à quatre-vingts pour cent des paysages de Chungmu ».

Le Musée d’art Jeon Hyuck-Lim Pour se faire une idée de la beauté de Tongyeong, il faut regarder les œuvres de Jeon Hyuck-Lim, ce « peintre des couleurs », comme il fut appelé, et une exposition se déroulant au Musée d’art Jeon Hyuck-Lim permettra de les admirer tout en découvrant cette ville. C’est là que naquit en 1916 et mourut en 2010 cet artiste qui ne suivit jamais la voie royale dans sa formation artistique. Depuis sa plus tendre enfance, où il prenait son carnet de croquis pour s’en aller dessiner mer ou montagnes, il voulut toujours peindre plus que de simples formes et c’est très tôt qu’il partit à la découverte du monde abstrait. Dans les titres des tableaux que réalisa Jeon Hyuck-Lim dans les années cinquante reviennent souvent des noms tels que « Port de Chungmu » ou « Pertuis de Hallyeo » et ces thèmes demeureront dans son œuvre pendant près de soixante ans. Celles des premiers temps, oniriques, se caractérisaient par une absence presque totale de mouvement, mais par la suite, il trouva son style dans de belles représentations semi-abstraites, en larges aplats, où îles, maisons, bateaux, ponts et montagnes très stylisés flottent sur l’océan d’un bleu de cobalt éclatant. Elles en vinrent à devenir emblématiques de Tongyeong. Le défunt président Roh Moo-hyun les aimait tant qu’il en acheta une intitulée « Le pertuis de Hallyeo », si grande qu’elle aurait pu occuper entièrement l’un des murs de la salle de réception de la résidence présidentielle de Cheong Wa Dae. Situé à Tongyeong, au pied du Mont Mireuk, le Musée d’art Jeon Hyuck-Lim se trouve sur le terrain d’une vieille maison où l’artiste vécut trente années durant. Il se compose d’un unique bâtiment aux murs revêtus de quelque sept mille cinq cents carreaux de faïence représentant les œuvres du peintre et de son fils, Jeon Yeong-geun. Du rezde-chaussée au deuxième étage, les salles d’exposition permettent de

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1. La machine s’est arrêtée au meilleur moment , du sculpteur suédois Erik Dietman, au Parc de la sculpture de Nammangsan, dans la ville de Tongyeong 2. Le chef-d’œuvre de Jeon Hyuck-lim, Mandala , est exposé au Musée d’art Jeon Hyuck Lim. 3. Yi Hyeong-man est un laqueur maître artisan qui réalise des incrustations de nacre selon un procédé traditionnel caractéristique de Tongyeong

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découvrir près de quatre-vingts œuvres accompagnées de détails biographiques.

Quand la « légende » reprend vie Outre Jeon Hyuck-Lim, Tongyeong a vu naître nombre d’artistes parmi lesquels figurent le compositeur Yun I-sang, les poètes Yu Chi-hwan et Kim Chun-su, ainsi que Kim Sang-ok, qui est l’auteur de poèmes dits sijo. Ces écrivains aujourd’hui disparus ont pris la dimension de personnages de légende, tant par la vie qu’ils menèrent que par leurs œuvres. Après la Libération qui mit fin en 1945 à l’occupation coloniale japonaise, ces artistes exercèrent tous l’enseignement au Collège de jeunes filles de Tongyeong. Ils avaient coutume de se réunir tous les jours chez Yu Chi-hwan, où ils buvaient en faisant part de leurs inquiétudes sur ces temps troubles. Par la suite, ils créèrent l’Association culturelle de Tongyeong

De tous ces artistes, le poète Yu Chi-Hwan est sans doute celui qui fait l’objet des commémorations les plus variées et c’est peut-être parce qu’il eut une vie tumultueuse, bien qu’étant mort le plus tôt.

« ...Aujourd’hui encore Je me tiens devant la fenêtre de la poste Regardant le ciel couleur émeraude Et je t’écris une lettre... »

Yu Chi-Hwan aurait écrit des milliers de lettres d’amour à l’auteur de sijo, Lee Yeong-do, qui enseigna elle aussi au Collège de jeunes filles de Tongyeong. L’une d’elle se composait du tendre et mélodieux poème qui s’intitule Le Bonheur et dont un passage est cité plus haut. Depuis quelque temps, la population essaie en vain de faire modifier le nom de la grande poste de Tongyeong, à laquelle il serait fait allusion dans ce poème. En ville, il Des étudiants des beaux-arts venant de toutes les régions de Corée est d’autres lieux qui font revivre le poète ont couvert les ruelles de leurs peintures pleines d’imagination et et les rêves qui étaient siens, tels l’ancien emplacement de l’école maternelle d’humour et sur sa colline, le vieux village semble aussi beau et que dirigeait sa femme pour pourvoir aux besoins du ménage et la maison où la animé que ceux de la côte de Naples. bien-aimée du poète vécut seule avec sa fille et lui écrivait ses lettres d’amour. Accrochée au flanc du Mont Mangil, la maison natale de Yu et furent à l’origine d’un nouveau mouvement artistique qui allait Chi-Hwan, après avoir subi une restauration, abrite aujourd’hui faire de cette petite ville portuaire un centre de culture et d’art. le Musée de littérature Yu Chi-hwan. Une centaine d’objets ayant Tongyeong a également vu naître la romancière Park Kyungappartenu au poète y sont exposés, aux côtés de quelque trois cent ni en 1926, mais celle-ci ne revint jamais dans sa ville jusqu’à son cinquante documents qui permettent aux visiteurs de mieux comdécès survenu en 2008 et sa sépulture se trouve au Mont Mireuk. prendre la vie et l’œuvre de celui qui mourut à cinquante-neuf ans Ces grandes figures de l’art font aujourd’hui partie du quotidien des dans un accident de voiture à Busan. habitants car plusieurs rues de la ville portent leurs noms et leurs maisons natales ont été réaménagées ou restaurées pour en faire des musées. Partout dans la ville, s’élèvent statues et monuments Les produits de l’artisanat réminiscents de leur œuvre poétique ou musicale. C’est ainsi que Si Tongyeong donna le jour à ces artistes modernes, elle est se créent les légendes et si l’on ajoute à cela la beauté du pertuis aussi un berceau de l’artisanat. Sous la dynastie Joseon, l’étatde Hallyeo, on comprend tout l’attrait qui est celui de Tongyeong. major de la Marine des trois provinces méridionales se situant à Koreana ı Été 2012

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1 1. Détail de la tête d’un mât totémique en pierre d’époque Joseon situé dans le quartier de Munhwadong, à Tongyeong 2. Ces peintures murales réalisées par un collectif d’étudiants ont redonné vie au village de Dongpirang, dont le nom signifie « falaise de l’est ».

Tongyeong, une douzaine d’ateliers produisaient le matériel destiné à cette armée et assuraient son approvisionnement, leurs artisans vivant donc sur les lieux. En conséquence, la ville possède plus d’Importants biens culturels immatériels classés par l’État qu’aucune autre en Corée, notamment les numéros 10, 55, 64 et 114, qui se spécialisent respectivement dans les laques nacrés, l’ameublement, les objets décoratifs en métal et les stores en bambou et résident tous à Tongyeong, tandis que le numéro 4, qui réalise des chapeaux d’apparat en crin de cheval appelés gat, vit aujourd’hui à Séoul. Leurs différentes productions sont exposées au Musée d’artisanat traditionnel de Tongyeong. Comme c’est souvent le cas des objets traditionnels actualisés, leurs œuvres allient hamonieusement tradition et modernité et on imagine aisément les difficultés que doit poser l’adaptation de l’ancien à une esthétique moderne.

Un village sur la falaise de l’est Si l’on emprunte la route menant à la colline située derrière le Marché central, non loin du port de Tongyeong, on parvient au village de Dongpirang, dont le nom signifie littéralement « falaise de l’est ». De fait, les habitations y ont été construites tout au bord de l’abîme. À l’époque coloniale, ces logements étaient destinés aux ouvriers qui venaient d’autres régions pour travailler. Leur emplacement tenait de l’improvisation car il n’obéissait à aucun projet d’urbanisme, mais aux seuls besoins du moment. Les maisons sortaient du sol, l’une en face de l’autre, dans un dédale de ruelles étroites et sinueuses. Soucieuse de donner un meilleur aspect aux lieux, la mairie de Tongyeong a décidé de démolir ces habita-

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tions, puis dans le cadre de ce projet d’envergure, d’y substituer la batterie Est restaurée de l’ancien état-major de la Marine que fit construire l’amiral Yi Sun-sin, et d’aménager des espaces verts tout autour. En novembre 2006, à l’occasion du concours de peintures murales qu’elle y organisait, l’association civile dite « Green Tongyeong 21 » allait soutenir l’idée qu’il est toujours possible d’embellir un village se trouvant sur un tel site, aussi pauvre soit-il, moyennant d’en assurer régulièrement l’entretien, et dès lors, tout ira très vite. Des étudiants des beaux-arts venus de toutes les régions de Corée ont couvert les ruelles de leurs peintures pleines d’imagination et d’humour et sur sa colline, le vieux village semble aussi beau et animé que ceux de la côte de Naples. Grâce à l’imagination créative de ces jeunes, Dongpirang allait changer du tout au tout et se transformer en un lieu plein de charme qui attire surtout les jeunes, comme il en existe d’autres à Tongyeong.

Pagoda Café ou Baghdad Café ? Les premiers habitants du village de Dongpirang n’ont pas eu la vie facile étant donné la hauteur à laquelle se situaient leurs logeCu l tu re e t A rt d e Co ré e


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ments et ils en conservent des anecdotes parfois émouvantes. J’ai rencontré une vieille dame qui y vit depuis presque quarante ans. « Vous ne voudrez pas le croire, mais j’ai passé des journées entières assise ici, à regarder les bateaux entrer dans le port. Quand la bannière blanche flottait au vent, tout mon être cédait au désespoir. Je me précipitais sur le port, pieds nus, car cela signifiait qu’il y avait eu un accident », se souvient-elle. Un petit tour du village nous mène au Pagoda Café, mais malgré le mot « café » qui figure sur son enseigne, c’est en fait un minuscule magasin de trois ou quatre mètres carrés. On y vend des casse-croûte, des boissons gazeuses et des nouilles instantanées. Devant la porte, il y a une plate-forme où trois ou quatre adultes peuvent s’asseoir et un vieux canapé. À peine ai-je commandé un café, que Baek Tae-jin, son propriétaire qui a soixante-treize ans, m’en apporte un instantané dans un gobelet en papier. Boire le café en regardant l’océan est un plaisir insolite. Quand je demande à l’homme depuis quand il vit ici, il répond : « Ça fait plus de quarante ans. Il y a encore cinq ans, nous n’avions même pas l’eau courante. Les rues, si tant est qu’on puisse les appeler comme ça, faisaient peine à voir. Elles étaient si étroites qu’on ne pouvait y Koreana ı Été 2012

faire passer qu’un vélo à la fois. La plupart des femmes vendaient du poisson au Marché Central. Hier encore, les enfants couraient sans pantalon dans ces ruelles en pente … » Monsieur Baek se réjouit que les peintures murales attirent les visiteurs. « Je vends aussi beaucoup de glaces ». Si j’ai donné ce nom au magasin, c’est à cause d’une histoire un peu drôle. Un jour, un client est venu et m’a dit : « C’est tout à fait le Baghdad Café ». Dès le lendemain, monsieur Baek a marqué sur son enseigne « Pagoda Café », car il avait mal compris le titre du film, étant dur d’oreille. Une chaîne hi-fi jetée par quelqu’un est posée devant le mur qui fait face au café. L’unique fil qui en sort grimpe sur le mur et s’arrête au niveau d’une peinture qui représente des écouteurs. Peut-être qu’en les mettant à l’oreille et en fermant les yeux, on entendrait le bruit de la mer. Aujourd’hui, les couleurs des peintures murales se sont fanées, mais elles devraient être refaites d’ici deux ans. À quoi ressemblera alors le village ? Ah oui ! Il y a aussi cette vieille chaise en bois posée à côté de la peinture murale des écouteurs et à côté, il est écrit : « Asseyez-vous un moment et regardez la mer le matin ». J’espère que vous le ferez vous aussi.

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DossierS

Le Village de Sungmisan De la simple garderie qu’il était à sa création en 1994, le Village de Sungmisan allait se transformer en un véritable lieu de vie communautaire avec son école primaire et son lycée alternatifs, sa coopérative agricole biologique où les consommateurs vendent directement leurs produits et son centre culturel proposant des activités aux habitants. Aujourd’hui, un projet de la Ville de Séoul prévoit la restauration de ce spécimen d’habitat communautaire dont l’existence même est menacée par l’urbanisation croissante. You Chang-bok Représentant du Théâtre du Village de Sungmisan | Ahn Hong-beom Photographe

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u beau milieu de l’été, les habitants grimpent sur la grande estrade de bois que l’on a dressée devant la teinturerie. La dame du magasin coupe une pastèque qui s’ouvre en deux en craquant bruyamment puis elle en coince une moitié sous son bras et de l’autre main, gratte le fruit bien mûr pour en faire tomber la pulpe toute rouge dans un large bol en laiton. Son mari y met un gros morceau de glace et le brise en morceaux à coups de marteau. Sans plus attendre, le monsieur de l’épicerie d’en face, avec des gestes précis, découpe l’autre moitié en tranches fines et les tend aux enfants alléchés qui ne le quittent pas des yeux. Quand ils l’ont toute engloutie, les gamins s’en vont jouer à cache-cache devant l’estrade ou se raconter des histoires de fantômes à la lueur faible des lampes accrochées aux poteaux électriques d’une ruelle. Sur l’estrade en bois, les adultes jouent aux échecs et les morceaux de peau de pastèque s’entassent derrière eux. Quand j’étais petit, il y a quarante ans de cela, j’ai souvent assisté à ces scènes, devant chez moi. C’est cette vie de quartier paisible et agréable que j’ai connue pendant toute mon enfance, malgré l’expansion urbaine. Aujourd’hui, la création d’espaces de vie commune est dans tous les programmes politiques. À Séoul, la municipalité a entrepris de redonner vie aux quartiers en créant le Comité des villages communautaires de Séoul, qui est chargé de mettre en œuvre différents projets. Quoique tardive, l’initiative est heureuse car elle témoigne d’une volonté de recréer et protéger des lieux de vie col-

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lectifs et autonomes. Si l’on y pense bien, pourtant, la vie communautaire « de village » n’est pas de nature à être planifiée et créée de toutes pièces. Elle se construit au fur et à mesure que ses habitants dialoguent et recherchent ensemble des solutions à leurs problèmes. Elle repose sur un tissu de relations qui s’instaurent au quotidien dans l’intérêt de tous en mettant en commun ce que chacun peut apporter aux autres.

De la garderie au village Le Village de Sungmisan s’étend sur un rayon d’un kilomètre à partir de la colline de Sungmi qui s’élève à soixante-six mètres 1 de hauteur dans l’arrondissement séoulien de Mapo-gu. Celui-ci se subdivise administrativement en cinq dong, qui sont des quartiers. Il a beaucoup fait parler de lui il y a une dizaine d’années quand la presse et la télévision se sont fait l’écho de la campagne dite de « Protection de Sungmisan ». Aujourd’hui, environ cinq mille personnes par an y viennent de tout le pays, la plupart du temps pour découvrir les secrets de sa réussite. Ce succès est l’aboutissement de vingt années d’efforts. Tout commence en 1994, où une vingtaine de couples biactifs ont décidé de s’entraider faute de pouvoir trouver une crèche correcte pour leurs enfants. Après une mise de fonds, ils ont créé à Yeonnamdong, l’un des quartiers de Mapo-gu, ce qui va devenir la première garderie coopérative municipale de Corée, à savoir la Crèche Woori. Dès l’année suivante, elle est suivie d’une deuxième, celle de Nareuneun, qui ouvre ses portes à Seogyo-dong. Puis, c’est au tour d’un centre extra-scolaire d’être créé en 1999 pour accueillir Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


1. La boutique de la coopérative des consommateurs propose des produits alimentaires biologiques. 2. Cours d’arts du spectacle dans la grande salle de l’Ecole de Sungmisan 2


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Quel que soit le moment de l’année ou le jour de la semaine, le Théâtre du village ne fait jamais relâche. Outre les films, pièces de théâtre et concerts qui y sont donnés, il accueille aussi défilés de mode et cérémonies de passage à l’âge adulte, ainsi que des réunions et festivités en tout genre pour les petits et les grands, de sorte que ce lieu tient un peu de la place du village.

1. La boutique de la coopérative des consommateurs se trouve à l’entrée du village. 2. Les enfants participent au Festival de Sungmisan qui a lieu tous les ans en mai. 3. Les parents se portent volontaires pour surveiller les activités extra-scolaires. 4. Le Théâtre de Sungmisan est ouvert sept jours sur sept et douze mois par an.

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les enfants entrant au primaire. Nombreux sont ceux qui, adhérant à cette idée d’« élever les enfants ensemble », vont prendre la décision de déménager pour venir s’installer au Mont Sungmi, près des garderies. Tandis que les adultes s’occupent de gérer la coopérative, en parallèle avec d’autres activités et de nombreuses réunions, les enfants vont grandir vite. L’un des premiers qu’a accueillis la garderie à ses débuts, un garçonnet un peu espiègle, est aujourd’hui un jeune homme de vingt-quatre ans. En s’entraidant pour élever leurs enfants, les parents se sentaient plus épanouis par cette nouvelle expérience, mais aussi beaucoup plus proches les uns des autres, au point de savoir, comme l’affirme le dicton, « combien de cuillères les voisins ont dans leur cuisine ». Ils en sont venus à s’intéresser à la collectivité, et pas seulement à leurs seuls enfants, car afin que ceux-ci grandissent dans de bonnes conditions, il fallait faire du quartier un lieu agréable à vivre.

Au cœur de la vie communautaire, la coopérative des consommateurs Forte de l’expérience acquise dans la gestion d’une crèche communautaire, la population va se doter en 2001 d’une coopérative de consommateurs. L’achat collectif de produits alimentaires écologiques va créer des liens non seulement entre les gestionnaires de la crèche, mais aussi entre habitants. Dix ans après, cette coopérative de consommateurs réalise un chiffre d’affaires annuel de cinq Koreana ı Été 2012

milliards de wons, plus de cinq mille familles en font partie et elle accueille tout un ensemble d’activités locales. Elle a ainsi favorisé la création de tout un tissu associatif composé notamment de clubs de randonnée ou de chanson populaire, de groupements agricoles, d’associations de lutte contre l’atopie et de différents groupes de travail, en particulier sur l’apprentissage du rôle parental, ces différentes entités assurant elles-mêmes leur gestion. C’est également cette coopérative qui se charge tous les ans de l’organisation de la fête du Village de Sungmisan, de concerts en forêt et de sorties éducatives, tout en traitant d’autres questions ayant trait à la vie collective. Parmi ces multiples tâches, la coopérative se consacre tout particulièrement à la campagne de « Protection de Sungmisan » évoquée plus haut. En 2001, la Ville de Séoul a entrepris le déboisement des hauteurs de l’arrondissement de Mapo, qui constituaient pourtant autant de précieux espaces verts, en vue de l’aménagement d’installations d’adduction d’eau pour cette partie de la ville. Au terme d’un long combat de deux ans, la coopérative parviendra à faire reporter la construction de cette station de pompage. En 2009, elle lancera une deuxième campagne qui vise à empêcher la création d’une école privée englobant les cours primaire et secondaire. Cette fois-ci, l’opération se solde par un échec. Le chantier entraînera la destruction de 30% de la montagne. L’argument qu’avance la coopérative, selon lequel il est impératif d’épargner les zones boisées en construisant les écoles

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en terrain plat, ne l’emportera pas sur des considérations toutes pragmatiques.

Une fête par jour En mai 2001, année d’ouverture de la coopérative, nous autres, ses membres, avons décidé de créer une fête destinée à mieux la faire connaître des habitants. Elle se tient au mois de mai, quand les acacias embaument l’air de leur parfum, et on voit alors les gens du village monter sur scène avec enthousiasme en quête de divertissement. Estimant que ce n’était pas suffisant, nous sommes allés plus loin en voulant que ce soit toute l’année la fête et en créant un lieu à cet effet pour les clubs du village. Il s’agit du Théâtre du village de Sungmisan, qui est ouvert sept jours sur sept et douze mois par an. Outre les films, pièces de théâtre et concerts qui y sont donnés, il accueille aussi défilés de mode et cérémonies de passage à l’âge adulte, ainsi que des réunions et festivités en tout genre pour les petits et les grands, de sorte que ce lieu tient un peu de la place du village. Depuis que cette salle existe, on assiste à la multiplication des clubs exerçant des activités culturelles et artistiques. Il n’y en a pas moins de quinze aujourd’hui, dont l’orchestre et la troupe de théâtre, le club photo, le club audio-visuel, un groupe de rock composé de personnes d’âge moyen, une chorale et un club de dessin.

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Un système scolaire alternatif C’est au village de Sungmisan qu’a été créée la première école alternative de Corée, un établissement qui assure la scolarisation du cours primaire au lycée, ce qui représente donc un cursus de douze ans. Après deux années de préparatifs auxquels les habitants avaient prêté leur concours, l’école a ouvert ses portes en septembre 2004, soit neuf ans déjà après la création du village, et son effectif s’élevait alors à cent soixante-dix enfants. Après avoir commencé par une crèche, puis un centre extra-scolaire et une école de village, nous sommes donc passés à un établissement alternatif allant du cours primaire au secondaire. Nous, habitants du village, avons donc choisi la manière dont nous voulons que nos enfants soient scolarisés, du préscolaire au lycée. L’école et le lycée alternatifs représentent pour le village l’infrastructure la plus importante, dans la mesure où elle permet à ses habitants de prendre eux-mêmes en charge l’éducation de nos enfants, avant qu’ils atteignent l’âge adulte. Dans une grande ville comme Séoul où bien des gens ne connaissent même pas leurs voisins et n’hésitent pas à changer de quartier pour que leurs enfants étudient dans de bonnes écoles, nous avons jeté les fondements d’un mode de vie réaliste et durable. Si une telle réalisation a été possible, c’est grâce à la solidarité qui nous unit pour résoudre les problèmes de la vie de tous les


jours. Ce fort lien qui se manifeste au quotidien dans l’intérêt commun représente sans doute le plus grand atout d’un village.

Un lieu d’apprentissage de la souveraineté résidentielle Depuis la création de la coopérative des consommateurs, le village entreprend tous les ans un ou deux nouveaux projets. En 2002, le traiteur éco-responsable Dongne Bueok, c’est-à-dire « cuisine de village » , a commencé à vendre des plats cuisinés exclusivement à base de produits de l’agriculture biologique. Il a été suivi du café de village Jageun Namu (« Petit arbre ») et du restaurant Sungmisan Bapsang (« Dîner au Mont Sungmi ») que les habitants ont créé et exploitent dans le cadre de coinvestissements. Qu’ils portent sur l’argent ou le travail, les problèmes qui peuvent dans un premier temps sembler insurmontables peuvent toujours se régler, moyennant d’y faire face ensemble, ce qui permet en même temps de se faire des amis. Des habitants doués de talent et pleins de bonne volonté sont à l’origine de différentes initiatives, dont la création du « Sungmisan Gongbang », cet atelier où travaille un vieil homme âgé et handicapé du village. Il y a aussi ceux de « Binu Dure », une savonnerie artisanale, et de « Hanttam Dure », un fabricant de serviettes hygiéniques naturelles en coton, de dessus de lits, de hanbok, qui sont des costumes traditionnels coréens, et de bien d’autres choses, ou encore de « Dolbom Dure », qui s’occupe des personnes âgées. Voilà peu, ouvrait aussi ses portes l’agence immobilière alternative Sohaengju, dont le nom est l’acronyme d’une expression coréenne signifiant « maison heureuse grâce à la communication », et vend des logements en copropriété. Le nombre de réalisations fondées sur ces principes coopératifs se monte aujourd’hui à plus de vingt. Les apports de capitaux sont assurés par la population en fonction des revenus de chacun, les habitants qui le souhaitent pouvant se charger de la gestion, s’ils en ont le temps. De telles initiatives sont en outre créatrices d’emplois, puisque pas moins de cent cinquante habitants y travaillent. La mise en place de projets coopératifs peut exiger des efforts de longue haleine. Pour les mener à bien ou accomplir quoi que ce soit de constructif, il faut absolument que ceux qui y participent acceptent les différences qui existent entre eux et qu’ils s’habituent à l’idée de vivre côte à côte. Dès qu’ils auront franchi ce cap, les multiples possibilités de l’action coopérative seront réalisables. Une telle démarche mène à plus d’autonomie dans l’existence, car elle permet d’apprendre à connaître les problèmes qui se posent et à entreprendre de s’en débarrasser. Le Village de Sungmisan n’est pas un quartier administratif créé par les pouvoirs publics, mais le nom d’un lieu symbolique qui fédère les volontés de participation à la vie locale. Pour nous, c’est un lieu d’apprentissage et de mise en pratique de la souveraineté résidentielle. Koreana ı Été 2012

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1. L’Ecole de Sungmisan doit aussi sa création à la vie coopérative locale. 2. Dans le prolongement de la création de la garderie communautaire, les habitants ont mis sur pied un programme extra-scolaire.

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chronique artistique

De la méditation au gré des coups de pinceau

Le dansaekhwa, une peinture monochrome coréenne

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Une grande exposition vient de présenter sous un nouvel éclairage le dansaekhwa , un genre de peinture monochrome qui occupe une place de premier plan dans l’histoire de l’art moderne coréen de ces quarante dernières années. À travers cent cinquante œuvres dues à trente et un artistes différents, elle retraçait l’évolution de ce mouvement artistique.

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Koh Mi-seok Journaliste spécialisé dans l’art et le design au Dong-a Ilbo | Photographies du Musée national d’art contemporain

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2 1. Détail de Rythme interne 2011-4 de Kim Tae-ho, acrylique sur toile, 163 x 260 cm 2. From Point de Lee Ufan, colle et pigment de pierre sur toile, 117 x 117 cm

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ar son agencement, qui reprenait celui d’une maison coréenne d’autrefois, la salle qui accueillait cette exposition produisait une impression de confort. Accrochées tantôt dans de larges espaces, tantôt à de discrets emplacements situés au long de couloirs, les peintures monochromes abstraites émettaient une douce lumière et résonnaient de toute leur profondeur. Chacune d’entre elles semblait renfermer dans son unique couleur noire, bleue ou blanche une multitude de sens et messages différents. Cette exposition intitulée Le dansaekhwa , peinture monochrome coréenne s’est déroulée du 17 mars au 14 mai derniers dans les salles du Musée national d’Art contemporain de Gwacheon, une ville de la province de Gyeonggi. Cette manifestation de grande envergure était exclusivement consacrée à la peinture monochrome abstraite et ne comportait donc pas d’œuvres figuratives. Elle présentait en premier lieu la production d’artistes aujourd’hui âgés, tels Park Seo-bo, Lee Ufan, Chung Chang-sup et Ha Chong-hyun, qui se situaient à l’avant-garde du mouvement dans les années soixante-dix, puis celle de créateurs contemporains d’une quarantaine ou d’une cinquantaine d’années. Parmi ces derniers figuraient Lee Kang-so et Kim Tae-ho, qui travaillent depuis les années quatre-vingts à donner à la peinture monochrome abstraite de nouvelles dimensions et à l’actualiser. Dans le but de faire découvrir l’art monochrome coréen selon une nouvelle perspective, le Musée avait confié la direction de l’exKoreana ı Été 2012

position à Yoon Jin-sup, critique d’art et professeur à l’Université Honam. En conséquence, cette manifestation allait permettre non seulement une remise en perspective de la peinture monochrome abstraite au sein de l’art contemporain, mais aussi la découverte de pièces exceptionnelles, jusqu’alors inaccessibles, d’où l’excellent accueil que lui a réservé la critique comme le grand public. Elle a également permis de faire un grand pas en avant par son choix délibéré du terme dansaekhwa , qui a mis fin à l’ambigu té qui existait dans ceux, antérieurs, de « peinture monochrome », « peinture monotone » ou « peinture sur surface plane d’une seule couleur ». « Le dansaekhwa diffère foncièrement de l’art minimal occidental. » explique le professeur Yoon. « Nous avons espoir que cette exposition permettra à l’art coréen de trouver sa place sur la scène internationale ». Si la production occidentale a certes influé sur le dansaekhwa à sa naissance, celui-ci a su par la suite s’imprégner de mentalités et valeurs esthétiques spécifiquement coréennes et à ce titre, Yoon Jin-sup estime qu’il convient de faire connaître ces particularités de style dans le monde, à l’égal de celles du Monoha japonais ou de l’Arte Povera italien.

Un silence résultant d’un travail intense C’est au début des années soixante-dix qu’apparaît l’art de la peinture monochrome en Corée et dans la deuxième moitié de

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cette décennie, il ne cessera de grossir comme une énorme vague. Quoique indéniablement marqué par l’art minimal occidental à ses débuts, au cours des quarante années suivantes, il connaîtra un épanouissement qui lui permettra de s’imposer en tant que style spécifiquement coréen. En quoi le dansaekhwa se différencie-t-il donc de l’art monochrome ou minimal occidental ? Le Professeur Yoon explique que ces deux dernières formes d’expression artistique reposent sur des points de vue rationnels, logiques, car fondés sur les mathématiques et le langage, tandis que le Dansaekhwa, par sa dimension méditative, sollicite tout le corps. Contrairement à la « peinture vide » du minimalisme, le dansaekhwa fait apparaître l’intense effort intellectuel et physique, ainsi que le profond silence, qui président à sa création. Tout en se limitant à une couleur unique, il parvient à révéler intégralement celle de son choix par d’innombrables coups de pinceau, qui se

1 1. Terre d’ombre brûlée & bleu outremer 86-29 de Yun Hyongkeun, huile sur toile, 300 x 150 cm 2. Ecriture n°43 de Park Seo-bo, crayon et huile sur chanvre, 193,5 x 259,5 cm 3. outremer 1034 de Kim Tschoon-su, huile sur toile, 200 x 200 cm

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répétent des dizaines, voire des centaines de fois. En effet, l’intensité du noir ne peut que différer selon que celui-ci s’obtient à petits coups ou d’une seule et large application. « Alors que la peinture monochrome occidentale met l’accent sur la perception visuelle, le dansaekhwa fait aussi appel à des sensations tactiles et traduit le sentiment coréen d’osmose avec la nature », précise le professeur Yoon. « Ses créations se situent dans une perspective écologique, cosmologique et terrestre diamétralement opposée à celle, formaliste, des Occidentaux ». Les peintres qui ont embrassé l’art du dansaekhwa se sont attachés à imprégner leurs œuvres de notions spécifiquement coréennes telles que le vide, la contemplation, le mouvement dans l’immobilité, l’inertie de la nature et la modération, lesquels reposent tous sur l’idée ancienne de l’acceptation des voies de la nature. Durant toute leur vie, ils ont mené un dur combat pour trouver une forme d’expression qui leur soit propre. Comme des cultiva-


teurs de l’esprit, ils ont cherché à en rendre la transcendance par la reproduction du mouvement sur la toile. À la différence de minimalistes comme Robert Morris ou Donald Judd, qui ont permis d’entrevoir cette idée, mais qui réalisaient leur production dans des usines, au moyen de matières industrielles, les artistes du Dansaekhwa se sont efforcés de représenter l’idée de nature par un dur labeur physique s’inscrivant dans la durée, comme des moines qui s’adonneraient à une intense méditation.

tère matérialiste de ce monde en prenant pour support le papier en écorce de mûrier servant à la fabrication du papier traditionnel coréen dit hanji. Quant à Yun Hyong-keun, il était représenté par des œuvres où il avait laissé la peinture imprégner d’elle-même une toile de chanvre, tandis que celles de Park Seo-bo traduisaient un long travail d’auto-discipline par la réalisation d’épais sillons verticaux évoquant le faîte d’un toit de tuiles traditionnel coréen. Ha Chong-hyun, lui, avait appliqué au dos de la toile une épaisse couche de peinture à l’huile qu’il avait laissé s’imprimer à fond perdu au recto, alors que Choi Byung-so avait colorié en noir du papier journal au stylo à bille et au crayon à papier, comme pour se discipliner l’esprit. Enfin, Lee Dong-youb avait appliqué du blanc à petits coups de pinceau sur un fond également blanc. Les artistes qui se rattachent à la deuxième période du dansaekhwa né dans les années quatre-vingts, font partie de cette génération d’après-guerre qui a été témoin de l’industrialisation

Les époques pré-et post-industrielles L’exposition s’organisait selon deux grandes périodes successives. Elle débutait par des œuvres de Kim Whan-ki, avec une vaste toile constellée d’innombrables points bleus évocateurs de l’autodiscipline, de Lee Ufan, qui fait appel à la calligraphie, et de Quac In-sik, qui applique des points de couleur sur une mince couche de papier. Leur faisaient suite Chung Chang-sup, qui révèle le carac-

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« Le dansaekhwa diffère foncièrement de l’art minimal occidental. Nous avons espoir que cette exposition permettra à l’art coréen de trouver sa place sur la scène internationale ».

fulgurante du pays. Dans leur œuvre, se manifestent donc une sensibilité et des perspectives nouvelles qui les différencient considérablement, en termes de concepts, tendances et matières, des artistes de la première période, qui étaient nés dans les années trente. « La plupart du temps, c’est à la faculté des beaux-arts que les artistes de la deuxième période ont étudié l’art moderne occidental et une sorte de discontinuité esthétique s’est donc produite entre les deux périodes », explique le professeur Yoon. De fait, la production de la deuxième période réalise ses créations selon l’esthétique de la société industrielle, en recourant à des matières synthétiques. Tel est le cas de Moon Beom, qui se sert de peinture à l’uréthane pour automobiles, de Noh Sang-kyoon et de ses paillettes scintillantes, de Koh San-keum, qui emploie de fausses perles, ou encore de Cheon Kwang-yup qui recourt à la résine synthétique, tandis que Lee Kang-so opte toujours pour la peinture à l’huile ou acrylique. Pays hôte des Jeux asiatiques de 1986, puis des Jeux olympiques, deux ans plus tard, la Corée a adopté le modèle de la société de consommation, une mutation dont les signes précurseurs n’ont pas échappé aux artistes de la deuxième période et qu’ils ont évoquée dans leur œuvre.

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Une salle à l’image d’une maison d’autrefois L’exposition était aussi remarquable par son aménagement, qui tranchait sur les habituels cubes blancs des autres manifestations. Ici, tout était fait pour que le visiteur ait l’impression de se trouver dans l’une de ces maisons coréennes d’autrefois, le hanok , en particulier celles de la noblesse. Elle en reprenait des éléments tels que la porte centrale, les longs et étroits couloirs et l’ouverture sur l’extérieur faisant entrer le paysage dans les murs, de manière à créer un espace mi-ouvert, mi-fermé, à mi-chemin entre tension et détente. À chaque changement de thème ou d’artiste, une nouvelle démarche expérimentale était mise en oeuvre pour aider le visiteur à se concentrer tout entier sur les œuvres. Ainsi, celles de la première période, c’est-à-dire des années soixante-dix, étaient présentées dans un vaste espace dégagé qui rappelait la cour d’un hanok , afin de donner une vue d’ensemble des peintures. En revanche, l’œuvre de grandes dimensions due à Yun Hyong-keun, tout imprégnée de la droiture des lettrés confucianistes, était placée de manière à apparaître en trois dimensions à l’observateur. D’étroits couloirs avaient été ménagés, non pas pour bien sépaCu l tu re e t A rt d e Co ré e


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3 1. D’une île-07247 de Lee Kang-so, acrylique sur toile, 218,2 x 291 cm 2. L’exposition a été remarquée pour ses variations spatiales faisant s’alterner ouverture et fermeture, tension et détente. 3. Tension 2008-A-2 d’Ahn Jung-sook, huile sur toile, 85 x 85 x 8 cm

rer le centre de cet espace d’exposition de son pourtour, mais pour aboutir aux zones dégagées, fournissant ainsi autant de liens naturels avec les œuvres de couleur différente, tel un ruisseau dont l’eau, par endroits, s’écoule, s’arrête et repart. Le directeur de l’exposition avait en outre pris l’intéressante et originale initiative de prévoir des endroits à partir desquels les visiteurs pouvaient avoir une vue agréable de plusieurs œuvres à la fois, tout en se déplaçant à leur gré d’une salle à l’autre.

Une esthétique du mûrissement et de la fermentation Au début des années soixante-dix, le dansaekhwa a pris son essor en s’invitant dans les expositions de cette époque, comme celles des Indépendants, de l’École de Séoul et des Festivals d’art moderne de Séoul ou de Daegu, mais ce faisant, il a aussi, d’une certaine manière, entravé le développement d’autres formes d’expression artistique. En effet, les artistes qui en étaient représentatifs étant en nombre important, ceux de tendances différentes n’étaient plus en mesure de s’exprimer et il en résultait donc une certaine uniformité. Dans les années quatre-vingts, les artistes du danksaekhwa se sont vu sévèrement reprocher par les tenants du Koreana ı Été 2012

Minjung, c’est-à-dire l’ « Art du peuple », un mouvement artistique qui remettait en question les fondements de la société, d’avoir gardé le silence quand sévissait la répression exercée par la dictature militaire. En dépit de ces nombreuses attaques, le dansaekhwa a su rester en vie, puisqu’il existe aujourd’hui encore, contrairement au minimalisme, qui allait disparaître dans les années soixante-dix, après avoir brièvement imposé sa tendance. Le dansaekhwa doit sa survie à l’univers artistique sans pareil qu’il s’est créé en se nourrissant d’idées et en investissant les espaces disponibles du conscient, sans pour autant faire allégeance aux tendances occidentales. Si les artistes du dansaekhwa se distinguent les uns des autres par leur mode d’expression et leur démarche de création de « plans monochromes », ils ont pour trait commun la révélation du paysage intérieur dans des œuvres exigeant un long et dur labeur. Ce paysage est tout imprégné d’une esthétique de la modération, du vide et de la fermentation qui est le fruit d’un long mûrissement et qui a apporté paix et sérénité aux visiteurs de cette exposition.

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ARTISAN

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La fierté d’airain du maître fondeur de caractères

Lim In-ho

Depuis 2007, le maître artisan Lim In-ho a restauré quarante-quatre jeux de caractères typographiques différents qui servirent tous à l’impression de littérature coréenne ancienne. Il travaille actuellement à la reconstitution, par des procédés traditionnels, du plus vieil imprimé à caractères métalliques existant dans le monde, le Jikji , et prévoit de la mener à bien en cinq ans. Park Hyun-sook Rédactrice occasionnelle | Ahn Hong-beom Photographe

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e 17 janvier dernier, Lim In-ho, âgé de cinquante ans, organisait une réunion d’information dans son atelier de Goesan, une ville de la province du Chungcheong du Nord, sur un projet en cours visant la restauration de jeux de caractères métalliques mobiles qui servirent à l’impression du Jikji, c’est-à-dire l’anthologie des enseignements des grands prêtres Zen, le plus vieil imprimé typographique au monde. Leur reconstitution représente une importante réalisation qui couronne de succès le travail entrepris par ce maître artisan pour remettre en état treize des soixante-dix-huit pages du deuxième tome de ce texte bouddhique du XIVe siècle imprimé par le procédé traditionnel de fonte à la cire perdue. À la demande de la Ville de Cheongju, Lim In-ho a entrepris un projet sur cinq ans (2011–2015) destiné à reconstituer les caractères typographiques de cette anthologie bouddhique historique en deux tomes composée d’un incunable xylographique et d’un autre, typographique.

La techniques d’impression évoluées de Goryeo En Corée, la production de matières premières pour l’imprimerie telles que le papier et l’encre a très rapidement pris son essor. L’imprimerie xylographique y a aussi été précoce, puisqu’elle remontre à peu près au Xe siècle, mais cette technique, qui consistait à imprimer à l’aide de planches gravées en relief, était d’une mise en œuvre aussi longue que coûteuse. En outre, elle présentait l’inconvénient de la décomposition et de l’usure rapides du bois, qui se détériorait aussi sous l’action des insectes et était susceptible d’être détruit dans les incendies. C’est pour remédier à ces problèmes que fut inventée l’imprimerie à caractères métalliques mobiles. Celle-ci substituait à la planche gravée une plaque ou un cadre que l’on garnissait de caractères mobiles et que l’on appelait matrice. On enduisait d’encre l’envers en relief de cette surface et on déposait celle-ci sur le papier en y exerçant une pression. Étant constituées de métal, les matrices avaient une durée de vie plus longue que les planches, et elles étaient en outre d’un plus faible encombrement que celles-ci. Le royaume de Goryeo (918–1392) atteignit un haut degré d’évolution dans l’imprimerie typographique et son apport fut donc important pour l’imprimerie mondiale. Des documents historiques attestent de l’invention de ce procédé dans cet État, au début du XIIIe siècle. L’impression d’ouvrages permit une large diffusion des écrits dans sa capitale, Gaegyeong, l’actuelle Gaesong qui se trouve en Corée du Nord, et bénéficia du soutien de l’État, de sorte qu’en se répandant sur tout le territoire, cette technique favorisa l’essor de Koreana ı Été 2012

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1. Lim In-ho exécute les dernières opérations de la fonte des caractères en respectant rigoureusement les procédés traditionnels. 2. Caractères fixés sur le moule à cire perdue.

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« Si je m’étais cantonné à la gravure sur tablette en bois, il y a longtemps que j’aurais arrêté de travailler. Mais la fonte des caractères est pour moi une source de plaisir sans cesse renouvelé ».

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l’édition. Quant au Jikji , il avait été rédigé par le moine bouddhiste Gyeonghan, également connu sous le nom de Baegun, qui souhaitait y consigner les enseignements des grands maîtres afin de guider les adeptes du bouddhisme Zen dans leur vie spirituelle. Le titre exact de cet ouvrage était Baegun hwasang chorok buljo jikji simche yojeol, c’est-à-dire l’anthologie des enseignements des grands prêtres sur la révélation de l’esprit de Bouddha par la pratique du Seon, par le moine Baegun. Ses deux tomes furent imprimés au moyen de caractères métalliques mobiles, au septième mois de la troisième année du règne du roi Uwang de Goryeo (1377), au Temple Heungdeok de Cheongju. Seul un exemplaire du second tome réalisé selon ce procédé est parvenu jusqu’à notre époque et il se trouve aujourd’hui encore à la Bibliothèque nationale de France, depuis que le diplomate français Collin de Plancy affecté en Corée à la fin de l’Empire de Corée (1897–1910) le rapporta pour en faire don à l’État français. Le Jikji avait été imprimé soixante-dix-huit ans avant la Bible en latin imprimée par Gutenberg en Allemagne en 1454 et 1455, dite à quarante-deux lignes. Il avait aussi précédé de cent quarante-cinq ans le Chunqju fanlu chinois, dont le titre signifie « riche rosée du printemps et de l’automne ». Lors de sa présentation à une exposition qui se déroulait en 1972, déclarée Année internationale du Livre par les Nations Unies, il a été reconnu qu’il s’agissait du plus ancien imprimé typographique existant encore dans le monde. En 2001, il allait être inscrit au Registre Mémoire du Monde de l’UNESCO en raison de sa valeur historique. Pour Lim In-ho, ce document d’époque Goryeo revêt de l’importance non seulement dans l’histoire, mais aussi dans sa vie, puisqu’il a travaillé plus de huit ans à la restauration des caractères métalliques qui servirent à l’imprimer, aux côtés de son maître Oh Guk-jin et jusqu’à son décès survenu en 2005.

Sur les traces du maître « La réalisation de caractères typographiques comprend une série d’étapes faisant appel au bois, au métal, au sable, à la cire naturelle et au feu », précise Lim In-ho, qui a hérité du titre d’Important Bien culturel immatériel n°101 qu’avait octroyé l’État à son maître. « Elle résulte de la mise en œuvre de tout un ensemble de procédés relevant de l’artisanat, de l’art et des sciences », et de poursuivre : « Sous la dynastie Joseon (1392–1897), qui s’enor-

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gueillissait du haut niveau de ses techniques d’imprimerie typographique, l’État administrait la fonderie royale de Jujaso, où des artisans qualifiés effectuaient les différentes opérations de fabrication, notamment la gravure, la fonte, la composition et l’impression. De nos jours, le fondeur doit prendre en charge toute la production, de la fonte des matrices à l’impression finale du livre, et de ce fait son travail est beaucoup plus complexe. La restauration de jeux de caractères typographiques destinés à l’impression de livres anciens a donc aussi posé beaucoup de difficultés, aussi bien pour mon maître que pour moi-même. Néanmoins, mon maître n’y a jamais renoncé ». C’est en 1984 que Lim In-ho a commencé par s’initier à la calligraphie gravée, cet art traditionnel qui consiste à graver des idéogrammes sur des blocs ou d’autres surfaces en bois. Huit ans plus tard, il créera un atelier dans sa ville natale, la commune de Yeonpung-myeon appartenant au canton de Goesan. Quatre ans plus tard, désireux de passer à l’apprentissage de l’imprimerie typographique, qu’il imaginait s’apparenter à la gravure sur blocs de bois, il prendra contact avec Oh Guk-jin, premier maître fondeur reconnu par l’État. Après plus de six mois durant lesquels Lim In-ho s’évertuera à démontrer l’authentique motivation qui l’anime pour apprendre cet art, le maître acceptera enfin de le prendre comme élève. « L’opération de fonte des caractères qui consistait à couler le métal en fusion dans des moules était pour moi merveilleuse », se souvient Lim In-ho. « Je me disais que c’était peut-être un peu comme si on créait quelque chose à partir de rien. J’éprouvais

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1. La coupe transversale de cette maquette de moule en argile fabriquée par Lim In-ho permet de comprendre comment y est coulé le métal des caractères. Afin d’éviter la moindre fissure dans le moule, l’artisan doit déterminer très précisément le dosage de l’argile rouge, du sable et de l’eau. 2. Inversion de la matrice en cire en vue de l’obtention des caractères en relief. 3. Matrices alignées réalisées au moyen du procédé de fonte au sable.

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aussi une grande joie, quand je polissais et égalisais la surface des matrices finies, qui semblaient alors prendre vie, comme si elles allaient entrer en mouvement et après tout, ne sont-elles pas appelées « mobiles » ? De plus, j’estimais que la volonté qu’avait mon maître de faire revivre l’art traditionnel était tout à son honneur. En tant que spécialiste des documents et inscriptions anciens et de la calligraphie, il était d’une rigueur extrême. Jamais il ne passait sur la moindre de mes erreurs typographiques et il manifestait parfois son mécontentement dès que je ne gravais pas droit une ligne. Il ne savait pas ce qu’était abandonner. Depuis le jour de sa disparition en 2005, j’ai toujours une pensée pour lui à cette date, tous les ans sans exception, alors que j’oublie parfois celle de la mort de mon père ». Koreana ı Été 2012

Autrefois, les caractères typographiques étaient réalisés par fusion et moulage de métal. Il y avait pour cela deux procédés qui étaient à la cire perdue ou au sable. Le premier, qui fut inventé sous le royaume de Goryeo, employait la cire naturelle pour façonner la forme de chaque caractère, que l’on recouvrait ensuite d’argile à l’intérieur de laquelle elle fondait sous l’action de la chaleur et laissait en creux l’empreinte correspondante où l’on versait le métal fondu. Le second, qui était en usage à la Cour et dans les agences de l’État, consistait à tailler un caractère dans le bois et à s’en servir comme poinçon pour réaliser une marque inversée sur le sable destiné au moulage. Après avoir réuni les parties supérieure et inférieure, on emplissait la cavité ainsi formée de métal fondu.

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1. Coulage du métal dans l’ouverture latérale du moule incliné. 2. Matrices finies montées sur le bloc de composition. 3. La cire naturelle est l’une des principales matières premières employées lors de la fonte. 4. Jikji imprimé à l’aide de caractères métalliques mobiles.

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Lim In-ho souligne : « Au début, les moules se brisaient souvent en chauffant et je devais m’y reprendre à plusieurs fois pour être sûr d’obtenir le bon mélange de sable, d’argile rouge et d’eau qui garantirait la solidité du moule. J’ai aussi découvert que pour le bronze des caractères, l’alliage idéal se composait à 75 % de cuivre, à 23 ou 24 % d’étain et à 1 ou 2 % de plomb. Dans la fabrication des moules, il faut maîtriser la consistance et le niveau d’humidité du sable et de l’argile rouge, lesquels dépendent de la saison et de la température du jour où on les travaille. En principe, le sable, l’argile rouge et l’eau doivent être présents dans des proportions de 6:4:1. Si je suis arrivé à réutiliser la technique traditionnelle de fonte à la cire perdue, c’est après un travail long et éprouvant. Je n’oublierai jamais l’exaltation que j’ai ressentie ». Quand il réalise le moulage de matrices typographiques pour des documents anciens, Lim In-ho éprouve une grande tension en manipulant les alliages fondus à des températures de l’ordre de 1 200ºC et doit en permanence surveiller le retrait ou la dilatation du métal chauffé. Il lui faut conserver la maîtrise d’autres facteurs et opérations tels que les dimensions des caractères taillés dans la cire naturelle ou le bois, le mélange des matières en fusion, la réalisation du cadre, la consistance et la température du métal en fusion, la méthode de coulage dans le moule, et enfin, la finition minutieuse des matrices. Il suffit que la moindre erreur se produise dans l’une ou l’autre de ces variables pour faire échouer toute la fabrication. Le dur labeur que représente, à raison de dix heures par jour, la taille de caractères, la réalisation d’un cadre, le polissage des matrices et leur montage sur la plaque de composition, a mis sa chevelure à rude épreuve, comme le confie l’artisan en passant la main sur son crâne qui se dégarnit peu à peu, sans se départir d’une expression manifeste de fierté.

La restauration de quarante-quatre jeux de caractères typographiques À l’heure où l’édition est devenue une industrie aux nombreuses productions quotidiennes, il faut à Lim In-ho plus de cinq ans pour tirer un ouvrage à un exemplaire unique, puisque pas moins de quatre cents éléments typographiques doivent être moulés pour réaliser une page, explique-t-il. Il souligne à ce propos : « Avec la fonte à la cire perdue, un artisan qui travaille seul doit passer au moins cinq ans sur un livre, car il doit réaliser quarante mille caractères typographiques. Pour qui se préoccupe de productivité, un tel travail doit paraître absurde. Quant à moi, je me suis senti attiré par ce métier, car je me passionne pour chacune de ses opéra3

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tions. Si je m’étais cantonné à la gravure sur tablette en bois, il y a longtemps que j’aurais arrêté de travailler. Mais la fonte de caractères est pour moi une source de plaisir sans cesse renouvelé ». Il conclut en ces termes : « Il y a un caractère chinois qui est pour moi le plus beau du monde. C’est 狂 ou gwang en coréen, c’est-à-dire « fanatique ». » Dans les premiers temps de la dynastie Joseon, la technique de l’imprimerie typographique prit un essor considérable, dans la mesure où elle venait d’apparaître. En outre, un certain nombre de styles de caractères furent créés. À une première police appelée Gyemi, qui datait de 1403, succédèrent celles dites Gyeongja (1420), Gabin (1434), Byeongjin (1436), Gyeongo (1450) et Gapjin (1484). Depuis 2007, le maître artisan Lim In-ho a réalisé la restauration de quarante-quatre jeux typographiques différents. Celle de l’ensemble complet des caractères dits Gabin, qui sont considérés être les plus beaux et complexes de tous ceux que compte la Corée, lui a donné l’impression d’avoir accompli un acte important. Il apporte les précisions suivantes : « Les caractères Gabin ont été créés en 1434, pendant la seizième année du règne du roi Sejong. À cette époque, les techniques d’imprimerie de Joseon avaient atteint leur plus haut niveau. Le roi en personne, par son génie, favorisa le remarquable essor que connurent alors la science et la technique. Ce sont ces mêmes caractères Gabin qui servirent à imprimer le Hunmin jeongeum (Sons corrects pour instruire Koreana ı Été 2012

le peuple), que fit publier le souverain en 1446 pour proclamer l’invention de l’alphabet coréen. Les caractères de ce style étaient de deux tailles différentes, à savoir de 1,6 cm de largeur sur 1,4 cm de longueur pour les plus grands, et de 0,8 cm de largeur sur 1,4 cm de longueur pour les plus petits, leur hauteur étant dans tous les cas comprise entre 0,6 et 0,8 cm. Les matrices étant pourvues de cadres rectangulaires de même hauteur, elles permettaient d’obtenir une page à l’impression parfaitement alignée lorsqu’elles étaient réunies en une plaque, qui portait aussi le nom de galée. Les caractères qu’elles servaient à imprimer étaient si élégants et agréables à lire qu’à la fin de la dynastie Joseon, pas moins de six variantes en avaient été créées ». Lim In-ho estime que la fonte des caractères, qui exige une forte concentration à chacune de ses étapes, chasse de l’esprit les pensées futiles et invite à se consacrer tout entier au métier. Il avoue à ce propos : « Chaque fois que j’achève un travail, je me rends compte que nos ancêtres étaient capables de créer des joyaux à partir des matières les plus simples ». Il affirme que la Corée tire sa supériorité actuelle dans les technologies de l’information et de la communication de cette autre révolution de l’information que provoqua jadis la découverte de l’impression typographique. Fier d’avoir perpétué le procédé traditionnel de l’imprimerie à caractères mobiles, il se sent aussi inondé de joie par l’exercice de son métier, pour lequel il éprouve une passion inextinguible.

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L’architecture moderne coréenne

La Banque de Corée,

symbole de la monnaie nationale et de l’histoire financière du pays C’est la banque nationale japonaise Dai-Ichi qui fit construire, pour son agence de Gyeongseong, l’actuelle Séoul, l’immeuble qui abrite aujourd’hui la Banque de Corée, à une époque où l’Empire mettait inexorablement en œuvre ses visées colonialistes sur la Corée. Après la proclamation de la République de Corée, en 1948, ce bâtiment a accueilli la Banque centrale jusqu’en 2001, année où y a été aménagé le Musée de la Banque de Corée. Kim Chung-dong Professeur au Département d’architecture de l’Université Mokwon | Ahn Hong-beom Photographe


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ous les jours, les Coréens se servent de billets marqués du nom de la Banque de Corée que met en circulation le gouverneur de la Banque de Corée, et non le président de la République, comme cela y est bien précisé. Par son aspect particulier, cet immeuble dont la conception était le produit de l’idéologie d’alors, voulait imposer dans les esprits l’image d’une richesse bien protégée par des murs imprenables. Dans la mesure où elle était dépositaire de l’argent de ses clients, toute banque se devait d’être d’une construction robuste et d’un aspect imposant, l’entrée y étant faiblement dimensionnée pour décourager d’éventuels cambrioleurs. Ces principes ne sont plus de mise aujourd’hui et de tels établissements se trouvent parfois dans des tours de verre.

Création de la Banque de Corée Du point de vue architectural, la Banque d’Angleterre est l’archétype même de l’immeuble de banque par l’effet imposant que

produisent ses murs extérieurs en pierre. C’est après en avoir minutieusement observé l’immeuble que le Japon fit établir les plans de celui qui abriterait sa première banque moderne, à l’ère du Meiji (1868-1912). Ainsi vit le jour cette construction dans laquelle fut installé le siège de la banque nationale japonaise Dai-Ichi. Peu de temps après, l’Empire décida d’en créer une succursale à Gyeongseong, l’actuelle Séoul, dans le cadre de ses menées colonisatrices en Corée. À partir de 1905, il ne cessera d’accroître son emprise sur le pays, tant et si bien que cette agence de Gyeongseong se verra accorder le « privilège » d’être choisie pour abriter le siège de la Banque nationale chargée des transactions finacières de l’État, de la mise en place de la réforme monétaire et de la mise en circulation des billets de banque. Le 26 juillet 1909, fut adoptée la Loi sur la Banque de Corée portant création de cet établissement désormais investi des attributions et obligations de la banque nationale japonaise Dai-Ichi. Ce texte législatif fixait la


L’architecte opta pour l’éclectisme du style Renaissance en associant une façade imposante, voire impérieuse, à des éléments seigneuriaux évocateurs des châteaux belges. Les murs porteurs extérieurs sont en béton armé recouvert de pierre. durée de son exploitation à cinquante années à compter de sa création, c’est-à-dire jusqu’au 26 juillet 1959, où elle fermerait alors ses portes. En conséquence de l’annexion de 1910, elle portera le nom de Banque de Joseon à partir du 15 août 1911. La réalisation de l’immeuble destiné à abriter la banque Dai-Ichi et son agence de Gyeongseong avait été confiée à l’architecte japonais Tatsuno Kingo (1854–1919), l’un des pionniers de la Nouvelle Architecture caractéristique de l’ère du Meiji. Il était au nombre des premiers diplômés de l’Université impériale de génie civil, dont il était sorti en 1879. Un an plus tard, il était parti compléter sa formation en Angleterre, où il avait eu pour professeur l’architecte britannique Josiah Conder (1852–1920). Cela lui avait permis de découvrir les admirables réalisations gothiques de style victorien du célèbre architecte Richard Norman Shaw (1831–1912). De retour au Japon, où il enseigna à l’Université de Tokyo en 1886, il se vit confier deux ans plus tard la réalisation du siège de la banque Dai-Ichi, dont le chantier prendra fin en 1891. Avec ses murs en brique rouge, cette construction rappelait celles d’inspiration préclassique de Richard Norman Shaw.

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C’est en collaboration avec Kasai Manji (1863–1942) qu’il travailla à la conception de l’immeuble destiné à abriter l’agence de Gyeongseong. Dus à un seul et même architecte, les bâtiments des banques nationales japonaise et coréenne sont parvenus intacts jusqu’à notre époque, même s’ils ont été affectés à d’autres activités.

L’emplacement de l’un des palais de Joseon Sur le terrain choisi pour édifier la Banque de Corée, se trouvait auparavant le Palais Dalseong Igung, qui était l’une des résidences temporaires de la famille royale sous la dynastie Joseon, ainsi que plusieurs bâtisses de style traditionnel. Surmontant une petite colline boisée de pins, à deux pas de la porte de Namdaemun, qui était l’une des quatre principales de la ville, il se trouvait dans le quartier dit Namsonghyeon, c’est-à-dire de la colline aux pins du sud, près de Namdaemun. C’est dans ce quartier que C. F. Reid et son épouse, des missionnaires chrétiens du Conseil des Missions étrangères de l’Église méthodiste épiscopale, emménagèrent à leur arrivée à Séoul, le 14 août 1896, dans une maison qui leur servira à la fois d’habitation et de bureau. Dix ans plus tard, le couple déménagera dans un quartier nord-ouest de Séoul aujourd’hui appelé Naeja-dong, où se trouvait l’École de filles de Baehwa. Leur nouveau domicile se situait à l’ancien emplacement de la demeure de Yi Hang-bok, l’illustre érudit et fonctionnaire de Joseon. Dans le quartier de Namsonghyeon, une vieille maison qui jouxtait l’École de médecine de Jejungwon fut transformée en hôpital par l’Eglise de Sangdong. En 1901, le docteur Richard Wunsch (1869–1911), un chirurgien allemand qui avait exercé à la cour de Joseon, élut domicile dans ce quartier d’hôpitaux, pour être à proximité de ceux-ci. Le conseiller impérial William F. Sands (1874–1946) vécut quant à lui juste au pied de l’une des collines du quartier aujourd’hui connu sous le nom de Sogong-dong, non loin de l’actuelle annexe de la Banque de Corée. Avant la création de cette dernière, le quartier accueillait donc de nombreux missionnaires étrangers et conseillers impériaux résidant en Corée, cette communauté étrangère y étant la deuxième du pays par son importance, après celle de Jeong-dong. Le Gouvernement général japonais en Corée n’en fit pas moins raser ce quartier d’étangers, ainsi que le palais royal, sans avoir sollicité l’autorisation préalable des autorités coréennes à cet effet, afin de faire édifier un établissement bancaire. Il est à déplorer que l’auteur du projet n’ait pas été sensible à l’importance

Intérieur du Musée de la Banque de Corée et de la Tour ronde. La partie centrale du rezde-chaussée, qui servait autrefois de hall, abrite aujourd’hui une salle d’exposition qui présente billets de banque nouveaux et anciens des quatre coins du monde.


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historique de cette partie de la ville, car il aurait autrement pu inciter l’État japonais à rechercher un autre terrain pour cette banque.

Achèvement du chantier en 1912 L’ancien bâtiment de la Banque de Corée comprend un niveau en sous-sol, un rez-de-chaussée et un étage. La façade et le plan au sol en sont symétriques avec la porte principale et la cour intérieure. Au centre du rez-de-chaussée, le grand hall de cinq cent trente mètres carrés servait à l’origine de cour intérieure où mille six cents personnes pouvaient se tenir debout. Le sous-sol abritait la plus grande chambre forte de l’époque. La surface au sol de l’ensemble du bâtiment s’élevait à 7 588 mètres carrés. L’architecte ne privilégiant pas l’aspect fonctionnel de la construction et cherchant plutôt à doter celle-ci d’une façade imposante, voire impérieuse, il opta pour l’éclectisme du style Renaissance en associant une façade imposante, voire impérieuse, à des éléments seigneuriaux évocateurs des châteaux belges. Les murs porteurs extérieurs sont en béton armé recouvert de pierre. La conception d’ensemble de l’immeuble reprend certains éléments de celui de la Banque d’Angleterre et de la Banque nationale de Belgique. Symétriques dans le sens horizontal, il est pourvu de tours rondes et de cages d’escaliers de part et d’autre de la façade, ainsi qu’à l’arrière. La façade comprend deux fausses colonnes dont les chapitaux à armoiries trahissent l’inclination de l’architecte pour le

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style occidental ancien. Pour réaliser le décor de cette partie couronnant le fût des colonnes, les constructeurs japonais firent collecter et fondre de veilles pièces de monnaie coréennes. Le centre de la façade s’orne également d’un stupa séparant le fronton en deux. Le faîte est délicatement entouré de balustrades décoratives. Chacune des trois tourelles est surmontée d’une coupole dont la forme rappelle une cloche. Le granit dont furent couverts les murs provenait des carrières de Changsin-dong situées hors les murs de la capitale, par-delà la Porte de Dongdaemun, c’est-à-dire de l’est. Les briques provenaient quant à elles d’une briqueterie municipale, tandis que l’acier avait été importé des États-Unis, plus précisément de l’entreprise Carnegie Steel Company, ainsi que d’Angleterre et du Japon. Entamé en novembre 1907, le chantier s’acheva le 20 janvier 1912, soit trente-neuf mois plus tard. La cérémonie de pose de la pierre angulaire avait eu lieu le 11 juillet de l’année 1909, la troisième du règne du roi Sunjong en présence du Gouverneur général japonais Ito Hirobumi en personne, semble-t-il, et il aurait alors inscrit sur cette pierre le mot 定礎 , qui se traduit par jeongcho en coréen et signifie « fondation ». Par rapport aux plans d’origine, le bâtiment avait été sous-dimensionné en cours de construction, ce qui explique la disparition de certains éléments décoratifs. La construction fut confiée à l’entreprise japonaise Shimizugumi et eut pour maître d’œuvre Nakamura Yoshihei. Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


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2 1. La Banque de Corée, au centre de Séoul, devant la Grande Poste. 2., 3. La rénovation des zones de repos du musée a permis de conserver intacte leur implantation d’origine.

Lors des deux guerres successives que connut le pays après l’inauguration de ce bâtiment emblématique, celui-ci fut ravagé par les flammes. Le premier incendie, qui se produisit le 15 janvier 1945, c’est-à-dire peu avant la Libération coréenne, détruisit une partie de l’intérieur des locaux, dont la restauration fut aussitôt entreprise et s’acheva le 29 avril suivant. Suite à la proclamation de l’indépendance, la banque fut placée sous l’autorité de l’État coréen et ses actifs furent restitués au Japon dès sa capitulation, ce qui lui permit de créer la Banque de Crédit Nippon à l’ancien emplacement de l’agence de Tokyo de la Banque de Corée. C’est le 12 juin 1950 que cette dernière reprendra ses droits et sera rebaptisée Banque centrale de Corée, mais pas plus d’une dizaine de jours après, cet établissement sera complètement paralysé par le début de la Guerre de Corée. Afin de l’épargner, l’État en Koreana ı Été 2012

éloignera le siège du lieu des combats, en plusieurs temps et toujours plus au sud, l’installant successivement à Daejeon, le 28 juin, à Daegu, le 16 juillet, et à Busan le 22 aôut. Ayant été la proie des flammes, sous une pluie de bombes, le toit et la plus grande partie des pièces situées aux différents niveaux seront détruits, mais les murs extérieurs en granit seront miraculeusement préservés, car ils n’ont pas subi de dommages irréversibles. Entreprise en mai 1956 et achevée en octobre 1958, la restauration de l’immeuble s’est accompagnée d’une réduction de la surface du toit par rapport à celui des débuts. Parmi les personnalités à l’origine de cet important chantier figuraient Jeon Chang-il (1912– 1971), qui était déjà responsable de la maintenance et de la rénovation du bâtiment avant la guerre, ainsi que l’architecte Song Mingu, auquel fut confiée la direction du chantier de restauration. Le 29 décembre 1973, l’Institut coréen d’architecture présenta à la Banque de Corée un projet de démolition du vieux bâtiment, mais devant le tollé qu’elle suscitera dans la population de la capitale, soucieuse de conserver son patrimoine culturel moderne, l’idée en sera abandonnée. Le 25 septembre 1981, l’immeuble a été classé Site historique n°280 et il bénéficie depuis lors de la protection des pouvoirs publics. Il est prévu de construire un nouveau bâtiment qui s’élèvera derrière lui et comportera trois niveaux en sous-sol, un rez-de-chaussée et quinze étages. L’immeuble d’origine abrite aujourd’hui le Musée de la Banque de Corée.

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ENTRETIEN

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uand j’ai téléphoné pour solliciter un entretien à M. Chung Byung-ho, qui est professeur d’anthropologie et directeur de l’Institut d’études sur le multiculturalisme et la mondialisation de l’Université Hanyang, il m’a demandé de venir à Ansan, cette ville de la province de Gyeonggi où se trouve son établissement. Il a ajouté : « Mais avant cela, il serait bien que vous alliez faire un tour dans la « Rue sans frontières », car il souhaitait que je voie par moimême cette population multiculturelle sur laquelle portent ses études pour me faire mieux comprendre les différents aspects de ces travaux.

Dans la « Rue sans frontières » Après nous être retrouvés, nous voilà donc partis pour cette « Rue sans frontières » du quartier de Wongok-dong. Des drapeaux de tous les pays y flottent au vent et donnent une atmosphère festive à cette artère rassemblant des commerces de toutes sortes et parcourue par des gens d’origines étrangères diverses. Pour vingt mille citoyens coréens, le quartier de Wongok-dong en compte autant qui viennent de plus de soixante pays différents et le weekend, il en arrive toujours plus, qui allant voir des amis, qui désireux de savourer la cuisine authentique de son pays natal. Une banque est même ouverte le week-end à l’intention des travailleurs immigrés qui ne peuvent y venir les jours ouvrables et attendent la fin

de la semaine pour envoyer de l’argent chez eux ou effectuer des transactions bancaires. À tous égards, cette rue est donc le berceau du multiculturalisme coréen. C’est de ce quartier dont parle le professeur Chung dans son livre intitulé Hanguk-eui damunhwa gonggan (la Communauté multiculturelle de Corée), qui vient de paraître. Nombre d’ouvrages ont déja traité de ce phénomène culturel qui vient seulement de s’amorcer en Corée, mais celui du professeur s’en distingue par l’ouverture d’esprit dont il fait preuve pour aborder cette question. Le Professeur Chung et moi-même prenons place à une table du restaurant Le Samarkand, dont le propriétaire est un Ouzbek d’origine coréenne. Nous y commandons de la bière russe, des shash­ lick, c’est-à-dire des brochettes de mouton et des samoussas, qui sont des sortes de raviolis. « À Wongok-dong même, le nombre de résidents étrangers est en train de baisser », me signale l’anthropologue. « Comme les affaires y marchent en général bien, les loyers sont en forte hausse, ce qui pousse les gens à se loger un peu plus loin. Mais de manière globale, la « Rue sans frontières » est en pleine expansion. » L’histoire du multiculturalisme coréen ne se limite pas au quartier de Wongok-dong et la Corée accueillera certainement toujours plus d’étrangers dans les années à venir. Cette communauté

Importance du multiculturalisme en Corée Le nombre de ressortissants étrangers en Corée a connu ces dernières années une nette progression et dépassait 1,2 million en 2011. Des groupes d’origines culturelles diverses sont apparus à proximité des grands centres d’industrie du pays. La ville d’Ansan en offre un bon exemple et c’est d’ailleurs là que le professeur Chung Byung-ho dirige l’Institut d’études sur le multiculturalisme et la mondialisation. Kim Chang-hee Journaliste | Kim Yong-chul, Ahn Hong-beom Photographes


étrangère est alimentée en majeure partie par le retour au pays de la diaspora coréenne, notamment des personnes d’origine coréenne qui vivaient jusqu’alors en Chine ou dans les pays satellites de l’ex-Union soviétique, mais aussi par la venue de travailleurs immigrés ou des conjoints étrangers de citoyens coréens, ces deux dernières catégories regroupant la plus forte proportion des ressortissants étrangers. à cela s’ajoute un nombre croissant de gens qui se sont expatriés pour d’autres raisons. Les Coréens sont-ils vraiment prêts à cette coexistence ? L’arrivée en masse d’étrangers en Corée, qui s’est amorcée au début des années quatre-vingt-dix, est aujourd’hui une importante évolution à laquelle il faut faire face avec tout le sérieux qui s’impose. Cette tendance tout à fait nouvelle qui se produit depuis maintenant vingt ans contraint la Corée à se poser un certain nombre de questions. Le professeur précise sa pensée : « Si l’on regarde en arrière, on se rend compte que ce n’est pas la plus grosse vague migratoire qu’a connue le pays. Quand les ports ont été ouverts, suite à la signature du Traité de Ganghwa de 1876, et après l’Insurrection militaire de 1882, plus de quatre mille soldats de la dynastie chinoise des Qing ont pris leurs quartiers à Yongsan, dans le sud de Séoul, et ce faisant, ont créé le premier cantonnement de troupes étrangères en Corée. Après la Guerre sino-japonaise de 1894, celui-ci allait céder la place à une base militaire japonaise dont la superficie allait être portée à plus de 8094 mètres carrés après la Guerre russo-japonaise de 1905. à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, c’est sur l’ensemble du quartier qu’allait être aménagée la plus grande base de l’armée américaine en Corée. En d’autres termes, tout au long de son histoire moderne marquée par la colonisation, la libération, la division du pays et la Guerre froide, la Corée a accueilli en plein cœur de sa capitale une présence militaire étrangère acompagnée des populations correspondantes ».

Un phénomène de multiculturalisme Le professeur Chung a élaboré ses théories sur le multiculturalisme coréen dans un certain contexte historique. Suite à la fin de la Guerre froide, une vague de changements a déferlé sur le pays dans les années quatre-vingt-dix et de spectaculaires mutations se sont produites. Il en a résulté une grande évolution de l’outil industriel et du marché du travail, en conséquence de quoi le pays a dû recourir à une importante main d’œuvre issue principalement d’Asie du Sud-Est et d’Asie Centrale. Le pays prenait donc une toute nouvelle orientation. Parmi ces nouveaux arrivants, un grand nombre se composait des descendants de Coréens qui s’étaient établis en Chine ou dans les pays de l’ex-Union soviétique au début de l’époque moderne. « Une partie des sujets du royaume de Joseon, qui se caractérisait par une société féodale, s’est disséminée dans les pays voisins, chassée par les invasions japonaises, puis la colonisation. Éloignés de leurs concitoyens à l’époque coloniale et pendant la Guerre Froide, ces personnes ont subi des processus de socialisation difféKoreana ı Été 2012

rents des nôtres et ont fini par constituer des communautés dotées d’une culture originale. Lorsque les flux migratoires ont repris, à la fin de la Guerre froide, la Corée a brusquement vu revenir sur son sol des ressortissants étrangers qui étaient issus de ces mêmes communautés. C’est un phénomène que j’appelle le multiculturalisme de la nation coréenne ». Outre cette dimension historique, selon le professeur Chung, le facteur de la nationalité a joué un rôle clé dans l’immigration en Corée et la révélation de cet aspect me paraît capitale. Pour la plupart des Coréens, les immigrés sont perçus comme étant de race différente et représentent donc « les autres ». En revanche, ceux d’origine coréenne qui viennent de Chine ou de l’ex-Union soviétique et constituent une grande proportion de ces étrangers, ne sont guère assimilables à une autre race. Pourtant, il est tout aussi difficile de les considérer comme des Coréens moyens. En ce cas, qui sont-ils vraiment ? À cette étape, l’analyse réalisée par le professeur Chung invite à pousser la réflexion plus loin. Cet universitaire propose de considérer l’immigration en tant que phénomène global, qu’elle soit le fait d’étrangers ou de personnes issues de la diaspora coréenne. Il convie aussi ses concitoyens à réfléchir à l’action qui peut être menée pour aider ces nouveaux arrivants à s’intégrer à la vie du pays, sans exercer à leur encontre la moindre discrimination. C’est, selon lui, la seule manière de faire face aux grandes mutations qui se sont produites en raison d’événements historiques internationaux, notamment après la décolonisation et la Guerre froide, mais aussi dans la perspective d’une éventuelle réunification de la Corée. « L’assimilation des Chinois d’origine coréenne qui sont arrivés en Corée à la fin de la Guerre Froide ne relève absolument pas du paternalisme. C’est une occasion précieuse qui s’offre au pays de prévoir le comportement à adopter à l’égard des Nord-Coréens, en vue d’une future coexistence qui ferait suite à plusieurs décennies de séparation. De ce point de vue, la « situation multiculturelle » que nous connaissons aujourd’hui nous donne un avant-goût des problèmes qui nous attendent et que nous devons commencer à résoudre dès maintenant. Personne ne peut le faire à notre place et nous ne pouvons nous contenter d’atermoyer».

L’aide à la jeunesse nord-coréenne Le professeur Chung me conte alors une anecdote personnelle qui me fera comprendre pourquoi il a consacré ses travaux à la question du multiculturalisme et comment celle-ci, par-delà un thème de recherche, l’a incité à s’acquitter à titre individuel d’une mission de formation auprès du grand public. Dans le cadre de ses études sur la situation faite aux transfuges nord-coréens dans le nord-est de la Chine, dans les années quatre-vingt-dix, il a dispensé des cours à l’intention d’adolescents pendant près de quatre ans dans un établissement spécialisé dit Hana-dul et aujourd’hui transformé en école primaire Hana-dul de Hanawon. Il se trouvait dans

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les locaux d’un centre bénéficiant de subventions d’État pour aider les transfuges nord-coréens à s’établir en Corée du Sud. Cette expérience a beaucoup appris au professeur. « Vous savez ce qui est le comble de l’ironie pour les jeunes Nord-Coréens qui arrivent en Corée du Sud ? C’est d’être accueillis par une pancarte où est écrit : « Welcome to Korea ». L’intention de leur souhaiter la bienvenue est certes louable, mais ils ne connaissent pas un mot d’anglais. Cette erreur de jugement assez grossière trahit le fossé considérable qui sépare ces Nord-Coréens prêts à risquer leur vie en traversant le Tuman (Tumen), puis en errant en Mandchourie, de l’univers post-moderne de la Corée du Sud. C’est au moyen de combler une telle fracture que je réfléchis ». Se refusant à voir dans ces adolescents nord-coréens de simples exilés politiques, le professeur Chung a préféré les aider à développer leurs capacités d’adaption à leur nouvelle réalité, tout en recherchant les moyens de faciliter leur intégration sociale. C’est dans ce but qu’il a notamment créé à leur intention un lieu de réunion où ces jeunes immigrés peuvent s’informer sur leur pays d’accueil en dialoguant avec d’autres jeunes venus de pays différents tels que la Mongolie, ou avec des jeunes gens d’origine coréenne venus de Chine et de l’ex-Union soviétique. Ce lieu de socialisation connu sous le nom de Centre arc-en-ciel de la jeunesse bénéficie du soutien d’un organisme d’État, la Commission pour la protection de la jeunesse. C’est là que le professeur Chung a pris conscience de la nécessité de soulever la question des relations intercoréennes en termes de multiculturalisme.

Une compréhension mutuelle « Un jour, j’ai rencontré un jeune homme du Bangladesh dans un restaurant de seolleongtang d’Ansan. Il m’a dit qu’il avait fait des études de sciences politiques à l’Université de Dacca et qu’il travaillait aujourd’hui ici dans une usine de conteneurs. Certains pourraient penser qu’il doit le vivre très mal, mais ce n’est pas du tout le cas. Il a en fait de grandes ambitions, car il s’efforce d’acquérir le dynamisme à la coréenne et une fois rentré au pays, il se lancera dans l’import-export. Il y a peu, le statut de réfugié politique a été accordé à un jeune Myanmarais

Une belle sculpture murale aux drapeaux de nombreux pays du monde orne la façade du centre de la communauté des résidents étrangers du quartier de Wongok-dong, dans la ville d’Ansan. Le professeur Chung passe son temps avec divers groupes du quartier, en tant que chercheur et ami.

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nommé Aung Tin Tun, ce qui est tout à fait exceptionnel de la part des pouvoirs publics. Je l’ai invité à présenter une communication lors d’une conférence qui avait lieu dans mon université. Quand il a évoqué les moments difficiles qu’il avait vécus après s’être vu refuser ce statut huit années durant en raison de nombreux malentendus, beaucoup d’étudiants n’ont pas pu s’empêcher de pleurer. Quelle différence y a-t-il entre la condition faite à une personne comme lui et celles des jeunes Coréens entrés clandestinement aux États-Unis après les événements du mouvement démocratique de Gwangju de 1980 ? Ces gens d’origine différente viennent chez nous pour des raisons bien précises. Il ne faut pas penser qu’ils ne sont là que pour l’argent. » Pour apporter une solution équitable aux problèmes de l’immigration, il faut dans un premier temps se débarrasser de ses préjugés et apprendre à accepter les différences d’idées et d’objectifs des individus, car ce n’est qu’en les respectant que l’on pourra vivre avec eux des relations de bon voisinage, au lieu de ne voir en eux que « les autres ». En outre, si l’on s’intéresse de plus près à leur situation, on s’aperçoit qu’ils ont de remarquables facultés de survie, souligne le professeur Chung. Ils savent trouver des créneaux commerciaux porteurs et faire tout leur possible pour réaliser leurs projets en quelques années. Quel étonnant instinct de vie ! Selon le professeur Chung, les transfuges nord-coréens qui vivent aujourd’hui en Corée du Sud ont beaucoup à apprendre de ces immigrés et les pouvoirs publics, dans le soutien qu’ils leur apportent, devraient mettre l’accent sur l’acquisition de ces mêmes facultés de survie et d’autonomie, au lieu de les rendre dépendants d’une aide publique à la réinsertion et de la protection sociale. Au fil de notre conversation, se dessine à grands traits un nouveau portrait de l’immigration en Corée. S’il peut paraître d’emblée quelque peu imprécis, il représente en fait, au vu de l’histoire et de la réalité actuelle du pays, une précieuse occasion de prévoir les problèmes complexes auxquels donnera lieu la réunification. C’est ce qui me préoccupe le plus maintenant. De quelle manière pourrais-je partager l’extraordinaire expérience qu’il m’a été donné de vivre, pour que la majorité des Coréens puisse considérer l’immigration non comme un problème d’étrangers, mais comme


« Un jour, j’ai rencontré un jeune homme du Bangladesh dans un restaurant de seolleongtang d’Ansan. Il m’a dit qu’il avait fait des études de sciences politiques à l’Université de Dacca et qu’il travaillait aujourd’hui ici dans une usine de conteneurs. Certains pourraient penser qu’il doit le vivre très mal, mais ce n’est pas du tout le cas. Il a en fait de grandes ambitions, car il s’efforce d’acquérir le dynamisme à la coréenne et une fois rentré au pays, il se lancera dans l’import-export ».

une responsabilité qui lui incombe ? Le professeur Chung précise que sa Communauté multiculturelle de Corée n’est qu’un prologue à sa future Série sur la multiculturalité mondiale . Il travaille actuellement sur un livre où il analyse les aspects transnationaux des stratégies de survie dont a fait montre la diaspora coréenne dans différents pays du monde. Cet ouvrage a aussi pour but d’inciter ses concitoyens à envisager la question de l’immigration selon des perspectives plus larges. Comme il le fait remarquer, si l’on se penche sur l’histoire des immigrés coréens de l’époque coloniale, ou sur celle des mineurs et infirmières qui partirent pour l’Allemagne il y a une génération, on découvrira qu’ils ont été eux aussi confrontés à ces difficultés que connaissent les personnes « transplantées » à partir d’un autre pays, mais qu’ils ont réussi à vivre tant bien que mal. Alors, pourquoi leurs concitoyens font-ils preuve de si peu de compréhension à l’égard des immigrés qui se trouvent sur leur sol ? Le professeur Chung estime devoir approfondir ses recherches pour répondre à cette question. La réalisation de la Série sur la multiculturalité mondiale qu’il projette de faire publier a été rendue possible par le fait que son université est consciente, dans ce domaine, de la spécificité d’Ansan, où elle a aménagé son campus et qui fournit une mine d’inKoreana ı Été 2012

formations à l’Institut d’études sur le multiculturalisme et la mondialisation. L’effectif des enseignants qui exercent dans cet établissement dépasse déjà la cinquantaine, dans différentes disciplines. Les écrits et analyses du professeur Chung, en association avec les activités de recherche de l’Institut, ont fait d’Ansan un important champ d’expérimentation qui permettra de trouver des solutions politiques à la question de l’immigration contemporaine en Corée. Au terme de notre entretien, le professeur Chung a le mot de la fin en évoquant un autre fait survenu pendant sa carrière. « Kim Yi-chan, un cinéaste documentariste, a créé, tout près d’ici, un centre appelé « Station pour Terriens ». Il y propose un stage de formation destiné à aider les immigrés à créer eux-mêmes des documents vidéo. Une femme russe qui a participé à ce stage a réalisé un documentaire très émouvant sur sa vie à Ansan. On y voit ces plates-bandes fleuries dont est couverte la ville. Elles sont splendides et très variées, par leur composition de fleurs aux couleurs vives et leur disposition. Ce film a su montrer de beaux paysages qui se trouvent autour de nous, mais que nous ne regardons plus. Ne prouve-t-il pas que, pour les Coréens et les étrangers, il y a aujourd’hui une occasion exceptionnelle de mieux se comprendre mutuellement ? Après tout, la compréhension entre les êtres n’est pas à sens unique.

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ESCAPADE

Une agréable journée au village fortifié de Nagan et au Temple de Geumdun Le village fortifié de Nagan possède encore l’aménagement et l’atmosphère des communes de province créées à l’époque prémoderne. Son centre historique, que délimitent d’épaissses murailles, est toujours habité et les villageois y vivent en grande partie selon des traditions ancestrales. Kim Yoo-kyung Journaliste | Kwon Tae-kyun, Ahn Hong-beom, Ha Ji-kwon, Suh Heun-gang Photographes


1. La Porte de l’Est, qui est la principale du village fortifié de Nagan, est en partie occultée par les murailles. 2. Des mâts totémiques se dressent à l’entrée du village fortifié.

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ccroché au flanc d’une colline, le village fortifié de Nagan se situe à vingtdeux kilomètres à l’ouest de Suncheon, une ville de la province de Jeolla du Sud. Un jour de marché à Suncheon, au printemps, je décide de partir pour celui de la « basse ville », qui avec l’autre, dit de la « haute ville », est l’un des plus grands qui se tiennent encore selon la tradition. Après y avoir passé quelque temps, je décide de pousser jusqu’à Nagan dans l’après-midi. En traversant le Dongcheon, qui baigne ce village, je me délecte du sympathique spectacle animé des passants aux grands sacs emplis d’articles achetés au marché. Quand se tient celui-ci, tous les cinq jours, les paysans des villages de montagne de la région de Suncheon y accourent pour vendre leurs produits et les acheteurs des environs, pour y faire leurs emplettes. Partout, les gens attendent des autocars. Le mien effectue un périple de quarante minutes jusqu’à notre destination, sur une route de montagne bordée d’une végétation touffue. D’aucuns affirment que le col qu’elle franchit était autrefois peuplé de nombreux renards qui attaquaient les passants. « Autrefois, il n’y avait pas de réverbères, alors on avait peur d’y passer, mais plus maintenant », me raconte un homme d’âge moyen. Le car s’arrête à l’entrée de l’ancien village fortifié qui s’étend à la lisière d’une plaine. Un mât totémique jangseung taillé en forme de figure masculine m’y accueille et semble me lancer : « Bienvenue ! Entrez donc, s’il vous plaît ». Si elle n’abrite que quelques centaines d’âmes entre et hors ses murs, cette localité est tout empreinte de la dignité que lui confère son âge.

Un village fortifié bâti dans une plaine fertile Des derniers temps du royaume de Goryeo (918-1392) à l’avènement de la dynastie Joseon (1392-1910), Nagan a dû repousser les nombreuses incursions de l’envahisseur japonais qui convoitait ses abondantes ressources. Le pont de pierre qui se situe face à la porte principale de la forteresse s’orne de trois sculptures de chiens qui étaient destinées à protéger les villageois contre les esprits des pillards japonais tués. Un mur élevé devant cet accès permettait, dans un premier temps, de barrer la route à tout nouvel arrivant avant de l’autoriser à entrer. C’était un moyen de défense des personnes, mais aussi de la terre. La forteresse occupe une superficie de 135 597 mètres carrés. Sa partie nord, qui abritait le quartier administratif pendant son âge d’or, conserve aujourd’hui encore des vestiges de bâtiments administratifs, d’une pension, des logements de fonction des magistrats et d’une prison. C’est aussi là que s’élè1

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1. Cette sculpture de chien aurait été placée devant la Porte de l’Est pour chasser les esprits malfaisants. 2. Derrière les fortifications, de vieilles chaumières abritent toujours près de quatre-vingts familles.

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ve le sanctuaire de Im Gyeong-eop, ce général de la dynastie Joseon, ainsi que le Nangmingwan, un pavillon public réservé aux cérémonies officielles, et un centre d’information. Il s’agit dans tous les cas de bâtisses de style traditionnel à toit de tuiles. Quant aux zelkovas, micocouliers et faux micocouliers dont sont plantés les rues, ce sont tous des arbres plusieurs fois centenaires. Au sud de l’agglomération, la grand-rue est bordée de chaumières, dont le nombre dépasse trois cent trente et qui abritent quatre-vingts familles. Si la Corée du Sud possède encore plus de mille cinq cents forteresses de montagne anciennes, celle de Nagan est la seule dont les habitants perpétuent un mode de vie traditionnel et elle attire donc les touristes en nombre. Sous les murailles du village, se situent plusieurs dolmens datant de l’âge du Bronze, comme on en trouve beaucoup sur l’ensemble de la péninsule coréenne. Sur le Mont Geumjeon, qui se dresse au nord du village, le Temple bouddhiste de Geumdunsa, dont l’origine remonte au sixième siècle, abrite un Bouddha en pierre de style Baekje (18 av. J.-C.- 660) et une pagode à trois étages en pierre de l’époque de Silla Unifié (676-935). Les murailles, dont le pourtour est de 1,4 kilomètre, furent édifiées avec la roche brute extraite de la montagne environnante et leur coupe transversale révèle une section trapézoïdale. Situés intra-muros, en une vingtaine de points, d’étroits escaliers de pierre mènent au chemin de ronde. La Porte du Nord, dont l’accès est fermé depuis déjà longtemps, et les portes de l’Est

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et du Sud, délabrées après avoir été laissées à l’abandon pendant les années d’occupation coloniale japonaise, ont dans les années quatre-vingts subi une restauration qui a permis d’en faire des pavillons à un étage. Quant à celle de l’Ouest, qui ne possède pas de superstructure à toit, elle permet le passage des véhicules de grand gabarit. « Quand j’étais petit, en voyant les énormes pierres dont sont faites les murailles situées au niveau de la Porte du Sud et qui me dépassaient toutes en hauteur, je me demandais toujours comment les bâtisseurs avaient pu les y apporter et superposer », se souvient le garde de service à la Porte de l’Ouest. Du chemin de ronde où je me tiens, s’offre au regard une vue d’ensemble du village et des plaines et montagnes qui s’étendent hors les murs. À l’origine, les habitations se composaient de deux ou trois bâtiments enclos de petits murs de pierre et dans leur jardin potager, les meules de paille s’entassaient dans un coin tandis que vaches et veaux se trouvaient dans la cour. Partout, les pruniers se couvraient de fleurs. Dans le quartier administratif du nord du village, j’observe avec émotion les reconstitutions de cellules de prisonniers ou de scènes de flagellation des condamnés attachés au chevalet. En revanche, tout est paix et sérénité dans celui du sud, avec ses murets de chaumières tapissés de variétés inconnues de fleurs, ses pruniers fleuris à profusion et ses champs où pousse l’ail vert.

Murs de pierre, ginkgos et chaumières Sur les murailles du village, à quatre mètres de hauteur, circule un chemin de ronde de trois ou quatre mètres de large, et l’on peut ainsi parcourir l’ouvrage sur toute sa circonférence. Lors d’une fête qui a lieu tous les ans en octobre, villageois et touristes y cheminent, torche en main. Song Gap-deuk, le gardien-chef du village, réunit en sa personne les titres de magistrat honoraire au bureau administratif et de chef du village. En tant qu’auteur d’un livre sur le village fortifié de Nagan, il en connaît d’autant mieux les moindres recoins, aussi bien tels qu’ils étaient que tels qu’ils sont aujourd’hui. « Vous voyez ces deux vieux ginkgos, au milieu du village? Si Nagan était un bateau, ces deux arbres en seraient les mâts, une douzaine de grands arbres centenaires les rames, et l’ancre serait le tumulus de l’école confucianiste située hors les murs », explique monsieur Song. Dans trois directions, les montagnes se dressent autour du village. Ce n’est donc qu’en regardant vers le sud-est, où s’étend à perte de vue la plaine de Nagan, que j’ai compris d’où cette commune tirait autrefois sa richesse. Située en bordure de la grande plaine de Honam, elle offre à ses habitants la manne de ses récoltes et de sa pêche, car la mer n’est pas très loin. Sur ses fortifications, les deux grands chefs militaires de la dynastie Joseon que furent l’amiral Yi Sun-sin (1545-1598) et le général Im Gyeong-eop (15941646) ont laissé des traces de leur passage. En tant que chef d’état-major de la marine de la province alors dite Gauche de Jeolla, l’amiral Yi se rendit cinq fois sur ce site pendant les invasions japonaises de 1592 à 1598. Il y échafauda sa Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


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1. Le chemin de ronde permet d’embrasser du regard toutes les habitations. 2. Vieille villageoise faisant une démonstration de tissage traditionnel à la main dans son atelier. 3. Entrée principale du Temple de Geumdun, au Mont Geumjeon

stratégie guerrière et s’en entretint avec ses officiers, s’y fit ravitailler en provisions de bouche et en armes et y recruta des hommes. Dans les rangs des forces navales dont il prit la tête, nombreux furent donc les natifs du village. La légende veut que, lorsque l’amiral vint enrôler des hommes à Nagan, la voiture à chevaux qui l’amenait ait subi une avarie et qu’il ait fallu l’arrêter sous un ginkgo qui poussait au beau milieu du village, pour la réparer. Les villageois auraient alors offert à l’amiral et à ses hommes les « huit délices » qui faisaient leur spécialité régionale, à savoir des racines de campanule (doraji) et de Codonopsis lanceolata (deodeok), de la gelée d’amidon (muk), du poisson, des radis, des champignons manna lichen, des fougères (gosari) et du persil d’eau (minari). Au restaurant du village, je décide d’ailleurs de goûter à une préparation du même nom, qui s’avère composé de plusieurs plats de jeon (petites fritures), champignons, poisson braisé au radis et salade de racines de campanule. Je vais ensuite voir le ginkgo en question et une habitante me conte l’histoire suivante. « Il y a longtemps, un grand serpent est sorti de ce vieux gingko. Persuadée que l’animal portait bonheur, ma grand-mère a prié devant un bol d’eau claire pour qu’il quitte les lieux sain et sauf. Cela fait déjà trente ans que c’est arrivé, et nous n’avons jamais revu l’animal ». Quant au général Im Gyeong-eop, c’était un magistrat municipal de Nagan. Aujourd’hui encore, des cérémonies sont accomplies en son honneur au sanctuaire qui abrite sa tablette, dans le village. Un passant me fait aussi ce récit : « On dit que le général Im Gyeong-eop avait deux excellentes épées. Une légende dit que l’une d’elles lui avait été remise par un dragon qui était sorti du Bassin du Dragon à Nagan, et que l’autre, qu’il appelait « Épée du lotus d’automne », était le présent d’un poisson géant ou d’un grand serpent rencontrés à Chungju. La première aurait été emportée par les Japonais, tandis que la seconde se trouve dans un musée à Chungju. » Contrairement à la tradition observée par les autres villages, les fêtes musicales paysannes commencent toujours au Sanctuaire du général Im Gyeongeop, et non devant l’arbre où résiderait la divinité tutélaire du village.

La vie traditionnelle au village Au village, la chaumière où je loge est petite mais d’une grande propreté. Le chauffage par le sol est peut-être un peu trop fort. Le calme règne partout et dans le ciel, scintillent les étoiles et la lune. Comme je m’ennuie tout de même un peu dans cette solitude, je décide de faire deux pas dans la cour et pour ouvrir la porte, qui est également en chaume, j’en soulève le loquet, qui se compose d’une simple cuillère en cuivre. En marchant dans les ruelles du village, je distingue les fleurs de pruniers à la lumière des lampadaires qui se dressent par-dessus les murs de pierre, puis un ruisseau et dans l’obscurité de la petite voie où il circule, des fenêtres faiblement éclairées et les flancs allongés des pavillons au toit de tuiles, mais pas âme qui vive à la ronde. Il n’y a rien d’étonnant à cela, puisque le village n’abrite que quatre-vingts foyers. On n’y trouve pas le moindre bar où passer le temps, et certaines boutiques ont fermé Koreana ı Été 2012

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pour la journée. Dans une telle sérénité, je me réjouis à la vue des quelques voitures qui passent au loin, à cette heure tardive. Les portes de la forteresse n’étant pas fermées la nuit, je remarque à proximité de celle du Sud de petits fossés qui furent creusés jadis pour empêcher toute tentative d’évasion de la prison toute proche. Ma logeuse m’a prévenu que le village serait calme de nuit car les habitants ont coutume de se coucher très tôt. À mon réveil très matinal, je m’aperçois en sortant dans la cour que j’ai dormi tout entouré de fleurs de prunier. Je me mets aussitôt en route pour éviter la foule des touristes, mais quelques lève-tôt arpentent déjà le chemin de ronde. Au village, on peut se rendre partout en circulant dans les ruelles, qui sont assez larges pour permettre le passage des voitures. Tout n’est que paysages ruraux typiquement coréens, tels que l’on en trouve dans les poèmes ou sur les photos : arbres aux jolies fleurs tombant sur de vieux murs de pierre, étroite véranda en bois des chaumières, mosaïque des champs. Soudain, les chiens, qui ont disparu la nuit, font à nouveau leur apparition. Dans les jardins, les femmes commencent leur journée de travail en arrosant. Le bassin déborde d’eau de source apportée par une rigole en pierre. Il était autrefois le plus grand de tous ceux du village, avant la fourniture d’eau courante, et il a été conservé en parfait état. Une corde de paille tressée est suspendue au-dessus pour chasser les esprits

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malfaisants. Les jangseung, qui sont au nombre d’une dizaine au village, se dressent aux principaux carrefours, où ils tiennent lieu de panneaux de signalisation. Ils ont été réalisés par plusieurs menuisiers du village, dont Im Byeong-jun, qui ont tiré parti de la forme naturellement cylindrique des troncs d’arbres et les ont gravés. L’ancien bâtiment administratif, le centre d’information et la salle de pansori, ce chant épique coréen, ouvrent leur porte à neuf heures. Un forgeron martèle un couteau. « Ce couteau en acier n’est peut-être pas très beau, mais il coupe dix fois mieux qu’un couteau de cuisine à l’occidentale. Pour empêcher qu’il rouille, il suffit d’y mettre de l’huile de périlla ». Ceci dit, l’homme enveloppe l’objet dans plusieurs feuilles de papier journal en guise de papier cadeau, puis plie celles-ci aux deux extrémités et les fixe avec des élastiques. Je fais un tour de village et jette un coup d’œil par la moindre porte entrebâillée, dont celle d’un fabriquant d’objets en paille et d’un artisan teinturier, quand quelqu’un m’interpelle : « Hé ! C’est ici, chez toi ! Qu’estce que tu espionnes chez les autres ? Tu es perdu ? Viens boire le café ! »

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C’est ma vieille logeuse. Elle dit « chez toi », alors que je n’ai passé qu’une nuit dans ma chambre. Dans sa petite cuisine toute propre, elle sort un sucrieret et une cuillère à soupe et me sert un café dans une tasse de couleur vive. « Pour que le café soit bon, il faut y mettre beaucoup de sucre », ajoute-t-elle. Cette femme du nom de Kim Gwi-sim est simple et enjouée. « Je suis née ici et me suis mariée ici, c’est-à-dire que j’ai toujours vécu ici. Quand j’étais jeune, j’étais si forte que je travaillais mieux qu’un homme de corpulence moyenne pour récolter le riz. Les jours de marché, je marchais trois ou quatre heures jusqu’à Suncheon en portant des sacs de blé ou de radis chinois sur la tête et je m’en retournais avec l’argent de la vente. Mais aujourd’hui, mes voisins sont tout tristes de voir comme j’ai changé et vieilli, alors qu’avant, j’étais forte, jeune et pleine d’entrain », confie-t-elle. Elle parle ensuite de tout et de rien. « J’ai eu neuf enfants et pendant toute ma vie, je me suis efforcée de ne pas faire de péchés, et pourtant j’ai eu trois fils qui sont morts. Mon mari aussi est décédé, quand il avait cinquante-deux ans. Le premier jour de la première pleine lune de l’année, je jouais du grand tambour dans la fanfare du village. Quand il m’a vue dans la foule, il m’a aussitôt fait rentrer à la maison et il m’a demandé pourquoi je m’intéressais aux autres hommes. J’ai maintenant quatre-vingt-douze ans et j’ai l’impression que si je vis encore, c’est grâce à mon pauvre mari... Quand les cédratiers donnent des fruits, en été, les voisins viennent en ramasser chez moi… Hier, j’ai eu tellement peur à cause du vent terrible qu’il y avait que je n’ai pas osé faire de feu dans la cheminée. Le conduit est si haut et arrive si près du toit que j’ai eu peur Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


1. Sur cette statue de Bouddha en pierre, qui s’élève devant une pagode à trois étages, est gravée une figure de moine tendant les deux mains pour offrir du thé. 2. Le moine Jiheo est un maître de la cérémonie traditionnelle du thé.

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« Quand j’étais petit, en voyant les énormes pierres dont sont faites les murailles situées au niveau de la Porte du Sud et qui me dépassaient toutes en hauteur, je me demandais toujours comment les bâtisseurs avaient pu les y apporter et superposer », se souvient le garde de service à la Porte de l’Ouest. Du chemin de ronde où je me tiens, s’offre au regard une vue d’ensemble du village et des plaines et montagnes qui s’étendent hors les murs.

que des étincelles jaillissent sur le chaume... Quand je m’assieds ici, dans la petite véranda, et que je regarde les allées et venues des gens, je ne m’ennuie jamais ». Puis, nous avons entendu un bruit de scooter. Elle a appelé son conducteur et lui a lancé : « Tu vas livrer ? Entre donc ! », puis elle s’est tournée vers moi et m’a dit : « Il aime le café. Je vais lui offrir une tasse ». Dans les hauts-parleurs accrochés çà et là dans le village, résonne la voix du chef qui demande à ses administrés de venir chercher l’engrais qu’ils ont commandé à son bureau. Aujourd’hui encore, l’agriculture reste l’activité principale de la région. Quand vient octobre, cependant, quelque trois cent mille touristes y affluent pour assister au Festival de cuisine de Namdo et pendant deux ou trois jours, les restaurateurs des meilleurs établissements de la province de Jeolla du Sud ferment pour venir présenter leur spécialité à Nagan.

La cérémonie d’offrande du thé au Temple de Geumdun Au pied du Mont Geumdun situé non loin du village fortifié, se trouve le Temple de Geumdun, qui est l’un Koreana ı Été 2012

des symboles de la longue histoire de la région. J’y fais la rencontre du moine Jiheo, qui s’occupe des champs de thé sauvage attenants et réserve une partie de leur récolte aux offrandes à Bouddha. C’est au sixième siècle, sous le règne du roi Wideok de Baekje, que fut édifié le Temple de Geumdun, où sont conservés un Bouddha en pierre du septième siècle et une pagode en pierre du neuvième siècle. La construction d’origine fut détruite par un incendie lors des invasions japonaises du XVIe siècle et le moine Jiheo le fit restaurer en 1983. « Je me suis arrêté ici un été pour ramasser quelques melons d’eau. Ce jour-là, j’ai vu Bouddha allongé dans les ruines. Quelques années plus tard, une étrange coïncidence m’a ramené sur ce lieu où je vis depuis lors », déclarait ce religieux. « Sur la pagode en pierre à trois étages, une gravure représentant la cérémonie d’offrande du thé fournit de précieuses indications sur cette cérémonie traditionnelle coréenne. » Sur fond de falaise rocheuse, la pagode et le Bouddha se font face. Sur le deuxième étage de la pagode, sont gravées en relief les figures de deux moines agenouillés qui tendent les deux mains pour présenter leur offrande. Le jour où j’ai visité ce sanctuaire, c’est dans cette même position que j’ai découvert le moine Jiheo en train de déposer lui aussi son offrande devant le Bouddha en pierre. En ce XXIe siècle, les offrandes de thé ne pourraient être les mêmes que celles du neuvième siècle, si leur accomplissement ne venait pas du fond du cœur des moines qui les perpétuent. À chacune de mes visites dans cette région, je suis toujours aussi surpris de constater à quel point l’histoire y est présente en tout lieu.

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Livres et CD

Lire dans le cœur des ancêtres coréens

Conférence spéciale sur la peinture coréenne De Oh Ju-seok, traduit par Cho Yoon-jung et Lee Su-bun, Séoul, Hollym Corp., Publishers, 261 pages, 49,50$

Le défunt Oh Ju-seok fut l’un des premiers historiens d’art coréens à entreprendre de mettre l’art traditionnel coréen à la portée du public en facilitant sa compréhension. Il se démarque ainsi de ses prédécesseurs, qui se centrèrent pour la plupart sur la théorie scientifique de l’art, sans véritablement ouvrir le débat sur la valeur esthétique propre de l’art traditionnel. En s’affranchissant des contraintes d’une démarche exclusivement scientifique, Oh Ju-seok s’attacha à révéler la beauté de la peinture coréenne ancienne et établit ainsi les voies d’un dialogue entre la science et le grand public. En 1998, cet éminent spécialiste de la peinture traditionnelle coréenne publia une étude extrêmement détaillée de l’œuvre de Kim Hongdo, ce peintre de moeurs du XVIIIe siècle plus connu sous le pseudonyme de Danwon. Cet ouvrage constitue l’une des principales réalisations scientifiques de l’auteur. Celui-ci demeurait toutefois convaincu de l’importance qu’il y avait à s’adresser à ses contemporains pour enrichir leurs connaissances et mieux faire apprécier le patrimoine artistique. C’est dans ce but qu’il rédigea son Plaisir de la lecture des peintures anciennes, paru en 1999, et qu’il donna une série de conférences sur l’art coréen à l’intention du grand public. J’assistai moi-même, en tant que collègue et ami intime, à ces nombreuses séances au cours desquelles je constatai que ses propos se distinguaient considérablement des habituels cours d’histoire de l’art par son excellente connaissance des œuvres évoquées. En conséquence, je l’invitai à faire publier la relation de ce qu’il y avait dit et ainsi allait voir de jour son ouvrage intitulé Conférence spéciale sur la peinture coréenne. Oh Ju-seok a pour particularité d’aborder la peinture coréenne en y mettant en évidence l’âme et l’esprit des Coréens de jadis, cette démarche relevant d’une nette évolution par rapport à l’approche théorique pure. Si un cadre analytique et une bonne connaissance de la théorie de l’art s’imposent pour apprécier toute création artistique, ces constructions intellectuelles peuvent faire obstacle à un véritable dialogue avec l’œuvre telle que la voulut son créateur. Oh Ju-seok parvenait luimême à y deviner l’intention des artistes de jadis, persuadé qu’il était de l’ancrage de la philosophie coréenne traditionnelle dans une production artistique vieille de plusieurs siècles. Dans les explications qu’il fournit sur la peinture ancienne, l’auteur rappelle à ses lecteurs l’existence de cette « coréanité » trop longtemps oubliée. Nul doute que leur traduction en langue anglaise apportera à ceux qu’intéresse l’influence de l’art ancien sur la pensée coréenne une meilleure compréhension du sujet.

Choi Joon-sik professeur à l’Université féminine d’Ewha Uh Soo-woong journaliste spécialisé dans l’art et la culture au Chosun Ilbo Lee Soo-ki journaliste au JoongAng Ilbo

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Une recherche éperdue de la mort dans la vie

Tengo derecho a destruirme De Kim Young-ha, traduit par Kim Hyeon-kyun, Buenos Aires, Bajo la luna, 112 pages, 58,00ARS (13,50$)

En novembre 2011, j’ai visité la célèbre Foire internationale du Livre, dans l’ouest du Mexique. Lors de l’une des manifestations qui l’accompagnaient, une rencontre avait lieu entre le romancier coréen Kim Youngha, les lecteurs et la presse mexicaine pour parler de son livre J’ai le droit de me détruire. Ses organisateurs coréens allaient avoir la surprise de voir les cent places de la salle prises d’assaut par un public hispanophone curieux d’entendre l’écrivain, dont une première œuvre traduite en espagnol venait de paraître ce même mois. L’accueil enthousiaste fait à ce roman dans un pays étranger résulte du caractère universel de sa thématique. L’imaginaire qui s’y exprime par la création littéraire invoque le sens de la vie et de la mort, la profonde solitude d’êtres évoluant dans une jungle urbaine au rythme trépidant de la capitale. Le fantôme qui en est le narrateur anonyme est celui d’un styliste qui s’est donné la mort. S’il l’a fait, c’était par conviction que cet acte représentait une manière artistique et rituelle de mettre un terme à une vie prosaïque. Désormais, il part en quête des êtres en proie à la solitude et au désespoir pour les aider à mettre fin à leur existence. Tel un ruban de Möbius transcendant la dichotomie entre extérieur et intérieur, le roman tisse sa trame sur l’opposition entre mort et vie, réel et surréel. Est-ce dans le but de faire accepter l’existence de cet instinct de mort qui est si fort dans le quotidien de la post-modernité urbaine, le suicide n’étant plus, dès lors, destruction du corps mais aspiration et désir ? Première œuvre par laquelle l’auteur a fait ses débuts littéraires en 1996, J’ai le droit de me détruire sera suivi de six autres romans et de nombreuses nouvelles. Les plus appréciées du public se situent à Séoul et ont été traduites en quinze langues différentes dont l’anglais, l’allemand, le français, le chinois et le japonais. C’est cette première livraison de l’écrivain qui a été le plus abondamment traduite. Une critique du quotidien allemand Süddeutsche Zeitung en a souligné les différences par rapport à l’ensemble de la production des décennies précédentes, qui traitait avant tout de conflits idéologiques à partir du vécu qu’avaient les auteurs de la Guerre de Corée, de la partition coréenne qui en a résulté et des régimes militaires qui ont exercé leur pouvoir dictatorial jusqu’à la fin des années quatre-vingts. En revanche, Kim Young-ha figure parmi les représentants de cette génération, née après la démocratisation du pays, qui privilégie l’individu au détriment de l’idéal collectif et apprécie davantage le malaise post-moderne de l’isolement choisi que les sollicitations du monde extérieur de son époque.

Application de l’intelligence artificielle à la conversation sur smartphone

Le Simsimi Application téléchargeable gratuitement et disponible en coréen et en anglais, 3,76 Mo

Aujourd’hui toujours plus omniprésent, le smartphone permet de trouver quelqu’un avec qui bavarder au moyen du logiciel applicatif de conversation Simsimi, qui est téléchargeable gratuitement. Il suffit alors à l’usager de taper un message, par exemple « J’ai passé un examen à l’université, aujourd’hui », pour que Simsimi réponde joyeusement : « Oh là, là, c’est vrai ? J’espère que ça s’est bien passé ». C’est en juin 2010 qu’est apparue sur le marché cette application de conversation, dans une version plus puissante que la première, qui datait de 2002 et était proposée parmi les fonctionnalités de MSN Messenger. Ses concepteurs étaient Choi Jeong-hoi, qui a aujourd’hui 37 ans, et ses camarades de l’Université nationale de Séoul. Aux États-Unis, le service a été commercialisé dès le début de l’année et a fait l’objet de 2,2 millions de téléchargements dans la seule première semaine qui a suivi son lancement. Il se classe au premier rang des applications de loisirs téléchargeables, et au second de toutes les applications téléchargeables gratuitement dans le monde entier. Ce succès fulgurant est certainement dû aux tweets dans lesquels les rappeurs Ace Hood et Soulja Boy disaient trouver Simsimi « amusant ». Aux seuls États-Unis, plus d’un million de personnes s’en servent déjà tous les jours. Le téléchargement de ce logiciel disponible en version coréenne ou anglaise est possible à partir de la boutique d’application d’Apple ou de l’Android Market. Simsimi a surtout pour point fort d’être utilisable en conversation interactive 24 heures sur 24. En outre, l’usager étant libre de s’exprimer comme il le souhaite, le dispositif possèdera une base de vocabulaire toujours plus grande. En raison de son interactivité, Simsimi fait preuve d’un humour et d’une intelligence remarquables dans ses reparties. Ainsi, à la question : « Voulez-vous m’épouser ? », il répondra : « Est-ce que vous êtes riche ? » En Corée, nombreux sont les concepteurs de programmes informatiques qui rêvent de connaître un tel succès. Selon le Rapport sur le marché des contenus smart en 2011 , qu’a rendu public l’Agence coréenne des contenus créatifs, le marché national des contenus smart atteignait en février 2012 mille cinq cent milliards de wons, soit 1,2 milliard de dollars. Cette étude révèle en outre que l’industrie nationale des contenus ne rassemble pas moins de 1 270 entreprises de tailles diverses qui emploient 18 637 personnes dans tout le pays.


Regard extÉrieur

Les maux d’une société qui se veut parfaite Aurélien Rengnez, premier prix du concours de communication 2012 organisé par le Corea Image Communication Institute (CICI).

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a Corée du Sud attire encore et toujours plus d’étrangers qui viennent y découvrir, le temps d’un séjour, ce pays lointain au mélange de traditions et de modernité. D’autres, par amour du pays, viennent s’y installer. Je suis l’un d’entre eux. J’habite ce bout du monde depuis quelques années maintenant et chacune de mes journées est partagée entre mon travail et mon épouse coréenne. Depuis peu nous sommes les heureux parents d’une adorable petite fille qui représente l’union de nos deux cultures. Mon premier séjour en Corée remonte à 2005. Moi qui venais pour une simple visite, j’étais loin de me douter que cela allait changer ma vie. J’ignorais tout de ce pays : sa langue, son histoire, sa culture et mille autres choses encore. Ce premier voyage a marqué un chapitre important de ma vie. Jamais je n’avais ressenti un tel attachement pour un pays qui m’était si étranger. Je perdais mes repères, mais avait le cœur conquis. J’ai commencé rapidement l’étude du coréen, conscient que cet outil clé m’ouvrirait les portes de cette culture. La langue me permit donc de saisir la façon dont s’expriment les Coréens. Leur histoire me dit découvrir leurs origines, leurs vécus, leurs douleurs, mais aussi leur force et leur capacité à s’unir dans la difficulté. Les différents programmes culturels auxquels j’ai participé m’ouvrirent les yeux sur la diversité, le charme ainsi que le dynamisme de cette culture si unique. Diverses opportunités m’ont amené à travailler avec des Coréens de tout âge, à échanger des idées et partager chacun un peu de soi-même. Toutes ces expériences m’ont fait comprendre plus en profondeur la société coréenne, sa structure ainsi que les liens qui la tissent. Un point particulier sur lequel il me semble important de se pencher est le système hiérarchique. Il structure toutes les étapes de la vie des Coréens, régit leurs attitudes ainsi que la façon de s’exprimer selon la personne à laquelle on s’adresse. Il est si profondément ancré dans le comportement de chacun qu’il constitue un sujet sensible, pour ne pas dire tabou. C’est un système strict dans le sens qu’il valorise l’âge et le statut, érigeant des codes et des comportements auxquels chacun se doit de répondre sans jamais y déroger. Il est assez facile de faire le lien entre ce système et la pression permanente que subissent tous les Coréens. Pression qui prend racine à la petite enfance pour s’étendre ensuite au milieu scolaire puis enfin professionnel. Les chiffres de l’OCDE

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témoignent clairement d’une double réalité. Les étudiants Coréens, certes premiers en mathématiques et en lecture, sont aussi les moins heureux parmi les pays membres de l’OCDE. Pis encore, la Corée du Sud affiche le plus important taux de suicide, et ce, depuis plusieurs années. Ces réalités qui s’opposent sont le reflet direct d’une pression sans relâche et d’une communication à sens unique, maladies d’une structure hiérarchique ferme et inflexible. La société coréenne est une société très dynamique où tout évolue à une vitesse folle. Son histoire montre bien que la Corée a su se redresser après chaque coup dur pour en ressortir toujours plus forte, plus fière et plus persistante. L’exemple le plus parlant est l’incroyable transition dont témoigne son histoire moderne. Dévastée aussi bien physiquement que moralement, la Corée a su, en l’espace d’un demisiècle, renaître de ses cendres pour acquérir une position forte en Asie comme au niveau mondial. Cette énergie propre aux Coréens prend son origine dans une vision commune et une force unie. C’est encore une fois dans cette source que doit puiser la Corée pour résoudre ce problème de pression et de communication auquel elle fait face aujourd’hui. La communication est la clé de voûte de toutes relations. Elle permet l’échange d’idées, l’expression de sentiments, d’émotions, de craintes ou d’espoir, tissant un profond et sincère lien de confiance, d’amitié et d’amour. Ne pas laisser quelqu’un s’exprimer, c’est lui ôter sa capacité d’exister. Encourager et cultiver l’expression de soi ne pourra que dévoiler une Corée bien plus à l’écoute, plus ouverte et plus novatrice. Ce défi, la Corée est tout à fait capable de le surmonter. La Corée est un pays qui n’a cessé de surprendre ces dernières décennies. Des faits récents témoignent du nombre grandissant d’étudiants coréens qui expriment leurs mécontentements face aux augmentations régulières des frais universitaires. De nombreuses personnes se battent également contre les drames familiaux qui surviennent de plus en plus fréquemment. Au-delà du domaine de l’éducation, les Coréens commencent également à dénoncer cette structure qui étouffe la libre expression. Une certaine transition est ainsi déjà à l’œuvre et même si ce changement peut se faire à pas de tortue, alors souvenons-nous de ce proverbe coréen : « Commencer, c’est déjà avoir parcouru la moitié du chemin ! »

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DĂŠlices culinaires


Le kalguksu

un plat très apprécié pour ses vertus diététiques et ses multiples variantes Découpées dans de minces couches de pâte pliées et repliées, les nouilles s’allient à des ingrédients différents pour obtenir les bouillons et garnitures qui composent les nombreuses variantes du kalguksu. Ye Jong-suk Journaliste culinaire et professeur de marketing à l’Université Hanyang | Ahn Hong-beom Photographe

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ux quatre coins de Corée, on aurait peine à trouver un plat qui soit aussi prisé et omniprésent que le kalguksu. Dans la capitale comme en province, d’innombrables restaurants en proposent à leur menu, y compris des établissements de renom fréquentés par une clientèle sélecte. Cette préparation à base de nouilles est particulièrement consommée dans une grande ville du centre du pays située à deux heures de route de Séoul, Daejeon. Selon un article de presse récent, cette agglomération de près d’un million et demi d’habitants ne compterait pas moins de deux mille restaurants de kalguksu, soit plus du double des établissements de Kanagawa dont la préparation équivalente dite sanuki udon est la spécialité, cette préfecture japonaise étant pourtant très réputée pour ses recettes de nouilles.

Des nouilles à la mode d’autrefois Aux côtés des différents plats composés de riz, le kalguksu se trouve depuis longtemps à la base de l’alimentation des familles coréennes. Nombreux sont ceux pour qui ce plat que confectionnait leur mère est associé à des souvenirs qui leur sont chers. L’ancien président de la République Kim Young-sam en était lui-même si friand, dit-on, qu’il en faisait servir aux personnalités en visite, à sa résidence présidentielle de la Maison Bleue. Dans la gastronomie coréenne, le kalguksu occupe donc une place de choix. Pour un étranger qui possède des rudiments de coréen, l’appellation de ce plat peut sembler curieuse et pour le moins inquiétante, car elle peut être traduite littéralement par « nouilles au couteau ». Il faut savoir toutefois qu’aucun kal, c’est-à-dire « couteau », ne se cache dans ce plat, pas plus « qu’il n’y a de poisson dans le bungeo bbang », ce « pain carpe » qui n’est en fait qu’un beignet en forme de poisson, comme on aime à le rappeler plaisamment. Il doit son nom au couteau avec lequel sont découpées de fines lanières de pâte pliée en minces couches pour obtenir des nouilles. En Corée, rares sont les noms de plats qui font référence à un ustensile, plutôt qu’à leur principal ingrédient ou à leur mode de préparation. Pour désigner leur spécialité, certains restaurants emploient même l’expression son-kalguksu, qui signifie « nouilles au couteau à main » et met en évidence le caractère entièrement manuel, non mécanisé, de la préparation et du découpage. On rencontre parfois aussi l’appellation de kaljebi, qui s’emploie par opposition au sujebi, lequel substitue aux nouilles des fragments de pâte grossièrement déchiquetés à la main. Dans la cuisine traditionnelle, il existe trois manières différentes de faire des nouilles, à commencer par celle employée pour les napmyeon, qui consiste à lancer en l’air Koreana ı Été 2012

On étale et aplanit au rouleau une mince couche de pâte que l’on plie et replie ensuite, avant de la découper en fines lanières. On pourra la relever et la colorer avec de la chlorelle.


La ville de Daejeon, où vivent près d’un million et demi de personnes, ne compterait pas moins de deux mille restaurants de kalguksu , soit plus du double des établissements de Kanagawa dont la préparation équivalente dite sanuki udon est la spécialité, cette préfecture japonaise étant pourtant très réputée pour ses recettes de nouilles. et étirer la pâte à plusieurs reprises. La deuxième, destinée aux apchakmyeon, consiste à exercer une pression sur la pâte pour la faire sortir par les petits trous dont est percée une grande jatte. Enfin, les nouilles du kalguksu s’obtiennent en réalisant, à l’aide d’un rouleau à pâtisserie, une fine couche de pâte que l’on plie plusieurs fois avant de la découper en fines lanières qui se déplient ensuite sur toute leur longueur. La première de ces méthodes est une spécialité chinoise et il en est rarement fait mention dans les documents coréens anciens. Quant à celle de l’apchakmyeon, qui est destinée à la confection de nouilles froides appelées naengmyeon, elle fait aujourd’hui souvent appel à des machines, contrairement à la préparation encore traditionnelle des nouilles du kalguksu.

Quant le froment fait place au sarrasin En des temps où la farine de froment était une denrée rare et donc onéreuse, les nouilles qui en étaient composées étaient réservées aux grandes occasions. À ce propos, il est souvent fait référence à un texte intitulé Xuanhe fengshi Gaoli tujing , c’est-à-dire la relation illustrée de l’émissaire chinois envoyé à Goryeo à l’époque de Xuanhe. Xu Jing, son auteur et l’envoyé de la dynastie chinoise des Song, écrivait ainsi en l’an 1123 : « Goryeo produit peu de blé et en importe de Huabei (la Chine du Nord). La farine de froment est en conséquence particulièrement onéreuse et ne peut s’employer que pour les repas de noces. » Dans la Corée du XVIIe siècle, des traités de cuisine tels que l’Eumsik dimibang (Recettes des gourmets) et le Jubangmun (Littérature culinaire), faisaient surtout mention des kalguksu au sarrasin, en raison de la plus grande disponibilité de cette céréale. Près d’un siècle plus tard, c’est-à-dire dans les derniers temps de la dynastie Joseon, Seo Myeong-eung rédigea le Gosa sibijip (traité sur les affaires rurales en douze tomes). Cette série de publications encyclopédiques consacrées à l’agriculture abondait dans le même sens : « Si les nouilles sont normalement faites de farine de froment, elle le sont très souvent avec du sarrasin, dans notre pays ». Aujourd’hui encore, les kalguksu au sarrasin sont présentes dans la province de Gangwon, car celui-ci y est cultivé en abondance, ainsi que dans celle de Gyeonggi, où elles portent le nom de kalssakdugi. Les kalguksu à la farine de froment ont connu un regain de faveur après la Guerre de Corée, grâce aux gros arrivages de farine dont bénéficiait le pays dans le cadre de l’aide alimentaire américaine. Dans les années soixante, en raison d’une pénurie de riz, l’État allait mener une campagne d’information visant à inciter la population à y substituer la farine en tant qu’aliment de base et la consommation de celle-ci allait dès lors progresser de manière constante.

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Le Hanseong Kalguksu de Nonhyeon-dong accompagne ses nouilles de petits plats de buchu kimchi et de nabak kimchi , qui sont respectivement du kimchi à la ciboulette et à l’eau. Les nouilles ont cuit dans un bouillon à l’os de cuisse et à la poitrine de bœuf qui a mijoté pendant plusieurs heures. La préparation ainsi obtenue se sert tout simplement avec des courgettes émincées, épicées et sautées (cicontre à gauche).

D’innombrables variantes Les recettes de kalguksu varient en premier lieu selon qu’elles emploient de la farine de blé, de sarrasin, de haricot ou de gland. À cela s’ajoutent les ingrédients qui se déclinent à l’infini pour le bouillon, la garniture et l’assaisonnement. Le premier peut ainsi se composer de poulet, d’os de boeuf, d’anchois, de coquillages, de haricots rouges, de graines de périlla, de kimchi, de laminaires vertes ou de petites pieuvres. Dans l’intérieur du pays, c’est le plus souvent avec l’os ou la viande de cuisse de bœuf qu’il est réalisé, et sur les côtes, avec des anchois et des coquillages, ainsi que divers autres fruits de mer. Il existait jadis un bouillon tout à fait différent des préparations actuelles, qui était à base de viande de faisan assaisonnée à la sauce de soja ou accompagnée d’omija, ces baies du schisandra chinois. Les recettes contemporaines font appel à des garnitures différentes telles que de la courge, de l’émincé de bœuf, du poulet, des champignons ou des lanières d’œuf frit dont le jaune est parfois séparé du blanc. Quant aux nouilles elles-mêmes, il y en a deux variantes principales en fonction de la méthode mise en œuvre. Elles sont dites geonjin-guksu et jemul-guksu, cette dernière pouvant aussi s’appeler nureum-guksu. Les premières, dont le nom signifie « nouilles retirées », étaient prisées des familles aristocratiques d’Andong, ce berceau du néo-confucianisme coréen situé dans la province du Gyeongsang du Nord. Pour les confectionner, on commence par pétrir un mélange de farine de blé et de haricots afin de réaliser une pâte que l’on découpe en fines lanières. On plonge celles-ci dans l’eau bouillante et après les en avoir retirées, on les rince à l’eau froide. Au moment de servir, on les arrose avec le bouillon et on y ajoute une garniture. Pour ce qui est des jemul-guksu, dont l’appellation veut dire « nouilles de la même eau », elles sont d’une préparation plus simple, puisque celle-ci consiste tout simplement à faire bouillir ensemble nouilles, bouillon et ingrédients divers, sans autre opération préalable. Dès lors, les deux premiers y sont d’une consistance plus épaisse que dans la recette dite « retirée ». Ce mode de préparation est aujourd’hui d’un usage plus courant que le précédent. Si le kalguksu constitue le plus souvent un plat unique, il peut aussi se servir en fin de repas, avec les restes d’un bouillon de maeuntang épicé à base de poisson, ou du shabu-shabu, un pot-au-feu de style japonais. À Séoul, les gastronomes avertis iront en déguster au Hyehwa Kalguksu, un restaurant du quartier de Hyehwa-dong, ou au Hanseong Kalguksu, un établissement de Nonhyeondong, pour la variante à l’os de cuisse de bœuf (sagol). Quant à celle à base de poulet (dak), l’établissement Myeongdong Gyoja situé dans le quartier de Myeong-dong se flatte à juste titre de perpétuer la tradition. Pour ce qui est du kalguksu aux coquillages (bajirak), il fait la renommée du restaurant Im Byeong-ju Sandong Kalguksu, qui se trouve dans le quartier de Seocho-dong, tandis que celui aux anchois (myeolchi) est la spécialité du Chungmu Kalguksu, à Chungmu-ro. Enfin, il faut noter que ces établissements très fréquentés agrémentent leurs spécialités de nouilles de nombreuses variétés de kimchi toutes aussi savoureuses les unes que les autres.

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Aperçu de la littérature coréenne

Kim Do-yeon est un auteur de quarante-six ans qui écrit sur la neige, le vent et la solitude de la haute montagne. Dans Un Nouveau point de vue sur l’avant-

et après-séparation , la séparation d’un couple sert de prétexte à une évocation des événements politiques survenus sur plusieurs années et ce récit se lit comme une sorte de fable politique dont l’écrivain n’est pas coutumier.

Kim Do-yeon Critique

Le paradoxe né de deux séparations en dix ans Uh Soo-woong Journaliste à la rubrique art et culture du Chosun Ilbo

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n Corée, la Fondation culturelle Toji de Wonju et le Manhae Maeul d’Inje sont les deux lieux de prédilection des gens de lettres, car ils sont propices à l’écriture. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si tous deux se situent dans la province de Gangwon, car on comprend aisément que certains auteurs qui en sont natifs veuillent échapper à la foule des curieux. Avec cette courtoisie et cette gentillesse qu’ils gardent en toutes circonstances, ils font toutefois bon accueil aux écrivains venus d’autres régions, allant même jusqu’à leur céder leur place. Kim Do-yeon est de ceux-là, qui ne s’est jamais aventuré trop loin des grandes montagnes de son Pyeongchang natal, une ville de cette même province, mais qui se fait un devoir d’accueillir et de guider ses confrères en visite. C’est ce qui lui vaut d’être apprécié de son entourage pour sa grande chaleur humaine et sa simplicité. Après la parution, en 2007, de son roman Comment voyager avec une vache, qui allait être plus tard adapté au cinéma, la rumeur a couru, dans le milieu littéraire, que Kim Do-yeon avait la faculté de communiquer avec les animaux domestiques, voire avec l’herbe et les rochers.

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Pour la plupart, ses œuvres sont elles aussi tout en simplicité et en tendresse. La nouvelle Un nouveau point de vue sur l’avant- et après-séparation est bien différente, à commencer par son soustitre : Leur bataille navale de Yeonpyeong et un rebondissement heureux. Il fait allusion aux deux échauffourées qui se sont produites quand la marine sud-coréenne s’est vu contrainte de refouler un navire patrouilleur nord-coréen qui avait franchi la ligne de démarcation septentrionale des eaux territoriales sud-coréennes (NLL). L’intrigue se développe à partir de deux événements survenus en 1997 et 2007. Lors du premier, la femme se trouve en position de force. Allongée sur son lit qui sent légèrement le moisi, elle demande alors avec désinvolture : « Qui va être élu président ? » Elle est de celles qui pendant l’acte, sont capables de confier à plusieurs reprises : « J’ai peur » et ce n’est que lorsque son partenaire parvient au paroxysme du plaisir qu’elle se donne à lui, comme pour lui venir en aide. Ils sont alors tous deux jeunes et encore célibataires, mais la femme est décidée à en finir avec une pauCu l tu re e t A rt d e Co ré e


vreté dont elle ne veut plus. La crise monétaire et financière fait rage en Asie, y compris en Corée où elle est connue sous le nom de « crise du FMI ». À cette époque où « des gens [qui] sont à la rue, alors qu’ils avaient une situation correcte », le couple s’aime pendant quelque temps, puis se sépare. En guise de cadeau d’adieu, l’homme offre à la femme un collier et un vêtement coûteux. Au bout de dix ans, le couple est à nouveau réuni. Tandis que ces retrouvailles sont inattendues pour la femme, c’est par nécessité qu’elles sont voulues par l’homme. Obsédé par l’idée de la revoir, il se lance à sa recherche sur internet. Après avoir éliminé une à une la centaine de femmes du même nom que mentionnent les entrées, il finit par retrouver sa trace, par un extraordinaire effet d’opiniâtreté. Quand vient enfin l’heure de la rencontre, celle-ci a pour cadre le bungalow d’un restaurant situé dans une vallée couverte de châtaigniers. Tous deux sont alors mariés, mais pas ensemble. L’homme tient une école privée dans sa ville natale, avec l’aide de son épouse, tandis que la femme, grâce à la promotion qui a valu à son mari d’être nommé directeur d’agence, elle mène la vie agréable des privilégiés. En vidant des bouteilles de soju et en grignotant du poulet, le couple abolit le temps écoulé depuis leur dernière rencontre. Si cette liaison pourrait être jugée scandaleuse par certains, pour ce couple, elle est fondée sur l’amour et résulte d’une réunion inespérée. Elle va cependant prendre une forme différente de celle qu’il avait connue dix ans auparavant. À la télévision, leurs sportifs favoris ne sont plus Park Chan-ho, mais Park Ji-sung, jusqu’au président de la République qui n’est plus le même. Autre grand changement : la femme qui ressentait un malaise apparent s’est métamorphosée et c’est aujourd’hui elle qui se jette sur lui et lance avec indifférence à son petit garçon : « Maman est avec un ami, elle va bientôt rentrer ». Les mots « J’ai peur » qu’elle prononçait lors de chacun de leurs rapports ont fait place à ceux tout à fait contraires de « Je suis heureuse », qu’elle scande comme une litanie. Avec le temps, le couple va cependant sentir venir sa deuxième séparation. Quand se pose la question de l’issue de l’élection présidentielle, l’un des partenaires se contente de répondre avec nonchalance : « De toute façon, ça nous est bien égal ! » Les deux parties du récit portent respectivement les sous-titres 1997, un point de vue sur l’avant- et après-séparation et 2007, Un nouveau point de vue sur l’avant- et après-séparation et on pourrait voir dans le mot « nouveau » de ce dernier, une allusion spirituelle au fait que l’infidélité n’est jamais une belle chose. En se situant à un autre niveau, on peut l’interpréter à la lumière du contexte politique d’alors. La formulation de ces deux sous-titres reprend certainement de manière parodique le titre Un point de vue sur l’avant-et après-Libération qui fut donné à un recueil de textes analysant les mouvements estudiantins coréens des années quatre-vingts, et auquel succéda vingt ans plus tard, un second document intitulé Un nouveau point de vue sur l’avant-et après-Libération. Vu sous cet angle, le roman prend alors l’allure d’une satire Koreana ı Été 2012

de la classe moyenne et de son assagissement politique au fur et à mesure de l’amélioration de son bien-être matériel. En substance, Kim Do-yeon fixe des objectifs microscopiques au déroulement complexe de l’intrigue amoureuse pour décliner en de brillantes variations les effets macroscopiques de la Libération du pays et du début de la Guerre de Corée. Kim Do-yeon, qui vit depuis toujours dans la province de Gang­ won, s’est fait un nom dans la littérature en 1991, année où il s’est vu remettre un prix par le quotidien régional Kangwon Ilbo . Son œuvre a pour thématique la neige, le vent et la solitude de la haute montagne. Pourtant, c’étaient cette même neige et ce même vent qu’il avait voulu fuir, après ses années d’études au Collège Jinbu, un établissement blotti entre les montagnes de la commune de Daegwallyeong-myeon, dans le canton de Yucheon-ri. N’étoutant que son courage, il était alors parti pour un lycée de Chuncheon, cette autre ville située dans la province de Gangwon. En effet, il ne souhaitait pas rentrer chez lui tous les week-ends, comme le faisaient ses amis et voisins qui vivaient par-delà les montagnes, dans la ville de Gangneung. Quoi qu’il en soit, son séjour à Chuncheon s’avérera tout aussi solitaire, même si la neige et le vent y sont moins présents qu’au pays, et il ne devra son salut qu’à l’écriture. Dans les premiers temps de sa carrière, Kim Do-yeon ne vit pas encore de sa plume et le café qu’il a ouvert, en empruntant de l’argent à son père, va subir de grosses pertes moins d’un an après son ouverture. Cette dure réalité va contraindre l’écrivain à rentrer au pays. C’est en l’an 2000 qu’il y fait son retour, comme un voleur dans la nuit, persuadé qu’il repartira dès que le temps se fera plus clément, mais le printemps venu, il est encore là et ne s’en ira plus. En fin de compte, l’homme de la nouvelle qui revient dans sa région, après avoir connu l’échec, représente peut-être cet épisode de la vie de l’écrivain. Aujourd’hui, on se demande encore si l’auteur a vraiment pu communiquer avec les vaches, mais il est un fait certain qu’il parle souvent à son chien. Dès qu’il a achevé l’un de ses récits, à ses retours d’après-boire d’après-biore, il prend toujours son chien dans ses bras et lui raconte l’œuvre qu’il vient d’achever, faute d’avoir d’autres interlocuteurs. En partant de Séoul, il faut, pour parvenir jusqu’à la province de Gangwon, passer dans un certain nombre de tunnels. Il suffit que l’on sorte de l’un d’eux pour qu’il neige et si l’on entre dans un autre, le vent se met à souffler si fort qu’il fait parfois bouger les voitures. En traversant le dernier tunnel, on se sent envahi par un sentiment de solitude et c’est après les avoir tous franchis un à un que l’écriture de Kim Do-yeon exercera son influence avec plus de force encore. Ainsi devrait être perçu ce Nouveau point de vue sur l’avantet après-séparation , où la séparation qui se reproduit après une parenthèse de dix années crée un paradoxe car les mots « Je suis heureuse » résonnent en lieu et place de « J’ai peur ». C’est dans ce paradoxe qu’il faut chercher la morale de l’histoire.

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