Koreana Autumn 2015 (French)

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Automne 2015

Arts et Culture de Corée

rubrique spéCiAle

port méridional aux multiples attraits tongyeong

Tongyeong,

Les charmes méconnus de Tongyeong ; Des vies blotties à l’abri des îles ; La ville dont les artistes rêvèrent de liberté

vol. 16 n° 3

ISSN 1225-9101


imAge de CorĂŠe


Immuables souhaits de l’automne Kim Hwa-young Critique littéraire et membre de l’Académie coréenne des arts

«P

uissent tous les jours de l’année être comme Hangawi, ni plus ni moins ! » Les Coréens forment ce modeste vœu à l’occasion de Chuseok, qui a pour autre nom Hangawi et tombe le quinzième jour du huitième mois lunaire. Par cette fête traditionnelle égale en importance au Jour de l’An lunaire, ils accueillent la manne généreuse des récoltes que leur offre l’automne. Quand vient Chuseok, le temps fraîchit et sous le haut ciel clair, le vent fait onduler l’or des rizières. Le grain que les paysans ont fait pousser à la sueur de leur front arrive à maturité. Dans les villes, le mal du pays se réveille à cette occasion et l’on songe aux vieux parents restés là-bas pour travailler la terre des ancêtres. La fête de Chuseok s’étale en principe sur trois jours, mais on en ajoute un quand elle coïncide avec un dimanche, ce qui sera le cas cette année, où elle a lieu le 27 septembre. À l’approche de ce jour tant attendu, un véritable exode entraîne les trois quarts des Coréens en province et en un rien de temps, trains et autoroutes se remplissent de voyageurs. Fête de l’abondance, Chuseok est aussi celle des actions de grâce où les Coréens vont sur la tombe familiale désherber son tertre et accomplir une cérémonie pour prier leurs chers disparus de veiller sur eux. Sur l’autel rituel comme sur la table du repas, prend place ce jour-là une incontournable préparation appelée songpyeon. Ce gâteau en forme de petit croissant est à lui seul emblématique de Chuseok et se compose de riz, la principale denrée à la base de l’alimentation coréenne. Il s’obtient en mélangeant de l’eau chaude à la farine de cette céréale, puis en fourrant la pâte ainsi confectionnée de petits morceaux de fruits à coque, de pâte de haricot rouge, de graines de sésame et de pignons ou de jujubes, après quoi on façonne le tout et on le fait cuire à la vapeur. Cette cuisson sera réalisée sur un lit d’aiguilles de pin fraîches pour éviter que ces délicates pâtisseries ne collent les unes aux autres et les agrémenter du subtil parfum de cet arbre. C’est de lui qu’elles tiennent d’ailleurs leur nom de songpyeon, qui signifie littéralement « gâteau de pin ». Celui-ci est tout un symbole en Corée, avec ses senteurs si caractéristiques du pays, les marques qu’y ont incrustées les doigts qui l’ont modelé, l’amour et les rires de ceux qui le dégusteront ensemble. Autres temps, autres mœurs. De nos jours, on achète souvent les songpyeon destinés à l’autel familial pour Chuseok et ce ne sont plus les enfants qui se déplacent pour retrouver leurs parents, mais eux qui font le voyage à la ville, en une sorte d’« exode à rebours ». En outre, les hamburgers, cookies et autres biscuits ont maintenant la préférence des jeunes, au détriment du traditionnel gâteau de riz, car ainsi va la vie. Mais la lune demeure, tout là-haut dans le ciel d'automne, aussi immuable que le souhait d'abondance qui revient chaque année : « Puissent tous les jours de l’année être comme Hangawi, ni plus ni moins ! »


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Kim’s Communication Associates 385-10 Seogyo-dong, Mapo-gu Seoul 121-839, Korea www.gegd.co.kr Tel: 82-2-335-4741 Fax: 82-2-335-4743

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Lettre de la rédactrice en chef

À l’heure où nous apportons les dernières retouches à ce numéro avant sa mise sous presse, une évolution semble avoir eu lieu dans la situation de division qui est celle de la péninsule coréenne. Le 24 août à minuit, au terme de trois jours d’une négociation marathon entamée en pleine montée des tensions, les deux Corées ont fini par renoncer à l’affrontement armé et par poursuivre leurs pourparlers en vue d’une sortie de crise débouchant sur l’amélioration de leurs relations. Au vu de l'histoire de ces liens, il convient néanmoins de se garder d’un optimisme trop hâtif. Nombreux sont ceux qui ne voient ici qu’une brève accalmie et craignent que les réunions familiales intercoréennes tournent court encore une fois ou que retentissent à nouveau les discours de propagande sur les haut-parleurs de la ligne de démarcation. En revanche, très peu doutent de l’espoir d’un réel progrès qu’éprouve une majorité de Coréens de part et d’autre de la frontière. Plus que partout ailleurs, c’est le cas des habitants de Daeseong-dong, ce village dit « de la liberté » où chacun devait retenir son souffle pendant l’épreuve de force qui vient de s’achever. Dans l’un de ses articles, le présent numéro évoque justement le quotidien de cette commune enclavée dans la fameuse Zone démilitarisée, qui est la frontière la mieux gardée du monde. En vis-à-vis de Daeseong-dong, pardelà la ligne de démarcation militaire, s’étend un autre village, nord-coréen celuilà, nommé Kijong-dong. Notre nouvelle rubrique intitulée Histoires des deux Corées se propose d’aborder la question de la partition coréenne par le biais d’aspects sociaux-culturels qui en découlent. Il est à déplorer que les deux villages frontaliers ci-dessus, un temps instrumentalisés par l’antagonisme de la Guerre froide, commémorent encore chacun de leur côté, par leurs festivals de musique annuels de Pyeongyang et Tongyeong, un même et grand compositeur, Yun I-sang, qui est aussi connu sous le nom d’Isang Yun à l’étranger. Cet artiste vit le jour à Tongyeong, une ville située dans la province du Gyeongsang du Sud où il n'eut jamais le loisir de revenir, ayant été victime de machinations politiques. C’est à Tongyeong que naquirent aussi nombre d’écrivains et d’autres artistes de renom, outre qu’y fut implantée, sous le royaume de Joseon, le Quartier général de la marine des Trois provinces, dont le commandement fut assuré par l'amiral Yi Sun-shin, cet indomptable héros du XVIe siècle. Les pages qui suivent invitent le lecteur à découvrir cette charmante ville portuaire. Choi Jung-wha Rédactrice en chef

imprimé en Automne 2015 Samsung Moonwha Printing Co. 274-34 Seongsu-dong 2-ga, Seongdong-gu, Seoul 133-831, Korea Tel: 82-2-468-0361/5 © Fondation de Corée 2015 Tous droits réservés.Toute reproduction intégrale ou partielle, faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de la Fondation de Corée, est illicite. Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction de Koreana ou de la Fondation de Corée. Koreana , revue trimestrielle enregistrée auprès du ministère de la Culture et du Tourisme (Autorisation n°Ba-1033 du 8 août 1987), est aussi publiée en chinois, anglais, espagnol, arabe, russe, japonais, allemand et indonésien.

Arts et Culture de Corée Automne 2015

Publication trimestrielle de la fondation de Corée 2558 Nambusunhwan-ro, Seocho-gu Séoul 137-863, Corée du Sud http://www.koreana.or.kr

bruits du bord de mer à tongyeong Suh Hyung-il, 2011, huile sur toile, 45,5 cm x 53,0 cm

2 KoreaNa Automne 2015


dossIeRs

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la musique des cérémonies en l’honneur des anciens souverains interprétée à Paris Song Hey-jin

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HIstoIRes des deux coRées

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daeseong-dong ou le « Village de la liberté » Kim Hak-soon

AmouReux de lA coRée

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Yukari Muraoka goûte la culture dans toute sa saveur

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55

Darcy Paquet

60

délIces culInAIRes

le jeoneo livre toutes ses saveurs quand la moisson approche

rubrique spéCiAle

tongyeong, port méridional aux multiples attraits RubRIque sPécIAle 1

Park Chan-il

37

Kim Yong-sub

escAPAde

Han Kyung-koo

RubRIque sPécIAle 2

10

Kang Je-yoon

APeRçu de lA lIttéRAtuRe coRéenne

le temps du pétrissage, un geste de réconciliation

Gwak Jae-gu

Chang Du-yeong

RegARd extéRIeuR

18

50

Hwasun, un havre de paix à l’atmosphère mystique

Des vies blotties à l’abri des îles

RubRIque sPécIAle 3

Quand le café devient une obsession

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les charmes méconnus de tongyeong

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mode de vIe

l’eau des montagnes

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68

les nouilles Kim Sum

Gilles Ouvrard

la ville dont les artistes rêvèrent de liberté Lee Chang-guy

RubRIque sPécIAle 4

24

Quand l’artisanat traditionnel s’adapte avec succès aux sensibilités de son temps Lee Kil-woo

RubRIque sPécIAle 5

30

la fascination d’un port et les attraits de la gastronomie Song Young-man

67 artS et culture de corée 3


rubrique spéCiAle 1 Tongyeong, port méridional aux multiples attraits

les charmes méconnus de

tongyeong

Han Kyung-koo Anthropologue culturel et professeur à la Faculté des lettres et sciences sociales et humaines de l'Université nationale de Séoul Ahn Hong-beom Photographe

Tongyeong arrive au troisième rang des villes où aimeraient vivre les Coréens, mais on a peine à résumer ce qui en fait la particularité. Ce petit port méridional de 140 000 habitants a subi de grands changements au cours du temps. Autrefois carrefour des communications maritimes, ce fut aussi une ville de garnison planifiée et un centre d’artisanat traditionnel. À l’époque coloniale, elle abrita une nombreuse population japonaise, mais fut aussi un important foyer de résistance à l’occupant et le théâtre de plusieurs soulèvements. Après avoir vu naître quantité d’écrivains, de peintres et de musiciens, elle assume aujourd’hui sa nouvelle vocation de ville d’art et de culture. Il s’y ajoute celle d’une région gastronomique dont les excellents produits de la mer attirent les gourmets tout au long de l'année. La ville a entrepris avec succès de redonner vie à l’un de ses vieux quartiers en l’orientant vers des activités culturelles, mais figure aussi désormais parmi les Centres d’expertise régionale répertoriés par l’Organisation des Nations Unies. 4 KoreaNa Automne 2015


Vue aérienne montrant le centre de Tongyeong, l’île de Mireuk et les autres îles du large. Dans les lueurs de l’aube, on croirait voir une superbe aquarelle.

t

ongyeong n’est pas une île, contrairement à ce qu’il peut sembler à première vue, car au temps où c’était encore un tranquille village de pêcheurs nommé Duryongpo, avant les invasions japonaises du XVIe siècle (1592-1596), elle fut reliée au continent par un isthme. Quand éclata la guerre, la Corée infligea une première défaite à l’envahisseur lors de la Bataille d’Okpo, qui se déroula en mer à proximité de l’île de Goeje. Elle remporta aussi celle de l’île de Hansan, qui eut lieu en juillet 1592 au large de Tongyeong et figura parmi les trois grandes victoires coréennes de ce conflit. En août 1593, le roi, conscient de la nécessité d’un commandement unifié, plaça Yi Sun-shin à la tête du Quartier général de la marine des trois provinces de Gyeongsang, Jeolla et Chung-

cheong. En tant que commandant, Yi Sun-shin exerçait son autorité sur les officiers et la flotte de ces trois provinces méridionales, ainsi que sur cinq ports militaires, ce qui revient à dire qu’il dirigeait la presque totalité des forces navales de Joseon et toutes les batailles qui se déroulaient au large du sud de la péninsule.

un nœud de communication maritime et le théâtre de furieux combats C’est sur l’île de Hansan que se situa dans un premier temps le Quartier général de la marine, mais après plusieurs déplacements, il fut définitivement implanté à Tongyeong en 1604, à l’emplacement que l’on connaît aujourd’hui, et resta opérationnel penartS et culture de corée 5


dant près de trois siècles durant avant de quitter les lieux en 1895. Le nom de la ville lui-même provient d’ailleurs du vocable tongjeyeong , qui signifie « quartier général de la marine », mais de 1955 à 1994, elle porta celui de Chungmu, qui était le pseudonyme de l’amiral Yi Sun-shin. L’essor qui fit de Tongyeong un important centre du commerce pendant la seconde moitié du royaume de Joseon, tout comme l’arrivée de nombreux Japonais qui accompagna l’occupation du pays, fut lié à la situation de la ville à un nœud de communication des transports. Sa situation à proximité de l’île de Daema et de Busan la plaçait sur la route des grandes liaisons maritimes qui reliaient cette dernière ville aux provinces du Jeolla. En raison de sa position privilégiée, elle fut malheureusement aussi la cible des attaques lancées par l’armée nord-coréenne pendant la Guerre de Corée (1950-1953). Le régime de Pyeongyang entendait s’emparer de la ville pour en faire l’une de ses bases avancées dans la progression qu’il comptait réaliser en direction de Busan, en passant par l’île de Geoje et Masan, ce qui mettait en grand péril les forces sud-coréennes et des Nations Unies. Leur commandement détacha en toute hâte une unité de la marine chargée de défendre l’île de Geoje et grâce à des opérations amphibies, les attaquants furent repoussés et Tongyeong libérée. Ces événements se produisirent un mois avant la célèbre opération qui fut menée à Incheon en 1950 et à ce titre, Tongyeong servit de banc d’essai à cette stratégie inédite.

une ville militaire au rêve de paix Si vis pacem, para bellum (Si tu veux la paix, prépare la guerre) Conçue comme une ville de garnison, Tongyeong fut planifiée pour permettre d’y établir le Quartier général de la marine des trois provinces du sud. Du même coup, cela en fit aussi une ville de paix, car son implantation reposait sur la volonté d’éviter de nouvelles guerres et invasions pour faire régner la paix. Au centre de la ville, une imposante construction jadis élevée dans ce but atteste de la puissance navale dont disposait le royaume de Joseon. Son nom de Sebyeonggwan, c’est-à-dire « pavillon de nettoyage des armes », comme celui de Jigwamun donné à sa grande porte littéralement dite « du cessez-le-lancer », sont significatifs de ce désir de maintien de la paix par l’accroissement des capacités défensives. Dès le début, un impératif d’indépendance financière s’imposa au Quartier général de la marine. En temps de guerre, l’amiral Yi Su-shin ne pouvait espérer le moindre appui de l’État dans ce domaine et il ordonna donc l’aménagement de fermes de garnison pour assurer le ravitaillement en vivres des troupes et rassurer la population. Entre les combats, les soldats pratiquaient euxmêmes la pêche et la production de sel. Les autorités firent créer un ensemble d’ateliers, dits « Douze ateliers de Tongyeong » dans lesquels des artisans produisaient sur place les armes et munitions destinées à l’armée. Outre ce matériel militaire, ils fabriquaient des outils agricoles et articles domestiques dont une par6 KoreaNa Automne 2015

tie était envoyée à la cour pour le paiement du tribut et le reste, mis en vente pour consolider les finances du Quartier général de la marine. Dès lors, Tongyeong allait devenir un centre d’artisanat réputé, notamment pour la production de matelassures, une activité qui est liée à ses origines militaires. L’emploi de tissu matelassé dans les uniformes des soldats fit fortement augmenter la demande et les femmes devaient toutes être habiles dans cette fabrication qu’elles réalisaient pour un mari ou un fils.

l’essor commercial et industriel Au bout d’un certain temps, les « Douze ateliers de Tongyeong » augmentèrent leur production de fournitures militaires, mais aussi celle des articles domestiques destinés à un usage quotidien ou au paiement du tribut. Sous le règne des rois Yeongjo (r. 1724-1776) et Jeongjo (r. 1776-1800), ils parvinrent à un tel degré de maîtrise technique qu’ils furent en mesure de couler eux-mêmes la monnaie. Les formes de production en coopérative qui firent leur apparition à cette époque correspondirent aux débuts de l'industrialisation dans l’économie traditionnelle. Cet artisanat prospère, dont la réputation s’étendait à tout le pays pour ses fabrications de grande qualité de gat, les chapeaux en crin de cheval portés par l’élite dirigeante, de petites tables pliantes dites soban et de najeon chilgi, ces laques à incrustations de nacre, se répercuta sur la taille des marchés et de la population. Le savoir-faire acquis dans la construction et la réparation des bateaux de guerre fut appliqué aux navires marchands et on construisit des entrepôts pour y déposer les marchandises. L’expansion du transport maritime de marchandises et de passagers exigea de déplacer le Quartier général de la marine pour élargir l’estuaire et disposer de plus de terrain pour les marchés. Des magasins se lancèrent dans le commerce du riz, des tissus, d’accessoires divers, de tabac et de l’holothurie, de sorte que Tongyeong devint un centre d’échanges commerciaux pour la province du Gyeongsang du Sud. Les quartiers situés au centre de la ville s’étendirent en conséquence et comme leur population ne cessait d’augmenter, elle commença de déborder sur les îles voisines. Entre la fin du XVIIIe et du XIXe siècles, le nombre d’habitants doubla et la densité démographique atteignit 7,2 personnnes par ménage, soit beaucoup plus qu’à Séoul, où elle ne dépassait pas 4,4. À la veille de son entrée dans les temps modernes, Tongyeong se situait à la douzième place par sa population, devant Mokpo et Jinju. le temps des épreuves La population de Tongyeong était réputée pour la grande endurance de ses guerriers, mais aussi pour son fier caractère comme pour son fort sens de la solidarité, et peut-être devait-elle ces traits à la présence du Quartier général de la marine qui s’y trouva pendant trois siècles. Le commandant de l’État-major de la marine était le second dignitaire de la ville, après le gouverneur local.


Sur cette carte datant de 1830, figurent, au centre, Tongyeong et son enceinte fortifiée, sa baie de Gangguan, son pont de Gullyang reliant le continent à l’île de Mireuk et au large, d’innombrables îles de toutes dimensions. Seol Jong-guk, qui dirige l’hôtel Geobukseon de Tongyeong, a fait l’acquisition de ce document mis en vente sur un site étranger d’enchères en ligne.

Si elle peut aujourd’hui sembler peu étendue et d’aspect assez vétuste, tongyeong fut un temps une métropole moderne. le royaume de Joseon en fit sa première ville planifiée et il s’y produisit dès lors un essor rapide de l’artisanat et du commerce qui fut à son tour un moteur de changement économique et social. artS et culture de corée 7


Son pouvoir s’étendait sur onze villes voisines dont celles de Jinju, Changwon, Gimhae, Jinhae, Sacheon et Geoje, ainsi que sur vingttrois cantonnements navals. En temps de crise, les autorités et l’armée de ces villes obéissaient à ses ordres. Le rôle prépondérant que jouait Tongyeong dans le domaine administratif et culturel, ainsi que dans le commerce et l’industrie, s’étendait donc aussi à la vie militaire de la région. En 1895, la décision de fermer le Quartier général de la marine fit d’autant plus l’effet d’un choc. Elle concernait aussi le commandement naval de la province de Gyeongsang et intervenait dans le cadre d’une série de réformes, dites de Gabo, que le royaume de Joseon avait adoptées en prélude à la modernisation du pays. De nombreux fonctionnaires et soldats furent privés de leur poste et les artisans des « Douze ateliers » partirent souvent pour Séoul ou d’autres villes du pays. Certains d’entre eux réussirent à s’établir dans la région et à y exercer, mais l’artisanat traditionnel connut globalement un déclin. Par la suite, l’ouverture des ports au commerce allait attirer les pêcheurs japonais en quête de nouvelles zones de pêche. Munis de leurs techniques modernes, de leur matériel et de leurs capitaux, ils parvinrent à s’approprier les meilleures de ces zones grâce aux appuis politiques et administratifs dont ils disposaient. Peu à peu, ils commencèrent à prendre la direction des affaires et de l’économie locales. Le nombre de ressortissants japonais qui résidaient en permanence dans la ville progressa lui aussi, des collectivités locales comme la préfecture d’Okayama accordant des subventions aux pêcheurs pour qu’ils implantent des colonies de peuplement en Corée. Confrontée à de nombreux problèmes, l’industrie de la pêche de Tongyeong fut amenée à moderniser ses méthodes de travail et put ainsi se développer. Les années 1966 et 1967 allaient successivement voir la création d’une base avancée de pêche sur l’île de Yokji et d’un centre d’insémination du poisson à Tongyeong, ce dernier étant destiné à encourager l’aquaculture. De par sa situation géographique privilégiée, Tongyeong allait occuper une place de premier plan dans cette activité de la pêche qui fait sa renommée. Tout en y conservant sa place, ainsi que dans les transports maritimes, à l’époque de la forte croissance de la Corée, Tongyeong allait connaître un déclin dans d’autres secteurs de l’économie et sur le plan culturel. De plus, les crises survenues dans l’industrie de la pêche allaient toucher l’ensemble du secteur, dont une eutrophisation de l’eau de mer qui provoqua la mort d’innombrables poissons et coquillages, ainsi que l’arrêt des exportations d’huîtres. Les décennies 1 8 KoreaNa Automne 2015

1980 et 1990 furent aussi marquées par un déclin économique général et une stagnation démographique. À la fin de la première moitié des années 2000, le secteur des chantiers navals connut une période de prospérité et devança un temps celui de la pêche. Dans l’ensemble, s’il est vrai que Tongyeong est longtemps restée à l’écart du développement moderne, elle en a aussi épargné les désagréments à la nature encore intacte qui l’environne.

beautés et surprises d’une ville Tongyeong s’enorgueillit de sa dimension de ville d’art. Parmi les nombreux écrivains et artistes célèbres qui y sont nés et y ont grandi, figurent les poètes Kim Chun-su (1922-2004) et Yu Chihwan (1908-1967), le peintre Jeon Hyuck-lim (1917-1995) et les romanciers Pak Kyongni (1926-2008) et Kim Yong-ik (1920-1995). D’autres, comme le poète Baek Seok (1912-1995) ou l’artiste Lee Jung-seop (1916-1956), ont eu de fortes attaches avec la ville. Dans les rues et les parcs, monuments, galeries et musées commémorent ces grandes figures. D’aucuns s’étonnent qu’une aussi petite ville ait vu naître autant d’écrivains et artistes célèbres. Si certains évoquent la beauté des paysages ou la grande influence exercée par la tradition des « Douze ateliers », peut-être faut-il avoir à l’esprit cette même époque à laquelle les artistes de Tongyeong produisirent leurs œuvres. Si elle peut aujourd’hui sembler peu étendue et d’aspect assez vétuste, Tongyeong fut un temps une métropole moderne. Le royaume de Joseon en fit sa première ville planifiée et il s’y produisit dès lors un essor rapide de l’artisanat et du commerce qui fut à son tour un moteur de changement économique et social. Cette grande agglomération côtière du sud de la Corée représenta aussi un haut lieu de la vie artistique et culturelle de la région. Par la suite, l’ouverture des ports allait en faire l’une des villes les plus cosmopolites du pays par sa rapide assimilation des apports des cultures japonaise et occidentale. Enfin, la richesse créée par l’industrie de la pêche et le commerce lui a permis d’entreprendre très tôt sa modernisation. Attirés par les perspectives économiques qui s’ouvraient à eux, de nombreux Japonais s'étaient installés à Tongyeong dès 1910, avant même l’annexion de la Corée par leur pays. Par la suite, ils firent démolir tous les bâtiments du Quartier général de la marine, à l’exception du Sebyeonggwan, et les remplacèrent par une école, un tribunal et un hôtel des impôts. Un tout nouveau centre ville de style japonais sortit de terre après que les rues et installations portuaires eurent été remises en état. En 1931, les chantiers du


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canal de Tongyeong et d’un tunnel sous-marin s’achevèrent. À la fin de la première moitié des années 1930, quelque trois mille ressortissants japonais résidaient à Tongyeong et près de six mille dans son canton. La civilisation occidentale ne tarda pas non plus à y faire son entrée. De 1894 à 1895, religieux anglicans et missionnaires presbytériens venus d’Australie entreprirent l’évangélisation de la ville. Une première église apparut en 1905, suivie en 1911 d’une école maternelle. À défaut d’une école primaire, fut créé l’institut de formation Jinmyeong, qui dispensait des cours du soir à l’intention des jeunes filles en retard sur leur scolarisation. Certains établissements d’enseignement assuraient en outre une formation professionnelle et une instruction civique, inspirée de l’esprit chrétien, qui allaient constituer les fondements spirituels des soulèvements de la population de Tongyeong. Par le biais de ces missionnaires, la population se trouva ainsi au contact de la culture occidentale avant celle de bien d’autres régions du pays. Tongyeong s’est signalée par le rôle qu’elle a joué dans des rébellions telles que le Mouvement d’indépendance du 1er mars 1919, les révoltes estudiantines, ouvrières ou paysannes et le mouvement nationaliste dit de Singanhoe, dont le nom signifie littéralement « société du nouveau tronc ». L’antenne dont disposait celuici à Tongyeong jouissait d’une audience plus grande qu’ailleurs. Dans le domaine de l’éducation, les habitants ressentaient une grande soif d’apprendre, et exception faite de Séoul, c’est Tong-

1 Ces navires à l’ancre dans la baie de Gangguan sont des reproductions du panokseon et du geobukseon , respectivement à droite et à gauche ci-contre, ce dernier étant le fameux bateau-tortue conçu par l’amiral Yi Sun-sin. 2 Édifié en 1604, le Sebyeonggwan figurait parmi les principaux bâtiments du Quartier général de la marine des trois provinces implanté à Tongyeong.

yeong qui envoya le plus de jeunes gens étudier au Japon. La jeunesse locale se distingua aussi par son dynamisme, notamment en organisant une collecte de fonds destinés à la construction de sa maison de la jeunesse, qu’abrite un bâtiment en brique de deux étages. Au lendemain de la libération qui mit fin à l’occupation japonaise en 1945, la population de Tongyeong n’épargna pas ses efforts pour aider la nation indépendante à instaurer la démocratie. La tradition militante de la ville se manifeste aujourd’hui encore par d’importantes réalisations. L’organisme de gouvernance semipublic Green Tongyeong 21 a pour vocation de veiller à l’échelle régionale au respect des objectifs de l’Agenda 21 adopté par la Conférence des Nations Unies sur l’Environnement et le Développement, tandis que la ville s’est vu octroyer le statut de Centre régional d’expertise des Nations Unies (RCE) sur l’Éducation au développement durable. De même que Green Tongyeong 21 a su faire revivre le vieux quartier de Dongpirang menacé de démolition en le transformant en un village de peintures murales où les touristes accourent aujourd’hui nombreux, gageons que Tongyeong tout entière continuera de se réinventer et de nous surprendre par son charme et sa diversité. artS et culture de corée 9


rubrique spéCiAle 2 Tongyeong, port méridional aux multiples attraits

Des vIes bLOTTIes À L’AbrI Des îLes Kang Je-yoon Poète et directeur de l’École de l’île Pressian Humanities Institute Choi Jung-sun Photographe

À Tongyeong, mer, îles et montagnes composent un paysage agréable. Les sommets de Yeohang et Mireuk qui surplombent la ville, la baie de Gangguan qui enserre ses rivages et le brouhaha du marché animé qui se tient toute l’année non loin de là lui insufflent leur énergie. Au large, les îles qui parsèment la mer semblent de petits bijoux posés çà et là sur l’eau. Qu’en est-il des vies qui s’écoulent dans ce décor pittoresque ?

10 KoreaNa Automne 2015


Pêcheurs déversant leurs prises sur le pont. Pour plus de fraîcheur, le traitement du poisson se fait sur le bateau. un convoi de pêche à l’anchois se compose généralement de quatre bateaux dont un effectue la reconnaissance, deux autres, la pêche proprement dite et le dernier, le traitement.

artS et culture de corée 11


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«U

n lieu où l’appel de la mer se fait entendre jusque dans le sommeil ». Tongyeong est une ville de toute beauté. Au large de la presqu’île sur laquelle elle s’étend, l’île qui ferme sa baie, dite de Mireuk, c’est-à-dire du Bouddha Maitreya, crée un port naturel abrité du vent et des courants. Cette baie de Gangguan qui échancre la côte jusqu’au cœur de la ville en est aussi le centre vital. À toute heure du jour et de la nuit, les bateaux qui la sillonnent rapportent le poisson qui se vendra au grand marché situé sur le front de mer. Ensemble, ils font que cette ville tout imprégnée des senteurs de la mer conserve sa vocation de centre du commerce des produits de la pêche.

le mont mireuk et le village de dongpirang Depuis un millénaire, le temple de Yonghwa et l’ermitage de Dosol s’accrochent aux versants du mont Mireuk, dont l’imposant relief surplombe paisiblement la ville. Ce sommet qui préserve les habitants de la violence du vent et des vagues, tel le défenseur des lieux, est depuis toujours un objet de vénération. Aujourd’hui, un téléphérique transporte les promeneurs tout en haut de la montagne où les attend un impressionnant panorama. La ville de Tongyeong s’offre tout entière à leur regard, mais également ses îles et plus loin, celles qui se trouvent au large de Samcheonpo, Namhae, Goseong, Sacheon et Geoje. Sur une partie surélevée de cette cime, se dresse encore l’ancien phare d’où l’État-major de la marine des trois provinces pouvait scruter l’horizon à l’époque des invasions japonaises (1592-1598). C’est de cette construction que le village situé en contrebas tire son nom de Bongsugol signifiant « la vallée du phare ». En faisant l’ascension du mont Mireuk par le versant sud, on découvre à mi-hauteur le temple de Mirae, 12 KoreaNa Automne 2015

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1 À Tongyeong, la pêche du jour est en grande partie destinée au séchage sur place. Si celui-ci exige de longues opérations, il permet de vendre le poisson à un prix plus élevé et s’avère donc très avantageux pour les pêcheurs. 2 Villageoises raccommodant avec soin des filets endommagés. Ce travail minutieux s’impose pour que les pêcheurs puissent continuer de s’en servir.


qui est réputé pour son architecture se fondant harmonieusement dans le paysage montagneux, quoique le véritable joyau en soit forêt de cyprès. Les moines firent l’achat de ce terrain pourtant planté par les Japonais en temps de guerre et prirent soin des arbres qui s’y trouvaient. De nos jours, ils occupent une superficie de près de 50 000 pyeong, soit environ 41 hectares, et sont appréciés des promeneurs pour l’effet apaisant qu’ils exercent sur le corps et l’esprit. Le village de Dongpirang, dont le nom signifie « falaise de l’est », constitue ces temps-ci le principal attrait de la région. Il accueillait autrefois des populations défavorisées, mais une action de réhabilitation entreprise à l’initiative d’une association civile allait le faire connaître sous un autre jour. En 2007, la Ville de Tongyeong ayant décidé de le raser en vue de la création d’un parc de loisirs, le responsable de cette association, attaché aux maisons d’autrefois, ruelles et autres vestiges qu’il abrite, lui a soumis un projet visant à sa préservation plutôt qu’à son réaménagement. Il est ainsi parvenu à convaincre les édiles qu’il serait plus avantageux d’en faire un lieu de culture centré sur l’histoire et la vie de la région que de se priver de cette possibilité par une démolition à tout crin. À ses yeux, vieilles maisons et petites rues constituaient des biens précieux qu’il importait de conserver. Des étudiants se sont alors proposés pour décorer les habitations de peintures murales qui allaient rendre les lieux célèbres et attirer toujours plus de touristes.

Le littoral et l’île de Yokji Au large de Tongyeong, près de cinq cents îles de dimensions variées émergent entre les parcs aquacoles, dont les huîtres et tuniciers font la renommée de la région et représentent 60 à 70 % de la production artS et culture de corée 13


nationale. L’eau très fraîche et limpide dont bénéficient ces exploitations permet d’obtenir des coquillages particulièrement savoureux en hiver. L’ostréiculture a pris son essor à Tongyeong dans les années 1960, suite à l’apparition de l’élevage sur radeau au large du village de Gwangdo. Quand vient le printemps et que les bateaux emportent leur récolte de tuniciers, on croirait voir la mer se couvrir de fleurs rouges. La consommation de ces animaux marins se limitait autrefois aux régions côtières et ne s’est répandue qu’après la création des premières exploitations à Tongyeong, comme à d’autres endroits du littoral, dans les années 1970. Ces fruits de mer étaient jusque-là méconnus de la plupart des citadins, car il s’agissait d’espèces sauvages exclusivement pêchées par des plongeuses sous-marines. Aujourd’hui, on les consomme le plus souvent crus à la ville, tandis que sur la côte, on les mange aussi bien de cette manière, avec un assaisonnement adéquat, que sous forme de soupe ou mélangés à du riz. 1 Si l’île de Yokji est entourée de nombreuses autres, elle offre une vue extrêmement dégagée sur la mer, de sorte qu’elle a le grand avantage d’allier les beautés de l’archipel de Dadohae à celles de l’océan. Elle abrite près de 1 500 âmes et attire en toute saison de nombreux visiteurs qui empruntent ses agréables sentiers de randonnée pour monter au pic de Cheongwang, haut de 392 mètres. Une fois arrivés au sommet, ils pourront contempler les myriades d’îles qui constellent l’océan, mais c’est du haut d’un grand rocher plat auquel on parvient par une passerelle de corde qu’ils disposeront du point de vue le plus spectaculaire. L’île possédant un relief très rocheux, elle se couvre d’épaisses forêts dont la plus remarquable est sans conteste celle de Castanopsis cuspidata située à Jabupo, d’autant que cette essence est rare pour un climat tempéré tel que celui de la Corée. Ce village tire aussi sa notoriété de ses « vieilles baristes », ces dames dont la plus jeune a soixante ans et la doyenne, plus de quatre-vingts. Dans leur café, elles proposent des gâteaux faits maison aux patates douces de l’île et du café torréfié par leurs soins. En d’autres temps, l’île de Yokji abrita un important port de pêche où les bateaux accostaient par milliers. Aujourd’hui, elle se consacre principalement à l’aquaculture en cage de la daurade, du gobie et du mérou, dont les élevages peuplent les eaux enrivonnantes, ceux de maquereaux connaissant aussi un grand essor ces derniers temps.

les insulaires Sur l’île de Daemaemul, un sentier de randonnée longeant la côte permet de cheminer jusqu’aux falaises sans quitter la mer des yeux, sur un parcours tranquille et agréable. À la lisière d’une forêt, on découvre une belle plaine qui se déroule à perte de vue jusqu’à la mer. Les versants montagneux, aux confins de l’île, présentent de curieuses formations rocheuses entre lesquelles croissent des arbrisseaux 14 KoreaNa Automne 2015

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1 Jabupo est célèbre pour ses « vieilles baristes », ces septuagénaires et octogénaires qui tiennent un café sur l’île de Yokji. La dégustation d’un bon café servi avec des cookies aux patates douces de l’île sera l’un des plaisirs du séjour. 2 Le quartier de Dongpirang était sur le point d’être rasé quand de jeunes artistes sont venus décorer ses constructions vétustes de peintures qui font désormais sa célébrité. C’est aujourd’hui l’un des lieux les plus visités par les touristes de tous les coins du pays.


Il a suffi de quelques fresques peintes par des étudiants sur des maisons délabrées pour que le quartier de Dongpirang fasse parler de lui et qu’accourent les touristes. À eux seuls, ces vieux murs et leurs peintures sont parvenus à redonner vie aux lieux. La beauté de ce quartier d’autrefois un temps menacé de disparition réside tout autant dans l’esprit qui l’a fait renaître que dans les couleurs qui l’égayent.

à feuilles persistantes tels que le camélia. Vues de l’observatoire qui surmonte le pic de Jangun, les îles de Somaemul et Deungdae semblent si proches qu’on croirait pouvoir les toucher. C’est cet emplacement idéal qui permet d’apprécier l’île de Somaemul dans toute sa beauté. En revanche, comme il faut s’éloigner d’une forêt pour pouvoir l’admirer au mieux, on observera celle des deux îles de Somaemul et Deungdae depuis une troisième appelée Daemaemul. Dans la mer qui l’entoure, les plongeuses sous-marines dites haenyeo ramassent ormeaux, troches, châtaignes de mer et huîtres. La consommation de ce coquillage, tout frais pêché et accompagné d’un verre d’alcool, constituera l’un des petits plaisirs de ce périple insulaire. Un peu plus loin, la mer abonde en Liparis tessellates autour de l’île de Chu et les habitants s’adonnent à artS et culture de corée 15


sa pêche qu’ils pratiquent au moyen de pièges. Aux dispositifs modernes en matière plastique qu’emploient les pêcheurs d’autres régions, ceux de Chu continuent de préférer les pièges faits de bambou, car plus écologiques. La saison de la pêche va de la fin de l’automne à l’hiver et transforme toute l’île en un immense parc de séchage du poisson. Les claies envahissent alors collines, routes, clôtures, champs, cours de maisons inhabitées et même les cordes à linge où c’est le poisson qui occupe le plus de place. Le Liparis tessellates peut se vendre frais, mais il l’est plus souvent séché en raison de son prix plus élevé sous cette forme qui nécessite de longues opérations. Après une soirée un peu trop arrosée, il n’y a rien de mieux pour se rétablir qu’une soupe confectionnée avec cet ingrédient. L’île de Yeonhwa, dont le nom signifie « aux fleurs de lotus », n’est qu’une énorme montagne aux versants escarpés où se nichent les habitations. De son sommet, on jouit d’un impressionnant point de vue sur la côte de Yongmeori, c’est-à-dire de la « tête de dragon ». À Yeonhwa-ri, les vieilles dames du village vendent un makgeolli, ou vin de riz, fait maison dont un verre suffit à étancher la soif de tout voyageur. Sur l’île voisine d’U, les sentiers de randonnée font découvrir les spectaculaires paysages de la côte. Ces chemins peu pentus font tout le tour de l’île à travers la voûte végétale des forêts et sur fond de paysages maritimes. L’île d’U a pour spécialité culinaire une préparation à base de riz et d’algues d’une certaine variété que réalisent les épouses de pêcheurs proposant des tables d’hôtes. Quoi de meilleur pour la santé qu’un plat de riz à la vapeur garni d’algues brunes dites tot ou de riz aux algues rouges agrémenté de sauce de soja ? On pourra aussi déguster des mets à base de limace de mer, de pouce-pied ou d’autres anatifes qui sont les spécialités exclusives de cette île. 16 KoreaNa Automne 2015


LE VIEIL HOMME AU CŒUR DE BODHISATTVA Sur l’embarcadère de l’île de Yeonhwa, un vieux pêcheur a étendu son jubok, un filet qui n’est guère plus en usage de nos jours. Un chapeau en forme de petit parasol abrite le vieillard des ardeurs du soleil. L’idée me semblant judicieuse, je lui demande où il se l’est procuré. « On en vend beaucoup en ligne », m’explique-t-il alors. Ce vieil homme est né sur l’île et y a grandi. Après avoir effectué son service militaire, il a travaillé plus de trente ans sur un paquebot comme mécanicien et n’est rentré au pays que quand sa mère vieillissante a été atteinte de sénilité. Elle est aujourd’hui âgée de quatre-vingt-douze ans et il s’occupe toujours d'elle. S’il répare en ce moment un filet de pêche, ce n’est pas pour lui qu’il le fait. Entre les îles de Yeonhwa et d’U, les parcs aquacoles à cages se sont multipliés et il arrive que des filets se déchirent, laissant s’échapper quantité de poisson. Leurs propriétaires subissent alors d’importantes pertes qui les acculent parfois à la faillite. À plusieurs reprises, le vieil homme a vu certains céder au désespoir dans de telles circonstances et il a donc décidé de prendre le temps de réparer son filet, sans rien en attendre en retour. Si le filet d’un éleveur se déchire, il lui prêtera le sien en remplacement pour parer au plus pressé, certain que sa pose de part et d’autre du trou lui permettra de rattraper ne seraitce qu’un peu de poisson. Sachant que les exploitants qui font de mauvaises affaires « ne retrouvent jamais de travail ailleurs… », le vieil homme espère ainsi les aider un peu à sa manière. Tel un bodhisattva empli de compassion, il s’emploie à secourir autrui. 1

1 Sur l’île de Yeonhwa, le relief accidenté de la côte offre un magnifique spectacle, dont cette fameuse vue de la passerelle qui domine la mer vert jade depuis sa construction en 2011. 2 Après avoir travaillé trente ans sur un paquebot, ce vieil homme natif de l’île de Yeonhwa passe tout son temps à raccommoder des filets et à prendre soin de sa mère aujourd’hui sénile. Il a décidé de se charger de cette réparation après avoir vu des propriétaires de parcs aquacoles à cages faire faillite à cause du mauvais état de leurs filets.

©Kang Je-yoon

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rubrique spéCiAle 3 Tongyeong, port méridional aux multiples attraits

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lA ville dont les Artistes rêvèrent de liberté

lee Chang-guy Poète et critique littéraire Ahn Hong-beom, Choi Jung-sun Photographes

les artistes qui naquirent à tongyeong sous l’occupation coloniale japonaise laissèrent leur empreinte dans la peinture, le roman et d’autres disciplines artistiques. l’éclosion de leur art se produisit dans le contexte de la prospérité économique dont jouissait cette ville moderne et autonome. le duryongpo de naguère, s’est transformé en une petite ville portuaire offrant nombre d’attraits artistiques. 18 KoreaNa Automne 2015


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es habitants de Tongyeong n’hésitent pas à parler à son sujet de « ville d'art et de culture ». En les entendant, ceux qui auraient de prime abord pensé à des Florence, Paris ou Vienne doivent être sceptiques quant aux réalisations qui justifient ce point de vue. En règle générale, un lieu acquiert son identité propre en imprimant dans l'esprit de ceux qui l’habitent une certaine image associée à des activités humaines données qui en viennent avec le temps à le représenter. Il faut que sa valeur s’impose, en lien avec des événements ou personnages marquants, à quiconque se demande ce qui s’y est passé ou qui y a vécu. La ville de Salzbourg illustre bien ce principe, puisqu’elle est connue de tous en tant que lieu de naissance de Mozart, même si l’aura de ce grand compositeur bénéficie surtout à Vienne, où il se consacra le plus

longtemps à la musique. Tongyeong ne s’est pas faite d’elle-même au cours du temps, car ce fut à l’origine une ville de garnison créée de toutes pièces, pour des raisons défensives, suite à la Guerre d’Imjin que la Corée mena sept années durant contre l’envahisseur japonais. Par quel biais s’est-elle métamorphosée en cette ville d'art et de culture qu’elle est aujourd’hui ?

l’alliance du passé colonial avec la modernité En tout premier lieu, Tongyeong tire sa fierté des nombreux artistes qui y ont vu le jour, à commencer par le compositeur Yun I-sang (1917–1995), célèbre de par le monde sous le nom d’Isang Yun, mais aussi par le dramaturge Yu Chi-jin (1905– 1974), les poètes Yu Chi-hwan (1908-1967), Kim Chun-su (1922–2004) et Kim Sang-

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1 Au Musée-parc Yun I-sang, sont exposés des instruments de musique, partitions et autres objets ayant appartenu au compositeur. Situé près de la maison où il vit le jour, il permet aux visiteurs de mieux comprendre la personnalité de ce compositeur et ce que représentaient pour lui la musique et le pays natal. 2 Le poète Yu Chi-hwan, qui naquit dans la ville voisine de Geoje (Bangha-ri, Dundeok-myeon) mais passa son enfance à Tongyeong, est célèbre pour sa « poésie de la vie, du nihilisme et de la résistance ». C’est ici que se trouve la tombe familiale où repose ce chantre du pays natal qu’il chérissait.

ok (1920–2004), par les romanciers Pak Kyongni (1926–2008) et Kim Yong-ik (1920– 1995), ainsi que par le peintre Jeon Hyucklim (1916–2010). Ces natifs de la ville y passèrent aussi leur enfance avant d’accomplir les réalisations qui inaugurèrent l’âge d'or de l’art moderne coréen. Ils eurent aussi pour point commun d’avoir vécu en ce début de XXe siècle qui vit le Japon coloniser la Corée. Tongyeong connut la prospérité au temps où elle accueillait l’État-major de la marine des Trois provinces, mais cette situation prit fin en 1895. Elle ne cessa pas pour autant d’être un port important pour la pêche côtière du sud de la péninsule. Se trouvant sur le trajet du courant marin chaud de Tsushima, les eaux qui baignaient son littoral recèlaient d’abondantes ressources qui permirent un essor rapide de la pêche et de l’ensemble de l’économie locale. Très tôt, des échanges commerciaux s’engagèrent avec les Japonais, dont la présence dans la région était antérieure à la colonisation, ce qui accoutuma les habitants au contact avec d’autres cultures. Suite au déclenchement du Mouvement d'indépendance du 1er mars 1919, les études occidentales exerçant toujours plus d’attrait, propriétaires terriens et patrons de bateaux de pêche envoyèrent leurs enfants au Japon pour qu’ils y acquièrent une formation solide.

les hasards de la vie d’artiste Dans les années 1920, des jeunes gens revenus de Tokyo créèrent, à l'initiative des deux frères Yu Chi-jin et Yu Chi-hwan, une société littéraire qui allait publier la revue Le nettoyeur. Chi-hwan, le cadet, avait dû rentrer au pays sans pouvoir achever ses études en raison des difficultés du commerce de plantes médicinales de son père. Sur le plan littéraire, il possédait déjà un style original inspiré des écrivains anarchistes japonais, qui exerçaient alors une influence prépondérante sur les milieux littéraires coréens, ainsi que de l’œuvre du grand poète coréen Jeong Ji-yong (1902– 1950). Il publiera en 1939 un premier livre, artS et culture de corée 19


Recueil de poèmes de Cheongma, dont le texte le plus célèbre s’intitule Le drapeau et commence par le fameux vers : « C'est une clameur silencieuse... » L’auteur connaîtra cependant les aléas d’une existence difficile qui le contraindra à prendre plusieurs emplois pour subvenir à ses besoins. Dans les années 1940, il s'établira avec les siens en Mandchourie pour y être exploitant agricole. Contrairement à son cadet, Yu Chi-jin sera en mesure de poursuivre jusqu’au bout ses études à l’Université Rikkyo où il obtiendra une licence de littérature anglaise. De retour en Corée, ambitionnant une carrière théâtrale, il créera l’Institut d’art dramatique qui donnera naissance au Mouvement du nouveau théâtre. Il y mènera de front une activité de dramaturge et de metteur en scène, tout en assurant la gestion de cet établissement jusqu'à son démantèlement

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par le gouvernement colonial japonais. Il s’est particulièrement illustré par le tableau réaliste qu’il a brossé de la domination coloniale japonaise et de l’appauvrissement qui en a résulté pour le peuple coréen. Quant au poète Kim Chun-su, dont l’œuvre a enrichi la poésie moderne coréenne par son style novateur se rattachant à la « poésie du non-sens », il connut personnellement Yu Chi-hwan. Outre qu’il avait eu la fiancée de ce dernier comme institutrice à l’école maternelle, il avait été garçon d’honneur à leur mariage, bouquet de fleurs à la main. Dans sa jeunesse, il partit étudier au Japon sans avoir d’objectif précis en tête, mais il y découvrit avec enthousiasme la poésie de Rilke. L’occupant japonais recourant toujours plus à la conscription en Corée dans les derniers temps de la Guerre du Pacifique, Kim Chun-su se réfugiera chez ses beaux-parents qui habitent

Masan et ne retrouvera Yu Chi-hwan à Tongyeong qu’une fois le pays enfin libéré. Au souvenir de cette époque, il allait un jour déclarer : « À la libération, les artistes de Tongyeong, qu’ils débutent ou soient déjà confirmés, se sont réunis dans leur ville natale et ont créé l'Association culturelle de Tongyeong. Elle avait pour président le poète Yu Chi-hwan et pour principaux membres Yun I-sang, qui allait par la suite acquérir la nationalité ouest-allemande, le poète Kim Sang-ok, le défunt dramaturge Park Jae-seong, un autre compositeur nommé Jeong Yun-ju et le peintre Jeon Hyuck-lim ». Qu’une aussi petite ville ait vu naître un tel nombre d’artistes tient en soi du prodige, mais plus surprenante encore est la multitude d’activités qu’elle a accueillie dans le domaine des danses populaires, du théâtre, de l’alphabétisation, des colloques littéraires ou des cours du soir. Ces artistes, « après la libération, avaient tous à cœur de réaliser leur ambitieux objectif d’élever spirituellement le pays par un renouveau de la vie culturelle ». Comme le rappelle toutefois Kim Chun-su, ce bel élan n’allait durer que deux ans chez ces artistes « si jeunes et enclins aux provocations de leur âge ». Tant d’énergie et de goût du défi auraient pu déboucher sur des entreprises pleines de passion et d’audace, mais l’époque trouble où vivaient ces artistes allait laisser une part d’ombre dans leur parcours. Après la fermeture de l’Institut d’art dramatique, Yu Chi-jin créa ainsi une nouvelle compagnie théâtrale dont les

Qu’une aussi petite ville ait vu naître un tel nombre d’artistes tient en soi du prodige, mais plus surprenante encore est la multitude d’activités qu’elle a accueillie dans le domaine des danses populaires, du théâtre, de l’alphabétisation, des colloques littéraires ou des cours du soir. Ces artistes, « après la libération, avaient tous à cœur de réaliser leur ambitieux objectif d’élever spirituellement le pays par un renouveau de la vie culturelle » . 20 KoreaNa Automne 2015


mises en scène se conformaient aux directives du Gouvernement-général japonais de Corée et quand vint la libération, son nom figura sur la liste des projaponais qui avaient collaboré avec l’occupant. De Yu Chi-hwan, on a su dernièrement que pendant son séjour en Manchourie, ce poète longtemps oublié des débats enfiévrés sur la « littérature projaponaise » avait composé un texte complaisant envers le Japon colonial qui dénatura le sens de son « exil patriotique volontaire ». Enfin, Yun I-sang, suite à son implication dans l’affaire d’espionnage dite « de Berlin Est » qui lui valut d’être qualifié d’ennemi de la nation, il fut interdit de séjour sur le territoire et ne revint jamais dans sa chère ville natale. Par la suite, les services du renseignement allaient rouvrir son dossier et découvrir que l'incident en question résultait d’une machination politique ourdie par le gouvernement d’alors pour rester au pouvoir. Pour cet infortuné artiste, que représentait donc la ville qui l’avait vu naître ?

ma ville natale de tongyeong « Quand il allait pêcher en mer, papa me faisait souvent suivre. Tranquillement assis dans notre bateau, nous entendions le bruit des sauts de poissons et le chant des pêcheurs d’autres embarcations. Ils entonnaient ces mélopées que l’on appelait « chansons des provinces du sud » et dont l’écho, renvoyé d’un bateau à l’autre, se propageait très loin à la surface de l’eau, comme sur une table d’harmonie. Le ciel était parsemé d’étoiles ». (extrait de Le

1 Une exposition permanente consacrée à Kim Chunsu, celui que l’on appela le « poète des fleurs », comporte quelque huit cents pièces provenant de dons faits par sa famille. Elle se déroule dans un bâtiment situé sur les quais, les livres et manuscrits du poète occupant le rez-de-chaussée, tandis qu’au premier étage, se trouvent les meubles, vêtements, livres et autres objets qui furent les siens de son vivant. 2 La romancière Park Kyong-ni, l’une des plus célèbres de la littérature moderne coréenne, a composé de nombreuses œuvres remarquables Situé en bord de mer, le Musée que lui consacre sa ville natale rassemble des photos et objets divers qui donnent une idée de ce que fut sa vie.

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©Foundation culturelleToji

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1 Situé au pied du mont Mireuk, le musée Jeon Hyucklim de Bongsugol s’orne de peintures murales dont les motifs s’inspirent de l’œuvre de l’artiste et de son fils Jeon Hyeong-geun, lui aussi peintre. Cet établissement abrite plusieurs œuvres de celui dont on loua les « couleurs d’archipel » et les « touches de couleur magiques ». 2 Sur la hauteur qui surplombe le port de Gangguan, s’étend le quartier de Dongpirang auquel ont redonné vie les peintures murales des vieilles maisons qui s’alignent en rangs serrés dans ses ruelles étroites. Ce lieu qui attire un flot ininterrompu de touristes fournit un exemple de ce que peut donner un projet de réhabililation bien conçu.

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dragon blessé de Yun I-sang) « Je suis allé au collège à Séoul. Quand je marchais dans la rue, que ce soit devant le grand magasin Hwasin du quartier de Jongno ou ailleurs, près de la porte de Gwanghwamun, le ciel de midi résonnait soudain du cri des mouettes, non de quelques-unes, mais d’une bonne dizaine. Je revoyais le ciel et la mer de mon île natale de Janggae. C’étaient un ciel aux épaisses couches de nuages blancs et une mer bleu indigo qui s’étendait jusqu’à Hallyeosudo [pertuis du littoral sud, qui est bordé d’une centaine d’îlots] » (extrait de Voyage d’un poète à dos d’âne de Kim Chun-su). « Pour un artiste, le pays natal peut être source d’inspiration. Ce bleu qui domine sur mes toiles de l’époque, à tel point qu’on a parlé de « période bleue », était celui des lumières du port de Chungmu [ancien nom de Tongyeong] et celui du ciel à l’horizon ».

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(extrait de Les couleurs du ciel et de la mer de ma ville natale sont les grands maîtres de mes œuvres, de Jeon Hyuck-lim). « Tongyeong est un petit port bordant la côte sud et son archipel. Situé sur une voie navigable, à mi-chemin entre Busan et Yeosu, il était célébré par la jeunesse d’alors, qui l’appelait la « Naples de Joseon ». La mer y est bien sûr bleue et limpide » (extrait de Les filles du pharmacien Kim de Pak Kyungni).

une ville de passion et d’audace Dans cette Tongyeong baignée par une mer bleue, on retrouve si souvent la trace de ces illustres artistes et la vie culturelle est si riche et centrée sur eux qu’il faudrait écrire tout un livre à ce sujet. Elle abrite entre autres une salle de concert où se donne un festival international de musique en hommage au compositeur Yun I-sang,

le Musée-parc Yun I-sang situé près de la maison où celui-ci est né, le Centre littéraire Cheongma, au pied du Pic Mangil, le Musée des souvenirs de Kim Chun-su, près du front de mer, le Centre commémoratif Bak Kyungni, de l’autre côté du pont de Tongyeong, et le Centre commémoratif Jeon Hyuck-lim, au carrefour de Bongpyeong . Outre ces lieux culturels ouverts au public, d’autres évoquent la vie des grandes figures locales. C’est le cas de la maison de thé Seonglim de Hangnamdong, où l’artiste Lee Jung-seop réalisa une exposition pendant la Guerre de Corée (1950-1953), du bureau de poste de Jungang-dong, où Yu Chi-hwan aurait envoyé cinq mille cartes postales à sa bien-aimée, et de la ruelle adjacente où celle-ci tenait un petit magasin d’artisanat, ainsi que du quartier où le poète Baek Seok (1912-1996) aurait un jour erré sans but, tourmenté par son amour contrarié pour une jeune fille de Tongyeong et où s’élève aujourd’hui une stèle gravée de vers de cet auteur. La ville s’est aussi dotée d’un nouvel espace qui pourrait bien redonner un élan à la vie artistique. Il s’agit du quartier des fresques murales de Dongpirang qui surplombe l’anse de Gangguan et auprès duquel celle-ci fait un peu penser à la pièce d’eau d’un jardin. Situé dans un faubourg autrefois très défavorisé, c’est aujourd’hui un lieu de vie culturelle particulièrement dynamique grâce aux fresques pleines d’inventivité qui décorent ses petites rues étroites jusqu’alors en piteux état. Outre l’attraction qu’elles représentent pour les touristes, ses maisonnettes serrées les unes contre les autres se convertissent en ateliers destinés aux artistes de la région. Du lointain village de pêcheurs qu’elle resta longtemps, Tongyeong s’est transformée en un port militaire au XVIIe siècle, puis en un centre de commerce prospère au siècle dernier. Aujourd’hui, sa nouvelle vocation attire tous ceux qui sont curieux de voir les productions pleines de passion et d’audace d’une population éprise d’art et de culture. artS et culture de corée 23


rubrique spéCiAle 4 Tongyeong, port méridional aux multiples attraits

1 1 Les accessoires dits duseok mettent en valeur le mobilier de bois traditionnel par des ornements métalliques ingénieusement conçus pour servir également à protéger et amortir les angles d’un meuble, ou encore à constituer des charnières. La fabrication d’une seule de ces pièces peut exiger plusieurs centaines d’opérations, voire plusieurs milliers, à commencer par la réalisation du patron des motifs sur une plaque de nickel, suivie de son découpage à la scie à fil, de la gravure des motifs décoratifs sur la surface métallique et de la pose de fils d’argent ou de cuivre. 2 Song Bang-ung, qui s’emploie à perpétuer l’artisanat de Tongyeong, est un maître artisan renommé pour ses incrustations de nacre, notamment dans des motifs en mosaïque qu’il exécute à la perfection. Par leur raffinement, les fabrications à incrustations de nacre de Tongyeong ont émerveillé des générations de femmes.

quand l’artisanat traditionnel s’adapte avec succès aux sensibilités de son temps

lee Kil-woo Rédacteur en chef du Hankyoreh suh Heun-gang Photographe

Tongyeong possède un excellent artisanat dont les fabrications séduisent les amateurs de beaux objets par leurs qualités esthétiques et le savoir-faire technique qu’elles mettent en œuvre. est-ce son cadre naturel pittoresque semé d’îles et de montagnes qui a développé le sens esthétique des habitants ? ses artisans, dont les prédécesseurs œuvrèrent dans les « Douze ateliers de Tongyeong », figurent parmi les plus adroits du pays depuis la fin du royaume de Joseon et ils ont su transmettre cet héritage séculaire jusqu’à nos jours. 24 KoreaNa Automne 2015


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réé en 1604 sous le royaume de Joseon (1392-1910), le Quartier général de la marine des trois provinces fit venir des artisans de différents corps de métiers pour disposer d’un outil de production autonome dans son enceinte. Le regroupement d’artisans au sein d’une association de ce type était sans précédent en Corée. Bien que connue sous le nom de « Douze ateliers », elle en rassemblait un nombre plus important, mais en langue coréenne, le nombre douze dénote souvent une idée de multitude, comme dans les expressions idiomatiques « jupe à douze pans » ou « douze collines », cette dernière désignant une succession de hauteurs qui forment un relief vallonné entre des montagnes.

de l’éventail au carquois : les plus beaux fleurons de la production nationale Les artisans attitrés du Quartier général de la Marine fabriquaient de nombreux articles d’usage courant ou destinés au ravitaillement des armées. Un nom fut donné à leurs différents ateliers. Le Seonjabang était celui qui produisait les éventails pliables commandés par le roi pour en faire présent à ses fonctionnaires le jour du Dano, une fête traditionnelle célébrée le cinquième jour du cinquième mois lunaire. L’ibjabang confectionnait les gat , ces chapeaux en crin de cheval pour homme portés dans l’aristocratie, le chongbang, des serre-tête dits manggeon et des tanggeon, ces calottes prenant place sous cette coiffure, ainsi que le yugeon, qui était le chapeau rectangulaire des lettrés confucéens. Le sangjabang fabriquait des boîtes d’osier ou de bambou, tandis que le

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hwawonbang réalisait des cartes d’état-major et peintures pour cérémonies militaires et le somokbang, du mobilier et des articles de bureau. Le yajangbang se consacrait quant à lui à la ferronnerie et aux armes, le juseokbang, aux accessoires d’étain ou de nickel pour le mobilier, et l’eunbang, à l’orfèvrerie d’or et d’argent. En outre, le chilbang se spécialisait dans le laquage de divers objets artisanaux, le tonggaebang , dans la fabrication des carquois, le hwajabang dans la cordonnerie et l’anjabang , dans la sellerie. Enfin, le paebubang effectuait l’incrustation de nacre, tandis que le jupibang fabriquait des articles de maroquinerie et le miseonbang, des éventails ronds. Lorsqu’ils n’étaient pas offerts au roi, les articles de qualité supérieure issus de cette production faisaient l’objet du commerce intérieur. Groupés de la sorte, leurs fabricants acquirent une capacité de production et une puissance financière sans pareilles dans l’artisanat des autres régions du pays en cette fin du XIXe siècle. Les armoires et petites tables pliantes incrustées de nacre étaient alors particulièrement appréciées, comme elles le sont encore d’ailleurs à l’époque contemporaine. Dans son testament, la célèbre romancière Bak Kyungni (1926-2008), elle-même originaire de Tongyeong, exprima la volonté que trois des biens qu’elle laissait en héritage soient conservés précieusement, à savoir une vieille machine à coudre, un dictionnaire coréen et une armoire à incrustations de nacre de Tongyeong. Elle expliqua ainsi son choix : « La machine à coudre représente ma vie quotidienne, le dictionnaire, ma littérature et l’armoire, mon art ». La petite table pliante de même provenance était réputée être


dans ces quatre spécialités du chad’une telle solidité qu’elle aurait pu supporter le poids d’un homme de peau en crin de cheval, des objets à forte corpulence portant un sac de riz incrustations de nacre, des accesplein sur le dos. Le chapeau étant un soires métalliques pour mobilier et élément important de l’habillement des stores de bambou sont à n’en pas aristocratique, ceux en crin de cheval douter les descendants de ceux des fabriqués à Tongyeong faisaient par« Douze ateliers » de Tongyeong. tie intégrante de la tenue des lettrés soucieux de suivre la mode. C’est à des fabrications exigeant dix Tongyeong que le régent Heungseon mille gestes Daewongun (1820-1898), qui était le Né en 1940, Song Bang-ung, puissant père du roi Gojong, se serait maître artisan sur nacre et Imporfourni en coiffures de ce style confectant bien culturel immatériel n°10, fait encore usage de salive pour réalitionnées sur mesure. En 1895, le départ du Quartier ser ses incrustations. Lorsqu’elle est général de la Marine allait malheuà la température du corps, la salive humaine augmente l’épaisseur des reusement entraîner la fermeture des colles animales qui permettent ainsi ateliers. Les artisans sans travail se 2 de fixer plus solidement les fragdispersèrent alors dans tout le pays 1 L’artisane Jo Suk-mi, qui a repris l’entreprise de son père Jo et certains s’établirent à la ville. À la ments de coquilles d’ormeau polis Dae-yong, représente la cinquième génération de cette famille fin de la Guerre de Corée (1950-1953), sur la surface laquée. Tandis que de fabricants de stores en bambou. Après s'être initiée au métier, les fabrications artisanales de Tond’autres artisans préfèrent se serelle y a acquis, en à peine huit ans, suffisamment de savoir-faire pour se voir décerner le Prix du ministre de l’office du patrimoine gyeong allaient connaître un regain de vir d’eau chaude et d’un pinceau, culturel remis à l’occasion du Salon de l’artisanat d’art traditionfaveur. En ces années 1960 où l’écoSong Bang-ung est resté fidèle à sa nel. Elle s’est aussi efforcée d’apporter un peu de sa jeunesse manière de faire. Il précise à ce pronomie coréenne retrouvait la voie de la aux procédés traditionnels par leur mise en œuvre sur des articles ménagers modernes. prospérité, l’acquisition de l’un de ces pos : « Avec le pinceau, la chaleur se 2 La fabrication de stores en bambou débute par la découpe et articles de qualité révélait l’aisance dissipe plus vite et l’humidité du fluide l’apprêt de cannes de bambou dans le but d’obtenir des lanières matérielle d’une famille, les plus forest insuffisante. Il n’y a rien de mieux fines comme du fil. Jo Dae-yong passe d’ordinaire plus de cent jours sur une même pièce dont il doit tisser les motifs et relier les que la salive, comme autrefois ». tunés meublant leurs chambres d’arlanières entre elles au moyen de fil de soie. Outre qu’ils protègent Selon un vieux dicton du métier : moires et de coffrets à documents des chaleurs estivales en laissant circuler l’air, les stores traditionnels en bambou sont très appréciés pour leur beauté sobre. « On ne devient vraiment artisan sur incrustés de nacre. La production nacre qu’après avoir avalé 30 mal [40 d’objets nacrés connaissait un grand essor et les ateliers qui s’y consacraient étaient nombreux dans litres] de colle » et de fait, Song Bang-ung en a toujours eu un peu la région. Les jeunes renonçaient aux études supérieures pour se sur la langue tout au long de sa carrière. Il se distingue aussi par former au métier. Sur une population de 40 000 habitants, la ville ses motifs en mosaïque réalisés avec de minuscules fragments comptait plus de mille artisans travaillant la nacre. qu’il découpe au couteau dans une bande de coquille d’ormeau Avec la modernisation du mode de vie, l’artisanat local allait avant de les fixer sur l’objet de bois à décorer. Il tient ce procédé de amorcer un déclin. Les armoires à incrustations de nacre semson père Song Ju-an (1901-1981), l’un des premiers maîtres artisans sur nacre, qui l’a formé lui-même lorsqu’il avait dix-neuf ans. blaient soudain moins attrayantes et cédaient la place à un nouveau « La qualité d’une pièce à incrustations de nacre dépend de celle mobilier. Cette évolution des goûts se doublait d’une désaffection des coquilles d’ormeau. Les couleurs sont plus belles chez les pour la profession et les jeunes étaient toujours moins désireux femelles que chez les mâles », explique Song Bang-ung, et d’ajoude s’y lancer, constatant la baisse des revenus qu’elle rapportait. Face à ce constat, les pouvoirs publics allaient mettre en place un ter : « De plus, ce sont les coquillages de Tongyeong qui donnent dispositif de soutien à l’artisanat qui consistait à accorder des subles meilleures nacres ». La fabrication de mobilier à incrustations de nacre est un travail minutieux qui prend de six mois, pour ventions aux personnes se consacrant à la conservation d’Imporun petit élément, à plus de trois ans, pour un meuble de grandes tants biens culturels immatériels. À cet effet, l’État allait procédimensions tel qu’une armoire. der à la sélection de ces fameux « biens culturels humains » dans Les stores en bambou tissé sont la spécialité de Jo Dae-yong, un quarante-cinq domaines différents, dont quatre étaient constitués maître artisan de soixante-cinq ans détenteur du titre d’Important d’activités artistiques étroitement liées à Tongyeong ou dont les bien immatériel n°114. Il se souvient encore que dans son enfance, spécialistes en étaient originaires. Les maîtres artisans exerçant artS et culture de corée 27


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ses parents avaient de nombreux et fidèles clients qui venaient se fournir chez eux de tous les coins du pays. Il évoque ainsi cette époque : « Les stores en bambou tissé étaient de coûteux articles et pour pouvoir en acheter, les maîtresses de maison se constituaient entre elles une cagnotte appelée gye. En ce temps-là, ils faisaient souvent partie des objets nécessaires à la vie domestique ». La réalisation de motifs tissés au moyen de lanières de bambou et de fils de soie exige tout autant de patience que de maîtrise technique. Dans un premier temps, l’artisan place dans le métier à tisser les fines lanières issues des cannes de bambou préalablement apprêtées en les disposant avec régularité, puis il entrelace fermement chacune d’elles avec les fils de soie dont il fait monter et descendre les nombreux fuseaux équipant le métier. La réalisation d’une seule pièce de qualité convenable occupe un tisserand s’y consacrant à plein temps pendant au moins cent jours. Dans la famille de Jo Dae-yong, l’exercice du métier remonte à quatre générations. Tout a commencé il y a cent soixante ans, lorsque son arrière-grand-père attendait son affectation à un poste après avoir été admis au concours de la fonction publique militaire. Pour passer le temps, il avait entrepris de fabriquer un store en bambou tissé, dont il allait plus tard faire présent au roi Cheoljong. Tout en assumant ses fonctions de chef de village, son grand-père allait à son tour s’initier à cet art et à sa suite, son père, qui allait mettre au point un procédé permettant de décorer les stores à partir de patrons détaillés. Quant à Jo Dae-yong, enfant, il donnait déjà un coup de main à son père en taillant les cannes de bambou que celui-ci avait coupées, en les divisant en lanières d’égale épaisseur au gabarit d’un orifice percé dans une plaque métallique, voire en 28 KoreaNa Automne 2015

1 Sac matelassé réalisé par Jeong Suk-hee, une « artisane de nouvelle génération » qui est l’héritière de la tradition quatre fois centenaire du matelassage de Tongyeong. Par d’élégants motifs convenant aux goûts actuels et une plus grande solidité conférée par le laquage, Jeong Suk-hee a su adapter le matelassage traditionnel à des objets de la vie quotidienne tels que sacs et cravates. En partenariat avec Jo Seong-yeon, une autre jeune femme du métier, et Lee Su-ryeon, une créatrice établie à New York, Jeong Suk-hee a contribué à étendre les applications des objets d'artisanat traditionnel et à mettre leurs qualités en valeur. 2 Shin Mi-seon, qui a grandi dans un quartier abritant nombre d’ateliers de fabrication de laques à incrustations de nacre, n’a appris le métier qu’à la quarantaine. En apportant une touche de modernité à des articles d’usage courant tels que boîtes-repas ou coffrets à bijoux incrustés de nacre, elle espère voir les jeunes générations adopter les fabrications issues de la tradition.

tissant lui-même de robustes stores. Titulaires des distinctions d’Importants biens culturels immatériels nos 64 et 4, Kim Geuk-cheon et Jeong Chun-mo, respectivement âgés de soixante-quatre et soixante-quinze ans, ont eux aussi suivi les traces d’artisans traditionnels en se consacrant à des fabrications ancestrales d’accessoires de mobilier métalliques, pour l’un, et de chapeaux en crin de cheval, pour l’autre. Ces vieux métiers, en raison de leur caractère astreignant et peu rémunérateur, ne suscitent presque plus de vocations et seuls prennent la relève les enfants des artisans.

la transmission de l’héritage artisanal À l’âge de trente-neuf ans, c’est un peu sur le tard et après s’être mariée que Jo Suk-mi s’est décidée à reprendre l’affaire familiale. Son père n’est autre que le maître artisan du tissage de stores en bambou Jo Dae-yong. Bien qu’ayant fondé un foyer loin de sa ville natale, elle n’a pu qu’accéder aux demandes insistantes


de son père : « C’est un dur métier et plus personne ne veut le faire. Mais parce que tu es ma fille, je te prie de prendre ma succession ». La tâche qui attendait Jo Suk-mi était d’autant plus rude pour une femme, mais elle s’y est attelée avec persévérance, avec l’aide de sa mère de soixante-trois ans Im Seong-ae. Autrefois, celle-ci a aussi été d’un grand soutien pour son mari qui se donnait tout entier à son art et dans ce but, elle a exercé toutes sortes de métiers manuels dans les blanchisseries ou sur les quais. Huit ans plus tard, la jeune femme était déjà en possession d’un savoir-faire complexe qu’allait récompenser, au bout de deux autres années, le Prix du président remis à l’occasion du Salon de l’artisanat d’art traditionnel. En outre, elle a su innover en complétant ses fabrications traditionnelles par des articles ménagers comme les dessous de verre ou en introduisant la broderie dans la décoration des stores tissés. À leur propos, elle déclare : « Les stores traditionnels en bambou ont cela de particulier qu’ils embellissent un intérieur tout en restant discrets ». Âgée de quarante-cinq ans, Jeong Suk-hee n’est pas issue d’une famille d’artisans, mais elle fait partie de la nouvelle génération de Tongyeong et s’est fait connaître par sa production d’une matelassure revisitée pour concilier tradition et modernité. Composées d’une double couche de bourre de coton cousue main à points serrés, ces garnitures traditionnelles ont connu des usages divers au cours de l’histoire du pays, servant tantôt à renforcer l’uniforme militaire pour empêcher que les flèches ne le percent, tantôt à épaissir les vêtements de travail des marins-pêcheurs pour les protéger du vent glacial qui souffle en mer l’hiver, quand elles ne rembourraient pas la literie ou les couvertures dans lesquelles on portait les bébés sur le dos. En partant de cette matière ancienne, Jeong Suk-hee y a apporté une touche de modernité pour réaliser des objets d’usage courant tels que des sacs à dos ou à main, des cravates, voire des accessoires pour la cuisine. C’est aussi elle qui a eu l’idée de laquer les ouates pour les rendre plus résistantes. Sa production a déjà été représentée, sous forme de sacs aux décors actuels ou de doublures imperméables, dans des endroits aussi divers que des hôtels de luxe, des magasins hors taxe, les boutiques de souvenirs du Musée national ou du Centre des arts de Séoul et même dans les chambres d’invités de la résidence présidentielle de Cheongwadae. Ses fabrications pleines d’inventivité ont ouvert de nouveaux débouchés à l’artisanat traditionnel coréen et Jeong Suk-hee d’en conclure : « J’ai eu la chance de découvrir de nouveaux créneaux. Je me suis dit que les matelassures traditionnelles de Tongyeong pourraient prendre place avantageusement dans les intérieurs d’aujourd’hui ». L’artisanat traditionnel revit ses heures de gloire à Tongyeong, notamment par sa spécialité des armoires à incrustations de nacre qui séduisent toujours plus à l’étranger. En Corée, les jeunes commencent à délaisser les articles de luxe importés d’Europe au profit d’authentiques chefs-d’œuvre de la production nationale. Tongyeong et ses artisans hors pair ont joué un rôle clé dans cette évolution.

UNE JEUNE ARTISANE ET SON CONTENEURATELIER Voici deux ans, un ami de son mari a trouvé en mer un conteneur de transport maritime très endommagé qu’un typhon avait fait tomber d’un bateau. Après en avoir fait aplanir les parties cabossées, Shin Miseon, une femme au foyer de 2 quarante-six ans, l’a repeint elle-même de belles couleurs dans la cour de l’atelier de réparation de bateaux de son mari. Une fois l’intérieur tapissé, voilà le conteneur tout abîmé transformé en atelier. À partir de ses six ans, Shin Mi-seon a eu une enfance particulièrement difficile après le tragique décès par noyade de son père, survenu alors qu’il pêchait au large de Tongyeong. Dès lors, la famille s’est trouvée dans le plus grand dénuement, ne vivant que des maigres revenus que sa mère et sa grand-mère tiraient de la récupération et de la vente du rebut des marchés. Au terme de ses études secondaires, la jeune fille est aussitôt entrée dans le monde du travail, puis elle s’est mariée et a eu deux enfants. Un beau jour, il y a trois ans, elle est tombée sur un affichage de rue où la Ville de Tongyeong annonçait une formation prochaine à la fabrication artisanale de laques à incrustations de nacre. Irrésistiblement attirée par cet apprentissage, elle s’y est inscrite sans hésiter un seul instant. Le travail accompli dans son conteneur-atelier lui a permis de se perfectionner considérablement sur le plan technique et en 2013, un an à peine après avoir appris le métier, elle se voyait remettre le Grand prix du Salon de l’artisanat d’art de la province du Gyeongsang du Sud, auquel a succédé cette année le Prix d’argent. La pièce que récompensait la plus haute distinction de cette manifestation était une petite boîterepas à deux étages dont les parois extérieures étaient laquées et ornées de motifs en incrustations de nacre qui s’écartaient des décors traditionnels pour apporter à l’objet une touche de modernité. Shin Mi-seon apporte les précisions suivantes : « Le laquage est une manière de lutter contre la poussière. Si le moindre grain se dépose entre les couches de laque, la surface sera inégale ». C’est pour cette raison que les artisans de jadis se déshabillaient avant d’effectuer le laquage, car la poussière provenant de leurs vêtements aurait pu gâcher leur travail. « L’art des laques à incrustations de nacre m’intéresse parce qu’il est d’une maîtrise difficile ». Si cet artisanat a changé la vie de Shin Mi-seon, c’est grâce au projet dit des « Douze arts » qu’a mis en œuvre la municipalité en 2008 pour préserver l’héritage des « Douze ateliers » dont s’était dotée Tongyeong sous le royaume de Joseon.

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rubrique spéCiAle 5 Tongyeong, port méridional aux multiples attraits

la fascination d’un port et les attraits de la gastronomie

song young-man Directeur de la maison d’édition Hyohyung Ahn Hong-beom Photographe

la province de gyeongsang n’évoque pas forcément une cuisine particulière chez les Coréens, excepté pour tongyeong, cette ville portuaire de l’extrémité méridionale du pays, car c’est un petit paradis dans ce domaine. les gourmets y accourent de partout et en toute saison pour déguster d’excellents fruits de mer de la pêche du jour. 2

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e garde un vague souvenir de la première fois que j’ai entendu parler de Tongyeong. C’était au début des années 1960 et elle s’appelait alors Chungmu. Quand j’étais écolier au cours primaire, en quatrième année, j’ai feuilleté un jour l’atlas de ma soeur aînée. En regard du nom de ce port, figuraient les mentions « population de 70 000 habitants » et « Naples de l’Est ». Il n’en fallait pas plus à mon imagination enfantine pour échafauder des projets de voyage qui n’étaient que chimères, car cette « Naples du pertuis de Hallyeo » me semblait aussi lointaine que cette ville italienne située aux antipodes. Les réalités de la vie et l’insuffisance de moyens de transport ont fait qu’il m’a fallu attendre la fin de mes études pour pouvoir découvrir Tongyeong. L’autoroute qui la relie à Daejeon la met aujourd’hui à quatre heures de Séoul, mais voilà encore dix ans de cela, il fallait une journée de route pour se rendre dans cette lointaine ville du sud, l’itinéraire contraignant à de grands détours par les agglomérations de Daegu, Masan et Jinju.

les ruelles et leur abondance de délices Dans la ville aux sympathiques ruelles grouillant d’animation, le promeneur va de surprise en surprise. Dominant le port de Gangguan du haut d’un flanc de montagne, le quartier de Dongpirang attire la jeunesse du pays tout au long de l’année non seulement par la beauté de son point de vue, mais aussi pour ses spécialités culinaires salées ou sucrées. Sur le front de mer situé en contrebas, s’alignent les échoppes proposant Chungmu gimbap, ces rouleaux de riz enveloppés dans des algues séchées, poulpe grillé et boulettes de pâte frite dites kkulppang , entre autres spécialités locales bien connues. Chez les propriétaires de baraques de Chungmu gimbap, c’est à qui s’attribuera l’invention de cette recette où les feuilles d’algues séchées ne renferment que du riz blanc, à l’exclusion de tout ingrédient servant d’ordinaire à la farce, mais sont accompagnées de calmar épicé et de kimchi de navet. Cet en-cas, qui était au départ une spécialité de la ville, peut maintenant se déguster dans toutes les régions, où les consommateurs le trouvent aussi dans les supérettes et aires d’autoroutes. Une amusante anecdote circule à propos de son origine. Les

1 En coréen, les huîtres sont parfois appelées seokhwa , c’est-à-dire « fleurs des rochers » parce qu’elles recouvrent ceux-ci un peu comme des fleurs. Par sa qualité, la production des ostréiculteurs de Tongyeong séduit de nombreux gourmets coréens qui consomment les coquillages tantôt crus et trempés dans du concentré vinaigré de piment, tantôt accommodés de diverses manières, notamment dans une soupe accompagnée de riz ou enrobés d’une pâte aux œufs et sautés à l’huile. 2 Avant l’apparition des élevages, le tunicier se consommait peu et n’était pêché que par des plongeuses sous-marines qui les ramassaient au fond de l’eau. Aujourd’hui largement plus répandu et d’un prix plus abordable, on le consomme beaucoup plus souvent et à l’état cru. Alors que, sur le continent, on le savoure tel quel avec du concentré vinaigré de piment, les habitants de Tongyeong et d’autres régions côtières préfèrent y ajouter du riz, des légumes et divers assaisonnements.

ferry-boats qui assuraient autrefois une liaison entre Busan et Yeosu faisaient escale à Tongyeong, équidistante de ces deux villes. Cet arrêt intervenant au moment du déjeuner, des vendeurs de gimbap en profitaient pour monter à bord, mais leur marchandise se gâtait rapidement à la saison chaude. L’un d’eux aurait alors eu l’ingénieuse idée de servir riz et garniture séparément, car « nécessité fait loi », comme le dit le proverbe. Quant aux kkulppang , si le vocable qui les désigne signifie littéralement « pains au miel », on ne saurait espérer y trouver cet ingrédient, car il s’agit en réalité de boulettes farcies de pâte de haricot rouge, frites, trempées dans du sirop d’amidon et saupoudrées de graines de sésame. En des temps moins prospères, c’était une douceur très appréciée des jeunes filles qui en outre calmait la faim. Quand l’argent manque pour se nourrir, comment ne pas céder à la tentation des sucreries ? Malgré l’opulence qu’ils connaissent aujourd’hui, les Coréens demeurent attachés à la saveur particulière du kkulppang et à un moment ou un autre, en achètent encore un sachet pour l’offrir à leurs meilleurs amis. Je dois avoir été plus de dix fois à Tongyeong, dont cinq ou six dans le seul but de goûter à son charme pittoresque, et les six ou sept autres pour des raisons professionnelles. Lors de ces voyages, je n’avais en revanche jamais dégusté sa cuisine, en partie par manque de temps, mais surtout parce que n’ayant pas le palais assez fin, car j’avais toujours eu pour règle de manger de tout, comme on me l’avait appris dans mon enfance. Aujourd’hui, la perspective d’un voyage à Tongyeong m’enthousiasme davantage que de lointaines destinations. Je sens les battements de mon cœur se précipiter à la pensée de tout ce que je pourrai y voir, manger, faire et acheter. Alors qu’il est rare de consommer trois vrais repas par jour au cours d’un voyage, je l’ai fait avec plaisir à Tongyeong, et pas seulement pour me nourrir.

les fruits de mer et leur odeur iodée Tongyeong fait toujours le bonheur des amateurs de bonne chère. Au lendemain d’une nuit de beuveries, une soupe de poisson globe, suivie d’une autre aux feuilles de navet séchées, dite sirakguk, composeront un excellent petit déjeuner. On peut entrer en confiance dans le premier restaurant venu et y déjeuner d’un bibimbap aux algues ou aux tuniciers tout imprégnés des parfums de la mer, voire d’un menu très complet où figurent des légumes sauvages du mont Mireuk. Pour son dîner, on aura le choix entre les nombreuses variétés de produits remontés le jour même des fonds marins à la limpidité cristalline. C’est à Tongyeong que j’ai découvert le poisson cru, aux premières vacances que je prenais depuis que je travaillais. J’avais une vingtaine d’années et, ayant vécu jusqu’alors au fin fond de la province de Chungcheong ou à Séoul, je n’avais eu l’occasion de manger que du poisson séché, comme l’ombrine ou l’orphie. À cette époque, les Coréens de toute condition devaient s’en contenter sous cette forme ou sous celle de grillades. artS et culture de corée 31


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2 1 Contrairement à la recette classique où le gimbap s’agrémente d’une garniture de viande, légumes et ingrédients divers, le Chungmu gimbap est entièrement composé de riz blanc enveloppé dans une feuille d'algues séchées, cette préparation étant servie avec du kimchi de navet et un condiment très épicé au calmar. Autrefois appelée Chungmu, Tongyeong a donné son nom à ce plat aujourd’hui apprécié dans tout le pays et l’appellation est restée quand la ville a repris son toponyme d’origine. 2 C’est une échoppe située près de la teinturerie Omisa qui a vendu les premiers kkulppang , ces boulettes fourrées de pâte de haricot rouge, frites, trempées dans du sirop d’amidon et recouvertes de graines de sésame. Si le magasin a aujourd’hui disparu, son nom a été repris par les nombreux magasins qui proposent cette spécialité dans la ville de Tongyeong. 3 Restaurants de Chungmu gimbap et magasins de kkulppang s’alignent dans les rues adjacentes du port de Gangguan et du grand marché, principaux lieux touristiques de Tongyeong.

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À la fin de la première moitié des années 1980, il m’est arrivé de me rendre à Tongyeong, Jinju et Masan pour y animer les conférences spéciales sur l’économie et les sciences au XXIe siècle qu’organisait le journal où je travaillais. Elles attiraient nombre de scientifiques et professeurs d’économie ou de sciences exerçant dans les plus grandes universités de Séoul, de sorte que nos hôtes nous réservaient le meilleur accueil, notamment en nous emmenant dans les bons restaurants de la ville. À cette occasion, il m’a été donné de goûter à une préparation à base de viscères d’holothurie dont j’ignorais l’existence, bien qu’étant très friand de ce fruit de mer. Le défunt Kang Gwang-ha (1947-2012), qui fut titulaire d’une chaire de sciences économiques à l’Université nationale de Séoul et était originaire de la ville de Daegu, avoua aussi en manger pour la première fois. L’ambiance étant à la bonne humeur, nous nous sommes offert à tour de rôle une tournée de hirezake , ce saké chaud dans lequel est mis à tremper un morceau de nageoire de poisson globe ayant séché au grand air. Sur notre table, se présentait devant nous un somptueux festin où se côtoyaient fruits de mer crus, pagres, limandes à queue jaune, sciènes, ormeaux, mulets dorés et œufs de châtaignes de mer. Aucune des trois grandes spécialités culinaires japonaises ne manquait à ce merveilleux repas. Quand je fais un voyage en Corée ou à l’étranger, que ce soit ou non en famille, il est un certain lieu que je tiens à découvrir seul, à savoir un marché aux puces ou un marché traditionnel à ciel ouvert où règne une grande animation. À Tongyeong, ma préférence va au marché aux poissons et à ses produits de la pêche du jour que l’on peut déguster crus sur place ou emporter. Chacun s’affaire dans le joyeux vacarme des couteaux qui s’abattent sur les tranchoirs et des marchandages à tue-tête où résonne un fort accent méridional. Encore palpitants, coquillages et poissons de toutes sortes issus de la pêche côtière ouvrent et referment encore leurs coquilles ou mâchoires dans de grandes bassines en plastique. On trouve aussi en abondance des daurades rouges, aloses à gésier, poissons plats et poulpes aux côtés de tuniciers, holothuries, coquillages et ormeaux d’une exceptionnelle fraîcheur. L’holothurie dans laquelle je mords est si froide et fraîche qu’elle m’agace un instant les dents.

des spécialités saisonnières Mes nombreux voyages à Tongyeong m’ont appris à savourer le poisson au rythme des saisons, dont le loup cru au printemps et l’anguille de mer ou la sciène crues en été. Si la fermeté de leur chair met en valeur les riches saveurs de ces variétés, rien n’égale celles des aloses à gésier et maquereaux crus qui se consomment en automne. Les premières sont particulièrement fermes et goûteuses à cette époque de l’année, s’étant gorgées des aliments que leur offrait en abondance la nature. Le maquereau, si rageur qu’il meurt aussitôt pêché, ne se consomme que rarement cru et se prête le plus souvent à des préparations salées.


L’élevage de ce poisson est pratiqué sur les côtes de l’île de Yokji, que longe le pertuis de Hallyeo, et quand je me suis rendu dernièrement sur les lieux, j’ai trouvé extraordinaire la vue de ces exploitations. Les parcs aquacoles, qui formaient sur l’eau un grand cercle rappelant celui est pratiquée la lutte coréenne dite ssireum , étaient d’une étrange beauté. Les maquereaux de la pêche y sont rapportés et nourris à même le filet où ils séjournent un certain temps. Ne disposant pas d’assez de place pour se mouvoir dans cet emplacement fermé, ils engraissent et deviennent plus goûteux pour le plus grand plaisir du consommateur coréen qui n’hésite pas à payer le prix fort. Si les produits de la mer sont toujours plus savoureux en hiver, les habitants de Tongyeong aiment surtout manger à cette époque de la soupe de cabillaud ou de Liparis tessellates , comme pour célébrer l’arrivée de la saison froide. Entraînés par le courant froid de Kuroshio, les cabillauds arrivent au large de l’île de Mireuk en novembre et y restent jusqu’en février, juste avant le printemps. C’est à cette époque qu’ils sont le plus savoureux et il se sert alors à Tongyeong une soupe claire, légère et à la saveur fraîche qui est tout bonnement exquise. Les personnes d’âge moyen ou avancé l’apprécient tout particulièrement, étant peu enclines à rechercher des saveurs très prononcées. Quand j’étais jeune, je trouvais même ce plat trop fade et préférais des préparations plus relevées . À Tongyeong, des boissons alcoolisées accompagnent souvent poisson et fruits de mer, tant il est vrai que plus la chère est bonne, plus elle prête à boire. Il n’y a rien à craindre de ce côté-là, car en cas d’excès, des soupes aussi délicieuses que variées sont là pour soulager les désagréments du lendemain, dont celle de Liparis tessellates, ou mulmegi-guk en coréen, particulièrement indiquée dans ces circonstances en raison de ses propriétés désaltérantes, à l’image du gomchiguk plus répandu sur la côte est. Je me souviens en avoir fait mon petit déjeuner à chacun de mes passages à Gangneung ou Sokcho, ces villes du littoral oriental. La ville compte parmi ses spécialités une soupe au flet et à l’armoise, cette plante du printemps qui relève particulièrement bien la saveur d’un mets si elle est du jour. C’est aussi la saison idéale pour consommer ce poisson, auquel succéderont le tunicier au début de l’été et l’alose à gésier en automne. À ces préparations, s’ajoutent les mets tout aussi délicieux que sont la soupe de poisson globe servie en guise de petit déjeuner copieux, l’anguille de mer crue réputée pour sa forte 3

valeur énergétique appréciable en été et les huîtres, très prisées en hiver. Ces coquillages de provenance locale représentent 70% de la production ostréicole du pays et du même coup, ils sont une véritable manne pour la région. Au vu de ce qui précède, on est tenté de se demander comment un petit port a pu se doter d’une gastronomie aussi riche et variée et les avis diffèrent grandement sur ce point. D’aucuns affirment qu’il faut en attribuer l’origine au grand nombre d’artistes brillants qu’a vus naître cette ville d’à peine 140 000 âmes et qui ont imprimé leur marque sur les sensibilités. D’autres font remonter son apparition à quatre siècles avant notre époque, sous le royaume de Joseon, qui prit Tongyeong pour siège du Quartier général de la marine et fit venir de Séoul nombre de hauts fonctionnaires et leur domesticité, dont des cuisiniers qui auraient dès lors transmis leur savoir-faire. Enfin, on invoque parfois aussi la pénétration de la culture étrangère que facilitait la situation de la ville sur le littoral, celle-ci assimilant ces nouveaux éléments dans son mode de vie. Toutefois, ne faut-il pas chercher ailleurs les causes de cet essor culinaire, à savoir tout simplement dans la clémence du climat dont jouit cette ville côtière et de l’exceptionnelle situation géographique de son archipel ? Tout y concourt, de l’île de Geoje, qui fait obstacle aux forts courants du détroit de Corée, aux îles de Yokji et Yeonhwa, qui fournissent un abri naturel contre les vents, en passant par le mont Mireuk qui, selon l’art du feng shui, remplit la fonction d’ansan, c’est-à-dire de montagne opposée, ainsi que l’île de Hansan, qui ferme l’immense estuaire de la côte. Nul doute que la vue étourdissante sur l’ouest de la baie qu’offre le mont Nammang à son sommet est propice à l’inspiration poétique. Ainsi, il est vraisemblable que Tongyeong, pourvue par la nature de tant de beautés favorables à l’éveil des sensibilités et de l’âme poétique, y ait puisé des éléments de sa riche et excellente tradition culinaire.

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LA MUSIQUE DES CÉRÉMONIES EN L’HONNEUR DES ANCIENS SOUVERAINS INTERPRÉTÉE À PARIS C’est par un concert de Jongmyo jeryeak, cette forme musicale utilisée lors d’une cérémonie traditionnelle coréenne, que s’ouvrira la saison musicale 2015-2016 du Théâtre national de Chaillot les 18 et 19 septembre prochains. Cette manifestation coïncidera avec le lancement de l’Année France-Corée qui marque le cent trentième anniversaire des relations diplomatiques entre les deux pays. Inscrit en 2001 sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l'UNesCO, le Jongmyo

jeryeak est la musique d’accompagnement des danses rituelles exécutées en l’honneur des anciens souverains. song Hey-jin Professeur de musique traditionnelle à l'Université féminine de Sookmyung suh Heun-gang Photographe

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ous le royaume de Joseon (1392-1910), la piété filiale, l’une des valeurs morales de la philosophie confucéenne qui régissait les relations humaines, exigeait de prendre le plus grand soin de ses parents de leur vivant et d’entretenir leur souvenir avec amour après leur disparition. Cette règle s’appliquait pareillement à la lignée royale, où l’expression de ce précepte fondamental prenait la forme d’une importante cérémonie de cour en l’honneur des anciens souverains. Le rituel se déroulait plusieurs fois par an, à l’occasion de l'anniversaire du décès des derniers rois et reines, mais aussi lors d’autres grandes manifestations nationales commémorant les ancêtres. Le roi, accompagné du prince héritier et des hauts dignitaires, prenait part à ce rituel au cérémonial très formel qui consistait à allumer des bâtonnets d’encens destinés à invoquer les esprits, à déposer en offrande les mets et le vin préférés des ancêtres et à leur adresser une ultime salutation. Tout au long des célébrations, les musiciens de cour formaient une haie bordant le lieu du rituel et les accompagnaient de la musique et des chants de leur répertoire pour rendre hommage à la vertu des ancêtres honorés. Au son des instruments, les danseurs exécutaient une danse particulière dite ilmu où ils évoluaient par rangées. C’est cette forme musicale associée à des danses rituelles que désigne le terme jongmyo jeryeak, c’est-à-dire la musique des cérémonies en l’honneur des anciens souverains, telle qu’elle était interprétée au sanctuaire de Jongmyo et qu’elle est parvenue jusqu’à nos jours, ce qui lui a valu d’être classée Important bien culturel immatériel n°1 au patrimoine national.

Danseurs exécutant la danse militaire dite mumu au son de la « Musique des exploits magnifiques » dans le cadre du Jongmyo jerye , une cérémonie en l’honneur des anciens souverains de Joseon. Comme les soldats de jadis, ils sont munis d’épées et de lances qui rehaussent l’effet grandiose produit par ce déploiement militaire.

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la tradition musicale des rituels confucéens et le Jongmyo jeryeak L’interprétation de pièces de musique lors de cérémonies consacrées aux anciens souverains est une pratique profondément enracinée dans la tradition confucéenne des pays d’Extrême-Orient. Dans l’Antiquité chinoise, les rituels confucéens faisaient appel à des orchestres comportant divers instruments, à des chanteurs louant les bonnes actions des disparus et à une troupe de danseurs disposés en rangées qui exécutaient diverses figures. Les instruments de musique se composaient de huit matériaux différents appelés les « huit sons », à savoir le métal, la pierre, la corde, le bambou, la calebasse, l’argile, le cuir et le bois. Leur alliance représentait le mélange harmonieux des bruits de la nature. Dans les rituels rendus aux ancêtres, un orchestre de ce type prenait place à deux emplacements différents du lieu du rituel dits sangwoldae et hawoldae, c’est-à-dire respectivement « scène supérieure de la lune » et « scène inférieure de la lune » qui correspondaient au Ciel et à la Terre. Les pièces qu’ils interprétaient à tour de rôle symbolisaient l’équilibre entre les principes du yin et du yang. Celui de la « scène supérieure de la lune » se tenait sur le toit en terrasse surmontant le grand pavillon du palais et portait le nom de deungga, qui signifie « orchestre du haut », celui de la « scène inférieure de la lune » se plaçant dans la cour située en contrebas et s’appelant heonga, c’est-à-dire « orchestre du bas ». Dans un coin de la cour du palais, encadrées par ces deux formations musicales, s’alignaient les rangées de danseurs complétant cet agencement qui se faisait métaphore de la place de l’Homme entre ciel et terre. Le contenu symbolique des danses et musiques rituelles s’inspirait de celles de la cour royale chinoise et avait été introduit en Corée au XIIe siècle. Il fut définitivement fixé au XVIIe siècle, au terme d’une longue étude de la tradition musicale chinoise. Aux racines du Jongmyo jeryeak Sous sa forme actuelle, la musique des cérémonies en l’honneur des anciens souverains a subi des évolutions entre sa composition en 1449, sous le règne du roi Sejong (r.1418-1450), et sa révision à la demande de son fils Sejo (r.1455-1468). Cette nouvelle forme musicale, qui se démarquait de la tradition de la cour royale chinoise, fit son apparition en 1464 à la cérémonie du sanctuaire de Jongmyo et prit dès lors valeur de norme pour tout rituel de ce type. Le roi Sejong, l’inventeur de l’alphabet coréen dit hangeul , fit une première utilisation de celui-ci dans son livre de poèmes intitulé Yongbi eocheonga , c’est-à-dire « Chants du dragon volant », qui évoque la fondation du royaume de Joseon. Par la suite, il entreprit d’adapter cette œuvre à une suite de chants et danses et ce faisant, il réalisa un travail expérimental par l’association de la musique de cour déjà existante à la tradition musicale autochtone. Il s’était fixé pour objectif de créer une « musique rituelle de style Joseon » qui soit proche par la forme de la musique de cour antérieure héritée de la Chine antique, tout en différant de celle-ci sur le fond. Il conserva en effet les conventions d’origine du genre, dont la place des musiciens et de leurs instruments à huit sons, le nombre de danseurs et leurs accessoires, les composantes de chant, de danse et d’accompagnement, ainsi que les pièces interprétées à l’ouverture et à la clôture de la céré1 36 KoreaNa Automne 2015


1 Musiciens jouant du geomungo lors du Jongmyo Jerye, qui est une cérémonie accomplie au sanctuaire royal en l’honneur des anciens souverains coréens. Cette cithare dont l’origine remonte à mille cinq cents ans se compose d'une longue caisse en paulownia sur laquelle sont tendues six cordes de soie et figure parmi les principaux instruments à cordes traditionnels coréens, aux côtés du gayageum , qui en est une variante à douze cordes. Appelé « l’instrument des lettrés confucéens », le geomungo produit un son tout empreint de grâce et de solennité. 2 Musiciens jouant du daegeum, une longue flûte traversiére de bambou, lors du Jongmyo jerye.

monie. En revanche, de nouveaux instruments venaient s’ajouter à l’orchestre, certains datant de la dynastie chinoise des Tang et d’autres de Joseon, tandis que le répertoire s’enrichissait de pièces aux rythmes, mélodies et paroles inspirés du hyangak, c’est-à-dire la musique villageoise. Synthèse de la tradition musicale des deux pays, un nouveau genre de musique de cour voyait ainsi le jour. Le roi Sejong le désigna par l’expression « musique nouvelle », dans l'espoir qu’elle serait souvent jouée dans les banquets et cérémonies de cour de toutes sortes. Ses vœux allaient être exaucés sous le règne de son fils, le roi Sejo. Ce dernier fit réviser deux suites de chants datant du règne du roi Sejong et intitulées Botaepyeong-jiak et Jeongdaeeop-jiak, c’est-à-dire « Musique du règne pacifique » et « Musique des exploits magnifiques », pour louer les hauts faits des anciens souverains lors des cérémonies accomplies en leur honneur. Considérées appartenir au patrimoine musical coréen, ces œuvres remarquables furent toujours interprétées à la cour royale et figurent encore au répertoire des musiciens traditionnels d’aujourd’hui.

musique instrumentale, musique vocale et danses des cérémonies en l’honneur des anciens souverains La musique rituelle liée au culte des ancêtres royaux se compose de pièces instrumentales, vocales et chorégraphiques, les premières étant interprétées par deux orchestres prenant place sur le toit en terrasse du palais et dans sa cour. Aux instruments utilisés dans la musique de cour ancienne, s’ajoutent dans ces formations d’autres instruments spécifiquement coréens ou en usage sous la Dynastie chinoise des Tang. Les orchestres actuels

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la solennité du rituel confucéen, sa musique de cour lente et monotone, le son d’instruments de musique exotiques et les paroles incompréhensibles des chants concourent à créer une atmosphère étrange, voire quelque peu ésotérique pour un public moderne, qu’il soit ou non coréen. Par son originalité et son raffinement, le genre du Jongmyo jeryeak a indéniablement sa place au patrimoine musical de l'humanité. se composent de quinze instruments qui sont le pyeonjong, un ensemble de cloches de métal, le pyeongyeong ou lithophone, un ensemble de pierres sonores, le banghyang , un ensemble de plaques métalliques, le chuk, un gong de bois, l’eo, un grattoir de bois en forme de tigre, le bak, un battant de bois en forme d’éventail, le dangpiri, un hautbois cylindrique, le daegeum, une grande flûte traversière de bambou, le haegeum, un instrument à deux cordes, l’ajaeng, une longue cithare à sept cordes, le janggu, un tambour en forme de sablier, le jing, un grand gong, le taepyeongso, un hautbois conique, le jeolgo, un tambour fixé sur une boîte de bois, et le jingo, un grand tambour en forme de tonneau. Pendant la période de Joseon, ils furent complétés par une vingtaine d'autres instruments parmi lesquels figuraient le gayageum, une cithare à douze cordes, le geomungo, une cithare à six cordes, le wolgeum, un luth à quatre cordes en forme de lune, le dangbipa, un luth à quatre cordes en forme de poire, le hyangbipa, un luth à cinq cordes également en forme de poire, le junggeum, une flûte traversière de taille moyenne en bambou et le sogeum, une petite flûte traversière faite du même matériau. Les différentes pièces vocales constitutives de la musique rituelle ont pour fonction d’introduire la cérémonie en l’honneur des ancêtres, de chanter les louanges des rois de Joseon, bienfaiteurs du peuple et garants de la paix pour le pays, et de prier pour que leur descendance connaisse une longue prospérité. Ces grands thèmes sont exprimés en ces termes : « Vos descendants sollicitent leurs bonnes fortunes en exécutant le rituel aux ancêtres de tout leur cœur... Nous serons profondément reconnaissants des bienfaits dispensés par nos ancêtres... Nous espérons que vous veillerez sur vos descendants et leur prospérité... Vos descendants sont loyaux envers leurs ancêtres, alors prenez soin d’eux et aidez-les à vivre longtemps et en bonne santé ». Outre qu’ils adressaient ces prières, les chants rituels louaient et glorifiaient les anciens monarques auxquels les cérémonies étaient consacrées. Sous leur forme actuelle, ils se composent de vingt-deux pièces courtes portant des titres différents et se répartissant entre les deux suites dites de la « Musique du règne pacifique » et de la « Musique des exploits magnifiques » en fonction de l’objet de leurs louanges, à savoir respectivement, les réalisations sociales et les faits d’armes du défunt monarque. Les cérémonies en l’honneur des anciens souverains représentaient autrefois un événement d’une portée nationale au cours duquel hommage leur était rendu par des rites pratiqués dans le plus grand res1 38 KoreaNa Automne 2015


1 Accompli en l'honneur des anciens rois et reines de Joseon, le Jongmyo Jerye différait des rituels aux ancêtres des sujets du royaume par la qualité et la variété de ses offrandes. 2 Lors de la cérémonie, les célébrants se placent en rangées pour accomplir le rituel dit singwannye, où ils allument des bâtonnets d’encens pour invoquer les esprits. Sous le royaume de Joseon, plus de 300 personnes dont le roi, le prince héritier et les fonctionnaires de haut rang prenaient part aux cérémonies qui se déroulaient au sanctuaire royal en l’honneur des anciens rois et reines.

pect des usages et comportant des offrandes alimentaires et de vin, l’interprétation de musique et l’exécution de danses. Comme en témoignent les paroles des chants rituels, elles avaient notamment pour but de prier pour la prospérité éternelle du pays et de la famille royale. Leurs objectifs étaient aussi de nature éducative puisqu’il s’agissait d’inviter les futurs souverains à suivre les traces de leurs ancêtres, comme le stipule la version révisée du traité de philosophie confucéenne Zhongyong (L’Invariable milieu) dans sa partie intitulée Exécution des rituels en l’honneur des anciens souverains au sanctuaire royal et instruction de leur postérité. Quant aux danses rituelles, elles étaient exécutées par des rangées de danseurs évoluant ensemble. Les danses civiles et militaires, respectivement dites munmu et mumu, se distinguaient par leurs mouvements et accessoires. Le costume se composait d’une robe rouge accompagnée d’une étole bleu marine, de bottes de cuir dites mokhwa et d’une coiffe d’apparat à deux niveaux appelée bokdu. Les danseurs civils tenaient dans leur main gauche un instrument à vent de type spécifique dit yak et dans la droite, le jeok, qui est une canne à plume de faisan. Percé uniquement de trois trous, le yak a la particularité de permettre de produire un son harmonieux par une action restreinte. Quant à la canne dite jeok, elle mesure trente centimètres de longueur et elle est pourvue à son extrémité d’une plume de faisan et d’un pompon symbolisant la paix et l’ordre. Les exécutants des danses civiles se munissent de ces deux accessoires, qu’ils frappent l’un contre l’autre pour donner le rythme. Ils évoluent lentement, sans grande animation ni effet spectaculaire ou inattendu. Ils restent le plus souvent statiques et n’exécutent que quelques mouvements répétitifs, levant ou baissant les bras, se penchant en avant ou se redressant et tournant lentement sur eux-mêmes vers la à

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gauche, puis à droite. Ces mouvements simples et gracieux sont empreints de déférence. Une cérémonie peut comporter jusqu’à huit rites différents, dont les quatre premiers comprennent la danse civile, les souhaits de bienvenue adressés aux esprits des anciens souverains, dits yeongsin-rye , et une première offrande de vin appelée choheon-rye. Lors de ces quatre premiers rites, le pungan-jiak, qui est la « Musique de l’abondance et du bien-être », n’accompagne que le troisième, dit jinchan-rye, qui consiste en l’installation de la table rituelle, tandis que la « Musique du règne pacifique » est jouée pendant les quatres autres rites. La danse militaire est exécutée lors des deux rites suivants, qui sont consacrés à la deuxième et à la dernière offrandes de vin respectivement dites aheon-rye et jongheon-rye. Les danseurs des quatre premières rangées d’exécutants portent l’épée et ceux des quatre autres, la lance. Avant que ne commence la musique, ils restent sans bouger, mains jointes devant eux, puis pivotent successivement à gauche et à droite, tour à tour en tendant les bras au-dessus de la tête et en les baissant. Malgré le côté simple et répétitif de ses mouvements, cette danse militaire est d’un effet particulièrement solennel que viennent accentuer les accents grandioses de la « Musique des exploits magnifiques ». La chorégraphie de ces danses rituelles fut réglée sous le règne du roi Sejong, en prenant pour modèle celle d’une danse chinoise ancienne dont la forme fut conservée en l’agrémentant de quelques traits nouveaux.

l’héritage musical des cérémonies en l’honneur des anciens souverains La musique des rites aux ancêtres royaux retentit encore de nos jours lors de la reconstitution de la

Lorsque les cérémonies se déroulaient dans la grande salle du sanctuaire royal, les danseurs étaient accompagnés par deux orchestres placés l'un à l’emplacement le plus élevé de la terrasse et l'autre en contrebas, dans la cour. Musique et danses participaient de l'atmosphère digne et majestueuse de ce rituel.

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cérémonie jadis qui, depuis les années 1970, a lieu au sanctuaire de Jongmyo le premier dimanche de mai. Il arrive aussi de l’entendre à l’occasion de certains rituels représentés dans des théâtres spécialisés tels que le Centre national du Gugak, qui se consacre principalement au répertoire des arts du spectacle traditionnels. Devant le regain de faveur que connaît ce genre, des adaptations diverses en sont réalisées pour le représenter sur scène, le mettre en musique en l’accompagnant d’un texte ou proposer des reconstitutions sur scène. En raison de l’envergure des moyens à mettre en œuvre pour son exécution, le genre musical du Jongmyo jeryeak n’a jusqu’ici été joué à l'étranger qu’en de rares occasions. Il s’agissait de trois représentations ayant successivement eu lieu dans le cadre d’un concert de musique de cour coréenne et japonaise donné pour la Coupe du monde de football coorganisée par ces deux pays en 2002, lors du Festival de musique classique de Turin qui s’est déroulé en septembre 2007 et pendant les manifestations culturelles des Semaines Asie-Pacifique qu’a proposées l’Allemagne. Le concert parisien à venir différera des précédents par l’interprétation intégrale du répertoire long d’une heure et demie auquel s’ajoutera une représentation condensée des cérémonies elles-mêmes. Il fera en outre appel à un effectif de danseurs beaucoup plus important, puisque cette manifestation privilégiera cette discipline. La solennité du rituel confucéen, sa musique de cour lente et monotone, le son d’instruments de musique exotiques et les paroles incompréhensibles des chants concourent à créer une atmosphère étrange, voire quelque peu ésotérique pour un public moderne. Par son originalité et son raffinement, le genre du Jongmyo jeryeak a indéniablement sa place au patrimoine musical de l'humanité.

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Histoires des deux Corées

DAESEONG-DONG ou le « village de la liberté »

Kim Hak-soon Professeur invité à l’École des médias et de la communication de l’Université Koryo Ahn Hong-beom Photographe

le quartier de daeseong-dong, aussi connu sous le nom de « village de la liberté », est le seul endroit habité par des civils au sein de la zone démilitarisée, cette bande de terre qui traverse la péninsule coréenne de part en part. du point de vue administratif, il fait partie de l’arrondissement de Josan-li appartenant à la commune de gunnae-myeon, ellemême rattachée à paju, une ville de la province de gyeonggi. malgré ses petites dimensions, il n’en constitue pas moins un village à part entière qui, en outre, n’a pas son pareil dans le monde. en effet, bien que se trouvant sur le territoire sud-coréen, il est placé sous l’autorité du Commandement des nations unies. ses habitants, quoique disposant du droit de vote et à l'éducation en vertu de la loi sud-coréenne, sont exemptés du service militaire et non assujettis à l’impôt. ils ne peuvent en revanche quitter le village qu’avec l’autorisation du Commandement des nations unies et ce contrôle se fait plus strict à la moindre tension des relations intercoréennes. Aujourd’hui, ils espèrent beaucoup du projet de réaménagement dont doit faire l’objet cette véritable « le dans les terres » après soixante années d’existence.

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e 23 juillet dernier, avait lieu la cérémonie de lancement du projet de réaménagement « Daeseong-dong, futur premier témoin de la réunification » dans lequel tous se sont impliqués, de l’homme de la rue à des hauts fonctionnaires de l’État, en passant par des chefs d’entreprises et associations civiles. Il est motivé par la vétusté des logements, qui n’ont bénéficié d’aucun entretien depuis leur création par l’État dans les années 1970. La raison en est qu’à Daeseong-dong, rien ne peut se faire sans en référer préalablement aux autorités, y compris la remise en état des habitations ou le raccordement à internet, dans la mesure où le village est strictement interdit d’accès aux personnes autres que les habitants. Son chef Kim Dong-koo, qui est âgé de quarante-sept ans, déclare avec émotion : « Aujourd’hui, nous allons écrire un nouveau chapitre de l’histoire du village. Je suis heureux de pouvoir réaliser notre rêve le plus cher et offrir un meilleur cadre de vie à nos enfants ». Le 27 juillet 1953, la conclusion d’un armistice sus-

1 Daeseong-dong, également dit « Village de la liberté », est la seule zone résidentielle que peuvent habiter des civils le long de la Zone démilitarisée, côté sud, depuis l’armistice qui a mis fin aux hostilités de la Guerre de Corée en 1953. Elle est distante d’à peine 1,8 kilomètre de la Ligne de démarcation militaire 2 Ce mât d’antenne de 99,8 mètres de hauteur est le plus haut de Corée, tandis qu’à Kijong-dong, il en existe un de 160 mètres. Tous deux témoignent d’une rivalité exacerbée par la Guerre froide dans les années 1950 et 1960.

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pendait les hostilités de la Guerre de Corée. En vertu d’une disposition autorisant la présence de civils des deux Corées dans la zone démilitarisée, la Corée du Sud y a créé le village de Daeseong-dong dès le 3 août suivant et la Corée du Nord, celui de Kijong-dong le même jour. Le second porte le nom de « Village de la paix » et se situe à 1,8 km à peine de Daeseong-dong, juste audessus de la ligne de démarcation délimitant les deux zones militaires. Jusqu’à la partition de la péninsule, il s’agissait de deux villages voisins d’un seul et même pays. Aujourd’hui, Kijong-dong est placé sous l’autorité du Commandement militaire nord-coréen, et non de celui des Nations Unies. Il n’est distant que de quatre kilomètres de la Zone industrielle de Kaesung aménagée conjointement il y a un peu plus de dix ans. En l’observant au télescope à partir du toit de la Maison communale de Daeseong-dong, on voit nettement les habitants nord-coréens en train de vaquer à leurs occupations. À une certaine époque, c’était à qui, des deux villages, hisserait le plus haut les couleurs du pays. Fin 1954, après le cessez-le-feu, celui de Kijong-dong allait ériger un mât de plus de 30 mètres de hauteur pour y accrocher un énorme drapeau nord-coréen. De jour en jour, l’hymne national qui accompagnait sa montée et sa descente était diffusé toujours plus fort par les haut-parleurs. La riposte n’allait pas se faire attendre et l’année suivante, un mât de 48 mètres se dressait audessus de Daeseong-dong. Deux ans plus tard, il était à son tour dépassé à Kijong-dong par un autre, haut de 80 mètres, auquel allait succéder, trois ans après, un autre encore flottant sur Daeseong-dong à une hauteur de 99,8 mètres jamais atteinte en Corée du Sud. Quatre années s’étaient écoulées et voilà que s’élevait dans le ciel de Kijong-dong un nouveau mât d’une hauteur de 160 mètres sans égale dans le monde, de même que la surface de son drapeau, comme le soulignait fièrement le régime nord-coréen. Les choses allaient en rester là. « Nous avons abandonné, car c’était absurde de batailler pour cela », reconnaît franchement le chef de Daeseong-dong, Kim Dong-koo. Il faut dire que dans chaque village, les coûts de fabrication et d’entretien des drapeaux se montaient à des dizaines de millions de wons par an. Aujourd'hui, les deux mâts sont toujours campés l’un en face de l’autre. Pendant soixante-deux années d’une difficile histoire, les habitants de Daeseong-dong ont continué tant bien que mal à mener leur existence faite comme ailleurs de joies et de peines. Au mois de juillet dernier, ils étaient au nombre de 207, répartis sur 49 artS et culture de corée 43


foyers vivant de l’agriculture. Dans la plupart des cas, leur arrivée au village a été antérieure à la Guerre de Corée, si l’on ne prend pas en compte les naissances, et ils appartiennent souvent au clan des Kim de Gangneung. L’accession au statut de résident permanent exige de vivre au village plus de huit mois par an. Les collégiens et lycéens ne sont toutefois pas soumis à cette obligation, puisque les établissements d’enseignement du village se réduisent à une école maternelle et à une école primaire et qu’ils doivent donc poursuivre leur scolarité dans d’autres agglomérations. Peuvent aussi continuer d’y résider les hommes dont la conjointe vient d’une autre région, alors qu’une femme n’y est pas autorisée dans le cas contraire. Les habitants ont eux-mêmes instauré cette règle fondée sur l’adage selon lequel « une fille mariée ne fait plus partie de la famille ». La police sud-coréenne ne peut en aucun cas intervenir sur le territoire de la commune. Si un crime y était commis, elle serait tenue de solliciter l’extradition du suspect par le Commandement des Nations Unies afin de procéder à son arrestation hors de la zone de démarcation. La vie du village est régie avec précision par des textes fondés sur les réglementations du Commandement des Nations Unies, qui est responsable de la surveillance de la zone démilitarisée et élabore ces dispositions en accord avec la population. Celle-ci est soumise à de nombreuses contraintes, dont l’obligation de respecter le couvre-feu en vigueur de minuit à cinq heures du matin. Tous les soirs entre 19h00 et 20h00, l’armée fait systématiquement l’appel des habitants. Une compagnie très bien armée de la sécurité civile se tient prête à assurer la défense du village 24 heures sur 24. Pour aller travailler la terre, les agriculteurs sont tenus d’informer les autorités trois jours à l’avance et si leurs champs se situent à proximité de la ligne de démarcation, les paysans travaillent sous la protection des militaires. Les personnes ne résidant pas au village sont autorisées à le visiter moyennant l’obtention d’un laissez-passer délivré une semaine avant la date prévue à cet effet et ils sont soumis à des contrôles d’identité. L’unique moyen de transport du village est un autobus qui ne circule que trois fois par jour, de sorte que toutes les familles doivent être motorisées pour aller faire leurs courses dans la ville voisine de Munsan. Elles n’ont pas toujours bénéficié de cette tolérance, car dans les premiers temps, elles n’étaient autorisées à quitter le village qu’une fois par semaine et c’étaient des camions du Commandement des Nations Unies qui assuraient l’approvisionnement en produits de première nécessité. Une ligne d’autobus a été créée en 1970 et deux ans plus tard, la fréquence des départs est passée d’un à trois par semaine grâce au don d’un véhicule supplémentaire par Yuk Young-soo, mère de l’actuelle présidente de la République Park Geun-hye et alors première dame de Corée. Outre le village, cette liaison dessert la gare routière de Munsan. Pour les élections, les habitants se rendent ensemble à leur bureau de vote et le taux de participation à ces scrutins avoisine donc invariablement 100%. Le suffrage universel ne leur a été accordé qu’en 1967 et un suffrage restreint était en place au cours des quatorze années précédentes. En matière d’instruction publique, le village est doté en tout et pour tout d’une école maternelle et d’une école primaire, l’effectif de cette dernière s’élevant à trente élèves, sur lesquels quatre habitent l’agglomération et tous les autres, des villes voisines telles que Munsan, Paju et Ilsan. Étant donné la fréquentation réduite de cet établissement, le rapport du nombre d’élèves à celui des enseignants y est de 1 pour 1 et comme l’enseignement de l’anglais 44 KoreaNa Automne 2015

y occupe une place de choix, il est très coté chez les parents d’élèves. Pas moins d’une cinquantaine d’enfants vivant hors de la commune sont en attente d’inscription pour cause de stagnation des capacités d’accueil de l’école. Ceux qui la fréquentent déjà n’ont rien à envier aux petits citadins et voilà déjà un an qu’ils sont raccordés à l’internet à haut débit. Cet établissement est d’autant plus apprécié que des cours d’anglais y sont dispensés jusqu’à trois fois par semaine par des militaires américains stationnés dans la Zone de sécurité conjointe située à Panmunjom, le village voisin dit « de la trève ». À la fin du cours primaire, les enfants sont autorisés à s’inscrire au collège dans la région de leur choix et échappent ainsi aux contraintes qui s’appliquent partout ailleurs dans ce domaine. Les habitants de Daeseong-dong jouissent d’un niveau de vie assez élevé grâce aux avantages en nature et aides diverses que leur accorde l’État. La surface moyenne cultivée atteignant près de 82,5 hectares par foyer, le revenu annuel moyen des ménages s’élève à 60 millions de wons et dépasse donc celui

1 1 Park Pil-sun, le doyen de Daeseong-dong, à gauche, et Kim Kyunglae montrent le village nord-coréen de Kijong-dong. Le frère aîné du premier y a vécu jusqu’à la mise en place de la Ligne de démarcation militaire. 2 Un écolier fait un « high-five » à un soldat de l’ONU en faction à l’École élémentaire de Daeseong-dong. Ce petit établissement n’est fréquenté que par 30 enfants et le rapport de cet effectif à celui des enseignants y est de 1 pour 1. Comme il propose en outre un cursus d’anglais de spécialité, il est particulièrement coté dans la région. 3 Habitants de Daeseong-dong travaillant la terre sous la protection d’un militaire. Les agriculteurs sont tenus d’informer le Commandement de l’ONU trois jours à l’avance de leur départ aux champs et si ces derniers se trouvent près de la Ligne de démarcation, ils sont escortés par des soldats.


des zones urbaines. Les agriculteurs doivent se contenter d’exploiter les terres domaniales sans pouvoir en devenir propriétaires. Dans ce village pas comme les autres, tout se transforme en événement. Quand vient la fin de l’année scolaire, la presse est toujours présente lors de la cérémonie de remise des diplômes qui a lieu à l’école primaire. Le 15 mai dernier, elle a aussi suivi le voyage qu’ont effectué ses élèves à Séoul pour visiter le siège du gouvernement à l’invitation du ministre de l’Administration gouvernementale et des Affaires nationales Chong Jong-sup. Le village a aussi fait la une des journaux, en 2012, en fournissant l’accès gratuit à internet, puis, un an plus tard, en réalisant l’adduction d’eau potable ou en faisant construire un cinéma ultramoderne, ainsi qu’en 1991, année où sept écoliers du village sont allés voir le mur de Berlin au lendemain de la réunification allemande. Du fait de sa proximité avec Panmunjom, Daeseong-dong attire l’attention des personnalités étrangères en visite, comme ce fut le cas du chancelier Helmut Kohl, l’artisan de la réunification allemande. En juillet 2010, le secrétaire américain de la Défense Robert Gates, également de passage à Panmunjom, montra du doigt les deux drapeaux de Daeseong-dong et Kijong-dong qui flottaient au vent et demanda s’ils se faisaient toujours concurrence. Dès que les tensions s’exacerbent un tant soit peu entre les deux pays, les habitants de Daeseong-dong ne peuvent que retenir leur souffle. En octobre 2012, toute la population est restée aux abris quand le régime nord-coréen a

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menacé la Corée du Sud de représailles militaires en réponse à la propagande diffusée par des transfuges nord-coréens par le biais d’un lâcher de ballons. En 1997, un militaire nord-coréen a enlevé un habitant qui ramassait des glands, mais celui-ci a été relâché cinq jours plus tard. Déjà, en 1975, un rapt du même type avait été perpétré par deux soldats à l’encontre d’un agriculteur du village. Kim Kyung-lae, une femme de soixante-deux ans qui habitait le village avant même que n’éclate la Guerre de Corée, rapporte les faits suivants : « Dans les années 1960, un villageois a été tué d’une balle tirée par un soldat nord-coréen. J’ai eu tellement peur que j’ai vraiment pensé m’en aller ». Quant au doyen des habitants, un homme de quatrevingt-deux ans qui est né au village et se nomme Park Pil-sun, il n’a pas vu son frère aîné depuis soixante ans. Celui-ci vit pourtant à deux pas de là, dans le village modèle de Kijong-dong dont la Corée du Nord a fait sa vitrine, en vis-à-vis de Daeseong-dong. « N’ayant pas la possibilité d’y aller, j’ignore s’il est vivant ou mort », confie-t-il. « Je me dis quand même qu’il est encore en vie, là-bas, tout près ». Puis, au bord des larmes, il émet ce simple souhait : « Mon rêve le plus cher est de voir le pays réunifié, quitte à devoir partir du village sans rien en poche. Je voudrais vraiment que cela arrive de mon vivant ». Plus que partout ailleurs en Corée, la population est unanime à souhaiter voir régner la paix sur la péninsule enfin réunifiée. D’où le nom du projet « Daeseongdong, futur premier témoin de la réunification » conçu pour ce village dit « de la liberté ». Tous les 15 janvier, qui marquent une fête traditionnelle au calendrier lunaire, les villageois de Daeseong-dong forment le vœu qu’il leur sera un jour donné d’inviter les habitants de Kijong-dong à se joindre à eux pour jouer à des jeux traditionnels comme le yut ou à participer à des concours de chansons.

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Amoureux de lA Corée

Yukari Muraoka

GOÛTE LA CULTURE DANS TOUTE SA SAVEUR darcy paquet Rédacteur indépendant shim byung-woo Photographe

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n dit communément que la boisson rapproche les gens, mais a-telle ce pouvoir entre les cultures ? Pour Yukari Muraoka, c’est un fait certain. Originaire de Kobe, cette experte culinaire japonaise est une inconditionnelle du vin de riz non raffiné dit makgeolli , comme de bien d’autres boissons alcoolisées coréennes qu’elle s’attache à promouvoir tant en Corée qu’au Japon. À la tête d’une association de mille deux cents fervents adeptes du makgeolli au Japon, son action en faveur des boissons alcoolisées traditionnelles coréennes lui a valu les éloges du ministère de l’Agriculture, de l'Alimentation et des Affaires rurales dans son pays d’adoption.

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une passionnée de bonne chère Chez Yukari Muraoka, la vocation gastronomique remonte à la plus tendre enfance. « Maman faisait merveilleusement bien la cuisine, alors j’y ai pris goût très tôt », explique-t-elle. « Quand j’étais en première année du collège, maman m'a prêté un couteau pour que j’apprenne à cuisiner. D’abord, elle ne me disait jamais comment faire et me laissait la regarder

yukari muraoka s’y entend en saveurs coréennes, puisque cette première sommelière spécialisée dans les boissons alcoolisées traditionnelles coréennes a étudié, dégusté et consommé les innombrables variétés de makgeolli, de

soju, de vins médicinaux et de vins de fruits qui composent le riche patrimoine de la Corée dans ce domaine. passionnée de gastronomie et fermement convaincue de la nécessité d’un dialogue entre les cultures, elle s’emploie à faire découvrir tout un univers de sensations à un public tant coréen qu’étranger.

faire, mais par la suite, elle m’a expliqué les rudiments ». Avec les années, son attirance pour la haute cuisine n’a fait que s’affirmer. Qui plus est, sa région natale abritait autrefois de célèbres distilleries de saké. « Près de Kobe, où j’ai grandi, l’eau est exceptionnellement pure et agréable à boire. Elle a même un nom, miyamizu , qui signifie littéralement « eau céleste ». Le saké qui en contient est fait est considéré être le meilleur du Japon et je l’ai donc découvert très tôt, ainsi que sa fabrication ». Après des études universitaires, Yukari Muraoka commence par travailler dans une société d'import-export de madriers située au Canada, où elle restera cinq ans. Arrivée à la trentaine, elle entreprendra de réaliser son rêve d’être experte culinaire. « À l’époque, je m’intéressais surtout à la manière d’associer les aliments avec les boissons alcoolisées. J'ai ainsi découvert que s’ils étaient de même provenance, ces boissons n’en avaient que plus de goût. Par la suite, j’ai donné des cours de cuisine, toujours au Japon, mais ils portaient uniquement sur les anju [plats servis avec les boissons alcoolisées]", précise-t-elle.


1 À Insa-dong, un quartier de la capitale, cette exposition sur les alcools régionaux coréens se déroule dans la galerie Sool où exerce une sommelière spécialisée dans les boissons alcoolisées traditionnelles. De gauche à droite à partir du haut, sont représentés l’igangju , un vin de riz raffiné au jus de poire et au gingembre produit à Gyeongju, le vin de pomme chusa d’Asan, une ville de la province du Chungcheong du Sud, le soju d’Andong et l’alcool de fougère de l’île de Jeju. 2 Yukari Muraoka a grandi dans un quartier de Kobe aux distilleries de saké réputées et se passionne aujourd’hui pour les boissons alcoolisées traditionnelles coréennes. En Corée, elle a poursuivi ses études sur celles-ci et sur l’ensemble de la gastronomie coréenne, ce qui lui a permis d’obtenir l’année dernière son diplôme de sommelière spécialisée.

Charme du vin traditionnel coréen Comme beaucoup d’autres téléspectateurs d’Asie et d’autres continents, Yukari Muraoka a suivi fidèlement le feuilleton Dae Jang Geum (le joyau du palais), dont la diffusion au Japon a eu lieu il y a déjà onze ans. Cette œuvre de fiction historique a pour personnage principal une jeune cuisinière de cour qui sera plus tard la première femme à accéder à la fonction de médecin personnel du roi. Yukari Muraoka s’y est plus particulièrement intéressée au lien qui unit ces deux activités. « En coréen, les expressions « yaksik dongwon » et « uisik dongwon » témoignent d’une croyance dans les propriétés médicinales des aliments et boissons, s’ils sont sains, en particulier à titre préventif. En Corée, la cuisine, mais aussi les boissons alcoolisées traditionnelles en sont le reflet », affirme-t-elle. « Ce qui me frappe surtout, dans ces boissons, c’est l’exigence absolue d’ingrédients bons pour la santé ». Au fil du temps, la Corée a exercé toujours plus d’attrait sur la jeune Japonaise. Par ailleurs, nombre de ses compatriotes ont commencé à apprécier le makgeolli , que leur avaient notamment

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fait connaître les productions de la culture de masse coréenne. « Les gens n’y ont pas résisté », se souvient-elle. « Dans les premiers temps, c’était un produit d’importation, mais après l’avoir goûté en Corée, on s’est rendu compte qu’il était bien meilleur lorsqu’il venait d’être produit ». Entre autres avantages, le makgeolli a en effet celui d’évoluer en goût dès le début de son élaboration, sous l’effet conjugué de la fermentation et de sa forte teneur en bactéries d’acide lactique. On considère qu’il atteint sa saveur optimale au bout de trois à cinq jours. « Au Japon, certains amateurs se rendent tous les mois en Corée, ce que facilite la proximité du pays. Depuis quelque temps, il est aussi produit de plus en plus au Japon, que ce soit par des gens du pays ou par des Coréens », indique la spécialiste.

une vie nouvelle au pays du matin calme En 2010, Yukari Muraoka décide de s’établir en Corée pour approfondir ses connaissances sur la cuisine et les boissons alcoolisées traditionnelles. Consciente de la nécessité de parler la langue, elle commencera par suivre des cours intensifs pendant deux ans à l’Université Sogang, qui se trouve à Séoul. En parallèle avec ces études, elle se consacre aussi à celle des boissons alcoolisées traditionnelles. Deux ans plus tard, alors que prend fin le cursus de langue coréenne, elle se découvrira une véritable passion pour le makgeolli en fréquentant le quartier branché de Hongdae situé non loin de son université. « Jusque-là, les débits de makgeolli étaient restés comme autrefois, mais il en est apparu de nouveaux, qui ont tout de suite plu à la clientèle des étudiants », racontet-elle. « Ils auraient pu continuer à avoir du succès, mais les jeunes d’aujourd’hui l’ontdélaissé au profit de la bière ». Si elle a fait long feu, cette première vague de succès a tout de même fait découvrir le makgeolli aux jeunes consommateurs. Dans les années qui suivent, Yukari Muraoka fait preuve d’un grand dynamisme. En 2013, elle crée le Global U Co., Ltd., un cabinet de conseil aux entreprises 48 KoreaNa Automne 2015

1 1 Des céréales aussi diverses que le riz, gluant ou non, l’orge et la larme-de-Job entrent dans la composition des boissons alcoolisées traditionnelles coréennes. On les fait cuire à l’étuvée, puis on y ajoute le malt et on fait fermenter le tout. 2 Dégustation de vins à la Sool Gallery.

dont l’activité va constituer sa principale source de revenus tout en lui permettant de s’adonner à sa passion. Un an plus tard, à l’issue d’un concours, elle se voit décerner le titre d’experte en boissons alcoolisées traditionnelles. Après avoir passé avec succès la première épreuve écrite portant sur ces boissons, leurs qualités d’un point de vue scientifique et leurs nombreuses variétés, elle avait été admise à en subir une seconde série. « Les étrangers, mais aussi les Coréens, croient parfois que le makgeolli est la seule et unique boisson alcoolisée traditionnelle en Corée. Or, il en existe quatre catégories bien différentes qui sont le yakju [vin de riz médicinal raffiné], le soju, le makgeolli et le vin de fruits », rectifie-t-elle. « L’examen portait sur chacune d’entre elles et comprenait une dégustation à l’aveugle qui avait lieu devant un jury et s’accompagnait de commentaires où il fallait retracer l’histoire de la boisson en la plaçant dans le contexte de l’époque concernée ». Les candidats coréens et étrangers se

présentaient à des sessions différentes et devaient acquitter des droits. « J’étais si anxieuse que je ne me souviens de presque rien », confie Yukari Muraoka, ce qui n’allait pas l’empêcher d’être la première Japonaise à obtenir le titre d’experte en boissons alcoolisées traditionnelles coréennes. Ce succès méritoire n’allait pas manquer d’être remarqué, notamment en novembre 2014, au ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation et des Affaires rurales où Lee Dong-phil, qui en détenait le portefeuille, allait remettre à la lauréate un Certificat officiel de félicitations en récompense de ses efforts. En février de l’année suivante, elle entrait à la Sool Gallery d’Insa-dong, également connue sous le nom de Jeontongju Gallery, pour y assurer des fonctions de conseil dans le domaine éducatif et financier. « Cela ne déplaît pas aux Coréens que ce soit une étrangère qui leur parle de leurs boissons dans leur langue, avec son accent », souligne-t-elle avec un sourire. « Ils ont un peu honte de ne pas mieux connaître leur culture, ce qui les pousse peut-être à travailler davantage ».

découverte des vins traditionnels coréens La Corée ne compte pas moins de mille variétés différentes de makgeolli auxquelles s’ajoute un nombre incalculable de sortes de yakju, soju et vins de fruits. À la question de savoir quel est son favori, Yukari Muraoka répond avec un sourire : « On me demande souvent quelle est ma préférence en matière de boissons alcoolisées traditionnelles, mais à vrai dire, je suis tout à fait incapable de répondre à cette question, car dans ce domaine, les saveurs ne sont jamais tout à fait les mêmes d’une fois à l’autre ». « Le mieux est de les consommer dans la région de production pour accompagner la cuisine qui en est aussi la spécialité », estime-t-elle. « C’est ainsi qu’on peut les apprécier pleinement ». Absolument tout, selon elle, peut influer sur cette découverte gastronomique, y compris l’humeur dans laquelle on se trouve ou le temps qu’il fait. « Si l’eau qui entre dans la composition d’une boisson est la même que celle qui sert à faire


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pousser les légumes et à cuisiner, cela peut changer le goût du tout au tout ». Yukari Muraoka a encore en mémoire une situation dont elle a fait l’expérience : « Un certain monsieur Song Myeong-seop produit du makgeolli selon un procédé très ancien. Il le fait à partir de riz et de blé et ne met ni aspartame ni aucun autre édulcorant. Pour toute appellation, il est indiqué « Makgeolli produit artisanalement par Song Myeong-seop ». L’emballage est à l’image de cette boisson des plus simples ». Peu après son arrivée en Corée, Yukari Muraoka est allée visiter la brasserie où il est produit, dans la province du Jeolla du Nord, dans le cadre d’une émission de télévision. « On nous avait préparé un dîner qui sortait de l’ordinaire et était accompagné de ce makgeolli . J’ai été impressionnée par sa saveur, qui se mariait extrêmement bien avec celles des aliments. Ils mettaient vraiment en valeur les qualités du makgeolli à l’ancienne ! »

Par la suite, elle allait avoir l’occasion de découvrir bien d’autres brasseries et distilleries. « Pour ce qui est des boissons alcoolisées traditionnelles, il me semble que l’amour du métier compte davantage que la technologie ou le matériel. J’ai constaté que les meilleures sont celles que produisent des gens qui accordent de l’importance aux moindres détails de la fabrication. On sent leur motivation dans la manière enthousiaste dont ils parlent de ce qu’ils boivent et mangent, dont ils nous encouragent à goûter les différentes boissons qui existent. On n’en apprécie que mieux leur production après avoir entendu les histoires qu’ils ont à raconter à ce sujet ! » Yukari Muraoka conclut cet entretien sur une note optimiste en faisant remarquer que ces produits d’excellente qualité ne sont pas l’apanage des générations anciennes. « Il y a aussi quelques jeunes pleins de talent qui perpétuent la tradition, y compris des femmes, ce qui est encourageant ».

un trait d’union entre les cultures On prête souvent à l’alcool la capacité de détendre les gens ou de les rapprocher, à l’instar de Yukari Muraoka, qui fait part de l’anecdote suivante : « Un jour, un distillateur de boissons à l’ancienne m'a dit que l'alcool est comme un ami qui reste assis en silence à nos côtés pour partager nos peines et se réjouit avec nous quand nous sommes heureux. » Chez cette spécialiste japonaise, le plaisir de la dégustation n’explique pas à lui seul l’œuvre accomplie. « Quand j’étais jeune, j’aurais voulu être un trait d’union entre nos deux cultures », déclare-t-elle. « Dans différents domaines, les relations coréano-japonaises sont marquées par des tensions et il est évident que je ne peux en rien résoudre ces problèmes. En revanche, si je pouvais, ne serait-ce qu’un peu, créer du lien entre les gens par le biais de leur goût commun pour les vins traditionnels, j’aurais l’impression d’avoir fait un apport constructif . » artS et culture de corée 49


esCApAde

Hwasun,

gwak Jae-gu Poète Ahn Hong-beom Photographe

un havre de paix à l’atmosphère mystique Le nom de Hwasun signifie « lieu où l’énergie de la terre est calme et où la brise est douce », alors on ne saurait chercher plus loin pour passer son séjour ici-bas le plus agréablement qui soit. Depuis l’aube des temps, Hwasun a accueilli d’innombrables vies dans son sein, comme en témoignent les vestiges des dolmens, et a bercé les rêves enthousiastes de ceux qui allaient bâtir un millier de pagodes et bouddhas dans l’espoir d’un monde nouveau. Un fleuve aux méandres bordés de langues de sable et le légendaire lac de Seryangji aux rivages tout aussi sablonneux composent un doux paysage qui fait de Hwasun le giron maternel où viennent se réfugier ceux que la vie a déçus. 50 KoreaNa Automne 2015


À l’âge du bronze, les dolmens étaient les sépultures des plus fortunés. Leur poids est partout supérieur à une tonne et peut aller jusqu’à plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines. Leur extraction, comme leur transport et leur mise en place, doit avoir fait appel à d’énormes moyens humains. La Corée est dotée d’un très grand nombre de ces tombes, qui s’y concentrent plus qu’à aucun autre endroit du monde.

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ans le cours tumultueux de l’existence, apparaît toujours quelque planche de salut à laquelle se raccrocher. L’une d’elles allait se présenter à moi un certain premier janvier 1981, où ma réussite au Concours littéraire du journal Joong-Ang Ilbo allait enfin me permettre de faire éditer mes poèmes, après dix sombres années du plus complet anonymat. De tels concours, dont il n’existe pas d’équivalent à l’étranger, ont lieu chaque année sous la houlette des grands quotidiens nationaux pour donner aux poètes en herbe une chance de se faire un nom. Leur apparition remonte aux années 1930, c’est-à-dire sous l’Occupation japonaise. Après avoir purement et simplement annexé la Corée, le colonisateur avait interdit au peuple de s’exprimer dans sa langue, mais en réaction à cette mesure, les grands quotidiens créèrent un concours littéraire annuel dont les lauréats pouvaient par ce biais entamer une carrière de poète ou de romancier. La parution d’un poème ou d’une nouvelle à la une du premier numéro de l’année honorait grandement son auteur, d’autant que son nom y figurait. Depuis quatre-vingts ans, cette pratique se perpétue pour rechercher les nouveaux écrivains de talent et aujourd’hui encore, elle

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offre aux plus jeunes d’entre eux une chance exceptionnelle de se lancer. C’est ainsi que mon poème À la gare de Sapyeong a pu voir le jour.

Ô dernier train retardataire ! /Dehors, la neige s’est amoncelée toute la nuit. /Les fenêtres de la salle d'attente étaient luisantes de givre /Tandis que chutaient les blanches fleurs de millet/ Et que brûlait la sciure dans le poêle. ... À minuit passé, /L’absence et la peine sont ensevelies sous la neige. /Mais où vont donc les trains de nuit Et leurs fenêtres pareilles à des feuilles d’érable ? /Évoquant les chers moments du passé, /J’ai répandu une poignée de larmes dans les flammes.

le village sans gare de sapyeong et sa rivière Dans les années 1980, la situation politique de la Corée était pour le moins désastreuse. Le jeune écrivain que j’étais nourrissait le fol espoir que le peuple coréen s’unirait pour mettre un terme à


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1 La légende veut que les mille bouddhas et mille pagodes qui font la célébrité du temple d’Unju, c’est-à-dire « de la résidence des nuages », aient été édifiés en une nuit par l’illustre moine bouddhiste et précepteur national Doseon au IXe siècle, sous le royaume de Silla. Ce lieu aussi mystérieux que le nom qu’il porte a constellé toute la vallée de ces constructions et sculptures. 2 Pour la plupart, les bouddhas du temple d’Unju sont des Maitreyas. Contrairement aux autres figures sculptées du bouddhisme, elles ne comportent ni piédestal ni auréole. Le culte voué à Maitreya, qui aurait le pouvoir de sauver les âmes quand Sakyamuni n’a pu le faire, traduit l’espoir d’un meilleur avenir dans l’au-delà. 3 Le jardin d’Imdaejeong est la quintessence du jardin traditionnel coréen. Entre ses bosquets entretenus avec soin, ils abritent ces pavillons et pièces d’eau qu’affectionnaient les lettrés de jadis.

ses souffrances et voir s’ouvrir de nouveaux horizons. C’est à cette époque que j’ai effectué une petite excursion dans une île du sud. Parmi les nombreux passagers du bus qui me ramenait, il y avait à côté de moi une jeune femme que j’ai observée de profil. Elle avait le sourire aux lèvres. À la vitre, une petite rivière s’écoulait entre de larges bancs de sable bordés de peupliers. Le timide jeune homme de vingt ans que j’étais n’aurait jamais osé s’adresser à une inconnue, mais il s’imaginait en train de lui parler. « Vous êtes si belle quand vous souriez. Pourquoi souriez-vous ? » Elle s’est alors tournée vers moi. « Quand j’étais petite, je me baignais dans cette rivière et jouais sur le sable. Je me suis souvenue de mes amis et de ma grand-mère ». Au terminus, nous sommes descendus ensemble et avons pris un café. J’ai appris que ce lieu où elle se baignait et jouait dans son enfance portait le nom de Sapyeong, qui signifie « village paisible et très sablonneux ». J’ai repris ce nom si évocateur dans le poème que j’écrivais. Il n’y avait évidemment pas de gare de chemins de fer. Lors de mon dernier voyage à Hwasun, je me suis empressé d’aller voir les villages que baigne la Sapyeong. Tout aussi charmants que dans mes souvenirs, ils se couvraient de roses trémières, d’herbe aux ânes et de balsamines en fleurs. Au maru d’une ferme, une vieille dame teignait justement les ongles de sa petite fille à la balsamine. La femme du bus d’autrefois devait maintenant avoir une soixantaine d’années. Devant un magasin, les clients attendaient nombreux pour acheter des gâteaux de riz fermenté et du vin de riz. Je suis allé saluer ces gens que je ne connaissais pas d’un « Bonjour, comment allez-vous ? » Ils m’ont tous répondu et souri. Ô mystères de la rivière retrouvée ! Voilà que me revenait ce nom de femme oublié depuis quarante ans. J’ai interrogé quelques personnes pour savoir où elle vivait. Ma question tenait plutôt d’un soupir que je poussais en mon for intérieur, accablé par tout ce temps écoulé. Le nom de Hwasun signifie « lieu où l'énergie de la terre est calme et où la brise est douce », alors on ne saurait chercher plus loin pour passer son séjour ici-bas le plus agréablement qui soit. Les hommes préhistoriques devaient avoir découvert la force vitale qui en émanait. Non loin du col de Bogeomjae, un groupe de 596

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dolmens se dresse au pied du versant sud d’une montagne. Inscrit au Patrimoine mondial de l’UNESCO en 2000, il se distingue non seulement par le grand nombre de ces mégalithes, mais aussi par les indications qu’il fournit sur la manière d’élever ces sépultures, dont les pierres provenaient d’une carrière voisine et étaient employées en l’état. Entre ces tombes, le sentier long de cinq kilomètres qui serpente entre les villages de Hyosan-ri et Daesin-ri n’a sûrement rien à envier aux plus beaux du monde. Après m’être garé à l’entrée de cette première agglomération, je m’avance à pas lents. À la fois si proches et si lointains, ces dolmens qui semblent avoir parcouru le temps et l’espace me transportent jusqu’à la nuit des temps. Dans ce Parc des dolmens de Hwasun qui s’offre tout entier à ma vue, on croirait voir revivre les bâtisseurs de la préhistoire. Des études situent l’origine des fragments de poteries et des graines mis au jour à cet emplacement à près de deux mille cinq cents ans. En observant les décors en dents de peigne de l’une de ces céramiques, je me demande s’ils ne constituent pas l’archétype de la poésie, car les émotions humaines doivent être bien antérieures à l’invention de l’écriture. Les joies et peines devaient se succéder, parfois dans la solitude, et si les motifs en dents de peigne de la poterie représentaient toutes ces émotions, ne composaient-ils pas ce que l’on appelle aujourd'hui un poème ?

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groupes de dolmens et poteries à décor en dents de peigne Non loin d’un groupe de 196 tombes mégalithiques, se trouve le Gwancheong (office du gouvernement), un dolmen ainsi nommé car selon une légende, le gouverneur de la contrée voisine de Boseong, passant par là aurait fait une halte pour s’y reposer et traiter des affaires publiques. Quant aux mégalithes qui se dressent au col de Bogeomjae, à 188,5 mètres d’altitude, ils tirent leur nom de « rochers de lune » de la lumière qui éclairait la route des hommes en train de franchir cette hauteur, dans les temps anciens. La vue de leur blanche silhouette se détachant sur l’obscurité devait rassurer les voyageurs qui cheminaient au clair de lune. Enfin, le Pingmae, dont le nom signifie « lancer du rocher », figure parmi les plus grands au monde puisqu’il mesure sept mètres de hauteur sur quatre de large et que son poids dépasse deux cents tonnes. Sur sa face inférieure, la pierre recouvrant la structure, soutenue par deux pierres verticales, présente des traces qui révèlent l’existence antérieure d’un habillage et sous les pierres, se trouve une cavité. D’après une croyance, celui ou celle qui parvient à masquer ce trou de sa main gauche en se tenant sur la pierre horizontale est assuré de se marier dans les jours qui viennent. La légende affirme aussi que la région a été le séjour de la déesse coréenne Grand-mère Samsin, qui veille sur les naissances, une croyance dont semble attester le grand nombre de dolmens qui s’y trouvent. Pas moins de cent trente-trois d’entre eux se massent autour du Pingmae. Sous le royaume de Joseon, les membres du puissant clan des Min de Yeoheung y gravèrent des inscriptions indiquant la présence de la dépouille mortelle de leurs ancêtres. La vue des carrières de Gaksi et Gamtae impressionne tout autant à l’idée que la roche des pierres verticales en fut extraite. En les contemplant, je m’interroge sur les raisons qui poussèrent les anciens à entreprendre la tâche titanesque de prélever d’aussi énormes blocs de pierre sans s’aider des moindres outils. À dix-huit kilomètres environ au sudouest de ce groupe de dolmens, se trouve

1 Dans la chaleur de l’été, les habitants de Sapyeong cherchent un peu de fraîcheur pour converser à leur aise dans un pavillon situé sous un grand arbre qui représente le dieu gardien du village. 2 Les Bouddhas assis et debout du temple d’Unju sont d’imposantes sculptures qui s’élèvent respectivement à 12,7 et 10,26 mètres de hauteur. Après avoir représenté ces deux énormes figures dans la pierre, les sculpteurs ne seraient pas parvenus à les détacher du pan rocheux. Selon une croyance, Bouddha régnera sur le monde quand elles se lèveront.

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un lieu plus entouré de légendes et empreint de mysticisme qu’aucun autre temple bouddhique de Corée, à savoir celui d’Unju. Dans les derniers temps du royaume de Silla, le précepteur national Doseon y aurait fait élever mille pagodes et mille statues de Bouddha en l’espace d’une nuit. Selon d’autres récits, c’est Grand-mère Samsin qui aurait accompli cette réalisation d’envergure. Si les chroniques font bien mention de mille pagodes et mille statues qui auraient peuplé les lieux jusqu'au XVIe siècle, en 1942, elles n’étaient plus que trente pour les premières et deux cent treize pour les secondes, ce nombre étant depuis passé respectivement à dix-sept et soixante-dix. En entrant au temple d’Unju, le visiteur est envahi par l’esprit qui souffle sur ces lieux, tout comme je l’ai été face au spectacle des dolmens. Les romans des écrivains Hwang Sok-yong (1943-) et Song Gi-suk (1935-) prennent ce même temple pour décor, mais c’est à un Allemand répondant au nom de Jochen Hiltmann que l’on doit de l’avoir fait connaître à l’étranger. Ce professeur de l’Université des beaux-arts de Hambourg avait été si touché par le dévouement avec lequel une infirmière coréenne avait prodigué des soins à son père malade qu’il la demanda en mariage. Elle se nommait Song Hyun-sook et allait elle-même entreprendre des études dans cette université. Une fois lancée dans la carrière artistique, le succès de sa production allait lui permettre de faire un retour triomphal au pays en y exposant ses œuvres. À la fin de la première moitié des années 1980, l’occasion m’a été donnée de rencontrer Jochen Hiltmann à Damyang, dont est originaire Song Hyun-sook. Qui se serait attendu à le trouver dans ces montagnes où j’ai eu la surprise de le voir sortir d’une maisonnette aux murs de terre, en se courbant pour passer la minuscule porte en bambou ? Il allait y rester trois ans pour fixer sur la pellicule ce temple d’Unju qui le fascinait tant par « l’énergie cosmique » qui en émanait. Pour mieux comprendre les contes et légendes qui y sont attachés, il allait en outre compléter son étude du bouddhisme de celle du taoïsme et de la géomancie. En 1985, il publiera dans la revue allemande Spuren un article consacré au temple d’Unju et intitulé Miruk, pierres sacrées de la Corée. Deux ans plus tard, c’était au tour d’un livre éponyme de paraître dans son pays, chez l’éditeur Qumran de Francfort. Sa traduction en langue coréenne, qui paraîtra en 1997 aux éditions Hakgojae, suscitera chez les intellectuels coréens un sentiment de culpabilité vis-à-vis de l’histoire et de la culture nationales, tandis que dans le public, un débat s’ouvrira sur ce que représente le temple d’Unju en Corée. Jochen Hiltmann écrivait dans cet ouvrage : « Les mille grottes de Bouddha du temple d’Unju m’ont rempli d’émotion. Elles l’ont fait plus qu’aucune œuvre d’art moderne ».

le temple d’unju et la légendaire vallée aux mille bouddhas En s’approchant du temple, le visiteur remarque en tout premier lieu les deux statues de Bouddha assis qui se tournent le dos, logées dans leurs niches respectives, puis la pagode à sept étages constituée d’un empilement de disques de pierre. Ces deux bouddhas adossés ne cessent pas de m’intriguer quant à leur sens symbolique. Laissent-ils entendre que ceux qui, dans l’obscurité, sont capables de voir aussi bien devant eux que derrière peuvent atteindre l’illumination et devenir bouddhas ? Cette pagode aux pierres rondes et plates est d’un style si particulier qu'elle pourrait être l’œuvre d’artistes étrangers. Pour ma part, j’y vois le fruit de

Le printemps venu, le lac de Seryangji est de toute beauté dans son écrin de montagnes que les merisiers en fleurs colorent de tons pastel. La chaîne américaine CNN l’a classé dernièrement parmi les cinquante lieux les plus beaux à voir en Corée.

Pour qui veut voir Seryangji, rien de mieux qu’un beau matin de printemps où le soleil va se lever sur les merisiers en fleurs. c’est l’heure où les brumes du lac se dissipent, révélant le reflet des corolles épanouies sur l’eau et donnant au paysage des airs de paradis terrestre. l’espace d’un moment, le monde semble tel qu’en rêvèrent ceux qui reposent sous les dolmens, comme ces autres qui élevèrent mille pagodes et bouddhas. 56 KoreaNa Automne 2015


l’inspiration artistique d’un maçon qui dans son élan, serait parti à la rencontre du bouddhisme et des croyances populaires. La figure emblématique du temple d’Unju est celle d’un Bouddha en position allongée que l’on dit être le millième du temple. Réalisée en bas-relief, elle se présente comme un être hermaphrodite allongé sur le dos. À l’endroit où s’unissent les deux différentes têtes, une partie oblongue évidée représente les organes génitaux des deux sexes. Voilà bien longtemps, je suis venu admirer cette œuvre en compagnie de deux romancières qui n’étaient autres que Park Wan-seo (1931-2011), aujourd’hui disparue, et Lee Gyeong-ja (1948-). Cette dernière s’était étendue dans la partie creuse en s’écriant : « Ah ! Voilà un endroit confortable ! » Au temps jadis, on a pensé très tôt que quand le Bouddha allongé se lèverait, il ferait véritablement sienne cette contrée, par la réalisation de l’idéal du paradis terrestre. Jochen Hiltmann a d’ailleurs repris cette idée en termes élégants : « Sans cesser de lutter contre les forces du mal, [Bouddha] a le pouvoir de transformer la haine et la rancœur en inspiration poétique ». Tant que l’homme sera doté de la capacité de rêver sa renaissance, le Bouddha allon-

gé du temple d’Unju conservera toute sa dimension symbolique. La ville de Hwasun abrite également un musée entièrement consacré à Oh Ji-ho (1905-1982), qui fut l’un des premiers peintres impressionnistes coréens. Parmi ses différentes œuvres, son Image d’une fille (1929) me touche particulièrement par sa ressemblance avec ma grand-mère, mais elle doit aussi évoquer toutes ces femmes à jamais inconnues qui côtoyaient les dolmens. Celles qui venaient se recueillir devant les mille bouddhas d’antan avaient peut-être aussi les mêmes traits. Enfin, Hwasun compte parmi ses lieux les plus célèbres le lac de Seryangji, que la chaîne américaine CNN a classé parmi les « cinquante endroits les plus beaux de Corée ». Pour qui veut le découvrir, rien de mieux qu’un beau matin de printemps où le soleil va se lever sur les merisiers en fleurs. C’est l’heure où les brumes du lac se dissipent, révélant le reflet des corolles épanouies sur l’eau et donnant au paysage des airs de paradis terrestre. L’espace d’un moment, le monde semble tel qu’en rêvèrent ceux qui reposent sous les dolmens, comme ces autres qui élevèrent mille pagodes et bouddhas. artS et culture de corée 57


regArd extérieur

L’eau des montagnes gilles ouvrard Professeur à l’École d’Interprétation et de Traduction de l’Université Hankuk des études étrangères

d

epuis trois ans maintenant j’habite à Séoul. Je continue à m’astreindre à la discipline de vie que je me suis imposée à mon arrivée, dont l’un des aspects consiste à aller chercher mon eau à la montagne voisine, au lieu d’acheter des bouteilles. Je dois préciser deux choses. D’abord la raison pour laquelle je ne me sers pas de l’eau du robinet. C'est parce que, bien que je sois très confortablement logé par l'université qui m’emploie, dans le nord-est de Séoul, la résidence est un peu ancienne, et les tuyaux d’alimentation un peu rouillés. L’eau reste sans doute potable, mais la couleur en est peu engageante. À mon arrivée, me promenant dans le voisinage, j’ai remarqué que les Coréens s’approvisionnaient à différents points d’eau en montagne, et comme l’un se trouve non loin de chez moi, sur la montagne Bonghwasan, j’ai décidé, à titre d’exercice régulier, de les imiter, et d'aller trois fois par semaine chercher de l’eau à la fontaine avec des bouteilles plastique dans mon sac à dos. Ensuite cette discipline ne m’est pas une corvée, c’est un plaisir toujours renouvelé, et qui ne représente en rien un exploit sportif. La montagne en question est située à vingt minutes de marche, la fontaine se trouve sur son pied, après quelques escaliers montant dans la forêt. C’est une plate-forme aménagée dans les rochers, comprenant au milieu une borne carrée pourvue de robinets sur les côtés, un panneau d’affichage, et un petit auvent au toit de tôles en plastique. Grâce à cette pratique régulière, j’ai pu observer l’évolution urbanistique à l’œuvre dans le quartier : à mi-chemin sur le trajet, j'ai vu sur le plat d'un coteau, en partie ceinturée de quelques immeubles bas, flanquée d’un taudis en haut d’un raidillon, la dernière maison traditionnelle « Hanok » du secteur, avec devant un grand potager, soigneusement cultivé le printemps venu. L’année dernière, les immeubles alentour se sont vidés, la maison a été désertée puis tout le quartier a été rasé, enfermé derrière de hautes palissades. En jetant un œil au niveau des portes, on pouvait voir les grues de démolition, les bulldozers et les camions, s’activant sur un terrain devenu immense. Pendant l’hiver, la fontaine ferme. Quand j’y suis retourné au début du printemps, des dessins des futurs immeubles ornaient la palissade, augurant d'un avenir plus urbain, plus confortable sans doute, mais moins champêtre. Un matin, avant l’été, alors qu’arrivé en compagnie d’une amie près de la fontaine, nous avions commencé à remplir nos bouteilles, une grand-mère qui passait sur le sentier est intervenue. (Il faut savoir qu’il y a, pied leste, tenue colorée, verbe haut et rires sonores, beaucoup de grandsmères sur les montagnes en Corée.) Bien que ne connaissant pas le coréen, nous n’avons pas eu de mal à entendre ce qu’elle voulait, car elle est venue vers nous, a saisi les deux bouteilles déjà pleines et, avec beaucoup de naturel et d’autorité, les a vidées par terre. Il n’y avait pas lieu de tenter de s’opposer, visiblement. Pour engager un début de conversation, je lui ai fait comprendre que j’habitais Hwarangdae. Comme par ailleurs son discours et son expression ne montraient aucune agressivité déplacée, j’en ai conclu qu’il n’y avait pas de problème, qu’il devait y avoir une explication, et attendais la suite avec intérêt. La vieille dame, s’engageant sur le sentier longeant la fontaine, faisant force gestes de la main, nous a alors invités à la suivre. Notre intention était au départ de faire juste une petite balade aller-

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et-retour, et nous n’avions pas prévu de trop nous éloigner, mais il n’y avait guère autre chose à faire que d'obtempérer, et nous lui avons emboîté le pas. Les grands-mères coréennes, chapeau fleuri, tenue vive, verbe haut, rire sonore et pied léger, sont généralement redoutables. Pendant plus de vingt minutes nous sommes montés et descendus au flanc de la montagne, par des petits sentiers parfois à peine visibles, mais qu’elle empruntait sans hésitation. Comme il faisait maintenant un peu chaud, et que nous ne voyions rien venir, nous avons commencé à nous poser des questions. Mais l'attitude de la grand-mère était toujours aussi décidée, elle avait clairement une idée derrière la tête, et nous avons continué à la suivre. Après avoir cheminé un bon moment encore dans les replis sinueux du terrain, nous avons fini par déboucher sur une autre fontaine, beaucoup plus grande, à laquelle menait un chemin goudronné. De nombreuses personnes étaient en train de s’approvisionner, certaines avec de grosses bonbonnes posées sur ces poussettes-paniers à roulette qui servent à faire les courses. La grand-mère nous a fait signe de prendre place dans la file, et nous avons attendu notre tour, pendant qu’elle bavardait avec les gens, qui nous regardaient avec curiosité. Nous avons compris que l’eau de la montagne à cet endroit était meilleure qu’à la petite fontaine où j'allais d’habitude, d’où son intervention, énergique autant que sympathique... Le plein de nos bouteilles une fois fait, nous l’avons remerciée, croyant qu'elle allait prendre congé. Je n’étais jamais venu à cet endroit précis de la montagne au cours de mes promenades, mais je voyais à peu près où nous nous trouvions, car le Bonghwasan n’est pas très grand, et je savais comment rentrer. Mais elle n’en avait pas fini avec nous, elle nous a à nouveau fait signe de la suivre, en descendant par la ruelle. Celle-ci menait tout de suite aux premiers immeubles au pied du coteau, puis débouchait sur une grande rue. À l’angle de la rue principale, elle s’est arrêtée, m’a pris le bras, nous a montré la boutique qui se trouvait là, une petite pharmacie, puis s'est retournée en direction de la montagne et de la fontaine au loin. J’ai alors compris qu’elle voulait que je repère l’endroit, pour pouvoir y revenir plus tard, et j’ai hoché la tête en signe d’assentiment, pour lui montrer que j’avais compris. À ses côtés, nous sommes alors descendus en ville. Parvenus à la hauteur de la station de métro voisine, alors qu’elle s’engageait dans l’avenue en direction de Taenung et Hwarangdae, cette fois c’est nous qui nous sommes arrêtés : après trois quarts d’heure de marche en sa compagnie, nous ne voulions pas rentrer à pied avec elle, mais prendre le métro. Elle a eu l'air surprise, puis un peu déçue, mais a fini par nous laisser descendre dans la station, en nous faisant moult aux revoirs, et gestes d’amitié. L’automne suivant, j’ai eu l'explication. Sur le panneau d’affichage à côté de la borne fontaine, un relevé avec des dates attira mon attention, car l’une était en rouge. Elle correspondait au mois où étant venus chercher de l’eau, nous avions été emmenés à l’autre endroit par la grand-mère. J’ai compris qu’à cette époque, l'eau n’était pas potable : la grand-mère le savait, d’où son intervention. Le printemps est revenu, et quand je vais chercher de l’eau, souvent je pense à elle.

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déliCes CulinAires

La consommation de jeoneo , notamment grillé, fait partie des plaisirs de l’automne, car pendant cette saison où le temps fraîchit en début et en fin de matinée, ce poisson tend à devenir plus gras, ce qui le rend d’autant plus goûteux.

le jeoneo livre toutes ses saveurs quand la moisson approche park Chan-il Chef cuisinier et journaliste culinaire Ahn Hong-beom Photographe

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uand vient l’automne, le jeoneo nous met à tous l’eau à la bouche et la presse se fait l’écho de son succès en parlant de « saveurs de saison ». Dans un pays où une grande variété de poisson est disponible à tout moment de l’année, il est rare qu’une espèce particulière suscite un tel engouement. Aux quatre coins du territoire, les Coréens ont toujours été friands d’ombrine, de maquereau, de hareng, de lieu jaune et de calmar, alors qu’ils n’appréciaient pas particulièrement le jeoneo, où qu’ils habitent et quelle que soit la saison. Alors, s’il fait à ce point fureur en ce moment, la presse et les médias y sont certainement pour quelque chose. L’automne venu, on y entend toujours parler des fêtes du jeoneo qui se déroulent à différents endroits de la côte, dans le sud et l’ouest du pays.

la clé du succès d’un « poisson de l'automne » Si la Corée, de par sa géographie, est un pays que la mer entoure de tous côtés sauf un, l’approvisionnement en poisson de saison a longtemps posé des difficultés, plus on s’éloignait des côtes. Les gens vivant dans l’intérieur du pays, notamment à Séoul, n’avaient donc pas la chance de pouvoir savourer, entre autres, la morue ou la sciène à la chair pourtant très estimée en été. Le jeoneo, bien que faisant l’objet d’une pêche saisonnière qui a lieu en automne, fait exception à la règle par la large diffusion dont il a bénéficié dans tout le pays, y compris les grandes villes. Son succès auprès des consommateurs s’explique avant tout par son faible prix et la simplicité de sa préparation. Les Coréens s’en délectent tout autant cru que grillé, car dans le premier cas, ils satisfont un goût naturel pour ce mode de consommation, tandis que dans le second, ils sont en mesure d’apprécier la saveur de cet aliment dans toute sa richesse et sa subtilité. À cela s’ajoute l’influence que les moyens d’information exercent depuis quelque temps en ce sens.

Le plus souvent, le jeoneo pourrait tenir dans la main d’un adulte et s’il arrive qu’il dépasse cette taille, ce n’est que de très peu. La saison de la pêche se situe au début de l’automne, car le jeoneo est particulièrement goûteux à cette époque où, dans les campagnes, le riz arrive à maturité. Le poisson mourant dès qu’il est pris, les citadins pouvaient difficilement en avoir assez vite dans leur assiette pour pouvoir le consommer cru. L’essor des technologies et de l’aquaculture, qui est apparue au début des années 2000, allaient permettre le transport de poisson encore vivant et, grâce à l’offre plus abondante qui en a résulté, on a enfin pu se régaler de jeoneo cru dans les villes. La population originaire du littoral a d’ailleurs contribué à en faire augmenter la consommation, notamment les natifs du sud du pays, qui en avaient toujours mangé dans leur enfance et conservaient cette habitude à la ville. Aujourd’hui, l’augmentation des rendements aquacoles permet de répondre à une demande en constante progression. Il faut toutefois savoir que le jeoneo d’élevage diffère du sauvage par sa plus petite taille et sa couleur dorée, le second mesurant environ 15 cm de longueur et présentant un dos bleuâtre. En revanche, ils se distinguent peu par le goût de leur chair. Enfin, le jeoneo sauvage prospère dans un milieu aquatique plutôt boueux et trouble que transparent. Il évolue principalement le long des côtes de l’ouest et du sud du pays, outre dans les zones qui en font l’élevage et bien qu’il se pêche maintenant aussi en Mer de l’Est, en raison de l’augmentation de la température de l’eau. Réputé être un poisson de l’automne, le jeoneo arrive pourtant sur les marchés à la fin de l’été, après quoi il prendra place sur les tables jusqu’à la saison froide. Au mois de novembre, ses petites arêtes se font plus dures et son succès, moins grand. Pour en consommer, la meilleure époque dépend de sa provenance. Sur le littoral méridional, on le consomme cru

réputé pour son goût généreux et délectable, le jeoneo est un poisson qui peut se consommer aussi bien cru que grillé. le lettré seo yu-gu (1764-1845), qui fit partie de l’école des sciences pratiques sous le royaume de Joseon, le disait très prisé de tous les Coréens, qu’ils soient riches ou pauvres. ils en achetaient toujours, quitte à y mettre le prix, ce qui explique qu’il fut appelé jeoneo, c’est-à-dire, littéralement, le poisson-argent [qui coûte cher]. À l’échelle nationale, sa distribution était autrefois limitée du fait que ce poisson a la particularité de mourir aussitôt pêché. Aujourd’hui, l’essor des transports et de l’aquaculture permet à tout un chacun de s’en régaler quand arrive l’automne, ce qui explique l’enthousiasme des consommateurs. artS et culture de corée 61


de la mi-août au début septembre, tandis que sur la côte ouest, on le mange grillé en octobre, c’est-à-dire au milieu de l’automne.

quelques recettes à succès Pêché entre la fin de l’été et le début de l’automne, le jeoneo est meilleur cru, car sa teneur en graisses est encore faible du fait de la température de l’eau, qui reste chaude. C’est l’époque de l’année où sa saveur est la plus délicate, tandis que ses arêtes encore assez tendres permettent d’y croquer sans crainte. Le seggosi, qui est le jeoneo cru, se mange soit trempé dans du concentré de soja, puis enveloppé de feuilles de sésame avec du piment, de l’ail et d’autres légumes, soit mélangé à des légumes variés et à du concentré vinaigré de piment. Dans la province du Jeolla du Sud, on parsème le tout de quantité de graines de sésame qui viennent l’agrémenter de leur saveur. Quand le temps commence à fraîchir le matin et le soir, il fait plus souvent son apparition sur les étals des marchés, car il fournit alors de délicieuses grillades. La graisse du jeoneo se compose en grande partie d’acides gras non saturés et d’une forte proportion d’acide eicosapentaénoïque (EPA), qui possède des propriétés efficaces contre les maladies liées à l'âge. En automne, le triplement de la teneur en acides gras accentue les qualités gustatives de la chair. Le terme ddeokjeoneo désigne des variétés adaptées à la cuisson sur le gril dont la pêche est surtout pratiquée au large de Busan ou de Jinhae et qui se différencient du jeoneo de type courant par leur longueur supérieure et leur forme plus plate. « Une tête de jeoneo vaut un plein seau de graines de sésame », « La belle-fille qui s’enfuit revient en sentant griller le jeoneo » : ces vieux dictons transmis de bouche à oreille rendent ce poisson encore plus alléchant. Un autre encore, selon lequel

« On mange du jeoneo en cachette quand la bru s’en va rendre visite à ses parents », révèle à quel point les gens du peuple en appréciaient la chair. Comment, en effet, oublier le goût de l’une de ces épaisses tranches que l’on fait griller sur un feu de charbon ? En mâchant une fine tranche de jeoneo cru, on en apprécie au mieux le goût simple. S’il s’agit de jeunes poissons pêchés au début de l’automne, on pourra les consommer tout entiers avec leurs arêtes et la consistance n’en sera que plus croustillante. Quand ils ont faim, les pêcheurs de la Mer du Sud éviscèrent ces petits jeoneo dits tongmari et mangent les boyaux après les avoir trempés dans du concentré de soja ou enveloppés dans du kimchi. Outre son goût excellent, le jeoneo cru possède une texture bien particulière. Il est également possible d’accommoder avantageusement le jeoneo sous forme de jeotgal, une préparation à base de fruits de mer en saumure. Les viscères du poisson qui viennent s’y ajouter sont à l’origine des saveurs relevées si caractéristiques de la cuisine méridionale coréenne. Dans son « encyclopédie de l’économie agricole », l’Imwon Gyeongjeji, Seo Yu-gu fait aussi mention du jeoneo salé que les commerçants apportaient à Séoul pour le vendre. En tant que poisson gras, le jeoneo est bien adapté à une préparation en saumure et je serais ravi que dans la capitale, on puisse en découvrir les généreuses saveurs sous cette forme !

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Pêché entre la fin de l’été et le début de l’automne, le jeoneo est meilleur cru, car sa teneur en graisses est encore faible du fait de la température de l’eau, qui reste chaude. C’est l’époque de l’année où sa saveur est la plus délicate, tandis que ses arêtes encore assez tendres permettent d’y croquer sans crainte. Quand le temps commence à fraîchir le matin et le soir, il fait plus souvent son apparition sur les étals des marchés, car il fournit alors de délicieuses grillades. 62 KoreaNa Automne 2015


1 S’il faut d’ordinaire retirer les arêtes du poisson pour le manger cru, ce n’est pas le cas du jeoneo, car elles sont encore assez tendres au début de l’automne. Un concentré vinaigré de piment en rehaussera encore la saveur. 2 Il existe plusieurs façons d’accommoder le jeoneo cru. L’une des plus répandues consiste à y tailler des morceaux de la taille d’une bouchée que l’on mélange à un légume comme le sésame coupé en tranches fines, après quoi on assaisonne l’ensemble de concentré vinaigré de piment pour lui donner un goût aigre-doux. L’alliance des saveurs fines du poisson et des légumes sera un véritable régal.

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mode de vie

Quand le café devient une obsession

pour bien des Coréens, la journée commence par un café, car l’habitude d’en boire au petit déjeuner est entrée dans les mœurs. beaucoup en emportent aussi au travail dans des verres qu’ils tiennent à la main en marchant, sans parler de ceux qui fréquentent les cafés ou boivent du café soluble après le déjeuner. Au bureau ou à la maison, la pause-café s’impose, aux alentours de 14h00 ou 15h00, pour chasser la léthargie qui vous gagne. enfin, c’est encore autour d’un café que l’on se retrouve souvent entre amis ou que l’on a son premier rendez-vous amoureux. Kim yong-sub Directeur du Keen-edged Imagination Institute for Trend Insight & Business Creativity shim byung-woo Photographe

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elon une étude sur la santé et l’alimentation réalisée en 2013 par le Centre pour la prévention et le contrôle des maladies, le café devance tous les autres produits dans la consommation hebdomadaire d’un adulte coréen. Les personnes interrogées ont dit en avoir bu jusqu’à 12,3 fois par semaine, alors qu’elles n’avaient mangé que sept fois du riz et 11,8 fois du kimchi , qui est un condiment pourtant très répandu. Le café se consomme donc davantage que le riz et le kimchi, qui sont à la base de l’alimentation coréenne. En se situant d’un point de vue purement statistique, on peut donc affirmer sans exagération que le café a détrôné le riz et le kimchi , qui étaient jusqu’alors les aliments principaux. Comment les Coréens en sont-ils arrivés à en faire une telle consommation ?

Histoire du café en Corée On a coutume de situer approximativement l’introduction du café à l’année 1890. Il était alors appelé gabi ou gabae, son amertume lui valant d’être aussi connu sous le nom de « yangtangguk », qui désigne les médicaments occidentaux à base de plantes. Dans les premiers temps, sa consommation était réservée au roi et à sa Cour. Les chroniques rapportent que le roi Gojong (r. 1863-1907) en dégusta pour la première fois à la Légation russe, où il trouva brièvement refuge en 1896. Quant à la première femme à en servir, ce fut vraisemblablement Antoinette Sontag (1854-1925), une Franco-allemande qui était au service de ce monarque. Elle résidait à Séoul, étant parente du ministre russe en Corée Karl I. Weber. Avec le soutien du roi, qui lui accordait sa confiance, elle ouvrit en 1902 l’Hôtel Sontag, le premier de style occidental que compta la Corée. De par sa situation au centre de la capitale, dans un quartier dit de Jeongdong, cet établissement se trouva rapidement au centre de l’activité diplomatique et de l’ensemble de la vie politique du pays. Il est à supposer que l’on y servait du café, comme il se doit dans un tel lieu. Il aurait été construit à l’emplacement du dortoir des jeunes filles de l’École Ewha Hakdang démolie dans ce but. Aujourd’hui, non loin de l’endroit où il se trouvait, la grande salle du centenaire du Lycée de jeunes filles d’Ewha possède un café qu’il m’arrive de fréquenter et en buvant, je ne peux m’empêcher de penser que

d’autres le faisaient déjà il y a cent dix ans... Le premier dabang de Corée prit pour nom Kissaten, d’après un vocable japonais signifiant « salon de thé », et ouvrit ses portes en 1909 près de la gare de chemin de fer de Namdaemun, l’actuelle Gare de Séoul. Les dabang ne tardèrent pas à se multiplier dans ce quartier où les Japonais s’étaient établis en grand nombre après la mise en service d’une liaison ferroviaire entre Séoul et Sinuiju. En 1927, toujours à Séoul, mais dans le quartier de Gwanhun-dong rattaché à l’arrondissement de Jongno, le cinéaste Lee Kyung-son (1905-1977) allait être le premier Coréen à créer un tel établissement et il lui donna le nom de Cacadew. C’est à partir des années 1930 que le café acquiert ses lettres de noblesse. Dans tout le centre-ville, les établissements qui en servent poussent comme des champignons, en particulier dans les quartiers de Myeong-dong, Chungmuro et Jongno. S’amorce alors une forte hausse de la consommation de café. Dans les années 1920 et 1930, intellectuels et artistes se mettent à tenir des dabang , qui se conçoivent alors comme des lieux de rencontre et de diffusion des nouveautés culturelles. Parmi eux, figurent l’écrivain Yi Sang (1910-1937), propriétaire de L’hirondelle, qu’il créa en 1933 en bordure du quartier de Cheongjin-dong, dans l’arrondissement de Jongno, avec l’aide de sa petite amie, la gisaeng Geumhong. Le dramaturge Yu Chi-jin (1905-1974) lui emboîtera le pas avec son Platana de Sogong-dong, puis à son tour l’actrice Bok Hye-sook (1904-1982), qui ouvrira le Vénus d’Insa-dong. Boisson très appréciée des rois à ses débuts, le café est toujours plus associé à la vie culturelle des intellectuels et artistes. Il cesse de ce fait d’être un produit de luxe et connaît une large diffusion. Les Coréens, se souvenant peut-être que le café constituait à l’origine une denrée rare, en offrent par courtoisie aux invités qu’ils reçoivent à la maison ou sur leur lieu de travail.

la consommation actuelle En matière de café, la mode est passée au fil du temps de celui des dabang des années 1960 au café soluble des années 1970 suivi, une décennie plus tard, du café au lait sucré en sachet, auquel succède celui que l’on sert dans les cafés, franchisés ou non, artS et culture de corée 65


dans les années 1990 pour les seconds et 2000 pour les premiers. Au cours de la première moitié des années 2000, les modes de consommation se diversifient toujours plus avec la diffusion des cafetières à filtre, des percolateurs et des machines à expresso à dosettes. Les amateurs vont jusqu’à effectuer euxmêmes la torréfaction et à moudre le café qu’ils mettront dans le filtre, tandis que d’autres font l’acquisition de luxueuses machines à expresso. Il en est même qui poursuivent des études sur le café pour obtenir des certificats attestant d’une spécialisation dans ce domaine. À l’opposé de ces cas un peu exceptionnels, se situe le gros des consommateurs qui se contentent de café au lait sucré en sachet. Si les distributeurs de boissons sont encore très nombreux, les cafés exploités en franchise ont tendance à gagner du terrain. La Corée compte actuellement quelque trente mille cafés à l’aménagement intérieur toujours très soigné, car le client paie non seulement pour ce qu’il boit, mais aussi pour un lieu donné. Nombre de ces établissements fournissent gratuitement l’accès au wi-fi et pour le prix d’un café, on peut travailler pendant des heures comme au bureau, tout en s’accordant quelques moments de détente. Cette pratique d’un genre nouveau a donné naissance au néologisme « coffice » formé de « coffee » et « office » pour désigner l’asso-

ciation d’un café à un lieu de travail pour le client. Malgré la prolifération de ces établissements de catégorie supérieure, près de quarante mille distributeurs de boissons chaudes sont encore en service sur l’ensemble du territoire. Jusque dans les années 1990, un café n’y coûtait pas plus de cent wons, le consommateur n’ayant alors qu’à introduire une seule pièce. Si le parc de ces machines s’est réduit de moitié par rapport à leur grande époque, il constitue encore un réseau non négligeable de points de vente dans ce domaine. Par ailleurs, le café vendu en supérette, le café soluble et le café en boîte représentent des parts de marché beaucoup plus importantes que celui des cafés à proprement parler. Une étude révélait dernièrement qu’en 2012, le chiffre d’affaires réalisé sur le café soluble et vendu en supérette approchait 2200 milliards de wons, alors qu’il s’élevait à 1580 milliards pour les cafés. Ces chiffres révèlent la forte implantation du café soluble à bon marché chez les Coréens, qui en font une consommation quotidienne, nombre d’étrangers appréciant aussi la grande qualité du café au lait sucré en sachet fabriqué en Corée.

Ce que représente le café en Corée Certains experts émettent l’hypothèse que si les

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1 Une odeur de café grillé se dégage d’un torréfacteur à l’ancienne, dans un café du quartier à la mode de Hongdae, dont le nom est celui d’une université de Séoul. Cet établissement est attaché à ses procédés et matériels de torréfaction traditionnels, car il souhaite faire découvrir les arômes de café à ses clients pour qu’ils le consomment en connaisseurs. 2 Clients bavardant tranquillement devant un café, au deuxième étage d’une ancienne usine de chaussures reconvertie en café

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Coréens aiment autant le café, c’est tout simplement pour la caféine et les effets qu’elle produit. Par son action stimulante, cette boisson a le pouvoir de tenir éveillé et de revigorer ceux qui travaillent ou étudient pendant de longues heures au détriment de leur sommeil. Les Coréens ne voient pas dans le café une boisson comme les autres et ils attachent beaucoup d’importance aux endroits où ils le consomment. Au tournant du siècle dernier, l'irruption de la culture occidentale a entraîné dans ce domaine l’apparition des dabang , ces confortables lieux de rencontre dont le nom signifie « salon de thé », mais peut aussi désigner un café. Dans la capitale, leur nombre allait passer de 214 à 1041 entre 1953, année du cessez-le-feu, et 1960. Sachant qu’il ne s’y servait pas seulement du café, mais aussi des thés traditionnels tels que le ssanghwatang, une boisson énergétique à base de plantes médicinales, on peut considérer qu’ils représentaient avant tout des lieux de rendez-vous et d’échanges culturels, qui permettaient accessoirement de découvrir la dernière boisson à la mode : le café. Les historiens relatent qu’en 1909, le patriote An Jung-geun (1879-1910), pour attendre le Gouverneurgénéral de Corée Ito Hirobumi (1841-1909) qu’il allait supprimer, se tint dans un dabang situé près de la

gare de chemin de fer de Harbin, dans le nord-est de la Chine. Dans la mémoire collective, ce type d’établissement est très lié aux bouleversements politiques qu’a connus le pays, notamment au combat pour la démocratie dont il a été le théâtre dans son histoire récente. Ils étaient particulièrement nombreux près des universités dans les années 1980 à 1990. Les Coréens gardent de cette époque des images d’étudiants assis dans de grands fauteuils à haut dossier et débattant passionnément de politique au milieu de nuages de fumée de cigarette à l’odeur âcre. Aujourd’hui, le café n’est plus pour les Coréens une boisson comme les autres, mais un produit de première nécessité aux nombreux attraits, dont son effet de délassement propice à la réflexion, avec en plus ce quelque chose de romantique qui s’y rattache. Chez les jeunes, les macarons, chocolats, gâteaux, glaces et autres sucreries coûteuses font fureur, de même que le café, qui se marie bien avec elles et qu’ils consomment en quantité. En Corée, 728 tasses de café sont consommées toutes les secondes, soit au total 22,9 milliards par an. En ce moment même, nombreux sont ceux qui versent du café dans un filtre, en boivent ou discutent autour d’une tasse, alors il y a gros à parier que cet engouement confinant à l’obsession est appelé à durer.

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Aperçu de lA littérAture Coréenne

CRITIQUE

LE TEMPS DU PÉTRISSAGE, UN GESTE DE RÉCONCILIATION Chang du-yeong Critique littéraire

n

ée en 1974 à Ulsan, Kim Sum passe son enfance à Daejeon. En 1997, elle se présente au concours annuel du quotidien régional Daejeon Ilbo avec une nouvelle intitulée Sur la lenteur, qui remporte le premier prix et la lance dans sa carrière. Un an plus tard, lui fait suite L’époque médiévale, que vient récompenser le Prix du jeune écrivain décerné par la revue littéraire Munhak Dongnae . Dès ces débuts, l’originalité de sa démarche expérimentale et esthétique n’échappe pas à la critique. Ses deux premiers recueils de nouvelles, Combats de chiens (2005) et Le lit (2007), prennent pour thème la cruauté et l’absurde. L’auteur s’y emploie à révéler l’état d’angoisse et de détresse d’êtres en butte à la violence du monde moderne. Son propos est surtout de mettre en évidence une réalité sordide, voire cauchemardesque, dont les protagonistes souffrent d’une grande misère spirituelle. Pour ce faire, ces premières productions ont un parti pris descriptif qui privilégie l’image par rapport à la narration. Celles du troisième recueil, Le foie et la vésicule biliaire (2011), s’en démarquent en revanche par une représentation du monde plus empreinte de réalisme. Sans chercher à l’embellir, l’auteur y brosse un tableau du quotidien de gens tels que ceux que l’on rencontre au moins une fois dans sa vie. Elle explore cette réalité avec une même acuité dans son quatrième recueil intitulé Les nouilles (2014), où elle s’enfonce dans la pénombre du quotidien pour déceler la souffrance qui s’y cache. À cet égard, il est intéressant de constater que l’évocation des per68 KoreaNa Automne 2015

sonnages et de leur caractère se situe dans un contexte familial, car c’est bien la famille qui se trouve au cœur de toutes les tensions. Rancœurs, haine, peur, dégoût, aveuglement et autres sentiments : l’auteur représente ici toute la palette des émotions qui se manifestent entre mari et femme, beau-père et belle-fille, père et fils ou sœurs entre elles. Par la simplification du récit, la réduction des rapports humains au cercle familial et la mise au jour des sentiments indéfinissables que suscite cette éternelle source des relations amour-haine, Kim Sum cherche à pénétrer les tréfonds de l’âme de ses personnages. Ce sont les liens de mère à fille qu’elle aborde dans la nouvelle éponyme du recueil en superposant à ce thème celui de la place des femmes dans une société traditionnelle de type patriarcal. Envisagé sous un angle purement narratif, ce texte semble extrêmement dépouillé, puisque l’intrigue se développe le temps qu’une femme confectionne un plat de nouilles pour sa belle-mère atteinte d’un cancer généralisé. Cet argument repose toutefois sur une construction plus complexe qui évoque la vie de cette femme avec une telle force qu’elle se révèle peu à peu au lecteur dans sa totalité, avec sa part d’ombre faite de tous les fardeaux et conflits qu’elle a toujours dû supporter en silence. L’auteur confronte les ressorts secrets de sa psychologie qui l’empêchent d’appeler « maman » la femme avec qui s’est remarié son père, tout en faisant naître une envie obsédante de manger des nouilles telles que les faisait cette même belle-mère pour ses frères et elle. On lira


observatrice de l’ombre et de la souffrance, Kim sum se livre à une étude de l’angoisse et de la détresse humaines. son œuvre de fiction ne cède pas pour autant à la facilité d’une peinture trop sombre. de ses premiers écrits à ses productions récentes, elle s’est résolument engagée dans une voie d’exploration et d’analyse de l’âme humaine en s’employant à en combler les plus infimes failles. pour ce faire, elle interpelle à chaque instant le lecteur sur la marche à suivre quand angoisse et désespoir semblent devoir s’installer pour longtemps.

le texte avec d’autant plus d’attention, sans en omettre la moindre phrase, que son déroulement tient tout entier dans la préparation de ce bol de nouilles emblématique d’un destin et de ses conflits non résolus. Pour pétrir la pâte, il faut faire preuve d’endurance. En la triturant et en la battant sans trêve, on y déverse ses peines, rancunes et convoitises. On dispute un véritable combat contre une masse dure d’émotions qui collent à la peau. Ces opérations maintes fois recommencées apaisent peu à peu les tensions intérieures. Ainsi, le temps passé à pétrir doit avoir apporté la paix et le réconfort au « vous » de la nouvelle, alors le « je » se demande ce qu’elle a représenté dans les vingt-neuf dernières années de la vie de « vous », depuis son remariage avec son père, suite au divorce auquel l’a condamnée sa stérilité. Avec délicatesse, l’auteur s’efforce ainsi d’apaiser cette masse, de soigner ses blessures cachées. Le temps passé à pétrir crée également du « lien ». Pour certaines, les enfants sont comme des ficelles qui les relient à leurs maris et par-delà, au monde. Pour le « vous » qu’est la belle-mère, leur absence est justement à l’origine de toutes les peines et de tous les maux dont elle souffre en secret. Tout le temps inlassablement passé par « vous » à pétrir la pâte et à faire les nouilles représente donc une activité de substitution à ces liens que l’on appelle « enfants ». C’est le combat qu’elle a mené pour échapper à son destin de femme stérile, mais qui s’avère dérisoire, car voué à l’échec. En revanche, la belle-fille que représente « je » parti-

cipe désormais au tissage de ces liens, non tant parce qu’elle non plus ne peut pas enfanter, que parce que « je » est passée de la compassion à la compréhension et a fini par découvrir les maux et blessures dont « vous » a souffert en les intériorisant. Quand on pétrit la pâte, tout est paisible en ce monde. Ce moment est propice au dialogue entre « je » et « vous », parce qu’il donne l’impression qu’elles sont les deux derniers êtres vivants, même si « vous » n’entend rien, puisqu’elle dort. Si « je » n’ose pas lui parler, c’est uniquement, semble-t-il, parce qu’elle la croit endormie. Plutôt qu’à un échange, elle se livre donc à une confession, la forme de communication la plus pure et la plus respectueuse qui soit. Kim Sum a fait éditer cette année son livre Histoire des racines, qui lui a valu de se voir remettre le trente-neuvième Prix Yi Sang. Elle y exprime l’idée que la communication est le meilleur moyen de partager les peines des autres et d’alléger leurs souffrances. Une thématique analogue se retrouve dans la présente nouvelle, où le bol de nouilles se fait vertu de compassion, après que « je » a enfin découvert la dure vie qui a été celle de « vous », partageant dès lors ses peines et faisant un geste de réconciliation en lui avouant qu’elle a souffert de son absence. Ainsi, Kim Sum cherche à faire comprendre au lecteur qu’il faut surmonter ses peurs et son découragement, en se fixant pour règle de vie de s’employer jusqu’au bout à tisser des liens entre les destins des gens, par le biais de ce qu’ils ont de commun entre eux. artS et culture de corée 69


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