PrintemPS 2016
ARTs ET CuLTuRE dE CORÉE RubRiquE spÉCiALE
LE THÉÂTRE CORÉEN
Le théâtre coréen d’aujourd’hui : les créateurs et les tendances
La scénographe Lee Byoung-bok, une référence incontournable du théâtre coréen de ces cinquante dernières années ; Le quartier de Daehangno, au cœur de la vie théâtrale de Séoul
vol. 17 n° 1
1225-9101 Korean CultureIssn & arts 3
Image de Corée
Magie du Parc des Marronniers Kim Hwa-young Critique littéraire et membre de l’Académie coréenne des arts
À
Daehangno, devant le Parc des Marronniers que voici, un homme portant veste et chapeau rouges présente son numéro. Serait-ce un magicien ? Sans plus attendre, les badauds font cercle autour de l’artiste. Ici, le spectacle a lieu dans la rue et c’est tous les jours fête, car quelque chose se passe à chaque instant. Et pourtant, dès que l’on gratte un peu ce vernis d’exubérance, on découvre que le quartier représente à lui seul un condensé de l’histoire moderne coréenne. Dans ses rues qui parcourent le nord-est du centre historique de la capitale, se succèdent les minuscules salles d’établissements tels que le Centre des arts Arko subventionné par le Conseil coréen des arts. Elles composent une zone culturelle classée qui s’étend sur un rayon d’un kilomètre et demi à partir de la station de métro Hyehwa et porte le nom de Daehangno. Ce quartier possède un riche passé de par sa proximité avec des lieux chargés d’histoire, comme le mont Naksan qui dresse sa silhouette à l’horizon ou les palais de Changgyeong et Changdeok, ainsi que le sanctuaire de Jongmyo également situé non loin de là. Il tire son toponyme de « rue de l’université » du premier établissement moderne de ce type qui y fut créé en 1946, à savoir l’Université nationale de Séoul. En 1961, j’allais moi-même y entreprendre des études de littérature française au sein de la Faculté des sciences humaines, sociales et de l’université. À la place du bâtiment en brique qui abrite aujourd’hui le Centre des arts Arko représenté ci-contre, s’élevait alors une construction ancienne de couleur beige où se trouvaient les bureaux des professeurs et cette bibliothèque où je me suis plongé pour la première fois dans L'Étranger de Camus. En quittant ses salles pour gagner la sortie de l’université, on traversait un bosquet de zelkovas par une allée qui serpentait dans la verdure, entre des lilas odorants. Puis on franchissait le pont du ruisseau qui courait en face et que nous appelions « La Seine », en rêvant du lointain Paris. Nous parvenions alors à cette artère que l’on nomme aujourd’hui Daehangno et de l’autre côté de laquelle l’hôpital de l’Université nationale de Séoul et la Faculté de médecine occupaient déjà leur emplacement actuel. À mon retour de France, où j’avais poursuivi mes études, c’est dans ce même bâtiment beige de naguère que je suis revenu en 1974 pour y dispenser pour la première fois des cours, comme j’allais continuer de le faire jusqu’à sa fermeture un an plus tard. Suite au déménagement de l’université sur un campus beaucoup plus vaste du sud de la capitale, la Ville de Séoul a transformé ses anciens locaux en un centre culturel destiné à la jeunesse. Ceci dit, l’histoire de cet endroit n’a pas commencé avec la création de l’Université nationale de Séoul, celui-ci ayant accueilli précédemment la Faculté de droit de l’Université impériale Keijo qu’y avait implantée le gouvernement-général japonais en 1924. C’est Ueno Naoteru, un professeur d’esthétique de cet établissement, qui fit planter les deux énormes arbres visibles à l’arrière-plan du cliché. Il s’agissait de marronniers qu’il avait fait venir tout exprès de France et qui ont plus tard donné leur nom au célèbre parc. L’acteur au chapeau rouge s’inspire-t-il des artifices magiques que le temps et l’histoire ont opérés sur cette simple place pourtant digne d’un site archéologique ?
Lettre de la rédactrice en chef
Cet hiver, par un après-midi de bruine, nous sommes partis pour le studio du peintre Sun Mu situé à Goyang, dans la banlieue de Séoul. Non loin de là, une autoroute longe le fleuve en direction du nord et si la frontière n’existait pas, l’artiste pourrait atteindre en moins de deux heures sa ville natale de la province nord-coréenne du Hwanghae du Sud, où habite encore sa famille. Lorsqu’il y vivait aussi, il peignait, à la manière de là-bas, des tableaux à dominantes rouge et bleue rappelant le drapeau national. Aujourd’hui, les œuvres qu’il réalise sous le pseudonyme bien connu de Sun Mu ne révèlent pas d’emblée son propos, notamment quant au thème des « deux cœurs » qui y apparaît. Il a fallu insister longuement pour le persuader de nous recevoir, ce jour-là, car il appréhendait de rencontrer la presse et, au lieu de la photo que nous avions demandé à prendre pour notre article Les artistes réfugiés rêvent d’une Corée sans frontières, il nous a remis des autoportraits enregistrés sur un fichier d’images. C’est avec une égale tristesse que j’évoque aussi Baek Seok, ce héros du drame musical Fable de Baek Seok représenté sur la couverture du présent numéro. Parce que de nationalité nord-coréenne, ce poète admiré de tous fut un temps oublié, voire presque frappé d’interdit à l’époque de la Guerre Froide. Ne supportant pas ses conditions de vie, il se serait éteint dans une exploitation agricole collective perdue dans les montagnes. Le spectacle qui lui est consacré compte parmi les plus récents qu’a livrés la Troupe du théâtre de rue, une formation bien connue pour l’orientation résolument sociale de son répertoire. Enfin, c’est l’actualité théâtrale coréenne dans son ensemble dont le lecteur pourra s’informer dans la rubrique spéciale intitulée Le théâtre coréen d’aujourd’hui : les créateurs et les tendances. Choi jung-wha Rédactrice en chef
ÉdiTEuR diRECTEuR dE LA RÉdACTiON RÉdACTRiCE EN CHEf RÉvisEuR COmiTÉ dE RÉdACTiON
TRAduCTiON diRECTEuR pHOTOgRApHiquE RÉdACTEuRs EN CHEf AdjOiNTs
diRECTEuR ARTisTiquE dEsigNERs
CONCEpTiON ET misE EN pAgE
Yu Hyun-seok Yoon Keum-jin Choi Jung-wha Suzanne Salinas Bae Bien-u Charles La Shure Choi Young-in Han Kyung-koo Kim Hwa-young Kim Young-na Koh Mi-seok Song Hye-jin Song Young-man Werner Sasse Kim Jeong-yeon Kim Sam Lim Sun-kun Noh Yoon-young Park Sin-hye Lee Young-bok Kim Ji-hyun Lee Sung-ki Yeob Lan-kyeong
Kim’s Communication Associates 44 Yanghwa-ro 7-gil, Mapo-gu Seoul 04035, Korea www.gegd.co.kr Tel: 82-2-335-4741 Fax: 82-2-335-4743
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ARTs ET CuLTuRE dE CORÉE Printemps 2016
Affiche du spectacle Fable de Baek Seok . Ce drame musical évoquant la vie et l’œuvre du poète nordcoréen Baek Seok (19121996) a été représenté pour la première fois par la Troupe du théâtre de rue en août 2015, au Centre d’art et de culture de Daejeon, dans une mise en scène de Lee Youn-taek, qui en est également l’auteur.
Publication trimestrielle de la fondation de Corée 2558 Nambusunhwan-ro, Seocho-gu Séoul 06750, Corée du Sud http://www.koreana.or.kr
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DoSSierS
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Cho seong-jin représente l’avenir de la musique classique en Corée Park Yong-wan
HiStoireS DeS Deux coréeS
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les artistes réfugiés rêvent d’une Corée sans frontières
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Kim Hak-soon
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eScaPaDe
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Hamyang et sancheong, des villages de lettrés fleurant l’air printanier des montagnes Gwak Jae-gu
livreS et cD
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the annals of King t'aejo: Founder of Korea's Chosõn Dynasty La première traduction anglaise d’annales de joseon
An Intellectual History of Seonbi in Korea ― Korean Cultural DNA
rubrIque spéCIale
le théâtre coréen d’aujourd’hui : les créateurs et les tendances
une vision nouvelle de l’histoire de la pensée coréenne Charles La Shure
inGréDientS culinaireS rubrique SPéciale 1
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la scénographe lee Byoung-bok, une référence incontournable du théâtre coréen de ces cinquante dernières années
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reGarD extérieur
la Corée est mûre pour incarner la beauté universelle Jean-Daniel Tordjman
les multiples emplois de l’ail, qui exalte les saveurs et donne un avant-goût de printemps
moDe De vie
Kim Jin-young
Jeon Sung-won
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Des applications en plein essor dans la livraison de repas
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Kim Su-mi
aPerçu De la littérature coréenne
rubrique SPéciale 2
un chant surréaliste sur la division vue par un homme en errance
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le quartier de Daehangno, au cœur de la vie théâtrale de séoul Choi Yoon-woo
rubrique SPéciale 3
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Cho Yong-ho
l’homme errant ne s’arrête jamais en route Lee Ze-ha
De la nécessité de revisiter Chekhov en Corée : la troupe du théâtre de rue et son histoire Lee Chang-guy
rubrique SPéciale 4
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De nouveaux créateurs à l’avant-scène du théâtre coréen Kim So-yeon
rubrique SPéciale 5
un changgeuk d’un genre inédit Kang Il-joong
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rubrIque spéCIale 1 Le théâtre coréen d’aujourd’hui : les créateurs et les tendances
la sCénograpHe lee byoung-boK, une référenCe InContournable du tHéâtre Coréen de Ces CInquante dernIères années
Kim su-mi Critique de théâtre ahn Hong-beom Photographe
lee byoung-bok a fait œuvre de pionnière dans la scénographie moderne coréenne et en ouvrant un café-théâtre dès 1969, elle a permis au public de découvrir un répertoire très varié de pièces contemporaines occidentales, de drames issus de la culture populaire et de créations pleines d’originalité de l’époque. après quarante années de travail scénographique à la Compagnie de théâtre Jayu, elle se présente encore avec modestie comme une « actrice en coulisse », mais ses cadets de la profession voient en elle l’étoile qu’ils ont suivie dans leur parcours théâtral.
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n décembre dernier, Lee Byoung-bok fêtait son quatre-vingt-dixième anniversaire en compagnie de quelques invités, dans son atelier de Jangchung-dong, un quartier de Séoul. Outre les membres de sa famille, plusieurs artistes étaient présents, dont la comédienne septuagénaire Son Suk, qui allait avoir ces mots : « C’est votre ténacité qui a encouragé les gens de théâtre comme nous à poursuivre dans cette voie. Ce que nous sommes, nous le devons à la persévérance dont vous avez fait preuve toute votre vie. Nous vous en sommes infiniment reconnaissants ».
le Café-théâtre et la Compagnie de théâtre Jayu De 1964 à 2004, Lee Byoung-bok a présidé la Compagnie de théâtre Jayu, car contrairement à ce qui se passe dans les autres, où le metteur en scène assure cette fonction en parallèle avec celle de gestionnaire, la scénographe peut ici s’en charger grâce au mode de fonctionnement particulier du théâtre, dit de « création collective ». Cela signifie que tout au long de la réalisation des pièces, c’est-à-dire dès que leur programmation a été arrêtée, la compagnie fait intervenir différents spécialistes tels que Lee Byoung-bok qui, en tant que costumière et accessoiriste, a donc fait un apport à la scénographie des pièces et au-delà, a contribué à l’évolution de cet art en Corée. Au sein de la Compagnie de théâtre Jayu, qui s’est donné pour modèle la compagnie française Renaud-Barrault créée par les deux célèbres comédiens, Lee Byoung-bok a exercé en collaboration avec la metteuse en scène Kim Jeong-ok, une camarade d’études rencontrée en France. Partageant une même passion pour le théâtre, les deux jeunes femmes avaient cofondé une troupe sans toutefois disposer d’une scène pour s’y produire, ce qui faisait cruellement défaut, étant donné leur envie de représenter de nombreux spectacles. C’est en se souvenant des petites salles parisiennes du quartier de Montparnasse et d’autres lieux des deux rives de la Seine qu’est venue à Lee Byoung-bok l’idée de créer un café-théâtre. Avec l’aide de son mari, l’artiste Kwon Ok-yeon, elle allait alors louer des locaux délabrés à Séoul, dans le quartier de Chungmu-ro 2-ga, et entreprendre leur remise en état. Le couple en a tracé le plan à la craie, à même le plancher, pour aménager l’espace en fonction des besoins, y compris l’entrée, l’emplacement exact des portes, la scène, les régies, le hall, les guichets, l’accueil avec un vestiaire, un petit bar, des toilettes et une cuisine. Après avoir travaillé jour et nuit à la réalisation de leur projet, mari et femme allaient enfin ouvrir au public, en avril 1969, ce Café-théâtre de Myeongdong où l’on pouvait assister à un spectacle tout en consommant des boissons, ce qui était tout à fait nouveau en Corée. Le lundi, il mettait à l’affiche des pièces jouées par des clubs de théâtre universitaires et le vendredi, des drames populaires, des chants de pansori et des spectacles de marionnettes, le reste de la semaine étant réservé aux représentations de la Compagnie de théâtre Jayu ou à d’autres troupes. Sa programmation portait aussi bien sur le répertoire occidental contemporain, notamment représenté par La Cantatrice Chauve d’Eugène Ionesco ou L’Histoire du Zoo d’Edward Albee, que sur des œuvres à succès nombreuses et variées, dont Le Bilboquet sur Patins à Roulettes d’O Tae-seok et des adaptations actualisées de pièces des années 1920 et 1930. Le Café-théâtre allait bientôt s’illustrer par son rôle considérable dans la diffusion d’œuvres mineures ou méconnues, tels les spectacles traditionnels de pansori ou de marionnettes qu’il a fait découvrir au jeune public, et par la possibilité tant attendue qu’il a offerte à nombre de compagnies, notamment celles de Jayu, Minye, Gwangjang, Gagyo et Minjung, de disposer d’une scène pour y représenter leurs créations. À sa plus belle époque, il a aussi fourni un espace de socialisation à l’intention des professionnels de l’art et de la culture. Si la Compagnie de théâtre Jayu représente l’un des grands axes de la carrière de Lee Byoung-bok, notamment parce qu’elle l’a incitée à une réflexion sur la vie en communauté et le travail en collaboration, le Café-théâtre en est également un dans la mesure où il lui a révélé l’importance des petites salles et le rôle qu’elles jouent dans le dialogue avec le public. Le long de ces deux axes, elle a créé de nombreux points d’intersection des parcours qui, au fil des arts et Culture De Corée 5
crises et tensions qui s’y sont produites, ont favorisé l’essor de la profession et incité ceux qui l’exercent à réaliser leurs rêves les plus chers.
un travail expérimental sur les costumes et la scène En 1957, Lee Byoung-bok embarque pour la France, où elle parviendra après une traversée d’un mois, comme c’était habituel à l’époque. Après avoir confié ses trois enfants en bas âge aux bons soins de sa belle-mère, elle ne partait pas avec l’ambition de se faire un nom en tant que costumière ou scénographe, mais bien déterminée à soutenir son mari dans ses études des beauxarts. Sur place, elle n’allait pas tarder à trouver sa voie grâce aux hautes capacités intellectuelles qu’elle avait acquises en étudiant la littérature anglaise dans une prestigieuse université coréenne, à son esprit audacieux et à son amour du travail. Lorsqu’elle n’apportait pas son aide à son mari dans ses études, elle passait son « temps libre » à se former dans une école de couture. « J’ai été renvoyée au motif que j’avais osé réaliser un drapé au lieu du patron exigé. Je ne cherchais pourtant qu’à travailler aussi vite que possible et à faire le maximum, mais j’ai quand même dû abandonner mes études au bout de six mois », se souvient-elle. Elle se consolera en trouvant un emploi chez un couturier, où elle travaille plus précisément sur les robes de soirée et acquiert alors de solides connaissances dans ce domaine. Elle évoque cette expérience en ces termes : « Il y avait là un mannequin en sous-vêtements qui se tenait à notre disposition pendant des heures, à attendre que nous fassions la coupe pour qu’elle soit bien adaptée à une vraie silhouette féminine. Il fallait lui faire essayer plusieurs fois la robe et lui demander de se tourner pour vérifier l’aspect d’ensemble et le modifier si besoin était. Je n’aurais jamais appris tout cela à l’école ». Cette formation allait lui permettre de se lancer dans le métier de costu-
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mière dès 1961, à son retour en Corée. Travaillant l’étoffe comme si celle-ci était animée de vie, elle se fixait aussi pour objectif de créer des costumes parfaitement adaptés à chaque scène et mettant bien en valeur ceux qui les portaient. Par ses arrangements scéniques où costumes, accessoires et autres objets sont à tout moment en parfaite harmonie, Lee Byoung-bok a fait souffler un vent nouveau sur la scénographie coréenne, dont l’évolution se manifestera pour la première fois dans la pièce Que deviendra-t-on ? (1978). Elle ne fera que se poursuivre avec Primevère du soir (1982), où des habits de marionnettes surmontés de visages sans yeux et épinglés à des trèfles du Japon tiennent lieu de figurants, et Floraison même les jours ventés (1984), dont l’avant-scène s’orne de marionnettes et masques constituant le thème central de cette oeuvre appartenant au genre de la danse masquée. Dans Les poules chanteront si les coqs ne le font pas (1988), Lee Byoung-bok a suscité l’admiration pour avoir réalisé plus de soixante-dix costumes faits de papier de mûrier. Cette matière peut conférer des styles très variés à chaque pièce en fonction du type de colle qui sert à la fixer, la consistance agissant aussi sur la plus ou moins grande souplesse de l’ensemble, tandis que le nombre de couches de papier employées produit des résultats très différents. L’artiste avait réa-
lisé ces différents costumes en fonction de la mobilité et de l’énergie des personnages correspondants sur scène. Faits de papier et néanmoins à trois dimensions, ces vêtements mettaient en valeur la nature rituelle du spectacle grâce à cette matière traditionnelle. Par ailleurs, l’aspect irréel que leur donnait celle-ci apportait une certaine profondeur spatio-temporelle, tandis que les coloris clairs rappelaient l’atmosphère raffinée de jadis. Les jupes drapées de Noces de sang (1988), évocatrices de la sensibilité propre aux gens du peuple, les pantalons bouffants en forme de cruche de terre cuite d’Envol d’oiseaux sur soleil couchant (1992) et la salle d’obsèques, à l’auvent composé de quatre cents rouleaux de chanvre qui descendaient du plafond à l’arrière de la scène, étaient autant de créations nées de l’imagination et de l’esprit artistique de Lee Byoungbok. Partout, elle a su tirer parti des formes et matières pour créer des scènes qui ont impressionné le public. Son art allait atteindre son apogée dans le drame rituel Exorcisme pour les costumes (1999), une œuvre qui abolissait les frontières entre drame, costumes et scénographie et dont elle était la principale costumière. Lee Byoung-bok conserve avec soin toutes les matières qu’elle emploie dans un meuble à tiroirs. Sacs de riz vides, morceaux de papier journal jauni, ficelles, film plastique et coupons de papier de mûrier
composent ce bric-à-brac d’objets ordinaires qui serviront à la confection de ses costumes si élégants. La costumière utilise jusqu’aux éponges naturelles qu’elle cultive et fait sécher elle-même à la maison, afin de donner plus de volume aux vêtements, et au moyen de bouts de fil et morceaux de film plastique qu’elle entortille, assemble et repasse, elle réalise par un procédé original les beaux accessoires d’habits royaux. Elle met en oeuvre d’une manière qui lui est propre toutes les matières sur lesquelles elle est amenée à travailler, y compris les plus ordinaires d’entre elles. En outre, une succession d’échecs n’est pas de nature à la décourager, pas plus que la pénibilité de certaines opérations. Sa démarche expérimentale audacieuse a inspiré nombre de gens du métier à divers titres et en différentes occasions. Lee Byoung-bok apporte les précisions suivantes : « Le papier de mûrier de bonne qualité est particulièrement rêche et je conserve toujours les morceaux provenant de costumes ratés pour en faire des masques. Il n’y a rien à jeter, car tout peut se transformer en magnifiques accessoires de scène. Dans Le Carnaval des Voleurs, j’ai fabriqué de l’herbe avec du fil de fer. J’en ai eu l’idée en passant par hasard devant un atelier de fabrications métalliques où on en découpait. Les morceaux de rebut étaient doux comme de la soie et il m’a suffi de les réunir pour créer un volume naturel. Par la suite, j’ai pris l’habitude de ramasser ce que je trouvais dehors. » Les masques de sa fabrication sont d’une grande originalité. Les yeux y sont tantôt absents, tantôt réduits à une mince fente, tandis que le nez aplati et la bouche tordue créent la laideur. Malgré leur aspect disgracieux et inquiétant, ils peuvent prendre des expressions différentes selon l’angle d’où on les observe et c’est ainsi qu’est représenté sur ces masques l’amorphisme qui caractérise foncièrement la sensibilité coréenne.
Représentation donnée par la troupe de danseurs Park Myung-sook lors de la cérémonie d’ouverture de l’exposition Lee Byoung-bok: Acte 3, Scène 3 qu’accueillait en 2013 le centre des arts Arko. La scénographie de ce spectacle était due à Lee Byoung-bok, qui avait réalisé les éléments symboliques du décor, comme ces grands habits au drapé naturel, ainsi que les costumes en papier de mûrier des danseurs.
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Après avoir travaillé sur plusieurs scénographies possibles de l’adaptation coréenne de Noces de sang de Federico García Lorca, une pièce qui l’a beaucoup touchée, Lee Byoung-bok a eu l’idée de cette accumulation de marionnettes en toile de chanvre accrochées au-dessus de la scène.
©Centre des arts Arko
« lee byoung-bok n’est nulle part » Voici dix ans de cela, lors d’une exposition exceptionnelle qui se déroulait à Geumgok, un quartier de la ville de Namyangju située dans la province de Gyeonggi, le public a pu admirer les costumes, accessoires de scène, marionnettes et autres objets que Lee Byoung-bok a réalisés au cours de sa carrière longue de plus d’un demi-siècle. Outre qu’elle était de celles que l’on voit trop rarement se produire en Corée, cette manifestation avait curieusement pour titre : « Lee Byoung-bok n’est nulle part », pour traduire la volonté de l’artiste de se défaire des créations de toute une vie. Elle faisait découvrir des fabrications qui s’étendent sur plus d’un demi-siècle de la vie de cette artiste et représentent à ce titre un précieux matériau d’étude pour les historiens de l’art. Ces objets sont pourtant susceptibles de se détériorer ou d’être égarés faute de mesures adéquates pour assurer leur conservation quand disparaîtra leur créatrice. L’expression « nulle part » témoignait d’une prise de conscience de ce risque tout en protestant à sa manière contre ce regrettable état de faits dans un pays où l’histoire de l’art et l’archivage ne sont pas reconnus à leur juste valeur. Comme une vieille mère qui a vu mourir ses enfants avant elle, Lee Byoung-bok était décidée à brûler toutes ses œuvres quand prendrait fin l’exposition, mais fort heureusement, il s’est trouvé qu’en décembre 2009, le Musée des arts du spectacle a été aménagé au sein du Théâtre national de Corée. Si cet établissement ne se consacre pas exclusivement à l’art dramatique, il est doté d’un ensemble de documents très variés qui portent sur les arts du spectacle coréens et s’étendent sur plus de cinquante ans d’histoire. Des expositions et programmes éducatifs permettent au public de découvrir cette collection constituée depuis les années 1950. Parmi différents projets mis sur pied dernièrement, les conservateurs de cet établissement envisagent de rassembler l’œuvre de Lee Byoung-bok dans le quartier de Geumgok, qui se compose de dix maisons de style traditionnel réparties sur 2,6 hectares. Avec l’aide de son mari décédé en 2011, la créatrice avait fait démonter et apporter des constructions de différentes régions pour les faire reconstruire sur place. Dans les années 1970 et 1980, la croissance économique et l’évolution sociale rapides de la Corée ont radicalement transformé le paysage. Dans le cadre du Mouvement dit Saemaeul, les pouvoirs publics ont mis en oeuvre un vaste projet d’aménagement du territoire qui visait à faire disparaître l’habitat traditionnel pour y substituer des logements de style occidental et dès lors, les époux Lee se sont plus préoccupés des vieilles maisons en péril que des constructions flambant neuves à venir. Au nombre de ces maisons de jadis, se trouvait la Gungjib, cette « villa royale » qu’avait fait édifier au XVIIIe siècle le vingt et unième souverain de Joseon, Yeongjo, à l’intention de sa fille cadette la princesse Hwagil. En 1984, au vu de sa valeur certaine en tant qu’élément du patrimoine culturel, la maison allait être classée Important bien de la culture populaire traditionnelle. Sur le site au centre duquel s’élevait cette construction, Lee Byoung-bok et son mari ont fait apporter d’autres maisons anciennes qu’ils avaient découvertes à Yongin, Gunsan et dans d’autres régions alors qu’ils déplaçaient et restauraient de vieilles maisons à toit de tuile en ruine des environs ou qu’ils en reconstruisaient d’autres. Entre les plantations d’arbres, le creusement du lit des ruisseaux et le nivellement des sols qu’ont nécessité ces travaux, de nombreuses années se sont écoulées. Œuvre maîtresse de Lee Byoung-bok, la pièce Prince Hodong (1991) allait être présentée en avant-première à Geumgok. La scène, qui s’élevait au-dessus d’un bassin en s’adossant à une construction ancienne, était en soi une merveille et un régal pour les yeux. Sa situation en plein air qui lui permettait d’échapper à l’éternel rectangle des théâtres couverts, l’excellente prestation des comédiennes d’exception que sont Park Jeong-ja et Yun Seok-hwa, pour ne citer qu’elles, et le raffinement des costumes et accessoires étaient autant d’éléments qui créaient une harmonie d’ensemble. Aujourd’hui encore, il est fait référence à ce chef-d’œuvre attestant du haut degré d’évolution de la scénographie coréenne. Quand la pièce Prince Hodong a été jouée en clôture du Congrès mondial de l’OISTAT (Organisation internationale des scénographes, architectes et techniciens du théâtre) qui se déroulait en Corée, elle semble avoir pareillement enchanté les délégués coréens et ceux d’autres pays d’Asie.
Parmi ces derniers, des représentants chinois et japonais ont fait l’éloge du spectacle, allant jusqu’à se dire fiers qu’il soit l’œuvre d’un autre pays du continent. Lee Byoung-bok déclarait à ce propos : « La Corée a des dispositions pour la scénographie. À partir des années 1990, nous avons plusieurs fois montré ce que nous savions faire à la Quadriennale de Prague ». Lors de l’édition de 1991 de la Quadriennale de l’architecture du théâtre de Prague, elle allait être la première Coréenne à se voir récompenser par un prix pour la conception de costumes, puis d’autres artistes allaient venir à sa suite, tels Seon-hui ou Yun Jeong-seob, et aujourd’hui, une jeune génération d’artistes s’emploie à relever le flambeau en remportant ce célèbre prix. Lee Byoung-bok affectionne tout particulièrement le quartier de Geumgok en raison des chers souvenirs qui s’y attachent à propos de sa vie et de sa carrière. Toutefois, il lui semble toujours plus difficile d’assurer l’entretien des vieilles bâtisses qui datent du début de l’histoire moderne du pays et participent désormais de la richesse culturelle nationale. Si ces constructions
avaient déjà été restaurées avant leur déplacement, quarante années se sont ajoutées aux dizaines, voire aux centaines auxquelles remonte leur édification et il s’avère d’autant plus difficile de les entretenir et de les conserver comme il se doit. Par un comble de malchance, elles ont subi un pillage qui a entraîné la disparition de précieux biens culturels et ce jour-là, Lee Byoung-bok en est restée longtemps abasourdie, assise sous l’avant-toit. Depuis ce jour, il lui semble qu’elle n’a plus la force de se défendre, comme elle l’avait fait avec courage, dix ans plus tôt, en mettant sur pied l’exposition « nulle part ». Qui plus est, elle n’entend presque plus d’une oreille et souffre d’arthrite aux poignets. Aujourd’hui encore, Lee Byoung-bok saisit la moindre occasion de partir pour Geumgok, ne serait-ce que pour désherber ou balayer les feuilles mortes, comme elle n’a jamais négligé de le faire pendant plus de cinquante ans. Nul doute que son obstination à s’acquitter de ces menus travaux est à l’image de ce métier de scénographe qu’elle a exercé en coulisse, apportant les ultimes retouches à la scène et aux costumes des comédiens jusqu’à la dernière minute précédant le lever du rideau. Derrière les splendeurs des décors s’activaient les mains calleuses de la costumière qui encourageait sans bruit les comédiens. Tandis qu’eux se présentaient en pleine lumière devant le public, Lee Byoung-bok restait l’humble « actrice en coulisse » qu’elle a toujours pensé être.
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rubrIque spéCIale 2 Le théâtre coréen d’aujourd’hui : les créateurs et les tendances
LE QUARTIER DE DAEHANGNO, AU CŒUR DE LA VIE THÉâTRALE DE SÉOUL Choi yoon-woo Critique dramatique et rédacteur en chef du webzine Yeongeuk-In ahn Hong-beom Photographe
À l’affiche des quelque cent soixante petits théâtres qui parsèment le quartier dans un rayon de 2,5 km à partir de la station de métro Hyehwa, figurent chaque année près de deux mille pièces de théâtre, comédies musicales et spectacles de danse. entre cent cinquante et cent soixante représentations y sont données journellement, les ventes de places qu’elles génèrent atteignant presque 80% du box-office théâtral coréen et les comédiens qui s’y produisent, 70% de toute la profession. Voilà, résumé en quelques mots, à quoi ressemble ce quartier situé au cœur de la vie artistique et culturelle que l’on appelle par le nom de sa « rue des universités », daehangno.
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1 Ruelles du centre de Daehangno. Dans les petites salles, se jouent toujours plus de comédies légères susceptibles de plaire au plus grand nombre, tandis qu’un théâtre plus sérieux au répertoire d’inspiration sociale tend à se déplacer vers les confins du quartier, ce qui a donné lieu à l’expression « off-Daehangno ». 2 La scène à ciel ouvert du Centre des arts Arko est emblématique de l’esprit jeune et ouvert du quartier.
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enu pour le centre de la vie théâtrale coréenne, le quartier de Daehangno attire en foule passionnés du théâtre ou de comédie musicale et simples promeneurs désireux de se plonger dans l’ambiance de ses petites rues, de préférence en fin de semaine où la circulation y est interdite. Sa vocation était pourtant autre à l’origine, puisque sous l’occupation coloniale japonaise, il abrita l’Université impériale de Keijo, à laquelle succéda plus tard l’Université nationale de Séoul. En 1975, cet établissement allait réinstaller ses facultés des sciences, lettres et sciences sociales et humaines, ainsi que de droit sur l’actuel campus de Gwanak. Seul bâtiment ayant échappé à la démolition, une construction japonaise en brique est flanquée de trois marronniers emblématiques qui rappellent le passé des lieux et ont donné leur nom à un parc aménagé à cet emplacement.
naissance d’une vie théâtrale Tout autour du Parc des Marronniers, sont apparus par la suite d’autres bâtiments en brique dont, en 1981, celui du Théâtre Munye, qui s’appelle aujourd’hui Centre des arts Arko et a contribué pour une large part à la mutation du quartier en un centre d’art et de culture d’envergure nationale. Quelques années plus tard, il était suivi des théâtres Samtoh Oiseau bleu et des Marronniers, auxquels s’ajoutait la dizaine de petites salles qui ont aussi ouvert à cette époque, notamment le Petit théâtre Batangol, le Dongsoong Art Center, le Théâtre Yeonwoo et le Théâtre Daehangno, mais cette fois, dans le quartier universitaire de Sinchon où elles ont élu domicile à la faveur de loyers plus abordables. Avec l’arrivée de grands organismes traitant des affaires artistiques et culturelles, tels le Conseil coréen des arts ou l’Association coréenne de théâtre, le quartier de Daehangno allait acquérir, au plan national, la dimenarts et Culture De Corée 11
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Daehangno accueille de nombreux festivals des arts du spectacle rassemblant des artistes du monde entier qui y trouvent l’occasion d’échanger sur leur démarche et leur pratique artistiques. Du Festival ASSITEJ pour enfants et adolescents au Festival des arts du spectacle de Séoul en passant par le Festival des petites salles, les manifestations très diverses qui se déroulent toute l’année insufflent au quartier dynamisme et créativité. 2
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1 Les murs tapissés d’affiches suscitent la curiosité des passants. 2 Scène de la comédie musicale Fantaisie – le magicien d’Oz . Ce spectacle familial a valu à la Troupe de théâtre 21 de remporter le prix de la scénographie du douzième Festival d’hiver ASSITEJ qui s’est déroulé à Séoul du 7 au 16 janvier derniers. 3 Situé entre les ruelles adjacentes au Parc des Marronniers et le Parc Naksan, le village d’Ihwa attire les touristes depuis que ses vieux murs et ruelles en escalier ont été décorés de fresques murales dans le cadre d’un projet d’arts de la rue.
sion d’un important foyer d’activité dans ces domaines. En outre, l’assouplissement de la réglementation régissant la création et l’administration des petites salles du centre de Séoul allait favoriser la multiplication de celles-ci, ainsi que des troupes de théâtre et des installations liées à la culture. Autant de facteurs qui ont permis à Daehangno de se construire une nouvelle identité théâtrale. En 1985, la Ville de Séoul a créé une appellation déposée à partir de son nom pour mettre en avant cette vocation culturelle à des fins touristiques, à l’image du foyer d’art que fut un temps Montmartre ou ces hauts lieux de la mode que représentent Harajuku à Tokyo et Piccadilly Circus à Londres. Le temps a passé et la notoriété certaine dont jouit aujourd’hui Daehangno dans les milieux du théâtre du monde entier démontre la réussite assez bonne de cette initiative. Les rues y sont fermées à la circulation en fin de semaine et les voitures cèdent alors la place à des manifestations en tous genres, comme les expositions, spectacles, jeux populaires traditionnels et lectures de poèmes qui ont lieu sur la place du Conseil coréen des arts. C’est grâce à ce foisonnement d’activités que Daehangno a acquis sa réputation de quartier de la fête et de la jeunesse. Sur la voie publique, il s’est aussi doté d’installations favorisant l’épanouissement de la vie culturelle, dont des sculptures et autres œuvres d’art contemporain, des panneaux d’affichage, des guichets de billetterie, des réverbères et des bancs. Les spectacles en plein air du Parc des Marronniers, qui attirent un public nombreux y compris les jours de semaine, participent aussi de cette nouvelle vocation de centre des arts du spectacle par leur nombre et la variété de leur programmation qui s’étale sur toute l’année.
L’année a commencé par celui d’ASSITEJ, proposé aux enfants et adolescents en janvier, puis le New Stage et l’ARKO Young Art Frontier destinés à soutenir la jeune création. En mars prochain, des ateliers de théâtre animés par des professionnels coréens, chinois et japonais permettront aux participants de s’essayer à la mise en scène de pièces récompensées par les célèbres prix littéraires de printemps que décernent les grands quotidiens coréens. En avril et mai, se tiendra ensuite le Festival de théâtre de Séoul, qui figure parmi les principales manifestations culturelles de la capitale, puis de juillet à août, le Festival du théâtre en marge, le Festival des arts de la rue de Daehangno, le Festival des arts du spectacle de Séoul et pour clôturer la saison, le Festival des petites salles qui aura lieu en octobre et novembre. Une programmation aussi diverse ne peut qu’insuffler dynamisme et créativité au quartier. Révélateur des dernières tendances de l’art et de la culture, vibrant de la passion de tout un peuple pour ces activités et ouvert à certaines perspectives d’évolution, le quartier de Daehangno sert dans une large mesure de référence aux orientations de la politique de l’État dans ce domaine. Enfin et surtout, c’est là que les jeunes talents, qu’ils soient déjà comédiens ou encore aspirants, trouvent nombre de possibilités de se perfectionner dans leur art, certes avec les contraintes que cela suppose parfois, mais toujours en nourrissant l’espoir de voir se réaliser leurs rêves.
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un public très divers La fréquentation de Daehangno, qui dans un premier temps concernait surtout les tranches d’âge comprises entre vingt et quarante ans, s’est depuis considérablement étendue. Si les jeunes sont aujourd’hui encore très présents, les familles et couples d’âge moyen font de plus en plus leur apparition, attirés par la diversité et le nombre croissants des spectacles. Les touristes venus visiter le Parc Naksan ou le village Ihwa des fresques murales tout proches poussent jusqu’à Daehangno pour flâner dans les rues ou voir un spectacle. Ils aiment aussi à chiner sur le marché aux puces philippin qui ouvre ses étals le dimanche, sur le parvis de la cathédrale située au carrefour de Hyehwa-dong. C’est aussi l’occasion de côtoyer les immigrés philippins qui s’y rassemblent pour rencontrer des Coréens tout en proposant une large gamme de produits allant de l’alimentation aux appareils électroménagers. Cette manifestation pittoresque, que tous appellent désormais « Little Manila », connaît un grand succès qui ne se dément pas depuis plus de vingt ans. Daehangno accueille de nombreux festivals des arts du spectacle rassemblant des artistes du monde entier qui y trouvent l’occasion d’échanger sur leur démarche et leur pratique artistiques. arts et Culture De Corée 13
rubrIque spéCIale 3 Le théâtre coréen d’aujourd’hui : les créateurs et les tendances
de la néCessIté de reVIsIter CHeKHoV en Corée : la troupe du tHéâtre de rue et son HIstoIre Communauté d’artistes travaillant à l’invention d’un théâtre spécifiquement coréen, mais non moins contemporain, le Village du théâtre de miryang accueille chaque année le festival de théâtre d’été. lors de cette manifestation, la troupe du théâtre de rue se produit pour le plus grand plaisir des amateurs de théâtre, non sans adresser un affectueux clin d’œil aux amoureux de l’art et de la culture. lee Chang-guy Poète et critique littéraire ahn Hong-beom Photographe
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ans l’Angleterre du XIVe siècle, où se côtoyaient le théâtre sacré, centré sur le thème du Mystère de la rédemption symbolisé par l’eucharistie, et les divertissements profanes, l’évêque de Salisbury, qui devait être alors Simon de Ghent, fustigea les comédiens professionnels dont le métier relevait à ses yeux des trois catégories de l’obscénité, de l’idolâtrie et de l’incitation à l’euphorie de l’ivresse. Il aurait aussi affirmé ce qui suit : « Cependant, il en est d’autres, les bouffons, qui louent les actes des souverains et la vie des saints, tout en apportant du réconfort aux malades et aux désespérés ; ils ne se livrent pas à de perpétuelles abominations, comme le font les danseurs et danseuses, ainsi que tous ceux qui se représentent honteusement et invoquent des spectres par des sortilèges ou d’autres moyens » - Oscar G. Brockett et al. (1977). Théâtre et drame au bas Moyen âge, Histoire du théâtre.
une troupe se met en route En septembre 1999, une troupe de comédiens allait quitter la salle qu’elle possédait dans le quartier de Daehangno, à Séoul, et où elle avait joué sans discontinuer des pièces qui faisaient chaud au cœur tout en invitant à l’introspection. Pour autant, on aurait tort de l’imaginer minée par de mauvaises affaires ou en proie à des luttes intestines, car dans les treize années ou presque qui ont suivi sa création, elle n’a cessé d’attirer un public nombreux par un répertoire expérimental associant de manière insolite des 14 Koreana Printemps 2016
drames avec des rituels d’exorcisme traditionnels, mais aussi par des œuvres plus conventionnelles à dimension sociale. Cette dizaine d’années de réussite théâtrale allait en faire une pionnière du théâtre moderne coréen et son ambassadrice sur les scènes étrangères. Un an auparavant, elle venait d’être récompensée pour sa pièce Un sentiment, comme le paradis par pas moins de cinq prix différents, dont celui de la meilleure représentation au Festival international de théâtre de Séoul. On mesurera d’autant mieux son succès si l’on songe que la Corée était alors assujettie aux conditions d’un plan de sauvetage mis en œuvre par le FMI pour résorber l’endettement qui l’avait précipitée dans une crise financière. En dépit de tout le plaisir qu’ils éprouvaient à jouer et du tonnerre d’applaudissements que déclenchaient invariablement leurs prestations, les comédiens étaient au bord de l’épuisement physique et moral. Ils s’étaient donnés sans compter pour répondre au besoin de distractions qui se faisait sentir dans une société toujours plus portée à la commercialisation et à la vulgarisation, multipliant les représentations de rue, distribuant des prospectus ou quémandant de minuscules espaces publicitaires dans la presse. Même quand se succédaient les pièces à succès, leur situation ne connaissait pas d’amélioration et ils en étaient toujours réduits à mener dans la précarité une « vie souterraine, dormant, répétant et jouant dans [leur] théâtre en sous-sol », avec les risques que cela comportait pour leur santé.
Le directeur artistique de la Troupe du théâtre de rue fait répéter les artistes. Lee Youn-taek les incite à manier habilement leurs marionnettes de manière à restituer les sentiments des personnages dans leurs moindres nuances.
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« Le Chekhov que nous jouons est vulgaire, cru, bruyant… Partout où se fissurent la cohérence et la modération d’un réalisme suranné, dans cette cerisaie outragée et ravagée, va jaillir une énergie révolutionnaire à la puissance décuplée…».
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À ce propos, Lee Youn-taek, qui avait créé la troupe, allait rédiger un article où il résumait les raisons de cet arrêt d’activité par cette élégante formule : « J’ai choisi de rester pour toujours un homme du XXe siècle ». Quant aux comédiens, ils allaient simplement avouer qu’ils se retiraient « pour se consacrer au théâtre en restant sains de corps et d’esprit ». Ils allaient trouver à se reloger dans les locaux désaffectés d’une ancienne école de Miryang, une ville d’environ cent mille habitants située à 350 kilomètres au sud de Séoul, soixante d’entre eux optant dès lors pour ce qu’ils appelaient une « évacuation en urgence ». Ce même groupe d’artistes allait plus tard devenir la fameuse Troupe du théâtre de rue qui fête cette année ses trente années d’existence. Ses membres sont tour à tour surnommés « guérilleros culturels » et « anarchistes culturels », ou encore considérés appartenir à une « communauté d’idéalistes du théâtre », selon l’expression employée dernièrement par un universitaire japonais. Aussi curieux que cela puisse paraître, ces appellations n’ont rien d’exagéré, car elles correspondent assez bien au mode d’existence particulier que se sont choisi les comédiens du groupe. De par leur vie en communauté, ils sont amenés à se côtoyer à la ville comme à la scène, 16 Koreana Printemps 2016
ainsi que lors des voyages occasionnels qu’ils effectuent aux quatre coins du pays, comme les comédiens ambulants de jadis, pour se produire soit à la demande, soit par nécessité.
« le pouvoir des plus faibles » Par le style de vie nomade qu’adoptent ses comédiens, la Troupe du théâtre de rue se démarque résolument des autres compagnies exerçant dans les grands centres urbains, où la culture est un produit de consommation. Pour autant, on ne peut pas dire qu’ils soient les premiers à le faire, puisque dans les derniers temps de la période de Joseon, qui correspond en Corée à l’époque prémoderne, des troupes ambulantes appelées namsadangpae donnaient des représentations aux quatre coins du territoire, comme le faisaient celles de kabuki au Japon ou les comédiens du bas Moyen âge en Europe. Quant au Théâtre du Soleil, il sillonne sans relâche la France depuis maintenant cinquante ans, fidèle à ses principes d’égal accès à la culture, d’économie collaborative et d’autogestion. Dans l’État américain du Vermont, le Bread and Puppet Theater a mis sur pied un nouveau type de communauté théâtrale vivant en autarcie de l’agriculture, de la fabrication de marionnettes avec
des produits dérivés agricoles et des spectacles qu’elle propose avec celles-ci. Ces « bouffons » d’un nouveau genre ont tôt fait de se rendre compte que par les temps qui courent, ils ne sont plus en mesure de convertir leurs talents de comédiens en une valeur (d’échange) suffisante pour leur permettre de vivre comme la majorité de leurs confrères qui suivent le mouvement imposé par le système (capitaliste). Aussi déçus soient-ils de cet état de faits, ils se sont créé, au sein de leur troupe, un mode de vie spécifique et adapté à leur environnement social. Ce faisant, ils se sont malgré tout relégués eux-mêmes aux confins de la société organisée, dans une situation de marginalité, et s’il faut respecter les choix que fait librement tout un chacun, on ne tend guère à s’y intéresser s’ils se soldent par un échec. L’anthropologue Victor Turner a évoqué ce « pouvoir des plus faibles » dont disposent paradoxalement les exclus du système qui appartiennent à ce qu’il appelle des « communitas » rassemblant notamment démunis, handicapés physiques ou mentaux, amuseurs, chamans et prédicateurs. D’après lui, cette catégorie de population, bien que défavorisée, est celle qui reste le plus attachée à des valeurs aujourd’hui socialement dépréciées comme l’homogénéité, l’égalité, la morale ou le partage équitable des richesses, qu’elle est en mesure de perpétuer grâce au « pouvoir symbolique » que lui confère sa capacité à affronter le danger, les maladies contagieuses, le désordre, l’anonymat et d’autres situations de sa vie dans l’actuelle phase de transition qui aboutira à une nouvelle organisation sociale. Cette analyse trouve son illustration dans la démarche et les valeurs auxquelles adhère depuis trente ans la Troupe du théâtre de rue.
la vie en communauté Le Village du théâtre de Miryang a considérablement changé depuis sa création et outre les logements, salles de spectacle et autres installations dont il dispose pour la troupe, il accueille désormais chaque année le Festival d’été des arts du spectacle. Ce dernier a pour vocation de proposer un large éventail de pièces de théâtre et d’autres spectacles aussi bien coréens qu’étrangers, tout en faisant découvrir le théâtre aux exclus de la culture. Dans le cadre de son volet consacré aux jeunes créateurs, le festival assure également la promotion de pièces à caractère expérimental dues à des metteurs en scène débutants en quête de moyens d’expression. Pour assurer une formation à l’art dramatique, le Village s’est
également doté de l’Institut de théâtre Uri, qui propose différents cursus d’initiation d’un mois aux apprentis comédiens. Ceux d’entre eux qui souhaitent se joindre à la Troupe du théâtre de rue doivent compléter ce tronc commun par des modules consacrés à différentes disciplines, ce mode de recrutement différant radicalement des pratiques en vigueur dans les théâtres et sociétés de production classiques, où le choix des comédiens intervient après celui de la pièce et procède par auditions. Parmi les premiers élèves à avoir acquis le diplôme de l’Institut, figure la directrice de la Troupe, Kim So-hee, qui pour gérer celle-ci, avec les nombreuses responsabilités que cela suppose, s’entoure d’une douzaine de membres engagés de longue date et possédant chacun plus de vingt années d’expérience. Aujourd’hui, la Troupe du théâtre de rue réunit près de quatre-vingts comédiens se répartissant sur trois ou quatre groupes affectés à environ cinq spectacles qui resteront suffisamment longtemps à l’affiche pour que chaque artiste puisse y jouer au moins quatre rôles, voire sept, huit et plus. L’hébergement leur est fourni gratuitement, ainsi que le couvert, et depuis dix ans, les membres perçoivent une rémunération mensuelle. Celle-ci se com2 pose d’un salaire de base allant 1 Répétition d’Une famille en route , de cinq cent mille à deux milreprésentée ce mois de mars au lions de wons et d’avantages Festival de théâtre ibéro-américain divers, dont des primes. Ce de Bogota. Dans cette pièce évoquant la vie et l’art du peintre Lee Jungmode de rétribution diffère de seob, apparaissent une tête de vache celui d’une société commeret un papillon, comme toujours dans ciale classique, du fait qu’il son œuvre. La deuxième personne à partir de la droite est la directrice de tient plus compte de la valeur la troupe Kim So-hee. artistique que des résultats 2 L’Institut de théâtre Uri assure une obtenus. À la fois comédienne formation à l’art dramatique que sont tenus de suivre tous ceux qui et gestionnaire, Kim Mi-sook souhaitent se joindre à la Troupe du affirme que les membres ne théâtre de rue. sont pas en désaccord sur la manière de calculer cette valeur, sans avoir toutefois la certitude qu’elle donne satisfaction à tous. Depuis qu’existe le Village, les nombreux couples qui ont contracté mariage sont regroupés dans des logements adaptés à la vie de famille, tel Lee Seung-heon, ce comédien quadragénaire qui fait partie de la Troupe du théâtre de rue depuis l’âge de vingt-six ans et a épousé en février 2015 une comédienne entrée de fraîche date. Il n’a pas eu à le regretter et reste confiant dans l’avenir de la communauarts et Culture De Corée 17
té, tant pour sa conjointe que pour lui-même. Au printemps dernier, le directeur technique Cho In-kon a été frappé par le décès de sa femme Lee Yun-joo, qui était à la fois une comédienne et une metteuse en scène promise à un brillant avenir, ainsi que la directrice de l’époque. Aujourd’hui, leur fille de onze ans grandit entourée de l’affection des autres comédiens. Sur le calendrier accroché au mur du bureau, une date de mariage est inscrite en rouge.
le berceau du théâtre coréen de l’absurde Depuis qu’elle s’est établie au Village du théâtre de Miryang, la Troupe du théâtre de rue s’est fait connaître par l’originalité de sa démarche artistique. En recourant systématiquement au travail en équipe, elle fabrique à moindre coût les accessoires et costumes de ses spectacles. Sur le plan de la dramaturgie et de la mise en scène, l’expérience n’a fait que la conforter dans sa remise en question de la création théâtrale classique, comme dans sa conviction qu’elle peut apporter des nouveautés dans ce domaine. Après avoir beaucoup travaillé sur des questions liées à l’histoire, au rôle des étrangers en Corée et à la place du rituel dans la société, elle a su créer avec une grande inventivité des pièces impressionnantes de vitalité et de subversion dans un registre absurde. L’érudit rural Jo Nam-myeong évoque la figure de ce lettré confucéen du XVIe siècle qui s’opposa au règne des potentats, Délibération retraçant quant à elle le destin tragique de Jang Yeong-sil, un savant d’origine modeste qui vécut sous le royaume de Joseon. La Fable de Baekseok commémore ce grand poète sacrifié au nom du conflit d’idéologie qui divise les deux Corées, tandis que Les testaments : un texte originel sur la vie est un drame traité sur le mode de l’humour
qui a pour décor une décharge publique et qu’Un homme vautré par terre traite du repli sur soi. Du côté du public, l’accueil fait à ces œuvres a été enthousiaste, tandis que la critique saluait leur mise en scène en les récompensant par différents prix. Au printemps prochain, la programmation comportera les deux grandes œuvres que sont La Cerisaie de Chekhov et Une famille en route , dont les représentations auront respectivement lieu au Théâtre Nunbit de Séoul, du 8 avril au 1er mai, et à Bogota, du 19 au 21 mars. La seconde, qui revient sur la vie du grand artiste Lee Jung-seob, se jouera dans le cadre du Festival de théâtre ibéro-américain qui aura lieu au pays natal de Fernando Botero et a déjà accueilli la Troupe du théâtre de rue par deux fois. L’un des rôles y est interprété par Claudia Osejo (voir encadré), qui réside au Village du théâtre de Miryang en tant que boursière du gouvernement colombien. C’est à Bogota qu’elle a pour la première fois assisté aux spectacles de la Troupe du théâtre de rue et leur qualité remarquable l’a incitée à se former à l’art dramatique en Corée. Elle travaille aujourd’hui aux côtés des comédiens, même si elle ne s’est pas encore faite aux horaires tardifs des répétitions, qui se terminent toujours à une heure avancée de la nuit. Chekhov a été abondamment joué dans la Corée des années 1990, époque à laquelle nombre de metteurs en scène rentraient de leurs études en Russie. De manière générale, les troupes professionnelles et les clubs des universités s’intéressaient beaucoup au théâtre russe et à Chekhov en particulier. Celui-ci était le plus souvent interprété à la manière de Stanislavski, qui plonge dans l’âme humaine pour en faire ressortir la grandeur, ou de Vakhtangov, qui présente des personnages tombant dans les plus grands
Scène de Délibération . Cette œuvre évoque le destin tragique de Jang Yeong-sil, un savant d’origine modeste qui vécut sous le royaume de Joseon. Elle a été mise en scène à l’occasion de la création du Théâtre Andersen des enfants, qui accueille le jeune public depuis novembre 2015 dans le quartier Gijang de Busan.
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excès. Dernièrement, la Troupe du théâtre de rue a quant à elle entrepris de faire redécouvrir l’œuvre de Chekhov, dont le style trouve plus d’écho dans la culture indigène coréenne que celui des autres dramaturges russes. Au cours de la seule année 2015, elle allait ainsi interpréter Oncle Vanya et Le Goéland, respectivement mises en scène par Lee Youn-taek et Kim So-hee, ainsi que sept autres pièces et adaptations de nouvelles de ce même écrivain qui ont fait intervenir quatre metteurs en scène suivant tous une démarche artistique différente. Continuant sur sa lancée, elle abordera l’un des monuments de la dramaturgie chekhovienne avec La Cerisaie , dont la représentation se déroulera à l’occasion des manifestations marquant le trentième anniversaire de sa création. Lee Youn-taek, qui assure la direction artistique de la Troupe, expose son propos en ces termes : « Le Chekhov que nous jouons est vulgaire, cru, bruyant… Dans cette adaptation, madame Ranevsky, la propriétaire du domaine et de la cerisaie, est une dame âgée atteinte de démence sénile, son frère Gayev, un libertin, Lopakhin, un homme d’affaires, et le fils des paysans, une personne des plus réalistes ; enfin, Pischik, le noble déchu du quartier, rappelle le personnage de Hamlet. Comme dans une comédie burlesque, le trait est toujours appuyé. Partout où se fissurent la cohérence et la modération d’un réalisme suranné, dans cette cerisaie outragée et ravagée, va jaillir une énergie révolutionnaire à la puissance décuplée. La pièce que nous jouons est du Chekhov resitué dans la Corée du XXIe siècle ». Ralph Waldo Emerson disait un jour : « La société n’évolue jamais » et je pense moimême qu’elle est comme une marée qui descend forcément après être montée. Le règne de la technologie se fait au détriment de l’humain et en accumulant les gains, on perd sa liberté. En revanche, l’instinct humain du théâtre, loin de s’amenuiser, continuera de nous exalter, de nous encourager et souvent aussi de nous consoler. La nécessité de revisiter Chekhov s’impose donc à nous, Coréens du XXIe siècle et nous nous réjouissons par avance de l’adaptation d’Une famille en route qui se jouera prochainement à Bogota.
LA TROUPE DU THÉÂTRE DE RUE VUE PAR UNE COMÉDIENNE ÉTRANGÈRE Claudia osej, comédienne C’est un concours de circonstances qui m’a fait découvrir la Troupe du théâtre de rue, lors du Festival de théâtre ibéro-américain qui se déroulait en 2012 dans ma ville natale de Bogota. Dans sa version de Hamlet, j’ai trouvé remarquable la manière dont l’art traditionnel coréen venait s’insérer dans ce grand classique occidental. Je l’ai revue deux ans plus tard, également à Bogota, dans Bodas de sangre (Noces de sang) de Federico García Lorca. Cette fois aussi, j’ai été émerveillée par l’alliance d’éléments de la culture coréenne avec cette pièce espagnole. Suite à ces spectacles, j’ai pris la décision de me former au théâtre dans cette troupe. Mon souhait d’étudier en Corée a été exaucé grâce à une bourse spéciale que le gouvernement colombien accorde aux jeunes artistes, ce qui m’a permis de venir ici et de vivre aux côtés des comédiens de la Troupe, tout en découvrant les procédés de mise en scène et les techniques dramatiques qui lui sont propres. Au sein de la troupe, la première tâche qui m’a été confiée a été de prendre des photos à toutes les étapes de la réalisation du spectacle, des répétitions aux rerésentations elles-mêmes. Ce faisant, j’ai pu constater par moi-même le grand professionnalisme avec lequel l’équipe entière y participait par son travail, sa gestion de la pièce et sa créativité en vue de parvenir à un excellent résultat. Par la suite, en étant peu à peu associée à la réalisation de spectacles en tant que comédienne ou éclairagiste, j’ai compris l’importance de la rigueur et de la précision dans les moindres mouvements. Chacun d’eux exigeait de bien maîtriser sa force et sa respiration. La musique jouait un rôle essentiel, mais la voix exprimait les nuances et les intentions, dans les chants comme dans les répliques. J’ai aussi été surprise de voir à quel point les comédiens dominaient non seulement l’art dramatique, mais aussi la danse et le chant. Dans les compagnies occidentales, les métiers de comédien et de danseur sont bien distincts, et même si les comédiens ont une belle voix, ils ne chantent jamais sur scène. Les pièces consacrées à la vie et à la pensée d’illustres Coréens de différentes époques, en éveillant ma conscience historique, m’ont fait comprendre l’importance de la mémoire dans la création artistique et la transmission de messages susceptibles de parvenir à tout le public. Il m’a aussi semblé que le directeur artistique Lee Youn-taek aidait avec efficacité les acteurs à affiner leurs techniques pour qu’ils acquièrent plus d’originalité, de puissance et de profondeur dans leur jeu. L’habileté avec laquelle la mise en scène intégrait les bruits de la vie quotidienne aux différentes scènes les rendait plus marquantes et permettait au public de mieux se plonger dans l’atmosphère de la pièce. Néanmoins, l’appartenance à la Troupe ne concerne pas que le travail sur les pièces, car elle exige aussi le respect d’un certain nombre de règles élémentaires d’entretien et de gestion des lieux, à savoir le théâtre et la résidence. C’est le cas, par exemple, du ménage, dont les comédiens se chargent eux-mêmes en toute humilité dans la salle où ils sont amenés à se produire. En tant que comédienne, j’estime aussi que le nettoyage de la salle de répétition et de la scène fait partie de l’apprentissage, qui doit avoir pour objectif de former des professionnels non seulement compétents, mais aussi humains. arts et Culture De Corée 19
rubrIque spéCIale 4 Le théâtre coréen d’aujourd’hui : les créateurs et les tendances
de nouVeaux Créateurs À l’aVant-sCène du tHéâtre Coréen
©Théâtre national de Corée
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Kim so-yeon Critique dramatique
le théâtre coréen s’est donné un nouvel élan en se dotant de lieux de représentation plus divers et de festivals désormais bien implantés au plan local, mais aussi en multipliant les échanges avec d’autres pays. s’il redouble aujourd’hui de dynamisme, c’est grâce à une nouvelle génération de metteurs en scène qui, plutôt que de se cantonner dans un répertoire spécifiquement coréen, ont entrepris d’aborder des thèmes plus contemporains. 20 Koreana Printemps 2016
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ans la Corée des années 2000, la production théâtrale a toujours été d’un grand dynamisme. La jeune génération assurait une création et une représentation continues d’œuvres pleines d’inventivité, les productions et mises en scène augmentant alors en nombre comme en dimensions.
les facteurs de vitalité Situé en plein centre de Séoul, le quartier de Daehangno l’est aussi dans les arts du spectacle, par la variété des pièces de théâtre, comédies musicales, ballets et autres manifestations qui y sont proposés. Les festivals plus ou moins célèbres qui s’y déroulent en toute saison rivalisent avec ceux d’autres quartiers de Séoul, voire de métropoles étrangères. Alors que les salles de grandes ou moyennes dimensions se situent pour la plupart à Séoul, les principaux festivals de théâtre connus et appréciés du public se déroulent surtout en province. Tel est le cas du Festival d’été des arts du spectacle de Miryang, du Festival international de pantomime de Chuncheon et du Festival international de théâtre de Gochang, qui ont tous trois lieu loin de Séoul. Un changement est aussi intervenu dans le rôle joué par les théâtres nationaux. Tandis qu’ils se contentaient autrefois de fournir leurs locaux aux compagnies de théâtre privées pour leur permettre de monter des pièces dans de meilleures conditions et à un coût modique, depuis
de l’identité à la contemporanéité Trois grands metteurs en scène qui ont su tirer parti de la dynamique de croissance du théâtre coréen se distinguent aujourd’hui tout particulièrement. Avant de les évoquer plus longuement, un petit retour en arrière s’impose. En Corée comme dans bien d’autres pays d’Asie, l’introduction du théâtre occidental a jeté les bases du théâtre moderne. Dans les premiers temps, nombre de metteurs en scène se préoccupaient en premier lieu de questions liées à l’identité théâtrale et à l’assimilation d’éléments du théâtre occidental par le théâtre classique coréen. Au siècle dernier,
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1 L’Orphelin de Zhao (2015), dans une adaptation et une mise en scène de Koh Sun-woong, qui a transformé cette tragédie classique chinoise en un opéra de style coréen. 2 Killbeth (2010), adaptée de Macbeth par Koh Sunwoong, qui en a aussi assuré la mise en scène. L’alternance de tension dramatique et de comédie qui naît de l’action spectaculaire crée une énergie théâtrale explosive.
les années 2000, ces établissements se sont lancés à leur tour dans la mise en scène. Des théâtres subventionnés comme le Théâtre national de Corée ou le Centre d’art et de théâtre de Namsan proposent ainsi des productions de leur cru tout au long de l’année, un privilège jusqu’alors réservé aux établissements financés par les fondations artistiques et culturelles de grandes entreprises, tels le LG Arts Center ou le Doosan Art Center. L’apparition de spectacles sur site spécifique, c’est-à-dire que se déroulant en plein air dans la rue ou d’autres lieux publics, constitue également l’une des dernières tendances du théâtre coréen et suscite de ce fait un intérêt certain. À Séoul, des manifestations de ce type ont notamment lieu au Takeout Drawing du quartier de Hannam-dong, cet espace pouvant aussi bien accueillir des spectacles que des expositions, ou à l’Indie Art Hall GONG qui a été aménagé dans le bâtiment reconstruit d’une usine de la zone industrielle de Yeongdeungpo. Elles peuvent aussi faire revivre les locaux commerciaux désaffectés d’ensembles résidentiels de construction ancienne en leur donnant une nouvelle vocation culturelle. Ces nouveaux espaces sont destinés à de jeunes comédiens qui se consacrent à la création expérimentale. Dans son contenu comme dans ses perspectives, le théâtre coréen bénéficie également des nombreux échanges auxquels se livrent les créateurs coréens avec leurs homologues étrangers. Depuis son ouverture à l’automne dernier, en même temps que le Centre culturel asiatique de Gwangju qui l’abrite, le Théâtre des arts d’Asie fait découvrir la production que consacrent à ce continent de jeunes et brillants artistes qui y exercent, ainsi qu’en Europe. Le théâtre coréen effectue actuellement une percée sur les scènes étrangères par le biais d’oeuvres qui touchent aussi bien les sensibilités asiatiques et européennes que celles du public sud-américain. Le travail en partenariat avec des professionnels étrangers tend aussi à se développer, soit que des metteurs en scène étrangers fassent appel à des comédiens coréens, soit que des metteurs en scène coréens relèvent le défi de participer à des projets conçus à l’étranger, ou encore dans le cas de productions entreprises en commun par des compagnies théâtrales coréennes et étrangères.
les grandes œuvres de figures du théâtre moderne coréen telles que Kim Jung-ok, Heo Gyu, Son Jin-chaek, Oh Tae-seok ou Lee Youn-taek représentaient l’aboutissement d’une réflexion poussée sur cette question d’identité envisagée du point de vue de la culture traditionnelle coréenne. Elles procédaient à une nouvelle interprétation du répertoire occidental en adaptant des tragédies grecques ou de Shakespeare selon des particularités coréennes, tout en reconstituant sur les scènes modernes les cérémonies et spectacles traditionnels qui avaient lieu autrefois dans les cours des maisons ou sur la voie publique. Ce travail allait leur révéler la présence d’une composante moderne dans les arts traditionnels du spectacle, notamment sous forme de rituels chamaniques dits gut, de danses masquées, de chants populaires et de pansori, un récit chanté : autant d’éléments auxquels ils allaient recourir dans des oeuvres modernes qui sont venues enrichir le langage théâtral. En revanche, les dramaturges et metteurs en scène des années 2000 allaient s’inscrire en rupture avec leurs prédécesseurs en se détournant des problématiques d’identité au profit de thèmes centrés sur la contemporanéité. L’heure n’était plus aux questionnements sur la vocation du théâtre et à l’adaptation d’œuvres d’origine étrangère, car ces artistes entendaient désormais remettre en question la pertinence immédiate de leur production en se demandant si elle correspondait réellement aux préoccupations de leur époque. Ce faisant, ils ne faisaient pourtant pas œuvre d’innovation. C’est la génération de metteurs en scène et dramaturges comme Kim Seok-man, Lee Sang-u ou Kim Gwang-rim, anciens élèves ou confrères des grands maîtres cités plus haut, qui allait amorcer le changement d’orientation du théâtre en le faisant passer de la quête d’identité au récit des vies de contemporains. Le célèbre dramaturge et metteur en scène Park Kun-hyung figure aussi au nombre de ces pionniers pour qui la contemporanéité doit être au centre des préoccupations du théâtre. Son œuvre maîtresse est la célèbre Belle jeunesse qui, contrairement à ce que pourrait laisser penser son titre, traite des difficultés que rencontre un jeune garçon, sur fond de déchirements familiaux, et du rejet qu’il subit tant à l’école que dans la vie en société. Ses premières représentations ont eu lieu en 1999 à Hyehwa-dong No.1, l’une des plus petites scènes du quartier de Daehangno, puisque la salle comptait moins de cent places, et avec pour seul décor deux grands bancs identiques à ceux des spectateurs. Ici, on avait bel et bien affaire au « théâtre du pauvre », au sens propre du terme. Pour composer l’intérieur du logement que partageaient père et fils, on avait simplement étendu une couverture au sol et posé dessus une table sur laquelle se trouvaient du soju et du varech séché, puis dans une autre scène, une affiche publicitaire apposée au mur suffisait à transformer les lieux en un bar miteux. Avec une grande candeur, Park Kun-hyung brosse un tableau de la vie des laissés-pour-compte de la société d’abondance. « Pourquoi mettre une belle maison sur la
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scène si les gens n’en ont pas de telles ? », explique-t-il. Les quelques omissions ou déformations dues à la licence poétique et le jeu parfois appuyé qui peuvent apparaître ici et là sont destinés à donner une représentation hyperréaliste de la cruelle réalité des temps présents et à adresser un saisissant rappel à l’ordre à ceux d’entre nous qui auraient tendance à l’oublier. Dans l’œuvre de Park Kun-hyung, revient souvent le thème de ces familles dysfonctionnelles qui ne sont plus un rempart contre l’hostilité du monde. L’auteur y conte la terrible histoire de familles pas comme les autres et de la désagrégation de leurs liens qui les repousse en marge de la société. Ces pièces ne se bornent cependant pas à dépeindre cette désintégration, car elles évoquent aussi les peines et souffrances de toute sorte dont est affligé le monde, avec une alliance paradoxale de scepticisme et d’humanisme.
simplicité et fluidité Autant Park Kun-hyung se consacre tout entier à la contemporanéité, autant Koh Sun-woong, lui aussi dramaturge et metteur en scène, embrasse la théâtralité. Il livre de remarquables adaptations d’œuvres classiques en y introduisant le style et le langage dramatiques qui lui sont propres. Inspirée du Macbeth de Shakespeare, sa pièce Killbeth de 2010 se déroule en un temps et un lieu inconnus où s’affrontent des protagonistes dans une lutte à mort.
1 Promenade de fantôme de la pièce Documentaire Namsan : Pratique - Version théâtre (2014), dans une mise en scène de Lee Kyung-sung et Creative VaQi. Avant que ne commence la première de ces pièces, les comédiens emmènent le public se promener une heure durant à Namsan afin qu’il découvre par luimême ce lieu. 2 La pièce Before After (2015), mise en scène par Lee Kyung-sung, évoque la catastrophe du ferry-boat Sewol, qui a fait naufrage en 2014. Cet événement tragique et révoltant y suscite une profonde réflexion sur la souffrance humaine.
Son titre contient en fait un calembour, puisqu’il signifie aussi en argot coréen « matraquage aveugle » et conformément à cette idée, la pièce commence par un combat acharné à l’épée dont les chocs et vociférations inondent la scène du début à la fin, à l’exception des rares moments où les adversaires luttent à mains nues. Toutefois, on se tromperait en pensant que Koh Sun-woong a eu pour seul propos de réduire une tragédie de Shakespeare à des duels spectaculaires qui n’ont qu’un intérêt visuel. La mise en scène met certes en relief l’aspect gestuel du jeu des comédiens tout entiers tendus vers l’action et on croirait presque pouvoir toucher la sueur dont ils ruissellent. Le spectateur sera aussi impressionné par la cadence du dialogue, qui en fusant par rafales, crée un vif contraste avec le caractère conventionnel de la trame dramatique. Les répliques, en hachant délibérément le débit normal de la conversation quotidienne ou tragique, produisent un tempo bien particulier qui est la marque de fabrique de l’auteur. Les mots qui s’envolent, entraînés par ce rythme, créent tantôt l’effet d’une énorme douche froide lorsque retombe la tension qu’ils ont exacerbée, tantôt une chute comique, quand ils ne provoquent pas délibérément une euphorie qui s’oppose au caractère tragique de la situation et frise même l’hystérie. Cette constante alternance entre montée et chute de la tension dramatique, aussi bien dans les gestes que dans les paroles, ainsi que dans la relation rythmique des
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uns aux autres, insuffle aux pièces de Koh Sun-woong une énergie dramatique qui laisse le spectateur à bout de souffle. Dans sa dernière œuvre, qui s’intitule L’Orphelin de Zhao et a été représentée pour la première fois en 2015, tout en faisant montre d’une sensibilité et d’une finesse extrêmes, il plonge dans un abîme de souffrances humaines. Adaptée d’une oeuvre classique chinoise de Ji Junxiang, la pièce conte l’histoire d’une vendetta qui conduit au massacre des trois cents membres du clan de Zhao, à l’exception d’un nouveau-né, seul survivant que beaucoup tenteront de sauver au prix de leur vie et qui en grandissant, n’aura de cesse de châtier ceux qui ont décimé sa famille. Koh Sun-woong place ce terrible récit de vengeance dans un décor tout aussi minimaliste que la gestuelle et les dialogues. Seul le rideau rouge encadre cette scène dépouillée. Les événements et actions sont réduits à leur plus simple expression au moyen de mouvements et d’accessoires codés. Si tous les personnages de 24 Koreana Printemps 2016
la pièce choisissent de mourir pour venger l’orphelin, Koh Sun-woong ne présente pas leur mort de manière glorieuse, comme un choix courageux fondé sur la morale ou la justice, pas plus qu’il ne laisse entrevoir la futilité de la vendetta. Au lieu de cela, par des gestes et dialogues à la fois fluides et simples, il montre combien les hommes s’accrochent à la vie et redoutent la mort aux tournants décisifs de leur existence où ils se trouvent à la frontière des deux, passant par des moments d’intense lutte intérieure et de tourment, avant de se résigner à leur sort avec courage. S’il n’y a rien que de très humain à vouloir échapper à l’issue fatale, l’homme est toujours en mesure de choisir lorsqu’il est confronté à la mort.
l’éthique des sentiments âgé d’à peine un peu plus de trente ans, Lee Kyung-sung ne saurait désormais être qualifié de « jeune metteur en scène », étant déjà reconnu pour l’originalité de sa démarche théâtrale. La troupe d’art dramatique Creative VaQi, qu’il dirige, a au départ été remarquée lors de spectacles sur site spécifique, c’est-à-dire qui se déroulaient dans des lieux habituellement destinés aux activités de la vie quotidienne, comme des places ou des passages piétons. Néanmoins, la renommée de cet homme de théâtre ne tient pas seulement au caractère novateur de cette approche ou de ses créations expérimentales. L’œuvre intitulée Documentaire Namsan : Pratique - Version Théâtre, qu’il a portée à
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1,2 Scènes de la pièce Belle jeunesse , qui a rendu célèbre son metteur en scène Park Kun-hyung. Depuis sa création en 1999, cette œuvre a fait l’objet de plusieurs mises en scène successives où les rôles étaient confiés à des comédiens différents. Contrairement à ce que pourrait laisser penser son titre, sa vision de la réalité est sombre, car celle-ci ne laisse plus de place au rêve pour les jeunes.
la scène en 2014 et qu’a interprétée la troupe Creative VaQi, est une pièce dont le personnage principal n’est autre que le Namsan Arts Center où elle est réprésentée. À son ouverture, en 1960, ce lieu s’appelait Centre dramatique et avait surtout vocation à présenter le répertoire moderne. Tombé par la suite dans l’oubli, il a refait surface dernièrement pour représenter lui-même des œuvres. La pièce Documentaire Namsan se penche avec attention sur l’histoire de cet établissement et, en faisant appel à des documents d’archive, sur celle du site de Namsan où il se trouve. Les ressources qu’elle met en œuvre comportent des films en vidéo découverts au cours des recherches qu’a menées le dramaturge, un autre qui représente une scène du Hamlet qui était à l’affiche de la cérémonie d’inauguration du Centre, non tel qu’il avait été mis en scène à l’époque, mais vu sous un angle différent. La pièce présente également un entretien imaginaire qui met en présence le théâtre et Namsan en les considérant en tant que lieux où se déroulèrent des événements décisifs de l’histoire coréenne moderne. S’il s’agit d’une pièce à caractère documentaire, comme son titre l’indique, celle-ci représente beaucoup plus qu’un simple recueil de faits historiques. Avec ingéniosité, elle franchit les frontières qui séparent la représentation de la reconstitution, et les faits de la fiction, pour se lancer dans une découverte intellectuelle et sensuelle de l’espace théâtral et de l’essence même de la production théâtrale traitant de la contemporanéité. La pièce suivante, Before After , date de 2015 et représente une œuvre de la maturité. Elle évoque le dramatique naufrage du ferry-boat Sewol, qui a causé un grand désarroi dans le pays. Il ne s’agit pas pour autant d’une reconstitution de cet accident tragique et le propos de l’auteur n’est pas d’apporter une réponse sur les causes d’une telle tragédie ou d’évaluer ses conséquences sur le quotidien des gens, car il préfère s’intéresser à la souffrance morale occasionnée par un tel désastre. La population d’un pays, aussi évolué soitil, n’est pas moins pour autant susceptible d’être frappée par des événements et des catastrophes naturelles à l’issue fatale, dont elle consommera par la suite les images par le biais de médias de haute technologie. En ces temps où le monde entier assiste aux horreurs de la guerre par des moyens audiovisuels, l’image transforme la tragédie en bien de consommation. C’est cette exploitation de la souffrance que Before After cherche à combattre. Citant le cas de l’un des comédiens, dont le père est mort sous ses yeux, la pièce évoque la peine éprouvée par tous les autres à l’aide de récits et de reconstitutions auxquels s’ajoutent des images diffusées en temps réel qui donnent une autre vision des faits se déroulant sur scène. Cette œuvre a suscité un vif intérêt en posant avec précision et sobriété la question de savoir dans quelle mesure il est possible de partager les souffrances d’autrui au point de les ressentir dans son corps.
rubrIque spéCIale 5 Le théâtre coréen d’aujourd’hui : les créateurs et les tendances
un CHanggeuK d’un genre InédIt Kang Il-joong Critique dramatique
le terme « opéra de pansori » désigne une variante modernisée du
changgeuk en cours d’élaboration, celle-ci étant d’ores et déjà en bonne voie. grâce à d’audacieuses expérimentations qui visent à s’affranchir de la forme et du fond caractéristiques du pansori traditionnel, ce genre revit ses heures de gloire et suscite l’enthousiasme des publics de tous âges. la Compagnie nationale de changgeuk est le principal artisan de cette rénovation.
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e pansori coréen, ce genre musical traditionnel composé de récits chantés, est classé Important bien culturel immatériel n°5 en Corée et inscrit sur la Liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO. La mise en scène y est réduite au minimum, puisque la représentation est intégralement assurée par les deux interprètes que sont le chanteur et récitant, muni d’un éventail et dit sorikkun , et l’accompagnateur au tambour appelé gosu . Les percussions rythment les passages chantés qui alternent avec l’aniri, c’est-àdire la narration verbale, et sont exécutés à grand renfort de mimiques et gestes désignés par le terme ballim. À cela s’ajoutent les chuimsae, ces interjections sans lesquelles le genre du pansori ne serait pas ce qu’il est. Elles proviennent du joueur de tambour et des spectateurs qui les lancent au cours du spectacle pour témoigner de l’admiration au chanteur, réagir aux situations du récit ou tout simplement réchauffer l’atmosphère. Dans la mesure où cette forme ancienne de l’opéra fait appel à un unique interprète, elle repose entièrement sur les qualités artistiques de ce dernier. Jadis, les chanteurs avaient coutume de travailler leur voix sous une cascade, car faute de pouvoir la faire entendre au-dessus du tumulte de l’eau, ils n’auraient pu prétendre à cette « maîtrise du son » qui était indispensable à leur art.
au pansori en déclin succède le changgeuk À partir de la fin de la première moitié de la période de Joseon, c’est-à-dire au XVIIe siècle, le genre populaire du pansori connaît un grand essor qui arrivera à son apogée à la fin de la première moitié du XIXe siècle, dans les classes populaires comme chez les aristocrates dits yangban. Cette époque donnera naissance à de grands chanteurs qui, pour certains, se produisaient à la cour et se voyaient remettre de hautes distinctions. Par la suite, le déclin de cet art allait s’amorcer sous l’effet conjugué de multiples facteurs intérieurs et extérieurs et ses artistes d’exception ont alors cédé la place à un cortège d’interprètes de qualité médiocre. Par ailleurs, le public tend alors à délaisser les spectacles en solo au profit de ceux du théâtre japonais (shinpa geki), de l’opéra de Pékin ou de l’art dramatique européen, qui sont représentés dans des théâtres de style occidental, cette tendance ne faisant que se confirmer à l’aube du XXe siècle. La musique vocale coréenne connaît alors sa plus importante évolution avec l’apparition d’un genre nouveau qu’interprètent non plus un seul chanteur, mais deux ou plus. Cette variante du pansori, que désigne le terme changgeuk, peut se définir comme une forme de théâtre musical. Sa première représentation, qui date de 1908 et eut lieu au Wongaksa de Séoul, porte sur l’œuvre Eunsegye (le monde d’argent) due à Lee In-jeok. Ce genre nouveau, qui est à l’origine du théâtre moderne ©Théâtre national de Corée
Scène de la pièce Le lièvre et le Roi Dragon, dans une mise en scène d’Achim Freyer. Dominant la scène du haut de sa jupe de trois mètres de long, la grande chanteuse de pansori Ahn Sook-seon assure la narration chantée. Au terme d’un travail visant à moderniser ce genre traditionnel, la Compagnie nationale du changgeuk en a présenté un premier résultat sous forme de cette œuvre jouée en septembre 2011 au la scène du Théâtre national.
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coréen, se dote peu à peu d’un nombre croissant d’interprètes qui se produisent dans les décors contemporains de salles à l’occidentale. S’il peut dès lors se classer parmi les arts du spectacle, sa diffusion sera longtemps freinée par une création peu abondante.
la modernisation du changgeuk Cette situation est demeurée inchangée durant de longues années, mais connaît depuis quelque temps une évolution décisive. Longtemps perçu comme le genre de prédilection des personnes d’un certain âge, le changgeuk séduit aujourd’hui un public plus jeune surtout composé d’amateurs d’opéra et de théâtre, comme en témoigne son importante présence dans les salles, où les spectacles se jouent à guichets fermés. Ce véritable regain s’explique par la création d’œuvres tout aussi originales par leur interprétation que par leur mise en scène. Leur prolifération est le fruit du travail accompli par la Compagnie nationale du changgeuk sous l’égide du Théâtre national de Corée et selon trois grandes orientations. En premier lieu, cet effort a consisté à reprendre cinq des douze œuvres du répertoire de pansori traditionnel conservées jusqu’alors telles qu’à leur création, à savoir Simcheong-ga (le chant de Sim Cheong) , Chunhyang-ga (le chant de Chun-hyang), Heungbu-ga (le chant de Heungbu), Jeokbyeok-ga (le chant des falaises rouges) et Sugung-ga (le chant du palais sous la mer). Leur adaptation au genre du changgeuk a été confiée à de grands metteurs en scène tant coréens qu’étrangers, ceux-ci n’ayant jamais travaillé au préalable dans ce domaine, en parallèle avec celle de pièces de théâtre classiques d’autres pays. Cette double approche allait rencontrer un vif succès auprès d’un public coréen plus familiarisé avec ces œuvres étrangères qu’avec celles du répertoire national. L’adaptation du changgeuk à une sensibilité étrangère, tout comme celle des grands classiques occidentaux au genre du théâtre musical traditionnel, allait le rendre plus accessible au public d’autres pays. Dans un deuxième temps, sept autres œuvres de pansori qui ne sont pas parvenues intégralement jusqu’à nos jours, dont Byeon Gangsoe Taryeong (le chant de Byeon Gang-soe) et Baebijang Taryeong (le chant de Baebijang), ont été transformées ou remaniées avec audace pour les mettre en correspondance avec le monde actuel tout en renforçant la puissance dramatique du changgeuk. La synergie créée par les trois axes de cette action allait faire renaître l’art du changgeuk sous une forme plus contemporaine et universelle. L’accueil enthousiaste que lui a réservé le public démontre sans doute possible qu’on ne saurait désormais y voir une forme d’art archaïque. Tout en conservant dignement son caractère traditionnel, il a su évoluer pour être en prise avec les réalités et le public d’aujourd’hui. trois opéras de pansori L’élaboration de cette variante actualisée du changgeuk allait 28 Koreana Printemps 2016
donner lieu à un premier spectacle intitulé Le Lièvre et le Roi Dragon, que la Compagnie nationale du changgeuk allait représenter en septembre 2011 sur la scène du Théâtre national, après un long travail de préparation. Il s’agissait d’un premier résultat de l’opération dite de « la sélection du maître » qui, en vue de l’actualisation d’oeuvres de changgeuk, avait fait appel à la participation de grandes figures du théâtre mondial, en l’occurrence le célèbre metteur en scène d’art lyrique allemand Achim Freyer. Pour les amateurs coréens de changgeuk , le spectacle réalisé s’est avéré être d’une grande originalité, tant par l’adaptation du genre que par la mise en scène à proprement parler. Dans la fable dont s’inspire Sugung-ga (le chant du palais sous la mer), le Roi Dragon qui règne sur les mers est atteint d’une grave maladie. En apprenant qu’il guérira s’il mange le foie d’un lièvre, il donne pour mission à la tortue d’aller chercher un lièvre et de le conduire jusqu’à son royaume sous-marin. En découvrant ce qui l’attend à son arrivée au palais, cet animal parvient à repartir après avoir affirmé qu’il a laissé son foie sur la terre ferme. Ce récit est une satire de la société d’alors, où s’affrontaient les intérêts divergents du peuple et ceux de la classe dirigeante, que représentent respectivement le lièvre rusé et le Roi Dragon aidé de la tortue. Dans la nouvelle version qu’en avait réalisé Achim Freyer, la tortue faisait preuve de matérialisme en convoitant gloire et richesses, et le lièvre, d’astuce et d’héroïsme en surmontant les obstacles par ses efforts, tandis que le Roi Dragon semblait prêt à tout pour rester en vie. Quant au décor qui représentait le Palais sous la mer, il comportait un plafond où, dans un but satirique, pendaient des bouteilles en plastique évoquant la pollution du monde 1 Scène de la pièce Une Chunhyang actuel. De même que les cosdifférente , mise en scène par Andrei Serban. Ce spectacle où chantait tumes et masques des coméLee So-yeon, l’étoile montante du diens, il avait été conçu par pansori , a eu lieu en novembre 2014 Achim Freyer lui-même, qui au Théâtre national. 2 Scène d’une adaptation au changest également célèbre en tant geuk de la tragédie Médée d’Euripide. que peintre expressionniste. La pièce éponyme a été représentée au Théâtre national en mai 2013, Sur le plan visuel, une telle avec dans le rôle principal Park Ae-ri, puissance d’évocation n’a pas une célèbre artiste de la Compagnie son pareil dans l’histoire du nationale du changgeuk . La critique enthousiaste a souligné qu’elle avait changgeuk. su « restituer l’essence même de la Les aspects satiriques de tragédie grecque par le chant tradil’oeuvre, qui constituent à l’oritionnel coréen ». 3 Scène de la pièce Madame Ong , qui gine l’une des caractéristiques a été représentée pour la première principales du pansori , avaient fois en 2014, à l’issue d’un travail été mis au goût du jour moyende reconstitution réalisé sur sept œuvres de pansori . Cette première nant certaines transformamise en scène du genre due à Koh tions. Dans la scène où, à la Sun-woong a permis à la Compagnie demande de la tortue, ordre nationale du changgeuk de remporter son plus grand succès à ce jour est donné par le Roi Dragon de et elle est appelée à donner lieu à réaliser un portrait du lièvre, plusieurs représentations dans le le metteur en scène évoquait courant de l’année.
Kim Sung-nyeo, qui assure la direction artistique de la Compagnie nationale de changgeuk, a acquis la conviction que « le pansori doit être conservé et protégé en tant que forme d’art vocal traditionnel spécifiquement coréenne, tandis que le changgeuk, ce genre théâtral qui en est issu, se prête à des modifications et adaptations selon l’époque ». 2
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l’écran de papier traditionnel qui occupait tout l’arrière de la scène, était projetée une représentation de pansori où l’interprète chantait au rythme du tambour, éventail à la main. Ce spectacle intervenait donc ici sous sa forme d’origine en tant que partie intégrante de la mise en scène. Par ailleurs, une projection d’images avait aussi lieu sur l’éventail qui, en se déplaçant, faisait tantôt apparaître la colline d’où Cao Cao dirigeait son armée pendant la bataille, tantôt la maison de Zhuge Liang où Liu Bei s’était rendu à trois reprises pour essayer de le recruter, et d’autres fois encore, un navire de guerre ou un oiseau. Dans le même temps, apparaissaient, sur la scène et l’écran situé à l’arrière-plan, des dessins à l’encre de Chine réalisés à l’aide d’une tige de bambou et représentant des points, des lignes, des plans et le paradis aux fleurs de pêcher. Dans ce décor sobre, mais hautement symbolique, les chants du maître Song Soon-seop et du chœur qui l’accompagnait vibraient d’une énergie puissante.
des réalisations diverses Outre ces nouvelles interprétations bien accueillies dont fait aujourd’hui l’objet le changgeuk en vue de son actualisation, on assiste actuellement à différents efforts visant à une plus grande diffusion du pansori . Ils portent notamment sur la restauration des sept oeuvres de pansori inachevées évoquées plus haut, ainsi que sur l’adaptation de l’une d’entre elles, dont le titre d’origine Byeongangsoe Taryeong (le chant de Byeon Gang-soe) est devenu Madame Ong . Portée à la scène par Ko Seong-woong et représentée pour la première fois en juin 2014, cette nouvelle version a préféré à l’évocation du personnage aux exploits amoureux légendaires, Byeon Gang-soe, celle des états d’âme de sa fidèle épouse Ongnyeo. Dans toute l’histoire de la Compagnie nationale du changgeuk , ce
Scène de la pièce Le chant des falaises rouges représentée en septembre 2015 au Théâtre national, dans une mise en scène de Lee Soyoung. Son décor dépouillé, mais chargé de symboles, et la puissante prestation du maître Song Soon-seop ont créé une synergie qui a fortement impressionné le public.
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ainsi de grands artistes comme Kim Hong-do, Ai Weiwei, Andy Warhol, Albrecht Dürer et Pablo Picasso. Ce faisant, il présentait de manière très actuelle le genre du changgeuk , qui pourrait sinon paraître hermétique à un public jeune, mais sous cette forme, correspond désormais à un nouveau type de spectacle appelé « opéra de pansori ». L’œuvre Une Chunhyang différente, qui a été jouée pour la première fois en novembre 2014 sur la scène de la Dal, une petite salle du Théâtre national, appartient également au nouveau genre de l’« opéra de pansori ». Ce spectacle d’Andrei Serban, un Américain d’origine roumaine très présent dans la création lyrique et théâtrale américaine et européenne, s’inspirait du Chant de Chunhyang évoquant, en pansori traditionnel, l’idylle qui se noue entre un fils de magistrat appelé Yi Mong-ryong et Song Chunhyang, dont la mère est une ancienne gisaeng , c’est-à-dire une courtisane. Par-delà son thème central de l’amour transcendant les clivages sociaux, l’œuvre mettait aussi l’accent, dans cette mise en scène d’Andrei Serban, sur le combat que livre Chunhyang, au péril de sa vie, pour sauvegarder l’idéal de l’amour. En revanche, le personnage de Mongryong, ce fils de fonctionnaire de haut rang, ne fait pas preuve de la même pureté d’âme, car, bien qu’épris de Chunhyang, une jeune fille de condition plus modeste, il finit par renoncer à cette union après avoir pesé le pour et le contre. La mise en scène était quant à elle assez audacieuse, par son décor composé de structures métalliques en spirale placées de part et d’autre d’une scène couverte de sable où circulait de l’eau figurant un ruisseau. Elle faisait abondamment appel à des films vidéo qui étaient projetés en arrière-plan et montraient Chunhyang et Mongryong en amants portant le costume traditionnel dit hanbok, tandis que sur scène, le jeune homme travaillait sur un ordinateur portable. Enfin, un troisième opéra de pansori intitulé Le chant des falaises rouges a été porté à la scène par Lee So-young, qui occupe le poste de directrice artistique de l’opéra coréen à la Compagnie de l’opéra national. Dans la première représentation de ce spectacle, qui avait lieu le 25 septembre dernier dans la grande salle Hae du Théâtre national, les chants et la mise en scène sont apparus en parfaite harmonie. Évoquant l’épisode de la Bataille des falaises rouges que décrit le roman chinois ancien Romance des Trois Royaumes , Le chant des falaises rouges retrace la fuite de Cao Cao sur le sentier de Huarong, suite à sa défaite militaire. À partir de cette trame, Lee So-young avait pris la liberté de se livrer à une satire politique en délaissant le ton viril de l’œuvre de pansori d’origine, aux nombreux héros et généraux contant leurs actes de bravoure, pour rappeler le triste destin des sans-grade qui sacrifient leur vie et sont aussitôt oubliés. Le spectacle était servi par une remarquable conception de la scène, que soutenait un tambour s’élevant de la fosse de l’orchestre et où se dressait, pour tout décor, un énorme éventail d’aspect usé, avec son papier déchiré qui laissait apparaître ses branches. Sur
spectacle a été le premier à faire salle comble à chacune de ses vingt-trois représentations. En novembre 2011, le roman classique coréen Janghwa Hongryeon-jeon, qui narre l’histoire de deux sœurs, avait déjà été adapté à la manière d’une fiction à suspense mise en scène par Han Tae-seok. L’intrigue, qui a pour point de départ un crime survenu dans un quartier résidentiel pour classes moyennes, avec son parc et son lac, cherche à mettre en lumière l’égoïsme et la passivité extrêmes de la société contemporaine. Dans un registre expérimental différent, la tragédie grecque classique Médée a également fait l’objet d’une adaptation réussie au changgeuk qui laisse entrevoir toutes les possibilités d’expansion du genre. La mise en scène novatrice de cette œuvre est signée Seo Jae-hyeong et la première représentation a eu lieu en mai 2013. Le célèbre film Seopyeonjae a quant à lui été adapté à la scène sous forme d’un spectacle de changgeuk portant le même titre et joué pour la première fois en mars 2014 dans une mise en scène de Yun Ho-jin. En mars de l’année suivante, à la demande de la Compagnie nationale du changgeuk, un metteur en scène coréen né au Japon, Jeong Ui-sin, allait adapter au changgeuk la célèbre pièce de Bertolt Brecht Le cercle de craie caucasien, qui a rencontré un énorme succès.
Conservation et modernisation Ces différents efforts entrepris en vue de l’actualisation et de la diffusion du changgeuk l’ont été en grande partie grâce à des initiatives dues à Ahn Sang-ho et Kim Sung-nyo, qui assurent respectivement la direction du Théâtre national et la direction artistique de la Compagnie nationale du changgeuk. Cette dernière responsable a acquis la conviction que « le pansori doit être conservé et protégé en tant que forme d’art vocal traditionnel spécifiquement coréenne, tandis que le changgeuk, ce genre théâtral qui en est issu, se prête à des modifications et adaptations selon l’époque ». Pour ce faire, elle entend également solliciter de grands metteurs en scène coréens et étrangers afin qu’ils portent un regard nouveau sur les douze œuvres de pansori qui sont parvenues jusqu’à notre époque sous leur forme d’origine. Déjà, en décembre 2012, le spectacle Le Lièvre et le Roi Dragon, dans sa mise en scène d’Achim Freyer évoquée plus haut, a enchanté le public allemand de l’Opéra de Wuppertal et un an plus tard, c’était au tour des spectateurs du Théâtre national coréen de le découvrir. Quant au spectacle Madame Ong , il sera représenté au mois d’avril prochain sur la scène parisienne du Théâtre de la Ville. Le genre du changgeuk semble donc à même, dans un avenir proche, de se hisser au rang de ceux de l’opéra de Pékin et du kabuki japonais.
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CHO SEONG-JIN REPRÉSENTE L’AVENIR DE LA MUSIQUE CLASSIQUE EN CORÉE lors de la dernière édition du Concours international de piano frédéric Chopin, le jeune pianiste coréen Cho seong-jin s’est vu décerner à la fois le premier prix et le prix de la meilleure polonaise. Ce « phénomène Cho seong-Jin » invite les mélomanes à s’intéresser aussi d’un peu plus près à la situation de la musique classique en Corée. park yong-wan Ancien rédacteur en chef de Gaeksuk et fonctionnaire du ministère de la Culture, des Sports et du Tourisme
©Bartek Sadowski_NIFC
« Curieusement, j’ai abordé les épreuves finales sans la moindre inquiétude. Mes mains semblaient jouer d’elles-mêmes et je prenais plaisir à écouter la musique que j’interprétais », confiait Cho Seong-jin lors d’une interview accordée après sa victoire au Concours.
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’automne dernier, en consultant ma timeline sur Facebook, j’y ai trouvé partout des photos d’un certain jeune homme. Mes amis internautes, qui le plus souvent connaissent bien la musique ou travaillent dans le secteur de la culture, parlaient de lui en des termes dithyrambiques. Quelque temps après, j’ai revu ce même visage sur la page d’accueil du premier moteur de recherche coréen. En Corée, une telle publicité est d’ordinaire réservée aux vedettes ou aux sportifs de haut niveau, mais ce pianiste qui était sous les feux de la rampe faisait exception à la règle. Le 21 octobre 2015, lors de la proclamation des résultats du dix-septième concours international de piano Frédéric Chopin, le monde entier a découvert une nouvelle étoile montante qui succédait à Yulianna Avdeeva, la lauréate russe de l’hiver 2010, et cinq ans avant elle, au Polonais Rafal Blechacz, qui fut le vainqueur de cette compétition en 2005. Cette année-là, c’est à Cho Seong-jin qu’est revenue cette distinction qui a fait de lui le premier Coréen à la remporter. Dès l’annonce de cette nouvelle, l’agence de production de spectacles de musique classique Credia a fait savoir qu’un concert de gala se déroulerait au Centre des arts de Séoul le 2 février 2016, avec la participation de Cho Seong-jin et d’autres heureux candidats. Pas plus de huit jours plus tard, quand ont commencé les réservations, le site du producteur a été momentanément saturé, une situation sans précédent s’agissant d’un concert de musique classique, et toutes les places se sont vendues en à peine une heure.
genèse d’un concours Les trois plus grandes compétitions du répertoire classique sont le Concours international de piano Frédéric Chopin, le Concours international Tchaikovsky de Moscou et le Concours musical international Reine Elisabeth de Belgique, la vocation exclusivement
pianistique de ces manifestations étant révélatrice de la place qu’occupe cet instrument et la première d’entre elles étant même la seule à se consacrer entièrement à un compositeur. Paradoxalement, cette épreuve si sélective a produit plus de vedettes et donné lieu à plus de scandales qu’aucune autre de ce type. L’histoire du concours commence il y a quatre-vingt-neuf ans. Durement éprouvée par les combats du début de la Première Guerre mondiale, la population de Varsovie panse ses plaies, au sens propre comme au figuré, en pratiquant le sport, mais en négligeant la musique. Le spécialiste de Chopin et professeur au Conservatoire de Varsovie Jerzy Zurawlew redoute que la Pologne ne perde sa renommée de centre européen de culture et après mûre réflexion, l’idée lui vient alors d’organiser des olympiades de la musique qui attireraient ses concitoyens par un concours susceptible de leur faire reprendre le chemin des salles de concert. Cette initiative se concrétisera par une première manifestation qui aura lieu le 23 janvier 1927 à la Philharmonie nationale de Varsovie. En vertu d’une règle toujours en vigueur, elle impose aux candidats qui concourent aux épreuves d’interpréter des œuvres de Chopin. Le premier lauréat du concours sera le Russe Lev Oborin. Une deuxième édition de ce concours aura lieu en 1932, suivie d’une troisième en 1937, mais par la suite, les bouleversements de la Seconde Guerre mondiale entraîneront sa suspension. Cinq ans après la fin du conflit, le concours renaîtra de ses cendres dans le cadre des festivités du centième anniversaire de la mort de Chopin et à l’issue de cette quatrième édition, les deux lauréates polonaises Halina Czerny-Stefanska et Bella Davidovich se partageront les honneurs du classement. C’est en 1960 que le concours, désormais d’une périodicité quinquennale depuis 1955, consacrera sa « grande vedette » en la personne de Maurizio Pollini. Cinq ans plus tard, la plus haute dis-
1 Le pianiste Cho Seong-jin aux côtés des officiels et des autres lauréats du dix-septième Concours international de piano Frédéric Chopin, lors de la cérémonie de remise des prix, dans la salle de concert philharmonique de Varsovie. À sa gauche, se tient le Canadien Charles Richard-Hamelin et à sa droite, l’Américaine Kate Liu, respectivement récompensés par les prix d’argent et de bronze. 2 Cho Seong-jin remerciant le public suite à sa prestation au concert des lauréats du Concours international de piano Frédéric Chopin qu’accueillait la salle de concert philharmonique de Varsovie.
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tinction ira à Martha Argerich, après laquelle viendront en 1970 un premier lauréat américain, Garrick Ohlsson, et en 1975, le pianiste polonais Krystian Zimerman. En 1980, la dixième édition allait être riche en émotions, car Martha Argerich y a remis sa démission au jury en signe de protestation contre l’élimination d’Ivo Pogorelich lors des épreuves finales, malgré sa prestation « de génie ». Quant au vainqueur de cette édition, il se nommait Dang Thai Son et il va sans dire qu’il s’agissait d’un spécialiste confirmé de Chopin. Suite au concours de 1985 qui a vu Stanislav Bunin ravir le premier prix, celui-ci n’allait plus être décerné jusqu’à l’an 2000. À l’aube du XXIe siècle, entrera en scène le grand virtuose chinois Li Yundi, que le titre suprême viendra honorer après ce hiatus de quinze années et qui demeure à ce jour le plus jeune à l’avoir remporté. La quinzième édition qui aura lieu en 2005 sera tout aussi exceptionnelle et trente ans après la victoire de Zimerman en 1975, elle couronnera à nouveau un pianiste polonais salué par l’ensemble de la presse. Les second et cinquième prix n’y seront
pas décernés, mais les troisième et quatrième iront à des artistes asiatiques, à savoir respectivement les Coréens Lim Dong-min et son frère Lim Dong-hyek d’une part, et les Japonais Shohei Sekimoto et Takashi Yamamoto, d’autre part.
plus qu’une soif de succès, un beau rêve Intéressons-nous maintenant à Cho Seong-jin lui-même, ce pianiste qui a dominé la saison artistique coréenne d’automne. Né en 1994, il suivra des études musicales à l’École Yewon et au Lycée des beaux-arts de Séoul, puis entrera au Conservatoire de Paris où il est l’élève de Michel Beroff depuis 2012. Il acquiert une renommée mondiale dès 2008 en se voyant récompenser par le premier prix du Concours Chopin des jeunes pianistes, puis à nouveau en 2009, en tant que lauréat le plus jeune du Concours japonais de piano Hamamatsu. Il poursuivra son exceptionnel parcours en se classant troisième au Concours international Tchaikovsky, qui se déroulait en Russie en 2011, et trois ans plus tard, au Concours Arthur arts et Culture De Corée 35
Rubinstein de Tel Aviv. J’ai rencontré Cho Seong-jin une première fois, en décembre 2008, à son retour de Moscou où il venait de remporter le Concours Chopin des jeunes pianistes. Quelque peu intimidé, le petit collégien en uniforme scolaire de l’École Yewon a fait son entrée dans le studio pour s’y prêter à une séance de photos. Il avait un visage joufflu d’enfant, mais si ma mémoire est bonne, ses yeux pétillants de curiosité lui donnaient un air un peu froid. Il m’a confié les impressions qu’il avait ressenties en se présentant à son premier concours, alors qu’il était en deuxième année du cours primaire. Il avait été ébloui par les prestations de ses concurrents, qui lui semblaient avoir déjà atteint un niveau professionnel. À propos du Premier prix qu’il avait remporté au Concours Chopin des jeunes pianistes, il avait eu ces mots : « Les candidats que j’ai côtoyés en Russie étaient pleins d’assurance et d’une grande aisance dans leur façon de jouer. Je me sentais donc très inférieur à eux. Je ne doute pas que je me heurterai à beaucoup d’obstacles pour étudier la musique occidentale. Je vais devoir travailler encore plus dur pour me préparer du mieux possible ». En janvier 2009, soit un an après cette interview, Cho Seong-jin interprétait la Sonate de Dante de Liszt au concert du Nouvel An qui se déroulait au Geumho Art Hall. Comment un jeune garçon de son âge serait-il en mesure de faire comprendre les sentiments amoureux de Liszt et d’évoquer le paradis et l’enfer de Dante uniquement à partir des notes et symboles de sa partition ? La prestation qu’il a livrée ce jour-là m’a tout à fait rassuré sur ce point, par sa fidèle évocation musicale de la vie de Liszt et de Dante. Si un enfant de son âge m’avait fait le récit de ces mêmes faits, nul doute que je n’aurais pas ressenti une telle émotion. Il en va ainsi de ce pouvoir de la musique qui avait permis à un jeune garçon de réaliser une interprétation de toute beauté. Pendant l’hiver 2011, l’occasion allait m’être à nouveau donnée d’entendre Cho Seong-jin au Geumho Art Hall. Il se produisait alors en duo avec la pianiste Son Yeol Eum, cette amie intime qui est pour ainsi dire sa sœur. Au cours de notre long entretien, l’artiste m’a conté une anecdote sur son séjour à Okinawa : « Pendant que j’y faisais une tournée, j’ai pris une journée de repos. Il ne m’était jamais arrivé de le faire lors de spectacles à l’étranger. Je me suis alors rendu compte du peu de chose qui suffisait à rendre heureux. Puis je me suis demandé en quoi consistait le bonheur ». Pourquoi ce pianiste de dix-sept ans s’était-il posé de telles questions sur cette agréable île du sud ? Deux années ont passé avant que je ne le revoie à l’époque de ses études à Paris, lors d’un passage en Corée où il devait donner un mois plus tard un concert avec l’Orchestre philharmonique de Munich placé sous la direction de Lorin Maazel. « Je suis content de mon séjour à Paris, si ce n’est que la vie y est très chère et que la langue est difficile. Tout n’est que nouveauté et découvertes passionnantes. Cela m’a même changé, en me débarrassant de mes peurs et de ma timidité. Je me sens plus détendu, ce qui n’est pas 36 Koreana Printemps 2016
le cas de mon interlocuteur…», avait-il affirmé. Le jeune garçon s’était fait homme, mais il avait les yeux toujours aussi brillants. Disait-il cela pour plaisanter ou pour me taquiner ? Je n’en suis pas sûr, car il y avait un peu des deux dans ses propos. On aurait dit que, quelque part en lui, brûlait un petit feu attisé par un curieux mélange d’émotion et de nonchalance. Ma dernière question a été : « Recherchez-vous le succès ? » « On m’a toujours taxé d’ascétisme. J’ai certes de l’ambition, mais tout dépend du sens que vous donnez à ce mot. » a été sa réponse. « Le succès, est-ce de gagner beaucoup d’argent ou de toucher le public en jouant ? Un musicien peut vouloir ne jouer que pour lui et pratiquer la musique à la maison pour son seul plaisir. Il pourra aussi connaître le succès à sa manière, car cette notion n’est pas facile à définir, en ce qui me concerne. J’ai un beau rêve, qui est d’interpréter magistralement. Je voudrais jouer comme Radu Lupu, Grigory Sokolov ou Murray Perahia. Leur musique est sublime. Aux yeux de certains, ce n’est peut-être pas cela, le succès, mais pour moi, ce rêve est plus beau que tous les prix des concours ». Pour un jeune musicien, que représente donc un concours ? La pianiste Son Yeol Eum, qu’a récompensée en 2011 le deuxième prix du Concours international Tchaikovsky de Russie, tandis que Choi Seong-jin la suivait à la troisième place, déclare ce qui suit à ce sujet : « J’ai concouru dans diverses compétitions et cela m’a déçue. Je me souviens encore de ce que m’avait dit à l’époque Kim Dae-jin, qui était mon professeur : on peut penser que les concours sont absurdes et c’est en partie vrai, mais en réalité, il n’y a pas plus juste qu’eux. À mon avis, il avait raison ». Pour les jeunes qui ambitionnent une carrière musicale, un concours peut ouvrir la voie au succès, une voie aussi difficile qu’indispensable. Et encore fautil se dire que l’obtention d’une récompense ne représente guère plus qu’un premier pas. Cho Seong-jin semble d’ailleurs tout à fait sincère quand il déclare ne pas vivre dans l’espoir de gagner un concours, mais dans celui de réaliser son beau rêve d’« interpréter magistralement ». Dernièrement, il signait un contrat avec l’agence française Solea Management, qui a fait part de cette nouvelle sur son site dès le 5 janvier dernier. Fondée par Romain Blondel en 2005, elle gère la carrière d’une vingtaine d’artistes, dont celles du pianiste Menahem Pressler, du violoniste Daniel Hope, du violoncelliste Jean-Guihen Queyras et du flûtiste Emmanuel Pahud. Tout en poursuivant ses études à Paris, Cho Seong-jin sera Après sa sortie, l’album de la en mesure de se produire en Europe prestation effectuée par Cho Seong-jin au Concours internaavec l’aide de la société Solea, qui se tional de piano Frédéric Chopin situe également à Paris. de 2015, un enregistrement de la Deutsche Grammophon, a longtemps figuré au palmarès des meilleurs succès de vente dans le domaine de la musique classique.
un effet Cho seong-jin ? Les avis divergent quant aux répercussions des prix décernés
à Cho Seong-jin au Concours Chopin sur l’évolution du marché coréen de la musique classique. L’enregistrement de sa prestation à ce concours a été édité en même temps que le nouvel album des jeunes pianistes coréens à succès Lim Dong-hyek et Kim Sunwook, ce qui a créé un effet de synergie dont ont bénéficié les ventes dans les trois cas. Toutefois, il reste à voir combien de temps et avec quelle ampleur se prolongera l’effet Cho Seong-jin. L’industrie coréenne de la production de musique classique souffre surtout de son sous-dimensionnement. On ne dispose pas de suffisamment de statistiques précises sur son chiffre d’affaires décomposé par catégorie et d’analyses du profil démographique du public des concerts. Ce manque d’information n’est pas propice à la mise au point de mesures efficaces en vue de la relance du secteur. Un jeune musicien soulignait à ce propos : « Ce que je trouve le plus difficile en Corée, c’est que les artistes ne sont pas très entourés. Il n’existe à proprement parler ni marché, ni presse traitant comme il se doit de la musique, pas plus qu’il n’y a de consommateurs ou de fournisseurs ». C’est donc des Coréens eux-mêmes que dépendront les retombées ultimes du « phénomène Cho Seong-jin ». Toutefois, quelle que soit l’évolution de l’industrie du classique, elle n’entamera en rien l’importance que représente pour les Coréens le succès remporté par ce jeune homme de vingt-deux ans au Concours Chopin,
dans la mesure où il incite à plus de réflexion sur l’avenir de la musique classique en Corée. Dans un entretien accordé à une revue coréenne juste après le Concours Chopin, comme le journaliste lui demandait quel message il souhaitait transmettre à ses admirateurs avant son prochain concert, Cho Seong-jin a déclaré ceci : « Je n’aime pas que l’on parle d’« idole » du classique à mon sujet, car tout ce que je souhaite, c’est de pouvoir me consacrer le plus longtemps possible à cette musique. D’après certains, je serais aussi un « spécialiste de Chopin », alors que pour moi, il reste encore aujourd’hui l’un des plus difficiles à interpréter. Si des Beethoven ou des Brahms ont composé des œuvres moins complexes au soir de leur vie, je pense que c’est parce qu’ils voulaient supprimer tout ce qui était superflu. Je me trouve actuellement à une étape d’apprentissage où je dois faire de même. La vie est ainsi faite, d’après moi. Je me trouve actuellement à une étape d’apprentissage par laquelle je suis tenu de passer pour pouvoir faire de même en vieillissant ». Dans cette capitale palpitante d’activité, Cho Seong-jin, ce « premier Coréen à avoir remporté le Concours Chopin », peut à tout moment tomber dans l’oubli et il convient donc de soutenir ce jeune musicien, non tant dans sa brillante réussite que dans la voie solitaire où il s’avancera peut-être.
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HIstoIres des deux Corées
les artIstes réfugIés rêVent d’une Corée sans frontIères
Kim Hak-soon Journaliste, professeur invité à l’École des médias et de la communication de l’Université Koryo
Ce sont plus de 28 000 nord-Coréens qui ont trouvé refuge de ce côté-ci de la frontière, fuyant la famine ou aspirant à plus de liberté, dont d’anciens étudiants des beaux-arts et artistes professionnels. Constatant que les tensions intercoréennes ne semblent pas en voie d’apaisement, ils se servent de leurs œuvres pour évoquer leurs souvenirs du pays natal et exprimer le grand espoir de réunification qui les habite. 38 Koreana Printemps 2016
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l est manifeste que bon nombre d’œuvres dues à des réfugiés nord-coréens véhiculent une certaine propagande et elles ne s’en cachent pas, cette démarche n’étant pas perçue de la même manière de part et d’autre de la frontière. Les créations du peintre Sun Mu, qui est âgé d’environ quarante-cinq ans, ont ainsi été incomprises, ce dont il a eu à subir les conséquences. Un jour de 2007 où il exposait pour la première fois en Corée du Sud, dans une galerie du quartier de Jongno situé au centre de Séoul, un policier y a fait irruption et lui a demandé de le suivre au commissariat aux fins d’une enquête. Il allait apprendre par la suite que des habitants du quartier et des visiteurs de la galerie s’étaient plaints à la police de la présence à l’exposition de « tableaux à la gloire de la Corée du Nord », ce qui constitue un délit au regard de la loi sur la sécurité nationale. En 2008, lors de la Biennale de Busan, ses œuvres allaient être retirées de l’exposition au motif qu’elles comportaient un portrait de Kim Il-sung. Quant au peintre Song Byeok, lui aussi nord-coréen et réfugié en Corée du Sud, il rapporte des faits analogues. Lorsqu’il a ouvert au public son studio situé dans un centre commercial de Gangnam, ce quartier du sud de Séoul, des personnes âgées ont informé les autorités que parmi les œuvres présentées, figuraient des portraits de Kim Jong-il et Kim Jong-un. L’artiste a aussitôt reçu la visite d’un agent de renseignement du Service de la surveillance intérieure coréenne.
ni ligne ni frontière Après avoir fui son pays en 1998 et s’être beaucoup déplacé en Chine, en Thaïlande et au Laos, Sun Mu a fini par arriver quatre ans plus tard en Corée du Sud, où il a été le premier artiste nord-coréen à chercher asile. Sa défection n’était pas motivée par son aversion pour le régime, alors que c’était le cas des autres réfugiés. Après sa scolarité, pendant laquelle il a pratiqué le scoutisme, Sun Mu a effectué trois années d’études dans une faculté des beaux-arts, puis son service militaire où il a exercé en tant que peintre propagandiste. Son départ ultérieur a été le fruit du hasard. Il s’est trouvé qu’il était en Chine, où il réalisait de menus travaux, à l’époque à laquelle approchaient des élections en Corée du Nord. Le vote étant obligatoire pour les citoyens de ce pays, tout manquement à cette obligation constitue un délit politique et expose le coupable à l’internement dans un camp de rééducation. Sun Mu s’est alors rendu compte qu’il lui serait impossible de revenir dans sa province de Hwanghae en temps voulu
pour le scrutin, étant donné la distance importante qui la sépare de la frontière avec la Chine. C’est pour cette raison qu’il allait prendre la décision de ne pas rentrer, mais peutêtre aussi parce que cette idée l’avait effleuré lors de son séjour dans ce pays, où il avait eu un aperçu de ce que devait être la vie en Corée du Sud. À son arrivée à Séoul, il a commencé par s’inscrire à l’École des Beaux-arts de l’Université Hongik, où il a suivi un cursus de maîtrise le destinant à la profession d’artiste. Il a alors pris pour pseudonyme les mots « Sun Mu », qui signifient « aucune ligne », exprimant ainsi sa profonde aspiration à voir un jour disparaître la frontière qui sépare les deux Corées. Jamais il ne se sert de son vrai nom ou ne se montre en public, de crainte que cela ne porte préjudice à sa famille restée en Corée du Nord. Les œuvres de Sun Mu se distinguent par une critique virulente du régime commu2 niste nord-coréen et de ses 1 Déshabillez-vous , Sun Mu, 2015, huile sur toile, dirigeants. Par leur style évo130cm x 190cm cateur du pop’art aux couleurs 2 Autoportrait, Sun Mu, 2009, huile sur toile, 100cm x 40cm criardes trompeusement gaies, Sur ce tableau, l’artiste a griffonné les mots suivants : « Voilà près de dix ans que j’ai quitté mon pays. Quand auquel vient s’ajouter une comla porte s’ouvrira-t-elle ? » posante d’art officiel nord-coréen, ses tableaux possèdent une dimension indéniablement subversive, quoique de manière implicite, comme ce Kim Jong-il dans son Adidas ou Un Jésus en Corée. À l’étranger, cette manière paradoxale de représenter la situation nord-coréenne a retenu l’attention des milieux de l’art, ce qui a déjà permis à l’artiste d’exposer deux fois à New York et à Berlin, et une fois à Jérusalem, Oslo et Melbourne dans le cadre de manifestations qui lui étaient entièrement consacrées. Aux côtés d’autres artistes, cette fois, il projette de participer à une exposition qui aura lieu en France dans le courant de l’année. La presse occidentale le qualifie d’« artiste sans visage » et soulignent que ses œuvres tournent en dérision ces mêmes dirigeants qu’il a dû apprendre à vénérer comme des dieux dès son enfance.
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la ligne démilitarisée, en septembre dernier. Ce long métrage de quatre-vingtsept minutes dû au réalisateur américain Adam Sjoberg permet de découvrir la vie et l’œuvre du peintre, ainsi que les objectifs de sa démarche artistique. Le cinéaste a filmé des scènes de l’exposition de 2014, qui allait tourner court le jour même de son vernissage dans une galerie de la banlieue de Pékin quand la police en a soudain interdit l’accès au public. Les agents ont saisi et confisqué l’ensemble des tableaux, ainsi qu’une grande bannière, qui se trouvent aujourd’hui encore dans la capitale chinoise. Sun Mu avait cherché à représenter sur la toile les espoirs de réunification des deux populations, dans des dominantes de rouge, blanc et bleu qui évoquent les drapeaux des six pays engagés dans les négociations visant au désarmement nucléaire de la Corée du Nord. « Du reste, je n’avais nullement l’intention d’être présent au vernissage, pour des raisons de sécurité. Depuis l’interdiction de ma première exposition, je redoute toujours un enlèvement, car dans ce cas, je laisserais derrière moi une épouse et deux filles », confie-t-il. En dépit des nombreux problèmes auxquels il se heurte dans son intégration, Sun Mu reste fasciné par la diversité culturelle. « En allant exposer à New York, j’ai pris conscience de la pluralité de ce monde, où existent des lieux aussi différents que le Moyen-Orient, l’Afrique, l’Amérique latine, l’Europe et bien entendu les deux Corées. Dans mes œuvres, j’aimerais parler de la vie des gens qui y vivent », explique-t-il.
Je suis sun mu Dans nombre de ses œuvres récentes, Sun Mu met en parallèle la vie quotidienne, les gens, les choses et les événements propres aux deux Corées en les faisant se côtoyer, ce mode de représentation traduisant chez lui une réelle volonté d’apporter sa contribution à la réconciliation et à la coexistence pacifique. Il analyse les spécificités de la partition coréenne et la situation de la Corée du Nord dans le cadre de sa quête d’identité artistique, sans se laisser tenter par des considérations politiques relevant de la propagande. Il se refuse désormais à être l’instrument d’une idéologie. Pour bien comprendre le sens des œuvres de Sun Mu, il faut se garder de toute interprétation simpliste et pousser plus loin la réflexion, car ses toiles sont l’expression d’un vécu et d’émotions qui lui sont propres, mais aussi de la confusion idéologique résultant de son déchirement entre deux pays aux systèmes politiques radicalement opposés. Après quatorze années passées dans son pays d’accueil, il éprouve encore des difficultés à s’adapter à certains aspects de sa nouvelle vie. Souvent, il revient en rêve dans son pays d’origine, puis à son réveil, il retrouve sa solitude et son désarroi face à une réalité déroutante. La personnalité de l’homme et son identité d’artiste transparaissent dans une œuvre intitulée Je suis Sun Mu, qui a été projetée en ouverture de la septième édition du Festival international du film documentaire sur 40 Koreana Printemps 2016
déshabillez-vous Autre créateur nord-coréen inspiré par le pop’art, Song Byeok se livre dans ses œuvres à une satire du régime nord-coréen. Comme son compatriote Sun Mu, il est originaire de la province de Hwanghae et se fait appeler par son pseudonyme. En revanche, il n’hésite pas à faire des apparitions en public et nombre de Sud-Coréens ont déjà eu l’occasion de le voir. Parmi ses toiles les plus célèbres, figure ce portrait en pied composé de la tête de Kim Jong-il et du corps de Marilyn Monroe telle qu’on la voit dans la scène culte du film de 1955 The Seven Year Itch, où elle se tient sur une grille d’aération du métro en s’efforçant de retenir sa jupe soulevée par le souffle d’air. Le titre du tableau de Song Byeok, Déshabillez-vous, se comprend comme une invitation à plus d’ouverture adressée à la Corée du Nord. Les thèmes du pigeon et du papillon sont récurrents dans son œuvre, car emblématiques du « rêve de liberté qui est profondément enfoui dans le cœur du peuple nord-coréen », comme l’explique l’artiste. Sept années durant, Song Byeok a réalisé des affiches destinées à la propagande nord-coréenne, avant de se résoudre à fuir la famine endémique qui sévissait dans son pays. En août 2000, il tentera une première fois de le faire, sans succès, suite au décès par noyade de son père, emporté par le fort courant de la Tumen en crue lors de pluies torrentielles. Arrêté par un garde-frontière, Song Byeok sera enfermé dans un camp de rééducation et y perdra la dernière phalange de son index droit, cette partie de la main des plus importantes pour un peintre. Une fois libéré, il entreprend à nouveau de s’évader en 2001 et réussit cette fois à gagner la Corée du Sud après un séjour d’un an en Chine. En 2005, il apprenait la disparition de sa mère et deux ans après, sa sœur cadette parvenait à le rejoindre grâce à son aide. Après avoir poursuivi ses études au Département de pédagogie artistique
de l’Université nationale de Gongju, où il entre en 2007, Song Byeok s’inscrit à l’École des beaux-arts de l’Université Hongik afin de se spécialiser dans la peinture orientale. Pour subvenir à ses besoins, il enchaîne les petits emplois et travaille notamment comme déménageur. En 2011, il exposera pour la première fois ses œuvres lors d’une manifestation intitulée Fuite éternelle qui lui est entièrement consacrée à Insa-dong, un quartier de Séoul. Trois autres lui succéderont aux États-Unis, dont celle de Washington, en 2012, qui attirera de nombreuses personnalités, notamment Robert King, l’émissaire spécial américain chargé des droits de l’homme en Corée du Nord. De grands médias audiovisuels comme CNN, la BBC et NHK étaient également présents. Suite à cet événement, Song Byeok allait être invité à prononcer des conférences dans plusieurs universités américaines. En octobre dernier, c’est à Francfort qu’il a exposé ses œuvres dans le cadre des festivités organisées à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la réunification allemande et son tableau Kim Jong-il et Marilyn Monroe y a particulièrement retenu l’attention de la presse. Encouragé par ce succès, l’artiste travaille à l’organisation d’une seconde exposition allemande qui se tiendra en septembre prochain à l’ancien emplacement de la frontière entre les deux Allemagnes. Déclarant ne pas vouloir être cantonné dans une thématique exclusivement nord-coréenne, Song Byeok a l’espoir qu’il pourra contribuer à sa manière à alléger les souffrances des hommes de par le monde, y compris bien sûr en Corée du Nord, où le peuple connaît la faim et la répression, mais dont il souhaite voir se réaliser les rêves de paix et de bonheur. Un petit mot griffonné sur la table de son studio en dit long sur sa clairvoyance : « Ne vous laissez pas étouffer par la réalité, lancez-vous toujours de nouveaux défis et suivez votre voie, patiemment et avec constance ».
chevronné menait de front ses activités artistiques au ministère des Forces armées populaires et l’enseignement à l’université en tant que titulaire de chaire. En février 2010, une première exposition se déroulant 2 dans le quartier d’Insa-dong 1 Sur la place , Sun Mu, 2015, huile sur toile, portera entièrement sur son 160cm x 130cm œuvre, représentée par environ 2 Song Byeok à l’oeuvre dans son studio. soixante-dix tableaux de pay3 Rêve de liberté , Song Byeok, 2013, acrylique sur papier de riz épais, 82cm x 110cm sages des deux Corées. À peine un mois plus tard, l’artiste, atteint d’un cancer du foie, y succombera à l’âge de cinquante-sept ans. Quand il avait reçu des soins, il n’avait pas pour autant cessé de travailler jour et nuit à la préparation de cette manifestation. À ce sujet, il déclarait souvent à regret : « Je voudrais pouvoir continuer de peindre et voir un jour la réunification, mais je n’en aurai pas la force ». « Dans les années 1970 et 80, où a commencé ma carrière, la situation économique était bonne en Corée du Nord. J’étais bien payé et on ne vivait pas si mal que cela. En revanche, il n’y avait pas de liberté. Pour un artiste, c’était très dur d’être privé de sa liberté de création ». Sa première exposition, qui allait aussi être la dernière, avait pris pour thème : « À la recherche de la liberté dont je rêvais » et l’un de ses tableaux, une huile intitulée Vagues de liberté, donnait toute la mesure de la soif de liberté de son auteur. Celui-ci adopta un temps le pseudonyme de Kang Ho pour éviter d’être la cible de représailles de la part de son ancien pays. Quant à sa profonde aspiration à la réunification de la péninsule coréenne, il l’exprimait par ces mots : « La culture et les arts sont là pour que les deux Corées ne fassent plus qu’une, par-delà les divergences idéologiques. J’ai la conviction que leur réunification peut être réalisée de façon pacifique dans un proche avenir, à condition que les deux pays s’efforcent d’être plus proches en cherchant un terrain d’entente dans l’art ».
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l’art comme terrain d’entente Kang Jin-myung, l’aîné des artistes nord-coréens réfugiés en Corée du Sud, était déjà d’une santé fragile quand il est enfin parvenu à Séoul en 2009, dix ans après s’être enfui de Corée du Nord, où il avait longtemps exercé comme peintre d’affiches de propagande pour le régime. À son arrivée à Qingdao, il s’est fait passer pour un Chinois d’origine coréenne pour travailler dans une usine d’accessoires dirigée par un entrepreneur sud-coréen. Ancien étudiant de la Faculté des beaux-arts d’une université de Pyongyang, ce peintre arts et Culture De Corée 41
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© Service des parcs nationaux de Corée / Parc national du mont Jiri
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Hamyang et sancHeong,
gwak Jae-gu Poète ahn Hong-beom Photographe
Des viLLages De Lettrés fLeurant L’air printanier Des montagnes au pied du mont Jiri, s’égrène un chapelet de villages situés sur le parcours de sentiers de randonnée, dont ceux de Hamyang et sancheon. les touristes sont nombreux à y faire une halte pour goûter à leur atmosphère chaleureuse et admirer leur agréable décor de champs sur fond de montagnes. au gré d’une promenade, parvient à leurs narines comme un parfum de printemps réveillant le souvenir des lettrés de jadis qui habitèrent ces lieux.
Crêtes du mont Jiri en enfilade, vues du pic de Nogodan, l’un des nombreux sommets de cette chaîne. En 1967, le Parc national du mont Jiri a été classé premier de tous ceux que compte la Corée. S’étendant dans les provinces du Jeolla du Sud et du Nord, et jusque dans celle du Gyeongsang du Sud, il se caractérise par la beauté de ses paysages, la richesse de son histoire et ses survivances de la culture populaire traditionnelle coréenne, autant d’atouts qui ont motivé ce classement.
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l est deux parfums que je chéris depuis toujours, à savoir l’odeur qui se dégageait du lait de ma mère et les senteurs qu’exhalent les montagnes à l’arrivée du printemps. En toute honnêteté, je ne me souviens pas à quoi ressemblait le premier, que ces soixante années écoulées ont transformé en une notion abstraite. Et pourtant, la vue d’une mère allaitant son enfant est pour moi l’une des plus belles qui soient. J’ai bien dû assister dix fois à cette scène dans les villages de l’Himalaya où je me trouvais en randonnée et j’avoue en avoir été plus bouleversé que par le paysage grandiose des montagnes enneigées. Apparemment, mon regard d’étranger ne mettait pas ces villageoises mal à l’aise et quand nos regards se croisaient, elles souriaient même en me saluant d’un « Namaste ! », car elles voyaient l’étranger que j’étais avec les yeux d’une mère. Aujourd’hui, la mienne n’est plus de ce monde et elle a disparu jusque dans mes rêves.
mes souvenirs du mont Jiri Tout au long du périple qui m’a entraîné du village d’Unbong à celui de Namwon, en passant par la colline de Jeongnyeongchi qui s’appuie au mont Jiri, j’ai respiré le parfum grisant venu de ces reliefs. Comme m’a paru agréable l’odeur des montagnes qui entrait par la vitre de ma voiture, en ce début du printemps ! Elle me rappelait celle des livres rangés sur les rayons d’une vieille bibliothèque, ou cette impression que procurent, au petit matin, les premiers vers que l’on a jetés sur le papier pendant la nuit. C’étaient ces mêmes fragrances
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des montagnes, douces et printanières, qui imprégnaient jusqu’au vieux banc en bois des quais de gare, au sifflement des trains de grandes lignes et au dos des voyageurs qui patientaient en mangeant des nouilles instantanées… La montagne, elle, ne me demande jamais d’interpréter ses rêves. Elle se contente de se dresser en silence, toujours au même endroit, et d’attendre que soit tournée la page suivante du paysage sans cesse changeant. Les odeurs qu’elle répand n’ont pas leur pareil et même en faisant le tour du monde, on n’en rapporterait pas sur soi qui leur soient comparables. La voiture roulait sans bruit au milieu de ces parfums. Il y a bien longtemps, je suis passé par la vallée de Baengmudong, en compagnie d’une amie, pour aller randonner sur le mont Jiri. Dans une vie, surviennent toujours de ces rares instants merveilleux qui ne peuvent être le fruit du hasard. Ce fut le cas, ce jour-là. J’ignore aujourd’hui encore ce qui avait poussé cette amie à me suivre jusqu’au mont Jiri. Dieu seul le sait ! Sur le chemin du retour, nous nous sommes arrêtés dans un petit village pour manger. Au restaurant, le kimchi que nous a apporté la patronne avait une curieuse odeur, comme je n’en avais jamais senti jusque-là, à mi-chemin entre jasmin et lavande. Elle nous a appris que c’était celle du frêne épineux. Pour ma part, c’était la première fois que je goûtais à cette plante au parfum merveilleux. Après m’avoir laissé m’en régaler, la restauratrice a repris : « Le temps est plus doux ici, mais il fait encore très froid là-haut. Vous feriez bien d’emporter cette paille ». Elle en avait mis à
1 Parmi les nombreux temples que compte le mont Jiri depuis des temps anciens, celui de Daeowon se situe sur son versant oriental et fait donc partie du canton de Sancheong rattaché à la province du Jeolla du Sud. À la sortie d’un pavillon dont le grand panneau indique intégralement le nom du temple, à savoir Bangjeongsan Daeowonsa, on débouche sur la partie centrale de l’enceinte. Entre le parc de stationnement et l’entrée de ce même pavillon, passe un ruisseau qui parcourt toute la vallée. Ce cours d’eau est réputé être l’un des lieux les plus agréables du pays et l’on aime à s’asseoir sur ses berges pour s’y tremper les pieds. Le temple de Daewon a aussi la particularité d’être l’un des plus grands où vivent des bonzesses. 2 La chaîne américaine CNN a classé les rizières en terrasse du village de Macheon parmi les cinquante lieux à voir absolument en Corée. Cette localité se situe près de Hamyang.
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l’abri dedans, après le battage du riz de l’automne. Suivant son conseil, j’en ai tant bien que mal chargé une botte par-dessus mon sac à dos et le tout devait peser pour le moins dix kilos, puis nous avons entrepris l’ascension du mont Jiri. À notre arrivée au camping, j’ai étalé la paille par terre, selon les instructions de la dame. Il faisait bon avoir ce matelas de fortune surmonté de deux couvertures pour s’y étendre et la lampe de notre tente pour s’éclairer. Le lendemain matin, du givre recouvrait la toile. Sous la tente, cette nuit-là, nous nous sommes embrassés pour la première fois et suite à cette excursion, nous nous sommes mariés et avons plus tard eu deux enfants.
une forêt plantée voilà un millénaire Ma voiture avançait au gré de mes souvenirs du mont Jiri, en direction de Hamyang. Ce village porte le
même toponyme que la première capitale dont se dota la Chine après que son union politique eut été réalisée par Qin Shi Huang, qui régna sous le nom de Zheng dans la lignée de la dynastie des Qin. Son équivalent chinois, Xianyang, est représenté par des idéogrammes qui signifient : « Puisse chacun vivre sous le doux soleil ». Je me dirigeais vers la forêt de Sangnim. Elle fut plantée par le lettré Choe Chi-won voilà 1150 ans, sous le règne de Jinseong, une souveraine du royaume de Silla. C’est aujourd’hui la plus ancienne forêt artificielle que compte la Corée. Parti faire ses études dans la Chine des Tang dès l’âge de douze ans, Choe Chi-won se présenta avec succès au concours national de la fonction publique à dix-huit ans et revint au pays cinq ans plus tard. Ayant demandé son affectation en province, il fut nommé gouverneur du canton de Hamyang et c’est alors qu’il fit planter une forêt afin arts et Culture De Corée 45
Le marcheur qui accède au sommet de la colline par le sentier de randonnée appelé Ildu à la mémoire de Jeong Yeo-chang, dont c’était le nom de plume, y embrasse du regard tout le village qui s’étend à ses pieds. À travers les branches des pins, il aperçoit les toits de tuile de maisons d’autrefois alignées au cordeau. Près du ruisseau, j’arrive même à distinguer les filets de fumée qui s’en échappent tandis qu’on fait cuire le riz pour dîner.
d’éviter les inondations, dont il avait vu les effets catastrophiques pour la population. À l’orée des bois, s’élève un arbre entrelacé à propos duquel existe une magnifique légende. Cette essence est dite en coréen yeonlimok, c’est-à-dire « arbre aux troncs joints », tandis que celle dont les branches s’enchevêtrent s’appelle yeonliji, ce qui signifie « arbre aux branches jointes ». À l’époque lointaine de son apparition, celle-ci fut considérée être de bon augure pour la nation. L’arbre que l’on découvre en pénétrant dans la forêt de Sangnim se compose des troncs de deux essences différentes, qui sont le zelkova et le charme ici réunis. Une croyance veut que deux personnes qui le regardent ensemble soient destinées à s’unir. Au temps
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de la création de cette forêt par Choe Chi-won, vivait un jeune homme qui habitait de l’autre côté de la rivière et traversait celle-ci la nuit venue pour aller retrouver sa bien-aimée. Lorsque Choe Chi-won en eut vent, il fit placer des pierres dans le lit du cours d’eau pour que le jeune homme puisse le franchir à gué. Le temps a passé et les pierres ont disparu, mais les villageois ont édifié un pont qu’ils ont appelé Cheonnyeongyo, à savoir « pont de mille ans ». Quant à l’arbre de leur forêt, il représente pour eux « l’arbre de l’amour » grâce auquel, si l’on en croit la légende, les couples qui passent ensemble sous ses branches seront unis par le mariage. S’étendant sur 20 hectares et peuplée de quelque 20 000 arbres à feuilles larges appartenant
1 Terrasse surélevée de l’ancienne maison de Jeong Yeo-chang à Hamyang, un village de la province du Gyeongsang du Sud. À l’avant, la porte d’entrée est visible à travers la balustrade de style classique. 2 À Hamyang, le pavillon Nongwoljeong, dont le nom signifiant « boutade de lune » se réfère au reflet gracieux de cet astre dans l’eau, par-dessus les rochers.
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à 120 essences différentes, la forêt de Sangnim a été classée Monument naturel n°154.
beautés des hanok du hameau de gaepyeong Dans le Hamyang de Joseon, les gens disaient déjà : « Andong à gauche, Hamyang à droite », ce qui traduisait leur fierté d’être natifs de cette région emblématique de « l’esprit des seonbi », ces penseurs et lettrés confucianistes, dont ceux d’Andong pour lesquels le village est réputé. À Hamyang, les plus illustres d’entre eux ont laissé des traces de leur présence, à l’instar de Choe Chi-won (pseudonyme Goun), Kim Jong-sik (pseudonyme Jeompiljae, 1431-1492), Jeong Yeo-chang (pseudonyme Ildu, 1450-1504) et Park Ji-won (pseudonyme Yeonam, 1737-1805). Je me suis mis en chemin pour Gaepyeong, un quartier composé de maisons de style ancien dites hanok . Après avoir traversé un petit pont, je me suis trouvé devant une rizerie située à l’entrée de l’agglomération. Naguère, la taille de ces usines en disait long sur la richesse d’un village, car plus elles débordaient d’activité, meilleures étaient les conditions de vie de ses habitants. Derrière celle de Gaepyeong, une pinède déploie ses arbres graciles sur un versant de colline. Poussant plus loin, je suis allé voir la maison où vécut une éminente figure du clan des Sarim, Jeong Yeo-chang. En 1504, à l’annonce de la destitution et de la mise à mort de sa mère, Dame Yun, le roi Yeonsangun, qui fut le tyran le plus cruel de l’histoire de Corée, conduisit une série de purges à l’encontre des lettrés et nombre des membres de ce clan furent contraints à l’exil ou massacrés, tandis que les défunts étaient exhumés et subissaient des mutilations. À l’avènement du roi Jungjong, le lettré Jeong Yeo-chang allait se voir réintégrer dans ses fonctions, à la suite de quoi ses enfants firent bâtir à son intention une maison composée de douze constructions indépendantes. Sur le grand panneau apposé à l’entrée des sarangche, c’està-dire des logements réservés aux hommes, figure l’inscription Baekse-cheongpung que j’ai pu lire moimême. Ce nom traduit la volonté de Jeong Yeo-chang et de ses descendants que se transmettent de génération les vertus d’intégrité qui étaient celles de ces fonctionnaires incorruptibles. Sur place, les amateurs de vin sont conviés à en déguster un de fabrication familiale, le solsongju, qui est à base de riz agrémenté de bourgeons de pin dont le parfum se répand dans toute la maison. Encore fabriqué selon un procédé traditionnel, ce breuvage à l’histoire cinq fois centenaire fut mis au point par les descendants de Jeong Yeo-chang pour
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en faire l’offrande lors des cérémonies accomplies à la mémoire de leurs vénérés ancêtres. C’est avec plaisir que j’aurais dégusté cette préparation fleurant bon les bourgeons des jeunes pins au printemps et peut-être m’aurait-elle communiqué l’inspiration poétique des lettrés de jadis, mais je n’ai malheureusement trouvé personne à l’accueil de ce lieu. Le marcheur qui accède au sommet de la colline par le sentier de randonnée baptisé Ildu à la mémoire de Jeong Yeo-chang, dont c’était le nom de plume, y embrasse du regard tout le village qui s’étend à ses pieds. À travers les branches des pins, il aperçoit les toits de tuile de maisons d’autrefois alignées au cordeau. Près du ruisseau, j’arrive même à distinguer les filets de fumée qui s’en échappent tandis qu’on fait cuire le riz pour dîner. Autrefois, le voyageur qui cherchait où se loger pour la nuit n’avait qu’à regarder la cheminée d’une maison. Si elle fumait à l’heure du dîner et que le village était fleuri, il faisait une halte pour y dormir. Quoique n’ayant pas eu la chance de me délecter de l’arôme de bourgeon de pin du solsongju , j’ai en revanche respiré à pleins poumons le parfum des vieux pins et humé à loisir le fumet du riz en train de cuire, en m’enivrant tout autant de ce « vin de fumée de pin » que je ne l’aurais fait avec du songyeonju. arts et Culture De Corée 47
temples et villages de montagne J’ai repris la route et bifurqué en direction de Sancheong, où se trouve le temple de Daewon. Non loin de la Gyeongho, une rivière qui coule au pied du mont Jiri, s’étendaient quelques villages répondant aux jolis noms de Sicheon, Chansaem, Deokgyo et Myeongsang. Leurs lueurs pareilles à des lucioles offraient une vue charmante dans l’obscurité. Des différents temples bouddhiques accrochés aux versants du mont Jiri, celui de Daewon se distingue par la beauté du ruisseau voisin qui s’écoule jusqu’au fond d’une vallée profondément encaissée. Les bruits d’eau m’ont accompagné tout au long de l’escalade que j’ai effectuée jusqu’à Siori en respirant l’air parfumé de la montagne. Ses odeurs montaient sous un ciel abondamment étoilé, au son des gongs qui appelaient à l’office du soir célébré au temple. Arrivé à destination, j’ai parcouru la cour dans la pénombre et découvert le grand pavillon Daeungjeon où une bonzesse m’a salué en joignant les mains. Je l’ai imitée, non sans préciser : « Je sais qu’il est tard, mais je désirerais voir l’intérieur du temple de nuit ». Sans dire un mot, elle s’est éloignée à pas pressés. J’aurais bien aimé rester pour passer la nuit à écouter l’eau ruisseler et inhaler le parfum des montagnes, mais mon souhait n’a pu être exaucé. Faute de quoi, j’ai trouvé à me loger dans une maison située en contrebas du temple et j’y ai dîné d’un bol de riz aux légumes sauvages. Le long de l’eau, les lumières des villages avaient l’air de fleurs. un village aux beaux murs anciens En 1989, j’ai voyagé dans l’ouest de la Chine en compagnie du romancier Lee Myeong-han. Lorsque nous avons visité Dunhuang, Turpan et Urumqi, cet écrivain né dans une famille de médecins traditionnels m’a parlé d’une plante médicinale extraordinaire qui pousse dans cette partie du pays et s’appelle dongchung hacho, c’est-à-dire « champignon-chenille ». Je ne pouvais m’empêcher d’être sceptique en l’entendant dire que ce végétal se changeait l’hiver en insecte, mais j’ai constaté par moi-même qu’il disait vrai en entrant dans un magasin de simples de Liuyuan. Je revois encore mon compagnon qui semblait tenir entre ses mains un objet précieux. Il affirmait que les traitements par l’odorat étaient une particularité de la médecine traditionnelle coréenne et que les senteurs des herbes sauvages auraient raison de tout ce que notre corps pouvait contenir de nocif. Dans le village de Sancheong, a même été créé un hameau à thème, dit Dongui bogam, c’est-à-dire
principaux lieux de Hamyang et sancheong Séoul
280km Hamyang
Forêt de Sangnim
290km
Sancheong
village de Hanok de Gaepyeong
Gare routière de Hamyang
village de Dongui bogam
Gare routière de Sancheong
temple de Daewon mont Jiri village de namsa Yedam
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Arbre entrelacé en lisière de la forêt de Sangnim, à Hamyang. La légende veut qu’il suffise à un couple de passer sous ses branches pour que se réalise son union.
« principes et pratique de la médecine orientale », à l’occasion du quatre centième anniversaire de la publication de cet ouvrage ancien de médecine coréenne rédigé par Heo Jun. Il comporte un musée de médecine orientale qui répertorie les simples de la vallée du mont Jiri. Véritable traité de médecine orientale qui parut aussi en Chine et au Japon, le Dongui bogam est inscrit sur la liste du registre de la Mémoire du Monde de l’UNESCO et aux côtés de l’invention de la xylographie, la Corée s’enorgueillit de l’avoir fait naître. L’archétype des villages où vivaient les lettrés coréens sous le royaume de Joseon est sans conteste Namsa-yedam, dont le toponyme signifie « village aux beaux murs anciens ». À l’entrée de l’agglomération, une pancarte indique le parcours solitaire qu’empruntait l’amiral Yi Sun-shin, dans l’exil auquel l’avait contraint la déchéance de son autorité. C’est à sa demande qu’auraient alors été dressés avec soin des murs composés de pierres et de terre rouge du village. En s’engageant
dans la ruelle, les marcheurs sont accueillis par deux arbres dont les branches s’entrecroisent au-dessus d’eux. Vieux de plus de trois siècles, ils tirent leur nom de l’énergie verte qui, en s’en dégageant, aurait illuminé l’esprit des lettrés d’antan. Selon la géomancie, le village se situe ainsi au sein d’une configuration composée de deux dragons crachant du feu, que les deux arbres auraient précisément pour but d’arrêter. Sur le pourtour des jardins, les murs qui s’élèvent à une hauteur supérieure à celle d’un homme de taille moyenne peuvent quelque peu boucher la vue des promeneurs. Ne serait-il pas plus naturel de laisser ces espaces ouverts sur les champs et, au-delà, sur le relief montagneux ? Le titre de « plus beau village de Corée » m’a alors paru quelque peu excessif, car il me semblait que jamais un lettré vertueux et féru de savoir n’aurait fait édifier de tels murs, mais ceci dit, la terre de leurs interstices n’en dégageait pas moins une agréable odeur de printemps.
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Charles la shure Professeur au Département de langue et llittérature coréennes de l’Université nationale de Séoul
livreS et cD 50 Koreana Printemps 2016
La première traduction anglaise d’annales de Joseon the annals of King t'aejo: founder of Korea's Chosōn dynasty Traduit et annoté par Byong Hyon, 1028 pages, 58 $, Harvard University Press, Cambridge , 2014
Véritable mine d’informations sur le plus long règne confucéen de l’histoire de Corée, Les Annales du royaume de Joseon constituent un indispensable outil pour les chercheurs comme pour les étudiants en histoire. Si d’importants travaux ont été consacrés à leur traduction en coréen moderne, le présent ouvrage est le premier à paraître en langue anglaise. Le roi Taejo était un ancien général du royaume de Goryeo nommé Yi Seong-gye qui conduisit un coup d’État contre la monarchie et fonda en 1392 un nouveau royaume dont il fut fait roi. S’il ne resta sur le trône que six années et demie durant, il joua un rôle décisif dans l’édification du nouvel État, avant d’abdiquer en faveur de son second fils. La rédaction des annales officielles de son règne ne fut entreprise qu’en 1410, soit pas moins de deux ans après sa disparition, car il semblait alors impossible de rapporter les événements en toute impartialité du vivant du souverain concerné. Le travail des annalistes prit fin en 1413. L’ouvrage qu’ils produisirent repose sur une organisation simple. Après une introduction évoquant à grands traits la manière dont Taejo parvint à renforcer son pouvoir, suit un recueil de faits relatifs à son règne et rapportés dans l’ordre de leur succession. Il faut toutefois souligner qu’il n’est pas d’une lecture facile, bien que son introduction générale soit rédigée sur le mode du récit plutôt qu’à la manière formelle d’annales, la chronique historique étant mêlée d’anecdotes illustrant la bravoure et les prouesses martiales de Yi Seonggye, en particulier son adresse au tir à l’arc. Le texte pourra paraître entrecoupé, ce qui est inhérent au genre des annales, car après une succession de faits consignés quotidiennement, peut intervenir une interruption d’un ou plusieurs jours en l’absence d’événements d’importance, ce qui n’enlève rien à la valeur des informations rapportées. Dans les passages consacrés à l’exercice du pouvoir, qui représentent la plus grande partie de cette chronique, figurent des commentaires sur la puissance royale qui fournissent un aperçu de la vie politique sous le royaume de Joseon. Le lecteur pourra également y trouver des entrées plus courtes, mais non moins intéressantes, sur les pluies, grêles, vents, brouillards, gelées et autres conditions météorologiques, sur des phénomènes astronomiques comme le mouvement des planètes et de la Lune par rapport aux étoiles et constellations, l’auréole du Soleil, les éclipses et la formation des météores, ainsi que sur d’autres phénomènes naturels tels que la floraison des arbres, les dégâts provoqués par les insectes dans la flore et l’apparition de certains animaux de mauvais augure. Si certains passages abordent ces phénomènes d’un point de vue purement scientifique, d’autres y voient une dimension plus mystérieuse, telle cette entrée datée du vingt-sixième jour du sixième mois de la seconde année du règne comportant la phrase suivante : « Une lueur rouge et sinistre est apparue dans le ciel, à l’ouest ». Figurent aussi les considérations habituelles sur les événements politiques, économiques, diplomatiques, religieux et militaires qui fournissent au lecteur un plus large panorama de la vie de ce temps, mais aussi une relation précise des actions de Taejo et de ses relations, à travers lesquelles transparaît l’homme qu’il fut, par-delà le chef d’État. Le corps de l’ouvrage s’accompagne de minutieuses annotations, de glossaires, d’une nomenclature des dignitaires et des principaux lieux, ainsi que
d’un index exhaustif. Lorsqu’il emploie des termes spécialisés, le texte les fait souvent suivre entre parenthèses de leur équivalent coréen d’origine transcrit en alphabet latin. Ces mentions peuvent certes ralentir la lecture, mais dans la mesure où l’ouvrage s’adresse à des spécialistes, et non au grand public, on appréciera cette attention. Enfin, si le livre n’est pas destiné à être lu de manière continue, sa traduction est dans l’ensemble d’une lecture assez agréable, car exempte des lourdeurs dont sont coutumiers les textes scientifiques traduits. Si cet ouvrage demeure néanmoins peu accessible au lecteur non initié pour ce qui est de la Corée et de son histoire, il s’avérera précieux pour les scientifiques qui parfois ne maîtrisent pas assez la langue pour lire à livre ouvert une traduction en coréen moderne. Nul doute que les spécialistes d’histoire coréenne auront à cœur de le consulter.
Une vision nouvelle de l’histoire de la pensée coréenne an Intellectual History of seonbi in Korea ― Korean cultural dNa de Han Young-woo, traduit par Cho Yoon-jung, 472 pages, 33 $, Jisik-sanup Publishing Company, Séoul, 2014
Cette histoire des lettrés coréens dits seonbi s’emploie à retracer avec précision le rôle important qu’a joué dans l’histoire cette catégorie socio-culturelle spécifiquement coréenne. N’ayant pas été rédigé en langue anglaise, mais traduit du texte d’origine qu’a pu découvrir le lectorat coréen déjà au fait de cette notion, il peut a priori présenter une certaine difficulté pour le lecteur étranger qui l’ignore, et ce, en dépit du bon niveau de qualité de la traduction. L’auteur apporte les précisions suivantes à ce sujet : « Le mot seonbi désigne de manière générale les érudits confucéens de Joseon et il est employé exclusivement en ce sens dans le présent ouvrage ». Cette définition n’apparaît toutefois qu’à la page 216, c’est-à-dire à mi-lecture, l’auteur faisant en outre abstraction de la connotation péjorative que revêt ce mot dans la langue actuelle. Dans un certain dictionnaire, on peut ainsi lire à cette entrée : « Expression figurée désignant une personne au caractère noble, mais à la connaissance limitée du monde réel ». Il peut en résulter une confusion dans l’esprit du lecteur anglophone qui ignore cette notion et risque d’y voir le sens très général de tout ce que comporte de valable la culture coréenne traditionnelle. Omettant d’évoquer la nuance péjorative que comporte ce mot dans son acception moderne, alors qu’il désignait à l’origine une personne respectable, l’auteur met en avant l’influence qu’exerçaient les seonbi dans la société d’alors, loin d’être des idéalistes enfermés dans leur tour d’ivoire, sans le moindre sens des réalités. Pour reprendre ses termes, il s’agit « des intellectuels qui ont bâti l’histoire coréenne ». Ceci dit, le lecteur aura plaisir à découvrir comment l’évolution de la pensée a influencé celle du pays jusqu’à l’époque actuelle. Entièrement consacré au royaume de Joseon et occupant presque la moitié du livre, le chapitre sept montre à quel point la culture des seonbi, pourtant apparue à une époque antérieure, a pleinement assimilé et relayé l’idéologie dominante du néo-confucianisme, dont elle n’est en aucune manière le produit. En réalité, les seonbi que prend pour thème cet ouvrage ne se composaient pas exclusivement de lettrés, car c’étaient aussi des rois, des guerriers, des idéalistes, des réformistes et des dirigeants religieux qui au cours des siècles, ont contribué pour partie à la formation de la culture coréenne. arts et Culture De Corée 51
INGRÉdIENTs cULINaIREs
LES MULTIPLES EMPLOIS DE L’AIL qui exalte les saveurs et donne un avant-goût de printemps
Kim Jin-young Président de Traveler’s Kitchen shim Byung-woo Photographe
plante potagère à bulbe originaire d’asie centrale, l’ail est aujourd’hui cultivé dans le monde entier, depuis l’Extrême-Orient, notamment la corée et la chine, jusqu’au sud de l’Europe, plus particulièrement l’Espagne et l’Italie, en passant par l’Inde et l’asie occidentale, ainsi qu’Outreatlantique. dans l’art culinaire coréen, ce précieux condiment peut entrer dans la composition de la plupart des préparations ou se consommer cru aux côtés d’autres légumes. 52 Koreana Printemps 2016
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’ail, dit maneul en langue coréenne, est présent dans l’alimentation depuis des temps anciens, au point qu’il participe du mythe fondateur de la nation coréenne. La légende veut qu’un tigre et une ourse aient imploré Hwanung, le fils de l’Empereur du Ciel Hwanin, de les aider à se changer en êtres humains. Le prince répondit alors qu’il leur fallait habiter une grotte pendant cent jours, sans sortir, sans voir la lumière du jour et sans rien manger que de l’ail et de l’armoise. Ne pouvant supporter d’y rester, le tigre s’échappa de la grotte, mais l’ourse y demeura jusqu’au bout de la durée requise, après quoi il fut transformé en une femme qui épousa Hwanung et lui donna un fils nommé Dangun. Dans la mythologie coréenne, il s’agit du personnage qui fonda le Gojoseon, c’est-à-dire l’État du Vieux Joseon, premier des royaumes coréens, et il est considéré à ce titre comme le père de la nation coréenne. Dans les traités de médecine traditionnelle coréenne, il est indiqué que l’ail « favorise la production de chaleur et d’énergie du corps, ce qui permet de mieux résister au froid et de dissiper les énergies froides et nocives, ainsi que les autres éléments nuisibles à l’organisme ». Des chroniques anciennes relatent que lorsque survenait une épidémie, la population consommait de l’ail en plus grande quantité pour échapper à la contagion. La recherche médicale moderne a amplement démontré les vertus exceptionnelles que possède cette plante par son effet stimulant sur la circulation du sang, ses propriétés antibactériennes et sa contribution au renforcement des défenses immunitaires. Selon les données disponibles sur le site internet de l’American Institute for Cancer Research, les qualités de l’ail en font un super-aliment qui offre des possibilités d’emploi pour prévenir certains cancers ou enrayer leur progression.
Un exhausteur de saveurs naturel Que ce soit comme ingrédient de base ou comme condiment, l’ail a sa place dans la cuisine de presque tous les pays. Pour confectionner de nombreux plats, les Chinois commencent toujours par faire frire de l’ail émincé avec des piments ou des poireaux, les Italiens faisant de même pour relever leurs pâtes, mais dans l’huile d’olive et sans ces deux derniers légumes, tandis que les Japonais le font revenir dans l’huile de graine de chanvre, tantôt émincé, tantôt écrasé, voire réduit en poudre pour en adoucir le goût, quand ils préparent la soupe servie avec leurs nouilles dites ramen. Outre ces quelques exemples, il en existe bien d’autres encore tant l’usage de l’ail est répandu. Dans la cuisine coréenne, où il s’emploie plutôt écrasé qu’émincé, il constitue même le plus important des condiments de base et on peut affirmer sans exagération qu’il sert à relever presque toutes les préparations, marinades y comprises. En France, le bouquet garni associe plusieurs plantes aromatiques pour rehausser la saveur d’un bouillon ou supprimer l’odeur trop forte des principaux ingrédients d’une préparation. De même, l’ail s’emploie en abondance dans des plats coréens de poisson, de poulet ou de viande tels que le samgyetang et le galbijjim, qui sont respectivement une soupe de poulet au ginseng et des côtelettes braisées, ainsi que dans le poulet braisé aux épices et le ragoût de fruits de mer. Dans le quartier de Jongno 3-ga situé au centre de Séoul, le restaurant de poulet à l’ail Gyerim propose depuis des générations sa fameuse marmite de poulet braisé agrémenté d’une bonne dose d’ail écrasé. En mijotant une dernière fois sur le réchaud de table, le bouillon dissout et absorbe cette masse d’ail destinée à atténuer le goût de la graisse de poulet tout en donnant à l’ensemble une saveur douce bien supérieure à celle du sucre ou d’autres édulcorants. ail cru ou ail grillé ? À l’état cru et émincé, l’ail vient s’ajouter à d’autres crudités, dont les feuilles de salade qui serviront à envelopper de petites portions du plat de résistance. Dans le cas de côtes de bœuf ou de poitrine de porc grillées, par exemple, de fines tranches d’ail et une sauce dite ssamjang viendront rehausser la saveur du morceau de viande placé dans une feuille de salade ou de périlla. Ceux à qui l’ail cru déplaît pourront soit faire griller les gousses, soit les faire cuire dans un petit bol d’huile de sésame posé lui aussi sur le gril. Ces précautions leur épargneront le goût piquant de l’ail cru pendant qu’ils le mangent,
Quand venait la saison de l’ail, autrefois, les Coréens en achetaient à profusion, après qu’il avait bien séché, et l’accrochaient par la tige dans des lieux ombragés et bien aérés afin de prélever de temps à autres quelques têtes pour la cuisine. De nos jours, il se vend dans les supermarchés en plus petite quantité, soit sous forme de gousses pelées et conditionnées en sachet, soit broyé et présenté dans un bocal.
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mais plus tard aussi, une haleine particulière qui doit constituer le seul inconvénient de sa consommation. L’un des condiments les plus prisés des Coréens est l’ail en saumure, qui est confectionné en faisant fermenter plusieurs mois des gousses pelées, voire toute une tête débarrassée de son enveloppe et de sa tige, que l’on aura au préalable fait bouillir dans de la sauce de soja, puis laissées refroidir. La sauce de soja, dont la recette peut varier d’une famille à l’autre, se diffuse alors dans la pulpe d’ail et en attendrit peu à peu la consistance, le produit obtenu par ce procédé original se prêtant à une excellente conservation. 2 À n’en pas douter, le pain aillé est certainement la plus simple des recettes que l’on puisse réaliser où que l’on se trouve dans le monde, grâce à la disponibilité de son ingrédient de base. Il suffit pour ce faire de broyer de l’ail, puis de le mélanger à du beurre fondu et à du sucre pour obtenir une pâte que l’on étalera sur une tranche de baguette coupée en biais, en saupoudrant le tout de persil séché avant de le passer au four. Cette tartine aillée dégagera en cuisant une appétissante odeur qui se répandra dans la cuisine et, quand viendra le moment de la déguster, on trouvera le beurre fondu d’une saveur encore plus fine et généreuse.
Tendreté des tiges et des pédoncules Les Coréens n’apprécient pas dans cette plante que ses bulbes si parfumés, car les pédoncules de ses fleurs, par leur consistance tendre et leur saveur particulièrement fine, fournissent eux aussi un délicieux ingrédient adapté à la réalisation d’autres condiments. Lors de la floraison, qui a lieu en mars, on retire les pédoncules pour permettre aux bulbes d’être complètement formés, cette opération se pratiquant surtout sur l’île de Jeju, ce haut lieu du tourisme situé au large du littoral méridional. D’un vert tendre et un peu moins gros qu’une asperge, les pédoncules d’ail qui envahissent alors les étals des marchés sont annonciateurs de la saison nouvelle. Tantôt sautés à l’huile avec des crevettes séchées, tantôt saumurés dans la sauce de soja à l’instar des bulbes, ils viennent compléter les différents condiments qui prennent place sur les tables. Ils peuvent aussi se substituer avantageusement à l’ail dans la recette de l’aglio e olio traditionnellement composée de cette plante et d’huile d’olive. La cuisson atténuera leur saveur âcre et piquante, sans pour autant faire disparaître leur texture croustillante. Quand vient le printemps, les tiges d’ail font leur apparition parmi les nombreux légumes qui accompagnent la viande grillée, dont la laitue et le piment vert. 1
Dans les traités de médecine traditionnelle coréenne, il est indiqué que l’ail « favorise la production de chaleur et d’énergie du corps, ce qui permet de mieux résister au froid et de dissiper les énergies froides et nocives, ainsi que les autres éléments nuisibles à l’organisme ». La recherche médicale moderne a amplement démontré les vertus exceptionnelles que possède cet aliment par son effet stimulant sur la circulation du sang, ses propriétés antibactériennes et sa contribution au renforcement des défenses immunitaires. 54 Koreana Printemps 2016
Elles servent aussi à confectionner de savoureux condiments de saison qui ouvriront l’appétit, en les faisant tout simplement revenir dans l’huile bien chaude, après les avoir découpées à la longueur souhaitée. Dès qu’elles sont d’une consistance moins ferme, on y ajoute du calmar émincé, du concentré de piment, du sucre, une goutte de vinaigre, du concentré de soja à la mode chinoise et de la sauce d’huître. Une agréable odeur de friture vient alors chatouiller les narines des gourmets et leur mettre l’eau à la bouche.
L’échalote, une douce cousine de l’ail Ceux qui ne connaissent pas encore la cuisine coréenne pourront se faire une idée de ses riches saveurs aillées en prenant comme point de comparaison le goût et l’arôme de l’échalote. Ces plantes, si elles appartiennent toutes deux à la famille des liliacées, se distinguent par leur goût qui, chez la seconde, allie l’âcreté de l’ail à une plus grande douceur que l’oignon. Très présente dans les salades et sauces, notamment en France et en Asie du Sud-Est, l’échalote constitue l’ingrédient principal de nombreuses préparations, mais sert aussi à relever les plats garnis à base de viande ou de poisson, après l’avoir fait rapidement frire à l’huile, de même que les têtes et tiges peuvent aussi généreusement assaisonner un plat que celles de l’ail. Quand elles sont encore vertes, les feuilles d’échalote peuvent aussi fournir un condiment. Tout voyage doit être l’occasion de goûter à des cuisines nouvelles, ces agréables découvertes ne pouvant que donner plus d’intérêt au séjour et le rendre encore plus inoubliable. Dans cette optique, le spécialiste culinaire que je suis a décidé de mettre sur pied l’association Traveler’s Kitchen, avec le concours d’auteurs d’écrits de voyage qui partagent mes convictions dans ce domaine. En premier lieu, nous souhaitons inciter ceux qui parcourent la Corée à consommer en priorité les aliments de saison que leur offre la production locale plutôt qu’à rechercher systématiquement les restaurants les plus connus. Nous entendons aussi donner à nos compatriotes voyageant à l’étranger l’envie de déguster les délicieuses nouvelles spécialités qui leur sont présentées et les dissuader de se réfugier dans des restaurants coréens pour y manger la cuisine qu’ils connaissent. Enfin, j’encourage les touristes étrangers qui ne sont pas particulièrement friands d’ail à mettre à profit leur séjour en Corée pour mieux connaître et apprécier cette plante alimentaire au goût et au parfum vigoureux.
1 Ail en saumure. Il s’obtient en arrosant l’ail d’un mélange de sauce de soja et de sucre que l’on aura fait bouillir puis laissé refroidir, après y avoir ajouté ou non du vinaigre, selon les goûts. La préparation ainsi réalisée n’est jamais la même d’une famille à l’autre en raison des différences de saveur de la sauce de soja. 2 Tiges d’ail en saumure. Après avoir découpé les tiges pour confectionner des bouchées et avoir fait bouillir de la sauce de soja sucrée, et vinaigrée si on le souhaite, on mélange le tout et on le place dans un récipient fermé hermétiquement pour en laisser mûrir le goût. 3 Qu’il soit broyé ou en gousses entières, l’ail joue un rôle essentiel de condiment en rehaussant la saveur des préparations à base de viande ou de volaille, dont la soupe de poulet traditionnelle dite samgyetang .
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REGaRd ExTÉRIEUR
LA CORÉE EST MÛRE POUR INCARNER LA BEAUTÉ UNIVERSELLE Jean-daniel Tordjman Ambassadeur Honoraire de la République de Corée pour les investissements internationaux Président du Club des Ambassadeurs Président du Cercle des Nouveaux Mondes Président de l’Association André-Charles Boulle et le Siècle de Louis XIV
L’
exaltation de la beauté a longtemps été l’apanage de l’Occident. Issu de l’idéal platonicien, véhiculé dans le Monde Antique par la puissance de Rome, incarné dans les splendeurs de la statuaire, de la Vénus de Milo ou du Discobole, le culte de la Beauté reflète la primauté de l’Homme dans l’Univers. « L’homme fait à l’image de Dieu », c’est aussi « Dieu fait à l’image de l’Homme ». L’homme est au centre du Monde, et peut même accéder par les Héros comme Thésée ou Hercule, au statut de demi-Dieu. Les Dieux grecs ont les réactions ou les jalousies des Hommes dont ils ne se distinguent que par leur caractère éternel. Réinventée à la Renaissance, épanouie depuis cinq siècles, cette vision du monde a fait de l’Europe le Centre universel de la beauté dans les Arts. Depuis cette époque, l’Italie, grâce à la splendeur des Médicis, des Este ou des Gonzague, à la gloire de Venise ou de Ferrare, au génie de Jules II Della Rovere ou de Paul III Farnèse, et la France de François 1er, Louis XIV et Napoléon dominent le monde de la beauté. Depuis un siècle, Hollywood a rajouté aux étoiles françaises et italiennes les stars consacrées par les studios américains. Cette période d’incarnation exclusivement occidentale de la Beauté universelle touche à sa fin sous l’influence de deux vagues d’horizons différents mais fortement convergentes.
L’Occident récuse ce qui a été son essence même : l’idée de beauté Depuis un siècle, sous l’influence de « critiques » au nom bien choisi et de « théoriciens de l’Art » souvent abscons, le 56 Koreana Printemps 2016
culte de la beauté est devenu en Occident synonyme d’académisme, de référence au passé, voire de « philosophie bourgeoise ». L’art dit « contemporain » se qualifie, à juste titre, de « non-art », d’ « art pauvre », voire même « d’art excrémentiel » et ne produit plus d’œuvres, mais des « vidéos » ou des « installations » éphémères. Et les artistes qui continuent à produire des œuvres superbes issues de la tradition comme les sculpteurs Serge Bloch ou Patrick Bintz sont exclus de l’École ou de l’Académie des Beaux-Arts. On conçoit que les artistes d’aujourd’hui soient écrasés par l’accumulation inouïe de génies que recèlent Le Louvre ou le Vatican et que la comparaison de leurs œuvres avec celles d’Ingres, de Matisse ou de Modigliani soit paralysante. Mais le refus de la notion de Beauté et son remplacement par l’auto-proclamation – « Est œuvre d’art celle que je qualifie, moi, artiste, d’œuvre d’art, fût-ce une poubelle ou un tas de mégots »– sont profondément déstabilisants. « Penseurs » et « artistes » occidentaux sapent euxmêmes les fondements de leurs succès. Et il n’est pas exclu que des pans entiers de « l’art contemporain » soutenus par un marketing habile ne s’effondrent à la suite d’une crise économique ou financière.
La corée à la conquête de la Beauté universelle L’Asie a, de tous temps, produit des œuvres d’art splendides, de l’Art du Gandhara aux coupes sassanides, des bijoux de Shilla aux bronzes chinois et à l’architecture de Fatepour Sikri. Mais contrairement à l’Europe, l’Asie n’a pas concentré son art sur le corps humain, sur le nu masculin ou féminin.
La vision asiatique est différente de l’occidentale. En Asie, l’homme n’est pas « la mesure de toute chose ». Il est « une poussière dans le cosmos ». De plus, les religions et philosophies asiatiques récusent, sauf exception, la représentation du nu, spécialement féminin, considéré en Occident comme le canon de la Beauté. Enfin, jusqu’à une date récente, l’Occident a dominé culturellement le reste du monde, imposant par l’Art, le cinéma, la télévision ou les médias sa vision du monde. Tout ceci change par la montée en puissance inexorable de l’Asie. Pionnier du développement asiatique, le Japon a exercé une influence profonde sur l’Art occidental : Van Gogh ne peut se comprendre sans Hiroshige, Toulouse-Lautrec sans Utamaro, Degas et Félix Bracquemond sans Hokusai. Mais le Japon n’a jamais eu l’ambition d’imposer la femme japonaise comme modèle de beauté universelle, ni la femme japonaise la volonté d’assumer ce rôle. Dans les magazines japonais, ce sont souvent des Américaines, des Australiennes ou des Italiennes qui incarnent la beauté. L’irruption de la Corée sur la scène mondiale peut changer cet état de fait. Les Coréennes semblent plus à même d’accepter, voire de rechercher ce rôle d’icône, indispensable pour exercer un attrait profond sur les foules, y compris occidentales.
Un sens artistique certain L’éblouissante exposition « Korea Now ! » au Musée des Arts décoratifs a démontré les talents multiples et splendides de la Corée et les qualités d’excellence, d’harmonie, de créativité et aussi d’élégance coréennes dont Son Excellence madame Park Geun-hye est la meilleure Ambassadrice. La corée est un grand pays d’art et de création Au-delà de l’esthétique, les couleurs y ont une signification cosmique, comme si, pour nous Occidentaux, « Les Métamorphoses d’Ovide » étaient toujours présentes dans notre vie quotidienne. Le jaune est symbole de la Terre, du Centre de l’Univers et donc du pouvoir – comme les toits de la Cité Interdite. Le rouge, symbole du Sud, représente le soleil, le feu et le sang, et donc les passions, l’action, le culte de l’énergie. Le bleu représente l’Est et le printemps – plutôt associé au vert en Occident - le renouveau, la création et donc la vie, mais aussi le Ciel. Pour les Coréens, l’association du vert et du bleu, des prairies et du ciel, conjugue les dimensions matérielles et cosmiques, l’énergie nourricière et l’énergie spirituelle. Les Coréens intègrent dans « l’obangsaek » – les cou-
leurs des 5 directions – le blanc, associé au métal, à l’Ouest et à l’automne et le noir, symbole du Nord, de la sagesse et de l’eau. Invité par la Fondation de Corée, j’ai rencontré des personnalités - chamanistes, calligraphes, confucianistes, artistes, artisans, fabricants de papier traditionnel, de gravures sur bois, graphistes – qui m’ont aidé à mieux comprendre l’âme et les forces profondes de la Corée. Cette association constante entre tradition et modernité, entre confucianisme et christianisme - très présent et vivace en Corée au contraire de la Chine et du Japon – explique la puissance, la profondeur et la vigueur de ce pays. Autre élément surprenant : le développement inouï de la pratique de la musique classique européenne : partout des orchestres symphoniques, des jeunes virtuoses, des chanteurs d’opéras dans un pays qui en ignorait presque tout il y a 50 ans. Alors que même nos musicologues ignorent tout de la musique classique coréenne. La musique n’est pas le seul domaine d’excellence artistique : des Musées à la pointe de la muséologie, un art contemporain splendide, des sculptures de qualité, une passion pour le design font de la Corée un marché et un concurrent redoutable. L’Asie devient le premier marché mondial du luxe qui progresse au rythme de 20 % par an. En parallèle, l’Asie se lance dans la reconquête de son patrimoine culturel et dans un programme phénoménal de construction de Musées, de salles d’Opéra et de concerts. Séoul a ouvert, coup sur coup, deux musées majeurs : le splendide Musée National de Corée qui regorge de Trésors Nationaux de cette grande civilisation trop ignorée des Français et qui accueillera, au printemps prochain, une grande Exposition sur l’art de vivre à la française organisée avec le Comité Colbert et le LEEUM, musée de la famille Lee de Samsung, chef-d’œuvre de muséologie autant sur l’art traditionnel qu’en art contemporain. Les groupes du luxe Hermès, LVMH, Léonard, L’Oréal, les chaînes de grands magasins, les magazines comme Elle ou Vogue , les agences de publicité, les industries du spectacle ou des médias accompagnent ce mouvement tant ils sont à l’affût de nouveauté, d’authenticité et de diversification. Le champ d’action est immense et les potentialités d’alliances entre la Corée et la France magnifiques d’autant plus que la prochaine top model asiatique a toutes les chances d’être coréenne ! Dans peu de temps, j’en suis convaincu, la Corée sera, aux côtés de la France et de l’Italie, un pays qui incarnera la beauté universelle. arts et Culture De Corée 57
MOdE dE vIE
DES APPLICATIONS EN PLEIN ESSOR DANS LA LIVRAISON DE REPAS jeon sung-won Rédactrice en chef de la revue trimestrielle Hwanghae Review (revue de la Mer Jaune) shim Byung-woo Photographe
Quand vient le moment de dîner ou de déjeuner, les coréens peuvent bien sûr faire la cuisine ou aller au restaurant, mais ils disposent aussi de nombreuses possibilités de livraison à domicile. À toute heure du jour et de la nuit et sept jours sur sept, il leur suffit de passer commande pour se faire apporter des plats divers et variés allant des classiques soupes et ragoûts coréens à la restauration rapide de style occidental. dernièrement, des applications de commande en ligne ont fait leur apparition dans ce secteur de la livraison de repas. Elles remportent déjà un vif succès chez les consommateurs grâce à leurs fonctionnalités pratiques permettant la consultation de différents menus, la comparaison des prix, la commande en vue d’une livraison et le règlement de l’addition. 58 Koreana Printemps 2016
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out étranger ayant vécu quelque temps en Corée a sûrement eu l’occasion de se faire livrer un repas au moins une fois pendant son séjour, voire beaucoup plus souvent pour certains. Si cette pratique n’est pas l’apanage de la Corée, elle possède dans ce pays un mode de fonctionnement bien spécifique qui la distingue des autres.
des plats en tous genres 24 heures sur 24 Les avantages de la méthode coréenne sont surtout l’absence de frais de livraison et de pourboires, alors qu’il est souvent de règle que l’on « donne la pièce » au livreur dans d’autres pays. Le client peut ainsi se faire apporter des plats d’une étonnante variété au seul prix qu’il en coûterait de les consommer sur place. En outre, il bénéficie d’une grande rapidité de livraison et de la possibilité de commander jusque tard dans la nuit, voire 24 heures sur 24 dans bien des cas, quel que soit le jour de la semaine, les petits restaurants de quartier travaillant même pendant les jours fériés. La spécialité chinoise ou coréenne de son choix ne lui parvient pas froide en barquette jetable, mais présentée dans une vraie assiette qu’il laissera plus tard devant sa porte pour que le livreur vienne la reprendre. Dans leur boîte aux lettres située au rez-de-chaussée, les résidents d’immeubles trouvent quantité de prospectus publicitaires offrant des réductions sur de la cuisine livrée à domicile. Aujourd’hui, le moindre restaurant possède son site internet et sait en tirer parti avantageusement. Pour le client, nul besoin donc de l’appeler si son smartphone est pourvu d’une application qui lui permet de commander et de payer en quelques clics. Les premières formes de livraison Les documents d’archives permettent de situer dans le temps l’apparition de livraisons de repas commerciales, qui portaient au tout début sur un mets dit hyojonggaeng , cette « soupe consommée les lendemains de beuveries, au lever du jour, quand les cloches annoncent la levée du couvre-feu ». Il est fait mention de cette nourrissante préparation dans l’ouvrage intitulé Haedong jukji, c’est-à-dire « poésie des bambous coréens », que fit paraître en 1925 Choe Yeong-neon, un érudit et calligraphe de la fin de l’époque de Joseon : « Les habitants de Gwangju, une agglomération située au sud de Séoul, dans la province de Gyeonggi, font le hyojonggaeng selon une recette qui leur est propre. Ils mettent dans l’eau le coeur d’un chou, des pousses de soja, des champignons de pin, des champignons
shiitake, des côtes de bœuf, des holothuries et des ormeaux avec du concentré de soja épais, et font bouillir cela toute la journée. Le soir venu, ils enveloppent les marmites de soupe dans des couvertures rembourrées en vue de leur transport jusqu’à Séoul. Elles y seront livrées au domicile des fonctionnaires de haut rang à l’heure où retentissent les premiers sons de cloche. Leur soupe bien chaude est particulièrement appréciée un lendemain de beuveries ». Cet exemple montre que se manifestaient déjà des prémices d’urbanisation capitaliste dans la société de Joseon, car la livraison de denrées alimentaires constitue l’un des domaines d’activité du commerce des villes. En 1910, l’État de Joseon allait être annexé par le Japon, un pays qui avait réalisé son développement industriel et commercial avant ses voisins et où s’était introduite la culture occidentale moderne. Sous son occupation coloniale, la Corée allait à son tour se moderniser et connaître un important exode rural au profit des grands centres urbains pourvoyeurs d’emplois, avec les conséquences qui en résultaient dans l’environnement de ces villes. Suite à l’ouverture du port d’Incheon au commerce extérieur, la ville a vu sa population se diversifier considérablement au fur et à mesure de l’arrivée massive de natifs des provinces de Pyongan, Hwanghae et Chungcheong qui se joignaient aux communautés japonaises et chinoises elles-mêmes en plein essor. Dans un tel creuset d’influences, l’art culinaire ne pouvait que s’enrichir de nouveautés. Au nombre des spécialités qui ont vu le jour à cette époque et sont aujourd’hui encore très prisées, figurent les jajangmyeon , ces nouilles de style chinois accommodées selon une recette coréenne, et les naengmyeon , des nouilles de sarrasin froides typiques du nord de la péninsule coréenne. De nouvelles usines assurant une production de glace, la population pouvait dès lors s’y approvisionner et consommer ces naengmyeon en toute saison. En se dotant très tôt de cette fabrication à l’intention des bateaux qui pratiquaient la pêche en haute mer, Incheon est devenue un grand centre d’activité dans ce secteur d’industrie. Né en 1925 et témoin des premiers pas de la photographie moderne en Corée, le photographe Kim Sukbae se souvient qu’en 1938, on téléphonait déjà pour se faire apporter ces naengmyeon d’Incheon jusqu’à la maison familiale du quartier d’Eulji-ro situé dans le centre de Séoul. Si les restaurants des ruelles du quartier adjacent de Jongno 3-ga en proposaient évidemment aussi à leur menu, tout comme dans le quartier arts et Culture De Corée 59
de Cheongjin-dong, on ne consommait chez lui que celles qui provenaient de la ville dont c’est la spécialité, en dépit de la distance qui la sépare de la capitale. Le rationnement alimentaire et les fermetures de restaurants survenus dans les derniers temps de la Seconde Guerre mondiale allaient donner un coup d’arrêt à ces premières formes de livraison de repas.
ppali ! ppali ! Si cette activité s’est par la suite autant développée, c’est en raison de la tendance qu’ont les Coréens à être toujours pressés, comme en témoignent les mots ppali, ppali (vite, vite) prononcés à tout bout de champ, cette attitude ayant d’ailleurs aussi favorisé en grande partie la rapide modernisation de leur pays. Au lendemain de la libération qui mit fin à la domination coloniale japonaise en 1945, la Corée eut encore à subir l’épreuve de la partition du territoire et d’un tragique conflit fratricide. À cette période, allait succéder celle d’une croissance exceptionnelle qui, en un temps record, allait permettre au pays de se hisser au niveau des dix grandes puissances commerciales du monde. À cet égard, l’esprit du « ppali, ppali » s’est avéré être
d’une grande aide dans ce prodigieux effort de développement des années 1960, tout comme il allait être un précieux atout pour la modernisation des années 1980 et la démocratisation qui l’a accompagnée. Au nom des objectifs de la croissance nationale, nombre de Coréens d’alors ne ménagèrent ni leur peine ni le temps consacré au travail, allant parfois jusqu’à se passer de déjeuner ou de dîner. L’essor du secteur des livraisons de repas s’est produit sous l’effet conjugué d’une bonne conjoncture économique, de la forte densité démographique des zones urbaines et d’une habitude bien ancrée de prendre une collation à une heure avancée de la nuit. En effet, la fourniture d’un tel service suppose obligatoirement l’existence d’une demande suffisante dans la zone concernée et la possibilité d’y accéder aisément. Ce secteur est également concerné par la forte augmentation de main-d’oeuvre qui se produit depuis quelques années dans l’industrie de la restauration en raison du chômage croissant lié au ralentissement de l’économie, mais aussi des nombreux départs en retraite anticipée de baby-boomers. À une époque où l’expansion du secteur agro-alimentaire marque le pas, les services de livraison
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de repas peuvent offrir une activité de substitution pour se maintenir sur ce marché extrêmement compétitif.
Les « applis » à la rescousse En 2010, année qui a vu s’exacerber la concurrence dans le secteur des livraisons de repas, les prestataires ont eu l’idée de recourir à des applications informatiques destinées à procurer au consommateur des informations à jour, par zone géographique, sur les restaurants qui assurent la livraison à domicile. Le fonctionnement de ces applications sur les smartphones, qui connaissent une importante diffusion en Corée, ne fait en outre qu’accroître la connectivité en temps réel des usagers, d’où leur remarquable expansion de ces derniers temps. Ces applications fournissent aujourd’hui toute une gamme de services supplémentaires portant notamment sur le retour d’informations en provenance des usagers, ainsi que des fonctions de paiement et des offres de remises exceptionnelles. Grâce au haut degré d’évolution des TIC coréennes, les utilisateurs de smartphones manient ces nouvelles applications avec une grande aisance. Dans une étude de 2014 portant sur les nouvelles tendances en matière d’alimentation, 84,2 % des personnes interrogées ont reconnu l’influence de la téléphonie mobile et des services correspondants sur leurs habitudes alimentaires. Près de 53,5 % disaient s’être renseignées sur les restaurants à l’aide d’un portable et 25,3 %, se servir d’une application téléchargeable pour
rechercher de nouveaux établissements et consulter leur menu. Cette même année, à l’issue d’une enquête de type analogue complétée d’une question sur les applications de livraison, il s’est avéré que celles-ci étaient utilisées par 18,2 % des sondés, qui étaient pour la plupart des personnes de 20 à 39 ans. Aujourd’hui, la concurrence fait rage entre la trentaine d’entreprises qui se partagent le marché et aux trois premiers rangs desquelles se trouvent Baedal Minjok, Yogiyo et Baedaltong, qui totalisent à elles seules quarante millions de tous les téléchargements effectués dans ce domaine. Pour conserver sa place en tête du classement, Baedal Minjok propose désormais une formule « tout-en-un » capable de localiser automatiquement les clients sans que ceux-ci aient à saisir leurs coordonnées, cette technologie très évoluée étant étroitement liée à un nouveau réseau étendu dit « internet des objets ». Encouragées par leur succès sur le marché intérieur, les sociétés de livraison de repas cherchent actuellement à capter des parts à l’international. Pour ce faire, il convient qu’elles acquièrent une valeur ajoutée susceptible de motiver un grand nombre de nouveaux usagers, par-delà la satisfaction immédiate d’un besoin qu’elles assurent dans la pratique actuelle. En effet, si l’on se fait livrer un repas ou une collation tardive à la maison ou au bureau, n’est-ce pas avant tout pour avoir le plaisir de les partager en famille ou entre collègues ?
1 En Corée, il suffit d’équiper son smartphone d’une « appli » adéquate pour commander en quelques clics des préparations qui seront livrées à domicile ou à l’extérieur, ce que les clients sont toujours plus nombreux à faire. 2 Livreurs à moto transportant rapidement les plats chauds commandés. Les entreprises qui assurent ce service ne cessent de se multiplier.
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apERçU dE La LITTÉRaTURE cORÉENNE
CRITIQUE
UN CHANT SURRÉALISTE SUR LA DIVISION VUE PAR UN HOMME EN ERRANCE « La peinture m’a beaucoup influencé en tant qu’écrivain de fiction… ce qui m’intéresse, c’est l’univers inconscient et onirique de l’individu, plutôt que la connaissance et la pensée portant sur la société. Or, l’approche du surréalisme permet d’appréhender ce monde plus naturellement que par le raisonnement. Mes romans privilégient donc l’image, et non l’intrigue, pour maintenir une certaine tension dramatique par laquelle j’espère laisser plus de place à l’imagination du lecteur ». cho Yong-ho Romancier et journaliste littéraire au Segye Times
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ans la Corée de 1984 comme dans celle d’aujourd’hui, les deux pays issus de la partition entre le nord et le sud demeurent tels qu’à leur création. Les tensions y sont exacerbées et le nouveau pouvoir en place au sud s’avère non moins répressif que le précédent. Face à la dictature, la littérature se fait vecteur de dissidence et donne le jour à un courant d’inspiration populaire dit minjung dans lequel se reconnaissent les couches défavorisées de la population en raison de son parti pris de réalisme social. L’homme errant ne s’arrête jamais en route de Lee Ze-ha paraît cette annéelà et un an plus tard, cette nouvelle vaudra à son auteur de remporter le Prix Littéraire Yi Sang. Encore relativement méconnu à cette époque, le romancier avait fait le choix de rester fidèle à lui-même en refusant de se conformer aux tendances établies par ses contemporains des cercles littéraires. Né en 1937, l’homme avait étudié la peinture occidentale dans la prestigieuse Université
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Hongik des beaux-arts qui se situe à Séoul. Plus tard, il écrira que le jeune provincial qu’il était y a découvert l’expressionisme et le surréalisme à travers ses lectures sur l’histoire de l’art. Pour prêter sa voix à l’inconscient par le biais de la fiction, il fait abondamment appel à des procédés divers qui visent soit à conforter les tendances des sujets, soit à les transformer. L’aboutissement de cette démarche est représenté par des œuvres telles qu’Herbivore ou Une petite autobiographie de Yuja , jugées toutes deux d’un abord difficile, contrairement à L’homme errant ne s’arrête jamais en route, où la narration semble beaucoup plus accessible au lecteur moyen. En raison de la puissance de sa trame dramatique, cette dernière production sera récompensée par un célèbre prix littéraire, outre qu’elle fera l’objet d’une adaptation au cinéma due au grand réalisateur Lee Jang-ho. Pour autant, elle n’est pas d’une lecture facile du début à la fin. En premier lieu, cette nouvelle présente la particularité de s’abstenir de fournir une quelconque explication au lecteur. Au fur et à mesure du développement de l’intrigue, celui-ci se retrouve toujours plus livré à lui-même en l’absence du moindre indice. D’entrée de jeu, rien ne transparaît des motivations du voyageur solitaire qui descend le dernier du car et se dirige vers la mer. De même, le soudain face-à-face avec le militaire qui lui fait obstacle peut déconcerter le lecteur, s’il n’est pas coréen et ignore que les plages de la Mer de l’Est étaient alors interdites au public. Tout le littoral était pourvu de zones de sécurité visant à prévenir les infiltrations par la Corée du Nord. Tout au long du récit, l’auteur s’adonne ainsi au jeu de la mystification. Dans la scène du restaurant, l’ambiguïté des intentions de l’homme s’oppose à l’atmosphère joyeuse qui règne entre les randonneurs du car, lesquels sollicitent les services de jeunes femmes dans le but avoué de passer une bonne soirée. Lorsqu’il se retrouve seul à leur départ, le propriétaire du restaurant s’empresse de lui présenter un vieil homme gravement malade et son infirmière. Il lui propose, moyennant rémunération, de les conduire jusqu’à un lieu non précisé d’une région de montagne bordée par la ligne de démarcation. L’homme rejette cependant cette offre pour se joindre au groupe de randonneurs. Il retrouve ceux-ci dans l’auberge où ils passent la nuit à jouer et à s’adonner à des rapports sexuels, et quand lui-même se voit attribuer une fille, il refuse ses services. Plus tard, on le réveille pour l’informer d’un incident qui s’est produit, à savoir que cette même femme a été terrassée par une crise cardiaque. L’un des hommes l’incitant à quitter les lieux avant l’arrivée de la police, il suivra son conseil, mais en se rendant compte qu’il ne s’est pas présenté en bonne et due forme, il repartira pour le restaurant routier, où le vieil homme et l’infirmière ne sont déjà plus. Se demandant alors où aller, il décide de poursuivre son voyage vers le sud et arrive dans la ville de Gangneung, où il entre dans un restaurant de poisson cru. Ce n’est qu’à ce stade du récit qu’est relatée l’histoire de sa défunte femme, que sont indiquées les rai-
sons pour lesquelles l’homme n’a pas encore dispersé ses cendres et qu’est révélé le fait qu’il ignore d’où elle était originaire. En réalité, il est revenu sur les lieux de son voyage de noces. Le lecteur apprend alors que le sachet ne renferme pas de la poudre, mais les cendres de sa femme et que ce voyage a pour but de trouver un lieu adéquat où les répandre. Les faits qui se déroulent au cours des heures qui suivent sont proprement surréalistes. Au lieu d’observer la solennité qui convient en procédant à une cérémonie, l’homme se contente de disperser les cendres au vent en les jetant par la fenêtre de la salle de restaurant située à l’étage. Puis, ayant trouvé à se loger pour la nuit dans ce même restaurant, il s’accouple avec une femme le temps d’une rapide prestation tarifée. Le lecteur plonge alors dans les visions hallucinatoires du rêve que fait l’homme dans un demi-sommeil, au petit matin, et qui prend fin quand une femme se jette sous les roues de la voiture qui fonce sur elle. Les souvenirs que conserve l’homme de la mort de sa femme sont donc révélés pour la première fois au lecteur, quoique de manière encore indirecte. C’est alors que l’homme repart à la recherche du vieil homme et de l’infirmière. Comme la tempête de neige menace, il prend un taxi jusqu’au sommet de la montagne et fait la rencontre de deux hommes également lancés à la poursuite des deux fugitifs. À sa dernière heure, le vieillard, qui fut autrefois un riche dirigeant d’entreprise, a souhaité se rapprocher le plus possible de sa région natale située de l’autre côté de la ligne de démarcation séparant les deux pays. Étant paralysé, il est pris en charge par une infirmière que son fils a engagée, mais que celui-ci veut maintenant congédier pour ramener le vieil homme au bercail, non sans avoir copieusement insulté l’homme, qui reste auprès de l’infirmière. La soirée que ces derniers passent ensemble est lourde d’émotion et de tension contenue. L’infirmière lui révèle qu’une chamane lui a prédit la rencontre en un certain lieu d’un homme qui aurait été son mari dans une vie antérieure. Au matin, sur les rives du lac où une chamane exécute un rituel destiné à apaiser l’âme d’un enfant décédé, l’infirmière est soudain possédée par un esprit. La chamane voit dans cette dernière sa propre fille qui a disparu voilà longtemps et se relève de sa tombe, tandis que l’homme, en s’entendant appeler, croit reconnaître en elle sa défunte femme réincarnée. L’originalité du récit tient à sa rupture avec les procédés narratifs habituels, qui sont de type « réaliste ». Il se termine brusquement, par un nouveau revirement des plus inattendus, et reste de ce fait inachevé ; le lecteur n’est pas en mesure d’imaginer luimême un dénouement possible, c’est-à-dire de deviner si l’homme et la femme se sépareront ou non. La nouvelle s’intéresse dès lors au chamanisme et aux liens qui unissent les morts aux vivants. À l’époque où les autres écrivains traitaient surtout du thème de la partition du pays en recourant au réalisme social, l’auteur de cette nouvelle a préféré explorer les profondeurs du rêve et de la magie par le biais du surréalisme. L’itinéraire de ce voyage est de bout en bout bout des plus déroutants. arts et Culture De Corée 63
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LTI Korea Translation
Call for Applications to the LTI Korea Translation Academy Regular Course
Academy
LTI Korea Translation Academy Fellowship The LTI Translation Academy Fellowship is open to native speakers of any of the following languages: English, French, German, Russian and Spanish. The fellowship is designed to allow foreign students to devote themselves fully to their study of literary translation during their stay in Korea. The fellowship includes: Round-trip airfare, monthly stipend of 1.6 million KRW, visa sponsorship, health insurance, and tuition waiver
About the Program
English, French, German, Russian, Spanish • Languages • Foreigners interested in translating Korean literature • Eligibility •
※※ Fellowship recipients are ineligible to apply for scholarships offered by other organizations while studying at the Academy. ※※ A certificate of completion is issued at the end of each year. of Fellowships 3–4 for each language • Number • Translation of Korean Literary Texts, Study of Translation Styles, Korean • Curriculum • Literature, Korean Culture, Korean Language - The program also offers activities such as meetings with Korean writers and cultural excursions. Professors of literature, translation, and Korean language and culture • Faculty • September 2016–June 2018 • Duration • - 1st Year: September 2016–June 2017 - 2nd Year: September 2017–June 2018 (Fall Semester: September–December | Spring Semester: March–June)
The LTI Korea Translation Academy offers several courses for aspiring translators of Korean literature from all around the world. Designed for people who are deeply interested in translating Korean literature, the Regular Course was earlier offered as a one-year program. With the vision of transforming the Academy into a graduate school of translation, we expanded it into a two-year program in 2015. We are looking for talented applicants who will rise to the challenge of translating Korean literature, thereby contributing to the growth of its global readership.
How to Apply
Documents • Application •
Application form, personal statement written in Korean, a letter of recommendation, sample translation of a literary work, and a certificate of Bachelor's degree - The application and personal statement forms, and the letter of recommendation form can be downloaded from the LTI Korea website. (ltikorea.org) - Foreign applicants may submit a certificate of registration and academic transcripts in place of a bachelor's degree certificate. - Text to be translated: 「왼손잡이 「왼손잡이 여인」, 김숨, 『2015 제39회 이상문학상 작품집』, 문학사상사 여인」, 김숨, 『2015 제39회 이상문학상 작품집』, 문학사상사 , 2015, pp. 62–69(until the 8th line from the top of the page)
Criteria • Selection •
Application review, sample translation review and telephone interview - Applications can be made online (academy.klti.or.kr) or by email (academy@klti.or.kr). The applications should be received no later than 24:00(Korean standard time) April 30, 2016.
Selection process
Period April 1–30, 2016 • Application • of Candidates for Telephone Interview • Announcement • Interview May 23–27, 2016 • Telephone • • Final • Result Announcement June 8, 2016
May 18, 2016
Contact: Ms. Lee, Min A (Tel: +82-2-6919-7752 | E-mail: academy@klti.or.kr)
Korean Culture & arts 5
2 Koreana Summer 2015
koreana@kf.or.kr