H I VER 2012
Arts et Culture de Corée Rubrique spéciale H I VER 2012 sum m er 2012vo l. vo13 l. 26N ° n4o . 2
La mode coréenne Le marché de Dongdaemun, centre de la « mode rapide » ; Les leaders de la mode coréenne sur la scène mondiale ; Le style de Séoul
ISSN 1225-9101
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La Corée, passionnément mode
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Kim Woosang Zeon Nam-jin
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Arts et Culture de Corée Hiver 2012 Publication trimestrielle de la Fondation de Corée 2558 Nambusunhwanno, Seocho-gu, Séoul 137-863 Corée du Sud www.kf.or.kr
Mannequin portant un cheollik. Cette version actualisée de la tenue traditionnelle est élégamment coupée et froncée. Ses étonnantes lignes sont soulignées par la pose et la coiffure audacieuses. Création Lee Hye-soon, Mannequin Noh Sun-mi, Maquillage Yoo Yang-hee, Photographie Ogh Sang-sun © Damyeon Image Book
Pour faire face aux nouveaux défis Au milieu d’un marasme économique qui n’en finit pas et de turbulences politiques qui touchent nombre de pays, la Corée a su tirer le meilleur parti de l’année 2012 pour faire beaucoup mieux connaître ses arts et sa culture dans le monde. La « K-culture » poursuit son parcours sans faute, notamment dans le septième art, où le cinéaste non conformiste Kim Ki-duk a remporté le Lion d’Or de Venise tandis qu’en Corée, tous les records d’entrées ont été battus au box office. Loin de se démentir, le succès de la pop coréenne connaît un nouvel élan grâce à Psy, un artiste lui aussi « hors norme » dont le tube Gangnam Style a enthousiasmé le monde entier en quelques mois grâce à son clip vidéo au numéro de danse cocasse qu’un nombre record d’internautes ont regardé sur YouTube. La fréquentation touristique a été tout aussi remarquable, puisqu’elle a pour la première fois franchi le cap des dix millions de personnes. Le bilan de l’année 2012 dégage un net
excédent au poste de la culture, ce qui représente aussi une première pour la Corée. En dépit de ces excellents résultats, nombreux sont les défis qui se posent encore au pays. Des cinéastes de talent se heurtent encore souvent à des refus sur un marché trop préoccupé de succès commercial, tandis que les beaux garçons et jolies filles de la pop coréenne peinent à séduire de nouveaux publics et que l’avenir du tourisme est subordonné à un changement de paradigme. La Corée a certes accru considérablement sa présence sur la scène mondiale de l’art et de la culture, mais il lui reste encore à se trouver une identité et une originalité propres. En ce début de l’année 2013, Koreana entend aussi contribuer aux efforts qui s’imposent pour relever ces nouveaux défis. Choi Jung-wha Rédactrice en chef
Rubrique spéciale La mode coréenne
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Rubrique spéciale 1
La Corée, passionnément mode
Yang Sun-hee
Rubrique spéciale 2
Le marché de Dongdaemun, centre de la « mode rapide »
Les leaders de la mode coréenne sur la scène mondiale
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Cho Se-kyung, Kim Yoon-soo
Rubrique spéciale 4
Le style de Séoul
Cho Yoon-jung
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Lee Jin-joo
Rubrique spéciale 3
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ENTRETIEN Lee Youn-taek, « guérillero culturel » du théâtre coréen Kim Moon-hwan ARTISAN
Le maître artisan Kim Kyk-chen embellit le mobilier selon la tradition familiale
Park Hyun-sook
CHRONIQUE ARTISTIQUE
Kim Soo-ja, la médiartiste au souffle qui recoud la vie
Koh Mi-seok
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sUR LA SCÈNE INTERNATIONALE
Kim Ki-duk, un metteur en scène hors norme lauréat du Lion d’Or de Venise
Darcy Paquet
Ils ont choisi leur voie
Une soupe populaire où fleurit l’amour
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Kim Hak-soon
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Livres et CD La société coréenne vue à travers les jokbo Werner Sasse
Les registres généalogiques coréens
Les archives de Gugak recèlent des trésors de la musique traditionnelle coréenne
http://archive.gugak.go.kr/ArchivePortal/
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Koreana ı Hiver 2012
Regard extÉrieur
Culture coréenne : les bénéfices de la constance
Arnaud Leveau
DIVERTISSEMENTS
Gangnam Style de Psy, une chanson de « seconde zone » qui fait fureur dans le monde
Lim Jin-mo
DÉLICES CULINAIRES
Le tofu, depuis toujours à la base de l’alimention asiatique et aujourd’hui présent dans la cuisine diététique internationale Ye Jong-suk MODE DE VIE
« À l’écoute des livres » pour mieux apprécier la lecture
Lee Kwang-pyo
Aperçu de la littérature coréenne
Critique : Marsyas ou Pierrot Uh Soo-woong Le chat, le serpent et la tombe Sim Sang-dae
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Rubrique spéciale 1 La mode coréenne
La Corée, passionnément mode M
es amis, qu’ils soient étrangers ou coréens longtemps expatriés, me demandent souvent : « Mais pourquoi donc les Coréens sont-ils si bien habillés ? ». Il y a encore quelques années, je ne comprenais pas vraiment ce qu’ils voulaient dire, jusqu’au jour où je suis partie vivre un an à New York en tant que chercheuse invitée. Après cette année passée loin de mon pays et de retour à Séoul, les différences qui existent dans ce domaine me sont clairement apparues en regardant passer les gens dans les rues de la capitale et je me suis à mon tour demandé pourquoi les gens étaient aussi éléEn Corée, les trois facteurs qui favorisent l’essor du secteur de la mode sont le gants. goût de l’élégance de la population, l’importance accordée à l’harmonie des J’ai constaté qu’en règle générale, les Séoulites s’habillaient avec beaucoup plus de couleurs et la présence d’un énorme marché que nombre de stylistes talensoin que les New-Yorkais, non qu’ils avaient tueux peuvent constamment approvisionner en nouveaux produits. forcément un sens plus aigu de la mode, mais Yang Sun-hee Editorialiste au JoongAng Ilbo parce qu’ils avaient à cœur d’être bien mis pour sortir. À ce facteur socio-culturel s’ajoute le fait tout aussi capital que l’industrialisation s’est produite en premier lieu dans le secteur du textile et de la confection, d’où l’envergure de l’outil industriel et du réseau de distribution dont dispose la Corée dans l’habillement.
L’habillement au cœur de l’économie Il est un fait certain qu’en Corée, le secteur de l’habillement a été le facteur primordial de la croissance économique fulgurante de ces quarante dernières années. Textile et confection sont pour une large part à l’origine de cet essor et ont favorisé l’évolution des structures industrielles dès les débuts de la modernisation du pays. S’il est vrai qu’à l’heure actuelle, l’électronique, les semi-conducteurs et les chantiers navals se taillent la part du lion à l’exportation, c’était le cas bien avant eux des chemises, pantalons, jupes, corsages et autres articles vendus aux États-Unis ou en Europe. Réputés pour leur rapidité et leur conscience professionnelle, les Coréens ont toujours excellé dans les métiers manuels, ce qui a permis au pays de produire une confection de qualité très appréciée à l’étranger. Aujourd’hui, les industriels du secteur délocalisent souvent la production en Chine, mais tout ce qui a trait au planning de production et la distribution se déroule encore sur place. Comme la Corée produisait au départ en tant qu’OEM (fabricant de base), elle n’était guère en mesure de faire preuve d’originalité dans ce domaine. Jusqu’au début des années 1980, son réseau de distribution comprenait des boutiques de particuliers spécialisées dans la confection sur mesure de vêtements à l’intention d’une clientèle fortunée, soit par contrefaçon de modèles parus dans les revues de mode, soit à la demande, les magasins généralistes proposant des articles plus ordinaires et meilleur marché. Dans les années 1980, l’apparition d’enseignes nationales a permis à l’industrie de la mode de prendre son essor. Dès lors, celle-ci allait progresser à pas de géant et faire de la Corée la « Terre promise » qu’elle est aujourd’hui dans se secteur. Le pays occupe ainsi une place de choix sur le marché mon-
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Lee Hyun-yi (à gauche), mannequin coréen très recherché en Corée comme à l’ étranger, pose en compagnie de sa collègue canadienne Coco Rocha pour le photographe de mode Steven Meisel qui réalisait la campagne publicitaire de 2012 du grand magasin Shinsegae. Arts e t cu l tu re d e Co ré e
« Terre promise » de l’industrie de la mode, la Corée occupe une place importante sur le marché mondial et les représentants des grandes marques de luxe françaises ou américaines y accourent à la recherche de débouchés et d’opportunités de promotion commerciale. C’est aussi le cas des plus grands fabricants de cosmétiques, qui en font leur marché prioritaire afin d’évaluer les réactions des consommateurs avant le lancement à proprement parler.
dial et les représentants des grandes marques de luxe françaises ou américaines y accourent à la recherche de débouchés et d’opportunités de promotion commerciale. C’est aussi le cas des plus grands fabricants de cosmétiques, qui en font leur marché prioritaire afin d’évaluer les réactions des consommateurs avant le lancement à proprement parler. L’attrait croissant du marché coréen tient en majeure partie à la présence de consommateurs extrêmement réceptifs à la mode dans son ensemble et de toujours plus de stylistes dont les créations effectuent des percées sur le marché américain et européen.
Le génome de la mode Les Coréens ont de longue date un goût particulièrement marqué pour l’élégance vestimentaire. Sous la dynastie Joseon (13921910), la société était régie par les préceptes rigoureux de la philosophie néo-confucianiste, et ce, dans presque tous les domaines de la vie quotidienne. Les critères d’après lesquels on jugeait de la situation de chacun portaient d’abord sur la personnalité, l’apparence physique, la manière de s’exprimer ou d’écrire et les opinions. À cet égard, la bonne présentation physique était pour qui que ce soit la première des conditions requises. En témoignent les œuvres littéraires classiques, qui décrivent avec minutie l’apparence physique, les vêtements et les manières de se comporter. La première étant surtout à caractère inné, et non acquis, les Coréens de jadis se faisaient d’autant plus un devoir d’avoir une tenue convenable produisant une impression de dignité. Un document historique datant de la fin de la première moitié de la dynastie rapporte que lorsque l’extravagance vestimentaire se répandit excessivement dans les classes dirigeantes, le roi préconisa une plus grande discrétion dans ce domaine, prohibant par exemple le port de boucles d’oreilles et autres colifichets. D’autres écrits de cette époque stigmatisent une pratique en usage dans la noblesse qui consistait à se laver la figure avec de l’eau mélangée à du riz broyé. En ce temps-là, les hommes de la haute société étaient tenus de s’habiller avec discrétion, y compris chez eux lorsqu’ils recevaient, étudiaient ou étaient tout simplement en compagnie de leur épouse, laquelle occupait la plupart du temps des pièces à part. Dans la société coréenne traditionnelle, le vêtement était aussi
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un signe extérieur d’appartenance à une certaine situation sociale et à l’un ou l’autre des deux sexes, ainsi que des origines familiales. La tenue vestimentaire se voulait aussi véhicule de notions philosophiques en vertu de la croyance selon laquelle elle pouvait représenter les principes et origines de l’univers par certaines couleurs ou coupes de vêtements. Toute une série de normes complexes régissaient l’habillement, de sorte que le bon usage vestimentaire avait pris la tournure d’un cérémonial. Quoique les aspects normatifs et emblématiques de cet habillement ancien soient aujourd’hui révolus, l’importance de la correction en matière vestimentaire est toujours inscrite dans le génome coréen.
Couleur et identité dans la mode coréenne La couleur est l’un des mots-clés de la mode coréenne. À la Semaine de la mode qui se déroulait à New York en septembre dernier, le défilé de mode Concept Korea qu’avaient coorganisé cinq stylistes coréens avait mis à l’honneur cinq grandes couleurs thématiques composées du bleu, du blanc, du rouge, du noir et du jaune. Selon une idée philosophique ancienne à laquelle adhéraient la Corée comme la Chine, ces cinq couleurs représentaient respectivement l’est, l’ouest, le sud, le nord et le centre. En Corée, cette correspondance chromatique avec les points cardinaux se manifeste souvent dans la mode et dans d’autres aspects de la vie. Les cinq couleurs évoquées, ainsi que leurs différentes associations, bien que n’étant pas particulièrement en usage dans l’habillement, prenaient une valeur symbolique dans les principales cérémonies qui rythmaient la vie des individus lorsqu’ils devenaient majeurs, se mariaient, étaient enterrés ou accomplissaient des rites en l’honneur de leurs ancêtres. Pour les vêtements eux-mêmes, on recourait à toute une palette de couleurs que l’on obtenait par l’emploi de teintures naturelles à base d’indigo, de kaki et d’autres plantes. Les différents coloris constituaient autant d’indications sur ceux qui les portaient, comme dans le cas des manchettes et rubans noués de la veste féminine, qui permettaient de savoir si une femme était mariée ou avait un fils. Les habits traditionnels faisaient se côtoyer de nombreuses et magnifiques couleurs dont donnent une idée les costumes aux teintes éclatantes des héroïnes de feuilletons historiques télévisés. Composée d’une veste courte à larges manches dite jeogori que Arts e t cu l tu re d e Co ré e
que de 1997, qui les a précipitées dans la faillite ou les a contraintes l’on superposait à une longue et ample jupe appelée chima, la robe à des regroupements. Excepté ces exemples malheureux, les nouféminine de jadis présentait des couleurs variées dont certaines, velles enseignes de la mode telles que Nasan et Hyungji Apparel se jugées d’ordinaire peu aptes à se marier avec d’autres, s’harmosont multipliées dans ce berceau de l’industrie de la mode. Derniènisaient à merveille dans les combinaisons les plus inattendues. rement, un groupe de stylistes de Dongdaemun est même parvenu Qu’elles aient été conçues dans une optique d’authenticité ou qu’elà pénétrer sur le marché new-yorkais. les soient nées de l’imagination de costumiers, les tenues portées Aujourd’hui situé au cœur du secteur asiatique de la mode, le par les personnages de feuilletons historiques sont d’une remarMarché de Dongdaemun attire entre autres les grossistes japonais, quable élégance, avec leurs éclatantes alliances de couleurs telles chinois, hongkongais ou russes qui viennent s’y approvisionner. À que le jaune d’une veste tranchant sur le bleu marine ou le pourpre Hongkong comme ailleurs en Chine, on retrouve toujours plus de des manchettes sur le rose de la jupe, quand il ne s’agit pas d’une vêtements coréens sur les rayons de centres commerciaux qui ont veste rose portée sur une jupe bleue. pour fournisseurs les marchands Tandis que chez les Chinois, les de Dongdaemun, comme dans couleurs venaient des broderies celui qui se situe non loin du Grand qui ornaient les tissus, en Corée, magasin Sogo, dans la baie de Cauoù l’on pratiquait pourtant aussi seway, et où on trouve des produits cet art, on avait coutume de coudre importés de Corée dans plus de des morceaux d’étoffe entre eux quatre-vingts boutiques, sur la cenpour obtenir des carrés multicolotaine qui s’y trouve. Une ou deux res appelés jogakbo . On procédait fois par mois, leurs propriétaires de la sorte aussi bien sur les vêtefont le voyage à Dongdaemun pour ments que sur les couvertures et y renouveler leurs stocks. autres articles du linge de maison. Le Marché de Dongdaemun Au début de l’époque moderne, est réputé pour ses produits très les stylistes coréens qui s’étaient concurrentiels en raison de leur initiés à la mode occidentale ont Les marques coréennes à la mode étaient représentées au « K-Fashion Senstyle, qui résulte de plusieurs tenté en vain d’y associer les éclasation » qui se déroulait à New York le 11 octobre 2012. (avec la permission de l’Association coréenne de mode). influences. Depuis quelques tantes couleurs du vêtement traannées, les jeunes créateurs, touditionnel. C’est la raison pour jours plus nombreux à s’initier à la mode de Milan, Paris ou New laquelle l’usage de la couleur ne se retrouve pas dans l’habillement York, ouvrent des boutiques à Dongdaemun pour y commerciade tous les jours. Depuis quelque temps, de jeune stylistes de talent liser leurs articles pleins d’originalité. En outre, le marché met à ont découvert avec intérêt l’usage que faisaient leurs ancêtres des leur disposition une centrale d’achat de tissus qui accueille aussi la couleurs et ont entrepris d’intégrer celles-ci à leurs créations. découpe des patrons et la fabrication jusqu’au produit fini, à raison d’un millier d’unités par jour à compter de la fourniture des nouAu pays de la « mode rapide » veaux modèles. Une telle rapidité, tant dans la production que dans La « mode rapide », cette tendance qui règne depuis peu dans la le renouvellement constant des modèles, fait que les articles peumode internationale, a été lancée par de grandes chaînes de distrivent ne plus être disponibles du jour au lendemain, et ce d’autant bution telles que Zara ou H&M. Quant à la Corée, voilà longtemps plus qu’ils sont proposés à des prix tout à fait raisonnables. Dans qu’elle pratique cette mode rapide à sa manière, entre les murs ces conditions, il y a de fortes chances que l’élégant ou l’élégante des immenses centres de vente en gros qu’abritent des marchés que l’on croise dans les rues des grandes villes coréennes s’habille comme celui de Dongdaemun (Porte de l’est). au Marché de Dongdaemun. Dans ce marché créé dans les années 1960 et 1970, à l’heure où L’industrie de la mode coréenne est en passe d’entrer dans une s’amorçait le développement économique du pays, il se vend une nouvelle phase, où elle se fixe pour objectif d’occuper une place de multitude de tissus et vêtements en tout genre. À l’époque de sa premier plan sur le marché mondial de la mode. Depuis quelques création, les progrès réalisés dans l’industrie chimique et textile années, des entreprises coréennes rachètent nombre de grandes ont permis à une première génération d’entrepreneurs d’y ouvrir enseignes étrangères telles que MCM, Mandarina Duck ou Fila, et de minuscules échoppes qu’ils ont plus tard agrandies. toujours plus de stylistes de mode coréens partent travailler aux Nombre d’entreprises textiles, dont Fibre synthétique Hanil S.A., États-Unis ou en Europe. Dans la foulée de la K-pop et des autres alors premier producteur de nylon, ou la Société Kohap, ont été productions de la Vague coréenne, c’est maintenant la K-mode qui créées à ce moment-là par des marchands de tissus de Dongdaes’apprête à se lancer à la conquête du monde. mun, puis ont connu la prospérité jusqu’à la crise financière asiatiKoreana ı Hiver 2012
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Rubrique spéciale 2
Le marché de Dongdaemun, centre de la « mode rapide » I
l y a quelques mois, délaissant Séoul, je suis partie vivre sur l’île de Jeju, au large du littoral sudouest coréen. Ce départ avait pour motif l’entrée de mon fils aîné à l’école internationale qui vient d’ouvrir ses portes dans le Village d’enseignement de l’anglais situé sur cette île. Au début, je croyais que ce serait aussi le moyen d’oublier mon obsession maladive du shopping, imaginant que les grands magasins et centres commerciaux seraient peu nombreux, mais j’allais vite déchanter. Cette manie des emplettes, véritable maladie que j’ai contractée il y a plus de trente ans, n’a pas tardé à se rappeler à mon souvernir, malgré les bonnes résolutions que j’avais prises. Je ne cessais Spécialisé dans l’habillement depuis plus d’un siècle, le Marché de Dongdaemun de me demander pourquoi les choses qui se trouvaient autrefois à deux pas de chez déborde d’une énergie juvénile. Des stylistes pleins d’imagination y trouvent un soi devaient maintenant être au diable terrain d’expérimentation pour leurs idées et les consommateurs soucieux de vauvert, à commencer par le Marché de suivre les dernières tendances, un paradis de la mode. Dongdaemun. Lee Jin-joo Journaliste au JoongAng Ilbo | Jun Ho-sung Photographe Étant journaliste à la rubrique mode d’un quotidien, j’allais à tout propos sur cette île aux trésors. Il suffisait pour cela que je trouve la moindre chose à redire aux tenues portées par les top models lors des séances de photos. J’y trouvais d’ailleurs mon compte en dénichant de véritables petits bijoux, comme cette robe pailletée qui a fait mon succès dans une boîte de nuit d’Ibiza ou la robe haute couture et le maillot de bain une-pièce que j’ai avantageusement portés dans un hôtel de Dubaï. C’est au Marché de Dongdaemun que je devais de passer pour une élégante.
« Le plus grand, un quartier sans pareil où l’on trouve tout » Situé en plein cœur d’une métropole de plus de dix millions d’habitants, le Marché de Dongdaemun est une énorme ruche où s’effectuent le planning de production, la fabrication et la distribution de la mode la plus tendance. En créant cette synergie, il a permis aux Coréens de rattraper leur retard et d’acquérir une expérience grâce à laquelle ils se sont rapidement dotés d’une industrie concurrentielle à l’échelle mondiale. Le célèbre vidéaste Paik Nam June (Paik Nam-june) aurait ainsi affirmé : « Sur les marchés de Namdaemun (Porte du Sud) et Dongdaemun (Porte de l’Est), je retrouve l’énergie et la capacité d’action des Coréens tels qu’en eux-mêmes. Sur le marché mondial, la compétitivité est fonction de la structure du commerce de gros et des réseaux de distribution, deux conditions auxquelles ces marchés ont su apporter une réponse voilà déjà un siècle ». Le Marché de Dongdaemun forme un quartier tentaculaire qui s’étend sur deux kilomètres entre les Marchés de Gwangjang et Jonghap respectivement situés à Jongno 5-ga et Cheonggye 8-ga. Cette « Vallée de la mode » se compose d’environ quarante immeubles commerciaux abritant plus de tren-
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Clients sortant de Doota, l’un des hauts lieux du « Quartier de la Mode de Dongdaemun » classé Zone touristique spéciale.
te-cinq mille boutiques et les quelque vingt mille ateliers qui travaillent pour elle, dont le personnel s’élèe à cent cinquante mille personnes et la fréquentation journalière, à un million. Selon l’Association du commerce international coréen, elle représente une activité commerciale considérable puisque son chiffre d’affaires journalier moyen atteint cinquante milliards de wons et son chiffre d’affaires annuel total, dix mille milliards de wons, soit près de 9,2 milliards de dollars. Il constitue aussi le centre coréen de cette « mode rapide » qu’ont lancée dans les années 2000 de grands distributeurs mondiaux comme Zara et Mango en renouvelant leurs collections plusieurs fois par mois. En fait, cette stratégie consistant à commercialiser des articles de modèles très divers, mais en quantité limitée était déjà en usage depuis des dizaines d’années à Dongdaemun, qui bénéficie de la disponibilité d’une grande variété de tissus et d’une offre stable de main-d’œuvre spécialisée à bas prix. Tout à la fois marché et usine, Dongdaemun est « le plus grand, un quartier sans égal où l’on trouve tout », comme l’affirme Shin Yongnam, qui connaît son histoire et gère Dongta.com (www.dongta. com) un site internet diffusant des informations commerciales à l’intention des commerçants du marché.
« C’est ouvert jusqu’à cinq heures du matin ! » Créé il y a plus d’un siècle, le Marché du commerce de gros de
vêtements de Dongdaemun est depuis toujours réputé être unique en son genre et largement dimensionné. Il a pris son essor à partir de celui de Gwangjang, qu’avait fait construire en 1905 Park Seung-jik, un marchand de tissus qui allait mettre en place les fondements de l’actuel Groupe Doosan. C’est grâce à ses origines que ce conglomérat, qui se classe aujourd’hui parmi les dix premiers de Corée, a pu éditer l’équivalent coréen de revues de mode internationales comme Vogue et ouvrir le très moderne centre commercial Doota, dont le nom est l’abréviation de « Doosan Tower ». Après la Guerre de Corée, le Marché de Dongdaemun a poursuivi son expansion jusqu’à celui de Pyeonghwa qu’avaient créé des réfugiés nord-coréens. De la fin des années 1960 au début des années 1970, époque d’industrialisation rapide en Corée, le Marché de Dongdaemun a pris la tête du commerce de gros de l’habillement, aux côtés de celui de Namdaemun. Mais alors que le second mettait l’accent sur la qualité et le fait main, le second privilégiait des articles à bon marché qu’il faisait fabriquer par des journaliers dont la rémunération ne dépassait pas le prix actuel d’un café. Dans des ateliers situés dans des entresols sans lumière naturelle ou dans l’exigu té de combles, ils travaillaient sans relâche, penchés sur une machine à coudre à longueur de journée et saignant souvent du nez à force d’épuisement. C’est dans un de ces lieux qu’allait se produire l’un des incidents les plus tragiques qu’a connus le monde du tra-
vail coreén. Un coupeur de vingt-deux ans du Marché de Pyeonghwa, Jeon Tae-il, s’est immolé par le feu dans un geste de détresse, pour protester contre ses conditions de travail. À cette époque, les articles de mode de Dongdaemun étaient rapidement écoulés en Corée comme à l’étranger. Leur production et leur exportation étant concentrées en ce même lieu, elles y étaient réalisées en l’espace d’un jour. On y trouvait partout les dernières créations des grandes marques de prêt-à-porter, quelques jours à peine après la présentation de leurs collections à l’étranger. Au début des années 1990, l’Art Plaza est parvenue à détrôner Namdaemun par sa fréquentation, en allongeant les heures d’ouverture des boutiques et en affrétant des autocars à l’intention des détaillants de province. Avec l’apparition de grands centres commerciaux de détail comme Migliore et Doota, créés respectivement en 1998 et 1999, Dongdaemun s’est imposé en tant que premier quartier coréen de la mode. Celui-ci comprend, dans sa partie est, une zone de vente en gros composée de Designer’s Club et d’U:US, ainsi que d’un marché en plein air traditionnel, et à l’ouest, les magasins de détail avec à leur tête Migliore et Doota, faisant ainsi coexister deux univers radicalement différents. Aux magasins de mode en gros inondés d’articles de contrefaçon s’opposent les petites boutiques proposant des grandes marques et les articles de jeunes créateurs. En ce qui concerne les horaires, le marché traditionnel en plein air ouvre ses
éventaires de bon matin pour ne fermer qu’à dix-huit ou vingt heures. Les grossistes, eux, restent ouverts de neuf heures à six heures du matin « non-stop », et les détaillants, de dix heures à cinq heures le lendemain, également sans interruption. De passage en Corée au printemps dernier, l’actrice américaine Jessica Alba a tweeté ce qui suit au sujet de ces heures d’ouverture pas comme les autres : « Shopping de nuit à Séoul. C’est ouvert jusqu’à cinq heures du matin ! » À partir de la fin des années 1990 et 2000, les jeunes créateurs frappés par la baisse de la croissance mondiale et des commerçants à l’esprit aventureux ont renforcé leur présence à Dongdaemun. Par rapport aux fabricants de grandes marques nationales où les stylistes étaient tenus d’effectuer un apprentissage de dix ans, Dongdaemun présentait de nombreux avantages, dont celui de pouvoir trouver du travail ou ouvrir une boutique pour ceux qui se lançaient, ainsi que la possibilité de prendre rapidement des décisions étant donné la grande réactivité des consommateurs. Dongdaemun allait ainsi se transformer en un « laboratoire de la mode » où les créateurs mettaient à l’essai leurs idées et styles nouveaux. C’était l’époque où commençaient à ouvrir à Dongdaemun les boutiques de stylistes ayant étudié à l’étranger. C’est le cas de Kim Ouvert sans interruption de 10h00 à 5h00 du matin, Doota a une fréquentation journalière de 50 000 personnes.
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Ho-won, qui après avoir complété sa formation à l’Instituto Marangoni italien, est entré au poste de directeur de la création chez le chausseur coréen El Canto, et de Jeong Hye-seon, qui a étudié au Central Saint Martins College of Art and Design britannique, puis est entré chez Paul Smith et Kenzo, comme en a fait largement état la presse. Aujourd’hui, Dongdaemun est un lieu emblématique de l’esprit d’entreprise de la jeune génération de stylistes indépendants, au même titre que le garage de Steve Jobs dans la Silicon Valley pour les TIC. Leur succès s’explique par une demande provenant d’une clientèle jeune, intelligente et exigeante. En accueillant des concerts de rock et des compétitions de b-boying devant leurs immeubles pour attirer jeunes et adolescents, les magasins Migliore et Doota sont devenus des repères incontournables de Dongdaemun.
Des formules pour les jeunes créateurs Si les articles en vente à Dongdaemun n’avaient rien de particulier par rapport à ceux de Myeong-dong, Itaewon ou ailleurs, les acheteurs n’auraient aucune raison d’y aller et c’est précisément l’originalité de ces créations qui rend ce lieu très concurrentiel. Environ dix mille des cent cinquante mille personnes qui y exercent une activité sont des professionnels de la mode possédant une expérience variée. C’est aussi une longue expérience qui permet aux propriétaires des boutiques de détecter instinctivement les nouvelles tendances de la mode, contribuant par-là même au maintien de la compétitivité du Marché. Chacun d’eux commande-
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1. Une voiture passe rapidement devant le Designer’s Club éclairé en pleine nuit. 2. Les magasins des grossistes bordent les allées du Designer’s Club.
rait ainsi entre cinq et six nouveaux modèles par jour, soit au total vingt à trente mille qui seraient commercialisés tous les jours. En termes quantitatifs, Dongdaemun bat donc tous les records dans ce domaine. Le Centre de la Mode de Séoul, une agence se rattachant à la Municipalité de Séoul, a pour vocation d’aider les jeunes créateurs de Dongdaemun en leur dispensant des cours sur la création d’entreprise. En outre, la Doota Venture Designer Conference (DVDC) récompense l’un d’eux chaque année en mettant gratuitement à sa disposition pendant un an la boutique Dooche, dans le cadre de son programme de formation des jeunes créateurs. Ces initiatives ont notamment eu pour effet de faire le succès de la marque Cres E Dim de Kim Hong-beom, lauréat du prix DVDC en 2008. En septembre 2012, ce créateur a été sélectionné pour participer au défilé « Concept Korea » qui se déroulait à l’occasion de la Semaine de la mode de New York, aux côtés de cinq de ses confrères, dont ses illustres aînés Lie Sang-bong et Son Jung-wan. La boutique Dooche a servi de tremplin à Kim Hong-beom, qui a par la suite ouvert sa propre boutique dans un local spacieux situé juste à côté de l’escalator du rez-de-chaussée, lieu de fort passage de la clientèle. Trois années à peine s’étaient écoulées après le lancement de sa marque que Kim Hong-beom s’était déjà fait un nom en Arts e t cu l tu re d e Co ré e
« Comme celle de Martin Margiela, ma marque s’inspire d’une mode d’avant-garde, tout en étant portable dans la vie de tous les jours. Mon travail à Dongdaemun m’a beaucoup appris ». imposant son style propre caractérisé par un emploi subtil de blocs de couleurs à la manière du styliste belge Dries Van Noten. Quant à Kim Sun-ho, créateur de la marque de vêtements pour homme Groundwave, il allait ouvrir la boutique de vêtements pour femme Zazous au rez-de-chaussée de l’immeuble de Doota. Dès qu’a pris fin le défilé des Collections de Séoul où il a présenté avec succès un manteau gris matelassé rappelant une robe de moine bouddhiste, le magasin lui a proposé un stand au rayon confection pour homme du troisième étage, mais il a décliné l’offre en expliquant qu’il souhaitait se lancer dans la confection féminine. « Comme celle de Martin Margiela, ma marque s’inspire d’une mode d’avant-garde, tout en étant portable dans la vie de tous les jours », affirme-t-il, en ajoutant : « Mon travail à Dongdaemun m’a beaucoup appris ». Outre ces créateurs, Dongdaemun accueille quelques grands noms de la Semaine de la Mode de Séoul, comme Choi Bum-suk (General Idea) et Lee Doii (Dol Dol Dol).
Un partenariat avec les cyberboutiques La récession que connaît depuis peu l’économie mondiale a durement frappé le Marché de Dongdaemun, qui avait pourtant surmonté la crise financière asiatique de 1997. Depuis environ sept ans, l’environnement commercial évolue aussi au fur et à mesure qu’arrivent de grandes marques aux stratégies de marketing ciblant le marché mondial et concurrençant les articles à la fois abordables et de qualité de Dongdaemun. De plus, la main-d’œuvre à bon marché, qui a joué un rôle crucial dans l’exceptionnelle réussite du Dongdaemun des années 1960 et 1970, est aujourd’hui disponible en plus grande abondance encore en Chine ou en Asie du Sud-Est. Les modélistes, coupeurs, confectionneurs et autres professionnels importants commencent à partir travailler ailleurs. Selon l’Association de l’industrie coréenne de l’habillement, le personnel des usines de production de Séoul se compose pour près de 85 % de quadragénaires et quinquagénaires. Alors qu’il y a pléthore de créateurs au sommet de cette « pyramide de la mode », on manque de bras à ses échelons les plus bas et notamment de coupeurs et de couturiers en raison Koreana ı Hiver 2012
de la régression constante des effectifs de ces professions. Avant la Corée, le Japon et Taïwan se sont déjà vu déposséder de leur infrastructure industrielle par la perte de leurs capacités de production, laquelle a entraîné la disparition d’un de ses centres vitaux où se concentraient le planning de production, la fabrication et la distribution. La Ville de Séoul met actuellement en œuvre un programme de formation spécialisée destiné à accroître la productivité du travail, mais ces efforts sont encore insuffisants. Le développement endémique des centres commerciaux est aussi à l’origine du déclin de Dongdaemun car il s’est traduit par la présence en trop grand nombre de locaux commerciaux pour détaillants et donc d’emplacements inoccupés. Selon une étude réalisée par les services de la mairie d’arrondissement de Jung-gu, le taux moyen d’inoccupation des emplacements s’élevait au mois d’août 2011 à 30 % de l’ensemble du Marché de Dongdaemun et ce chiffre déjà important atteignait même 63 % dans les locaux de construction récente, c’est-à-dire datant de 2005 et au-delà. En l’absence de locataires, certains centres commerciaux ont dû affecter des étages entiers à d’autres emplois. Dans ces circonstances, le Marché de Dongdaemun a entrepris de gros efforts pour obtenir des commandes à l’étranger et mettre en place des supports de distribution en ligne. En avril 2012, l’immeuble Doota enregistrait 2 une fréquentation journalière moyenne de cinquante mille personnes, dont quelque dix mille touristes étrangers, cette proportion de 20 % représentant à elle seule plus de 50 % du chiffre d’affaires, sur lequel les Chinois, premiers consommateurs, atteignent 70 %. Certains évoquent donc la possibilité de spécialiser Dongdaemun dans la vente d’articles de marque pour en faire la plaque tournante du commerce en Asie du Nord-Est, capable de proposer un ensemble intégré de services logistiques, financiers et de loisirs. Cette idée a d’ailleurs reçu un très bon accueil. Après avoir été concurrencé par les cybercommerces, Dong daemun noue aujourd’hui avec eux des partenariats auxquels les deux parties trouvent leur avantage. Entre 70 et 80 % des vêtements en vente sur Auction et Gmarket proviennent aujourd’hui de
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Dongdaemun. Qui plus est, il n’est pas rare de voir des grossistes vendre sur internet des articles hors saison au rabais. Les grands magasins et enseignes de téléachat écoulent aussi une partie de la production de Dongdaemun. Sur « Le marché matinal », le site d’achat en ligne de Shinsegae Mall, le début des ventes coïncide avec les heures d’ouverture des magasins de gros de Dongdaemun, et sur Téléachat Hyundai, une équipe d’acheteurs effectue une sélection d’articles à Dongdaemun en s’engageant à les faire livrer n’importe où dans le monde en moins d’une semaine. De grandes cyberboutiques sont aussi pour beaucoup dans la mondialisation de Dongdaemun, à l’instar de « Style Nanda ». Nombre de jeunes femmes font de bonnes affaires en revendant leurs vêtements à bas prix sur internet, tandis que les jeunes responsables de centres commerciaux en ligne entreprennent des opérations de marketing en Chine, au Japon et aux États-Unis.
Le paradis du shopping C’est en 2002 que le Quartier de la mode de Dongdaemun s’est vu classer Zone touristique spéciale de Séoul, à la suite de ceux d’Itaewon et de Myeong-dong, mais il était déjà réputé faire partie des lieux à ne pas manquer dans la capitale et presque la moitié des touristes qui visitaient celle-ci s’y rendaient. Offrant à la clientèle des attraits nombreux et variés qui vont du marché traditionnel en plein air à des centres commerciaux ultramodernes, le quartier du Marché de Dongdaemun est emblématique de la modernisation
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Jeunes faisant du shopping à 2nd G, une boutique de confection pour homme située au troisième étage de Doota.
réussie de la Corée. Les visiteurs peuvent découvrir toute l’effervescence dont il est le théâtre, dans le temps comme dans l’espace, et de manière tout aussi exotique qu’au Grand bazar d’Istanboul. À Dongdaemun, le shopping garde son côté d’aventure exaltante et ses ruelles font ressurgir le souvenir des virées de notre enfance. Ses étroits couloirs bordés de minuscules boutiques et les chantiers permanents qui se déroulent dans certains de ses immeubles ont peut-être de quoi occasionner quelques désagréments, mais ils sont aussi le lieu de découvertes passionnantes et uniques en leur genre. Si toujours plus de magasins, Doota y compris, ont aujourd’hui pour politique de pratiquer des prix fixes, il est encore possible de marchander dans les petites boutiques. On se fait une joie de passer le vêtement qui était accroché au mur il y a un instant encore, telle une œuvre d’art, ou de faire l’acquisition d’un de ces articles rétro que propose le « coin des bonnes affaires » à prix sacrifié. On pourra aussi savourer le plaisir de tenir entre ses mains le vêtement fabriqué en série limitée d’un créateur, tout en buvant un café chez Paul Bassett ou dans l’authentique café suédois Fika. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui encore, Dongdaemun est jour et nuit débordant de vie. Arts e t cu l tu re d e Co ré e
Une nuit au Marché de Dongdaemun
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uelques jours avant les vacances de Chuseok de la fin septembre, je suis allée au Marché de Dongdaemun. Il était environ dix heures du soir, mais on entendait du rock de tous côtés. Sur le podium dressé devant l’immeuble Doota, un groupe s’époumonait. Pour plus de la moitié, son public se composait de touristes chargés de sacs contenant leurs achats, dont deux Japonaises, Harumi Chiba et Yukiko Yamashita, respectivement âgées de trente-trois et trente-deux ans, qui se délectaient du concert : « C’est mon premier voyage à Séoul, mais quel beau spectacle ! ». Dans la journée, Harumi avait acheté au deuxième étage une paire de ballerines rouges à cent quarante mille wons, soit à peu près cent trente dollars. De là, les deux jeunes femmes, munies d’une petite bouteille d’eau minérale achetée dans une échoppe, ont traversé la rue jusqu’au Marché de Kwanghee pour y acheter des vestes en cuir. Le bâtiment résonnait du vacarme des travaux d’agrandissement qui étaient en cours çà et là. Au pied de l’escalator, un ruban marqué de l’inscription « Entrée interdite » barrait le passage, alors elles sont montées à pied jusqu’à l’étage au-dessus. Tranchant sur l’aspect banal de l’immeuble, pendaient partout sur leurs cintres de somptueux manteaux de fourrure côtoyant des piles de vestes en cuir venant des toutes dernières collections internationales de quelques créateurs. Sur tous les portants, les vêtements s’inspiraient du style « rock chic » de Neil Barrett ou Balenciaga, rebaptisés avec humour Kwang Barrett et Kwanglenciaga, et en regardant les fausses vestes Haider Ackermann, seuls quelques connaisseurs savaient qu’il s’agissait d’imitations. Après avoir fait deux fois le tour des quelque cent trente boutiques, Yukiko a porté son choix sur un manteau trois-quarts beige des plus basiques à deux millions sept cent mille wons, soit environ deux mille cinq cents dollars.
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Les couloirs du Marché de Kwanghee étaient presque déserts. Baek Won-guk, le propriétaire de cinquante-cinq ans de la grande boutique de cuirs et fourrures Bethel, dont la superficie équivaut à cinq boutiques de taille ordinaire, soupirait en se rappelant le bon temps d’il y a une dizaine d’années où les clients devaient jouer des coudes pour parcourir les couloirs. Aujourd’hui, il estimait qu’il n’y avait que les touristes chinois pour se permettre d’acheter des manteaux de fourrure à un million et demi ou trois millions de wons pièce. Il était une heure du matin et S. Oyun, une femme de quarante-huit ans qui tient une boutique de produits coréens et un motel en Mongolie, faisait l’achat d’un manteau de vison. À ma sortie de l’immeuble, j’ai bavardé avec deux femmes russes, une mère et sa fille arborant toutes deux un tee-shirt kaki de style militaire. J’ai ainsi fait la connaissance d’Anna Wingo, une enseignante d’anglais âgée de trente et un ans et vivant en Corée depuis neuf ans. Elle connaissait le moindre recoin des quartiers de commerces, y compris Itaewon et les galeries commerçantes situées au sous-sol de la gare routière de Gangnam. Sa mère de 51 ans, Elena Korsakova, leur préférait au contraire les étals des ruelles où les produits de contrefaçon auxquels l’État fait aujourd’hui la guerre trouvent pourtant toujours acquéreur. Quand j’ai poussé jusqu’au Designer’s Club, il était deux heures du matin et ses couloirs étaient encombrés de grands sacs en plastique groupés et attachés, en attente de livraison chez les détaillants des quatre coins du pays. Devant l’immeuble, les trottoirs se couvraient aussi d’innombrables paquets et sacs. Le sac que j’emportais n’était qu’à moitié rempli. J’ai marché jusqu’à Doota pour prendre un taxi. En s’éteignant, quelques fenêtres commençaient d’assombrir les bâtiments brillamment éclairés. Au petit matin, la nuit commençait à Dongdaemun.
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Rubrique spéciale 3
Les leaders de la mode coréenne sur la scène mondiale Cho Se-kyung Créatrice de contenus sur la mode Kim Yoon-soo Journaliste de mode
« La mode, c’était mon rêve » Choi Bum-suk, Directeur de la création chez General Idea
Cho Se-kyung: Après avoir été marchand des rues du quartier de Hongdae, avec ses articles accrochés aux murs des immeubles, vous faites aujourd’hui partie des plus grands stylistes de la mode masculine coréenne et vous êtes un symbole de la réuissite des jeunes générations. Alors vous faites beaucoup parler, ce qui est normal. Choi Bum-suk : C’est peut-être parce que j’ai eu la vocation très tôt dans ce domaine et que j’ai continué sur la même voie. J’ai arrêté l’école pour vendre des habits dans la rue. La première fois que j’ai suspendu des vêtements sur le mur d’une maison, je me suis dit que j’aimerais beaucoup avoir une vraie boutique à moi. Peu après, le rêve est devenu réalité quand je me suis mis à vendre des tee-shirts à Dongdaemun, mais alors j’ai commencé à penser à créer moi-même des modèles, ce qui m’a permis d’être aujourd’hui styliste. Bien sûr, tout ça n’a pas été sans difficultés, mais je crois que si je suis arrivé jusqu’ici, c’est que j’ai rêvé à chaque fois de quelque chose de nouveau et que j’ai travaillé inlassablement, sans regarder en arrière. Cho : Chez certains, les préjugés sont tenaces parce que vous n’avez jamais vraiment été formé au stylisme... Choi : Je n’ai pas été plus loin que le collège. Mais quand mon père me dit : « Si nous t’avions envoyé au lycée et à l’université, tu aurais encore mieux réussi », je lui réponds : « Non, parce qu’il n’y aurait pas eu de Choi Bum-suk dans la mode». Pour moi, l’époque où je vendais des vêtements en plein air, c’est un peu comme mes années au collège, celle où je travaillais à Dongdaemun, comme celles du lycée, et ma première participation aux défilés des collections de Séoul, comme l’entrée à l’université. Ceux qui ont des idées toutes faites à mon sujet aiment bien ce que je fais quand ils le voient eux-mêmes. Cho : Étant donné votre succès dans la mode coréenne, on vous a fait beaucoup de propositions attrayantes dont vous auriez pu vous satisfaire, alors pourquoi avoir choisi de partir pour New York, avec les risques financiers que cela supposait ? Choi : Le marché de Séoul me semblait limité. Je voulais voir mes créations sur plus de gens. Une fois lancé, j’ai cherché à m’imposer sur un marché plus vaste. En voyant ce que faisaient les autres, je me suis dit que je les rattraperais vite et j’ai donc décidé de travailler à New York. Dans les premiers temps, je n’ai pas eu la vie facile et la concurrence était rude. C’est une aventure qui m’a coûté cher, mais pour moi elle représentait un nouvel enjeu, alors je n’ai rien perdu à la tenter. Ma première saison a été catastrophique, comme il fallait s’y attendre. J’ai fait mon défilé dans une minuscu-
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« Pour moi, l’époque où je vendais des vêtements en plein air, c’est un peu comme mes années au collège, celle où je travaillais à Dongdaemun, comme celles du lycée, et ma première participation aux défilés des collections
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de Séoul, comme l’entrée à l’université. »
le galerie, et pourtant il n’y avait pas assez de public pour la remplir, et encore moins de journalistes. Depuis, la collection General Idea est toujours commentée par la critique sur GQ.com et WGSN l’a classée parmi les cinq meilleures de New York. Cho : Quels conseils donneriez-vous à ceux qui rêvent d’être de nouveaux Choi Bum-suk? Choi: Si on compte seulement sur la chance, c’est risqué. Il faut à la fois être optimiste et réaliste. On espère souvent que quelqu’un va nous venir en aide, mais en dépendant des autres, on peut se mettre en difficulté. Dans les pires moments où je m’éparpillais entre la mode et les affaires, des gens m’ont fourni des capitaux. En comptant sur leur souLe créateur Choi Bum-suk tien, j’ai pris de l’assurance pour m’agrandir, mais je me suis retrouvé criblé de dettes. (Voir « Le marché de Dongdaemun, centre de la « mode rapide », page 8.)
Doota et l’avant-garde coréenne Kim Sun-ho, styliste et directeur de la création chez Groundwave
Cho Se-kyung : Votre collection a été bien accueillie par la critique. Auriez-vous enfin le vent en poupe ? Kim Sun-ho: Depuis maintenant trois ans, c’est comme les montagnes russes. Je travaille toujours dans la même optique, mais d’une année sur l’autre, les acheteurs réagissent différemment à ce que je fais. Les styles dont je prévoyais le succès se vendent bien en général, mais pas toujours. Je manque encore d’expérience. Cho : En Corée, il y a toute sorte de stylistes dans la mode pour homme. Certains se centrent sur les costumes, d’autres sur le vêtement de sport. Contrairement aux autres marques, Groundwave échappe à ces catégories, et pourtant elle répond à une certaine sensibilité chez les consommateurs. Kim : C’est peut-être parce que je n’ai pas d’idée préconçue sur ce que doivent être les vêtements pour homme, au moment où je crée. Tout en respectant leurs grands principes, j’y apporte une touche d’originalité. On dit souvent que mes vêtements sont uniKoreana ı Hiver 2012
sexes, bien que je n’aie pas cherché à ce qu’ils le soient. Cho : Il existe tout de même une forte connotation asiatique dans votre style. Kim : C’est intéressant, ce que vous dites. Pour moi, ce que je crée est très contemporain, mais les critiques y voient toujours un côté religieux et oriental. Cho : C’est vrai. Chez vous, il y a des tissus fantastiques. Je me souviens en particulier des deux tenues que vous avez présentées à « 10 Souls/ Seoul », une manifestation de promotion internationale des marques coréennes qui a bénéficié du soutien de la Ville de Séoul et a eu lieu dans le cadre des collections de Paris de l’année dernière. Sans contester le caractère très moderne de leurs lignes, j’ai trouvé qu’elles faisaient penser à la religion et à l’Orient. Comme si on faisait brûler de l’encens. Kim : Je suis toujours à la recherche de nouveaux tissus et c’est comme cela que j’ai entre autres découvert le tissu matelassé, qui a l’avantage d’être réversible. Sur des vêtements de style occidental, il peut produire un effet très moderne. Le hanji (papier traditionnel coréen) lui aussi, tout en étant de fabrication traditionnelle, apporte une certaine modernité. Quand je m’en suis servi dans ma collection automne/hiver de l’année dernière, les critiques ont encore parlé de mon inspiration religieuse orientale. Cho : Le grain du hanji est apparent, alors je me suis demandé ce que c’était en le voyant pour la première fois. Kim : À Daegu, il y a des gens qui travaillent sur des tissus à base de hanji . Comme celui-ci l’avantage d’absorber l’humidité et qu’il fait une chaleur très humide, l’été, en Corée, ils avaient déjà commencé à l’employer en 2007, mais les articles se vendaient mal, et c’est à ce moment-là que nous nous sommes rencontrés. Comme vous le faites remarquer, le grain est visible à l’œil nu, mais cela n’enlève rien à la souplesse et à la beauté du produit. Après avoir découvert ces points forts, j’en ai fait usage dans mes collections. Cho : Recherchez-vous systématiquement des tissus originaux? Kim : En réalité, les jeunes stylistes ont beacoup de mal à dénicher
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« Pour moi, ce que je crée est très contemporain,
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mais les critiques y voient toujours un côté religieux et oriental ».
de beaux tissus. Et même quand c’est France ou Vogue Italie , alors je me le cas, ils ne sont disponibles qu’en suis lancée dans le style traditionnel très petite quantité, alors le client ne coréen. La coupe du hanbok est toute passe pas commande. Chez nous, en surfaces planes qui produisent nous faisons appel à un petit fournissur celle qui le porte des lignes parseur et tout se passe bien. ticulières, différentes de celles des Cho : Le succès de Groundwave s’exvêtements plus près du corps. C’est plique peut-être par votre aptitude à aussi vrai des manchettes et des répondre à de tels enjeux. cols. Je voulais mettre ce charme en valeur tout en actualisant le style de Kim : C’est peut-être vrai. En cas de la coupe. Ce qui me fascine le plus, difficultés, j’ai pour habitude d’y faire c’est le linge de corps et la beauté face aussitôt et de tout faire moi-mêqui résulte de la superposition des me. À l’époque où je débutais, j’ai pris culottes, culottes longues, jupons et l’initiative de montrer ce que je faisais cotillons. Pour moi, c’est toujours gridans un salon professionnel parisien. sant de créer. En outre, les étoffes J’ai aussi occupé un stand au grand naturelles comme le coton, le chanmagasin Galleria de Séoul, ce qui était vre, la soie et la gaze peuvent avoir un plutôt rare pour un jeune créateur. Si aspect différent selon l’usage qui en j’ai eu cette chance, c’est parce que est fait, en créant tour à tour un effet j’ai voulu savoir ce que je valais et que de luxe et de simplicité. À la Semaine j’ai frappé à la bonne porte. de la Mode où je suis allée à Londres Cho : Avez-vous des projets ? cette année, j’ai vu des photos de hanKim : Pour les collections printemps/ été 2013 de Séoul, j’ai décidé de faire bok de ma conception sur la couverCe trench-coat matelassé est une création de Kim Sun-ho une présentation plutôt qu’un défilé. ture de la revue britannique du textile pour Groundwave. Le défilé classique de dix minutes ne Selvedore qui se trouvait dans une me donnait jamais entièrement satisfaction et je souhaitais que plus boutique multimarques de Dover Street Market. Je me suis alors de gens voient mes créations et en parle. Alors il m’est venu une rendu compte que le hanbok n’était plus très loin de se mondialiser. idée pour changer la manière de montrer ma collection. Je vends Kim : Vous cherchez sans cesse à faire découvrir la beauté du aussi ma ligne pour femme chez Doota, au Marché de Dongdaemun. hanbok en l’exposant et en le présentant dans des revues. À l’international, je me fixe pour objectif de proposer un style à la fois Seo: J’étais chargée de la conception des vêtements pour l’expocoréen et d’avant-garde, tandis que chez Doota, je m’essaye en ce sition intitulée « Baeja : une beauté coréenne » qui s’est déroulée moment à la grande consommation sur le marché intérieur. (Voir « au Centre culturel coréen du Royaume Uni sous l’égide de la FonLe marché de Dongdaemun, centre de la « mode rapide », page 8.) dation Arumjigi des gardiens de la culture, une organisation à but non lucratif ayant pour vocation de perpétuer l’esthétique coréenne. Cette manifestation présentait divers baeja (gilets traditionnels) réaLe hanbok , source inépuisable lisés par des maîtres artisans ou par de jeunes créateurs, en verd’inspiration pour une styliste spécialisée sion actualisée, ou encore par la créatrice Jin Te-ok, dans des stySeo Young-hee, Créatrice de hanbok les très variés. J’avais eu l’idée de suspendre un baeja de bébé à Kim Yoon-soo : Dans quelles circonstances vous êtes-vous lancée l’entrée du stand, comme une applique lumineuse. Au Salon interdans la création de hanbok ? national d’art coréen (KIAF) qui a eu lieu dernièrement, l’Office du patrimoine culturel avait mis sur pied une exposition qui présentait Seo Young-hee : Quand je travaillais sur les photos de Vogue les œuvres qu’avaient réalisées en commun des disciples de biens Korea , je voulais en publier qui n’aient pas leur pareil dans Vogue
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« Ce qui me fascine le plus, c’est le linge de corps et la beauté qui résulte de la superposition des culottes, culottes longues, jupons et cotillons.
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Pour moi, c’est toujours grisant de créer ».
clinquantes en faux diamants et culturels immatériels et des créale noir et blanc. Petit à petit, il a teurs modernes. Avec les autres pris de l’envergure en imposant brodeuses et couturières, j’ai mis sa marque de fabrique, le « Gansur pied une exposition de jeogori gnam style », caractérisé par (courte veste traditionnelle) diaphaune coupe minimaliste, une taille nes superposés les uns aux autres. flatteusement cintrée et un petit Sur les modèles que j’ai présennombre de couleurs. Pourrieztés en couverture dans des revues vous un peu nous parler de ses comme ofK , qui se consacre à la débuts ? culture coréenne, et Sulhwasoo , Yoon Won-jeong: En 1999, nous j’ai mis l’accent sur les obangsaek avons ouvert un studio et une bou(les couleurs des cinq points carditique dans la Rue Rodeo du quarnaux), ainsi que sur les lignes et les tier d’Apgujeong-dong. Au début, formes du hanbok . Le hanbok est nous fabriquions des costumes une inépuisable source d’inspiration par séries de quinze et quand ils pour moi. s’étaient vendus, nous les refaiKim : Quels sont vos projets d’avesions et ainsi de suite. À l’époque, nir? les gens de la profession étaient Seo : Les stylistes ont tous une nombreux à s’installer dans ce spécialité et la mienne est la créaquartier. Le studio de Vogue se tion de décors pour la photo de mode. En faisant ce travail, j’ai pu trouvait au sous-sol de notre voir de près la beauté et d’autres immeuble et la première agence merveilles coréennes ou étrande communication sur la mode, à La styliste Seo Young-hee au travail lors d'une séance de photos de mode gères. Quand j’étais étudiante, je l’étage au-dessus. Beaucoup de pour Vogue Korea voulais avoir mon atelier de cougens voyaient donc ce que nous faiture. Ce modeste rêve a pris de l’ampleur et maintenant, j’aimerais sions et le bouche-à-oreille fonctionnait bien. y aménager une galerie pour exposer des tissus ou des broderies. Cho : Après avoir étudié à New York, vous êtes rentrée à Séoul Je rêve de faire venir l’artiste anglaise Tracey Emin pour montrer pour lancer votre marque et quand elle est devenue célèbre, vous ses créations sur tissus dans ce local. Je voudrais aussi exposer êtes repartie à New York pour participer aux collections. Y a-t-il les travaux de brodeuses et couturières coréennes. Au rez-deune raison particulière à cela? chaussée, je pourrais vendre des étoffes très variées comme le Yoon : Après avoir fait trois collections à Séoul, je me demandais coton artisanal coréen, du lin de provenance étrangère et des tiss’il fallait lancer une nouvelle marque ou aller aux collections de sus utilisés en broderie. Je rêve aussi d’ouvrir un atelier de travaux New York, et j’ai fini par faire la deuxième chose. Là, les acheteurs d’aiguille dont l’ambiance serait en même temps coréenne et exode Neiman Marcus et d’autres grands magasins célèbres se sont tique et dont on sentirait le parfum agréable en ouvrant la porte. tout de suite montrés intéressés. Il y avait aussi quelques problèmes, car s’ils appréciaient mes modèles, ils les trouvaient trop chers. Comme j’étais de mon côté dans l’impossibilité de baisser New York et Séoul les prix, nous avions du mal à trouver un compromis. Ce que j’ai Yoon Won-jeong, Styliste et directrice de la création chez Debb, Andy & Debb vécu à New York m’a convaincue qu’une nouvelle marque s’imCho Se-kyung : Andy & Debb est apparu à la fin des années 1990, posait, car j’ai découvert qu’il existait une forte demande de vêteune époque dominée par la jupe droite de coupe stricte, les chausments contemporains, que ce soit à New York ou ailleurs. Les sures à talon plat de Ferragamo Vara, les barrettes à cheveux enseignements que j’en ai tirés m’ont été précieux pour rechercher Koreana ı Hiver 2012
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« Les vêtements des créateurs coréens ne trouvent pas beaucoup de débouchés. Les réseaux de vente se sont certes beaucoup diversifiés ces temps derniers, grâce aux boutiques en ligne ou multimarques, mais cela reste insuffisant.
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Les rayons des grands magasins sont depuis longtemps envahis par les marques étrangères».
part entière. un nouveau concept et créer une Yoon : Petit à petit, les choses deuxième marque. Avant, nous s’améliorent. Cela ne fait aucun fabriquions tout à Séoul et faidoute. Les services concernés de sions nos défilés à New York, la Ville de Séoul tirent des leçons mais cela nous imposait beaudes manifestations visant à faire coup de contraintes, surtout pour connaître les créateurs coréens la recherche d’un local adéquat. dans le monde, ce qui a permis À mon retour en Corée, j’ai enfin certains progrès. Année après pu faire tout ce que je voulais. année, les collections de Séoul Cho : Tout de même, étant attirent toujours plus de grands donné la structure de distribunoms parmi les acheteurs étrantion, les créateurs doivent engagers et les représentants de la ger de grosses dépenses pour presse spécialisée. S’il y avait se présenter sur les marchés une bonne coordination de leur étrangers. Cela doit faire peser programmation avec celle des de lourdes responsabilités sur quatre plus grandes collections leurs épaules. mondiales, elles seraient touYoon : Les vêtements des créajours plus fréquentées, mais teurs coréens ne trouvent pas aujourd’hui elles leur font suite beaucoup de débouchés. Les de quelques semaines, alors l’inréseaux de vente se sont certes térêt est déjà retombé. beaucoup diversifiés ces temps derniers, grâce aux boutiques Équipe de créateurs composée du couple propriétaire d´Andy & Debb, Yoon en ligne ou multimarques, mais Won-jeong (tout à gauche) et kim Seok-won cela reste insuffisant. Les rayons des grands magasins sont depuis longtemps envahis par les marDes traits asiatiques dans les défilés ques étrangères et je dois faire partie des dernières générations internationaux de créateurs coréens à y avoir un stand. Pour les jeunes débutants, Lee Hyun-yi, Mannequin c’est pire encore. Outre qu’ils doivent répondre aux commandes, il Cho Se-kyung : Personne n’ignore que l’Asie se fait depuis quelfaut qu’ils sachent pressentir le succès de tel ou tel modèle avant ques années beaucoup plus présente à l’échelle mondiale dans la de lancer sa production en assumant la part de risque que cela mode. Des stylistes asiatiques tels qu’Alexander Wang, Phillip Lim comporte en cas d’erreur d’appréciation. ou Thakoon connaissent le succès et il arrive souvent de voir des Cho : Peut-on sortir de ce cercle vicieux? mannequins asiatiques participer à des défilés et campagnes publiYoon : Il faut développer et ouvrir davantage le marché intérieur. citaires, alors que c’était rarement le cas autrefois. Votre réussite Les méthodes de travail restent très coréennes et dans l’éventuaest également impressionnante. Comment êtes-vous devenue lité d’une demande étrangère, la communication passerait mal. De mannequin? plus, les grands acheteurs étrangers boudent la Corée, ce qui pose Lee Hyun-yi : J’ai commencé par participer en 2005 au concours de un gros problème. Cho : Les collections sont une vitrine de la mode. Les créateurs en top-models qu’organise la chaîne de télévision SBS. En ce tempsproduisent une à chaque saison, puis les acheteurs des grandes là, des mannequins coréens comme Song Kyung-ah ou Han Hyemaisons y font leur choix et les magazines de mode présentent jin débordaient de travail à l’étranger et il n’y en avait pas assez en les dernières tendances au public. Mais à Séoul, les collections Corée. Mais comme on recherchait de nouveaux types de visages, demeurent des « défilés » et ne constituent donc pas un marché à j’ai tout de suite commencé à faire des photos pour Vogue , Elle et
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« Il m’arrivait de devoir répéter très tôt le matin pour des défilés où je ne portais que des modèles en drap mince. Aujourd’hui, les collections de Séoul ont atteint un niveau international,
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tant par la qualité des modèles que par la façon de les présenter ».
regrets ? Harper’s Bazaar , sans avoir vraiLee : Au début, je n’avais pas ment fait mes débuts, ce qui m’a vraiment l’intention de travailler lancée. En janvier 2008, j’ai eu à l’étranger. L’occasion s’en est un coup de fil d’une personne de présentée tout à fait par hasard New York qui avait vu le presset j’en ai profité autant que j’ai book que mon agence lui avait pu. Je suis devenue mannequin envoyé et j’ai donc pu entreprenparce que j’aimais évoluer sur les dre une carrière internationale. podiums. C’est pourquoi je me J’en suis maintenant à ma quasens beaucoup plus heureuse trième saison à l’étranger. et enthousiaste dans les défilés Cho : Vous étiez un top-model en que lors des séances de photo. Corée, mais à l’étranger, vous Les quatre grandes collections avez dû repartir à zéro. Qu’est-ce de Paris, Milan, Londres et New qui a été le plus difficile ? York se situent à un tout autre Lee: Je n’arrêtais pas de me dire niveau. Pour moi, c’était sublime : « Mais qu’est-ce que je fais ici? » de marcher sur le podium lors J’avais quantité de problèmes de ces défilés. Maintenant, je ne auxquels je ne trouvais pas de pars pas pour l’étranger toutes solution, malgré tous mes efforts. les saisons, mais à chaque fois, On disait que les mannequins des clients font appel à moi pour asiatiques étaient de plus en plus leur publicité, par le biais d’une demandés, mais il y avait tout de agence étrangère avec laquelle je même une majorité d’OccidenLe mannequin Lee Hyun-yi (devant à droite) participait à la campagne suis toujours en contact. tales, et comme toujours, pas de publicitaire mondiale de la marque de luxe Brunello Cucinelli. Cho : Comment expliquez-vous travail pour moi. Un jour, mon que vous soyez demandée à l’étranger? agent m’a appelée pendant les collections de Paris et je suis allée à Lee : Je pense que c’est dû à mon physique typé. Il y a une tendanune séance de casting pour une certaine marque. J’ai attendu debout ce à cataloguer les mannequins asiatiques, alors que nous avons pendant près de deux heures, puis un responsable de la marque est toutes des traits distinctifs. Pour reprendre les mots du photogravenu, m’a regardée et m’a annoncé : « Pas d’Asiatique ! ». À chaque phe Steven Meisel, j’ai un style « distingué » que l’on ne retrouve fois, il fallait attendre vingt à trente minutes au moins. Quand j’étais pas chez les autres mannequins d’Asie. choisie, cela ne me dérangeait pas, mais quand on se heurte sans Cho : En sept années de travail dans la profession, avez-vous arrêt à des refus, on s’en lasse bien vite et on devient négatif. constaté des évolutions dans la mode coréenne ? Cho : J’ai entendu dire que vous êtes très recherchée chez cerLee : Bien sûr que oui. Quand j’ai débuté aux collections de Séoul, tains couturiers. il m’arrivait de devoir répéter très tôt le matin pour des défilés où Lee : Dans ma carrière, c’est Jean-Paul Gaultier qui m’a vraiment je ne portais que des modèles en drap mince. Le défilé était prévu donné ma chance. Il m’a embauchée non seulement pour ses défipour le soir, mais les vêtements n’étaient même pas prêts le matin lés, mais aussi pour ceux d’Hermès, où il était directeur de la créa! De plus, le produit fini qui m’arrivait quelques heures plus tard tion. De plus, ces dernières saisons, j’ai régulièrement travaillé était bizarrement fait et peu agréable à porter. Aujourd’hui, ce n’est pour les campagnes publicitaires de Brunello Cucinelli. plus du tout le cas. Les mannequins essayent tellement de vêteCho : Certains disent qu’un mannequin asiatique a du mal à s’imments qu’ils sont capables d’en déceler les moindres différences poser sur plus de trois saisons d’affilée. Vous avez travaillé à l’inet tant par la qualité des modèles que par la façon de les présenter, ternational quatre saisons successives, mais aujourd’hui, vous les collections de Séoul ont atteint un niveau international. passez le plus clair de votre temps à Séoul. En avez-vous des Koreana ı Hiver 2012
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Rubrique spéciale 4
Le style de Séoul De Myeong-dong, autrefois centre de la mode et aujourd’hui quartier commercial aussi prisé
des touristes que des Séoulites, à Garosugil et ses innombrables boutiques et cafés branchés, en passant par Hongdae, et sa liberté d’esprit et de genres, la capitale est une pépinière de créateurs de mode que parcourent les consommateurs à la recherche des dernières tendances. Cho Yoon-jung Rédactrice en chef adjointe à Koreana ; Professeur à l’École d’Interprétation et de Traduction de l’Université féminine d’Ewha Ahn Hong-beom Photographe
Un bâtiment abritant cafés et boutiques de mode, à l’entrée de Garosugil. Ouvert sur l’extérieur, il est tout de suite remarqué par les passants et s’intègre très bien au cadre du quartier.
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1. Le Parc Dosan, où s’élève la statue du combattant pour l’indépendance An Chang-ho, offre un décor très apprécié pour les photos de mariage ou les tournages. 2. Des touristes entourent Choi Si-won, un membre de Super Junior, lors de son passage à Garosugil, où viennent beaucoup de vedettes.
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ur une célèbre photo de Lim Eung-sik, on voit de dos une jeune femme en short blanc en train de marcher dans les rues de Myeong-dong derrière une vieille dame en hanbok à fleurs qui se déplace avec peine. Cette vue date de l’année 1954, où la Corée venait de sortir de la guerre et où on cultivait encore les champs à Gangnam. Dans les années 1960, Myeong-dong allait peu à peu se transformer en un quartier de mode sans pareil dans tout le pays. Les jeunes filles de bonne famille venaient y acheter un tailleur ou se faire faire des mises en plis et en sortant de chez le coiffeur, elles poussaient des cris quand s’approchait un mendiant aux mains sales qui auraient pu tacher leurs vêtements.
« milieu de Séoul », que l’argent circule le plus, que l’immobilier est le plus cher et que passent le plus grand nombre de gens.
Garosugil sur les devants de la scène de la mode Aujourd’hui, à Séoul, il n’y a pas plus branché que Garosugil. Le quartier voisin d’Apgujeong-dong, qui était le précédent tenant du titre, le lui a cédé en raison de la flambée des loyers qui était la rançon de sa gloire et a chassé les grands noms de la mode. Par ses consonances harmonieuses, ce nom est plus romantique que par son sens littéral, qui peut se traduire par « rue bordée d’arbres » et de fait, Garosugil est non seulement branché, mais aussi plein de charme romantique. Cette rue, qui s’étend sur à peine sept cents mètres entre la staMyeong-dong, quartier commercial à succès tion de métro Sinsa et le Lycée Hyundai, abrite quantité de minusPendant des dizaines d’années, Myeong-dong a été réputé pour cules boutiques et cafés sur les deux trottoirs d’une petite rue à la grande variété de ses articles de mode. Dans les années 1970 et double sens de circulation. Il y règne une 1980, c’était le royaume des magasins de ambiance un peu exotique créée par la chaussures aux vendeurs habillés comme dominante blanche ou claire de ses boutides serveurs et des petits magasins de ques à auvent bleu, menuiseries noires et tailleurs sur mesure. La décennie suivante noms anglais, qui possèdent pourtant touallait voir arriver en masse des marques tes leur caractère propre. C’est le cas de nationales comme Time, Mine, System, ce petit magasin tout rouge qui, aux confins Deco, Chatelaine ou Non No. Aujourd’hui, d’Apgujeong, propose une collection de c’est la « mode rapide » qui règne en maîtee-shirts punk accrochés devant la porte, tre avec des marques aussi bien étrangètandis que sur le trottoir d’en face, la boutires, comme Zara ou H&M, que coréennes, que-café Around the corner, aux boiseries telle Eight Seconds, aux côtés des articles peintes en rouge qui donnent l’impression de Dongdaemun aux noms de marque qu’il n’y a pas de murs, côtoie le très grand inconnus mais aux délais de production et café sans étage Coffee Smith, qui semble fourniture toujours plus courts. lui aussi dépourvu de murs, et le magasin Plus omniprésents encore, les magacoréen de « mode rapide » Eight Seconds, sins de produits de beauté tiennent le qui loge on ne sait trop pourquoi dans un haut du pavé dans ce lieu de grande fré3 bâtiment de style Tudor. quentation. Ciblant les jeunes, leur straté3. Des touristes étrangers s’accordent une pause Selon le moment de la journée, la foule gie publicitaire fait appel à des chanteurs après leurs emplettes. des clients n’est pas la même. En règle K-pop ou des vedettes de cinéma comme générale, les matinées sont calmes jusqu’à midi, puis le quartier Kim Hyun-joong, Shinee, Song Jung-gi, TVXQ ou Jang Geun-suk, commence à s’animer. Mères à poussettes et femmes au foyer des qui posent respectivement pour les marques The Face Shop, classes moyennes s’installent dans l’un de ses débits de boissons Etude, Tony Moly, Misha et Nature Republic, pour n’en citer que pour y boire leur premier café tout en observant les photographes qui quelques-unes. Devant la porte, des vendeuses interpellent les prennent en photo les mannequins inconnus des cyberboutiques en touristes en japonais ou en chinois en leur glissant des échantillons train de poser en tenant un café d’une main et un grand sac de l’autre. dans la main pour les inciter à entrer regarder, voire en entraînant Au fur et à mesure que la journée avance, arrive une foule plus par le bras les plus distraits de ces clients potentiels, non sans projeune composée d’étudiants, de publicitaires, de journalistes et de voquer quelques réactions de surprise. professionnels de la mode parmi lesquels figurent un bon nombre Voilà déjà longtemps que le centre de la mode s’est déplacé vers de mannequins de cyberboutiques et acheteurs venus de toute la le sud de la capitale, plus exactement à Gangnam, où il s’est sucville... Ces temps-ci, les touristes accourent toujours, attirés par ce cessivement installé dans le quartier d’Apgujeong-dong et la rue fameux « Gangnam style » que tous veulent voir ou acheter, quelle de Garosugil. Le nord de la ville a vu se développer des lieux branque soit la réalité qu’il désigne. chés comme Itaewon ou Hongdae, qui se situe dans le quartier de Ce qui a fait le succès de Garosugil, c’étaient au départ les bouSinchon, en face de l’Université Hongik. Il n’en demeure pas moins tiques de jeunes stylistes de mode et les magasins proposant des que c’est à Myeong-dong, dont le nom signifie littéralement le Koreana ı Hiver 2012
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marques étrangères. Aujourd’hui, on y trouve un peu de tout et s’y mais en revanche, on n’aurait pas imaginé y trouver les commercôtoient des produits chers et bon marché venant de créateurs ces de haute couture qui font toujours plus sa renommée. inconnus ou de grands noms comme Kate Spade, des magasins de Et pourtant, ils sont d’une telle discrétion qu’ils passeraient « mode rapide » tels que Zara et Fashion 21, mais aussi de charpresque inaperçus. Au bout de sa rue principale en T qui commenmantes petites boutiques proposant exclusivement des articles ce à l’entrée du parc, de petites ruelles s’étendent jusqu’à l’arrière provenant du Marché de Dongdaemun, ou d’autres encore d’un du quartier d’Apgujeong-dong. Les boutiques y sont moins voyanstyle plus excentrique comme A-Land, où l’on peut aussi bien voir tes qu’à Cheongdam-dong, où les vitrines tape-à-l’œil des stylistes un chemisier rose imprimé à chats bleus que des mocassins pour coréens et des grandes marques internationales se font face de homme en paille multicolore. Certes, ce que l’on vend à Garosugil part et d’autre d’un carrefour. se vend aussi en général dans d’autres quartiers de la ville, mais Au Parc Dosan, les commerces de prestige, moins nombreux, ceux qui possèdent le fameux « Gangnam style » ne se soucient comprennent le magasin Hermès et sa façade à dorures, celui guère du qu’en-dira-t-on sur leur tenue, même si elle associe des de Ralph Lauren à dominante neutre et enfin une boutique Rick vêtements de style différent de manière excentrique. Owens où seul est exposé en vitrine, sur un piédestal en béton, un Le soir, Garosugil se remplit d’élégants, hommes en costubuste de Rick Owens, chevelure flottant au vent. Les ruelles recème ajusté ou pantalon court et tee-shirt, femmes en minijupe à la lent des marques comme Ann Demeulemeester et Paul Smith, coupe évasée de rigueur et corsage de soie qu’abrite un petit immeuble blanc aux ou en blue-jean très près du corps, portant courbes modernes, ainsi que Marc Jacobs, chaussures à très hauts talons et petit sac dont le bâtiment a un perron flanqué de à main. Tous arpentent ce petit bout de rue deux petites statues en pierre représentant qu’inonde la musique entraînante des coml’animal mythologique léonin dit haetae merces et où « l’eau est bonne », comme en coréen. Entre ces deux derniers comon le dit en coréen d’un endroit fréquenté merces, s’intercalent plusieurs boutiques par les branchés chic. L’atmosphère est et cafés de plus petite taille comme C.P tout imprégnée de désirs d’évolution de Company, Vecchia & Nuovo, Artisee et My carrière, d’achat de voitures rapides ou Ssong, ainsi que le restaurant de l’acteur de réussite dans le domaine du show-biz. Bae Yong-jun Gorilla in the Kitchen, et des Ceux qui investissent les lieux sont pour salons de beauté et de coiffure fréquentés moitié des habitants de Gangnam, auxpar les célébrités. quels s’ajoutent des gens venus d’autres Les commerces de prestige n’acquartiers pour parcourir eux aussi cette rue cueillent guère la foule et n’ont pas pour célèbre. De la jeune fille vendant ses sacs vocation de le faire, le luxe authentique de contrefaçon à la sauvette à l’étudiant au devant s’accompagner d’une impression 1 physique agréable proposant ses boucles de calme sélect. Comme le soulignait fort 1. Dans la rue principale de Cheongdam-dong, d’oreilles bon marché sur un étal ambulant, justement un professionnel du secteur, les s’alignent les boutiques des plus grandes marques ce sont autant d’aspirants acteurs en puismarques les plus célèbres sont disponimondiales du luxe. 2. Le quartier du Parc Dosan accueille aussi de gransance, comme il s’en trouve dans toutes les bles dans les grands magasins coréens. des boutiques de luxe. grandes villes du monde. Les boutiques de luxe ont surtout pour but 3. La boutique Andy & Debb, dans le quartier d’Apgujeong-dong Pendant qu’une dame à pette robe d’exposer des articles. Leur clientèle n’est noire classique à pois blancs et boupas visible de la rue, mais on devine sa précles d’oreilles en diamant examine de derrière ses grossence aux ronronnements de moteur des conduites intérieures de ses lunettes noires le sac en similicuir imitation peau d’autruhaut de gamme et aux allées et venues des grosses voitures noiche de l’un des étals, la jeune marchande souffle dans son dos : res où prennent place chanteurs et vedettes de télévision. On y voit « Mais regardez-moi ça ! Elle est du genre à pouvoir s’offrir du vrai rarement ces jolies femmes aux grands sacs en bandoulière paset elle achète du faux. Quel luxe ! Ce que j’aimerais être comme ça, sés aux deux épaules, comme au cinéma. moi aussi, un jour ! ». Mais bien sûr, il y a aussi les habitants du quartier qui font une petite promenade après le café, les jeunes livreurs en short et cardigan qui roulent à fond de train sur leur moto, et au bout de la Le Parc Dosan et Cheongdam-dong, artères de la mode rue Dosandae-ro, un groupe de vieux coursiers qui préparent les haut de gamme paquets à livrer, ou encore ces jeunes cadres réunis pour un déjeuQuand on arrive dans le quartier du Parc Dosan, la première ner d’affaires dans un café. chose qu’on y voit est son parc, comme on pouvait s’y attendre,
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Arts e t cu l tu re d e Co ré e
Certes, ce qui se vend à Garosugil se vend aussi en général dans d’autres quartiers de la ville, mais ceux qui adoptent le fameux « Gangnam style » ne se soucient guère du qu’en-dira-t-on sur leur tenue, même si elle associe des vêtements de style différent de manière excentrique.
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endant la journée, les robes de mariée semblent perdre de leur blancheur au soleil et avec la poussière que soulève la circulation dense de cette rue à six voies. Jamais on n’imaginerait qu’il s’agit de la célèbre rue des boutiques de robes de mariée, qui s’étend dans le quartier d’Ahyeon-dong entre la station de métro Ahyeon et celle de l’Université féminine d’Ewha, car elle ne semble guère différente des autres artères de cette grande ville. Mais le soir venu, quand s’allument ses vitrines, les robes illuminent la rue de leur longue traînée d’un blanc éclatant entrecoupée par intervalles de devantures de magasins de hanbok traditionnels. L’histoire des lieux remonte à l’année 1969, qui a vu le magasin Sijip Ganeunnal (jour des noces) ouvrir ses portes non loin de la passerelle d’Ahyeon-dong. Au fur et à mesure que se répandaient les mariages à l’occidentale, la clientèle y accourait des universités voisines d’Ewha, Yonsei et Sogang. Les magasins de ce type se sont alors multipliés pour finir par former un véritable petit village. À l’époque faste des années 1980 et 1990, ils étaient plus de deux cents qui s’alignaient de part et d’autre de la rue et répondaient à plus de la moitié de la demande à l’échelle nationale. Ce n’est plus le cas aujourd’hui car beaucoup de ces magasins ont vu leurs affaires baisser considérablement, surtout en raison du succès croissant de leurs concurrents de Gangnam et de la formation d’organisateurs professionnels de cérémonies de mariage. Malgré tout, cette rue d’Ahyeon-dong n’a toujours pas son pareil pour le nombre de modèles qui y sont exposés. L’Association du village du mariage de Mapo a entrepris de faire revivre l’époque de gloire de la rue en la modernisant et en recourant au cybermarketing. Une période de transition semble s’être amorcée car on voit aussi des boutiques roses, blanches ou violettes à fausses tourelles évocatrices des années 1980, à côté de boutiques plus anciennes aux devantures rénovées qui se déclinent en une palette d’élégants tons neutres et adoptent un style minimaliste. Dans l’une d’elles, ce ne sont que robes généreusement garnies de jabots blancs vaporeux, scintillantes robes de scène jaunes, bleues ou vertes, tandis qu’une autre présente en vitrine une unique robe ivoire taillée très près du corps, au haut tout en dentelles d’une grande qualité. Les futures mariées parcourent les lieux en compagnie de leurs mères, sœurs ou amies en faisant la grimace et en se plaignant quand elles n’en trouvent aucune à leur goût, mais en poussant un soupir de soulagement dès qu’elles ont déniché celle qui leur convient, car après tout, une seule leur suffit.
Rue des robes de mariée, quartier d’Ahyeon-dong
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de sport situé sur le trottoir d’en face. Toutes les fins de semaine, c’est là que se tient un marché aux puces accompagné de spectacles improvisés. Sur tout un côté du terrain, s’alignent des étals ambulants de type normalisé, comme l’exige la municipalité, et des ampoules à incandescence jettent leur éclat sur une marchandise variée et multicolore : étuis de téléphones portables, serre-tête, boucles d’oreille, chaussettes, foulards et boissons non alcoolisées aux couleurs pâles conditionnées en sachet en plastique En prenant la ruelle qui commence au terrain de jeu, on se retrouve un peu plus loin devant un étonnant paysage qui évoque les paroles d’une chanson de Malvina Reynolds : « Little boxes / on Hongdae et sa sous-culture urbaine pleine de vie the hillside … ». Le quartier de Hongdae se situe sur l’autre rive du fleuve. À la S’il n’y a ici pas trace de colline, les boutiques de cette rue appetombée de la nuit, on croirait qu’il s’y passe quelque chose d’exceplée « Rue du parking » (Juchajang-gil) semblent empilées les unes tionnel en voyant la marée humaine qui monte en se bousculant de sur les autres, comme si le rez-de-chaussée et le dernier étage la sortie numéro neuf de la station de métro. En fait, c’est le quarne faisaient pas partie du même tier lui-même qui a tout d’exceptionimmeuble. Elles peuvent être situées nel, avec ses innombrables boutien entresol ou à l’étage. Les boutiques, cafés, bars et galeries témoiques qui se trouvent dans ces boîtes gnant à divers degrés de l’influence débordent de différents articles de de ces musiques et arts indie qui mode du dernier cri, quand elles ne font la renommée des lieux. se spécialisent pas dans un produit Une foule hétéroclite et pas fordonné, par exemple sacs, chaussetcément jeune se presse dans ce tes, tee-shirts, accessoires de coifquartier. La vie culturelle s’y est fure ou même lacets de chaussudéveloppée au début des années res. Entre ces boutiques de mode, 1990, avec l’arrivée de nombreux s’éparpillent quelques baraques de musiciens indépendants et artistes, 2 tatouage et de voyance où on dit la pour la plupart anciens étudiants de 1. Dernière touche apportée aux robes d’une boutique de la rue des bonne aventure de manière tradil’Université Hongik, plus exactement robes de mariée d’Ahyeon-dong. tionnelle ou en tirant les cartes, ainsi de sa célèbre faculté des beaux2. Juchajang-gil (la rue du parking) située dans le quartier de Hongdae, où la mode éclectique de Séoul s’affiche dans les rues. que des magasins où les piercings arts. Déjà, les gens venaient de tous qui sont réalisés ne le sont pas sur les coins de Séoul pour assister aux les oreilles. concerts de rock qui se déroulaient dans les cafés ou écouter la En bas de la rue, au niveau d’un parking, d’élégantes boutiques musique tonitruante de bars techno nommés de Drug ou Baljeonso se font face entre les rangées de voitures. On y trouve en géné(centrale électrique), où éclairage et sièges étaient presque inexisral des articles assez coûteux signés de jeunes créateurs coréens, tants. Ceux qui ont créé ces lieux ou les ont fréquentés sont mainmais aussi quelques marques étrangères. Un énorme immeuble tenant des quadragénaires à l’esprit toujours jeune. de verre abrite un noraebang appelé Prince Edward et de la rue, Aujourd’hui, c’est là que se concentrent les produits de la souson peut voir les clients plastronner, se pomponner ou hurler des culture urbaine et de la mode masculine. On y croise des adoleschansons avec émotion. Les ruelles sont bordées de minuscucents en jean noir très ajusté et veste kaki, frange sur les yeux et les boutiques dénommées My brown bag ou Carrie’s Closet, mais guitare au dos, des rockers jeunes et moins jeunes arborant botaussi de restaurants aux enseignes marquées des mots Bap (Riz), tes noires, chemise à carreaux et gilet de cuir, ou ces punk à crête Sul (alcool) ou Dalbit Doeji (Cochon au clair de lune), ce dernier iroquoise teinte en rouge ou jaune vif, et même des grunges qui étant spécialiste du porc grillé. Leur nom est parfois très prosaïdétonnent dans une ville dont les habitants sont réputés pour leur que, comme celui de GopchangJeongol, qui signifie ragoût de triprésentation impeccable. On peut y voir aussi de jeunes hommes pes de bœuf, mais qui est en fait celui d’une brasserie. branchés en corsaire et cardigan, cheveux attachés en un petit Ce dédale de petites rues aboutit enfin à l’une des rues principachignon haut à la manière de leurs lointains ancêtres. les situées sur le pourtour de Hongdae, avec ses jeunes hommes Ce flot humain longe un café Starbucks et diverses autres succoiffés de leur bonnet de laine et ses jeunes filles traînant leur Doc cursales de grandes chaînes, puis l’entrée de l’Université HonMartens jusqu’à la station de métro. gik, haut lieu incontournable du quartier de Hongdae et un terrain Dans le parc, la statue en bronze argenté du combattant pour l’indépendance An Chang-ho, qui avait pour nom de plume Dosan, s’élève au bout d’une rue animée qui s’étend à l’est et semble faire pendant au buste de Rick Owens qui se dresse à l’autre bout du quartier. S’ils composent un spectacle un peu anachronique, ils ont l’air de monter la garde aux deux extrémités du Parc Dosan et d’exhorter la jeunesse, selon la phrase de Dosan inscrite sur la plaque : « Jeunes gens de Corée, préparez-vous à de grandes causes ! »
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ENTRETIEN
Lee Youn-taek,
« guérillero culturel » du théâtre coréen Figure clé des arts du spectacle contemporains en Corée, Lee Youn-taek réunit en une seule et même personne les métiers de dramaturge, directeur artistique et professeur d’art dramatique. Il propose avec un égal succès de nouvelles interprétations du répertoire étranger en les situant dans un contexte coréen et des adaptations à la scène de spectacles traditionnels où il fait montre d’une brillante inventivité. Kim Moon-hwan critique de théâtre | Ahn Hong-beom Photographe
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epuis quelque temps, le grand homme de théâtre Lee Youn-taek est plus pris que jamais par la direction artistique d’un festival de théâtre qui se déroule à l’occasion du centième anniversaire de la mort d’August Strindberg. À l’affiche de cette manifestation qui a débuté le 14 septembre dernier et prendra fin en janvier 2013, figurent plusieurs pièces de théâtre représentées dans quatre salles, dont le Théâtre du guérillero, ainsi nommé parce que son directeur, Lee Youn-taek, est souvent qualifié de « guérillero culturel » dans la presse. C’est dans cette salle située à Hyehwa-dong, un quartier du centre de Séoul, que nous nous sommes retrouvés. Pour comprendre ce qui lui a valu ce surnom, il convient de retracer son parcours artistique.
Le « guérillero » des arts du spectacle coréen Né à Busan en 1952, Lee Youn-taek a très tôt fait preuve de grandes dispositions pour les études, qu’il a donc pu effectuer dans les meilleurs collège et lycée de cette ville. C’est à l’Institut des Arts de Séoul qu’il a choisi de les poursuivre, mais il allait les arrêter peu après y être entré. De retour à Busan, il ouvre alors un petit théâtre indépendant, mais connaît rapidement des difficultés financières. Pour subvenir à ses besoins, il enchaîne les petits emplois dans les villes méridionales de Masan, Miryang et Chungmu et travaille même un temps dans un bureau de poste. Il lui faudra attendre 1979, année de ses vingt-sept ans, pour se faire un nom en poésie grâce à la parution de ses textes dans une revue littéraire. Par la suite, s’y ajouteront de nouveaux poèmes et des critiques littéraires, puis ce sera le journalisme au quotiden régional Busan Ilbo , mené de front avec la publication d’un recueil de poèmes et d’essais critiques. En 1986, alors que nombre de petits théâtres sont contraints de fermer pour des raisons financières, Lee Youn-taek quitte son emploi de journaliste pour ouvrir une salle et créer une troupe. Après s’être centré dans les premiers temps sur la mise en scène de drames, il se consacrera toujours plus à un travail expérimental destiné à l’adaptation moderne de spectacles traditionnels coréens. Ce travail suscite alors un intérêt croissant dans les milieux séouliens de l’art et de la critique et atteint donc l’effet recherché de « rébellion contre l’hégémonie culturelle de la capitale », selon ses propres termes. Les années passeront, puis il s’essaiera aussi à la rédaction de scénarios de feuilletons télévisés et à la création pour le cinéma, réalisant même des versions filmées de ses pièces. Pour la presse, cet artiste polyvalent et rebelle tient du « guérillero culturel », une appellation qui n’est pas pour déplaire à l’intéressé puisqu’il en a fait l’enseigne de son théâtre. Il entend la
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Lee Youn-taek dirigeant les comédiens du Théâtre en plein air de Seongbyeok (Forteresse) au Village du Théâtre de Miryang.
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revendiquer toujours plus dans ses œuvres en y poursuivant expériences et innovations. Artiste résolument moderne, il se livre à l’introspection et à l’étude des thèmes centraux de la déconstruction et de la reconstruction, que ce soit dans ses pièces, ses poèmes ou ses critiques. En suivant cette voie, il affirme s’être affranchi des conventions de l’art dominant et de l’hégémonie culturelle pour ne conserver que ce qu’il y a de plus pur dans l’art et la littérature. Dans ce domaine, il dénonce aussi la suprématie qui s’exerce au détriment des cultures régionales. « Busan est pourtant la deuxième ville coréenne, mais la capitale dicte sa loi en matière culturelle », déplore-t-il. Refusant cet état de faits, il s’inscrit en faux contre la culture dominante en s’engageant sur le terrain et en restant attaché à ses racines. Tout en s’employant à défendre les traditions culturelles coréennes, il cherche à y rattacher, sur le plan théâtral, une expérimentation contemporaine d’avant-garde. En musique, il réalise de nouveaux arrangements à partir de vieux airs du répertoire traditionnel longtemps dédaignés par l’intelligentsia. Ce travail inlassable sur des spectacles de musique, des projets chorégraphiques et des festivals témoigne du goût réel qu’éprouve Lee Youn-taek pour l’échange avec le grand public, un besoin de communication qu’il a ressenti dès son plus jeune âge. Enfant, il vivait dans l’un de ces quartiers pauvres où sont parqués les laissés-pour-compte des grands projets d’urbanisme et où il était le seul élève d’un prestigieux collège à donner des cours particuliers. Il faisait venir les enfants et interprétait des pièces improvisées, d’où peut-être son goût particulier pour Bertolt Brecht, qui prônait la formation par le théâtre, ainsi que pour ses disciples Heiner Müller et Tadeusz Kantor. Pour sa part, Lee Youn-taek se définit lui-même comme un marxiste réformé ou comme un styliste, de même qu’il ne fait pas mystère de ses penchants pour Nietzsche et l’anarchie. Dans son adaptation de Mère Courage et ses enfants , de Brecht, dont il a repris la version originale, il a introduit des éléments des arts du spectacle traditionnels coréens et a procédé selon le même principe pour La classe morte de Kantor, rebaptisée Heojaebi Nori (Le rite des marionnettes, 1994). À cet égard, le nom de sa compagnie, la « Troupe de théâtre des rues », est très révélateur de son aspiration à faire évoluer le théâtre, mais aussi les arts du spectacle. En effet, il fait largement appel aux procédés du théâtre contemporain dans ses mises en scène de spectacles traditionnels. Tel est le cas d’Ogu, ou le rituel de la
Ogu, ou le rituel de la mort, une pièce écrite et mise en scène par Lee Yountaek (ci-dessus) et A Dream Play d’August Strindberg, du même metteur en scène et jouée dans un festival de théâtre commémorant le centième anniversaire de la mort du dramaturge suédois (à droite). Lee Youn-taek recherche constamment les moyens d’allier les arts du spectacle traditionnels coréens à une expérimentation contemporaine d’avant-garde
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Dans un décor bucolique, les artistes étudient et pratiquent l’art dramatique, faisant l’expérience d’un mode de vie collectif tout en se perfectionnant. Pour Lee Youn-taek, ce regroupement représente la communauté théâtrale idéale, car elle est avant tout composée d’individus qui y conservent chacun leur personnalité.
mort (1989), où il fait exécuter des cérémonies d’exorcisme du chamanisme à l’aide d’accessoires phalliques démesurés qui font référence à l’art du mime d’origine slovaque Milan Sladek. En témoigne également sa pièce Wonjeon Yuseo : une ballade d’il était une fois (2009), où la scène est jonchée de détritus évoquant les célèbres scénographies de Kantor, dans lesquelles celui-ci s’inspire de la théorie de Heidegger sur la distinction qui existe entre « chose » et « objet ». Pour ce metteur en scène polonais d’avant-garde, le mot français « emballage » désigne les opérations rituelles de pliage, reliure et fermeture. En recourant de manière créative à ces procédés « d’emballage » sur différents objets du décor, Kantor a voulu représenter l’idée de Heidegger qu’une chose peut être perçue en tant qu’action.
Itinérance ou sédentarité En mettant sur pied une communauté d’artistes à Miryang, une ville de la province du Gyeongsang du Sud, Lee Youn-taek a démontré son attachement à la vie locale. Après avoir loué les locaux d’une école primaire de village, il y a installé un groupe d’acteurs et de techniciens. Les artistes y apprennent et pratiquent l’art dramatique dans un cadre bucolique qui fait office de lieu de vie et de travail. Pour Lee Youn-taek, ce regroupement représente la communauté théâtrale idéale formée d’individus qui n’en conservent pas moins chacun leur personnalité. Lee Youn-taek a certes réalisé une adaptation de ses pièces au cinéma, avec le succès que l’on sait auprès de la critique, mais il n’en demeure pas moins très attaché à ses origines de dramaturge et de metteur en scène. Il a l’intime conviction que le théâtre a le pouvoir d’unir des inconnus au sein d’une même communauté. À la question de savoir si le mode de vie communautaire de son Village du théâtre de Miryang pourrait avoir suivi le modèle avant-gardiste du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, il le dément formellement car à ses yeux, le monde de l’art parisien est à caractère élitiste et participe de l’hégémonie culturelle en bénéficiant du soutien de l’État. Il compare plutôt sa compagnie à la troupe Bread and Puppet de l’Américain Peter Schumann ou à la Compagnia Dario Fo-Franca Rame italienne. Il a voulu faire revivre, en les actualisant, ces troupes de comédiens ambulants d’autrefois que l’on appelait namsadangpae en Corée. J’hésite pour ma part à lui demander si la communauté de Miryang perçoit une quelconque aide de la municipalité pour prendre en charge ses frais d’exploitation et une partie du budget des festivals de théâtre. Selon Lee Youn-taek, c’est le nomadisme qui est le mode de vie le mieux adapté à l’apprentissage et à la pratique du théâtre. Il espère voir un jour son Village du théâtre de Miryang transformé en musée vivant des arts du théâtre, conformément à ses aspirations. Pour Lee Youn-taek, il faut avoir été nomade avant de se fixer quelque part et de fait, sa Troupe de théâtre des rues n’est pas sans évoquer cette vie itinérante, puisqu’elle sillonne la planète pour se produire sur les scènes étrangères. Dès
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1990, elle donnait une représentation d’Ogu, ou le rituel de la mort à Tokyo, dans le cadre du Festival des arts du spectacle, et l’année suivante à Essen, lors du Festival mondial du théâtre, puis en 1992, elle a joué La famille sur la route au Théâtre La Mama de New York. En 1996, c’était au tour d’une adaptation de Hamlet présentée au Festival de théâtre de Rostov en 1996, et deux ans plus tard, cette même pièce et Ogu, ou le rituel de la mort à la Haus der Kulturen der Welt de Berlin. Enfin, il a représenté Eomeoni (Mère) au Théâtre Taganka à Moscou en 1999, Hamlet au Village Toga japonais en 2000, Mère Courage et ses enfants au Centre des arts du spectacle de Shizuoka en 2007 et il y a deux ans, Hamlet au Festival international Shakespeare, en Roumanie.
Le théâtre est un jeu sérieux En parallèle avec les tournées qu’il effectue de par le monde en compagnie de la Troupe de théâtre des rues, Lee Youn-taek poursuit un travail de recherche intellectuelle et artistique sur l’origine de sa production théâtrale. En 1996, lorsqu’il est arrivé au Lac Baikal où il venait participer au festival de Rostov, il raconte qu’il a soudain été glacé jusqu’aux os et frappé de stupeur comme s’il avait eu la révélation du sens de son existence. Les tombes en pierre qui sont éparses autour de cette étendue d’eau lui ont surtout fait une forte impression par la ressemblance frappante qu’elles présentaient avec les sanctuaires chamanistes anciens des villages de son pays. Cette découverte a été source d’une riche inspiration artistique. Par ailleurs, il déplore la coercition idéologique qui s’est exercée sur la création expérimentale en Corée en raison d’une idéologie nationaliste s’appuyant sur la partition de la péninsule. Si Lee Youn-taek s’apprête à fêter son soixantième anniversaire, il n’a rien perdu
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de la jeunesse et de la fraîcheur de son esprit et aujourd’hui encore, il confie qu’il sent se précipiter les battements de son cœur à la lecture des poèmes de Guillaume Apollinaire, de Paul Valéry et de Gottfried Benn ou à l’écoute des œuvres de Dmitri Chostakovich. Il veut atteindre le réalisme par des procédés postmodernes. Dans sa jeunesse, il a beaucoup subi l’influence de Yoo Duk-hyung, figure mythique du théâtre moderne coréen et président de l’Institut des arts de Séoul. Aux Etats-Unis, celui-ci s’était formé aux techniques d’éclairage scénique et à la mise en scène avant de retourner en Corée pour y entamer son œuvre expérimentale au début des années 1970. C’est grâce à l’inspiration que lui a insufflée son maître que Lee Youn-taek, comme il l’affirme lui-même, a été en mesure d’appréhender les rapports complexes qui unissent expression verbale et corporelle, scénario et interprétation.
1. Le critique de théâtre Kim Moon-hwan (à droite) a un entretien avec Lee Youn-taek au Théâtre du guérillero que dirige ce dernier à Hyehwa-dong, dans le centre de Séoul. 2. Spectacle en plein air au Village du théâtre de Miryang.
Ko re a n Cu l tu re & A rts
Si l’on se souvient que Yoo Duk-hyung a introduit Antonin Artaud dans le monde coréen du théâtre, on peut logiquement en déduire que Lee Youn-taek a aussi directement ou indirectement été influencé par les conceptions d’avant-garde de ce poète et metteur en scène français. Lee Youn-taek reconnaît s’intéresser de près aux travaux du Théâtre Living basé aux Etats-Unis. En revanche, il s’inscrit en rupture avec son aîné Oh Tae-suk, dont il tient à se démarquer malgré d’apparentes convergences de goûts et d’idées en matière de mise en scène. Outre l’écriture et la mise en scène, Lee Youn-taek a pour autre grande passion l’enseignement de l’art dramatique. En 1994, il a créé l’Institut de théâtre Uri qui forme des comédiens et a organisé des ateliers en Allemagne et au Japon, entre autres pays. De ces initiatives qui se sont avérées fructueuses, il a tiré des enseignements qu’il a rassemblés dans un ouvrage théorique intitulé Âme et matière . Selon lui, le théâtre est un « jeu sérieux » dont les règles reposent sur une perpétuelle prise de conscience de la vie et de ses tensions, de l’imagination et de la vitalité. Rappelant que l’on dit en Corée « respirer » pour désigner l’action de s’accorder une pause ou de s’évader du quotidien, il conseille aux comédiens de travailler au rythme lent de la respiration, qui fait inconsciemment se succéder expirations et inspirations. « Celui qui le fait prend conscience d’exister en tant que sujet par rapport au monde extérieur, et non d’objet obéissant aux réalités du monde extérieur. Ce faisant, il affirme son existence en tant que sujet de sa vie et objet de l’univers entier », déclare l’homme de théâtre. L’exceptionnelle valeur qui lui est reconnue dans cet art a conduit à lui confier plusieurs postes d’enseignant dans les Universités de Sungkyunkwan, Dongguk et Youngsan, ainsi que la direction artistique du Théâtre national de Corée. Aujourd’hui, il aspire à un moment de répit dans ses activités et a bien l’inten-
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tion de « respirer », en délaissant un temps la rédaction de scénarios et la mise en scène et en quittant Miryang pour s’installer au village de Doyo, près de Gimhae. Là, il souhaite se consacrer à la composition de poèmes, à l’adaptation de pièces de l’Antiquité grecque et à une réflexion sur l’histoire du théâtre coréen. Lee Youn-taek rêve aussi d’écrire une pièce pour enfants et c’est pour s’y préparer qu’il vient de suivre un cursus au Département de pédagogie de l’enseignement primaire de l’Université nationale de télé-enseignement. Cette nouvelle orientation s’explique certainement par le goût qu’il a toujours eu pour l’histoire. Il affirme s’être toujours intéressé au théâtre social en tant que déclencheur d’une réflexion sur les réalités socio-politiques, par opposition à un théâtre purement historique se limitant à relater des faits selon une perspective ou une appartenance idéologique purement individuelles. Par son brillant génie et son infinie polyvalence, Lee Youn-taek imprimera sa marque sur l’histoire du théâtre moderne coréen, celle du guérillero culturel de notre temps.
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ARTISAN
Le maître artisan Kim Kyk-chen
embellit le mobilier selon la tradition familiale Kim Kyk-chen (Kim Geuk-cheon) réalise avec art des accessoires métalliques qui donnent plus de caractère au mobilier traditionnel. À la tête d’une entreprise familiale qui se consacre au travail du métal depuis quatre générations, il perpétue une tradition plusieurs fois centenaire dans la fabrication d’accessoires pour meubles en étain-nickel. Cet artisanat ancestral particulièrement apprécié est une spécialité de la ville portuaire méridionale de Tongyeong. Park Hyun-sook Rédactrice occasionnelle | Ahn Hong-beom Photographe
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n Corée, les maisons d’autrefois comportaient des pièces à part pour les femmes et les hommes, cette pratique attestant de l’influence du confucianisme. Pour leurs occupants de sexe masculin, les meubles étaient simples et en petit nombre, conformément à l’austérité que l’on attendait d’un érudit confucianiste. Ceux des logements pour femme étaient en revanche très élégants, notamment dans la chambre à coucher. Le mobilier d’alors ayant en général des lignes simples et symétriques, celui des femmes se distinguait par la présence d’accessoires pour meubles dits duseok ou jangseok. Ces éléments décoratifs métalliques de fabrication artisanale avaient pour but d’apporter une touche d’élégance à ce mobilier par ailleurs très fonctionnel, ainsi qu’à d’autres articles de mesuiserie. Ils se composaient de divers métaux comme la fonte et l’étain, ou d’alliages de type étain-nickel (baekdong ) ou cuivrezinc (hwangdong ), chacun présentant ses avantages propres, comme les reflets argentés de l’étain-nickel qui rappellent le givre des arbres en hiver, ou l’éclat chaud du cuivre-zinc. Ces pièces métalliques n’ont pas pour seule vocation d’être décoratives, mais sont en fait des plus fonctionnelles à l’instar des charnières de porte (gyeongcheop ), cornières (gwissagae ), vis d’équerre (geomeolsoe ), poignées de porte ou de tiroir (deulsoe ) et plaques de cadenas (jamulsoe-apbatang ). Au côté simple et fonctionnel du mobilier pour homme, venaient s’ajouter, chez celui des femmes, des qualités décoratives qui n’enlevaient rien à son caractère pratique. C’est sous la dynastie Joseon (1392-1910) que cette fabrication traditionnelle a vu le jour et pris de l’essor pour atteindre son plus haut degré vers la fin de cette époque. Elle fut surtout prospère dans le sud-est du pays, en particulier à Tongyeong, qui se situe tout au sud de la province du Gyeongsang du Sud. Cette ville est aussi célèbre pour la fabrication de meubles à revêtement de laque noire naturelle et incrustations en nacre d’ormeau, de conque et d’autres coquillages. Fabrication traditionnelle coréenne, le mobilier laqué et nacré est depuis toujours apprécié pour la douceur de ses reflets. Les finitions qui y sont apportées consistent en l’adjonction d’accessoires composés d’un alliage étain-nickel très brillant et façonnés en formes de papillon, de fleur, de grue, de nuage, d’oiseau ou de prunier.
Le maître artisan Kim Kyk-chen possède une entreprise familiale qui fabrique des accessoires pour meubles en étain-nickel. Sa famille a vu se succéder quatre générations d’artisans chevronnés particulièrement renommés pour la fabrication de charnières métalliques en forme de papillon.
Une célèbre famille d’artisans de Tongyeong Aujourd’hui âgé de soixante-deux ans, Kim Kyk-chen est dépositaire de l’Important Bien culturel immatériel n°64 portant sur la fabrication des accessoires métalliques pour meubles, c’est-à-dire que c’est un duseokjang . Né dans une illustre famille d’artisans, il a été formé par son père à cet artisanat plusieurs fois centenaire dont les procédés complexes se sont transmis dans sa famille au fil des générations et qu’il perpétue à son tour fidèlement. Sous la dynastie Joseon, son arrière-grand-père Kim Bo-ik était l’un des Koreana ı Hiver 2012
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1. Kim Kyk-chen s’assure que la surface métallique est uniformément plane et lisse pour obtenir un éclat argenté. 2. Poignée d’un coffre en forme de chauve-souris. Les ailes déployées de l’animal ont la forme de deux carpes se faisant face.
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fournisseurs attitrés de la Cour et exerçait dans l’un des Douze ateliers du royaume. Ceux-ci avaient été créés en l’an 1604 pour fournir l’armée, quand le Quartier général de la Marine des Trois Provinces s’était établi à Tongyeong. Les meilleurs artisans du pays y avaient été recrutés pour fabriquer meubles, vêtements, ornements et autres articles. Aujourd’hui encore, ces ateliers assurent une fabrication de qualité, mais à petite échelle. Kim Chun-guk, l’aïeul de Kim Kyk-chen, faisait montre d’un si grand savoir-faire dans la fabrication d’accessoires pour meubles qu’il recevait des commandes des quatre coins du pays et que l’on avait pris l’habitude de parler avec une certaine tendresse des « œuvres métalliques de Chun-guk » à propos de ses articles. Kim Deok-ryong, son père, allait reprendre le flambeau de la tradition familiale tout aussi honorablement, par de splendides fabrications, tout aussi solides qu’ingénieuses, aux reflets d’argent étincelants et aux charmants détails. En 1980, ses talents d’exception lui vaudront d’ailleurs d’être nommé dépositaire d’un Important Bien culturel immatériel. Kim Kyk-chen se souvient : « Les dames qui raffolaient de ce que fabriquait mon père doivent avoir usé pas mal de paires de chaussures en caoutchouc à venir si souvent chez nous en acheter. Sur un coffre classique à trois niveaux, il y a entre trois cents et trois cent cinquante accessoires, ce qui représente beaucoup de travail. Au bas mot, il faut compter six à douze mois pour la préparation des alliages et la fabricaiton à proprement parler. Autrefois, les dames de la haute société qui faisaient fabriquer des accessoires décoratifs en métal pour leur mobilier allaient constamment voir les artisans pour les presser de terminer leur travail et s’assurer du meilleur résultat possible, et comme on le disait alors pour plaisanter, elles avaient bien usé six paires de chaussures en caoutchouc avant de prendre livraison du produit fini ». Son père travaillait le métal avec aisance, comme s’il était aussi tendre que de l’argile, se souvient Kim Kyk-chen. Ce qu’il faisait avait tant de succès qu’il avait toujours des commandes, non seulement de particuliers, mais aussi de fabricants de meubles de la région. Kim Kyk-chen a été embauché par son père à l’âge de vingt-cinq ans, alors qu’il venait juste de finir son service militaire.
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À cette époque, une vingtaine de jeunes travaillaient aussi à l’atelier. Pour répondre à l’afflux des commandes, il fallait souvent faire des heures supplémentaires, mais sans que la qualité des moindres détails ait à en pâtir. « Souvent, mon père nous recommandait de ne pas aller trop vite. Il nous disait de mettre tout le temps qu’il fallait pour arriver au résultat voulu avec le moins de retouches possible. Il ajoutait qu’en cherchant absolument à améliorer ce qui était fait, on ne pouvait obtenir qu’une qualité médiocre qui finissait par nuire à la beauté et à la fonctionnalité de la pièce. Il m’a appris qu’il faut avoir le souci du détail, même sur la plus petite pièce, ce que je n’ai jamais oublié », déclare-t-il.
La réalisation des alliages est la première étape Pour réaliser ses accessoires pour meubles, Kim Kyk-chen emploie un alliage à 70 % d’étain et 30 % de nickel. Aujourd’hui, des produits de qualité du même type sont très répandus dans le commerce, mais les artisans devaient les fabriquer eux-mêmes autrefois. L’artisan signale à ce propos : « Une trop forte teneur en étain provoque la décoloration, et en nickel, des cassures. Alors, il faut respecter exactement le dosage voulu. La réalisation d’un bon alliage était très importante car elle se répercutait sur la production de toute une année. Dans les années 1970 et 1980, quand mon père était encore en vie, nous faisions des cérémonies et des offrandes pour que l’année qui commençait soit propice à la fabrication. Les alliages se préparaient à la fin de l’automne ou en hiver à cause des très hautes températures du métal». Aujourd’hui, il arrive encore à Kim Kyk-chen de se charger luimême de cette opération pour des commandes spéciales. Il en explique le déroulement come suit : « On fait fondre les métaux à incorporer dans un creuset en graphite, à une température de 1300ºC, avant de les couler dans un moule cylindrique où ils se solidifient. Quand je vois s’entasser les barreaux de métal dans mon entrepôt, je suis aussi content de moi qu’un agriculteur qui moissonne son champ. Quand quelqu’un passe commande, je prélève le nombre adéquat de barreaux et je les chauffe pour les traArts e t cu l tu re d e Co ré e
2 © Suh Heun-gang
vailler au marteau et obtenir une plaque mince ». Selon les dimensions et la forme de l’article souhaité, il est d’usage de chauffer les barreaux de vingt à cinquante fois à 1 300ºC, puis de les marteler longuement. Voilà près de quarante ans que Kim Kyk-chen exerce son métier, mais à chaque fois qu’il travaille le métal, il sent les battements de son cœur se précipiter en pensant à ce qu’il va obtenir. Après avoir réalisé une plaque étain-nickel d’un demi millimètre à un millimètre d’épaisseur et d’une surface uniformément plane, on polit celle-ci à l’aide d’un couteau pour lui donner un éclat argenté. On place ensuite un gabarit sous cette plaque avant de la découper avec un outil rappelant un hache-paille, puis on creuse la surface au burin pour créer des reliefs. C’est alors le moment de graver au couteau, sur la face supérieure, des motifs décoratifs dans Koreana ı Hiver 2012
lesquels on pourra incruster un alliage cuivre-or ou cuivre-argent pour produire un effet raffiné. La gravure est suivie du perçage des trous où viendront s’insérer les clous, puis du lissage des extrémités à la lime et enfin de la réalisation, à l’aide d’un chiffon parsemé de débris de poteries réduits en poudre, de ce poli de surface qui donnera un reflet argenté au produit en étain-nickel. L’industrialisation de la Corée a presque fait disparaître la fabrication d’accessoires en étain-nickel pour meubles. Kim Kyk-chen évoque ces souvenirs : «Dans la famille, c’est mon arrière-grandpère qui a commencé à travailler l’étain-nickel. Mais dans les années 1970, quand presque tout le monde s’est mis à se chauffer avec des briquettes de charbon, le gaz qui s’en dégageait décolorait les accessoires en étain-nickel. Alors, on les a peu à peu remplacés par des articles en acier inoxydable, parce qu’il se décolore
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« Autrefois, les dames de la haute société qui faisaient fabriquer des accessoires décoratifs en métal pour leur mobilier allaient constamment voir les artisans pour les presser de terminer leur travail et s’assurer du meilleur résultat possible, et comme on le disait alors pour plaisanter, elles avaient bien usé six paires de chaussures en caoutchouc avant de prendre livraison du produit fini ».
moins au contact de l’oxyde de carbone. Et puis le charbon a cédé la place à d’autres types de chauffage et l’étain-nickel a retrouvé son succès, parce qu’il n’y a pas mieux pour les accessoires pour meubles étant donné son éclat, qui est presque aussi beau que celui du platine et sans commune mesure avec celui de l’acier inoxydable ». À Tongyeong, l’atelier de Kim Kyk-chen est situé derrière le Sanctuaire de Chungnyeol, qui renferme les tablettes votives du célèbre amiral Yi Sun-sin (1545-1598), dont les traces sont visibles un peu partout dans la ville. C’est dans ce modeste local d’une surface au sol de dix mètres carrés que l’artisan réalise ses accessoires pour meubles depuis maintenant trente-sept ans, comme son père, qui s’y consacrait encore juste avant sa mort survenue à l’âge de quatre-vingts ans. Vieux outils et décors en tout genre s’y transmettent d’une génération à l’autre depuis plus d’un siècle et font partie du patrimoine de cette illustre famille d’artisans. Plus tard, la relève sera assurée par le fils cadet de Kim Kyk-chen, Jin-hwan, qui travaille déjà aux côtés de son père après avoir étudié l’artisanat à l’université.
Le symbolisme de riches décors Outre qu’ils confèrent une plus grande solidité aux meubles, les accessoires métalliques fabriqués à la main donnent un plus bel aspect aux pièces grâce à leur éclat argenté. On a toujours affirmé que sur un meuble, la beauté des accessoires pouvait masquer les petites imperfections du bois. En outre, ceux-ci sont aussi jolis que des pétales de fleur tout en étant très solides et sur un meuble tel qu’une amoire, qui subit une usure normale, ce sont eux qui restent en parfait état. Comme le joailler qui transforme les pierres précieuses en magnifiques bijoux, l’artisan qui travaille le métal enjolive ses produits de riches décors gravés. Depuis l’Antiquité, ils sont plus de deux mille à avoir orné les accessoires pour meubles de leurs formes variées allant de la faune et de la flore, notamment illustrées par le papillon, la chauve-souris, la carpe, le chrysanthème, la jonquille et la fleur de lotus, à des lettres graphiques et formes géométriques. Kim Kyk-chen fait remarquer à ce sujet : « Les motifs gravés sur les accessoires pour meubles ont un sens symbolique. Ainsi, le papillon posé sur une fleur représente l’harmonie conjugale tandis que la chauve-souris est un symbole de chance et de fécon1
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1. Un accessoire pour meuble en forme d’exquis chrysanthème. Aussi délicats soient-ils en apparence, de tels accessoires métalliques sont si solides qu’ils « demeurent intacts même quand le meuble subit une usure normale ». 2. Un grand coffre en bois est embelli par divers accessoires métalliques fonctionnels, comme les charnières de porte, cornières, vis d’équerre, poignées de porte ou de tiroir et plaques de cadenas à motifs de papillon.
dité. Autrefois, les meubles qu’employaient surtout les femmes, en particulier les coffres à riz, étaient souvent munis d’un cadenas en forme de carpe pour plusieurs raisons. Comme celle-ci vit dans l’eau, on lui prêtait des pouvoirs contre les incendies et ses gros yeux ronds, parce qu’ils restent ouverts même pendant son sommeil, faisaient penser que les possessions des occupants de la maison seraient sous bonne garde. Ce poisson qui produit une multitude d’œufs lors d’une seule ponte symbolisait aussi la fertilité. Quant à sa bouche de petites dimensions, elle évoquait une trousse tout à fait close dont les objets de valeur ne peuvent pas tomber. Quant aux hommes, ils préféraient voir décorer leurs accessoires pour meubles de bambous, qui sont emblématiques de l’idéal confucéen de vertus morales telles que l’honneur, la loyauté, la piété filiale, la dignité ou l’intégrité. » L’une des spécialités de Tongyeong est la charnière métallique en forme de papillon annonciateur de bonnes nouvelles. Cet article a fait la renommée de la famille de Kim Kyk-chen, qui le réalise avec un savoir-faire et une qualité d’exécution remarquables. Aujourd’hui encore, l’artisan ne peut s’empêcher de penser à son père chaque fois qu’il en réalise un, en particulier s’il s’agit d’un papillon glauque. « Sur une porte de meuble, une charnière en forme de papillon glauque est d’un très bel effet, car dès qu’on ouvre ou ferme les battants, les papillons des charnières ont l’air de battre gracieusement des ailes. Mon père était lui aussi un homme très élégant. Il avait beau avoir beaucoup à faire, il savait prendre le temps qu’il fallait pour se reposer et apaiser un peu son esprit. C’était un excellent danseur et il s’habillait très bien. De son chapeau à ses chaussures, sa tenue était des plus soignées. À sa mort, quand j’ai fait le tri des objets qu’il avait laissés, j’ai été ébahi par sa grande collection de chaussures de styles et couleurs très variés », se rappelle-t-il. Selon un adage bouddhique : « Sumeru [tient] dans un grain de moutarde », ce qui veut dire que le Mont Sumeru, aussi grand soitil, pourrait entrer tout entier dans un minuscule grain de moutarde. De même, si les pièces que fabrique Kim Kyk-chen dans son petit atelier sont des accesoires menus destinés à des meubles, l’artisan sait apprécier comme il se doit le vaste et beau monde que ces œuvres offrent à sa vue.
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Chronique artistique
Kim Soo-ja, la médiartiste au souffle qui recoud la vie Voilà peu, une exposition était entièrement consacrée à la médiartiste Kim Soo-ja, dont l’œuvre déjà très appréciée à l’étranger s’étend aux arts conceptuel, d’installation et du spectacle. Intitulée Respirer , elle se centrait sur des thèmes de prédilection de la créatrice comme le bottari en proposant leur analyse selon une démarche de continuité. Koh Mi-seok Éditorialiste au Dong-a Ilbo | Photographie Galerie Kukje, Studio Kim Soo-ja
1. La médiartiste Kim Soo-ja est bien connue en tant qu’« artiste du bottari ». 2-3 Scènes de Routes des fils, Chapitre 1 (2010) 4. Scène de Routes des fils, Chapitre 2 (2011) 5. Scène de Mumbai : lavoir (2008) 1
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im Soo-ja, une artiste du multimédia, a été qualifiée d’« artiste des bottari » pour s’être fait connaître dans le monde, en 1997, par une œuvre intitulée Villes en mouvement – 2727 kilomètres dans le camion aux bottari qu’elle exposait à la Biennale de Venise. Cette œuvre vidéo retraçait le voyage de onze jours qu’avait effectué l’artiste dans plusieurs villages de son enfance à bord d’un camion bleu décoré de bottari multicolores, ces balluchons réunis dans un linge en patchwork traditionnel. On y voit Kim Soo-ja juchée en haut d’une montagne de ces paquets tandis qu’en arrière-plan, défilent des paysages évoquant une version moderne du nomadisme et de la migration. Dix ans plus tard, l’artiste allait produire une œuvre analogue évoquant son périple dans le Paris des travailleurs immigrés, cette fois encore dans un camion chargé de bottari . Le succès rencontré par ces spectacles dans le monde de l’art international a fini par faire également connaître le mot coréen bottari . Dans ses créations d’art vidéo, Kim Soo-ja paraît toujours de dos, persuadée que celui-ci ne se laisse guère enjoliver, contrairement à la position de face, et qu’il se présente donc avec plus de vérité. L’œuvre intitulée Femme à l’aiguille (1999-2001) la montre d’ailleurs aussi de dos, mais vêtue de noir, debout et immobile dans une foule composée d’habitants de huit métroples, dont Shanghai, Delhi et Le Caire. Tout ce que le visiteur voit d’elle, c’est ce dos entouré d’une foule de passants, telle une métaphore du parcours de l’artiste assimilée à une aiguille s’enfonçant dans les villes et leur population pour mieux les rassembler. L’exposition Respirer , qui se tenait du 29 août au 10 octobre 2012 à la Galerie Kukje de Séoul, proposait une sorte de vision en rétrospective de la thématique centrale développée par l’artiste au fil du temps en présentant douze œuvres d’art vidéo comportant de nouveaux documentaires en 16 mm dont Routes des fils, chapitres 1 et 2 et Mumbai : un lavoir . Kim Soo-ja a expliqué qu’elle avait finalement porté son choix sur des œuvres d’art vidéo au terme d’une recherche des supports susceptibles de formuler des perspectives et sens nouveaux en se limitant à montrer ce qui existe déjà, sans rajout d’artifices.
Sur les traces de la vie Alors qu’il vient au monde dans le plus simple appareil, l’homme a par la suite l’obligation de s’habiller toute sa vie durant et jusque dans sa tombe et les fils des tissus suivent donc sa vie à la
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trace. Routes des fils, chapitres 1 et 2 , une série de vidéos comportant en réalité six chapitres, proposait une réflexion sur la vie des hommes et sur la culture qu’ils acquièrent en montrant les techniques traditionnelles de filage et de passementerie de différentes régions du monde. Le premier chapitre se déroulait au Pérou et le deuxième, dans des pays d’Europe comme la Belgique et la Croatie. D’une durée de vingt minutes, ces vidéos totalement dépourvues d’aspects narratifs étaient à caractère poétique et méditatif. Après avoir montré une femme péruvienne en train d’enrouler du fil sur son écheveau, la caméra faisait un panoramique sur une zone de cultures en guise de transition évoquant les rapports entre tissage et agriculture. Les cultures de plantes textiles et les techniques spécifiques de l’artisanat étaient puissamment évoquées par ces images fascinantes. Le spectacle des femmes tissant ou faisant de la dentelle y paraissait en parfaite harmonie avec le cadre naturel et l’architecture locale. Les étonnants paysages de Machu Picchu s’harmonisaient avec les dessins des costumes traditionnels tandis que les motifs de fines dentelles européennes s’enchevêtraient avec les squelettes humains ornant des églises. La nature envahissant l’écran au rythme des gestes humains rappelait au spectateur que l’homme fait aussi partie intégrante de la nature. Routes des fils , en rapprochant la thématique du fil et de la dentelle des grands enseignements du koan bouddhique sur la vie et la mort, attestait de l’aptitude de Kim Soo-ja à traiter simultanément d’un thème selon des points de vue microscopiques et macroscopiques. « Cest une artiste qui s’adapte aussi bien au microscope qu’au téléscope », estime Ahn So-yeon, la vice-directrice du Musée Samsung d’art moderne.
Du lavoir de Mumbai à la plage nigérienne « Je m’intéresse à beaucoup de choses. Je n’ai de préférence ni pour la nature ni pour les grandes villes. Je suis prête à aller où que ce soit, à condition de pouvoir m’y poser des questions et d’y trouver des réponses qui me fourniront le matériau de mon exploration du monde », confie-t-elle. Réalisé en 2007 et 2008 dans les quartiers les plus défavorisés de cette ville, Mumbai: un lavoir conjuguait l’éclat des couleurs et des bruits en un duo. La véritable tragédie humaine qui se déroule dans ces bas-fonds s’étalait sur quatre écrans avec une sonorisation en tétraphonie. Sur ces images d’hommes dont les activi-
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Dans Mumbai : lavoir, la véritable tragédie humaine qui se déroule dans les bas-fonds de Mumbai s’étalait sur quatre écrans avec une sonorisation en tétraphonie. Sur ces images d’hommes dont les activités indispensables du quotidien se déroulent sur la voie publique, comme le sommeil, la cuisine ou la toilette, ou de ces banlieusards qui voyagent sur les marchepieds de trains bondés, s’exprimait toute la tendresse qu’éprouve l’artiste pour ces êtres menant une dure existence.
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tés indispensables du quotidien se déroulent sur la voie publique, comme le sommeil, la cuisine ou la toilette, ou de ces banlieusards qui voyagent sur les marchepieds de trains bondés, s’exprimait toute la tendresse qu’éprouve l’artiste pour ces êtres menant une dure existence. Dans Miroir de l’eau, miroir de l’air, miroir du vent , une trilogie filmée au Groenland, la créatrice révélait les limitations inhérentes à la peinture conventionnelle en substituant un support visuel à la toile du tableau. Quant à Respirer : miroir invisible / aiguille invisible , qui avait donné son nom à cette exposition, il assimilait l’abstraction de la couleur numérique à un souffle visuel. Des écrans
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sans image y changeaient progressivement de couleur, comme pour visualiser le souffle particulier dont l’artiste les emplissait. C’est en 2006, à la Maison de l’Opéra de Venise, que l’artiste a exposé cette œuvre pour la première fois. Enfin, l’œuvre intitulée Bottari – Plage d’Alfa , dont l’auteur a réalisé la prise de vue en 2001 sur cette partie du littoral nigérien tristement célèbre pour la traite des esclaves se voulait l’expression métaphorique de la détresse et du dénuement absolus de ces êtres qui furent arrachés aux leurs et réduits en esclavage. En se souvenant du spectacle de la mer à l’horizon, Kim Soo-ja affirme que c’était « le plus triste et le plus choquant [qu’elle ait] jamais vu ». Arts e t cu l tu re d e Co ré e
Une présence à la Biennale de Gwangju Avant de se consacrer à cette exposition exclusive de ses œuvres, Kim Soo-ja avait déjà participé cette année à la Biennale de Gwangju où elle avait présenté l’œuvre d’installation vidéo Album : Hudson Guild dans le cadre du volet thématique, intitulé Table ronde , de cette manifestation qui se déroulait du 7 septembre au 11 novembre derniers. Inspirée des sentiments de l’artiste envers son père, qui a perdu la mémoire suite à une blessure à la tête avant de décéder et n’a cessé de lui manquer depuis lors, cette création s’interroge sur la vie et la solitude qui sont celles des personnes du troisième âge. Cette vidéo d’une durée de trente et une minutes montrait les vieux immigrés de soixante à quatre-vingts ans et plus d’une maison de retraite située dans le quartier new-yorkais de Hudson Guild, en les filmant un à un. Quand l’artiste les appelait d’une voix douce par leur prénom, Marina ou Peter par exemple, ces personnes âgées, que l’on voyait jusque là assises de dos au public, se retournaient lentement vers elle. Ils prenaient une posture particulière, leur visage creusé de rides trahissait les vicissitudes de toute une existence et ils regardaient fixement la caméra avant de disparaître au fond de la salle. Tel un Rembrandt des temps modernes, ce tableau en vidéo évoquait les vies et états d’esprit de ces hommes avec authenticité, mais non sans une certaine tristesse. En les appelant par leur prénom, l’artiste les tirait l’espace d’un instant de la frontière entre la vie et la mort où ils se trouvaient et ils étaient alors partie prenante de la réalité. Son voyage nomade Quoique sa famille vive en Corée, Kim Soo-ja partage son temps entre New York, où elle séjourne cinq mois par ans, et les autres pays du monde où elle voyage. Bien que toujours en déplacement et devant faire face à elle seule à la charge de travail engendrée par une vingtaine ou une trentaine d’expositions annuelles, elle reste en toutes circonstances calme et pleine d’assurance, car elle assume ses responsabilités professionnelles et a l’amour du métier, qu’elle ne conçoit pas comme un moyen de s’enrichir ou d’être célèbre. Cette artiste, qui vient d’avoir cinquante-cinq ans cette année, est née à Daegu et a effectué ses études à la Faculté des Beauxart de l’Université Hongik. Dans les premiers temps de sa carrière artistique, un beau jour de 1983, elle a éprouvé une soudaine inspiration tandis qu’elle recousait une couverture en compagnie de sa mère, qui était assise en face d’elle. Elle a eu la révélation de la dualité de l’aiguille, qui est à la fois cause de souffrance et moyen de guérison. Dès lors, elle a épousé la cause de l’aiguille aux vertus curatives et a pris pour toile ces bottari faits de morceaux de vieux édredons, tandis que son corps allait tenir lieu d’aiguille et de fil pour réunir des univers différents. En exprimant par la vidéo l’intérêt personnel qu’elle éprouve pour les problèmes de l’immigration et du choc des cultures, Koreana ı Hiver 2012
2 1. Scène de Mumbai : lavoir (2008) 2. Scène de Villes en mouvement – 2727 kilomètres dans le camion aux bottari, une oeuvre qui a fait connaître le nom de Kim Soo-ja dans les milieux internationaux de l’art.
Kim Soo-ja a définitivement imprimé sa marque dans le monde de l’art international. La critique d’art Rosa Martinez a salué dans ses œuvres la recherche d’un nouveau contexte culturel commun à l’est et à l’ouest par laquelle l’artiste crée un espace de « beauté, de guérison et d’éveil ». Aujourd’hui, de prestigieux musées et galeries du monde entier se livrent une véritable concurrence pour qu’elle vienne y exposer. Kim Soo-ja attribue ce succès exceptionnel à ses choix thématiques. « J’aborde les thèmes importants de notre époque, comme l’immigration, l’exode, la guerre, le choc des cultures et l’identité. Je suis convaincue que mes œuvres auront pour effet immédiat d’inciter le public à une réfléxion sur ces sujets et à s’y intéresser. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles elles sont appréciées», avance-t-elle. Aujourd’hui, son intérêt s’est déplacé du bottari et de l’aiguille aux fils de la vie, par le biais desquels elle approfondit son étude de la condition humaine et de l’essence de la vie. L’artiste qu’elle est aspire aussi a découvrir le fil conducteur qui unit la vie à l’art et au monde. Nées de la liberté de perspective et de l’errance, ses œuvres touchent le public au cœur par la sensibilité et la poésie dont sont empreintes leurs images. En se perdant dans celles-ci, le public réfléchit aux liens qui unissent la nature et l’homme, la surface et la profondeur, l’implantation et la migration, le yin et le yang, l’espace et le temps. En recourant aux valeurs universelles de l’humanité pour transcender les différences de tradition et de mode de vie quotidien, ses œuvres nous offrent une occasion exceptionnelle de confronter l’essence de l’être humain à celle de la vie.
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Sur la scène internationale
Le réalisateur Kim Ki-duk est fier du Lion d’Or qui lui a été décerné à la Mostra de Venise en 2012.
Kim Ki-duk,
un metteur en scène hors norme lauréat du Lion d’Or de Venise
Irréductible non-conformiste, le cinéaste Kim Ki-duk n’en a pas moins ravi le Lion d’Or qui récompense le meilleur film à la Mostra de Venise dont la soixante-neuvième édition se déroulait du 29 août au 8 septembre derniers. Troublant, cruel, provocateur sont autant d’adjectifs dont s’est vu qualifier cet autodidacte du cinéma en seize années de carrière. Sa consécration par l’un des plus prestigieux festivals du film a aussi fait son succès « invraisemblable » en Corée, où il compte désormais parmi les grands noms du septième art. Darcy Paquet Critique de cinéma | Photographie Finecut Co
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u mois de janvier 2002, le réalisateur Kim Ki-duk m’avait accordé un premier entretien dans un petit café d’Insa-dong. C’était au moment de la sortie sur les écrans de son septième film, Bad guy , sur un homme qui pousse à se prostituer une étudiante issue des classes moyennes. Cette œuvre allait par la suite concourir au cinquante-deuxième Festival international du Film de Berlin. Lors de sa projection en Corée, elle avait provoqué de vives réactions du public et suscité la polémique, tout en se classant avantageusement au box-office, ce qui n’avait jamais été le cas des films précédents de l’auteur. Je me souviens du simple tee-shirt qu’il portait sous son manteau, malgré le froid, et de la casquette qui couvrait ses cheveux coupés à ras.
Scène 1 : Kim Ki-duk le provocateur « Mes films ont été très remarqués dans les festivals internationaux, mais c’est la première fois que j’ai du succès en Corée », avait-il constaté. Déjà, il était bien connu pour avoir souvent eu des mots avec les critiques de cinéma coréens, qui le traitaient tour à tour de « monstre » ou de « réalisateur nul ». À la ville, c’est pourtant un homme courtois qui s’exprime en termes choisis. « En Corée, la critique dit sans cesse que mes films sont sans intérêt et pernicieux, c’est pourquoi aussi peu de gens vont les voir », estime-t-il. « Celle des festivals internationaux s’intéresse plutôt à ce qu’ils disent de la société avant de les cataloguer parmi les bonnes ou mauvaises productions ». Notre entretien nous avait permis d’évoquer ses origines et sa formation, qui le distinguent tout à fait des autres grands réalisateurs coréens. Né dans une famille très modeste, il a dû arrêter ses études à seize ans pour travailler dans les usines de Cheonggyecheon, un quartier de Séoul. Jeune homme, il a fait son service militaire dans la Marine, puis travaillé comme bénévole dans une église pour personnes à visibilité réduite. En 1990, sacrifiant à son goût de toujours pour la peinture, il s’est acheté un billet d’avion pour Paris avec ses économies et a passé deux ans dans la capitale, vendant ses tableaux dans les rues. C’est à cette époque que remonte sa passion pour le cinéma. « J’avais trente-trois ans quand je suis allé pour la première fois au cinéma et c’était à Paris », s’était-il rappelé. « En Corée, je n’y avais jamais été parce que je ne faisais que travailler ». Des œuvres comme Le Silence des agneaux ou Les amants du Pont-Neuf vont lui faire une impression telle qu’il n’aura plus en tête que d’en faire à son tour et peu après son retour en Corée, il remportait déjà le Grand Prix du meilleur scénario lors d’un concours parrainé par la Commission cinématographique coréenne. Cette victoire lui servira de tremplin lorsqu’il fera ses premiers pas, en 1996, avec une production à petit budget intitulée Crocodile dont Jo Je-hyun interprète le rôle vedette. C’est le début d’une série de quinze films qu’il réalisera en douze ans et qui feront sa renommée dans le monde alors qu’il n’a bénéficié Koreana ı Hiver 2012
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« Par le biais de mes films, je tiens le spectateur captif et lui impose mon univers. Je ne cherche pas à l´offusquer, mais à lui exposer les véritables problèmes de la société ».
d’aucune véritable formation au métier. Nous avions aussi tenté de définir ce qui distingue sa production des autres et étions convenus qu’en plus de leur haut niveau de qualité visuelle et de leur créativité, elles avaient un caractère provocateur avéré. Il n’avait d’ailleurs pas caché son intention de troubler l’esprit des gens en mettant en avant des aspects de la vie sociale qu’ils préfèrent ne pas voir. « Les prostituées et les voyous sont souvent méprisés, traités comme des déchets dont il faut se débarrasser. Mais ce sont des êtres humains comme les autres et ils ont eux aussi droit au respect ». Il s’était arrêté longuement sur le sujet, affirmant que dans les couches sociales les plus élevées ou moyennes, on éprouve souvent du mépris pour les catégories les plus modestes, et quel n’avait pas été mon étonnement d’entendre sa voix trembler d’émotion. De toute évidence, cette question faisait vibrer une corde sensible et constituait en même temps l’une de ses sources d’inspiration. « Par le biais de mes films, je tiens le spectateur captif et lui impose mon univers. Je ne cherche pas à l'offusquer, mais à lui exposer les véritables problèmes de la société . Si l’élite de la société est trop éloignée des populations défavorisées que je montre dans mes films, les conflits potentiels ne pourront que monter en puissance. Par mes films, je souhaite permettre une meilleure compréhension de part et d’autre».
Scène 2 : Kim Ki-duk le philosophe Tous les artistes évoluent et acquièrent de la maturité avec l’âge, mais dans certains cas, la mutation est spectaculaire. Si Kim Ki-duk a autant fasciné les publics étrangers c’est, entre autres raisons, grâce à l’esprit imaginatif dont il fait preuve dans nombre de ses films et à l'évolution remarquable de sa carrière de cinéaste. Pour celui qui n’était encore qu’un inconnu en 1996 et qui a tout appris par lui-même, il est évident qu’il se situe en marge de l’industrie cinématographique, mais aussi de toute la société. Pour briser l’indifférence du public, il n’hésite pas à le choquer par la violence et la cruauté, comme dans le film L’île (2000), en compétition à Venise, pendant lequel un journaliste s’était évanoui, ou dans Adresse inconnue (2001), qui traite des problèmes d’une communauté de riverains d’une base de l’armée américaine. Selon le critique Steve Choe, les films de Kim Ki-duk « dérangent les habitudes culturelles du spectateur par des images fortes qui l’obligent à s’interroger sur ce qui le pousse à aller au cinéma ». Le critique français Cédric Lagandré estimait quant à lui : « Les gens ne parlent pas dans les films de Kim Ki-duk, ils se battent. Les relations sont toujours frontales, directes, décodées, et jamais arbitrées par le langage qui pourrait neutraliser la violence ». Mais au fil du temps, des transformations se sont opérées chez ce cinéaste. Ce changement de cap s’est amorcé avec Printemps, été, automne, hiver… et
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2 1. Kim Ki-duk (à gauche) pose, après avoir remporté le Prix du meilleur metteur en scène à la Mostra de Venise en 2004 pour Locataires , aux côtés d’Alejandro Amenábar, le réalisateur espagnol lauréat du Grand Prix spécial du Jury pour Mar adentro. 2. Scène du film Printemps, été, automne, hiver… et printemps, qui représente un tournant dans la carrière de Kim Ki-duk. 3. Affiche de L’arc (2005) 4. Affiche de Locataires (2004)
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printemps (2003), qui montre les quatre époques de la vie d’un moine bouddhiste. Quoique non dépourvu de violence, ce film, dont l’action se situe sur les rives d’un beau et lointain lac, atteste du désir de son auteur de reprendre le dialogue avec le public sur de tout autres bases. Au ton provocateur des premières productions a succédé une manière beaucoup moins dure d’interpeler le spectateur en lui laissant entrevoir autrement le monde. Les attentes du public n’y sont pas déçues par la violence, mais par de surprenantes créations qui l’incitent à se metttre à la place des autres. Son film Locataires (2004), réalisé en dix jours et ovationné par une critique étrangère enthousiaste, a reçu le Prix du meilleur metteur en scène à la soixante et unième édition de la Mostra de Venise. Il raconte l’histoire d’un homme, entré par effraction dans une maison inoccupée, qui y reste quelques jours sans rien dérober, réparant même les appareils tombés en panne. Pendant son séjour, il a une liaison avec une femme battue et lui fait partager son mode de vie très particulier. Beaucoup ont vu dans cette œuvre une invitation à la découverte d’un monde où chacun définit ses règles de vie. Dans sa dernière partie, il acquiert une dimension résolument expérimentale en faisant s’interroger le public sur son rapport à la réalité. Voilà bien Kim Kiduk le philosophe tel qu’en lui même, avec ses questionnements sur la vie et la morale auxquels il laisse au public le soin de répondre comme il l’entend. Kim Ki-duk a remporté un immense succès dans les festivals de cinéma comme sur le plan commercial, notamment en Europe, aux États-Unis et au Japon, avec Locataires ou Printemps, été, automne, hiver… et printemps. Et pourtant, ces films n’ont pas eu l’heur de plaire au public coréen. Le second n’a réalisé que cinquante-cinq mille entrées alors qu’il a généré plus de deux millions de dollars de chiffre d’affaires sur le marché américain, soit plus qu’aucun autre film coréen qui y était sorti. Quant à Locataires , il n’a eu que 94 928 spectateurs en Corée bien qu’il se soit distingué à Venise. Rappelons que la même récompense, qui était allée deux ans auparavant à Oasis (2002) de Lee Chang-dong, avait entraîné une hausse des entrées en Corée et plus que décuplé le chiffre d’affaires réalisé par rapport à celui qui était escompté. Visiblement déçu d’être aussi méconnu dans son pays, Kim Kiduk avait annoncé avant la sortie de son treizième film, Time (2006), que s’il n’atteignait pas les deux cent mille entrées, il renoncerait à distribuer ses films en Corée. Il n’allait pas tenir sa promesse bien que son œuvre n’ait été vue que par trente mille personnes que son style particulier dérangeait quand même toujours autant. D’une certaine manière, cela tiendrait-il à l’image d’agressivité qu’ont la plupart des spectacteurs de ce cinéaste, plutôt qu’au film lui-même ? Alors que le public étranger est séduit par l’originalité de son œuvre, il semble que celui de Corée soit rebuté par le tableau peu conventionnel qu’il brosse de son pays. Le malaise qui règne de part et d’autre ne s’est pas démenti.
Le retour de Kim Ki-duk De 2008 à 2011, Kim Ki-duk ouvre une parenthèse dans ses activités. Ébranlé par la remise en question de son art et se sentant trahi par l’industrie du cinéma coréen, il choisit de se retirer et de se couper complètement du monde. Avec le temps, il se dit ici et là qu’il a mis fin à sa carrière. Et voilà qu’il fait son retour en 2011, en concourant au Festival de Cannes avec Arirang , un autoportrait en forme de documentaire tout à fait atypique où il donne libre cours à ses moindres pensées et déceptions. Dans cette œuvre, transparaissaient les souffrances qu’avait endurées le cinéaste, pendant tout le temps où il s’était éclipsé, en s’interrogeant sur son avenir et sur le sens du cinéma. Née des tourments de l’artiste, elle allait être
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récompensée par le Prix Un certain regard. Cette même année, j’allais avoir l’occasion de revoir Kim Ki-duk au Festival international du film de Saint-Sébastien, où son œuvre expérimentale Amen (2011) était en compétition. J’ai alors été frappé de voir à quel point il avait changé sur le plan physique. Il avait les cheveux longs et grisonnants et portait un hanbok actualisé, mais à part cela, il avait l’air très heureux, comme s’il s’était délivré d’un fardeau. Toujours aussi critique à l’égard du cinéma dominant coréen (« Les grands distributeurs n’accordent aucune importance à l’originalité » déclarait-il), il semblait assumer sa place dans la société et ses relations avec le public, mais, fait plus important encore, il paraissait avoir retrouvé la passion de créer. « Kim Ki-duk déborde d’idées de films », m’avait alors confié un de ses coproducteurs. Lors de la Mostra de Venise, comme on pouvait s’y attendre, la critique a réservé un accueil très favorable à Pieta (2012) qui lui a valu de remporter le Lion d’Or. Non seulement c’était la plus haute disctinction qu’il ait jamais reçue, mais c’était aussi la première fois qu’un cinéaste coréen parvenait à un tel niveau dans les trois festivals les plus prestigieux au monde que sont ceux de Cannes, Venise et Berlin. Alors qu’il y avait encore quelque
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mois, il connaissait une traversée du désert dans sa carrière, voilà qu’il parvenait au sommet de sa gloire. Ses relations avec le public coréen semblaient enfin s’être normalisées. Avant même que son film ne soit projeté à Venise, il avait accepté d’en parler sur le petit écran, ce qu’il n’avait jamais fait par le passé, avec une aisance et une amabilité qui ont été pour beaucoup dans l’image plus positive que nombre de Coréens ont aujourd’hui de lui. Pour ce qui est du film Pieta , s’il comporte certaines scènes d’une cruauté pénible, il présente aussi certains aspects capables de susciter l’émotion en alliant le style provocateur des débuts aux réflexions contemplatives de films tels que Locataires . Il est en outre servi par le jeu remarquable de Jo Min-soo, très appréciée d’un public qui tire fierté du succès exceptionnel remporté à Cannes et ne suscite plus un sentiment d’exclusion chez le réalisateur. Il est tout à fait intéressant qu’un cinéaste aussi marginalisé que Kim Ki-duk, après avoir suivi sa voie sans rien concéder aux canons du cinéma dominant, soit parvenu à s’illustrer aussi brillamment dans l’histoire du cinéma coréen. Nul doute que ses confrères sont appelés à se voir un jour reconnus, mais c’est Kim Ki-duk dont l’œuvre est aujourd’hui couronnée d’un succès « invraisemblable » en Corée, où il compte désormais parmi les grands noms du septième art. Dans la mesure où une part de chance entre toujours dans la réussite à ces compétitions, selon la composition du jury et les inévitables tractations dont s’accompagnent les délibérations, Kim Ki-duk aurait fort bien pu s’emparer du Lion d’Or en 2004, pour son film Locataires , devant un jury autre. Quoi qu’il en soit, sa mise à l’honneur semble intervenir en temps opportun, à cette étape de sa carrière. S’il conserve toute son originalité dans ses œuvres, le réalisateur semble s’être enfin réconcilié avec lui-même et avec son pays.
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1-3. Scènes de Piéta où l’actrice Jo Min-soo a été aussi remarquée que le metteur en scène. 4. Les affiches de Pieta accrochées dans la Cathédrale de Séoul, où avait lieu un compte rendu de production du film le 19 septembre 2012. (avec la permission de NEW)
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Ils ont choisi leur voie
Une soupe populaire où fleurit l’amour S’il est bien dit sur l’enseigne que nous sommes à la Maison des nouilles Mindeulle, celles-ci ne figurent pourtant pas au menu. Les repas y sont plutôt du type que servent les cantines et se composent d’un bol de riz accompagné de sept ou huit plats de condiments copieusement garrnis. En guise de paiement, tout ce qui est exigé est un « Merci pour le repas ». Dès qu’une personne handicapée entre, Suh Young-nam, son propriétaire, l’aide à s’asseoir et la fait parfois même manger. Kim Hak-soon Journaliste I Ahn Hong-beom Photographe
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première vue, la Maison des nouilles Mindeulle ne semble guère différente des autres établissements de ce type, mais elle s’en distingue vraiment par sa manière de fonctionner et d’accueillir les indigents. Peu importe qu’ils y reviennent souvent, la porte leur est toujours ouverte. Certains se présentent jusqu’à cinq fois par jour et à chaque fois, ils se voient offrir un repas complet. Il est même arrivé qu’une personne en prenne sept dans la même journée, ce qui est évidemment un cas exceptionnel, mais tient au fait que les gens qui n’ont pas à manger sont toujours affamés. Alors les sans-abri de tous les coins de Séoul et de ses environs sont invités à se servir à volonté et à manger autant qu’ils le peuvent pour assouvir leur faim.
Tout le monde est important Ici, on n’applique pas la règle du « premier venu, premier servi ». En cas d’affluence et d’attente prolongée, on fait entrer en priorité les plus affamés. Le nom de ceux qui fréquentent régulièrement les lieux est inscrit sur un tableau blanc accroché au mur. Pour que ses visiteurs se sentent les bienvenus, monsieur Suh passe parmi eux et leur demande combien de riz ils souhaitent manger, quelle est leur soupe préférée et s’ils veulent qu’elle contienne des aliments solides. Sur son bloc-notes, monsieur Suh consigne aussi des informations ayant trait à l’histoire et à la situation actuelle de chacun, voire à ce qu’il espère de l’avenir. Il voit en chacune des quatre cents à cinq cents personnes qu’il reçoit chaque jour quelqu’un d’important, parce que c’est « le ciel qui [lui] envoie » chacune d’elles. « Indifférence aux richesses, joie dans la pauvreté, sacrifice pour
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un monde meilleur » : ces quelques mots encadrés au mur résument à eux seuls la vocation de son établissement. Âgé de cinquante-huit ans, monsieur Suh est un ancien prêtre catholique qui a abandonné l’état ecclésiastique. C’est le 1er avril 2003 qu’il a ouvert son établissement du nom de Maison des nouilles Mindeulle, où le mot mindeulle signifie « pissenlit », sur la colline de Hwado et plus précisément à Hwasu-dong, un quartier pauvre d’Incheon comme il y en a tant. Pour ce faire, monsieur Suh n’a négligé aucun détail, même ceux dont d’autres ne se seraient pas souciés. Quoique cela ne s’impose pas dans le cas d’une soupe populaire, il s’est présenté au Bureau local de la Santé publique pour faire constater qu’il était en parfaite santé, après quoi il s’est fait enregistrer en tant que restaurateur, allant jusqu’à suivre trois mois de cours de cuisine. Sur une enseigne de recupération, il a inscrit les mots soupe populaire en discrètes lettres jaune pâle, par égard pour l’amourpropre de ses visiteurs. À l’origine, il projetait de servir des nouilles dans ce petit établissement de pas plus de neuf mètres carrés de superficie et au dérisoire budget d’à peine trois millions de wons. Apprenant qu’un bol de nouilles ne rassasiait que brièvement, il a alors pensé à y substituer du riz, sans pour autant modifier le nom qu’il avait choisi au départ, car il était bien décidé à y restaurer les indigents jusqu’à ce qu’ils soient suffisamment rassasiés pour se contenter de nouilles.
Quatre grandes règles Quand monsieur Suh a ouvert sa soupe populaire, il s’est juré Arts e t cu l tu re d e Co ré e
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de respecter quatre règles en toute circonstance, à savoir de ne jamais réclamer de subvention à l’État, de ne pas solliciter le public pour recueillir des fonds, de refuser les dons faussement généreux de personnes fortunées et de ne pas chercher à s’entourer de collaborateurs. Tout établissement subventionné par les pouvoirs publics est tenu par la loi de ne servir par jour qu’un seul repas comportant une portion maximale de cent cinquante-cinq grammes de riz. Estimant qu’il faut être « sans cœur » pour l’exiger, monsieur Suh se refuse à appliquer des principes qui reviennent à empêcher les gens de manger à leur faim. Il se contente de faire tourner son établissement grâce aux petits dons que lui font des particuliers des quatre coins du pays et avec l’aide de travailleurs bénévoles. À ses yeux, le fait de ne pas former de gens pour le seconder et de refuser l’argent des riches est en accord avec ses objectifs. « Bien des gens pensent que les sans-abri des soupes populaires sont paresseux. En fait, ils doivent faire la queue un jour entier pour obtenir un ticket-repas et il leur faut ensuite attendre 17h00 pour pouvoir l’échanger contre un simple bol de riz. Dans ces conditions, que peuvent-ils faire d’autre ? » Monsieur Suh veille toujours à ne pas blesser l’amour-propre de ses visiteurs. Jamais il ne cherche à leur inculquer de règles morales telles que : « Ne gâchez pas votre vie ». Si entre un jeune en état d’ivresse, il l’accueille et le réconforte. Il lui arrive même d’offrir une cigarette à ses visiteurs quand ils ont fini de manger. Parmi toutes ces personnes pareillement importantes à ses yeux, figurent aussi bien des adolescents que des gens du troisième âge, dont certains sont octogénaires, voires nonagénaires. Koreana ı Hiver 2012
1. Enseigne de la Maison des nouilles Mindeulle 2. Suh Young-nam (au centre), gérant de la soupe populaire, et ses bénévoles servant les « visiteurs ».
Le petit restaurant qui ne pouvait accueillir que six personnes à la fois compte maintenant vingt-quatre places, depuis que monsieur Suh loue un logement attenant. Peu à peu, le nombre de donateurs et bénévoles a lui aussi progressé, certains de ceux-là faisant des dons en argent et la plupart offrant des produits de toute sorte. C’est le cas du voisinage qui apporte généreusement son concours en fournissant riz, kimchi de chou ou de radis en dés, courgettes, concombres, viande et maquereau salé. Jusqu’au propriétaire des locaux qui déduit un tiers du loyer à titre gracieux. « Quand je vais au marché, une vieille femme me donne des cartons de pousses de soja. Un jour, un SDF m’a même donné une partie de l’argent de la vente des vieux papiers qu’il avait ramassés. Des travailleurs salariés et des commerçants n’hésitent pas à prendre parfois un jour sur leurs congés pour venir me donner un coup de main », confie monsieur Suh. Pendant notre entretien, une femme de soixante-dix-huit ans est venue lui apporter un sac de crabes et palourdes qu’elle avait ramassés sur l’île de Deokjeok toute proche. Une vingtaine de personnes travaillent bénévolement sur les lieux et quand le personnel manque, les visiteurs mettent la main à la patte. Un jour qu’il restait du riz en trop, monsieur Suh en a distribué mille sacs de vingt kilos aux familles défavorisées du quartier. Parmi ses plus fervents supporteurs se trouvent son épouse
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Véronica et sa fille Monica, qui a momentanément arrêté ses études à l’université, tandis que la première lui a remis toute la recette de sa boutique de mode située dans l’est d’Incheon.
Des installations pour les enfants La Maison des nouilles Mindeulle n’a pas pour seule vocation de nourrir ceux qui ont faim et se fixe aussi pour objectif de permettre aux sans-abri de voler ensuite de leurs propres ailes, en leur offrant un logement, de quoi pourvoir à leurs besoins et parfois même des vêtements. Une vingtaine de personnes vivent ainsi à la fois « seules et ensemble » dans des maisons de location qui forment un quartier pas comme les autres. Plusieurs de ces maisons Mindeulle se trouvent non loin de cette soupe populaire que certains de leurs occupants fréquentaient avant d’avoir retrouvé leur autonomie. Il y a quatre ans, une augmentation des dons a permis à monsieur Suh de créer à l’intention des enfants des installations qu’il a nommées « Cantine de rêve Mindeulle pour enfants », « Salle d’étude de rêve Mindeulle » et « Bibliothèque Mindeulle Chaekdeulle ». Elles occupent un petit bâtiment de deux étages situé à environ cent cinquante mètres de la soupe populaire, la première se trouvant au rez-de-chaussée et la deuxième, au deuxième étage. Les enfants de familles modestes qui n’ont pas accès aux cours particuliers ou au suivi scolaire peu vent venir y lire ou étudier, mais aussi dîner. « Si j’ai créé ce centre, c’est parce que je pensais que les enfants se sentiraient peut-être mal à l’aise au milieu des adultes de la soupe populaire. Alors j’ai loué le rez-de-chaussée, mais j’occupe le deuxième sans payer de loyer. Une de mes connaissances s’est offert d’y aménager une cantine. Les tables viennent également de dons et ce sont des bénévoles qui ont réglé l’assurance-incendie », explique monsieur Suh. Sur la centaine d’enfants qui fréquentent tous les jours les lieux, la plupart sont des écoliers du primaire issus de milieux défavorisés qui n’ont nulle part où aller manger ou étudier après la classe. La cantine est ouverte de 13h00 à 18h00 et bien sûr, les repas y
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sont gratuits. Alors, pour ne pas blesser les enfants dans leur fierté, monsieur Suh a masqué la fenêtre avec une cloison mobile. Sur les étagères de la salle d’étude, s’alignent les livres d’enfants et les biographies de grands hommes offerts par de généreux bienfaiteurs et des maisons d’édition. Monica, la fille de monsieur Suh, assure la gestion de cette salle.
Pour redonner espoir Au contact de nombreux sans-abri, monsieur Suh a fini par comprendre que ce dont ils ont vraiment besoin, c’est de donner un sens à leur vie. « Le plus important est de leur permettre de le faire », affirmet-il. Pour ce faire, il y a environ deux ans, il a créé dans le quartier d’Inhyeon-dong le Centre d’espoir Mindeulle, qui est un centre culturel destiné aux SDF. Le diocèse d’Incheon a apporté les trois cent vingt millions de wons, c’est-à-dire environ deux cent quatre-vingtdix mille dollars, nécessaires à la construction, et Lee Il-hoon, un architecte et ami de longue date, s’est joint aux bienfaiteurs en se chargeant de concevoir les locaux. Au rez-de-chaussée, se trouve une salle où les visiteurs peuvent se laver les pieds à l’eau chaude, ainsi qu’une salle informatique dotée d’équipements ultramodernes, une bibliothèque et un cinéma. Le premier étage 1 abrite une buanderie, une salle de douche, une chambre à coucher et une salle de repos. Les visiteurs ont ainsi la possibilité de faire leur toilette et leur lessive, puis pendant que leurs vêtements sont dans le séchoir, de faire la sieste ou de regarder la télévision dans des vêtements chauds disponibles à ce même étage. Pour avoir accès à ces installations, il suffit aux visiteurs de remplir un formulaire d’inscription en indiquant leur état civil. Ce centre a aussi pour intérêt d’offrir trois mille wons et une paire de chaussettes à tous ceux qui acceptent de lire devant les autres visiteurs la critique qu’ils ont rédigée après avoir lu un livre. Cette somme d’argent est pour eux d’une grande valeur. La Clinique Mindeulle est un établissement très connu où six médecins du centre hospitalier universitaire d’Inha dispensent graArts e t cu l tu re d e Co ré e
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tuitement des soins depuis 2010. Elle permet de traiter les affections chroniques de la centaine de patients qui s’y rendent chaque jour. Enfin, la Boutique Mindeulle fournit gratuitement des vêtements, chaussures et sacs aux SDF et aux nécessiteux. Depuis 2011, monsieur Suh envoie des vêtements et produits de première nécessité aux enfants des quartiers pauvres de Payatas, dans la ville de Quezon, aux Philippines. La Maison des nouilles Mindeulle est ouverte de 10h00 à 17h00 tous les jours, sauf le jeudi et le vendredi. Monsieur Suh met à profit cette fermeture pour continuer les activités qu’il exerçait déjà
1. Suh Young-nam s’appuie au mur de la Maison des Nouilles Mindeulle, lui qui apprend à ses « visiteurs » à se relever tout seuls. 2. Les enfants passent la soirée dans la Salle d’étude de rêve Mindeulle, après avoir dîné à la Cantine de rêve Mindeulle pour enfants.
La Maison des nouilles Mindeulle a pris modèle sur la House of Hospitality que la militante catholique américaine Dorothy Day (1897-1980) avait créée à l’intention des sans-abri et chômeurs de New York pendant la Grande Dépression des années 1930, et qui existe aujourd’hui encore. Le livre de Jim Forest intitulé All Is Grace: A Biography of Dorothy Day a « Bien des gens pensent que les sans-abri des soupes populaires sont aussi joué un rôle important dans la vie de monsieur Suh. paresseux. En fait, ils doivent faire la queue un jour entier pour Dès qu’il se heurte à des difficultés, monsieur Suh lit le poème Amour , obtenir un ticket-repas et il leur faut ensuite attendre 17h00 pour de Kim Nam-ju, qu’il a affiché au mur : « Seul l’amour / peut surmonter la trispouvoir l’échanger contre un simple bol de riz. Dans ces conditions, tesse de l’hiver / dans l’attente du printemps. / Seul l’amour / peut labourer les que peuvent-ils faire d’autre ? » terres stériles / et y semer les cendres quand il était prêtre : visites dans les prisons de différentes régions, de ses os. / Il peut planter un arbre / sur une colline au printemps entretiens avec les condamnés à mort et les détenus purgeant de / pendant un millier d’années. / Et sur le champ, après la récolte, / longues peines, auxquels il donne même de l’argent. Sa femme seul l’amour, / seul l’amour humain, / sait couper une pomme en et sa fille aident aussi les prisonniers à rédiger les lettres qu’ils deux / et la partager ». adressent à leur famille et à leurs amis. En 2011, le gouvernement La Maison des nouilles Mindeulle, où l’amour se répand comme coréen a décoré monsieur Suh de la Médaille Seongyu de l’Ordre des filets d’aigrettes de pissenlit emportés par la brise, nous rappelle du mérite civil en récompense de son dévouement au service des le Livre de Job (8:7) qui dit : « Ton ancienne prospérité semblera peu indigents et personnes défavorisées. de chose, Celle qui t'est réservée sera bien plus grande ». Koreana ı Hiver 2012
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Les registres généalogiques coréens De Chung Seung-mo, traduit par Lee Kyong-hee, 2012, Presses de l’Université féminine d’Ehwa, Séoul, 160 pages, 15 000 wons
Cet ouvrage dû à un éminent historien et ethnographe spécialiste de la culture coréenne constitue une véritable mine d’informations sur ces registres généalogiques qui, sous la Dynastie Joseon (1392-1910), ont dans une large mesure permis à la Corée de consolider les assises de son organisation sociale patrilinéaire et de classes. Il apporte notamment un intéressant éclairage sur l’oppression croissante qui s’exerçait sur les femmes dans un système confucianiste, sur les obstacles qui s’opposaient à l’adoption et sur la hiérarchie sociale qui régissait les clans. Cette traduction du texte coréen Hanguk-ui jokbo est parfois d’une lecture ardue, notamment par ses fréquentes références à des titres d’ouvrages ou à des noms d’auteurs qui ne sont accompagnés d’aucune explication et ne présentent donc aucun intérêt pour la plupart des lecteurs non coréens. Mis à part cette carence d’information sur les noms et certaines répétitions dans les passages descriptifs, le livre est très instructif sur la structure et les fonctions sociales des registres généalogiques coréens. Il prend pour point de départ de son étude ceux qui furent rédigés au XVe siècle, excepté les quelques documents antérieurs dont il fait mention en passant. La rareté de ces références à des textes plus anciens se comprend fort bien étant donné que très peu d’entre eux sont parvenus jusqu’à notre époque. On pourra en revanche regretter de ne pas disposer de plus d’informations sur l’évolution sociale, en particulier sur le passage d’une organisation où les enfants des deux sexes étaient traités sur un pied d’égalité à une hiérarchie où l’hégémonie masculine ne cessera de se renforcer en cinq siècles d’histoire. Au fil de ses quatre chapitres, ce livre se penche sur la signification sociale et les fonctions des registres généalogiques coréens en s’intéressant plus particulièrement à leur histoire et à l’influence toujours plus grande qu’ils subirent de la Chine. Il évoque également leurs auteurs, les motifs de leur rédaction et la manière dont ils procédaient. Enfin, il s’intéresse aussi aux nombreux faux qui furent réalisés dans ce domaine en s’interrogeant sur leur raison d’être et sur le rôle qui put être le leur dans la société de Joseon, en proposant un mode de lecture et d’interprétation de ces documents. Ces différentes explications sont illustrées de photographies des registres correspondants. La traduction et la mise en page de l’ouvrage laissent malheureusement à désirer, en particulier dans le cas de certains intitulés qui exigent davantage d’explications et d’interprétations dans la mesure où nombre d’entre eux sont rédigés dans un style sino-coréen archaïque et que les traductions proposées manquent parfois de cohérence. En outre, plus d’un lecteur pourra se demander pourquoi on appelle « arbre de huit générations » un tableau généalogique présentant l’ascendance complète d’un individu sur seize générations. Il convient aussi de signaler la trop grande brièveté de l’index et le manque de rigueur scientifique qui se fait parfois sentir. Hormis ces quelques lacunes, il s’agit d’un ouvrage très précieux qui permettra au lecteur de langue anglaise, peut-être un peu tardivement, d’appréhender ces aspects fondamentaux de l’histoire sociale de Joseon qui, d’une certaine manière, influent aujourd’hui encore sur la mentalité et le tissu social coréens.
Livres et CD
La société coréenne vue à travers les jokbo
Werner Sasse Coréanologue et peintre
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Les archives de Gugak recèlent des trésors de la musique traditionnelle coréenne http://archive.gugak.go.kr/ArchivePortal/ C’est la Corée qui possède les instituts nationaux de musique les plus anciens au monde, puisque certains d’entre eux remontent au septième siècle. Dans le Samguk Sagi (Histoire des Trois Royaumes), il est fait mention de celui d’Eumseongseo, qui fut créé en l’an 651 par un monarque de Silla. Sous les dynasties Goryeo et Joseon, il eut pour successeurs ceux de Daeakseo et Jangagwon. Ces organismes d’État étaient responsables des danses et musiques qui accompagnaient les cérémonies de la Cour et les autres manifestations officielles. Héritier de cette longue tradition, le Centre national de Gugak a aujourd’hui pour vocation d’abriter les archives nationales relatives à la musique, à la danse et aux autres arts du spectacle traditionnels coréens en maintenant la tradition tout en encourageant une création contemporaine à partir de cet héritage. Chaque année, les collections du Centre national de Gugak s’enrichissent de plus de trois mille nouveaux documents portant sur les spectacles de musique traditionnels coréens, la formation et la recherche. Leur archivage a été entrepris en 2007 dans le cadre d’un projet visant à coordonner le rassemblement, la conservation et l’exploitation efficaces des différents documents et enregistrements relatifs à la musique et aux arts du spectacle traditionnels coréens. À ce jour, plus de cent quatre-vingt mille œuvres ont ainsi été archivées, dont trente mille sont enregistrées sur des supports numériques et environ cent vingt mille proviennent de collectionneurs privés qui les conservaient en Corée ou à l’étranger. Depuis le mois de juillet 2012, le Centre national de Gugak permet d’accéder à soixante-dix mille de ces documents d’archives sur son site internet, à l’adresse www. archive.gugak.go.kr, près de deux mille enregistrements musicaux et en vidéo étant disponibles gratuitement en ligne. En ce qui concerne les autres, il faut téléphoner au Centre et suivre une procédure particulière respectueuse des droits d’auteur. Les archives du Centre national de Gugak renferment des données et documents rares, dont plusieurs milliers d’enregistrements sonores et en vidéo qui ont été réalisés entre 1966 et 1981 par Robert Garfias, un professeur d’anthropologie de l’Université de Californie à Irvine. La création de ces archives en ligne répond à une volonté de recueillir des sources d’information fiables sur la musique et les arts du spectacle traditionnels coréens. Le Centre prévoit d’étendre ses échanges et collaborations aux autres organismes concernés, tout en continuant de répertorier les collections privées. Afin de faciliter la recherche et l’obtention de documents par les experts et chercheurs en civilisation coréenne non coréanophones et de fournir un meilleur accès aux documents, le Centre met l’accent sur la founiture de ses services en plusieurs langues. Joo Jae-keun directeur de recherche au Centre national de Gugak
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Regard extÉrieur
Culture coréenne : les bénéfices de la constance Arnaud Leveau Docteur en Science politique, Chercheur à l’Institut d’études sur l’Asie orientale de l’Université Sogang
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n dehors du succès du cinéma coréen en Europe illustré récemment par la remise du Lion d’Or de la 69e Mostra de Venise en septembre dernier à Kim Ki-duk pour « Pieta » et du surprenant écho rencontré par le chanteur Psy avec son fameux « Gangnam style », la diffusion de la culture coréenne dans le monde est le fruit d’un travail de longue haleine impliquant l’ensemble des acteurs du monde de la culture. Ces succès sont venus confirmer la nouvelle place de la Corée du Sud sur la scène culturelle internationale. Ils s’inscrivent aussi dans une stratégie de « soft power » élaborée par une Corée du Sud bel et bien devenue une puissance moyenne et, aux yeux de beaucoup, paradoxale. La fin des années 1980 a été une période cruciale pour l’industrie cinématographique coréenne notamment à cause de son ouverture progressive aux productions étrangères. L’électrochoc a été provoqué par « l’effet Jurassic Park ». En 1994, alors que le cinéma sud-coréen était au creux de la vague, le Conseil consultatif présidentiel pour la science et la technologie remit un rapport au président Kim Young-sam proposant d’élever le cinéma et les productions audio-visuelles au rang d’industrie nationale stratégique. L’argument principal de ce rapport s’appuyait sur le fait que les ventes à l’étranger du film de Steven Spielberg avaient rapporté à l’industrie cinématographique américaine l’équivalent de la vente de 1,5 million de voitures Hyundai. Cet épisode a marqué un changement de paradigme pour ceux qui pensaient que le développement de la Corée reposait uniquement sur les industries lourdes et chimiques (automobile, chimie, construction, électronique, etc.) et encouragea une relance de la production audio-visuelle locale. Un an plus tard, le parlement coréen adopta une nouvelle loi de promotion du cinéma offrant des incitations fiscales pour la production de films et permit d’accélérer les investissements dans l’industrie cinématographique. La révision de la loi sur la promotion du cinéma en 1999 a par ailleurs permis aux particuliers d’investir dans le cinéma, par l’intermédiaire de « fonds-netoyens » (netizen funds). Après un pic en 2003, les investissements dans les fonds netoyens pour le financement du cinéma ont régulièrement décru. Ils ne concernent plus aujourd’hui que quelques productions indépendantes à petits budgets, la conception de jeux vidéo et d’applications pour smartphones. L’essor de l’industrie cinématographique coréenne de ces quinze dernières années est partiellement dû à une concentration importante de talents et de capitaux dans le pays, mais aussi
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à un appel d’air généré par la baisse de qualité des productions hongkongaises après la rétrocession du territoire, un sentiment de lassitude grandissant en Asie à l’égard des productions audio-visuelles japonaises et l’absence d’autres compétiteurs asiatiques majeurs. Les professionnels du cinéma coréens ont aussi et surtout bénéficié depuis le milieu des années 1960 d’un cadre légal favorable qui en établissant un système strict de quota les a en partie protégés de la déferlante du cinéma hollywoodien et leur a laissé à la fois le temps et les moyens de développer une filière audio-visuelle structurée et rentable. A l’instar de la France, et sous la pression des professionnels de l’audio-visuel, les autorités coréennes ont longtemps bataillé pour que le cinéma soit considéré comme «un bien culturel » et non pas comme un produit marchand classique. Si aujourd’hui ce sont avant tout des entreprises et des initiatives privées qui contribuent le plus fortement au rayonnement de la culture populaire coréenne (cinéma, séries TV, musique, art contemporain) dans le monde, ces dernières ont bénéficié pour se développer d’un cadre législatif et fiscal favorable. L’expérience sud-coréenne montre qu’un pays - si l’ensemble des acteurs économiques, culturels et politiques coordonne leurs efforts – peut résister aux pressions internationales pour libéraliser son marché intérieur et qu’il peut même rivaliser avec la ou les puissances dominantes aussi bien localement que sur certains marchés internationaux. Le rôle de l’État et la constance de la politique coréenne en matière de cinéma et d’audio-visuel ont permis au pays de faire mieux que de résister. Il a pu développer une industrie dynamique et rayonnante qui a su trouver sa place aussi bien en Asie Orientale, qu’au Moyen-Orient, en Amérique latine et plus récemment en Europe et aux Etats-Unis. Cela constitue à l’heure de la mondialisation et de la perte d’influence des Etats exemple à méditer pour d’autres pays sur les capacités réelles d’intervention des politiques sur le marché de la culture. C’est également une bonne nouvelle pour tous ceux qui de par le monde apprécient et chérissent la diversité culturelle et donc pour les lecteurs de Koreana. Reste à savoir si les acteurs sud-coréens de la culture sauront se renouveler et maintenir leur effort pour continuer à toucher le cœur et l’esprit de leurs concitoyens et du public international sachant qu’aujourd’hui l’attente est forte et que l’exigence de demain sera encore plus élevée. Nul doute qu’ils en soient capables pourvu que le cadre dans lequel ils exercent soit favorable à la création artistique.
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Divertissements
Une foule éclair de plusieurs milliers de personnes a acclamé Psy et son Gangnam Style sur l’Esplanade du Trocadéro, face à la Tour Eiffel, le 16 novembre 2012.
«J’
ai débuté il y a douze ans et c’est maintenant que je connais une telle réussite, alors je me pose des questions. Comme le disent les internautes, je suis arrivé sans le vouloir en première place sur le marché mondial. En fait, je n’avais pas prévu ce succès et je n’ai pas essayé de me faire connaître à l’étranger, c’est pourquoi je n’ai même pas le temps de chercher à comprendre ce qui m’est arrivé ». C’est en ces termes que s’est exprimé Psy lors de la conférence de presse qu’il a accordée le temps d’un bref retour au pays, fin septembre dernier, afin d’honorer les engagements pris pour différents spectacles, dont un concert dans une université. Il s’est donc fait un devoir de revenir en Corée bien que des internautes, au nombre de ses admirateurs les plus enthousiastes, lui aient conseillé de ne quitter les États-Unis qu’après avoir atteint le sommet du classement au Billboard. Il tente d’expliquer son accession à la notoriété mondiale comme suit : « En Corée, quand on trouve des clips vidéo amusants, on aime bien les envoyer et les faire connaitre à d’autres, n’est-ce pas ? Eh bien, je
pense que tout est arrivé comme ça. Tout a commencé, parce que les gens ont trouvé mon clip drôle. Pour un chanteur et musicien, c’est plutôt drôle de réussir en faisant rire. Ce que j’ai compris, c’est que partout dans le monde, les gens aiment bien rire ».
Un chanteur, auteur et compositeur aux multiples succès En Corée, tout le monde connaissait déjà ce chanteur pop par les différents titres à succès qu’il a composés et enregistrés. Ses chansons les plus célèbres comprennent Oiseau , sorti en 2001, Champion, Amuseur, Nous ne faisons qu’un et Tout de suite, ainsi bien sûr que le célèbre Gangnam Style , qui fait partie de son sixième album récemment sorti. Il s’est aussi fait remarquer pour avoir consommé illégalement de la marijuana et essayé de se soustraire à ses obligations militaires, en conséquence de quoi il a dû servir deux fois plus longtemps sous les drapeaux, mais c’est en se cherchant sur le plan musical qu’il a surmonté ses déboires. Il a également composé les paroles et la musique de nombreuses
Gangnam Style de Psy,
une chanson de « seconde zone » qui fait fureur dans le monde Au 24 novembre 2012, quatre mois et demi après sa sortie en Corée, le clip vidéo de Gangnam Style , un titre du chanteur pop coréen Psy, avait été vu sur YouTube par 820 millions de personnes, attestant de son succès dans le monde entier et faisant du jour au lendemain le succès de son auteur. Celui-ci affirme cependant s’être cantonné dans le style qui est le sien, sans la moindre ambition de conquérir le public mondial. Qui est donc ce chanteur et que cherche-t-il à dire dans sa chanson ? Lim Jin-mo Critique de musique pop et professeur de communication culturelle à la Cyber-Université de Kyung Hee
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chansons à l’intention d’autres chanteurs, dont Novice , Parce que tu es ma femme et Je suis un gars comme ça qu’interprètent respectivement Lexy, Lee Seung-gi et DJ DOC. Psy est un professionnel de la musique dance et le rythme frénétique de ses chansons donne aussitôt envie de se trémousser ; quant à leurs paroles, elles sont toujours drôles et contraires aux convenances. Sur scène, le danseur dépense son énergie sans compter en dansant sans trêve. Sa passion sans bornes pour la musique va droit au cœur du public et lui a valu de recevoir plusieurs distinctions. Son titre Gangnam Style témoigne encore une fois de son talent qui fait l’unanimité dans le public et suscite son enthousiasme dès les premières notes. Dans la musique de Gangnam Style , Psy a accompli des prodiges de créativité. Son rythme envoûtant, au tempo rapide de type techno, est à couper le souffle et irrésistiblement entraînant. Si l’on ajoute à cela des paroles absolument désopilantes, on comprend que ce titre a tout pour plaire à un public tant coréen qu’étranger. Si le texte a peut-être perdu de sa teneur avec la traduction, le rythme et la gestuelle parlent aux spectateurs par-delà les frontières et les barrières de langue. Quand le rappeur martèle : « Elle dénoue ses cheveux au moment venu » ou « Un gars au cerveau plus costaud que ses muscles », le message est sans ambiguï té pour des jeunes aux mœurs libérées et aux idées arrêtées. Le titre de la chanson a aussi été pour beaucoup dans son exceptionnel succès. L’idée de l’appeler Gangnam Style est un coup de génie, car ce titre peut se décliner à l’infini. Il a déjà donné lieu à toute une série de variantes pour les parodies correspondantes, à l’instar des London Style, New York Style, Pervert Style et Police Style .
Il ne suffit pas d’être drôle Aujourd’hui âgé de 36 ans, Psy a toujours tranché sur les séduisants jeunes artistes de la K-pop conventionnelle et leurs rêves de carrière internationale. Loin d’être gracieuse, sa danse du cavalier dite malchum n’a rien de commun avec les chorégraphies bien réglées des groupes habituels car elle est en fait burlesque. Le chanteur raconte à ce propos : « Un jour, j’ai demandé à des journalistes étrangers pourquoi elle marchait tant à leur avis. Ils m’ont dit que je leur rappelais Austin Powers, ce citoyen de « seconde zone » d’un film comique. Franchement, l’idée me plaît d’en être un moi aussi et je crois même que je suis né comme ça ». Les chanteurs de K-pop, dans leur recherche constante du succès international, ont connu des destins divers lorsqu’ils se sont présentés sur le marché américain. Cette démarche volontariste, appuyée par les stratégies de marketing des sociétés de production qui les ont engagés, a été déterminante dans la réalisation de leurs rêves. En ce qui concerne Psy, au contraire, la publicité et l’engouement dont il bénéficie répondent à une demande émanant du marché américain de la musique pop, et non du travail accompli dans ce but par telle ou telle agence de relations publiques ou tel ou tel Koreana ı Hiver 2012
chanteur. Comme l’ont souligné avec humour les internautes fous de joie, Psy est arrivé sans le vouloir en première place sur le marché mondial. Selon certains, le succès de son titre a fait boule de neige quand CNN l’a classé parmi les « clips à ne pas manquer ». L’élan d’enthousiasme qui lui a fait connaître les sommets de la gloire résulterait donc à la fois du « talent musical de Psy et de l’appréciation des Américains ». Cette prouesse n’est pas sans rappeler le duo de chanteurs Los del Río, qui avaient remporté un succès mondial en 1996 avec leur titre Macarena , sur lequel ils dansaient également. Ces deux productions ont pour dénominateur commun d’avoir percé sur le marché américain par des morceaux chantés et dansés qui ont envoûté le public. Celle de Psy vient encore témoigner de tout le potentiel que représente une musique dance capable d’électriser le public et de susciter l’enthousiasme collectif.
Un pouvoir de « seconde zone » Par-delà son succès international, Gangnam Style a pris les dimensions d’un phénomène social exceptionnel qui concerne divers endroits du village planétaire et sur lequel il est bon de se pencher en se demandant ce que révèle cet exploit. Dans son clip vidéo, Psy paraît petit et un peu niais. Il a plutôt l’air d’un « paumé » que de l’élégant jeune homme appartenant à l’élite de la société pour lequel il veut se faire passer. Il a tout du citoyen de seconde zone auquel il faisait lui-même allusion, du second rôle ou de la personne ordinaire qui ne se remarque pas dans un groupe. Il fait penser à un clown blanc qui affirme inlassablement avoir le style de Gangnam, le Beverly Hills coréen, ce qui produit un effet de comique absurde. C’est justement l’absurdité de cette revendication qui fait toute la drôlerie du clip et explique son succès retentissant. Si un séduisant acteur de cinéma comme Jang Dong-gun ou Kang Dongwon se réclamaient du « style Gangnam » en vantant l’élégance et la richesse des lieux, le public ne réagirait en aucun cas par un enthousiasme aussi spontané. C’est tout le pouvoir du lien qui se crée tout naturellement avec les citoyens de seconde zone plutôt qu’avec la première, avec les seconds rôles plutôt qu’avec les premiers, avec le bas de l’échelle sociale plutôt qu’avec son sommet. Les gens du monde entier s’amusent de cette satire ridiculisant la finesse et l’élégance d’une société dominée par une minorité de privilégiés, Et pourtant, le comble de l’ironie est que Psy est issu d’une riche famille habitant... Gangnam. Le grand acteur Charlie Chaplin déclarait un jour : « Je ne suis qu’un clown et rien d’autre, ce qui me permet de m’élever au-dessus du plus grand des hommes politiques ». Si beaucoup de temps s’est écoulé depuis, on s’enthousiasme pourtant aujourd’hui encore pour de pétillantes chansons populaires qui raillent la haute société. Tout comme on rit des pitreries du clown tout en devinant ses aspects tragiques, on danse sur Gangnam Style en approuvant son contenu discrètement moqueur.
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Le tofu, Délices culinaires
depuis toujours à la base de l’alimention asiatique et aujourd’hui présent dans la cuisine diététique internationale Voilà longtemps déjà que les Coréens trouvent dans le tofu une précieuse source de protéines, mais depuis quelques années, sa consommation tend à progresser dans un monde où l’on se préoccupe toujours plus de son alimentation et de sa santé . Ye Jong-suk Chroniqueur culinaire et professeur de marketing à l’Université Hanyang
Ahn Hong-beom Photographe
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«U
n bon accompagnement se doit d’offrir tofu, concombre, gingembre et légumes, tout comme une famille se doit d’être formée d’un couple, de ses enfants et petitsenfants ». Ainsi s’exprimait, au soir de sa vie, le grand calligraphe et épigraphiste de la dynastie Joseon Kim Jeong-hui (1786-1856), aussi connu sous son nom de plume de Chusa. Son éloge du tofu révèle à quel point cet aliment faisait partie du quotidien coréen.
« Un fromage sans matières grasses » Le tofu, cette préparation à base de soja qui a l’apparence du lait caillé et s’appelle dubu en Corée, est un mets asiatique d’origine séculaire qui se répand aujourd’hui à travers le monde en raison de l’importance croissante que les gens de tous pays accordent à la santé. Il est au nombre des aliments diététiques qu’apprécient particulièrement beaucoup d’Occidentaux conscients des risques que pose pour la santé une consommation régulière d’aliments à haute teneur en calories, notamment issues de matières grasses d’origine animale, et soucieux d’adopter une alimentation plus diététique qui leur prodigue ses bienfaits. S’apparentant au fromage par son procédé de fabrication, qui consiste à faire prendre du lait de soja en une masse solide à l’aide d’un coagulant tel que le chlorure de sodium, le tofu possède en outre des vertus bienfaisantes pour la santé. D’une digestion plus facile que le soja cru, il égale celui-ci par ses qualités nutritives. Ses vertus lui valent d’être comparé à un « fromage sans matières grasses » et font toujours plus son succès, partout dans le monde, chez ceux qui prennent soin de leur santé. Ce serait notamment le cas d’Hillary Clinton qui, selon la chaîne CNN, en aurait fait régulièrement mettre au menu des repas de la Maison Blanche à l’intention de son époux. En vente dans les supermarchés des États-Unis et d’Europe, il est aussi présent dans les restaurants qui sont toujours plus nombreux à en proposer.
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1. Le tofu tendre, appelé sundubu , se consomme à l’apéritif ou comme en-cas. 2. Tofu conditionné coupé en dés et garni de piment rouge émincé.
Histoire du tofu D’après plusieurs manuscrits anciens tels que le Bencao Gangmu chinois (Nomenclature des plantes médicinales ou Boncho gangmok en coréen) et des ouvrages encyclopédiques coréens eux aussi d’origine lointaine, notamment le Myeongmul Giryak et le Jaemulbo , le tofu serait apparu en Chine voilà près de deux millénaires, sous la dynastie des Han. C’est au prince Liu An de Huainan (179-122 av. J.-C.) qu’en est attribuée l’invention. En revanche, le spécialiste japonais des sciences culinaires Shinoda Osamu (1899-1970), se référant au paragraphe intitulé « Du tofu » du traité Zhongguo Doufu (tofu chinois), œuvre de Lin Haiyin, affirme qu’il n’est fait à aucun endroit mention du tofu dans les ouvrages des dynasties des Sui (589-618) et des Tang (618-907). Il signale toutefois que cet aliment est cité pour la première fois dans le Qingyilu (Une enquête sur les diverses curiosités), que rédigea l’érudit Tao Gu (903-970) au début de la dynastie des Song. Par ailleurs, les textes chinois anciens évoqués par un lettré coréen de l’époque Joseon nommé Jeong Yakyong (1762-1836) dans son ouvrage étymologique Aeon Gakbi (Usages impropres du vocabulaire courant), permettent de penser que la consommation du tofu est antérieure au règne du prince Liu An. Ces thèses contradictoires n’empêchent pas la Ville de Huainan, située dans la province chinoise d’Anhui, de commémorer Liu An et ses hauts faits par une Fête annuelle du tofu qui a lieu le 15 septembre. En Corée, il est fait pour la première fois mention du tofu dans le passage suivant du recueil de poésie Mogeunjip (Œuvres choisies de Mogeun) composé par Yi Saek (1329-1396), homme politique et lettré qui vécut à la fin de la dynastie Goryeo. Fadeur des légumes quotidiens , / Mais fraîcheur du tofu ; / Fait pour les édentés , / Agréable aux vieux . En Corée, c’étaient les temples bouddhiques qui assuraient à l’origine la confection du tofu, que désignait alors le mot po . Non loin des tombes royales se trouvait toujours un joposa , expression qui se traduit littéralement par « temple préparant le tofu », car ce sanctuaire était chargé de fournir les offrandes alimentaires Koreana ı Hiver 2012
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destinées aux cérémonies. En atteste ce passage du Gyeongse Yupyo (Conceptions pour un bon gouvernement) dû à Jeong Yak-yong : « Seuls les temples qui protègent les forteresses des Montagnes de Namhan et de Bukhan et d’autres provinces, ainsi que ceux qui préparent le tofu pour les tombes royales, sont exemptés d’impôts, sans aucune autre exception ». L’usage se répandit alors de désigner les principales qualités de tofu par le nom des temples qui les fabriquaient, comme ceux de Bongseon ou de Yeondo. La dynastie Joseon doit avoir atteint un très haut degré de perfectionnement dans la confection du tofu coréen, car celle-ci était renommée jusqu’en Chine, pourtant berceau du tofu. Dans le Sejong Sillok , qui constitue les annales du règne du roi Sejong (1418-1450), il est dit qu’un empereur de la dynastie Ming fit l’éloge de la fabrication du tofu coréen : « Les plats d’accompagnement qui m’ont été offerts sont excellents, en particulier ceux faits par les cuisinières, si promptes et agiles qu’elles préparent les plats et les disposent de manière très harmonieuse, tout en confectionnant un tofu des plus délicieux ». C’est à partir de la Corée que le tofu fera son entrée au Japon. Dans le Joseon Sangsik Mundap (Dialogues sur les connaissances communes en Corée), l’écrivain Choe Nam-seon (1890-1957) émet deux hypothèses quant à l’introduction du tofu dans l’Archipel. La première voudrait qu’un général japonais en ait appris la fabrication de la population coréenne, lors des invasions de Hideyosi (1592-1598). La seconde avance le nom de Bak Ho-in, un Coréen qui aurait été capturé par les Japonais pendant la guerre et aurait confectionné du tofu à la manière coréenne dans l’actuelle Préfecture de Kõchi, où aurait pris son essor la production moderne du tofu. Toutefois, d’aucuns font remonter la présence de cet aliment au Japon à l’ère Heian (794-1192).
Tofu au kimchi ou sauté En Corée, il est courant d’agrémenter de tofu les soupes ou ragoûts qui constituent la base de l’alimentation qutotidienne.
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1. On peut faire dorer à la poêle les dés de tofu que l’on a découpés dans un bloc conditionné après l’avoir égoutté. 2. Ragoût piquant de tofu tendre aux fruits de mer. 3. Escalope de tofu proposée par le restaurant de cuisine fusionnelle Kongdu du Musée d’histoire de Séoul. 4. Dans les bars de Corée, on mange souvent du tofu en prenant un verre.
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Le tofu au kimchi, préparation très appréciée composée de dés de tofu cuits à la vapeur, de kimchi et de porc sauté, accompagne souvent les alcools. Après avoir fait mijoter du tofu dans de la sauce de soja, on le met à tremper dans une sauce épicée et on le fait revenir. Le tofu tendre dit sundubu , c’est-à-dire « tofu pur » et le biji , qui est la partie restant après la coagulation, entrent aussi dans la composition de ragoûts. Il y a donc déjà longtemps que les Coréens trouvent dans le tofu une précieuse source de protéines. Très apprécié des Coréens et souvent servi avec l’alcool, le tofu au kimchi se compose d’un sauté de porc au kimchi et aux cubes de tofu à la vapeur. Le tofu peut aussi s’accommoder en ragoût assaisonné à la sauce de soja ou frit à la sauce piquante. Quant au tofu sauté, il est tout aussi savoureux que facile à préparer. Le tofu est disponible dans les supermachés sous forme de gros blocs baignant dans un liquide et conditionnés de manière étanche. Après ouverture, il suffit de le faire revenir et brunir, et il est prêt à être consommé en le trempant dans de la sauce de soja. Pour une cérémonie en l’honneur des ancêtres, on choisit du tofu ferme que l’on découpe en gros cubes et que l’on sale légèrement, après quoi on le saupoudre de farine et on le trempe dans de l’œuf battu avant de le faire sauter à l’huile. Situé à Seocho-dong, un quartier du sud de Séoul, le restaurant Baengnyeonok (« maison centenaire ») propose différentes préparations très appréciées à base de tofu, comme le ragoût blanc de sundubu assaisonné de sauce de soja, le ragoût rouge de sundubu , très relevé, ou le jeongol , un pot au feu de tofu, qui sont autant de plats de la cuisine familiale consommée chaque jour en Corée. La préparation du tofu s’est aussi actualisée en assimilant des influences étrangères, comme dans les plats qui figurent au menu de Kongdu, un restaurant de cuisine fusionnelle qui a ouvert ses portes au rez-de-chaussée du Musée d’Histoire de Séoul et a pour spécialité d’adapter le tofu à des recettes occidentales. Après être parti pour l’étranger où il a permis de mieux faire connaître la Corée, le tofu retourne ainsi au pays sous des formes toutes nouvelles. Koreana ı Hiver 2012
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MODE DE VIE
« À l’écoute des livres »
pour mieux apprécier la lecture « Booksori Paju 2012 », qu’organise la Cité du livre de Paju pour favoriser le dialogue avec les lecteurs, est une foire coréenne du livre qui se tient à l’automne. D’année en année, elle voit sa fréquentation progresser, ce qui est aussi le cas de la Fête du livre WoW qui a lieu près de l’Université Hongik, dans un quartier de Séoul. Lee Kwang-pyo Journaliste et chef du Service stratégies de gestion à Channel A | Ahn Hong-beom Photographe
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unbal-dong est un quartier de la ville de Paju, qui est à une heure de Séoul par la route longeant le fleuve Han. Créé en 2003, son pôle d’édition d’une superficie de 87,5 hectares accueille plus de deux cent cinquante maisons d’édition, emploie près de huit mille personnes et génère un chiffre d’affaires annuel de douze mille milliards de wons, soit environ 1,1 milliard de dollars. Un projet prévoit de doubler sa surface d’ici 2014 pour permettre à trois cents autres maisons d’édition et imprimeries de s’y installer. Le charme de la Cité du livre de Paju tient pour partie à l’atmosphère de modernité sereine résultant de la présence, dans un paisible cadre champêtre, de ces nombreuses maisons d’édition qui diffusent le savoir. Les bâtiments contribuent aussi à créer cette ambiance, par leur architecture toujours différente, mais tout aussi élégante. La construction ancienne qui s’élève au centre de cette « cité » est un vieux manoir qui a été démonté et remonté sur les lieux, puis restauré. Non loin de là, se trouve un ruisseau aux rives bordées d’un lit de roseaux, ainsi que les salles de conférence et les logements où les visiteurs qui le souhaitent peuvent passer la nuit.
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« Toute l’Asie dans les livres » Le nom de Booksori, un néologisme qui signifie littéralement « son des livres », a été choisi pour convier lecteurs et bibliophiles à se plonger dans le monde des livres et s’y épanouir. Tout au long de cette manifestation, la Cité du livre a attiré un public nombreux. Toutes les places de stationnement étaient prises et les visiteurs devaient jouer des coudes pour avancer, une effervescence somme toute très positive puisque c’était celle de gens vivant et respirant avec les livres dans un même lieu. La foire de Booksori, dont c’était la deuxième édition, est la plus importante manifestation d’Asie dans ce domaine et elle avait d’ailleurs pris pour thème « Toute l’Asie dans les livres ». Pas moins de cent trente manifestations comportant expositions, conférences, discussions avec les auteurs, lectures de poèmes, concerts et vente de livres se sont déroulées pendant la foire, que ce soit en plein air, non loin du pôle d’édition, ou dans la centaine de locaux qui accueillaient les maisons d’éditions et autres organismes. Elles ont attiré près de quatre cent cinquante mille visiteurs en neuf jours. Le « Colloque des cités du livre dans le monde », qui visait à favoriser les échanges internationaux entre ces cités, réunissait la participation du lauréat français du Prix Nobel de Littérature, JeanMarie Gustave Le Clézio, et de l’auteur de romans historiques japonais Kenichi Sato. La foire du livre a aussi été l’occasion de commémorer le deux cent cinquantième anniversaire de Jeong Yakyong, aussi connu sous son nom de plume de Dasan, un célèbre érudit de la dynastie Joseon qui appartenait à l’École pragmatique du Sirhak . Parmi les nombreux séminaires et colloques proposés au public, la Conférence commémorative organisée à l’occasion du
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deux cent cinquantième anniversaire de Dasan a permis de mieux connaître la vie et la philosophie de ce grand penseur de la « Période des Lumières » coréenne. À l’occasion du cinq cent soixante-neuvième anniversaire de la création de l’alphabet coréen dit hangeul , l’exposition temporaire intitulée « Excursion dans le Hangeul, 569 » invitait à un voyage dans le temps des plus appréciés par le public familial. Reposant sur des bases scientifiques et d’une conception nouvelle, le hangeul est le seul alphabet au monde dont on connaît l’inventeur. L’exposition permettait en outre de se faire une idée de ce qu’était la vie quotidenne il y a cinq siècles et de la place qu’occupait le hangeul . L’histoire du hangeul et de la culture coréenne revivait dans les lettres et traités de généalogie anciens qui étaient exposés et accompagnés d’informations linguistiques et étymologiques, aux côtés d’objets datant d’époques différentes, y compris des articles modernes d’usage courant et des chaussettes, porte-bonheur, poudriers et paquets de cigarettes ornés d’inscriptions en hangeul . Le « Jour de la littérature de Kim Sowol », qui honorait l’un des plus grands poètes lyriques coréens, a aussi été couronné de succès. Cette manifestation, qui se déroulait à l’occasion du cent dixième anniversaire de sa naissance, comportait des lectures à haute voix de ses poèmes, par des poètes contemporains aussi célèbres que Kim Nam-jo ou Shin Dal-ja, dans les bureaux et librairies de plusieurs maisons d’édition, ainsi qu’un concert où plusieurs poè1. Un enfant regarde une grande sculpture en forme de livre à Booksori Paju 2012, dans la Cité du livre de Paju. 2. Manifestation narrative se déroulant à la Fête du livre WoW, près de l’Université Hongik de Séoul. 3. Les personnages de livres pour enfants prennent vie à la Fête du livre WoW.
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mes de Kim Sowol étaient mis en musique. Ces séances de lecture ont révélé à quel point cette poésie était chère au cœur des Coréens, car de nombreux spectateurs reprenaient par cœur avec le récitant les œuvres les plus connues telles qu’« Azalées » ou « Fleurs des montagnes ».
Les fleurs s’épanouissent dans les montagnes, Les fleurs s’épanouissent,/ En automne, au printemps et en été,/ Les fleurs s’épanouissent. Les fleurs Dans les montagnes/ Dans les montagnes Là-bas seules… 1
Si vous êtes écœuré de me voir/ Et me quittez, Je vous laisserai partir sans un mot. / A chacun de vos pas j’étalerai,/ Une brassée d’azalées / Des pentes de Yaksan à Yeongbyeon …
savoir-faire, se sont reconvertis à d’autres métiers. Dans ce local, les visiteurs pouvaient découvrir par eux-mêmes les procédés d’impression typographique, et ce spectacle passionnant leur permettait d’imaginer ce qu’a été l’imprimerie au cours des siècles C’était notamment le cas de Han Seo-yeong, une employée de avant l’avènement de l’électronique dans ce domaine : centaines bureau qui avait fait le déplacement avec un ami et récitait ces vers de caractères d’imprimerie en plomb parfaitement alignés les uns les yeux fermés, en faisant bien attention de ne pas trop déranger contre les autres, allées et venues des techniciens entre les casses où ils les piochaient, odeur prenante Entre le 15 et le 23 septembre derniers, pas moins de 130 manifestations de l’huile de graissage et de l’encomportant expositions, conférences, discussions avec les auteurs, lectures cre dégagée par les presses d’imprimerie d’où sortaient inlassablede poèmes, concerts et vente de livres se sont déroulées pendant la foire, ment les pages. En posant les doigts sur les que ce soit en plein air, non loin du pôle d’édition, ou dans la centaine de lo- feuillets d’anthologies de poèmes caux qui accueillaient les maisons d’éditions et autres organismes. Elles ont imprimées au moyen de caractères en plomb, les visiteurs pouvaient en sentir le relief. De l’avis de tous : attiré près de 450 000 visiteurs en neuf jours. « Quand on effleure une page de la main, on devine la forme des lettres imprimées sur le papier. C’est ce qui fait le charme d’un livre en donnant de la voix. Et de confier d’une voix douce : « Rencontrer imprimé par ce procédé ». Kim Sowol ici, comme ça… quel bel automne ! ». Les visiteurs de la foire du livre se sont montrés très intéressés par l’imprimerie à caractères mobiles. L’impression typographique Un pôle d’édition à vocation culturelle ayant été abandonnée en Corée dans les années 1980, suite à l’inCeux qui fréquentent la Cité du livre de Paju travaillent pour la formatisation de la composition, bien des gens découvraient avec plupart dans l’industrie de l’édition et il est donc naturel qu’ils se surprise qu’existait encore un lieu où les textes à imprimer étaient penchent sur les moyens d’y attirer le grand public comme les leccomposés caractère par caractère. Si des cartes de visite et autres teurs en vue de donner un second souffle à leur secteur d’activité. documents réalisés à l’aide de caractères mobiles sont disponibles L’idée leur est alors venue de transformer le pôle d’édition, à l’oridans certains magasins spécialisés, l’atelier de Paju est le seul à gine destiné aux professionnels, en une « Cité du livre » ouverte encore imprimer des livres par ce procédé d’autrefois. aux lecteurs pour leur faire aimer encore davantage les livres. C’est en 2007 qu’il a ouvert ses portes, suite à l’acquisition de Ainsi allait naître, en 2011, le projet dit de la Rue des libraires, presses à imprimer et d’outils de moulage de caractères déniqui prévoyait l’aménagement de librairies au rez-de-chaussée chés aux quatre coins du pays. Il a aussi fallu trouver des technid’une centaine de bâtiments, ainsi que de nouveaux espaces où les ciens qualifiés, car ceux-ci, n’ayant plus l’occasion d’exercer leur lecteurs pourraient se retrouver et bavarder ou tout simplement
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Arts e t cu l tu re d e Co ré e
1. Le café du livre Olive Tree fait partie de la centaine de « Librairies du rez-de-chaussée » qui ont ouvert dans les maisons d’édition de la Cité du livre de Paju, dans le cadre du projet de la Rue des libraires. 2. À la Fête du Livre WoW de Séoul, la Foire des bouquinistes est particulièrement appréciée des jeunes.
s’accorder un moment de détente. Song Young-man, qui travaille à la maison d’édition Hyohyung Publishing Co. et assure la supervision de ce projet, déclare à ce propos : « Les librairies du rez-dechaussée ne vendent pas que des livres. Quand la Rue des libraires ouvrira, elle fournira une mine d’informations sur les livres. De nombreux bureaux ont été aménagés, mais étant donné l’importance des surfaces disponibles, il reste encore de la place pour des salles d’expositions, musées et salles de concert ». Et d’ajouter avec assurance : « Nous créerons un nouveau complexe des arts et de la culture ». C’est dans cet esprit qu’a été créée la foire de Booksori, à l’intention de tous les publics, c’est-à-dire aussi bien des écrivains, éditeurs et imprimeurs que des lecteurs. Cette deuxième édition en témoignait par ses « Marchés du savoir en plein air » qui se tenaient dans la centaine de bâtiments abritant les maisons d’éditions et qui étaient l’illustration parfaite de cette initiative. Ils fournissaient aux visiteurs l’occasion de participer à des entretiens avec des écrivains et de vister les élégants bureaux des éditeurs. L’architecte Seo Hyeon, professeur à l’Université Hanyang et auteur de l’ouvrage Architecture : en l’écoutant comme la musique et en la savourant comme l’art, affirme à ce sujet : « Ces manifestations étaient d’un accès facile et se déroulaient dans des conditions agréables. La possibilité de parler de mon travail d’architecte et de mon livre tout en buvant un thé dans les bureaux des éditeurs qui exposaient mon livre a été gratifiante pour l’auteur que je suis. J’ai aussi eu la chance exceptionnelle d’approcher les lecteurs par le biais de mon livre ». Une fois le projet achevé, la Cité des livres offrira aux lecteurs différents moyens d’être au contact des livres pendant la foire de Booksori comme tout au long de l’année.
La Fête du livre WoW La foire de Booksori de Paju n’est pas la seule manifestation de ce type en Corée, puisque d’autres s’y tiennent en fait un peu partout, pour la plupart en automne. La Bibliothèque nationale de Corée et la Bibliothèque nationale pour enfants et jeunes adulKoreana ı Hiver 2012
tes de Séoul, ainsi que les bibliothèques municipales de province, organisent nombre de fêtes consacrées au livre sous des formes diverses. À cela s’ajoutent la Fête du livre numérique proposée par la Bibliothèque numérique nationale et les manifestations qui se déroulent dans des lieux culturels ou historiques tels que la place de la Mairie de Séoul ou du Palais de Deoksu. 2 Ces différentes manifestations comportent des discussions avec les auteurs et des séminaires où éditeurs et libraires se rencontrent et évoquent les moyens d’encourager la lecture, par exemple en incitant les parents à lire à haute voix des textes à leurs enfants. Ils comprennent aussi des jeux-concours portant sur les thèmes de livres et des débats sur des sujets variés, mais aussi et avant tout des ventes de livres à prix réduits, qui sont le plus susceptibles d’attirer le public. Pour les bibliophiles, c’est alors l’occasion rêvée de faire de nouvelles acquisitions, d’autant qu’en cas d’achat important, les paquets de livres sont déposés devant la porte des acheteurs. La Fête du livre WoW de Séoul, qui se déroule tous les ans en septembre dans les rues adjacentes à l’Université Hongik, un établissement de l’arrondissement séoulien de Mapo-gu, est une grande manifestation de ce type qui marque l’arrivée de l’automne et son succès est toujours plus grand. Dans ces artères réputées être un des lieux de prédilection de la jeunesse et des artistes en herbe, les maisons d’édition sont nombreuses, tout comme à la Cité du livre de Paju. Mais alors que les visiteurs de la Foire de Booksori se composent surtout de familles, ceux de la Fête du livre WoW de Séoul sont en majorité des jeunes, étudiants ou non. La seconde propose aussi différentes manifestations, dont la Bibliothèque des rues, où les éditeurs vendent à prix réduits, le Marché WoW des livres d’occasion et des séances de discussion avec des auteurs. À l’heure où l’information numérisée est omniprésente et où les supports vidéo ont largement supplanté le papier, les Coréens gardent au fond du cœur cette affection particulière et ce respect qu’ils n’ont cessé de vouer au livre. Ce sentiment s’explique peut-être par la fierté que leur inspire une longue tradition dans le domaine de l’imprimerie, dont attestent la production du premier document au monde imprimé sur tablettes de bois, le Sutra Dharani de la Lumière pure , qui date du début du VIIIe siècle, et le premier livre au monde imprimé avec des caractères mobiles, le Jikji remontant à l’an 1377. Dans ces multiples et joyeuses festivités consacrées au livre sous le ciel de l’automne, on ne peut que se persuader davantage encore que jamais le livre imprimé ne disparaîtra de nos vies.
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Aperçu de la littérature coréenne
Critique
Marsyas ou Pierrot Uh Soo-woong Journaliste à la rubrique arts et culture du Chosun Ilbo
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e vieil adage coréen gi-un-saeng-dong signifie approximativement que ce qui est créé est toujours plein de force vitale et peut donc aussi être vrai d’une création artistique lorsqu’elle est aussi raffinée que Le chat, le serpent et la tombe . Dans le cas présent, il s’applique non seulement au travail esthétique qu’y réalise l’auteur, mais aussi à celui-ci même, qui est Sim Sang-dae. Pour l’évoquer comme il se doit, on ne saurait omettre de faire mention de son nom de plume, Marsyas Sim. Dans la mythologie grecque, Marsyas, mi-homme, mi-dieu, défie les dieux lors de joutes artistiques et ceux-ci le châtient de son orgueil démesuré en le faisant écorcher vif. Le monde des lettres a accueilli diversement le choix de ce pseudonyme, tantôt conspuant, tantôt acclamant celui qui affirmait ainsi avec force toute sa confiance dans ses talents d’écrivain. Pour bien comprendre sa vision du monde et son humour particuliers, il convient de rappeler ce qu’il disait lui-même de ce vécu personnel qui donne tant de profondeur et d’authenticité à ses écrits. Cette année, il s’est vu récompenser, pour sa nouvelle Le bouton , par la remise du sixième Prix littéraire annuel Kim YuJeong créé en l’honneur de ce pionnier de la littérature moderne coréenne (1908-1937) disparu à vingt-neuf ans, dans la fleur de l’âge. Pour Sim Sang-dae, c’était la première distinction qui lui était décernée depuis le Prix de littérature moderne que lui avait valu en 2001 sa nouvelle La beauté . Dans l’allocution prononcée lors de la cérémonie de remise qui avait lieu ce printemps, il a cité « trois conditions [qui sont à ses yeux requises] dans la vie d’un écrivain », à savoir le chagrin d’amour, la pauvreté et la maladie. S’il peut paraître superflu de s’arrêter sur le sens de ces propos, cela peut toutefois présenter de l’intérêt pour les jeunes lecteurs et écrivains d’aujourd’hui, apparemment bien décidés à n’écouter que leur voix intérieure. Pour ce qui est des chagrins d’amour, le jeune Kim Yu-jeong eut à en subir un quand il essuya les refus de la célèbre chanteuse et gisaeng Park Rok-ju, à la suite de quoi il céda au désespoir. Évoquant cette peine de cœur et les innombrables lettres d’amour
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qu’elle avait suscitées, Sim Sang-dae a invité l’audience à apprécier le « degré d’intensité qu’il avait dû mettre dans ses phrases pour tenter d’infléchir les résistances de la dame » et avait estimé : « À des titres divers, l’œuvre de Kim Yu-jeong doit beaucoup à cette dame du nom de Park Rok-ju ». L’émotion dans la voix, il a poursuivi : « Cet amour dont on voudrait mourir, ces refus qui font cracher le sang, ces ruptures qui rongent le cœur... ce sont les conditions requises de la vie d’un écrivain contemporain, de celui que nous sommes comme de ceux que nous ne connaissons pas, et nous devrions les rechercher ». Quant à la pauvreté et à la maladie, Sim Sang-dae en a aussi fait mention dans le même esprit. Pour commencer, il a fait allusion aux propos tenus par un internaute qui comparait sans ambages les écrivains à des vedettes du show-business. Sur un forum, il déplorait que « la littérature soit aujourd’hui dans un état tout à fait pitoyable et complètement dépourvue d’intérêt. Au moins les musiciens et les humoristes se droguent, eux, alors pourquoi les écrivains ne font-ils pas de même ? » Pour Sim Sang-dae, qui réagissait à ces affirmations, « Cette personne fait totalement abstraction d’un fait capital, à savoir tout simplement que les écrivains n’ont pas les moyens d’acheter de la drogue ». Puis il a renvoyé le public à la lettre que Kim Yu-Jeong, atteint de tuberculose et mourant, écrivait à son ami intime Ahn Hwe-nam, le fils du célèbre écrivain du XIXe siècle Ahn Guk-seon. Il y sollicitait un prêt d’argent dans les plus brefs délais et déclarait à ce sujet : « Avec cette somme, je m’achèterai trente poulets pour faire préparer des ragoûts. J’ai l’impression que c’est le seul moyen de me redonner vie ». Quand il avait une vingtaine d’années, Sim Sang-dae a exercé le métier d’aide-laveur (ttaemiri ) dans des bains publics. Dans ce même discours, il a conté les dìsputes qu’il avait avec le vieil homme chargé de garder le vestiaire. Celui-ci ne voyait forcément pas d’un bon œil le « simple aide-laveur » qu’était Sim Sang-dae lire à longueur de temps les œuvres complètes de Choi In-hoon ou À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, allongé sur le Arts e t cu l tu re d e Co ré e
C’est de la nouvelle Le chat, le serpent et la tombe , qui inaugure la carrière d’écrivain de Shim Sang-dae, que vient la réputation d’esthète de cet auteur de cinquante-deux ans.
Sim Sang-dae plancher bien chauffé du vestiaire, au lieu de travailler. Et de déclarer : « Aujourd’hui, j’aimerais partager l’honneur qui m’est fait par ce prix avec ce vieux monsieur du vestiaire ». S’il est vrai que parvenus à un certain degré, les côtés tragiques de la vie peuvent se transformer en art, alors la première figure de la littérature coréenne du XXIe siècle qui vient à l’esprit est sans conteste Sim Sang-dae. Jusque dans les moments de sa vie où il connaissait la misère, il a su précieusement conserver tout son amour-propre et toute sa fierté. Il a toujours gardé le premier en se faisant un devoir de ne compter que sur lui-même, et la seconde, en s’abstenant de condamner quelque politique, type d’économie ou mode de vie que se soit pour n’être animé que d’une foi inébranlable dans la valeur de ses écrits. Ces partis pris révèlent tout autant une certaine vanité intellectuelle que sa force d’âme. Son œuvre des débuts, Le chat, le serpent et la tombe tient un peu du premier rugissement poussé par cet écrivain à l’esthétisme inné. Reprenons le passage suivant de la nouvelle. « Le chat bondit avec souplesse et mord le vieux au cou. Ses dents s’enfoncent profondément dans la chair. Ses griffes aiguës percent les épaules comme autant de poinçons. Le vieux titube et se cramponne à la vigne. Sa main griffue fend l’air. Ses doigts plongent dans les orbites de l’animal et en arrachent les yeux. Des grains de raisin éclatent. Des pétales s’écrasent sous les pieds. Mais le chat ne lâche pas prise. L’ombre de la montagne descend sur la chaumière. Tour à tour s’effondrant et se relevant, pourrissant et renaissant, tout ce qui engendre l’ombre dans le combat que se livrent lumière et obscurité hurle et se tord. La vieille saisit un couteau. (…) Dans le ciel, la lumière s’amenuise et se hâte de disparaître à l’ouest. Quelque part dans ce fragment de ciel où misère, confusion et désespoir se mêlent à la lumière, le crépuscule rougeoie plus que toutes les paillasses du monde. » Dans la nouvelle, le vieux moine bouddhiste découvre le terrible Koreana ı Hiver 2012
spectacle du corps d’un vieil homme, de sa fille, d’un chat et d’un serpent étendus sur un lit de fleurs piétinées. Au-dessus de cette plate-bande humaine et animale, un crépuscule aux couleurs plus vives que celles des fleurs meurt à l’horizon. Pour une première œuvre, il était exceptionnel de démontrer une telle virtuosité dans l’emploi de couleurs naturellement agréables pour représenter l’Eros et le Thanatos, l’instinct de vie et de mort. Dans cette nouvelle, Sim Sang-dae montre que la beauté constitue l’essence même de la vie, sa substance, et que toute vie qui la convoite est en réalité la plus honnête qui soit. En effet, le sentiment de fierté de soi procède foncièrement d’une véritable foi dans les pouvoirs de l’art. Il y a dix ans, j’ai eu l’occasion de boire un verre avec Sim Sangdae dans un certain bar du quartier d’Insa-dong que fréquentent écrivains et artistes de Séoul. Dans cet endroit parfait pour une première rencontre, nous avons longuement bavardé et quand nous nous y sommes réveillés côte à côte au petit matin, les effets de l’alcool ne s’étaient pas encore dissipés. L’écrivain m’a alors déclaré que par sa philosophie de l’art, il avait tout d’un Pierrot, ce dont il est toujours convaincu aujourd’hui. À ses yeux, un écrivain ne doit jamais manquer de fierté et de sens de l’humour ni tenter d’inculquer des enseignements à ses lecteurs, mais il est tenu au contraire de se « montrer » à eux sous toutes ses facettes. « Si je fais le clown », a-t-il continué sur le ton de la confidence, « c’est pour cacher ma timidité. Celui qui est incapable d’agir avec légèreté, de temps à autre, ne sera jamais en mesure de découvrir son vrai moi ». Dans l’univers mondain où nous évoluons, Sim Sang-dae est le dernier mirliflore : indifférent aux accusations de frivolité, il ne craint pas de se voir reprocher de n’appartenir à aucun groupe. En revanche, il est un sujet sur lequel il ne transige pas et c’est son travail d’écrivain. Œuvre fascinante, Le chat, le serpent et la tombe permet d’entrevoir la genèse littéraire de l’indomptable Marsyas Sim alias Sim Sang-dae, maître de l’esthétique littéraire.
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Image de Corée
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omme les premières images oubliées de la vie dans le ventre de la mère, les plus lointaines origines du peuple coréen se perdent dans les temps obscurs de la préhistoire et les livres d’histoire affirment en guise d’entrée en matière : « On ignore l’époque exacte à laquelle les premiers hommes sont apparus sur la péninsule coréenne ». C’est cette première obscurité qui est constitutive du mythe. Au cœur de cette nuit mythique, se dressait au sommet d’une haute et lointaine montagne un grand arbre mystérieux aux branches couvertes d’un luxuriant feuillage. C’est à son ombre que s’assit Hwanung, le fils du Dieu du Ciel, lorsqu’il descendit sur terre. Il se nourrit d’ail et d’armoise et prit pour épouse une femme-ourse qui lui donna un fils, dont les enfants descendirent de la montagne et s’embarquèrent pour un long et périlleux voyage. Naviguant en direction du soleil levant, ils virent plusieurs fois l’aube et le crépuscule. Quand tombait la nuit, la vieille année avait passé, puis au petit matin commençait la nouvelle. C’est la raison pour laquelle, en langue coréenne, le mot hae désigne à la fois le soleil et l’année. Parfois les hommes s’envolaient, montés sur des papillons, puis ils s’endormaient dans les fleurs, la nuit venue, et quand celles-ci leur faisaient mauvais accueil, ils s’allongeaient sur les feuilles. Tantôt ils se laissaient porter sur le dos de leur mère, tantôt ils marchaient en donnant la main à leur père. Quand une génération s’en allait, une autre lui succédait, et ainsi de suite, en progressant toujours vers le soleil levant. Un jour, les hommes s’étaient tant avancés qu’ils ne purent aller plus loin. C’est à l’extrémité du monde, sur cette « terre du matin calme », que débuta leur histoire. Devant eux, s’étendait l’immensité infinie de l’océan tourné à face nue vers le monde. Alors, tout au bout des terres, le premier soleil commença à se lever et c’est là que les Coréens s’établirent. Attirés par le lointain souvenir de cette aube primordiale, quand finit l’année, les Coréens sautent dans un train qui les emmène sur le littoral est. Là, dans le noir, ils attendent l’aube en retenant leur souffle. Ces hommes de la « terre du matin calme » savent que c’est sur cette côte orientale, très précisément dans la ville de Jeongdongjin située à l’est de Séoul, que se lève le premier soleil du monde, et pour eux, il le fera toujours sur cet océan qu’ils gardent au plus profond du cœur lorsqu’ils célèbrent l’année qui commence.
Pour saluer le premier soleil du monde Kim Hwa-young Critique littéraire et membre de l’Académie nationale des arts Ahn Hong-beom Photographe