Hiver 2016
Arts et Culture de Corée
rubrique spéCiAle
cinéma
un septième art riche de sa cinéphilie ; ombres et lumières du cinéma coréen actuel ; le temps des réalisateurs ; les cinq ingrédients d’un film à succès ; un palmarès des stars du cinéma coréen ; le souvenir vague des cinémas d’autrefois
ISSN 1225-9101 Arts et culture de corée 81
vol. 17 N° 4
Le cinéma coréen actuel, entre rêves et dynamisme
image de corĂŠe
Les deux facettes du retour du hanbok Kim Hwa-young Critique littéraire et membre de l’Académie coréenne des arts
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ans le centre historique de Séoul, mais plus particulièrement à proximité de l’imposant palais de Gyeongbok ou dans le quartier de Bukchon aux maisons d’autrefois pleines de charme, il n’est pas rare de voir flâner des jeunes femmes arborant un superbe hanbok. Se rendent-elles à quelque manifestation festive ou s’en retournent-elles d’un mariage ? Leur tenue remonte à des origines très anciennes, mais fut un temps délaissée suite à l’introduction d’articles et de goûts nouveaux qu’entraîna l’ouverture des ports au commerce international à la fin du XIXe siècle, sans pour autant disparaître des rues de la capitale, loin s’en faut, puisqu’elle se portait encore souvent pour sortir. La croissance de la production textile favorisant celle du secteur de la mode, costumes et autres vêtements pour la ville de style occidental allaient bientôt devenir la norme. Les hanbok restèrent alors au fond des armoires pour n’en sortir que pendant les principales fêtes, dont celles du Jour de l’An et de Chuseok, ainsi que dans certaines occasions comme les cérémonies de mariage. Mais voilà qu’il retrouve grâce aux yeux des Coréens depuis quelques années, ce qui amène à s’interroger sur cette nouvelle tendance ! C’est une initiative du ministère de la Culture, des Sports et du Tourisme qui a amorcé le mouvement en créant dès 1996 une journée dite « du port du hanbok », la tendance se renforçant par la suite grâce à la décision de l’Office du patrimoine culturel d’instituer la gratuité d’accès aux principaux palais de la capitale pour toute personne endossant ce costume. Désormais, l’entrée est donc libre dans ces quatre grands bâtiments historiques, mais aussi au sanctuaire des souverains de Jongmyo également situé à Séoul, ainsi que sur tous les sites des environs qui abritent les tombeaux du royaume de Joseon. Les nocturnes proposées plusieurs fois par an au aux palais de Gyeongbok et Changgyeong allaient achever de lancer la nouvelle vogue du hanbok. Afin de réguler le flot des visiteurs, seuls sont admis ceux d’entre eux qui ont effectué une réservation, cette règle ne s’appliquant cependant pas aux visiteurs portant le hanbok, lesquels peuvent entrer gratuitement et échapper à la bousculade sans s’être donné la peine de réserver. Pour obtenir le précieux sésame, il leur suffit en effet de se présenter en tenue impeccable aux portes des palais. Si cette possibilité attire surtout les habitants de la capitale, elle séduit aussi les touristes tentés par une romantique balade au clair de lune dans de magnifiques jardins ou désireux de s’essayer aux jeux populaires d’autrefois. Au voisinage de ces édifices royaux, on voit fleurir partout les magasins de location de hanbok qui prospèrent en tirant parti de leur regain de succès. Ils permettent à tous ceux qu’effraie le prix prohibitif de cette tenue d’une confection complexe, en particulier les plus jeunes, d’en revêtir une à moindres frais le temps d’une visite de quelques heures, voire d’une journée. Les couples ou groupes d’amis qui l’auront fait afficheront plus tard sur les réseaux sociaux quantité de photos où ils semblent glisser au sol avec grâce dans ces élégants costumes, tels des acteurs ou actrices de films historiques qui ont pour décor palais et villages traditionnels. Dans de telles circonstances, la vie tiendrait presque d’une scène de théâtre dont le charmant hanbok serait un accessoire. Ces jeunes promeneurs se doutent-ils que sa fabrication artisanale connaît aujourd’hui le marasme en Corée et que les articles importés de qualité grossière qui inondent les magasins de location ne sont qu’une version édulcorée, kitsch et multicolore, du véritable hanbok à la beauté distinctive ?
Lettre de la rédactrice en chef
que la fête continue ! En octobre dernier, un typhon balayait le littoral sud-est de la Corée, frappant notamment la ville portuaire de Busan alors qu’elle s’apprêtait à accueillir son célèbre Festival international du film, dit BIFF. L’ambiance festive n’était donc pas au rendez-vous dans la rue, d’ordinaire en pleine effervescence lors de cette manifestation, comme à sa cérémonie d’ouverture que beaucoup moins de stars ont honorée de leur présence. Pour autant, ces signes peu encourageants n’ont pas empêché le BIFF de soutenir sa réputation de premier festival d’Asie dans le septième art en présentant une importante programmation de 299 films provenant de 69 pays différents. Les chiffres n’expliquent toutefois pas tout, car ce BIFF « miraculeux » a également su créer du lien entre les cinéastes d’Asie ou d’ailleurs et fidéliser un public local enthousiaste. Dans la rubrique spéciale de ce numéro intitulée « Le cinéma coréen actuel, entre rêves et dynamisme », Darcy Paquet a capté l’atmosphère de cette vingt et unième édition qui avait lieu du 6 au 15 octobre. Il évoque par ailleurs les problèmes qui s’y sont posés, notamment du fait des suites d’un conflit portant sur la diffusion en 2014 d’un documentaire sujet à polémique contre la volonté de la municipalité, laquelle a riposté par d’importantes restrictions budgétaires, par le licenciement du directeur et du personnel du Festival, ainsi que par un boycott partiel des principaux organismes de cinéma qui exigeaient le respect de la liberté d’expression et de l’indépendance des organisateurs dans leurs choix de programmation. Actuellement en pleine expansion, le BIFF représente indéniablement un centre de gravité pour les cinéphiles et un tremplin pour les nouveaux talents. Il n’en demeure pas moins que la liberté d’expression s’avère tout aussi indispensable à l’épanouissement du septième art que la beauté de ses différentes formes artistiques, d’autant plus lorsqu’elles sont destinées à toucher le public le plus large. Il reste donc à souhaiter que le BIFF retrouve pleinement la parole dans les années à venir. Choi Jung-wha Rédactrice en chef
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Arts et Culture de Corée Hiver 2016
Publication trimestrielle de la Fondation de Corée 2558 Nambusunhwan-ro, Seocho-gu Séoul 06750, Corée du Sud http://www.koreana.or.kr
Grands acteurs du cinéma coréen actuel
imprimé en Hiver 2016 Samsung Moonwha Printing Co. 10 Achasan-ro 11-gil, Seongdong-gu, Seoul 04796, Korea Tel: 82-2-468-0361/5 © Fondation de Corée 2016 Tous droits réservés.Toute reproduction intégrale ou partielle, faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de la Fondation de Corée, est illicite. Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction de Koreana ou de la Fondation de Corée. Koreana , revue trimestrielle enregistrée auprès du ministère de la Culture et du Tourisme (Autorisation n°Ba-1033 du 8 août 1987), est aussi publiée en chinois, anglais, espagnol, arabe, russe, japonais, allemand et indonésien.
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HistoiRes Des Deux coRées
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Quand un « Monsieur Maman » et ses petits se font bâtisseurs du futur Kim Hak-soon
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escapaDe
En cheminant vers le levant Gwak Jae-gu
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LivRes et cD
Human Acts les marques indélébiles des violences et souffrances passées
A Hermitage quand le heavy metal s’allie aux instruments traditionnels coréens
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Charles La Shure, Kim Hoo-ran
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ruBrique spéciale
Le cinéma coréen actuel, entre rêves et dynamisme RubRique spéciaLe 1
un septième art riche de sa cinéphilie
Kim Dong-hwan
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apeRçu De La LittéRatuRe coRéenne
La paix et l’amour évoqués par une fiction à la dimension magique Choi Jae-bong
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ombres et lumières du cinéma coréen actuel
RegaRD extéRieuR Choi Jung-wha
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le temps des réalisateurs Kang Seung-ryul
RubRique spéciaLe 4
les cinq ingrédients d’un film à succès
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ingRéDients cuLinaiRes
Soja et haricots, les plats du pauvre d’autrefois promus « superaliments » Kim Jin-young
Hahn Dong-won
RubRique spéciaLe 5
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Un palmarès des stars du cinéma coréen Lee Hwa-jung
RubRique spéciaLe 6
Le souvenir vague des cinémas d’autrefois Lee Chang-guy
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La « procession des poussettes »
Huh Moon-young
RubRique spéciaLe 3
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La mode des salons en ligne et des émoticônes
Darcy Paquet
RubRique spéciaLe 2
MoDe De vie
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Le magicien de la rue Kim Jong-ok
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ruBrique spéciale 1 Le cinéma coréen actuel, entre rêves et dynamisme
un septième art ricHe de sa cinépHilie la vitalité du cinéma coréen lui vient peut-être bien de sa capacité à exposer des idées et à créer des histoires propices à des débats qui vont si loin qu’ils suscitent parfois le malaise, mais ne laissent jamais indifférent le public. ses festivals offrent un espace d’échanges entre spectateurs et metteurs en scène, ainsi qu’une occasion de faire la promotion des productions de qualité par le bouche à oreille. darcy paquet Critique de cinéma ahn Hong-beom Photographe
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Le cinéaste Kim Ki-duk foule le tapis rouge aux côtés des acteurs Ahn Ji-hye, Choe Gwi-hwa et Hwang Geon lors de la cérémonie d’ouverture du 21ème Festival international du film de Busan qui avait lieu le 6 octobre dernier à Haeundae, le quartier balnéaire de Busan.
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es souvenirs les plus impérissables naissent parfois là où on ne s’y attendait pas et en ce qui me concerne, c’est particulièrement le cas de celui que je garde du Festival international du film de Busan. La scène se passait lors de son édition de 2007 sur la plage de Haeundae.
le Busan d’hier et d’aujourd’hui Une rencontre avec deux actrices coréennes se déroulait en extérieur. Il s’agissait de Jeon Do-yeon, que venait de récompenser le Prix d’interprétation féminine du Festival de Cannes pour son rôle dans Secret Sunshine de Lee Chang-dong, et de Kang Soo-youn, qui s’était vu décerner cette même distinction vingt ans auparavant au Festival du film de Berlin de 1987 après avoir joué dans Mère porteuse d’Im Kwon-taek. Bien qu’étant impatient d’entendre s’exprimer ces deux actrices primées et tout aussi célèbres en Corée, je suis malheureusement arrivé un peu en retard sur la plage envahie par les festivaliers. Après avoir vainement tenté de me frayer un chemin à travers la foule pour tenter d’apercevoir ces deux stars, j’ai dû en faire mon deuil et me suis contenté de tendre l’oreille vers les haut-parleurs. Je ne voyais rien de la scène, mais je distinguais nettement les visages des gens qui étaient à l’avant. Au bout d’un moment, je me suis dit que je préférais finalement observer ces spectateurs que les vedettes elles-mêmes. On aurait dit des enfants réunis autour d’un feu de joie et leurs traits étaient illuminés par la ferveur et par le plaisir que leur procurait le cinéma, ainsi que par la fierté que leur inspirait la réussite de ces actrices dont ils buvaient les paroles en manifestant des réactions enthousiastes.
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Je peux affirmer qu’en vivant ces moments, je me suis senti gagné par la prodigieuse énergie qui a fait du BIFF le premier festival de cinéma d’Asie. L’intérêt et la passion qu’éprouve le public coréen pour l’ensemble de la production nationale ont constitué des facteurs clés de son succès. Pour expliquer l’essor considérable de cette industrie, on met souvent en avant les circonstances économiques favorables dont elle a bénéficié au cours des vingt dernières années, ainsi que le soutien que lui ont apporté les grands conglomérats et les pouvoirs publics. Je pense, pour ma part, que l’autre élément qui y a aussi largement contribué réside dans la cinéphilie toujours plus répandue qui se manifeste en Corée depuis les années 1990. Si cette tendance peut sembler une notion abstraite de l’extérieur, elle est tout à fait perceptible dès que l’on vit dans le pays et que l’on y a assisté à de grands festivals. Chez les Coréens, elle se traduit par une bonne connaissance et un grand amour de leur cinéma, mais aussi par la manière dont ils en parlent. Bien évidemment, la dernière édition du Festival international du film de Busan n’avait pas grand-chose
à voir avec celle de 2007. À commencer par l’actrice Kang Soo-youn, qui en assume aujourd’hui la direction et s’implique fortement dans le débat portant sur l’indépendance et l’avenir de cette manifestation. En revanche, il est une chose qui n’avait pas changé, à savoir que le BIFF demeure l’un des principaux espaces de découverte individuelle du septième art coréen par les cinéphiles.
rêves de cinéma Nam Yeon-woo, cet acteur qui est passé de l’autre côté de la caméra, semblait nerveux ce jour-là, tandis qu’il se tenait dans l’entrée du cinéma Megabox, entouré d’amis et des interprètes de sa première réalisation intitulée Lost to Shame. Sa projection en première était sur le point de commencer et après deux années de préparatifs, de tournage, de montage et de postproduction, le cinéaste allait pouvoir constater par lui-même les réactions du public. Si Nam Yeon-woo faisait alors ses premiers pas de metteur en scène, il avait déjà eu l’occasion de ressentir un tel trac en 2012, lors de la sortie du film Fatal dont il interprétait le rôle vedette. Cette production à très petit
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©Festival International du Film de Busan
1 Ahmad Kiarostami, fils du défunt cinéaste iranien Abbas Kiarostami, prononce un discours de remerciement après la remise à titre posthume du Prix du réalisateur asiatique de l’année du BIFF 2016 à son père Abbas Kiarostami, décédé en juillet dernier. 2 La directrice du BIFF 2016, l’actrice Kang Soo-youn, saluant le cinéaste malien Souleymane Cissé, qui présidait le jury de la Section des nouvelles tendances, ainsi que son épouse, l’actrice Aminata Cissé, pendant la cérémonie de clôture du Festival. Kim Dong-ho, le président du BIFF, se tient à l’extrême gauche.
budget, puisque celui-ci se montait à peine à trois millions de wons, soit 2 800 dollars, était aussi présentée en première à Busan, après avoir reçu le Prix des nouvelles tendances destiné aux jeunes réalisateurs asiatiques. Cette œuvre à l’originalité certaine par son intrigue comme par ses personnages s’était auparavant illustrée en remportant d’autres distinctions dans plusieurs festivals internationaux. En Corée, sa sortie en salle n’allait avoir lieu que plus tard et encore n’allait-elle pas rivaliser au box-office avec les superproductions hollywoodiennes et autres livraisons commerciales à gros budget. Pour revenir à Lost to Shame, ce film parle d’un acteur qui accepte de jouer le rôle d’un transsexuel, mais prend conscience à cette occasion des préjugés tenaces qui l’habitent, alors qu’il estimait jusque-là avoir l’esprit très ouvert. Pour camper les personnages bouleversants de cette histoire hors du commun et pouvoir respecter ses contraintes budgétaires, Nam Yeon-woo allait faire appel à des acteurs qu’il avait côtoyés et interpréter lui-même le rôle principal, la postproduction bénéficiant du soutien du BIFF par le biais du Fonds pour le cinéma asiatique. La première de Busan s’est déroulée dans une ambiance électrique et à n’en pas douter, le film faisait forte impression sur le public. Lors du débat qui mettait en présence réalisateur, acteurs et spectateurs, ces derniers ont été nombreux à faire part de leur enthousiasme par des éloges dithyrambiques. Dans l’assistance, se trouvaient également des organisateurs de festivals internationaux d’autres villes, dont celui de Cannes, venus pour beaucoup apporter leurs encouragements à ce nouveau cinéaste. À l’entrée, ses admirateurs inconditionnels l’attendaient patiemment dans l’entrée dans l’espoir d’obtenir un autographe ou une photo-souvenir avec ses acteurs et lui-même. Cet acteur reconverti à la mise en scène était devenu la vedette d’un jour. Dans la génération montante du cinéma coréen, nombreux sont ceux qui rêvent d’un tel parcours. Park Jung-bum, qui se classe aujourd’hui parmi les cinéastes indépendants de premier plan grâce à ses films primés The Journals of Musan (2010) et Alive (2013), ne manquait jamais, dans sa jeunesse, d’assister à ce Festival international du film de Busan qui a fait naître en lui l’amour du cinéma, puis l’envie de s’y essayer un jour pour présenter à son tour ses œuvres au public de Busan. Si Hollywood incarne pour beaucoup le cinéma, les jeunes cinéastes coréens de Busan, Jeonju ou Bucheon savent aussi inscrire leurs rêves dans la réalité. Outre le BIFF, d’autres manifestations attirent aujourd’hui les passionnés de cinéma, à l’instar du Festival international du film de Jeonju, qui se déroule en mai et n’a rien à envier à celui de Busan, par sa fréquentation comme par son succès. Tout en axant sa programmation sur une production indépendante qui sort des circuits commerciaux, il attire d’année en année toujours plus de spectateurs, la ville étant en outre célèbre pour ses spécialités culinaires, ce qui ne gâte rien. Le BiFan, lui, c’est-à-dire le Festival international du film fantastique de Bucheon, est particulièrement prisé des amateurs du genre. Les jeunes cinéastes qui se lancent dans de telles productions à petit budget sont certes en petit nombre, mais cette manifestation présente l’avantage de leur apporter un soutien en fournissant un espace de découverte de leurs nouvelles œuvres au public qui les apprécie. Pour ceux qui travaillent sans relâche à la réalisation d’une œuvre et restent souvent dans l’ombre des années durant, la part de rêve a en effet son importance dans le septième art… La manière de rendre sa production accessible Arts et culture de corée 7
Pour ceux qui travaillent sans relâche à la réalisation d’une œuvre et restent souvent dans l’ombre des années durant, la part de rêve a son importance dans le septième art… si Hollywood en est l’incarnation pour beaucoup, les jeunes cinéastes coréens de Busan, Jeonju ou Bucheon savent aussi inscrire leurs rêves dans la réalité. au public joue aussi un rôle crucial à notre époque. L’assistance du BIFF ou du Festival de Jeonju ne se compose pas de spectateurs moyens, mais de cinéphiles avertis. Dès qu’ils sont séduits par une œuvre, ils en parlent autour d’eux ou formulent des critiques et commentaires brefs sur les réseaux, et de fil en aiguille, un nouveau cinéaste accède ainsi à la notoriété. Qu’adviendrait-il si son œuvre était d’abord à l’affiche des salles obscures ? Dans un secteur de la distribution dont la forte concurrence handicape les productions à petit budget, un film tel que Lost to Shame serait très certainement passé inaperçu. On mesure donc à quel point l’existence de festivals et d’un important public de cinéphiles est un atout crucial pour le cinéma coréen.
le cinéma créateur de lien Sur le front de mer de Haeundae, à un endroit situé à dix minutes à pied de celui où Nam Yeon-woo présentait son film, avait lieu une autre manifestation. La major N.E.W. donnait une soirée de gala en l’honneur des distributeurs coréens et étrangers qui avaient acheté le film à succès Train to Busan. Cette histoire de mystérieux zombies qui se multiplient par une incontrôlable contagion à bord du train à grande vitesse KTX a attiré plus de onze millions de spectateurs et atteint les sommets du box-office. Son succès s’est avéré encore plus phénoménal à l’étranger, notamment à Singapour, Hongkong et Taïwan, ainsi qu’en Australie et en France. À l’animation qui régnait lors de cette réception, on devinait aisément la satisfaction des nombreux distributeurs auxquels ce film avait rapporté de grosses recettes. Son réalisateur Yeon Sang-ho n’était pas un nouveau venu du Festival international du film de Busan, car il y avait déjà présenté une œuvre de ses débuts. Il s’agissait cette fois d’un dessin animé à petit budget, intitulé The King of Pigs et traitant du thème de la violence scolaire, qui allait remporter pas moins de trois prix lors de cette édition de 2011 et être présenté un an plus tard à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes. Quant à The Fake, un second film d’animation à la philosophie obscure, il allait être au nombre des œuvres qui ont fait le plus parler d’elles au BIFF de 2012. Si ces premières livraisons relevaient par leur style d’une production commerciale, le distributeur N.E.W. n’en a pas moins cru en leur réalisateur et investi considérablement dans Train to Busan, en dépit de l’idée préconçue selon laquelle les films de zombies n’ont aucun succès en Corée, et ce pari a dépassé largement leurs attentes par les bénéfices qu’il a générés. Cependant, le destin a voulu que ce film ne puisse pas concourir au BIFF 2016 en raison du boycott décidé par certains producteurs qui s’étaient juré de préserver cette manifestation de toute pression politique. Il faut savoir qu’un conflit oppose depuis deux ans le BIFF à la Ville de Busan à propos du documentaire sujet à polémique Diving Bell: The Truth Shall Not Sink with Sewol, dont la projection en 2014 avait entraîné le licenciement du directeur d’alors du Festival, Lee Yong-kwan. Des débats enflammés se sont succédé par la suite, 8 KoreAnA Hiver 2016
1 Chaque année, à la veille du lancement du BIFF, les cinéphiles envahissent l’esplanade du BIFF située dans le quartier de Nampo-dong pour assister aux festivités. Le 1er octobre 2014, une foule nombreuse était présente aux manifestations de la dix-neuvième édition. 2 Le cinéaste Lee Joon-ik et les principaux acteurs de son film The Throne (Sado) , à la rencontre du public lors d’une manifestation en plein air du 20ème BIFF qui avait lieu du 1er au 10 octobre 2015.
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en particulier l’année dernière, sur la propension du BIFF à privilégier des œuvres très crues qui engendrent le malaise et se prêtent à des controverses. Tout en constituant le meilleur des forums possibles pour les cinéastes qui souhaitent aller à la rencontre d’un public qui les apprécie, un festival du film fournit l’occasion idéale de débattre des problèmes évoqués par des œuvres à résonance sociale. Il participe aussi de toute une culture qui entoure le septième art, d’un dialogue toujours plus ouvert et en constante évolution sur les grands dossiers de notre époque entre producteurs, spectateurs, critiques et commentateurs culturels. Voici dix ans, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec le célèbre réalisateur hongkongais Peter Ho-sun Chan, auteur de The Warlord et de Comrades: Almost a Love Story . Lors de cette interview, il m’a affirmé envier beaucoup le public coréen : « Les Coréens sont des spectateurs avisés. Ils ont le goût sûr et savent apprécier la qualité et la nouveauté ». Avec le temps, l’audience du septième art s’est encore accrue et compte toujours plus de séniors cinéphiles. Au vu du remarquable succès de productions telles que Train to Busan , mais aussi de l’attrait
d’œuvres indépendantes plus modestes comme Lost to Shame , le cinéma participe désormais en Corée d’une certaine diversité culturelle que l’on ne retrouve pas toujours, notamment lorsque les films de Hollywood se taillent la part du lion au détriment de la production nationale.
mon cas particulier Quand j’ai commencé à vivre en Corée, en 1997, je ne savais quasiment rien du cinéma coréen, mais quelques semaines après mon arrivée, j’ai assisté au deuxième Festival international du film de Busan et l’enthousiasme que j’y ai senti dans le public m’a bouleversé au point de me donner le frisson. Je n’ai depuis manqué aucune des éditions suivantes et me consacre au septième art coréen que j’enseigne et analyse dans mes critiques. Il arrive que l’on me demande quel film a particulièrement suscité cette vocation, alors qu’en réalité, elle ne m’est pas venue d’une œuvre donnée, mais de la découverte que j’ai faite à Busan de toute la culture qui entoure le cinéma et de tous les dialogues animés auquel il donne lieu. De même, on pourrait être tenté de s’interroger sur l’origine du remarquable dynamisme dont fait preuve le cinéma coréen actuel, mais je pense qu’il convient de voir plus loin que les films et les cinéastes eux-mêmes, car c’est cette remarquable cinéphilie qui se trouve à la base de tout. Elle est d’une telle vitalité qu’elle crée forcément les conditions d’une production nationale dynamique, ce qui démontre l’absolue nécessité de reconnaître son importance et d’assurer sa continuité. Arts et culture de corée 9
ruBrique spéciale 2 Le cinéma coréen actuel, entre rêves et dynamisme
omBres et lumières du cinéma coréen actuel
Huh moon-young Critique de cinéma cine21 Photographie
moins de vingt ans nous séparent du siècle dernier et pourtant il semble bien lointain au vu du chemin accompli dans le septième art coréen. malgré son essor considérable, l’industrie coréenne du cinéma peine à s’imposer à l’échelle mondiale. 10 KoreAnA Hiver 2016
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usque dans les années 1980, rares étaient les films coréens qui tenaient l’affiche dans les salles obscures, car on n’y a longtemps vu que de médiocres mélodrames. Dans les années 1960, les sources d’inspiration se sont diversifiées sans rien enlever aux films de ce qui faisait leur particularité, tandis que dans les vingt années qui ont suivi, l’essor de cette industrie naissante a marqué le pas en raison de la censure et des autres restrictions des libertés inhérentes aux régimes dictatoriaux d’alors, ainsi que du succès grandissant de la télévision. À la fin de la première moitié des années 1990, le cinéma coréen allait connaître un véritable renouveau sous l’effet des bouleversements politiques et sociaux que traversait le pays. Les nouvelles tendances de l’époque étaient portées par de jeunes producteurs intelligents et audacieux grâce auxquels pouvaient s’exprimer des cinéastes pleins de talent et d’ambition. L’industrie coréenne du cinéma allait alors progresser à pas de géants sur le plan artistique aussi bien que commercial. Un changement allait aussi s’amorcer dans le regard que l’on y portait à l’étranger jusqu’à cette époque. En 1995, un Coréen qui faisait des études de cinéma à Paris se serait même entendu demander s’il existait des films coréens. Il faut dire que très peu de gens avaient eu l’occasion d’en voir, même parmi les amateurs de cinéma étranger, hormis peut-être quelques cinéphiles avertis. L’arrivée du XXIe siècle allait voir cette situation changer du tout au tout, puisque des films coréens concouraient désormais à de prestigieux festivals internationaux où il leur arrivait même de remporter les plus hautes distinctions. La génération montante des cinéastes en activité depuis la deuxième moitié des années 1990, dont Hong Sangsoo, Kim Ki-duk, Park Chan-wook et Bong Joon-ho, allait séduire nombre de spectateurs étrangers.
une industrie en plein essor Bien peu de pays ont été témoins d’une telle croissance dans ce secteur, puisque les ventes du box-office
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L’arrivée des personnalités invitées à la première projection de Train to Busan a fait sensation le 18 juillet dernier au Yeongdeungpo Times Square de Séoul. Cette manifestation prestigieuse qui accompagnait la sortie d’un film à gros budget donne une idée de la situation actuelle du septième art coréen.
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ont bondi de 61,69 à 217,3 millions entre 2000 et 2015, tandis que la production nationale a plus que quadruplé, le nombre de films passant de 57 à 232 par an et les salles où ils étaient projetés, de 720 à 2 424 au cours de la même période. Après s’être élevées à 1 520 milliards de wons en 2015, les recettes tirées de la vente de places de cinéma ont atteint 2 110 milliards dix ans plus tard, et encore n’est-il pas possible de remonter plus loin dans le temps faute de disposer de données chiffrées. Il va de soi que tout cela n’est rien par rapport à la Chine, puisqu’après avoir connu une prodigieuse croissance de 64,3 % en 2010, son industrie du cinéma a continué sur sa lancée au rythme annuel de 30 %. En revanche, les Chinois n’ont vu en moyenne que 0,92 film l’année passée, mais on prévoit une forte hausse de ce chiffre à l’avenir. À l’exception de celui de ce pays, c’est le cinéma coréen qui connaît à ce jour la plus forte expansion au monde. La plus importante hausse chiffrée porte sur le nombre de films vus par le public. Tandis qu’il était en moyenne de 1,3 par habitant en 2000, il allait passer à 2,95 en 2005, soit deux fois plus, puis successivement à 4,17 en 2013 et 4,22 en 2015. Toutes proportions gardées, ces chiffres sont considérables par rapport à celui de 4,0 enregistré aux États-Unis en 2013 ou de 3,14 en France, de 2,61 en Grande-Bretagne, de 1,59 en Allemagne et de 1,22 au Japon. Jusqu’à l’Inde, pourtant premier producteur mondial en termes quantitatifs avec 1 602 nouveaux titres pour la seule année 2013, où le nombre de films vus stagne à 1,55 par habitant. Au vu de ce qui précède, il existe donc un véritable élan, mais qu’en est-il exactement de ses origines ? Pour l’expliquer, on peut avancer l’action entreprise par les pouvoirs publics en faveur du secteur, notamment par l’instauration de quotas rigoureusement respectés en vertu desquels toute salle de cinéma est tenue de projeter des films coréens au moins 73 jours par an. En outre, les cinéastes bénéficient du soutien de différents organismes, dont le Conseil du cinéma coréen, les comités régionaux du cinéma, les collectivités locales et les festivals internationaux. Encore une fois, la Corée se distingue par l’ampleur sans égal de ses appuis à la production nationale, exception faite de la Chine, qui 12 KoreAnA Hiver 2016
1 Scène de Chunhyang , d’Im Kwon-taek (2000). C’est la première œuvre coréenne à avoir été présentée en compétition officielle au Festival international du film de Cannes. 2 Scène du film Oasis, de Lee Chang-dong, (2002) qui conte une histoire d’amour entre un marginal et une femme atteinte de paralysie cérébrale. 3 Dans le 98ème long métrage d’Im Kwontaek intitulé Painted Fire (2002), Choi Minsik incarne Jang Seung-eop, un grand artiste qui vécut sous le royaume de Joseon, à la fin du XIXe siècle.
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impose des restrictions draconiennes sur l’importation d’œuvres. Cette politique résolue de promotion de l’industrie coréenne permet à celle-ci de dominer la distribution en salle. En 2013, les films coréens représentaient ainsi 59,7 % des parts de marché du secteur et ils allaient continuer à l’occuper pour moitié au cours des deux années suivantes, à raison de 50,1 % en 2014 et 52,0 % en 2015. Mis à part les États-Unis et l’Inde, où la production nationale détenait respectivement 94,6 % et 94,0 % des parts de marché en 2013, la Corée figure parmi les pays dont les œuvres sont plus appréciées de sa population que celles d’origine américaine, aux côtés de la Chine, qui représente 58,6 % de parts de marché et du Japon, qui en détient 60,6 %. Pour la même année, ces chiffres étaient tombés à 33,8 % en France et à 22,1 % en Grande-Bretagne, coproductions internationales comprises. Ont également favorisé ce remarquable essor la suppression de la censure et l’apparition de nombreux jeunes réalisateurs débordant de talent. Dans ce contexte, l’industrie est donc passée en toute logique à l’étape suivante de son expansion. Dès lors que des seuils ont été franchis en termes de films vus par habitant et de salles disponibles, outre que les politiques de promotion sont de toute façon susceptibles de se poursuivre, les modalités d’une telle croissance sont appelées à évoluer à l’avenir.
un panorama du cinéma coréen Avant que le film Chunhyang d’Im Kwontaek ne soit présenté en compétition officielle au Festival du film de Cannes de l’an 2000, pas un seul film coréen n’y avait été mis à l’honneur depuis la première édition de cette manifestation en 1946. Si une nomination pour la Palme d’or ne constituait en aucun cas la distinction suprême du septième art mondial, elle n’en marquait pas moins l’irruption d’œuvres coréennes jusque-là absentes de cette carte du cinéma mondial qu’avaient dressée au siècle dernier spécialistes et critiques des films occidentaux. En atteste leur absence totale de l’ouvrage intitulé The Oxford History of World Cinema et édité par Oxford University Press en 1966, ainsi que d’autres textes consacrés au septième art.
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l’influence qu’exerce la production cinématographique d’une partie du monde façonne à ce point les sensibilités que le public ne sait plus voir ce qui confère son originalité à une œuvre. dans les films de tel ou tel pays, se trouvent pourtant toujours des éléments spécifiques bien reconnaissables qui leur donnent une couleur locale et cet article s’attachera donc à rechercher ceux qui caractérisent le cinéma coréen.
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Un changement allait s’amorcer au tournant du siècle, plus précisément lors du Festival de Cannes de l’année 2002, avec la remise du Prix du meilleur réalisateur à Im Kwon-taek en récompense de son film Painted Fire. Deux ans plus tard, c’était au tour de Park Chan-wook de se voir décerner le Grand prix pour Old Boy, tandis que le Prix du jury allait lui revenir en 2009 pour Thirst. Deux ans auparavant, Jeon Do-yeon avait quant à elle ravi le Prix de la meilleure interprétation féminine pour son rôle dans Secret Sunshine de Lee Chang-dong, lequel allait remporter le Prix du meilleur scénario pour Poetry en 2010. Lors de cette même édition, trois œuvres de Hong Sang-soo et deux de Lim Sang-soo avaient aussi été sélectionnées pour participer à la compétition principale, mais n’avaient pas été primées. Lors de la Mostra de Venise de 2002, Lee Chang-dong a remporté le Prix spécial des réalisateurs pour son œuvre Oasis, tandis que le Prix de la révélation féminine allait à Moon So-ri. Deux ans plus tard, c’était au tour de Kim Ki-duk de se voir décerner le Prix du meilleur réalisateur pour Samaritan Girl au Festival du film de Berlin, puis pour 3-Iron à la Mostra de Venise. Enfin, son film Pietá allait être couronné de succès à la Mostra de Venise de 2012 et être récompensé par le fameux Lion d’or qui y consacre le meilleur film. Eu égard aux réussites qui jalonnent ces dix dernières années, il est indéniable que le cinéma coréen s’est d’ores et déjà brillamment distingué à l’international pendant ces seize premières années du XXIe siècle. Pour autant, on ne saurait affirmer que la Corée occupe la place qui lui revient à l’échelle mondiale. Tous les dix ans, la revue de cinéma britannique Sight & Sound fait paraître son palmarès intitulé Les meilleurs films de tous les temps et fondé sur les résultats d’une enquête
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©Festival international du film de Busan, Festival international du film fantastique de Bucheon
1 Scène de The Face Reader (2013), de Han Jae-rim, où Kim Hye-soo joue le rôle de Yeonhong, séduisante courtisane et physiognomoniste. 2 L’une des scènes cultes de The Thieves , de Choi Dong-hoon (2012), un thriller doublé d’une comédie où dix voleurs veulent s’emparer d’un diamant. 3 Scène de The Chaser (2008), de Na Hong-jin. Ce thriller a pour personnages un tueur en série, ses victimes et l’ancien policier converti au proxénétisme qui est à ses trousses. 4 Scène de Veteran (2015), de Ryoo Seung-wan, un film évoquant le personnage arrogant d’un petit-fils de patron de conglomérat. 5 Scène de Mademoiselle (2016), ce dernier film de Park Chan-wook qui a tant fait parler de lui. 6 Scène de Jeon Woochi : The Taoist Wizard (2009), de Choi Dong-hoon, un film héroï-comique qui se déroule sous le royaume de Joseon.
réalisée auprès de critiques de films et réalisateurs du monde entier. Aucun film coréen n’y figure dans les cent premières œuvres citées, ce qui n’a certes rien d’inattendu, mais on peut en revanche s’étonner de n’en trouver aucun parmi les six films asiatiques retenus sur cette même liste au nombre des dix meilleurs de l’année depuis 2000. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas lieu d’accorder trop d’importance à de telles listes, car elles sont appelées à évoluer à l’avenir et certaines des œuvres qui n’y sont pas citées parviendront tout de même à percer et à s’imposer ultérieurement. Il n’en demeure pas moins que le fait que la Corée n’y est pas répertoriée révèle que, pour bien des spécialistes du septième art, la production coréenne n’occupe pas une place de premier plan par ses qualités esthétiques, ce qui revient à dire que la Corée n’est pas encore parvenue à s’imposer à l’échelle internationale. À ce stade de réflexion, il convient de se demander ce que l’on entend par « cinéma coréen », car l’expression comporte une certaine ambiguïté, tout comme celles de « cinéma indien » ou de « cinéma britannique », dans la mesure où elle ne permet pas de savoir si l’on se réfère strictement au pays d’origine ou à une notion plus vaste. L’influence qu’exerce la production cinématographique d’une partie du monde façonne à ce point les sensibilités que le public ne sait plus voir ce qui fait l’originalité d’une œuvre. Dans les films de tel ou tel pays, se trouvent pourtant toujours des éléments spécifiques bien reconnaissables qui leur donnent une couleur locale et cet article s’attachera donc à rechercher ceux qui caractérisent le cinéma coréen. En d’autres termes, quelles sont les particularités nationales des œuvres de cinéastes coréens tels que Hong Sang-soo, Bong Joon-ho et Lee Chang-dong, ou encore Park Chan-wook et Kim Ki-duk ? Il est malaisé de répondre à cette question, car leurs films ne paraissent d’emblée comporter pas la moindre caractéristique commune. On serait tenté de ranger ceux de Hong Sangsoo et Kim Ki-duk dans la catégorie du modernisme européen, les œuvres de Park Chanwook et Bong Joon-ho, voire, pour certaines, de Kim Ki-duk, pouvant quant à elles être considérées comme une émanation esthétique de l’art Arts et culture de corée 15
1 1 Les acteurs Song Kangho et Kim Ok-bin jouant une scène du thriller Thirst (2009) de Park Chan-wook, où un prêtre devient vampire. 2 Hwang Jung-min interprète le personnage d’un chaman dans The Wailing, de Na Hong-jin (2016), qui plante son décor dans un petit village, théâtre de toute une succession de meurtres mystérieux. 3 Scène de The High Rollers , de Choi Donghoon (2006), où des gens s’adonnent à des jeux clandestins. 4 Scène du film Le roi et le clown , de Lee Joon-ik (2005), qui a voulu réaliser la « première comédie burlesque de cour » de l’histoire du cinéma coréen. 5 Jun Ji-hyun interprète le premier rôle d’Assassination , de Choi Donghoon (2015). La critique n’a pas tari d’éloges sur ce premier film coréen à montrer la place de premier plan occupée par une femme dans la résistance au colonisateur japonais.
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d’Extrême-Orient. Le cinéma coréen s’avère donc être fait de toutes sortes de films différents qui ne peuvent se réduire à leur origine nationale, ce qui ne contribue pas à situer clairement leur place à l’échelle mondiale.
autant de tendances que de cinéastes Les productions actuelles du septième art coréen sont d’une telle variété qu’il paraît impossible de les résumer par quelques traits, mais il est en revanche possible de les rattacher à quatre grandes catégories, au risque de tomber dans un classement simpliste. La première, que désigne l’expression de « réalisme national », a pour chef de file incontesté le réalisateur Im Kwon-taek. Ce créateur de génie, qui a longtemps été la figure emblématique du cinéma coréen, a commencé par se
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centrer sur des thèmes accessibles au grand public dans ses œuvres de jeunesse, mais à partir des années 1970, il a entrepris de doter son « cinéma national » d’une esthétique nouvelle et en 2012, il a livré son 102ème film intitulé Revivre. Dans cette même catégorie, entre également Lee Chang-dong, un moraliste qui s’inscrit en rupture avec un cinéma hédoniste. Il n’a plus fait parler de lui depuis la sortie de Poetry en 2010. Vient enfin s’ajouter aux deux précédents réalisateurs, mais dans une démarche intellectuelle beaucoup plus libre, celui de The Housemaid (2010) et The Taste of Money (2012), à savoir Im Sang-soo. Ces cinéastes traitent tous trois d’événements historiques ou d’aspects absurdes du quotidien en s’intéressant aux traits particuliers du caractère national. Ils ont aussi pour dénominateur commun de privilégier la dimension thématique au détriment du style et de la forme. Aucun jeune cinéaste ne semble aujourd’hui sur le point de prendre leur relève. La seconde catégorie, dite du « modernisme », peut englober les réalisateurs Hong Sang-soo et Kim Ki-duk, quoique les différences qui les séparent soient plus nombreuses que leurs points communs. Par des innovations de forme, le premier s’attache à recréer du sens dans la réalité, tandis que le second creuse l’idée de la rédemption par la souffrance physique. Si certains de leurs cadets peuvent se rattacher à cette approche moderniste, aucun d’eux n’a acquis de véritable notoriété.
Quant à la troisième catégorie d’œuvres, il s’agit de celle relevant de « l’innovation du genre ». Les cinéastes qui s’en réclament, dont Park Chan-wook, Bong Joon-ho, Kim Jee-woon et Ryoo seung-wan, voient le public comme la critique réserver un bon accueil à leurs œuvres. Amateurs de films de série-B et de films de genre, ces anciens cinéphiles créent des films qui font appel à des genres divers comme le thriller ou le film d’action, en y ajoutant une touche de comédie et d’horreur. Bien que d’un accès facile au grand public, ces films font parfois penser à l’œuvre patiente d’artisans. Leurs auteurs se différencient toutefois considérablement par certains aspects. Alors que Park Chan-wook livre une nouvelle vision de la tragédie classique par le biais de films de genre, Bong Joon-ho recourt à ceux-ci pour aborder des thèmes politiques nationaux. Quant à Ryoo Seung-wan et Kim Jee-woon, même lorsqu’ils traitent de questions graves, ils ne renoncent jamais à leur éternel humour de fanboys. Parmi les films qui appartiennent à cette « innovation », figurent The Host (2006) de Bong Joonho et Berlin (2015) de Ryoo Seung-wan, qui ont attiré chacun plus de dix millions de spectateurs et tiennent lieu de référence pour nombre d’autres cinéastes, dont Na Hong-jin qui s’est illustré par The Chaser (2008), The Yellow Sea (2010) et, dernièrement, The Wailing (2016). Enfin, une quatrième et dernière catégorie rassemble les films répondant aux conventions du cinéma grand public et représentés par une majorité de cinéastes. Si Kang Woo-suk a longtemps été à leur tête, à partir de la fin de la deuxième moitié des années 2000, il s’est vu supplanter par des figures comme Choi Donghoon et Youn Je-kyun. Le premier a déjà à son actif deux films à succès qu’ont vus plus de dix millions de spectateurs, mais ses cinq films ont tous connu un succès commercial, de l’œuvre de ses débuts, en 2004, The Big Swindle, à The Assassin qu’il a réalisé en 2015. S’il n’est guère aisé de désigner parmi ces catégories celle qui représente le mieux le septième art coréen, il faut se réjouir que cette diversité quelque peu déconcertante constitue en même temps l’un des facteurs de son dynamisme.
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ruBrique spéciale 3 Le cinéma coréen actuel, entre rêves et dynamisme
LE TEMPS DES RÉALISATEURS ces temps-ci, il n’est pas rare de voir un réalisateur accomplir l’exploit, voire le « miracle », de conjuguer le succès commercial avec une renommée de grand cinéaste, car les festivals internationaux les plus prestigieux servent parfois de tremplin à une réussite au boxoffice dans le pays concerné. ces professionnels confirmés règnent aujourd’hui en maîtres sur le cinéma coréen. Kang seung-ryul Critique de cinéma et professeur à l’Université Kwangwoon cine21 Photographie
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u risque de trop généraliser, puisque cette situation ne se retrouve pas toujours, on peut affirmer que c’est le réalisateur qui est aux commandes tout le long du tournage d’un film coréen. Il dispose encore d’une grande marge de liberté malgré la place croissante occupée par les conglomérats dans l’industrie du cinéma, où ils ont réuni en une structure verticale les circuits d’investissement, de distribution et de projection. Ceux d’entre eux qui ont acquis leur notoriété grâce à des films à gros budget vus par dix millions de spectateurs se lancent même dans la création d’entreprise. Certains vont jusqu’à placer leur conjointe à la tête de cette société pour pouvoir se consacrer à la rédaction de scénarios, quand ils ne participent pas eux-mêmes au choix de la distribution, au montage ou à la postproduction. Ils finissent ainsi par devenir tout-puissants à chaque étape de la production d’un film, de sorte que ceux que tente une carrière cinématographique visent avant tout celle de réalisateur. De ce fait, on ne peut que constater une tendance à l’« auteurisme » chez la plupart de ces professionnels actuellement en exercice. Il est possible de dresser un état des lieux du cinéma coréen en passant en revue plusieurs binômes de grands réalisateurs.
Kim Ki-duk et Hong sang-soo Nés tous deux en 1960, ces deux cinéastes ont aussi en commun d’avoir entamé leur carrière en 1996. Tandis que le premier réalisait Ag-o , le second mettait en scène Le jour où le cochon est tombé dans le puits, deux films tout aussi remarqués l’un que l’autre. Année après année, ils allaient livrer d’autres œuvres souvent couronnées de succès dans les festivals internationaux. Révélateurs de deux visions du monde profondément différentes, leurs films n’ont certes jamais remporté de succès commercial en Corée, mais l’accueil favorable qui leur est toujours réservé à l’étranger démontre bien qu’ils ne sont nullement en perte de vitesse et ne risquent pas de l’être dans les prochaines années. Reposant sur le postulat d’un monde « malade de son capitalisme », les films de Kim Ki-duk ont pour marque de fabrique des portraits cru et sans concession de marginaux relégués au bas de l’échelle sociale et menant une existence fruste sur
prestigieux cinéastes forts de leurs vingt années de carrière, Hong sang-soo (ci-contre) et Kim Ki-duk ont réalisé chacun à leur manière des films à la thématique commune.
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fond de système en déclin. Dans Pietà (2012), tous les ingrédients de ses œuvres précédentes sont réunis, mais une évolution s’amorce. Il situe l’action à Cheonggyecheon, un quartier du centre de Séoul, et plus précisément dans les allées mal éclairées et les commerces délabrés du Centre commercial Seun, autrefois emblématique de l’industrialisation coréenne, mais aujourd’hui promis à la démolition. C’est le royaume des usuriers ne reculant devant aucune abjection quand ils réclament leur dû à de pauvres travailleurs. Ainsi, le personnage principal profère des menaces et assène les coups pour soutirer de l’argent, cette cruauté sans nom faisant de lui une incarnation du démon et un monstre engendré par le capitalisme. Le développement de l’intrigue amène toutefois l’homme à se pencher sur son passé et à faire amende honorable au point de s’identifier à une image sacrificielle christique. Kim Ki-duk ne se
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contente pas de dévoiler les bas-fonds du système capitaliste, car il creuse aussi l’idée de la piété rédemptrice dont fait preuve cet être féroce en se sacrifiant. Toute l’œuvre de Hong Sang-soo se caractérise par la permanence de sa thématique et de ses types humains, sans que l’on sache exactement si ce trait relève d’une forme d’auteurisme ou d’un simple maniérisme. Ses films parlent invariablement d’hommes et de femmes qui entretiennent des relations dépourvues de sentiment et de fantaisie. La plupart du temps, ils donnent libre cours à leur sensualité au terme de soirées arrosées qui finissent invariablement dans un motel où le déchaînement et la satisfaction du désir ne font jamais fleurir l’amour. Le cinéaste se livre à des exercices de style en déclinant à l’infini les mêmes facettes de ce désir. Dans Un jour avec, un jour sans, qui lui a valu de remporter en 2015 le Prix du léo-
pard d’or du Festival international de Locarno, un cinéaste en déplacement à Suwon fait la rencontre d’une jeune femme avec laquelle il passera la journée et boira jusqu’à l’ivresse. Le film se compose de deux parties dont chacune livre une version différente de l’histoire, cette juxtaposition invitant le spectateur à prendre le temps de réfléchir au sens de la vie et de l’art.
park chan-wook et Bong joon-ho Park Chan-wook et Bong Joon-ho adoptent les conventions du cinéma de genre hollywoodien qu’ils transposent dans un contexte coréen en contant à leur guise des récits pleins de candeur, d’où peut-être leur large succès par rapport à Kim Ki-duk ou Hong Sang-soo. Sous la forme de films noirs et de thrillers, Park Chan-wook traite des thèmes de la vengeance et du sentiment de culpabilité qui sont ses leitmotive, tandis que Bong Joonho fait apparaître au grand jour les contradictions fondamentales dont souffre la société coréenne. Tout en semblant à première vue assez conventionnelles, les œuvres de l’un et de l’autre comportent toujours une bonne dose d’inventivité. Alors que Park Chan-wook, plus que tout autre cinéaste coréen, a su imposer son style logique et intelligent, il semble aussi manifester un curieux penchant pour les grands sentiments des séries B. À ses yeux, il ne s’agit pas de productions de qualité médiocre, car elles débordent d’une imagination subversive qui les libère du carcan des séries A tout en leur permettant de s’accommoder de délais et budgets plus limités. Le film Oldboy (2003) représente l’expression même de l’univers artistique de l’auteur en évoquant le poids de la mauvaise conscience et la fatalité de la vengeance dans le contexte de faits incestueux. Le sentiment de culpabilité qu’éprouve le personnage principal pour n’avoir pas pu défendre sa sœur, sa femme et sa fille fait naître le désir de les venger, l’échec des actes qu’il commet déclenchant à son tour des représailles tout aussi absurdes. Les films de Bong Joon-ho se caractérisent par un comique de situation que le cinéaste introduit avec génie, souvent par le biais de personnages un peu faibles d’esprit qui se trouvent entraînés malgré eux dans des bouleversements sur lesquels ils n’ont aucune prise. Au fil de leur intrigue captivante, il lève peu à peu le voile sur les incohérences qui affectent les bases même de la société
im Kwon-taek, maître du réalisme national (ci-contre), et lee chang-dong, qui a pris sa relève dans ce même genre.
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jusqu’à les révéler tout à fait. C’est le cas de son Memories of Murder (2003), inspiré des faits réels d’une série de meurtres et viols non élucidés de la fin des années 1980, dans lequel il expose avec un grand souci du détail le manque de compétence des policiers et leurs méthodes d’enquête rudimentaires.
im Kwon-taek et lee chang-dong Les films d’Im Kwon-taek et de Lee Chang-dong abordent une thématique plus grave et douloureuse. Si le premier s’est lancé au début des années 1960, sa production, toujours aussi féconde, a atteint la centaine de films, dont l’un des plus célèbres, La chanteuse de pansori, a battu des records au box-office à sa sortie en 1993. Comme l’indique son titre, ce film historique évoque le chant narratif traditionnel dit pansori , mais recourt pour ce faire à un style inspiré du cinéma occidental qui fait son originalité. 22 KoreAnA Hiver 2016
Ancien écrivain reconverti au cinéma, Lee Chang-dong reprend dans ses films le réalisme de ses romans en retraçant les tragiques événements de l’histoire coréenne contemporaine ou en dépeignant le difficile quotidien des gens d’aujourd’hui. Là où Bong Joon-ho prend le parti de dénoncer sans détour les aspects profondément paradoxaux de la société actuelle, Lee Chang-dong opte pour une position en retrait qui lui permet d’observer les situations en toute sérénité. Intitulée Poetry (2010), son œuvre la plus célèbre commence par une scène où des enfants qui jouent au bord d’une rivière voient remonter à la surface le corps d’une collégienne. Il retrace alors l’enchaînement de faits qui a provoqué sa mort et dévoile les agissements des parents des jeunes coupables en vue de dissimuler ce drame. Par l’esthétique de sa démarche poétique fonctionnant comme un procédé littéraire, il transpose sur un plan supérieur la mort de la jeune fille comme celle, qui lui est liée, du personnage principal de la vieille dame.
na Hong-jin et yeon sang-ho Ces deux cinéastes se situent à l’avantgarde d’un cinéma indépendant et d’une Nouvelle Vague coréenne qui préfigurent l’évolution future du cinéma coréen. Le premier s’est doté construit un univers artistique dominé par la cruauté, mais non moins pour autant apprécié du public. Dans ses films où se succèdent violences et tueries, il décompose le mécanisme par lequel un individu acculé dans ses derniers retranchements peut se transformer en un monstre sanguinaire. Dans The Strangers (2016), ce processus est poussé à l’extrême par l’emploi des ingrédients suivants : une série de morts inexpliquées qui sèment la terreur dans un village reculé, l’arrivée d’un étrange inconnu, le mystère qui l’entoure et fait circuler les plus folles rumeurs, mais aussi l’association d’éléments du chamanisme avec un aspect occulte représenté par un esprit démoniaque auquel nul ne peut échapper. Le spectateur est ravi par les métaphores et prémonitions dont le cinéaste a émaillé son film. Yeon Sang-ho a remporté un exceptionnel succès avec son premier film d’action intitulé Train for Busan (2016), qu’ont déjà vu plus de dix millions de spectateurs, mais ses films d’animation ne lui ont pas aussi bien réussi. Après cette œuvre, il a retrouvé la faveur du public en réalisant Seoul Station . Dans les nombreux films d’animation pour adultes qu’il a créés, de long comme de court métrage, il traite de questions brûlantes liées aux institutions du pays, notamment l’école, l’armée ou les religions, à propos desquelles il se livre à une critique sociale acerbe en dévoilant les aspects monstrueux que cache la société. Train for Busan a été un tel succès commercial que pendant quelque temps, tout le monde ne parlait plus que de zombies en Corée. À ce propos, il convient de rappeler que les œuvres précédentes de Yeon Sang-ho les avaient déjà pris pour personnages, de même que celles de Na Hong-jin. Que penser de l’attrait considérable exercé par ce genre, assez nouveau en Corée, qu’abordent cinéastes indépendants ou de la Nouvelle Vague et que révèlent-ils de l’époque actuelle ?
pour mettre en scène leurs récits, park chan-wook (ci-contre) et Bong joon-ho adaptent ingénieusement les conventions des films de genre hollywoodiens à un contexte coréen.
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les cinq ingrédients d’un film à succès Hahn dong-won Chroniqueur de cinéma cine21 Photographie
au cinéma, certains éléments constitutifs d’une œuvre sont à l’origine de son succès commercial, mais leur reprise systématique dans celles qui suivent peut décevoir les cinéphiles, qui y voient alors une forme d’autoplagiat ou une tendance à la banalisation.
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n affirme en Corée que « les films qui attirent plus de dix millions de spectateurs sont un cadeau du ciel », de sorte qu’il est impossible de prévoir lequel d’entre eux en bénéficiera. S’il paraît donc futile de se livrer à des spéculations en amont, on peut en revanche rechercher a posteriori les facteurs de ce succès commercial.
faire vibrer la fibre nationale En premier lieu, un film commercial se doit de faire appel au sens patriotique, comme l’ont fait des grands succès du box-office tels que The Admiral: Roaring Currents (2014), Ode to My Father (2014) et Taeguki: The Brotherhood of War (2004). Vu les recettes assez conséquentes qu’il a engrangées en Corée, le film américain Avengers: Age of Ultron (2015) doit avoir satisfait à cette exigence, outre que ses scènes d’action ont en partie été tournées à Séoul, sans que le choix de cette ville ne s’impose particulièrement. Un film populaire est également censé dénoncer les privilèges et c’est en le faisant qu’Assassination (2015) a réveillé l’hostilité latente subsistant à l’encontre des descendants d’anciens collaborateurs de l’époque coloniale qui jouissent encore de certains avantages socio-économiques soixante-dix ans après la libération ; quant à Veteran (2015), il inspirait de la rancœur envers cette troisième génération d’héritiers des conglomérats et ses outrances, tandis que Masquerade (2012) donnait le dégoût des querelles politiques stériles et que The Attorney (2013) créait l’émotion en évoquant un ancien président de la République ; enfin, The Host (2006) suscitait l’indignation devant la pollution de l’environnement résultant de la présence militaire américaine sur le sol national et les passe-droits qui s’y attachent, mais également face à l’incapacité avérée des pouvoirs publics à arrêter ce désastre, le film Train to Busan ayant aussi provoqué de telles réactions. L’époque de la sortie d’un film a aussi son importance, comme dans le cas de Frozen (2014) où elle a eu lieu au moment de Noël, de The Attorney, où elle a coïncidé avec la déception qu’éprouvaient les Coréens envers le gouvernement d’alors et leurs regrets qu’ait disparu le précédent, ou encore d’Assassination où elle est intervenue quelques semaines à peine avant l’anniversaire de la Libération et de surcroît, pendant les procédures judiciaires intentées par la famille de l’homme d’affaires qui aurait servi de modèle à un personnage coupable de collaboration avec l’occupant, ainsi que de Veteran, qui faisait écho au scandale provoqué par la révélation des malversations et turpitudes des héritiers des capitaines d’industrie. l’impératif de qualité Le quatrième facteur de succès commercial porte sur la satisfaction du goût des spectateurs coréens pour les films de qualité conjuguant un sujet actuel avec une intrigue distrayante et en réalité, il n’y a rien de moins original que de souligner leur manque d’originalité. Ils n’en sont d’ailleurs pas dépourvus, tout du moins en Corée, toute flatterie ou autocongratulation mises à part. Les dix-
huit films qui ont attiré plus de dix millions de spectateurs en Corée témoignent tous d’un goût infaillible chez les cinéphiles coréens. Parmi eux, Le roi et le clown (2005), Interstellar (2014), The Thieves (2012), Assassination, Masquerade et The Host ne se situent peutêtre pas au niveau des plus grands chefs-d’œuvre, mais ils n’en sont pas moins fort bien faits. Quant à Avatar (2009), Veteran, The Attorney, Silmido (2003), Frozen, Train to Busan et The Admiral, sauf à être vraiment sévère, il faut avouer qu’ils méritent leur succès en raison de leur bonne qualité. Abstraction faite des critères d’appréciation qui varient d’une personne à une autre, il n’est pas déraisonnable d’affirmer que, sur les dix-huit films qui ont été vus ces dernières années par plus de dix millions de spectateurs, près de 70 % sont supérieurs à la moyenne par leur niveau de qualité.
l’indispensable présence des stars La réussite des œuvres est aussi fonction du talent et du professionnalisme de leurs acteurs et réalisateurs. Des cinéastes tels que Choi Dong-hoon, Bong Joon-ho, Lee Joon-ik et Christopher Nolan ont séduit le public coréen en sachant s’adapter à ses goûts, sans pourtant sacrifier leur personnalité et le sens de leurs intérêts, c’est-à-dire en conciliant qualité et résultats au box-office. Yoon Je-kyoon figure aussi parmi ces réalisateurs qui, tout en ayant une parfaite maîtrise de leur métier, ont aussi acquis un savoir-faire de production, même si certaines de ses œuvres, dont Tidal Wave (2009), sont invariablement taxées d’« imitation des films hollywoodiens à gros budget » et si la critique a été partagée à leur propos. Pour ce qui est des acteurs, Oh Dal-su a interprété un second rôle dans presque tous les films qui ont dépassé leurs objectifs commerciaux, comme en témoigne son surnom de « monsieur dix millions de spectateurs ». Cependant, si l’on en croit ceux qui estiment que : « C’est le lanceur qui compte au baseball et le premier rôle, au cinéma », des valeurs sûres comme Song Kang-ho, Choi Minsik, Hwang Jung-min et Lee Byung-hun, qui s’imposent par leur jeu comme par leur charisme, représentent des atouts essentiels du succès. Soit dit en passant, le réchauffement de la planète semble malheureusement avoir aussi un rôle à jouer, comme on a pu en particulier le constater cette année, puisqu’il a fait affluer dans les salles obscures nettement plus de spectateurs qui recherchaient la fraîcheur de leur climatisation pour échapper à la canicule. des bandes originales par trop évocatrices En tout état de cause, les remarques qui précèdent se limitent à des constatations et les aspects sur lesquels elles portent ne constituent nullement une garantie de succès. Aux yeux des producteurs, ils présentent néanmoins un intérêt certain, car un film, même s’il est susceptible de générer des profits considérables, exige de grosses mises de fonds assorties de risques tout aussi importants, ainsi que de coûts de production et de commercialisation toujours plus élevés qui ne font qu’accroître ces aléas. Pour des Arts et culture de corée 25
©Festival International du Film de Busan
investisseurs soucieux de réduire au maximum ces impondérables, les cinq facteurs propices au succès d’une œuvre peuvent jouer un rôle essentiel, en particulier au vu des réussites récentes auxquelles ils ont contribué. Dans l’industrie du film coréenne, quelques grands distributeurs sont présents à tous les stades de la production par le biais de leurs filiales, qui interviennent de l’investissement à la distribution et à la projection en salle. Ils détiennent plus de 90 % des parts de marché du secteur par les ventes de places et étendent leur emprise à de nouveaux supports tels que la VOD, l’IPTV et la diffusion multimédia numérique (DMB), une situation de monopole qui ne semble pas près de prendre fin. Dans ces conditions, il n’y a donc pas lieu de s’étonner que des critères de succès commercial demeurent une priorité appelée à régir la qualité et le style des futures productions. Ces considérations sont particulièrement évidentes dans les films coréens à gros budget, qui ont pour but suprême d’entrer dans le « club des dix millions ». Dans les films de ce type qui ont été produits l’année dernière à coups d’énormes investissements et de castings comportant toute une pléiade de vedettes, l’utilisation qui est faite de la musique est particulièrement révélatrice, comme en atteste leur bande originale. Elle semble manifestement destinée à orienter les émotions 26 KoreAnA Hiver 2016
du public au fil des différentes scènes. Aux adagios qui accompagnent les situations tristes ou empreintes de solennité à grand renfort d’instruments à cordes, succèdent, dans les passages comiques destinés à relâcher la tension, des mélodies sautillantes pour contrebasse et bois entrecoupées d’innombrables petites pauses. Cette forme de prescription musicale va jusqu’à dicter au spectateur des émotions précises, et ce, parfois de manière anticipée. Cette pratique visant à susciter les réactions attendues est depuis longtemps en usage à Hollywood sous le nom de « mickey-mousing » et part du principe que les capacités de concentration ou de compréhension du public sont à peu près les mêmes que celles d’un enfant face à un dessin animé. Force est de reconnaître qu’il s’applique assez bien à la réalité, même si on peut le juger peu respectueux du public. « Ce n’est pas la musique qui porte tort à ce genre de films, car ils comportent peut-être bien d’autres poncifs », estimait un jour Sidney Lumet et il se pourrait bien que sa remarque soit aussi valable pour les films coréens actuels, en particulier ceux dont la fin « fait pleurer dans les chaumières ». En tirant parti du penchant naturel qu’ont les Coréens à vivre intensément leurs émotions, qu’il s’agisse de joies, peines ou colères, la formule des « neuf éclats de rire et une crise de
dans une pâtisserie, par exemple, si trois clients achetaient une quantité de tartes correspondant à 90 % de tous les gâteaux, on ne chercherait pas à offrir beaucoup de variété dans les 10 % restants, car la priorité serait de satisfaire les plus gros acheteurs. larmes » par film a été si fidèlement appliquée à de nombreuses œuvres qu’elle a presque valeur de norme aujourd’hui. Pour obtenir ces précieuses « crises de larmes », nombre de films n’hésitent pas à introduire d’invraisemblables coups de théâtre suivis d’événements tout aussi imprévus. Les acteurs ne s’y évertuent que trop à tirer des larmes au public par leurs propres pleurs et gémissements, avant même que celui-ci n’ait ressenti de la tristesse. On n’en finit pas de pleurnicher et le jeu se fait trop appuyé, tout comme la musique dont les accents dramatiques deviennent assourdissants. Avant que les spectateurs ne quittent les salles obscures, écrans et haut-parleurs semblent prêts à tout pour les faire pleurer.
une critique sociale de convenance En Corée, il fut un temps où le petit écran était inondé de feuilletons dits makjang , c’est-à-dire « sans issue », parce qu’ils se livraient à une surenchère dans le scandale par leurs personnages et intrigues secondaires. Il est communément admis qu’une exposition fréquente à des stimuli émousse les réactions et appelle une stimulation plus forte pour produire le même effet, et ainsi de suite jusqu’à épuisement du sujet, à l’instar des cultures sur brûlis qui ne laissent des sols qu’un amas de cendres. Le cinéma qui se prend à ce piège du « toujours plus fort » est surtout illustré par le sous-genre dit des « films noirs à vocation de critique sociale ». Mettant en scène des personnages qui exercent des professions investies d’un certain pouvoir, comme les procureurs, hommes politiques, journalistes, magnats et officiers de police, ces films s’attachent à dénoncer leurs pratiques véreuses et conflits latents de manière aussi réaliste que possible. Ce type de cinéma spécifiquement coréen est né et a pris de l’essor à une époque marquée par un climat de concurrence exacerbée et d’absurdité des institutions, par la bipolarisation économique et par l’absence de dialogue politique. Les messages qu’il véhicule trouvent un accueil favorable dans le public, qui y cherche refuge le temps d’un film pour échapper à une réalité oppressante et retrouver un écho de sa façon de penser. Il en oublie toutefois de se dire que ce cinéma social est incapable de remettre en question sa propre tautologie cinématographique ou esthétique, pas plus que l’autoplagiat auquel il peut se livrer, pour autant qu’il ait le désir de le faire. Si la reproduction constitue indéniablement l’une des vertus cardinales du cinéma pris en tant que genre, les soi-disant « films noirs à vocation de critique sociale » de ces derniers temps se ressemblent à chaque fois comme deux gouttes d’eau, à l’exception du nom des personnages
et de leur tenue vestimentaire. Ceux-ci semblent toujours avoir été créés comme si on avait disposé sur une table des cartes représentant chacune un personnage type tel qu’un procureur, un policier, un magnat, un journaliste et un gangster, puis qu’on en avait choisi quelques-unes pour obtenir une certaine combinaison correspondant aux rôles de prédilection des acteurs célèbres, ces variantes ne différant que par l’intensité de la critique et par la manière plus ou moins directe des descriptions. Le recours à ce procédé consistant à reprendre les éléments des films à succès antérieurs à peu de variations près, comme la standardisation du genre qui en résulte, ne dépend pas de l’état d’esprit ou du professionnalisme d’un réalisateur. De même, le fait que les cinéastes en herbe voient dans le Robert McKee Manual un ouvrage de référence n’est pas à l’origine de ces pratiques d’autoplagiat. Tout comme la standardisation, celui-ci est foncièrement dû à la soif de gain du grand capital qui accapare la production dans son ensemble, de la planification à la distribution, dans la perspective de faire voir ses films à dix millions de spectateurs. Dans une pâtisserie, par exemple, si trois clients achetaient une quantité de tartes correspondant à 90 % de tous les gâteaux, on ne chercherait pas à offrir beaucoup de variété dans les 10 % restants, car la priorité serait de satisfaire ces trois plus gros acheteurs, puisque ce sont eux qui permettent d’acheter ingrédients, four, camionnette et vitrine, ou d’embaucher un aide-cuisinier. Tout comme ils ont la possibilité, si cela leur chante, d’ouvrir ou de fermer des chaînes de distribution pour vendre les dix millions de tartes confectionnées dans tout le pays. Quel commerce ne tiendrait pas compte d’un tel poids ou essaierait de s’y soustraire ? Au bout du compte, c’est le spectateur qui subit les conséquences de cet état de choses. Aujourd’hui, la plupart des cinémas proposent en majorité des films, prometteurs sur le plan financier, qui reproduisent à l’infini les mêmes styles et intrigues. Rares sont les salles où sont à l’affiche des films à petit budget, d’autant que les gros acheteurs commencent aussi à s’intéresser aux cinémas d’art et d’essai. En quinze années à peine, le cinéma coréen a ainsi évolué à pas de géant et son public a lui aussi progressé, en nombre comme par ses exigences, grâce notamment au combat mené par certains cinéastes pour préserver leur originalité des pressions et contraintes commerciales. À la lumière de ce qui s’est passé à Hongkong et au Japon dans ce même secteur d’industrie à une époque où le cinéma coréen n’en était qu’à ses balbutiements, l’apparition de signes avant-coureurs analogues en Corée suscite des inquiétudes légitimes. Arts et culture de corée 27
ruBrique spéciale 5 Le cinéma coréen actuel, entre rêves et dynamisme
un palmarès des stars du cinéma coréen les acteurs de cinéma reflètent à leur manière les réalités d’une certaine époque et on serait donc tenté de se demander quels sont actuellement ceux sur lesquels le public coréen projette le plus souvent ses rêves et ses envies. trois d’entre eux ont particulièrement crevé l’écran et semblent promis à un bel avenir. lee Hwa-jung Journaliste à Cine21 cine21 Photographie
L’
acteur Song Kang-ho a joué cette année dans le film The Age of Shadows , dont le remarquable succès allait faire de lui le premier à attirer plus de cent millions de spectateurs par son interprétation du rôle vedette. Certes, l’ampleur de sa réussite ne se mesure pas qu’en chiffres, mais sa présence dans pas moins de vingt-deux films en vingt ans de carrière le situe sans conteste parmi les grands du cinéma coréen.
Song Kang-ho une onde de choc qui dure depuis vingt ans Song Kang-ho renvoie l’image du pays en pleine évolution qu’est la Corée. Il s’est fait connaître du public en 1997 par son interprétation d’un petit truand dans le film No. 3. Il s’agissait certes d’un rôle mineur, mais le public a apprécié l’interprétation pleine d’humour qu’en a livrée l’acteur en l’agrémentant de son fort accent de Busan. Par cet aspect comique se superposant à l’action dans sa version coréenne, le genre 28 KoreAnA Hiver 2016
du film noir était alors très en vogue et Song Kang-ho comme bien d’autres semblait y être cantonné aux seconds rôles. Il ne fallait pourtant pas se fier aux apparences, car avec son irruption à l’écran, allait s’amorcer une véritable onde de choc dans le septième art coréen. À bien des égards, cet acteur ne correspondait pas à l’archétype de l’acteur de cinéma de l’époque, notamment par son physique, qui n’avait pas la beauté sculpturale de mise dans cette profession et par son accent peu raffiné. Qui se serait alors douté qu’il accéderait à la gloire en attirant plus de dix millions de spectateurs par chacun de ses rôles dans The Host (2006) et The Attorney (2013), puis ferait même une percée à Hollywood avec Snowpiercer, le transperceneige (2013). Par le jeu empreint de naturel et de discrétion qu’il a su cultiver grâce à la compréhension approfondie de ses rôles résultant de ses origines théâtrales et que vient rehausser une gestuelle et un accent particuliers, Song Kang-ho s’est avéré à n’en pas douter un acteur hors norme. Le réalisateur Park Chan-wook évoque son talent
en ces termes, après avoir travaillé avec lui dans des films comme JSA-Joint Security Area (2000), où la remarquable et émouvante prestation qu’il a livrée dans le rôle du sergent nord-coréen Oh Gyeong-pil l’a consacré en tant que premier rôle, ainsi que Sympathy for Mr. Vengeance (2002) et Thirst, ceci est mon sang (2009) : « Je pense que le mot qui définit le mieux les vingt années de carrière de Song Kang-ho est celui de « modernité ». Une nouveauté dans la manière de jouer. S’il a débuté dans le film de genre, il a fini par se diversifier tout à fait. À mes yeux, c’est ce qui fait sa spécificité ». De fait, Song Kang-ho est toujours disposé à collaborer avec de nouveaux cinéastes. Han Jae-rim, qui l’a dirigé dans son deuxième film intitulé The Show Must Go On (2007), se souvient ainsi que l’acteur a accepté sans hésitation d’y tenir un rôle avant même d’en découvrir le scénario, et ce, alors qu’il avait déjà joué dans les œuvres de grands cinéastes. Cela s’expliquait par la règle d’or qu’il s’est toujours fixée de ne pas choisir des films qui le confineraient systématiquement dans certains rôles.
« on me propose souvent ce genre de rôles. ils correspondent tout à fait à ma personnalité. je ne m’imagine ni dans celui de quelqu’un à qui tout réussit ni dans un personnage triste ».
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« je ne cherche pas forcément à jouer à chaque fois un personnage différent. j’ai tôt fait de me rendre compte que les choses ne se passent pas toujours comme on l’aurait souhaité ou prévu. je m’efforce donc de faire le bon choix lorsque l’occasion s’en présente ».
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Son personnage type est celui d’un « homme comme les autres ». « On me propose souvent ce genre de rôles. Ils correspondent tout à fait à ma personnalité. Je ne m’imagine ni dans celui de quelqu’un à qui tout réussit ni dans un personnage triste », déclare-t-il, amusé. Par leur proximité avec le commun des mortels, ses personnages font vibrer la corde sensible du public. Dans The Show Must Go On , Song Kang-ho incarne de manière très crédible un gangster soucieux de subvenir aux besoins de sa famille, comme n’importe quel homme en âge de le faire. Dans Memories of Murder , il laisse échapper la réplique improvisée : « Tu as mangé ? » pour rappeler qu’un inspecteur de police est aussi et avant tout un homme. Dans The Host , il interprète aussi le rôle d’un homme très ordinaire, un simple père de famille qui tient une buvette dans un espace vert aménagé sur les rives du fleuve Han, mais affronte tous les dangers pour sauver sa fille des griffes du monstre qui l’a enlevée. Le personnage qui se détache le plus de sa filmographie est celui de Song Wooseok qu’il joue dans The Attorney et qui est inspiré de la personne de l’ancien président de la République Roh Moo-hyun et du combat qu’il mena en faveur des droits de l’homme dans les premières années de sa carrière d’avocat. L’acteur y fait particulièrement preuve de son imposante présence à l’écran lorsqu’il lance avec fougue : « Le peuple est souverain. Il détient tous les pouvoirs. La nation, c’est le peuple ». En montrant la photo du gros plan de Song Woo-seok à la fin de Memories of Murder, le critique de cinéma Kim Yeongjin affirme : « L’expression de ses traits résume à elle seule toute l’atmosphère de cette époque de l’histoire coréenne ». Dans tous ses rôles, l’acteur se pénètre à ce point de son personnage qu’il le revisite à sa façon. Avec un grand professionnalisme, il lui confère une aura, une situation sociale et une personnalité, ce en quoi il s’avère être un artiste représentatif des sensibilités actuelles à l’écran ». En ce moment, Song Woo-seok parti-
cipe au tournage du film Taxi Driver où il joue également le rôle d’un Coréen moyen, ce chauffeur de taxi prénommé Manseop dont le hasard veut qu’il prenne en charge un journaliste allemand souhaitant se rendre à Gwangju afin de réaliser un reportage sur le mouvement pour la démocratie du 18 mai 1980 et qui accepte de l’y conduire au péril de sa vie.
Jeon Do-yeon une vedette internationale estimée de la profession Lors de la cérémonie de clôture du soixantième Festival de Cannes qui se déroulait le 27 mai 2007, Jeon Do-yeon s’est vu décerner le prix d’interprétation féminine pour son rôle dans Secret Sunshine (2007), ce qui représentait une première pour une actrice coréenne. La critique l’a couverte d’éloges pour sa puissante interprétation du rôle de Shin-ae, une femme qui doit se reconstruire après la disparition tragique de son fils. La jeune femme rayonnait de joie lorsqu’Alain Delon en personne lui a remis ce trophée. Qui plus est, son partenaire à l’écran, qui n’était autre que Song Kang-ho, faisait alors figure d’étoile montante au Festival de Cannes. Depuis lors, l’image d’une « vedette internationale » est toujours associée au nom de Jeon Do-yeon. Après avoir travaillé à mi-temps comme mannequin pour plusieurs magazines pendant ses années de lycée, la jeune femme a entamé une carrière d’actrice de feuilleton au petit écran avant de s’orienter vers le septième art. Pourvue d’un physique ordinaire et d’un visage juvénile, elle ne pouvait rivaliser avec les plus séductrices et passait donc pour un « bon second rôle ». Dès le film de ses débuts, une production de Myung Films intitulée The Contact (1997), elle allait pourtant révéler de grandes dispositions artistiques, à commencer par les initiatives qu’elle a su prendre avec audace dans le cadre de ce rôle. Au lieu de s’évertuer à se présenter au
mieux à l’écran, elle a opté pour un maquillage léger et une coupe de cheveux courte accompagnée d’une simple permanente, ce qui était plutôt osé pour une vedette de l’époque. Par les innovations qu’il apportait aux méthodes classiques de production, le film allait s’imposer dans le septième art coréen en tant que comédie dramatique d’un nouveau genre et Jeon Do-yeon allait en grande partie y contribuer. Une filmographie très variée est à mettre à son actif, avec des œuvres comme A Promise (1998), Harmonium in My Memory (1999), The Happy End (1999), I Wish I Had a Wife (2001), No Blood No Tears (2002), Untold Scandal (2003), My Mother, the Mermaid (2004), You Are My Sunshine! (2005), My Dear Enemy (2008), The Housemaid (2010) et Memories of the Sword (2015). Il n’est guère aisé d’en résumer l’orientation en un mot, car nul lien ou objectif procédant d’un calcul n’apparaît au fil de ses choix d’œuvres ou de personnages. Ainsi, dans Happy End, elle joue un rôle de femme adultère qui l’a amenée à tourner certaines scènes érotiques, en dépit de quoi elle y voit un tournant dans sa carrière d’actrice. À ses parents qui s’inquiétaient de sa participation à un film représentant directement des scènes à caractère sexuel, elle aurait répondu : « Vous n’avez pas fait de moi une actrice pour que j’aie un bon mari ». À l’exception de Secret Sunshine, où elle s’est laissé persuader de jouer par le réalisateur Lee Chang-dong et son partenaire Song Kang-ho, Jeon Do-yeon se fonde exclusivement sur le scénario dans le choix d’un film et s’il présente de l’intérêt, elle se donne complètement à l’interprétation de son rôle. « Je ne sais pas vraiment dire ce que je recherche dans un scénario. L’important est qu’il me touche le cœur. Je ne cherche pas forcément à jouer à chaque fois un personnage différent. J’ai tôt fait de me rendre compte que les choses ne se passent pas toujours comme on l’aurait souhaité ou prévu. Je m’efforce donc de faire le bon choix lorsque l’occasion s’en présente », Arts et culture de corée 31
confie Jeon Do-yeon. D’entrée de jeu, elle n’a pas cherché à paraître jolie à l’écran. Lorsqu’elle s’entraînait aux scènes d’action où elle intervenait dans le rôle de la boxeuse de No Blood No Tears , il lui a fallu effectuer pas moins de 3 000 pompes quotidiennes et pour incarner une plongeuse professionnelle de l’île de Jeju dans My Mother, the Mermaid, elle n’a pas hésité à descendre au fond, bien que ne sachant pas nager. Jeon Do-yeon s’est ainsi attiré le respect de tous dans la profession. Après avoir tourné à ses côtés dans A Man and A Woman (2015), Gong Yoo a jugé sa prestation excellente : « C’est une actrice méticuleuse. Et sur le plateau, elle communique une énergie phénoménale aux autres ». L’été dernier, Jeon Do-yeon a fait beaucoup parler d’elle lors de son retour au petit écran dans le feuilleton The Good Wife , après une parenthèse de onze ans, alors chacun attend avec impatience de voir ce qu’elle entreprendra par la suite.
Ha Jung-woo un grand acteur et un esprit aventureux Pas plus tard que l’été dernier, Ha Jung-woo a démontré à nouveau son talent dans le film à succès Assassination, qui a été vu par plus de 12,7 millions de spectateurs. Cette année aura été l’occasion d’autres exploits au box-office grâce à la réussite de Mademoiselle et The Tunnel, respectivement dus à Park Chanwook et Kim Seong-hun. Ha Jung-woo a interprété son premier rôle dans The Unforgiven, de Yoon Jong-bin (2005), auquel allaient succéder bien d’autres qui vont de Time (2006) ou Souffle (2007), de Kim Ki-duk à Les femmes de mes amis (2009), de Hong Sang-soo, cet impressionnant palmarès ajoutant encore à sa réputation de grand acteur. Il a su donner vie avec réalisme aux personnages des films de Yoon Jong-bin (The Unforgiven, Nameless Gangster [2012], Kundo: Age of the Rampant [2014]), devenir l’acteur fétiche du cinéma d’épouvante de Na Hong-jin (The Chaser [2008], The Yellow Sea [2010]), outre qu’il a eu une grande part dans la réussite de réalisations d’envergure telles que The Berlin
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« mieux vaut agir et regretter plus tard de l’avoir fait que regretter de n’avoir rien fait du tout ».
File (2013), de Ryoo Seung-wan ou Assassination (2015), de Choi Dong-hoon. Sa filmographie englobe aussi bien des superproductions que les films à petit budget de jeunes réalisateurs, tel The Terror Live (2013), de Kim Byung-woo. Un abîme plus grand qu’on ne l’imagine sépare des personnages aussi différents que l’horrible tueur en série de The Chaser et le sympathique chef de gang de Nameless Gangster, ou encore le romancier sans expérience sentimentale de Love Fiction (2012). La remarquable faculté d’adaptation dont Ha Jung-woo a fait la démonstration en les interprétant tient à la fois à son goût du défi, à son assurance à toute épreuve et à son caractère jovial allié à un esprit audacieux. Le public s’avère toujours être particulièrement sensible à l’expression de cette personnalité à l’écran. Un accueil enthousiaste a été réservé au film de Yoon Jong-bin intitulé The Unforgiven , qui porte sur les mauvais traitements infligés à l’armée. Le jeune cinéaste d’alors l’avait réalisé sur un budget d’à peine 20 millions de wons, soit environ 18 000 dollars, à titre d’œuvre de fin d’études imposée par le cursus de l’Université Chung-Ang. Il a également été projeté dans le cadre de la section Un certain regard du Festival de Cannes lors de son édition de 2006. Deux ans plus tard, Ha Jung-woo allait faire à nouveau équipe avec ce réalisateur pour Beastie Boys (2008) et Nameless Gangster. En dépit du prestige et de l’influence dont il jouit de par son succès et qui lui ont valu d’être surnommé « Ha le grand », cet acteur ne nourrit ni ambition ni projets d’avenir grandioses. À ses dires même, il se contenterait de donner le meilleur de lui-même au quotidien et de décider de ce qu’il fera au jour le jour. Abordant sa profession avec un esprit d’aventure, il préfère démolir les murs pour s’essayer à la nouveauté que d’en construire patiemment, car, selon ses propres termes, « mieux vaut agir et regretter plus tard de l’avoir fait que regretter de n’avoir rien fait du tout ». Ha Jung-woo s’est ainsi ouvert de nouveaux horizons en participant à la création du documentaire 577 Project (2012) et en réalisant Fasten Your Seatbelt (2013), ainsi que Chronicle of a Blood Merchant (2015), lorsqu’il ne se consacrait pas à la peinture, qu’il pratique à ses moments libres. Arts et culture de corée 33
ruBrique spéciale 6 Le cinéma coréen actuel, entre rêves et dynamisme
le souvenir vague des cinémas d’autrefois
lee chang-guy Poète et critique littéraire shim Byung-woo Photographe
en se modernisant, la corée a aussi vu changer ses cinémas. ceux à deux séances tels qu’il s’en trouvait à l’entrée de tous les marchés constituaient alors un des lieux de vie culturelle des quartiers. par la suite, ils ont cédé la place à des multiplex géants construits au prix d’énormes investissements en capital pour proposer un plus large choix de films, ce qui a sonné le glas des petits établissements à écran unique. 34 KoreAnA Hiver 2016
L
Aujourd’hui disparu, le cinéma Gukje qui se trouvait non loin de la porte de Gwanghwamun, dans le centre de Séoul, accueille de nombreux cinéphiles en ce jour de septembre 1962, à la faveur des fêtes de Chuseok.
e passé revient parfois en mémoire avec une étonnante clarté qui en dévoile les aspects les plus obscurs, pareil à une antique statue grecque ou à une carapace de tortue gravée d’inscriptions en vieux chinois que l’on extrairait des profondeurs où elles reposaient depuis des éternités. Que ce soit à titre individuel ou collectif, l’homme n’hésite pas à transformer ou embellir ces fragments d’un quotidien révolu. Cette surprenante faculté de réminiscence permet à tout un chacun de conserver ces chers souvenirs d’enfance qui participent pour certains d’une sorte de mythologie sacrée. Les efforts aussi vains que notoires qu’avait entrepris Walter Benjamin pour bannir le mot « je » de ses écrits, hormis de sa correspondance privée, démontrent à quel point était illusoire la volonté de cet homme de lettres austère et méticuleux de se soustraire à la magie de la mémoire. Je m’attacherai au contraire à convoquer mes souvenirs, bien qu’ils n’aient rien que de très ordinaire et soient coupés de tout contexte, car je n’entends pas ici en retrouver les circonstances précises, mais évoquer une certaine atmosphère.
tée à l’écran. Alors que je n’ai plus en mémoire le déroulement du film lui-même, je me souviens très bien du cinéma où il passait. L’épais rideau qui m’avait effleuré le visage comme une douce caresse quand j’avais poussé la porte, l’odeur de sueur et de moisissure qui montait dans l’obscurité, la tiédeur de l’air que réchauffait la présence humaine… Avançant à pas traînants et à tâtons le long du mur, je me suis enfoncé dans ces ténèbres où je devinais les rangées de sièges en gradins et les têtes qui les surmontaient. Toute cette pénombre ne me disait rien qui vaille pour notre sécurité, tandis que maman me conduisait avec aisance vers une place libre. La poussière dansait dans le faisceau de lumière bleue qui passait par-dessus nos têtes. Aujourd’hui encore, quand je débouche dans la lumière éblouissante du jour après avoir vu un film, j’ai toujours l’impression de sortir du ventre maternel et il me faut attendre un certain temps pour que ralentissent les battements lourds et irréguliers de mon coeur sous l’effet du calme étrange qui règne dans la rue.
clair-obscur Je me souviens encore du jour où je suis allé pour la première fois au cinéma avec ma mère qui, pour l’occasion, avait revêtu une superbe robe traditionnelle bleu ciel et emporté une petite ombrelle. Après avoir remonté la colline, nous avons longé sous un soleil de plomb l’étroite voie de la ligne de chemin de fer qui relie Suwon à Incheon. Tout en marchant à la suite de cette grande et jeune maman de trente-neuf ans, je la regardais à la dérobée en m’efforçant de réfréner mon enthousiasme et de chasser un mystérieux sentiment de culpabilité. La fin des vacances approchait, en ces derniers jours de l’été 1967 où je n’étais encore qu’en deuxième année du cours primaire. Ce jour-là, j’ai vu un dessin animé intitulé Hong Gil-dong, du nom du Robin des Bois coréen. Quelques recherches m’ont appris qu’à sa sortie en salle au mois de janvier de cette même année, pas moins de dix mille spectateurs l’avaient vu en à peine trois jours, sûrement à l’occasion des congés du Nouvel An lunaire. Il revenait donc sur les écrans en ce mois d’août où maman et moi sommes allés au cinéma. Pour qu’elle m’y emmène, je l’avais maintes fois suppliée et importunée. J’étais alors un fidèle lecteur du quotidien Chosun Ilbo pour Enfants, où paraissait à chaque numéro un épisode de la bande dessinée L’héroïque Hong Gil-dong , de Shin Don-wu, et devais donc savoir que celle-ci avait été por-
Wang yu et li ching Suite à cette mémorable sortie, je me suis mis à fréquenter assidûment, en compagnie d’amis, des cinémas de quartier qui se situaient le plus souvent sur les marchés. Sous les yeux d’une nombreuse assistance, se déroulaient toutes sortes de faits audacieux ou de drames survenant entre des personnages qui s’aimaient, se trahissaient ou se vengeaient. Aux yeux de jeunes garçons qui, pour toute distraction, passaient leur temps à arracher des pieds de kudzu ou à regarder les trains passer en sifflant, le cinéma représentait un divertissement aussi attrayant que dangereux. Passé la barrière des sévères gardiens qui rudoyaient les mineurs, nous avions encore à redouter la présence de policiers auxquels étaient réservés çà et là les sièges, dits « pour inspecteurs sur le terrain », qui avaient été créés à l’époque coloniale pour les besoins d’une censure en situation, puis conservés longtemps après la libération au prétexte du maintien de l’ordre. À la vue de ces fauteuils le plus souvent inoccupés, je me demandais comment un tel paradis pouvait être considéré immoral et faire l’objet d’une surveillance pareille. Rien de tout cela ne nous empêchait pour autant d’admirer Wang Yu, alias Jimmy Wang, dans le film One-Armed Swordsman (1967) ou d’avoir la larme à l’œil en regardant Susanna (1967), avec Li Ching. Dans le premier, un homme qui perd le bras droit dans un comArts et culture de corée 35
bat à l’issue malheureuse s’entraîne sans aucune aide au maniement de l’épée d’une seule main pour venger la mort de son père et rendre la pareille à son maître. Si une telle intrigue ne présentait pas grand intérêt, je ne pouvais m’empêcher de trouver fascinant l’interprète du premier rôle, l’acteur Wang Yu, et retenais mon souffle quand ses yeux tristes luisaient dans l’obscurité. De retour à la maison après avoir vu ce film, tous les garçons de mon âge doivent s’être exercés à imiter l’acteur en immobilisant un bras sous leur chemise pour se battre contre un ennemi imaginaire et le terrasser. Lors de l’édition 2013 du Festival international du film de Busan, Wang Yu allait se voir décerner le Prix du meilleur acteur asiatique. Dans le discours qu’il a prononcé en le recevant, l’homme alors âgé de soixantedix ans a remercié le public de ne pas l’avoir oublié. Kim Ji-seok, qui était le principal organisateur du BIFF, est alors monté sur scène pour lui répondre : « Comment vous oublier ? Rares sont les Coréens d’un certain âge qui ne se souviennent pas de vous et ne vous apprécient pas », des paroles qui ne relevaient en rien de l’exagération ou de la flatterie. Si j’ai moi-même été bouleversé par le film Susanna , c’était dans des circonstances autres, puisqu’il m’est revenu à l’esprit tandis que je gravissais une colline du haut de laquelle on peut admirer le coucher du soleil. Parvenu au sommet, j’en ai joué à l’harmonica le thème musical, cette chanson qui commençait par : « Le soleil se couche dans le ciel ; le vent emporte les feuilles », en pensant au beau regard attendrissant de Li Ching.
les ventures et les spotnicks En ce temps-là, je n’allais pas voir que des films étrangers de qualité couronnés par un succès commercial, car il m’arrivait souvent de pouffer de rire devant une comédie à l’humour vulgaire ou de me passionner pour un film d’action d’un goût douteux, quand je n’assistais pas, avec des personnes plus âgées, à des projections à caractère de propagande auxquelles je me contentais d’applaudir quand les autres le faisaient. Intitulé Montagnes et rivières des Huit Provinces (1967), l’un de ces films suivait un vieux couple dans les
Situé dans le paisible quartier de Daeyeon-dong, à Busan, le cinéma d’art et d’essai Gukdo & Garam offre une capacité de 143 places. Il se centre sur une production d’art indépendante qui peine à accéder aux grands multiplex.
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voyages qui l’entraînaient aux quatre coins du pays pour rendre visite à leurs filles mariées. Par-delà ce portrait d’une famille, le propos de l’œuvre était de porter aux nues la croissance économique qui entraînait la Corée sur la voie de l’industrialisation au lendemain d’années de guerre et de pauvreté. Quand je suis arrivé à l’adolescence, c’est-à-dire dans les années 1970, j’ai cessé de m’intéresser aux films banals destinés à un public de mon âge comme à ceux animés d’intentions idéologiques un peu trop évidentes. En outre, la télévision faisait alors son apparition et des émissions comme Chefs-d’œuvre du weekend ont en partie satisfait mon goût pour les « bons films ». C’est alors qu’ont disparu un à un ces cinémas de quartier qu’abritaient de petits immeubles miteux, au hasard des ruelles de marchés à ciel ouvert, et avec eux, les cris et sifflets des spectateurs jeunes et moins jeunes qui se retrouvaient plongés dans l’obscurité quand la projection s’arrêtait soudain au beau milieu d’un film. Je revois encore le gamin maigrelet se précipiter au cinéma, l’air des plus sérieux, dès qu’il avait vent de la projection d’un grand film où se jouait la musique des Ventures ou des Spotnicks, même s’il devait pour cela casser sa tirelire. Au son du Dernier train de l’espace et du Johnny Guitar des Spotnicks, la foule des spectateurs envahissait la salle, tandis que
le projectionniste installait la bobine du deuxième film après la fin du premier. Si Walk, Don’t Run , des Ventures, m’a toujours enchanté par ses rythmes joyeux et puissants, les sonorités de la guitare électrique des Spotnicks, aussi pures, froides et lumineuses que le ciel de Scandinavie, ont aujourd’hui encore le pouvoir de me transporter dans l’espace. Et ô inoubliable Karelia ! J’avais en effet plus d’attirance pour la musique des films que pour ceux-ci en eux-mêmes. Les œuvres qui plongeaient dans une étrange léthargie l’adolescent que j’étais sont restées gravées dans ma mémoire sous forme de musique, et non d’intrigues ou de scènes. Quand je pense à La marche des fous (1975), de Ha Gil-jong, j’entends la voix rauque et mélancolique du chanteur Kim Jeong-ho, tandis que Le pays des étoiles (1974), de Lee Jang-ho, est pour moi indissociable des accents doux-amers de la guitare de Kang Geun-sik et qu’Il a plu hier (1975), de ce même cinéaste, m’évoque davantage les morceaux de flûte de Jeong Seong-jo que l’actrice vedette et son joli sourire. Sous un angle à chaque fois un peu différent, ces films tout imprégnés d’une inquiétude triste s’inspiraient de l’esprit de contestation de la jeunesse en blue-jeans qui jouait les airs à succès à la guitare en cette sombre fin de la première moitié des années 1970 dominée par une dictature que cautionnait la croissance. C’était l’époque où le cinéma s’engageait dans une nouvelle voie en portant à l’écran les romans à la thématique dite « des hôtesses », ces barmaids souvent soumises à une exploitation sexuelle, ce qui m’a conduit à prendre mes distances avec le septième art. Il est vrai que bien d’autres formes de divertissement faisaient leur apparition, mais que d’abord et avant tout, j’arrivais à l’âge adulte. Si je n’ai pas pour autant cessé d’aller au cinéma, celui-ci n’a plus représenté à mes yeux qu’un passe-temps ou une activité culturelle comme une autre. Je commençais alors à m’orienter vers la poésie, mais peut-être ma passion antérieure pour le septième art s’est-elle manifestée de manière implicite dans mon premier recueil de poèmes où j’ai écrit : « Si seulement la musique pouvait inonder, comme le font les feuilletons télévisés, le quotidien des gens ordinaires ». La dernière fois que je me suis vraiment donné du mal pour aller voir un film doit avoir été pour La chanteuse de pansori, d’Im Kwon-taek, que donnait le cinéma Dansungsa. Épaules rentrées, cœur battant d’espérance, j’ai longuement patienté dans la file d’attente avant de pouvoir acheter ma place.
mon fils, le septième art et moi Dernièrement, j’ai repris le chemin des salles obscures aux côtés de mon fils. C’est à peu près en 1998 que les investisseurs se sont lancés dans le financement des multiplex. C’en était fini des cinémas à salle unique, qui étaient aux multiplex et à leur grand choix de films ce qu’un élégant costume sur mesure est au prêt-à-porter. Du même coup, disparaissait aussi le circuit de distribution classique qui allait de la projection en exclusivité à celle des salles à deux séances, en passant par celles qui reproposaient les films sortis de l’affiche. Depuis, la distribution a beau s’être rationalisée, elle ne met pas en concurrence les différentes œuvres de manière équitable, car les films susceptibles de générer d’importants profits se voient attribuer le plus grand nombre de salles en vue d’une large diffusion, tandis les productions plus modestes ne sont projetées qu’un petit nombre de fois par jour, et ce, le plus souvent, dans les créneaux horaires de faible affluence, avant de disparaître une fois pour toutes de l’affiche. C’est la raison pour laquelle mon fils et moi avons la chance de disposer de grandes salles pour nous tous seuls où nous pouvons voir l’un de ces films d’horreur japonais qui sont ses œuvres cultes. En 2015, une étude réalisée par une société de cartes de crédit a révélé qu’une personne sur quatre n’avait acheté qu’une place de cinéma au cours de l’année, ce fait résultant d’une augmentation récente du nombre de personnes allant seules au cinéma toutes seules. Les chiffres correspondants qu’a rendus publics l’Institut national de la statistique se recoupent à peu près avec la proportion de ménages unipersonnels, qui s’élevait à 27,2 % il y a deux ans. Au fil des années, le paysage du septième art s’est donc indéniablement transformé, à ceci près que ceux qui vont aujourd’hui au cinéma, que ce soit seuls ou en compagnie, le font parce qu’ils ne se sentent pas suffisamment bien à leur domicile pour y regarder un film et ne pas se sentir obligés de sortir. Mus par le désir de voir par eux-mêmes à l’extérieur ce qui se passe hors de leur petit univers, ils acceptent de s’asseoir dans des salles obscures, à côté d’inconnus, pour y fixer un écran, ce qui traduit l’ennui que leur inspire le monde et la curiosité qu’ils ont de ce qui se trouve par-delà celuici. J’ose espérer qu’après quelques heures d’errance au pays de l’illusion, le retour à la réalité et à sa logique implacable ne les accable pas d’un sentiment d’égarement, voire d’exclusion.
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Histoires des deux corées
quand un « monsieur maman » et ses petits se font Bâtisseurs du futur conformément à son nom signifiant « famille », le foyer d’accueil gajok offre une famille de substitution aux jeunes réfugiés nord-coréens isolés qui se retrouvent livrés à eux-mêmes à séoul. sa direction est assurée depuis plus de dix ans par Kim tae-hoon, un quadragénaire célibataire qui prend entièrement en charge l’éducation de ces adolescents pas comme les autres, fidèle au surnom de « monsieur maman » que lui ont donné ses voisins. Kim Hak-soon Journaliste et professeur invité à l’École des médias et de la communication de l’Université Koryo ahn Hong-beom Photographe
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L
es journées très chargées de Kim Tae-hoon commencent dès six heures par la préparation du petit déjeuner, après quoi il lui faut réveiller les enfants, les faire manger et les envoyer à l’école. À cette trépidante activité matinale, succèdent les tâches ménagères qu’il effectue dans tous les coins de la maison et les lessives qu’exige l’hygiène de ses onze jeunes pensionnaires, ces travaux se répétant jour après jour. « Je suis obligé de faire deux machines par jour. Avec tous ces garçons, il y a une montagne de linge », confie-t-il. La salle de bains doit surtout être d’une propreté irréprochable et dans ce but, Kim Tae-hoon a eu l’ingénieuse idée de nettoyer la cuvette des W.C. avec du dentifrice pour chasser l’odeur de l’ammoniaque. Évoquant ces jeunes résidents pour lesquels il est « Tonton », il réfute l’idée préconçue qui voit en eux des marginaux inaptes à la vie en société. « Je vais faire leur éloge, si vous le voulez bien. Parmi eux, se trouvent un artiste peintre, un écrivain, un chanteur de comédie musicale, un représentant d’élèves et un lauréat du Prix du bénévolat coréen. Alors, est-ce qu’ils ne sont pas formidables ? » Par l’entremise de ce jeune responsable scolaire, l’occasion s’est aussi présentée pour Kim Tae-hoon luimême de reprendre le chemin de l’école pour y représenter les parents d’élèves… et s’y « faire les dents », glousse-t-il. Quant à son jeune protégé, il était le premier à assumer cette fonction très convoitée dans un établissement de l’éducation nationale. L’auteur de cette prouesse a pour nom Han Jin-beom et ses nouvelles responsabilités lui ont conféré plus de maturité, ce qui constitue en soi une réussite pour son bienfaiteur.
un concours de circonstances Comment Kim Tae-hoon aurait-il pu prévoir qu’il s’engagerait dans cette voie ? C’est par le plus grand des hasards qu’il s’est découvert une nouvelle vocation. En 2006, lors d’un travail de bénévolat qu’il effectuait dans le cadre d’un plan d’assistance aux réfugiés nouvellement arrivés, il s’est ému du cas d’un petit garçon que sa mère devait laisser seul à la maison pour aller chercher du travail et a donc décidé de s’occuper de lui. Il menait alors de front ses activités professionnelles dans une maison d’édition avec ce bénévolat chez Hanawon, un centre de réinsertion sociale pour réfugiés nord-coréens placé sous la tutelle du ministère de la Réunification. L’une des résidentes de cet établissement lui ayant communiqué sa nouvelle adresse à Séoul, il allait décider de lui rendre visite à son domicile, mais quelle n’allait pas être sa surprise de trouver
un écolier du primaire endormi devant la télévision. S’il était seul en pleine nuit, c’est que sa maman avait dû se déplacer en province dans une autre province dans le cadre de sa recherche d’emploi, ce qui l’avait contrainte à laisser son jeune fils dans ce logement loué par Hanawon. Devant le réfrigérateur vide, Kim Tae-hoon a éprouvé un pincement de cœur, alors comme il sait cuisiner, après avoir fait quelques courses, il a confectionné un dîner qu’il a pris en compagnie du petit garçon. Tout en mangeant, celuici se prenait à parler de son pays natal et à la fin du repas, il a demandé à Kim Tae-hoon de rester dormir, une proposition que celui-ci a acceptée de grand cœur. Le lendemain, il n’a pu se résigner à abandonner l’enfant à son sort et a passé la nuit sur place, ainsi que les suivantes. Par la suite, la maman ayant trouvé un emploi assez loin en province, elle s’est décidée à se rapprocher de son lieu de travail. Kim Tae-hoon a alors emmené le garçonnet habiter chez lui et de fil en aiguille, il allait prendre en charge les enfants isolés toujours plus nombreux que lui envoyait Hanawon. Après avoir occupé plusieurs logements de location, il finira par acheter une maison située au pied du mont Bugak qu’il transformera en un centre d’hébergement permanent pouvant accueillir jusqu’à dix jeunes réfugiés nord-coréens. À leur arrivée dans cet établissement, Kim Tae-hoon entreprend tout ce qui est en son pouvoir pour faciliter leur intégration sociale, car ils sont avant tout désireux de se mêler aux gens de leur âge. Avec leur accord, il commence par mettre au rebut les vêtements usés et les différents objets que contiennent leurs poches. Puis il les emmène chez le coiffeur et leur achète des habits neufs au centre commercial de Dongdaemun. Ces jeunes gens sont en effet particulièrement soucieux de leur tenue vestimentaire comme de leur apparence physique dans son ensemble, ne souhaitant pas se singulariser en tant que réfugiés et être tenus à l’écart par les autres élèves. Sur le plan familial, ils se retrouvent soit totalement isolés dans leur pays d’accueil, soit séparés de parents qui ne sont 2 pas en mesure de subvenir à leurs 1 Soirée de week-end tranquille au Centre Gajok besoins. Ils sont pour la plupart que dirige Kim Tae-hoon pour offrir une famille originaires des provinces nord-code substitution aux jeunes réfugiés nord-coréens isolés. réennes les plus septentrionales, 2 Cet automne, le Centre Gajok était en pleine comme celles du Hamgyong du effervescence dans la perspective du concert Sud et du Nord ou de Ryanggang. que préparaient les jeunes pensionnaires à l’occasion du dixième anniversaire de leur faLeur benjamin, qui se nomme mille d’accueil. Ils ont donné un spectacle très Jeong Ju-yeong et n’est encore applaudi sur la scène de l’Arirang Cine Center qu’au cours primaire, vivait chez de Séoul du 18 au 20 novembre. Arts et culture de corée 39
1 1 Kim Tae-hoon mène de front l’étude des beaux-arts avec leur enseignement aux jeunes réfugiés, à qui il fait exposer tous les deux ans le fruit de leur travail pour les encourager à s’ouvrir sur le monde par la peinture ou l’écriture. Une manifestation de ce type intitulée Écoutez notre histoire ! a ainsi permis de découvrir leurs œuvres à l’huile en 2014. 2 Kim Tae-hoon apprécie les moments passés aux côtés de ses pensionnaires dans l’agréable salle d’étude qu’il a fait aménager à leur intention.
sa grand-mère avant de prendre la fuite à l’âge de six ans avec l’aide d’un missionnaire, de sorte qu’il ne sait même plus à quoi ressemblaient ses parents. Pour ces jeunes garçons, la vie est désormais une succession de « premières fois », comme lorsqu’ils endossent l’uniforme scolaire, voient la mer ou fêtent Noël. Même plus tard, presqu’arrivés à l’âge adulte, ils continuent de croire au Père Noël et d’espérer qu’il leur apportera beaucoup de cadeaux. Le centre leur a aussi permis de fêter pour la première fois leur anniversaire, car Kim Tae-hoon organise toujours une petite fête à cette occasion, un an après l’arrivée de chacun. Avant d’accepter tout nouveau venu, il ne manque pas de consulter ses pensionnaires lors d’une « réunion de famille ».
un cadre familial atypique, des obstacles à surmonter Kim Tae-hoon n’a pas eu la tâche facile pour réussir à nourrir ces jeunes garçons et à prendre soin d’eux, car outre qu’il y a englouti toutes ses économies, il s’est heurté à des écueils. À plusieurs reprises, il lui a fallu trouver d’autres locaux pour son centre, tout en faisant face en permanence au casse-tête du budget au fur et à mesure qu’augmentait l’effectif de ses pensionnaires. Ce n’est que plus tard qu’il a découvert l’existence de ce que l’on appelle un « foyer d’accueil » et qui consiste en une sorte de famille de substitution où un aidant vit aux côtés d’enfants isolés pour les soutenir dans leurs efforts d’intégration à leur nouveau pays. Par ailleurs, il a appris que pour ce faire, il est possible d’obtenir 40 KoreAnA Hiver 2016
un financement par l’État, les associations civiles ou les services sociaux, mais également de faire appel aux entreprises qui apportent leur soutien à des activités caritatives. C’est en 2009 qu’il s’est fait enregistrer par l’administration en tant que directeur d’un foyer d’accueil de réfugiés d’une capacité de dix places, ce qui lui a donné le droit de solliciter un appui financier auprès de différents organismes. Pour ses jeunes pupilles comme pour lui-même, les enjeux sont de taille, car tous doivent combattre les préjugés et l’intolérance qui règnent dans l’opinion publique à l’encontre des réfugiés nord-coréens. Bien des fois, Kim Taehoon a perçu le regard désapprobateur que portaient ses voisins sur ce célibataire entouré de tous ces jeunes gens et il a même reçu la visite de la police alertée par des rumeurs selon lesquelles il hébergeait de jeunes clochards. Kim Tae-hoon se fait aussi un devoir d’apporter du réconfort à ses pensionnaires lorsqu’ils rentrent découragés au foyer après s’être vu exclure de certaines activités ou avoir entendu leurs camarades de classe tenir des propos désobligeants sur les Nord-Coréens qualifiés de loqueteux et de crève-la-faim. Yeom Ha-ryong, le tout premier enfant qu’a rencontré Kim Tae-hoon et qui l’a incité à entreprendre sa mission, s’en souvient encore : « J’avais beaucoup d’accent. Alors mes camarades se sont moqués de moi et m’ont appelé le « le Rouge ». Je ne savais même pas que l’on disait cela en Corée du Sud ». Quant à Lee Eok-cheol, qui suit une formation d’infirmier à l’Université nationale de Pukyong, il supporte toujours aussi mal le regard apitoyé que les gens lui adressent en apprenant qu’il est nord-coréen. Pour sa part, leur directeur a surtout eu à souffrir de la forte réprobation que lui ont manifestée ses parents, tout en comprenant qu’ils soient contrariés de voir leur fils aîné rester célibataire par dévouement pour des étrangers. La situation s’est envenimée à tel point que Kim Tae-hoon a été amené à « couper les ponts » avec eux pendant deux ans. « Au début, j’avais vraiment peur que ma mère ne vienne prendre à partie les résidents », explique-t-il. Aujourd’hui, c’est auprès de ses parents qu’il recueille le plus grand soutien. En 2013, les jeunes réfugiés leur ont témoigné des marques de respect en leur adressant les salutations traditionnelles du Nouvel An lunaire, tandis qu’à leur tour, les parents de Kim Tae-hoon les conviaient à se joindre au rituel accompli en l’honneur de leurs ancêtres, exactement comme s’il s’agissait de leurs petits-fils adoptifs. Désormais, leur fils et ses protégés seront toujours les bienvenus à leur domicile. Fort heureusement, les pensionnaires de Kim Tae-hoon jouissent d’une bonne santé et ne cèdent jamais au découragement. Non seulement le jeune Ha-ryong a remporté le grand prix du bénévolat lors d’un concours organisé au niveau national à l’intention des collégiens et lycéens, mais il a pu ainsi représenter la Corée du Sud dans une épreuve de ce type qui se déroulait à Washington. Il a depuis entrepris des études de sociologie à l’Université nationale de Kyungpook. Son camarade du foyer Jin-beom, après avoir été responsable des élèves au collège, se trouve actuellement en classe de terminale, mais a d’ores et déjà été admis au Département d’éducation physique et sportive de l’Université Kwangwoon. « Sur dix adolescents réfugiés, seuls un ou deux restent à l’école jusqu’à la fin du secondaire » souligne Kim Tae-hoon. « La plupart arrêtent leurs études et soit passent un examen national pour obtenir un diplôme par équivalence, soit sont orientés vers l’enseignement alternatif spécialisé. Je suis donc d’au-
tant plus fier que mes pensionnaires se soient bien adaptés aux établissements de l’éducation nationale, outre qu’ils sont en bonne santé ».
une démarche altruiste et des rêves nouveaux Kim Tae-hoon a emmené trois fois ses pensionnaires dans un village thaïlandais où vit la tribu des montagnards Akha afin de susciter chez eux le désir d’aider autrui. Ces voyages ont bénéficié du soutien financier de la société de sécurité privée Koscom. Pour bien des jeunes réfugiés, la Thaïlande représente principalement un pays de transit qu’ils doivent traverser dans leur périple vers la Corée du Sud. Le jeune Lee Jin-cheol, qui effectue sa première année d’études au Département d’agronomie de l’Université nationale de Kyungpook, se rappelle : « Au début, j’appréhendais de retourner en Thaïlande, car pendant notre fuite, nous avons dû faire une traversée de huit heures sur le Mekong pour y arriver ». En 2012, alors qu’il était encore lycéen, il a participé à un projet international bénévole de construction d’une citerne, d’aménagement d’un parc de stationnement et de création d’une bibliothèque municipale au village d’Akha. Il montrait tellement d’ardeur au travail que l’un des villageois voulait lui donner sa fille en mariage. Dès l’année suivante, Jin-cheol allait revenir sur les lieux pour bâtir avec d’autres une maison en terre destinée aux bénévoles étrangers. À cette occasion, ses camarades et lui allaient aussi réaliser une impressionnante fresque murale sur l’un des murs du village. « Jusque-là, je les considérais comme des enfants, mais là-bas, j’ai vu à quel point ils travaillaient dur. De plus, cette expérience ne s’est pas limitée à du travail bénévole. Pour eux comme pour moi, elle a été l’occasion d’une évolution spirituelle », estime Kim. Par la suite, les jeunes réfugiés ont aussi vu leur « Tonton » autrement. « Notre Tonton du village d’Akha paraissait beaucoup plus grand que celui de Corée du Sud », se rappelle l’un d’eux. De retour à Séoul, ils ont pris l’habitude de faire eux-mêmes le ménage.
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De temps en temps, il leur arrive de se rendre dans une région de montagne du nord-est frontalière de la Corée du Nord afin d’aider les Missionnaires Clarétains dans leurs œuvres caritatives en faveur des personnes âgées isolées, handicapés et enfants de Wontong, une commune rurale défavorisée de la province de Gangwon. Après s’être consacrés à ce dur labeur de bénévolat, notamment en participant à la récolte des céréales, au battage des haricots secs et au travail de la terre exigeant de conduire un tracteur, ils goûtent un repos bien mérité dans ce cadre naturel. Certains en profitent aussi pour se baigner dans la mer de l’Est, ajoutant ainsi cette découverte aux précédentes. De par sa formation universitaire aux beaux-arts, Kim Tae-hoon est attentif à développer la sensibilité artistique de ses jeunes pupilles en les initiant au dessin, en les encourageant à cultiver leurs talents et en leur permettant d’exposer leurs œuvres tous les deux ans. Lors de la préparation de ces expositions, il arrive qu’ils commettent des erreurs et se disputent, mais la fierté que leur inspire ce travail collectif les grandit encore un peu plus. L’histoire de Kim Tae-hoon et de ses pensionnaires a fourni le thème d’une comédie musicale intitulée Sommes-nous aussi une famille ? , de plusieurs recueils de textes et d’une série de tableaux. Elle a aussi été évoquée dans le film documentaire Notre famille qu’a réalisé Kim Do-hyun et qui a été projeté en 2013, lors de la cinquième édition du Festival international du film documentaire sur la DMZ. Aujourd’hui, Kim Tae-hoon s’apprête à franchir un nouveau grand bond en avant par la mise en œuvre d’un projet à caractère social. Avec pour double objectif de favoriser la relance de l’économie régionale et d’encourager les jeunes réfugiés à voler de leurs propres ailes, il projette de créer une entreprise à Cheorwon, une ville de la province de Gangwon limitrophe de la ligne de démarcation. Ce projet exigera tout un travail de préparation au cours des cinq années à venir pour rendre possible ce rêve qu’il entend bien réaliser. Il prévoit de consacrer un tiers des bénéfices qu’il en tirera à la réalisation de projets de création d’autres foyers d’accueil pour jeunes réfugiés. « Un jour ou l’autre, il faut bien s’en aller. Mais au foyer, on se sent vraiment en famille, alors nous resterons toute notre vie en contact les uns avec les autres », affirment les pensionnaires de Kim Tae-hoon avec une belle unanimité et leur « Monsieur Maman » a quant à lui la conviction d’œuvrer à sa manière à la réunification future de la nation coréenne. Arts et culture de corée 41
escapade
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En chEminant vErs lE lEvant
gwak jae-gu Poète ahn Hong-beom Photographe
c’est à Homigot, un petit village de pêcheurs des environs de pohang qui s’avance dans l’eau comme pour former la queue de la péninsule, que le soleil se lève le plus tôt en corée. pour le jour de l’an, des curieux venus de toutes les régions du pays viennent admirer le point du jour et marcher en regardant la mer sur ce petit bout de terre situé à l’extrémité orientale du littoral.
Tendue en direction du levant, cette grande main en bronze constitutive de l’ensemble sculptural intitulé Les mains de l’harmonie semble surgir de l’écume des vagues qui se brisent en clapotant sur les rivages de la mer de l’Est, à Homigot.
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uand on me demande à quel moment de ma vie j’ai été le plus heureux, j’entreprends de feuilleter le livre de ma mémoire. Parmi mes petits et grands bonheurs, j’ai alors du mal à n’en citer qu’un seul, car même les plus fugaces d’entre eux, ces courts instants presque tout à fait disparus, sont parfois les plus bouleversants lorsqu’ils me reviennent. À mon tour, j’interroge alors mon interlocuteur : « Et vous, à quel moment de votre vie vous êtes-vous senti le plus triste ? » et ce qu’ils décrivent alors me fait plutôt penser au bonheur. D’ailleurs, je suis tout aussi incapable d’indiquer ce qui m’a le plus attristé et je me contente de répondre : « Ce serait si je ne voyais pas le soleil, le matin », chose qui ne m’est encore jamais arrivée. Pourtant, il ne doit rien y avoir de plus triste. Vie et mort, mystère et beauté, esprit et destin : du lever au coucher du soleil, les hommes écrivent le livre de leur mémoire.
une révérence devant les rochers gravés En ce qui me concerne, un voyage sur les côtes de la mer de l’Est se doit de comporter un détour par Chilpo-ri, une commune de l’agglomération de Pohang où se trouvent des rochers gravés et où je ne manque pas de me rendre rituellement. Situés sur l’itinéraire de la paisible route nationale 7 qui mène à la mer de l’Est, ils présentent des ornements datant de l’âge du bronze, c’est-à-dire d’environ trois mille ans. Quand je les ai découverts, je me suis senti comme illuminé par les feux de la Voie lactée. C’étaient les rêves inspirés aux hommes préhistoriques par la contemplation du ciel étoilé qui y étaient représentés. En faisant plusieurs fois le tour du rocher et en observant son sommet, j’ai vu apparaître un grand vase plein de fleurs. Et dire que quelqu’un avait gravé ce récipient et ses fleurs voilà trois mille ans avant notre ère ! Peut-être devaient-ils se comprendre comme une invocation de l’univers par leur auteur et comme un hymne à sa gloire. Mais voilà que le soleil trouait soudain les nuages et caressait doucement le rocher de ses rayons. Hochant la tête, j’ai joint les mains et me suis incliné. Dans la partie orientale de l’Inde, se trouve le site de Konark qui abrite le fameux Temple du Soleil et a été inscrit au patrimoine mondial par l’UNESCO. Les bâtisseurs de cet édifice consacré au Dieu Soleil l’ont assis sur un énorme soubassement en forme de char dont les vingt-quatre roues de trois mètres 1 de diamètre symbolisent le cycle des 44 KoreAnA Hiver 2016
saisons et le passage des mois. Quand je m’y suis rendu le 1er janvier 2010, j’ai été frappé d’admiration devant la beauté mystérieuse des bas-reliefs de dieux et de rois qui ornent le char et s’étendaient à l’origine sur une hauteur de cinquante mètres. Le temple était envahi par la foule des pèlerins qui avaient accouru des quatre coins de l’Inde et dont les saris étaient d’un orange éclatant au soleil. Ces vagues de croyants aux tenues colorées qui déferlaient sur le sanctuaire par milliers, voire par dizaines de milliers, me faisaient penser à un énorme soleil ondoyant dont je sentais l’énergie m’inonder tandis que je me frayais un passage. Plus tard dans l’année, j’ai effectué une seconde visite au Temple du Soleil, mais, cette fois, pendant la saison des pluies. Quand je suis arrivé à Puri, l’eau envahissait les rues et la route menant à Konark était coupée. D’un signe de tête, les chauffeurs refusaient tous de m’y conduire, quand un homme en sari orange s’est dirigé vers moi. -Pourquoi voulez-vous aller à Konark ? -J’aimerais voir le Temple du Soleil. -La route est bloquée et à supposer que vous arriviez jusque-là, vous le trouverez fermé. -Eh bien ! Je le regarderai de dehors. J’ignore vraiment pourquoi j’y tenais tant. L’homme conduisait un vélo-taxi et pour m’emmener, il a lancé son véhicule tout déglingué sur les routes inondées. Pendant notre périple, la pluie s’est soudain arrêtée. Les collecteurs d’eaux pluviales commençaient à dégager les routes et le soleil brillait à notre arrivée au Temple du Soleil, après un voyage de trois heures. Ce jour-là, pour mon plus grand bonheur, j’ai pu visiter ce sanctuaire en compagnie d’un petit groupe de pèlerins. C’est à ces moments-là que je pense quand je me sens perdu et si quelqu’un me demandait ce qui m’est arrivé de mieux dans la vie, je dirais que c’est ce qui s’est passé ce jour-là. Au terme de mon pèlerinage à Chilpo-ri, village des rochers gravés, j’ai poursuivi mon chemin en direction de Homigot.
un hommage au soleil sur la « queue du tigre » Le toponyme de ce village signifie littéralement « cap en forme de queue de tigre » et au début du siècle dernier, l’écrivain et intellectuel Choe Namseon compara d’ailleurs la péninsule coréenne à un tigre dont les pattes avant étreignaient la Mandchou-
2 ©Ville de Pohang
1 Guryongpo vu du ciel. Cet estuaire tient son nom de la légende des neuf dragons qui prirent leur envol en ces lieux. 2 Quand vient le Jour de l’An, les Coréens accourent nombreux à Homigot pour y assister à la première aube de l’année. Sur la gauche, on aperçoit le Musée national du phare, qui retrace l’histoire de cette tour servant à guider les navires. 3 Les rochers gravés de Chilpo-ri, une commune de l’agglomération de Pohang, datent de l’âge du bronze, c’est-à-dire d’il y a trois millénaires.
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rie. C’est sur le minuscule bout de terre qui forme la queue de ce tigre que se trouve Homigot, un petit village de pêcheurs des environs de Pohang où le soleil se lève plus tôt que partout ailleurs en Corée. Il fait partie de l’agglomération de Pohang située dans la province du Gyeongsang du Nord. Quand le Japon annexa brutalement le pays en 1910, la population s’y rassembla en grand nombre pour prier pour sa libération, les yeux fixés sur l’horizon. Pour les Coréens, aucun lever de soleil n’égale en beauté celui de Homigot et l’homme de lettres Choe Nam-seon y vit même l’un des plus splendides spectacles qu’offre la nature en Corée. Le touriste étranger qui choisira de venir à Homigot en hiver, et plus précisément au Nouvel An, est assuré d’y vivre des moments inoubliables. Ce jour-là, en effet, il se verra offrir gracieusement une soupe bien chaude garnie de morceaux de pâte de riz, comme c’est la tradition à cette occasion. Massés sur la plage en ce premier matin de l’année, les Coréens savourent ainsi leur petit déjeuner de concert tout en assistant au lever de soleil. En regardant le ciel s’embraser tandis que l’astre du jour semble émerger de l’eau, ils éprouvent une seule et même aspiration, qui est de vivre dans un monde meilleur où tous les gens puissent être en bonne santé, aimer et être aimés tendrement. J’observe les mains qui se
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joignent pour faire cette prière dans l’aube naissante et les miennes font de même. Qu’il nous soit donné de connaître de notre vivant les beaux et heureux moments de la réunification ! À Homigot, se trouve une grande sculpture en bronze composée de deux mains, dites « de l’harmonie », qui se font face et se tendent ensemble, l’une vers la mer et l’autre vers la terre. La première semblerait avoir la faveur des Coréens, en raison peut-être de la force qui en émane grâce aux vagues dont elle émerge, et quand le soleil vient l’éclairer de sa lumière, le cliquetis des appareils photo se fait entendre dans toute l’assistance, chacun se pénétrant de la puissance de l’astre solaire pour la mettre à profit dans sa vie. Au bord d’une route tranquille qui s’étend le long de la digue, s’élève un monument de pierre gravé des vers suivants de Cheongpodo (Raisins verts), un texte dû au poète Lee Yuk-sa.
Dans mon pays natal, Au mois de juillet, mûrissent les raisins verts. Les légendes du village fleurissent Et le lointain ciel onirique descend sur les raisins. Sous le ciel, la mer bleue dévoile sa poitrine Et quand viendra le bateau à la blanche voile,
les vagues viennent se briser sur la digue en projetant une pluie de gouttelettes illuminées par le soleil, tels peut-être les neuf dragons de la légende. en flânant sur le quai recouvert de neige, je me dis qu’il me suffirait de graver dans ma mémoire l’image de ces dragons disparus depuis des temps anciens pour donner du sens à cette visite. Mon invité tant attendu arrivera aussi, Le corps las et enveloppé de vert. Alors, je cueillerai pour lui ces raisins, Heureux de me mouiller les mains. Viens donc ici, petit, pour mettre sur la table Le plateau d’argent couvert de tissu blanc.
Cours d’eau artificiel reliant Songdo-dong à Jukdo-dong, le canal de Pohang attire nombre de touristes désireux d’effectuer une mini-croisière sur son parcours sinueux de 1,3 kilomètre.
Arrêté plusieurs fois pour faits de résistance à l’occupation coloniale japonaise, leur auteur mourut en détention en janvier 1944 et, sachant que ce décès intervint moins d’une année après son incarcération, on imagine l’ampleur des tortures qu’il eut à subir. Un an après sa disparition, un autre jeune poète coréen allait trouver la mort dans une prison japonaise : il se nommait Yun Dong-ju et avait vingt-huit ans. La fin tragique de ces deux artistes, dont la vie et les écrits sont l’illustration même de leur douloureuse époque, a représenté une perte considérable pour la littérature coréenne. À ceux qui se demandent quel livre emporter dans leurs voyages sur le littoral oriental coréen, je ne saurais trop conseiller qu’ils portent leur choix sur une anthologie de l’œuvre de Lee Yuk-sa ou de Yun Dong-ju. Leurs textes poétiques sont tout empreints de la candeur d’âme qu’inspire aux Coréens le spectacle du lever de soleil sur Homigot quand vient la Nouvelle Année.
dans les petits ports de pêche Sur le parcours d’une route, dite du « Sentier du cap de Homi », qui contourne Homigot en bord de mer, s’égrènent des villages où subsiste l’au-
séoul 365km
pic Hyangno pohang
Pohang
Rochers gravés de chilpo-ri stèle commémorative de Lee Yuk-sa Homigot plage de Yeongildae Marché de Jukdo posco
gare de pohang
©Ville de Pohang
lieux à visiter aux environs de pohang
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thentique mode de vie coréen d’autrefois. Comme son nom l’indique, l’estuaire de Guryongpo rappelle par sa forme neuf dragons prenant leur envol dans le ciel. Les vagues viennent se briser sur la digue en projetant une pluie de gouttelettes illuminées par le soleil, tels peut-être les neuf dragons de la légende. En flânant sur le quai recouvert de neige, je me dis qu’il me suffirait de graver dans ma mémoire l’image de ces dragons disparus depuis des temps anciens pour donner du sens à cette visite. À Guryongo, les nombreux touristes ne manquent jamais de déguster du gwamegi, ce poisson séché qui est la spécialité de la région. Il s’obtient en suspendant au grand air des maquereaux-brochets pêchés dans la mer de l’Est jusqu’à ce qu’ils gèlent sous l’action du vent du large, puis en recommençant ces opérations de congélation et de décongélation pour extraire toute l’huile de la chair, qui révèle alors sa tendreté et son fort goût iodé. Il se dégage une certaine poésie du spectacle pourtant banal des pêcheurs qui font griller ce poisson séché au bord du brise-lames tout en buvant du soju et on l’appréciera d’autant plus si l’on pense que ces hommes ont été capables d’affronter une vie particulièrement rude grâce aux dragons des légendes qu’ils gardent au fond du cœur. « D’où venez-vous ? » « Venez donc boire un coup », lancent-ils en riant et ils poussent un verre vers moi. De nuit, le sentier du cap de Homi offre une vue impressionnante sur les usines POSCO brillamment éclairées. Située dans la partie centrale de la baie de Yeongil, l’aciérie POSCO de Pohang se place au deuxième rang mondial par ses dimensions. On y fabrique de la tôle destinée notamment à l’industrie automobile, aux chantiers navals et aux équipements électroménagers. L’entreprise a joué un rôle décisif dans la croissance fulgurante qui a fait de la Corée la onzième puissance économique mondiale et les habitants de Pohang n’en sont pas peu fiers, ce en quoi ils ont raison. Devant l’usine POSCO aux lumières éblouissantes, s’étire le canal de Pohang, dont s’enorgueillit tout autant la population par la puissance d’évocation nostalgique de ce nouvel ouvrage. Achevé en janvier 2014, il s’étend sur 1,3 kilomètre du quartier de Songdo-dong à celui de Jukdo-dong en passant par le centre de Pohang. Ce cours d’eau artificiel arrose ainsi cette région longtemps parsemée de bidonvilles qu’empestaient de leurs odeurs nauséabondes les eaux usées issues des usines. Aujourd’hui, on a plaisir à flâner sur ses berges et à s’arrêter pour profiter des galeries, cafés et terrains de jeu qui ont succédé aux taudis d’autrefois. Ceux qui visiteront la région en automne auront l’occasion d’assister à une Fête du canal qui réveille bien des souvenirs d’enfance. Elle leur permettra notamment de participer à une course appelée bangti, du nom dialectal donné à un bac de grandes dimensions. Pour la personne qui s’assied dans ce récipient d’un peu moins d’un mètre de diamètre, il s’agit de le manœuvrer afin de le faire avancer le long du canal jusqu’à la ligne d’arrivée. Cette petite compétition organisée au bord du canal qui traverse la ville possède un certain charme désuet.
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1 Les maquereaux-brochets de la mer de l’Est sont mis à sécher en plein air pour les soumettre à l’action du vent froid du large. Plusieurs congélations et décongélations successives les laisseront mi-séchés et permettront d’obtenir le gwamegi , cette spécialité culinaire de la région de Guryongpo. 2 Près de l’embouchure du canal de Pohang, s’étend le marché de Jukdo et ses quelque 2 500 étals débordant de poissons et de fruits de mer séchés, auxquels s’ajoutent pas moins de deux cents restaurants proposant des plats qui en sont composés. Il s’agit du plus grand marché aux poissons de la côte est.
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les marchés aux poissons à l’ancienne À leur arrivée, les touristes se feront certainement une joie d’aller aussitôt se promener sur le marché de Jukdo qui s’est installé à l’une des extrémités du canal et qui est le plus important de la côte est pour le poisson, avec ses quelque 2 500 étals proposant poisson frais ou séché, auxquels s’ajoutent plus de deux cents restaurants de fruits de mer. Tandis qu’ils circuleront parmi les éventaires débordant de poissons multicolores, coquillages, poulpes et crevettes, ils se sentiront peu à peu pénétrés par les clameurs et odeurs saumâtres qui auront raison de la fatigue du voyage mieux que ne le feraient les plus puissants remèdes, car ressurgira aussitôt le souvenir des bons vieux marchés aux poissons d’autrefois. J’ai visité un jour le district de Puna, qui se situe sur l’île de Hawaï, pour rédiger un article à ce sujet. Sur les conseils de l’Office du tourisme, j’ai embarqué à bord d’un sous-marin de poche qui m’a emmené observer les fonds marins. À la vue des coraux et des poissons vivement colorés qui nageaient entre les plantes aquatiques, je me suis dit que dans une autre vie, j’aimerais bien me réincarner en poisson pour pouvoir sillonner l’océan. Comme j’avais prévu de le faire, je suis allé au marché aux poissons dès
le lendemain matin. En voyant la pêche du jour présentée par les marchands qui haranguaient bruyamment le chaland, j’ai pour la première fois été agacé par l’énergie et l’activité qui règnent dans un tel lieu, mais j’imagine que ce devait être à cause des poissons que j’avais regardés la veille évoluer dans leur milieu naturel. J’ai aussi eu l’occasion de passer une fois par un marché aux poissons de l’ex-Union Soviétique, peu après la fin du communisme, pour aller voir un étudiant coréen et sa famille. C’était en plein hiver et devant les crabes royaux et les filets de morue qui s’empilaient en grand nombre, j’ai fini par décider de faire cadeau à mes hôtes de quelques-uns de ces crustacés. Pour à peine dix dollars, j’en ai acheté en quantité suffisante pour quatre personnes. L’appartement n’était pas chauffé malgré la température ambiante de moins vingt degrés, et pourtant nous oubliions le froid en consommant ces fruits de mer que nous venions de cuisiner. Au fur et à mesure que je chemine sur le front de mer de Pohang, je me sens revivre grâce au soleil qui, après s’être une fois de plus vaillamment levé, vient envelopper les pauvres histoires de ma vie de sa douce chaleur.
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charles la shure Professeur au Département de langue et littérature coréennes de l’Université nationale de Séoul Kim Hoo-ran Rédacteur en chef de la rubrique culturelle au Korea Herald
LivRes et cD 50 KoreAnA Hiver 2016
les marques indélébiles des violences et souffrances passées Human acts Han Kang, traduit par Deborah Smith, 2016, Portobello Books, Londres, 224 pages, 12,99 livres
Lors des manifestations prodémocratie qui se sont déroulées à Gwangju en mai 1980 pour protester contre le coup d’État militaire du général Chun Doo-hwan, les forces de l’ordre ont tiré sur des civils sans armes dont plusieurs ont été tués, ce qui a eu pour conséquence d’étendre le soulèvement à toute la population de cette ville. Pour autant, sa révolte n’allait pas permettre d’instaurer cette démocratie que tous appelaient de leurs vœux. Les blessures qu’a occasionnées cette répression demeurent aujourd’hui encore. Comme le souligne l’un des personnages du roman de Han Kang : « On ne guérit pas de certains souvenirs. Loin de disparaître avec le temps, ils s’avèrent être le plus précieux des biens, quand tous les autres ont disparu. » Le roman Human Acts développe en parallèle plusieurs intrigues ayant pour dénominateur commun le thème central des blessures qui demeurent au fond de l’être aussi longtemps que le permet la vie humaine. D’un chapitre à l’autre, le lecteur découvre les différents scénarios qui auraient pu succéder à ce soulèvement dans les cinq, vingt-deux et trente années suivantes. Si les personnes impliquées dans ces événements se sont depuis reconstruites, nul ne saurait échapper au devoir de mémoire. Pour certains, le temps ne semble plus s’écouler et l’horloge paraît s’être arrêtée à ce moment fatidique après lequel n’a subsisté que l’ombre allongée de la grande aiguille désormais immobile. L’écriture de Han Kang se caractérise par une imagerie particulièrement puissante, voire dérangeante, qu’elle met remarquablement à profit dans son Human Acts servi par un traitement novateur des événements de mai 1980. Au lieu de situer l’action au cœur de la tragédie, elle se centre sur ses conséquences en effectuant au fur et à mesure du récit le décompte macabre des victimes toujours plus nombreuses de ces protestations. À travers le regard d’un collégien prénommé Dong-ho qui est entraîné dans cette sanglante agitation, le lecteur est témoin des scènes d’horreur qui font suite aux tueries déjà perpétrées, au milieu d’un amas de cadavres anonymes en décomposition. Tout cela suscite chez Dong-ho un questionnement sur le sens de la vie et sur l’âme humaine que résume cette phrase : « Combien de temps l’âme demeure-t-elle dans le corps ? ». Pour tenter d’apporter une réponse à ces interrogations, la suite du récit est conduite en se plaçant du point de vue de son meilleur ami et, là encore, l’auteure envisage la violence dans ses effets plutôt que dans ses moyens. Le jeune garçon a déjà péri quand il reprend la narration et son âme cherche alors désespérément à comprendre les faits dont il a été victime et leur cause. Dans les chapitres qui suivent, l’auteure donne la parole à d’autres personnages : ceux que Dong-ho a croisés pendant le court laps de temps qu’il a passé dans le bâtiment de l’administration provinciale, ainsi que d’autres connaissances. S’ils s’efforcent de continuer à vivre par sens du devoir, ces dix jours passés ensemble vont irrémédiablement changer leur existence. Au fil des chapitres, l’auteure effectue plusieurs brefs retours sur le passé sous forme de de souvenirs qui permettent de reconstituer à peu près le déroulement des faits. Elle n’en brosse à aucun moment un tableau d’ensemble, car Human Acts ne se veut pas un récit historique, mais l’étude psychologique d’un dramatique traumatisme. Fondé sur des informations dont peuvent surtout avoir connaissance des lecteurs coréens, il ne peut
de ce fait exercer le même impact sur ceux d’autres pays, mais il arrive à transcender les limites de cet événement précis pour aborder une thématique plus universelle sur la vie humaine par le biais de personnages qui s’évertuent à donner du sens à l’absurde, à surmonter l’insoutenable. Il parvient ainsi à toucher les lecteurs de tous les pays en franchissant les barrières culturelles qui les séparent.
Quand le heavy metal s’allie aux instruments traditionnels coréens a Hermitage Jambinai, 2016, Bella Union, Londres
Pour le trio Jambinai, il est hors de question de se laisser enfermer dans un genre ou un autre. Deuxième livraison distribuée dans le monde entier en juin dernier, son album Wardrobe s’ouvre sur un morceau à tempo rapide précédé d’une longue entrée en matière aux percussions évoquant un cœur qui bat, à la manière du heavy metal. Ceux qui découvrent le groupe pourraient même s’y tromper et l’assimiler à ce genre, mais ceci dit, ils n’auraient pas tout à fait tort. Après ses débuts en 2010 avec un EP intitulé Jambinai, le trio allait enregistrer son premier album en studio deux ans plus tard. Il faut arriver au deuxième titre, Echo of Creation, pour percevoir la tension particulière du haegeum, cet instrument traditionnel à deux cordes, ainsi que la voix envoûtante qu’il accompagne, et se rendre compte que l’on n’a pas affaire à du heavy metal. Par étapes successives, l’album révèle peu à peu l’identité de cette formation musicale recourant aussi bien à des instruments traditionnels coréens qu’à des percussions et à de la contrebasse tout ce qu’il y a de plus modernes. Doté de résonances orientales méditatives et apaisantes, le titre For Everything You Lost correspond exactement à ce que l’on est en droit d’attendre d’un groupe qui pratique le crossover avec la musique traditionnelle coréenne dite gugak. Dans Abyss, le pincement de la cithare à six cordes appelée geomungo produit des basses profondes et vigoureuses. Toutefois, ce titre remet quelque peu en question les origines musicales du groupe en greffant le staccato du rap d’Ignito sur une mélodie interprétée au geomungo et au haegeum. Deus Benedicat Tibi se détache de cette livraison en s’approchant plus que les autres morceaux des formes d’expression coréennes traditionnelles. Les amateurs de ce genre reconnaîtront aussitôt des éléments caractéristiques de la musique funéraire traditionnelle aux sonorités métalliques des cymbales, ainsi qu’à la tension que crée leur association avec des instruments à vent et qui va crescendo jusqu’à son apogée d’une frénésie à la limite des transes. Premier enregistrement en studio de Jambinai, l’album Difference a été élu meilleur album crossover aux Prix de la musique coréenne de l’année 2013. Dès lors, le trio a aussi acquis une renommée internationale en se produisant dans de prestigieux festivals tels que SXSW ou le Festival de Glastonbury. La centaine de concerts qu’il a donnés dans le monde au cours de ces quatre dernières années témoignent de la dimension universelle qui fait aussi son succès. Dans son nouvel album, plusieurs titres méritent pleinement d’être considérés comme du rock/metal et appréciés à ce titre. C’est le cas de Naburak, qui réalise une remarquable performance de headbanging où l’on ne trouve pas trace de l’influence crossover pourtant à l’origine de cette formation, à moins d’être un auditeur averti. Arts et culture de corée 51
regard extérieur
LA « PROCESSION DES POUSSETTES » choi jung-wha Professeur à l’École d’interprétation et de traduction de l’Université Hankuk des études étrangères
les « bébés copains » Dès que revient la douceur, le promeneur est frappé par le nombre considérable de jeunes femmes à poussette, toutes de la même génération ou presque, qui arpentent fièrement les rues en compagnie de bébés eux aussi d’âge à peu près égal. À première vue, on suppose qu’il s’agit d’une sortie entre amies ou voisines, puis on se demande par quel hasard autant de personnes qui se connaissent auraient bien pu avoir un enfant en même temps. Si ces mamans se déplacent en groupe, ce qui a donné lieu à l’expression de « procession des poussettes », c’est tout simplement parce qu’elles viennent de sortir d’une maison de convalescence post-natale. Ce type de maison de repos spécifiquement coréen permet aux parturientes et à leur nouveau-né de prendre une quinzaine de jours de repos à leur sortie de l’hôpital. Le fait d’avoir accouché et effectué ce séjour au même moment crée ainsi du lien entre les femmes et par la suite, elles continuent de se fréquenter en promenant leurs enfants ensemble. Ceux-ci ont bien sûr le même âge à un jour, deux jours ou tout au plus une semaine près, ce qui explique les similitudes qui sautent aussitôt aux yeux, comme pour leur maman. Les poussettes où ils reposent mettent en oeuvre des prodiges de technologie pour les protéger du vent et du froid, mais aussi pour amortir 52 KoreAnA Hiver 2016
les chocs, ballottements et inclinaisons au moyen de dispositifs ultramodernes que l’on ne retrouve guère que dans l’automobile. En Corée comme en Occident, l’enfant occupe une place d’autant plus importante que le vieillissement démographique ne cesse de progresser et avant d’en avoir un, les jeunes ménages préfèrent attendre d’être suffisamment bien installés et en particulier d’avoir fait l’acquisition de leur logement, ceux qui n’y parviennent pas renonçant parfois à fonder une famille. Souvent aussi, la perspective des dépenses importantes à consacrer aux études des enfants les dissuade d’en avoir plus d’un. Quand vient l’enfant tant désiré, les parents sont alors prêts à tous les sacrifices pour qu’il ne manque de rien, les grands-parents, tantes et oncles partageant d’ailleurs la même ferveur. Qu’il soit leur petit-fils ou petite-fille, ou même leur neveu ou nièce, ils le ou la chérissent tout autant et subviennent au mieux à leurs besoins par l’achat d’articles de luxe pour bébés, dont de superbes poussettes. Dès leur venue au monde, ces bébés « copains » sont promenés dans des voitures d’enfant haut de gamme dont le prix peut dépasser le million de wons, ce qui s’explique essentiellement par l’importance qu’accordent les Coréens aux enfants et à leur instruction. Mais où donc ces mamans emmènent-elles leur bébé dans de si belles poussettes ? Elles vont parfois s’asseoir dans un café ou un restaurant pour
bavarder, échanger sur leur vécu et confier à quel point il est fatigant de s’occuper d’un enfant, mais de plus en plus souvent, elles fréquentent aussi des kids’cafés créés à partir d’un thème ou d’un concept particulier à l’intention des enfants âgés de moins de cinq ans. Payés selon un certain tarif horaire, ces établissements proposent installations, livres et jouets afin que les tout petits puissent s’amuser en toute tranquillité, ainsi que des goûters et des boissons pour leur maman, moyennant un supplément de prix. À côté de ces lieux spécialement conçus pour les enfants, existent paradoxalement des no kids zones constituées par certains cafés ou restaurants qui refusent de laisser entrer les enfants n’atteignant pas l’âge minimal requis ; ce type d’établissement tend à se multiplier en raison des perturbations ou accidents plus nombreux que provoquent les enfants.
une manière bien particulière de se remettre d’un accouchement Suite à une naissance, il est de coutume qu’une femme s’accorde pour le moins trois semaines de repos, là où une Occidentale serait déjà en train de prendre une douche une demi-heure après et reprendrait des forces en buvant un simple verre de jus de fruit frais, avant de reprendre sur-le-champ ses activités habituelles. Cette différence tient peutêtre à la conformation physique qui rend l’accouchement plus pénible chez les Orientales, de sorte que celui-ci s’accompagne de tout un ensemble de pratiques post-natales. Dans cette situation, c’était autrefois la mère de la jeune maman qui prenait soin d’elle jusqu’à son rétablissement, d’autres femmes expérimentées de la famille pouvant aussi lui apporter cette aide. Après la naissance, mère et enfant s’en allaient donc vivre chez les parents de celle-ci pendant trois semaines à un mois, après quoi elle s’en retournait avec lui au domicile conjugal. Dans certains cas, il pouvait arriver qu’elle passe sa convalescence chez ses beaux-parents ou qu’elle soit confiée aux bons soins de femmes d’un certain âge de sa famille. Ce n’est qu’à la fin des années 1990 qu’allaient apparaître des établissements commerciaux, dits « maisons de convalescence post-natale », afin que les femmes n’ayant pas de famille à qui faire appel puissent se rétablir par leurs propres moyens. Tou-
tefois, cette formule n’en était alors qu’à ses balbutiements. Le temps a passé et les maisons de convalescence post-natale ont aujourd’hui la faveur du public, au point qu’elles ne représentent plus une simple possibilité parmi d’autres, mais un véritable passage obligé. Par ailleurs, la qualité de leurs installations et de leurs prestations s’est considérablement améliorée avec le temps, certains établissements fournissant toute une gamme de services supplémentaires tels que la kinésithérapie, la gymnastique, les soins de la peau ou la réalisation de photos de famille. En Corée, la connaissance des soins post-natals alliant la médecine orientale à la pharmacopée traditionnelle s’est transmise par la tradition orale, avec des variations d’une région à l’autre, et parfois même d’une famille à l’autre. Dans tous les cas, ils exigent de rester au chaud pour stimuler la circulation du sang et éviter de faire travailler les muscles et les articulations, car le système osseux et musculaire des Coréennes facilite moins l’accouchement que celui des Occidentales, d’où la plus grande difficulté qu’éprouvent les premières à se rétablir. L’alimentation doit aussi contribuer à la convalescence par la consommation de différents aliments particulièrement nourrissants qui permettent de réduire le gonflement et le poids superflu résultant de la grossesse. À cet effet, la préparation la plus appréciée est une bouillie de potiron composée de ce légume et de riz gluant en poudre dont les propriétés sont efficaces contre le gonflement. Une fois arrivé à maturité, le potiron renferme des substances aux effets diurétiques, outre qu’il possède une forte teneur en fer et en calcium : autant de vertus qui en font l’aliment idéal des jeunes mamans. Pendant leur convalescence post-natale, elles ne manquent jamais de consommer aussi de la soupe aux algues préparée pour presque tous leurs repas quotidiens en en faisant longuement bouillir une grande quantité, après n’avoir choisi que celles de la meilleure qualité. Riches en calcium, iode et acides aminés, ces plantes aquatiques ont la propriété de favoriser l’hématopoïèse, qui assure ainsi le renouvellement du sang perdu en couches et stimule la production de lait maternel. Au cours de cette période, les femmes doivent Arts et culture de corée 53
en outre éviter les préparations salées ou épicées au profit d’une cuisine plus facile à digérer, parce que peu relevée, et ce, dans leur intérêt comme dans celui du bébé, puisque le lait fait passer dans son organisme les substances des aliments ingérés. Celles qui nourrissent leur enfant au sein s’abstiennent donc d’absorber une nourriture très assaisonnée en sel ou piment en poudre, mais aussi de boire de l’alcool et des boissons qui renferment de la caféine. Outre qu’elle est bienfaisante pour la santé, la convalescence post-natale est aussi l’occasion d’apprendre à s’occuper de son bébé. L’aide et les conseils de femmes expérimentées sont précieux pour les jeunes mamans que le travail de l’enfantement a épuisées et qui n’ont jamais eu à prendre soin d’un enfant, notamment à faire sa toilette.
tout se joue dans le ventre de la mère Autrefois passée par les mamans chez leurs parents ou beaux-parents, la période de convalescence post-natale se déroule aujourd’hui dans des maisons de repos privées où on s’empresse de réserver un lit dès le début de la grossesse. Faute de l’avoir fait au plus tard à la cinquième ou sixième semaine, on ne peut espérer trouver une place dans ces établissements fréquentés, pour certains, par des vedettes et des fils de magnats de conglomérats. Selon la qualité de leurs installations, ils pratiquent parfois des tarifs prohibitifs et à titre d’exemple, celui où aurait séjourné Lee Young-ae, l’une des stars de la culture pop coréenne, ne demanderait pas moins de dix millions de wons par quinzaine, soit quatre fois plus qu’un établissement ordinaire. Les installations et prestations y sont aussi remarquables, la maman et son bébé ne consommant que des produits de l’agriculture biologique et des consultations étant disponibles à tout moment en pédiatrie ou en gynécologie. Pour des personnes célèbres soucieuses de protéger leur vie privée, ces établissements de standing sont une formule incontournable car leur intimité y est strictement respectée. Malheureusement, même si leurs moyens sont quelque peu insuffisants, bien des futures mamans s’obstinent à passer leur convalescence dans ces luxueux établissements parce qu’ils auraient accueilli telle ou telle célébrité. Ce faisant, elles ne recherchent pas tant une qualité élevée d’équipe54 KoreAnA Hiver 2016
ment et de services que la perspective de relations avec de futurs « bébés copains ». Les liens que créent entre elles le seul fait d’avoir au même moment accouché, puis séjourné dans la même maison de repos en compagnie de leur bébé amorcent déjà la mise en place des futurs réseaux de relations que leur enfant chéri tissera à l’avenir. C’est grâce à ce rapprochement que les tout petits pourront s’intégrer à des groupes pour pratiquer des activités, notamment dans le cadre de centres culturels, et que leurs mamans auront la possibilité de s’informer sur la manière de les élever. C’est cette chance de nouer des liens d’amitié « utiles » que ces dernières souhaitent offrir à leur progéniture dès les premiers temps qui suivent la naissance. L’énorme importance que les Coréens accordent aux études s’inscrit aussi dans cette perspective et les cours auxquels les anciens « bébés copains » des maisons de repos assistent ensemble dans les centres culturels, avant même le premier anniversaire, sont une première étape de l’enseignement privé qu’ils seront appelés à suivre par la suite. S’il s’agit le plus souvent, sous l’appellation de cours d’éveil sensoriel, de simples jeux qu’ils pourraient tout aussi bien pratiquer à la maison avec leur maman, ceux-ci leur offrent tout au moins la possibilité d’évoluer dans un milieu éducatif dès six mois, c’est-à-dire certainement plus tôt que partout ailleurs dans le monde. En matière d’éducation, tout commence même dans le ventre de leur mère, car après avoir suivi une « formation prénatale » préconisant tout ce qui peut exercer une influence favorable sur le fœtus, les futures mamans sont attentives à absolument tout ce qu’elles disent, font et même pensent. La mise en pratique de ce principe est jugée essentielle depuis des temps anciens et sous le royaume de Joseon, des ouvrages traitaient déjà des théories s’y rapportant, ainsi que de leur enseignement, en indiquant les moyens concrets par lesquels la famille royale et les nobles procédaient dans ce domaine. Dans le monde entier, il est depuis toujours communément admis que l’état d’esprit, le comportement et les paroles d’une femme enceinte, au même titre que son environnement, peuvent avoir d’importantes incidences sur l’évolution du fœtus. Les différents groupes humains obéissent donc
dans ce domaine à certaines règles de conduite qui se sont transmises oralement au fil du temps, mais s’entourent aussi de tabous particuliers. La Corée n’y fait pas exception et à l’époque où les parents souhaitaient de préférence avoir un enfant de sexe masculin, ils s’astreignaient à appliquer toute une série de conseils sur les choses à faire ou à ne pas faire pour mettre au monde un garçon. Dans la plupart des cas, il ne s’agissait évidemment que d’absurdités dénuées de fondement scientifique.
survivance de la coutume des « 21 jours » et de la « corde en paille » Le recours à la formation prénatale repose sur l’idée que le fœtus, de la conception jusqu’à l’enfantement, subit fortement l’influence du corps maternel sur les plans psychologique, émotionnel et physique, la femme enceinte devant de ce fait rester prudente et sereine en toutes circonstances, notamment en évitant de se laisser aller au pessimisme ou d’adopter un comportement agressif. Pour se conformer à ce principe, elle se gardera tout au long de sa grossesse de regarder des choses laides, de mal manger et d’avoir des pensées négatives. En particulier, une superstition veut que l’enfant d’une femme qui a ressenti de la haine envers une personne pendant qu’elle le portait en elle ressemble tout à fait à la personne en question et il est donc impératif de chasser tout sentiment haineux de son esprit. Inversement, la future maman qui n’a que d’aimables pensées mettra aussi au monde un bel enfant, certaines allant jusqu’à accrocher au mur de nombreuses photos de beaux bébés ou de stars. De même, tout convive d’une femme enceinte se doit de lui laisser le meilleur d’un plat, tant par l’aspect que par la qualité, dans l’espoir que le futur bébé soit lui aussi beau et en bonne santé. Enfin, pour exprimer le vœu que sa grossesse se déroule sans la moindre difficulté, on évite de la faire asseoir près d’un coin de table ou à quelque endroit que ce soit qui présente des angles, la future maman s’imposant aussi de ne pas le faire. Dans le domaine public, des dispositions sont prises depuis peu en faveur des femmes enceintes, notamment par la création de places qui leur sont réservées sur les parcs de stationnement ou dans le métro, ainsi que par l’attribution d’une carte prioritaire permettant qu’on leur cède la place dans les
transports en commun. Lorsqu’elles se trouvent dans leurs premières semaines de grossesse et que celle-ci n’est donc pas apparente, elles peuvent accrocher cette carte bien en évidence sur leur sac pour s’asseoir aux places prévues à leur intention sans se soucier du regard d’autrui. Si l’adoption de cette mesure résulte de l’importance accordée à la grossesse dans la pensée traditionnelle, elle participe d’abord et avant tout d’une politique nataliste suscitée par la multiplication du nombre de couples sans enfants. Quand les enfants naissaient à la maison, autrefois, on annonçait l’heureux événement en suspendant à sa porte une corde en paille entremêlée de fragments de charbon de bois, la première étant censée laver l’âme de ses impuretés et chasser les esprits maléfiques, tandis que le second purifiait l’air en absorbant les substances toxiques, la présence de l’ensemble devant donc protéger maman et bébé en même temps. Selon le cas, il s’y ajoutait un piment rouge ou des aiguilles de pin indiquant respectivement que l’enfant était un garçon ou une fille. Lorsque pendait la corde en paille devant une maison, on s’abstenait d’ordinaire de s’y rendre, à moins qu’il n’y ait urgence. Aujourd’hui, les femmes ont leur bébé à l’hôpital et passent leur convalescence en maison de repos, mais la tradition n’en demeure pas moins, par courtoisie, d’éviter les visites dans une famille où un enfant vient de naître. Aux cordes en paille, ont succédé d’autres, invisibles, mais non moins prises en compte. Par ailleurs, il était d’usage de ne montrer ni maman ni bébé aux visiteurs pendant trois semaines, c’est-à-dire 21 jours. La jeune mère ne sortait d’ailleurs pas, pas plus qu’elle n’effectuait de tâches domestiques, et elle se limitait donc à prendre ses repas, dormir et rester aux côtés du nouveau-né. Aujourd’hui encore, si on additionne les trois à sept jours passés à l’hôpital à la quinzaine du séjour en maison de repos, on obtient au total une durée analogue qui représente le temps nécessaire au rétablissement dans la plupart des cas. Passé ce délai, l’état de la maman et du bébé est considéré être arrivé à un certain équilibre et la première peut alors vaquer à ses activités habituelles, à commencer par les menus travaux de la maison.
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ingrédients culinaires
Soja et haricotS les plats du pauvre d’autrefois promus « superaliments » le lettré yi ik, qui figure parmi les plus illustres du xviiie siècle et appartient à l’école dite du silhak, c’est-à-dire « pragmatique », aurait un jour affirmé : « si le soja et les haricots n’existaient pas dans notre pays, la vie serait difficile pour les pauvres ». il parlait d’or, car non seulement ces légumes ont longtemps constitué la base de l’alimentation pour les plus démunis, mais ils ont aussi fourni à tous un apport des plus économiques en protéines. le temps a passé et ils prennent aujourd’hui place sur les meilleures tables sous forme d’innombrables variétés et préparations. Kim jin-young Présidente de Traveler’s Kitchen shim Byung-woo Photographe
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oilà déjà longtemps que l’expression « viande des champs » est en usage pour désigner le soja et les haricots. L’Organisation des Nations Unies a d’ailleurs mis à l’honneur ces derniers en décidant de célébrer en 2016 leur année internationale pour attirer l’attention sur leur rôle important dans l’alimentation humaine et le développement durable. Particulièrement résistante et bien adaptée à une polyculture faiblement consommatrice d’engrais chimiques, cette plante produit un ingrédient culinaire tout aussi délicieux qu’essentiel et utilisable à l’échelle mondiale dans le respect de la sécurité alimentaire écologique. Sur le continent asiatique, l’introduction de la culture du soja est située en Mandchourie et dans la province voisine de la Sibérie maritime, deux régions auxquelles s’étendirent les royaumes coréens anciens de Gojoseon et de Goguryeo. La frontière naturelle qui sépare la péninsule coréenne de la seconde d’entre elles est constituée par le Tumen, dont le nom signifie littéralement « fleuve plein de haricots ». Certains attribuent son origine aux nombreux bateaux qui y transportaient ces légumes par sacs entiers après les récoltes. Sur le sol coréen, la présence de cultures de haricots remonte donc à l’Antiquité et leur consommation s’est dès lors répandue sous différentes formes. Selon de récentes études, elle 56 KoreAnA Hiver 2016
s’élèverait aujourd’hui à huit kilogrammes par an et par habitant et se placerait donc au troisième rang après celle du riz et du blé. 1
sauce et concentré de soja Dans tout l’Extrême-Orient, y compris donc en Corée, l’emploi des haricots sous différentes formes est l’une des constantes de l’alimentation, qu’elle soit de type traditionnel ou plus contemporaine. Ils servent notamment à confectionner les jang, ces préparations fermentées qui constituent les condiments de base de la cuisine nationale et sont principalement de trois types, à savoir le doenjang, le ganjang et le gochujang, c’est-à-dire respectivement le concentré de soja, la sauce de soja et le concentré de piment 1 Des sauces telles que le doenjang (concentré de soja) ou le gochujang (concentré de piment rouge) figurent parmi les condiments de base d’une cuisine coréenne qui, depuis des temps anciens, recourt à la fermentation du soja et d’autres légumes pour assurer la conservation des aliments et relever leur goût. 2 De haut en bas : haricots rouges sucrés destinés à la garniture du patbingsu , un dessert à la glace pilée ; haricots mungo entrant dans la composition des délicieuses crêpes coréennes dites bindaetteok ; soja servant à la confection du tofu et des blocs de pâte de soja (meju ) ; haricots noirs du kongjaban sucré et salé ; haricots rouges ajoutés au riz pendant la cuisson pour le rendre plus goûteux et plus nourrissant.
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rouge. Les deux premiers font appel à une certaine variété de soja, dite seoritae , à laquelle s’ajoute de l’eau salée et pour le reste, il suffit d’attendre que le temps, le soleil et le vent accomplissent leur œuvre. Quant au meju, principal ingrédient de la sauce et du concentré de soja, on le confectionne après les premières gelées de la fin de l’automne, en mettant du soja à tremper toute une journée dans l’eau, puis en le faisant cuire à l’étuvée dans une marmite en terre cuite et en le laissant refroidir. Autrefois, on s’en régalait déjà quand il était encore chaud et son goût délicieux était particulièrement apprécié des enfants, qui n’avaient l’occasion d’en manger que lors de ces préparations annuelles. L’étape suivante consiste à broyer grossièrement les pousses dans un mortier avant de les pétrir pour leur donner la forme de rouelles ou de cubes, selon les préférences et coutumes familiales. Ces opérations de broyage et de pétrissage exigent tout un savoir-faire, tant par la manière de procéder que par le temps que l’on y passe, l’intuition jouant aussi un rôle décisif dans leur réussite. Si l’on écrase ou malaxe le soja trop vigoureusement, un pourrissement peut se produire au cœur du morceau de meju en raison de l’absence d’air. En matière culinaire, l’expression « sonmat » revient souvent pour parler littéralement de ce « goût donné à la main » qui surpasse celui obtenu par un dosage précis des différents ingrédients, ertainement parce que, du travail de cette main qui fabrique le meju , dépendra celle de toutes les préparations consommées au cours de l’année en famille, dans la mesure où le meju en est l’ingrédient principal. En effet, c’est sa bonne qualité qui confère toute leur saveur aux sauces confectionnées annuellement dans chaque foyer et
1 1 Le kong gomul , cette poudre de haricots sucrée, est un élément clé de la saveur des gâteaux de riz gluant dits injeolmi . 2 Le tofu cuit à la vapeur et agrémenté de kimchi est prisé aussi bien comme entrée que comme amuse bouche servi avec les boissons alcoolisées.
par ce biais aussi, à la cuisine familiale dans son ensemble. En outre, comme le dit le vieil adage, une sauce bien goûteuse appelle au partage et cette générosité attire à son tour la chance. Après avoir préparé le meju avec soin comme il est indiqué, il convient de le laisser reposer plusieurs jours dans une pièce convenablement chauffée pour favoriser au mieux l’activité des micro-organismes responsables de sa fermentation, au terme de laquelle on les suspendra avec de la corde en paille tressée à un emplacement exposé au vent et au soleil, sous un auvent, par exemple. Juste avant le printemps, le
moment sera venu de mettre le meju bien séché dans une grande jarre en terre cuite en l’arrosant avec de l’eau salée pour achever de le faire fermenter. Par cette transformation, qui prendra fin près de deux mois après, se formeront un liquide et une pâte qui serviront, pour l’un, à confectionner une sauce, et pour l’autre, un concentré. Aujourd’hui, la tradition de ces préparations familiales s’est quasiment perdue et a cédé la place à l’achat des sauces du commerce. Toute une gamme de produits est disponible dans les supermarchés et va des fabrications régionales réalisées selon des recettes maison par des entreprises familiales réputées aux produits industriels des géants de l’agro-alimentaire, les prix et niveaux de qualité variant considérablement en conséquence. Il ne reste plus au consommateur qu’à opérer le choix qui convient le mieux à ses goûts comme à son pouvoir d’achat.
les préparations simples au tofu S’agissant des haricots, on ne saurait omettre d’évoquer le tofu, qui porte le nom de dubu en coréen. Il est issu de la coagulation du lait de soja, lequel s’obtient luimême en faisant tremper, en broyant et en faisant bouillir ce légume, dont on filtrera ensuite le jus ainsi extrait. On fera ensuite mijoter ce lait additionné de sel pour produire un caillé que l’on versera et comprimera dans un moule. Le tofu ainsi obtenu peut se consommer tel quel avec de la sauce de soja forte, braisé ou en ragoût, mais aussi frit dans l’huile de sésame et accompagné d’autres légumes pour garnir un plat de riz. On pourra substituer à cette matière grasse l’huile de sancho ou poivre chinois qui conférera au tofu une saveur particulière, mais non moins agréable, car elle relève avantageusement
sauce, concentré, huile, lait, tofu, savoureuses galettes, riz, condiments et desserts : autant de préparations culinaires qui, sous ces différentes formes, font avantageusement appel au soja ou aux haricots dans la gastronomie d’hier et d’aujourd’hui. 58 KorEAnA Hiver 2016
le goût un peu fade du tofu. Ces préparations méritent dans leur ensemble que l’on y goûte, de préférence dans un restaurant réputé pour ses spécialités de tofu, à Wonju ou à Jecheon, deux villes respectivement situées dans les provinces de Gangwon et du Chungcheong du Nord. À Séoul, on ne manquera pas de déguster l’excellent tofu du Hwanggeum Kongbat (champ de haricots en or), qui se trouve dans le quartier d’Ahyeon-dong appartenant à l’arrondissement de Mapo-gu. Cet établissement, qui sert exclusivement du tofu confectionné le jour même avec des haricots de la production locale, est considéré par les fins gourmets comme l’un des meilleurs de sa spécialité. Le client y aura l’eau à la bouche à la vue des plats de tofu frit et de ragoût de tofu aux champignons qui figurent au menu. En guise de boisson, il pourra accompagner son repas d’un makgeolli bien frais produit par la maison. Il existe une variété particulière de haricot noir dite seoritae, c’est-à-dire « haricot du gel », parce que sa récolte a lieu après les premières gelées. Elle se caractérise par sa forte teneur en anthocyanine, un antioxydant qui en fait un super-aliment.
Sous la pellicule noire qui recouvre le haricot, se cache un grain vert pâle. Comme il s’avère apparemment que ces légumes contiennent plus d’éléments nutritifs que la graine jaune du soja, la tendance actuelle est à l’association des deux. Après avoir fait tremper ces seoritae dans l’eau, on pourra les mêler à du riz pour que leur discrète couleur violette fasse ressortir son aspect brillant. Au nombre des condiments favoris des Coréens, il faut encore citer le kongjaban composé de haricots noirs que l’on a fait mijoter dans de la sauce de soja, assaisonné avec de l’huile de sésame sucrée et généreusement saupoudré de graines de sésame grillées. Quant aux injeolmi , il s’agit de gâteaux de riz traditionnels aujourd’hui encore très prisés des Coréens. Ils sont confectionnés avec du riz glutineux que l’on fait tremper et cuire à la vapeur avant de le broyer pour obtenir une pâte gluante et élastique que l’on découpera en lanières roulées ensuite dans du soja en poudre dit kong gomul , principal ingrédient de cette préparation. Il est réalisé en faisant cuire, sécher et griller du soja que l’on réduit ensuite en poudre avant d’y ajouter sel et sucre pour relever
les saveurs. Aujourd’hui, il n’est que rarement fait maison et peut s’acheter dans tous les magasins de gâteaux de riz pour composer un petit déjeuner nutritif.
les douceurs aux haricots rouges La bouillie de haricot rouge appelée danpatjuk fournit un en-cas sucré particulièrement apprécié à la saison froide. À Séoul, certains salons de thé du quartier touristique d’Insa-dong en proposent à leur clientèle. L’été, on lui préférera le patbingsu qui se compose de haricots rouges sucrés servis sur de la glace pilée, mais ces deux desserts ont pour point commun l’emploi de haricots rouges sucrés que désigne le vocable pat . Dans le quartier de Nagwondong, que quadrillent des passages piétonniers s’étendant le long d’étroites ruelles à partir de celui d’Insa-dong, des pâtisseries réputées pour leurs gâteaux de riz attirent encore de fidèles clients. Sauce, concentré, huile, lait, tofu, savoureuses galettes, riz, condiments et desserts : autant de préparations culinaires qui, sous ces différentes formes, font avantageusement appel au soja ou aux haricots dans la gastronomie d’hier et d’aujourd’hui.
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mode de vie
LA MODE DES SALONS EN LIGNE ET DES ÉMOTICÔNES 오전 10.06
< 그룹채팅 15
여자친구랑 헤어졌다. ㅠ.ㅠ 오후 6:30
“진짜?” @@ 오후 6:31
“왜?” 네가 잘못한 거 아니냐? 오후 6:32
얼른 가서 빌어 --;; 오후 6:34
dans un pays aussi connecté que la corée, où les salons de discussion en ligne font d’ores et déjà partie du quotidien, les internautes se retrouvent souvent au sein de groupes de plusieurs dizaines de personnes pour échanger des nouvelles ou faire part de leurs réflexions et émotions par des messages qu’ils affichent dans des fenêtres prévues à cet effet. ils sont notamment des utilisateurs assidus d’une nouvelle forme de forum, dite dantokbang, qui permet de s’adonner à cette activité sur un smartphone équipé de l’application gratuite de messagerie instantanée Kakaotalk d’un fournisseur d’accès national. Kim dong-hwan Journaliste à la rubrique Innovation numérique du Segye Times
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-D
ites, les gars, j’ai le moral à zéro. Ma copine m’a laissé tomber. Sur le forum, c’en est fini du calme qui régnait. -C’est pas vrai ?! -Mais pourquoi donc ? -Qu’est-ce que tu as fait de mal ? Va vite te faire pardonner. À chacun de ces commentaires amicaux, le smartphone émet une discrète sonnerie et bientôt, pas moins de six personnes inondent le salon en ligne de conseils et mots de consolation inspirés par cette situation délicate.
les salons de discussion en ligne, indispensables outils de communication Aujourd’hui, on peut affirmer sans exagération que tout Coréen possédant un smartphone finit toujours par s’inscrire à au moins un salon de discussion en ligne. Les forums de discussion classiques qui permettent des échanges anonymes sur la Toile entre des inconnus sont d’ores et déjà dépassés, car l’évolution fulgurante des réseaux numériques et de leurs applications, en transformant l’environnement du travail, des modes de vie et des relations humaines, donne naissance à toujours plus de moyens de communication en ligne. Pour les usagers hyper-connectés que sont les Coréens, tout collègue, ami ou parent peut devenir un « copain » le temps d’une conversation dans un salon en ligne. « Pour des raisons professionnelles, je suis obligé de vivre loin de ma famille. Avant, je l’appelais tous les week-ends, mais nous ne pouvions pas nous parler bien longtemps. Pour pouvoir davantage communiquer avec elle, j’ai donc décidé de créer mon salon de discussion en ligne. » Voilà ce qu’expliquait la trentenaire que j’ai interrogée pour les besoins de mon article et qui habite seule à Séoul depuis trois ans. Si elle est désormais une adepte de ces salons en ligne, c’est qu’ils permettent des échanges plus simples et plus rapides. Ce nouveau mode de communication lui convient parfaitement par la plus grande facilité qu’il lui donne de dire « Vous me manquez » ou « Je vous aime », alors qu’elle avait du mal à s’exprimer aussi directement au téléphone. La possibilité qui s’offre ainsi à elle d’échanger presque quotidiennement avec les siens lui donne tout du moins l’impression de vivre à leurs côtés. Les salons en ligne peuvent aussi rapprocher ceux qui vivent ensemble au domicile familial par l’expression de leurs sentiments, car on oublie trop souvent dans ce cas de se dire des mots aussi élémentaires que « merci » ou « pardon », qui sont pourtant monnaie courante entre collègues et inconnus. La formulation de ces marques de considération prend alors la forme d’émoticônes variées et expressives. Selon une étude intitulée Qualité de vie qu’a rendue publique l’OCDE en 2015, les parents coréens ne passeraient pas plus de 48 minutes par jour en compagnie de leurs enfants, soit trois fois
moins que la durée moyenne de 151 minutes enregistrée dans les pays membres de l’OCDE, ce qui place la Corée très loin derrière eux. En conséquence, on ne peut que se réjouir de la plus grande proximité que créent les salons en ligne au sein des familles qui ne disposent pas d’autres moyens pour pouvoir dialoguer à tout moment. En juin dernier, le ministère de la Parité et de la Famille a mené une enquête auprès de 1 000 parents d’élèves et 635 enfants des classes de la quatrième à la sixième année du cours primaire dans les cinq premières villes du pays. Cette étude avait pour but de savoir quelle idée se faisaient les personnes des deux groupes de « parents aimants » et, aux yeux des enfants, il s’est avéré que c’étaient « ceux avec qui on pouvait parler ». Par la possibilité qu’ils offrent de rester à l’écoute des enfants et d’avoir connaissance de tout ce qui leur arrive, les salons en ligne permettent à leurs parents de se rapprocher de cette définition idéale des « parents aimants ».
les dérives d’une connexion permanente Dans le monde du travail, la question se pose de l’opportunité de communiquer par les salons de discussion en ligne. À ce propos, une personne travaillant au service marketing d’une société située à Séoul déclarait s’être sentie victime de harcèlement à cause des messages que son supérieur lui envoyait sans cesse, y compris en dehors des heures de travail. Au retour d’un dîner d’affaires, il s’est ainsi vu intimer l’ordre de faire un compte rendu de la soirée en signalant tout problème éventuel et en indiquant la date de la prochaine réunion. La journée de travail a beau être terminée depuis longtemps, les salons en ligne n’en restent pas moins ouverts 24 heures sur 24, d’où l’impossibilité d’omettre de répondre à son responsable sous peine de se rendre coupable de négligence. Dans le cadre du travail, ce mode de communication tiendrait donc plus d’une prison que d’un salon pour les utilisateurs. En effet, ceux-ci n’ont pas la liberté d’interrompre le dialogue à leur guise, de crainte que de précieuses informations leur échappent dès qu’ils ne sont plus connectés, d’autant qu’ils ne disposent pas d’autres moyens de suivre régulièrement le déroulement des activités. Pour échapper au stress, celui qui s’en plaignait a opté pour un pis-aller dont il s’est néanmoins accommodé et qui a consisté tout bonnement à désactiver le son de ses notifications de messages. « Il y en a tellement qui n’exigent pas vraiment de réponse immédiate. Que je vérifie ce que je reçois toutes les heures ou toutes les deux heures, cela ne change rien à l’affaire et ne pose pas de problème. Au contraire, depuis que j’ai éteint les sonneries, je ne m’en trouve que mieux en dehors du travail et dans l’entreprise, où je travaille même mieux,». Après avoir lu un article sur les risques que présentent les
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salons en ligne dans les rapports hiérarchiques, en termes de stress du personnel et de baisse de la productivité, l’un des cadres supérieurs d’une autre société a renoncé à s’en servir pour prendre contact avec ses subalternes hors des heures de bureau. Aussi anodin soit-il, le moindre message reçu dans ces circonstances peut en effet s’interpréter comme une volonté de poursuite du travail dès qu’il émane d’un supérieur hiérarchique. Le cadre en question affirmait ainsi : « Je n’ai pas eu à réfléchir bien longtemps pour me décider. Il est clair qu’un responsable a tout intérêt à essayer de comprendre le ressenti de ses collaborateurs et à ne pas empiéter sur leur vie privée quand la journée de travail prend fin. »
la formule magique d’une communication instantanée Le terme « émoticône » est un mot composé formé par l’association des vocables « émotion » et « icône ». Il désigne une fonction de communication numérique qui permet à l’auteur d’un message textuel de représenter ses sentiments par un symbole graphique. Les premières émoticônes ne servaient qu’à représenter sommairement les expressions du visage au moyen des touches alphanumériques du clavier. Depuis, la transmission de données sur les mobiles a fait son apparition et accompli des progrès considérables, notamment dans le domaine de la messagerie, substituant dès lors des pictogrammes complexes aux simples signes typographiques pour exprimer toute la gamme des émotions qui peuvent survenir en un jour, qu’il s’agisse de joie, de peine, de colère, de surprise, d’amusement ou d’amour, pour n’en citer que quelques-unes. 62 KoreAnA Hiver 2016
Pour ma part, j’ai découvert ces symboles par le double lambda (^^) rappelant les yeux fermés d’une personne souriante. Un jour de 1999 que je m’étais connecté à un salon en ligne, l’un de mes interlocuteurs l’avait tapé à côté du mot « salut » et il m’a bien fallu demander ce qu’il entendait par là. Étant donné l’usage croissant des téléphones portables sur les réseaux de communication, la gamme des émoticônes s’élargit et s’enrichit de nouvelles couleurs. S’il est souhaitable de mettre fin à une conversation pour une raison ou une autre, sans pour autant froisser son interlocuteur, l’ajout du fameux ^^ s’avérera judicieux au lieu de la simple phrase « Excuse-moi, mais il faut que je te quitte ». Pour faire part d’un sentiment de tristesse, les Coréens font appel à une suite de voyelles de leur alphabet telle que ㅠㅠ, ㅜ ㅜ ou ㅜㅡ représentant des larmes. Ainsi, les émoticônes constituent un petit univers en constante évolution. Sur le smartphone désormais omniprésent, ils se transforment en véritables dessins animés qui permettent aux usagers de représenter toute la palette de leurs sentiments et chacune des situations où ils se trouvent en leur conférant plus d’expressivité grâce aux images mobiles. Aujourd’hui, les émoticônes sont si prisées des Coréens qu’elles sont commercialisées en tant que telles. Leur vente et celle des articles correspondants connaissent une véritable explosion sur le site de Kakaotalk, cette application coréenne de messagerie mobile multiplateforme téléchargeable gratuitement sur smartphone. Dans l’un des arrondissements du sud de Séoul, Gangnam-gu, une boutique assure leur distribution, y compris celle du produit
les premières émoticônes ne servaient qu’à représenter sommairement les expressions du visage au moyen des touches alphanumériques du clavier. depuis, la transmission de données sur les mobiles a fait son apparition et accompli des progrès considérables, notamment dans le domaine de la messagerie, substituant dès lors des pictogrammes complexes aux simples signes typographiques pour exprimer toute la gamme des émotions qui peuvent survenir en un jour, qu’il s’agisse de joie, de peine, de colère, de surprise, d’amusement ou d’amour, pour n’en citer que quelques-unes.
phare Kakao Friends dont le personnage Ryan est particulièrement apprécié de la clientèle féminine. En témoignent les nombreuses acheteuses qui font la queue pour faire l’acquisition de tel ou tel article, au point que des gardiens doivent se tenir pour écouler ce flot et éviter l’engorgement. L’affluence supérieure à 3000 personnes constatée lors de l’ouverture, le 2 juillet dernier, révèle un intérêt certain pour ce type d’articles et dans le mois qui a suivi, la fréquentation du magasin a atteint près de 450 000 clients. Une entreprise concurrente appelée Line Friends a quant à elle ouvert vingt-deux boutiques dans onze pays différents, dont la Chine, le Japon, Taïwan et Hongkong. Interrogée sur la part de son chiffre d’affaires qui correspondait dernièrement aux ventes d’émoticônes, la société Kakao Talk a estimé qu’il était difficile d’en indiquer le montant précis. En revanche, les données qu’elle a communiquées en novembre 2015, à l’occasion du quatrième anniversaire de sa création, ont permis de constater que la quantité d’articles vendus était passée successivement de 2,8 millions en 2012 à 5 millions en 2013 et à 7,2 millions en 2014 pour atteindre plus de 10 millions en 2015. Les achats d’émoticônes par les usagers de Kakao Talk dépassent par leur ampleur tout ce que l’on pourrait imaginer, puisque, des 400 millions par mois auxquels ils s’élevaient en 2012, ils sont montés à 1,2 milliard en 2013, 1,8 milliard en 2014 et plus de 2 milliards en 2015. Au cours de cette seule année, ce sont 67 millions d’émoticônes qui se sont échangées chaque jour. Ces derniers temps, il en apparaît constamment de nouvelles dans les salons en ligne. Le prix d’une série complète de ces
articles ne dépassant pas quelques euros, les consommateurs sont tentés de se procurer les dernières nouveautés, en particulier les plus jeunes d’entre eux, qui délestent le portefeuille de leurs parents à l’aune de leur enthousiasme. Il y a pourtant moyen de faire preuve de plus de discernement, par exemple en profitant des offres promotionnelles que proposent les applications de bavardage en ligne, comme un ami m’a vivement conseillé de le faire. Il m’a demandé de lui céder les points que j’avais engrangés jusque-là, en soulignant que j’avais la possibilité de le faire en plusieurs fois. Désireux de ne pas le décevoir, je lui ai donc fait parvenir mes points et il a pu ainsi acquérir de nouvelles émoticônes. Pour autant, les Coréens ne se laissent pas tous influencer par cette mode et en ce qui me concerne, je n’ai jamais fait d’achat dans ce domaine, trouvant que ce dont je dispose gratuitement sur mon téléphone portable suffit amplement à exprimer ce que je souhaite. Il m’arrive quand même d’avoir un peu honte de ce répertoire assez limité qui m’incite à utiliser une même émoticône à la place de mots différents que, je n’ai pas le courage de saisir intégralement et me donne l’impression de manquer de sincérité. Un jour que je participais à un groupe de discussion un peu à contrecoeur, j’ai rédigé entièrement mes messages à l’aide de ces symboles, d’où cette remarque de l’un de mes interlocuteurs : « J’ai bien l’impression que Dong-hwan n’a pas envie de parler avec nous », à laquelle je répondrai peut-être un peu tardivement : « C’est vrai. De toute façon, je ne suis pas très ami avec vous ».
Arts et culture de corée 63
aperçu de la littérature coréenne
critique
LA PAIX PAIX ET ET L’AMOUR L’AMOUR LA ÉVOQUÉS PAR PAR UNE UNE FICTION FICTION ÉVOQUÉS LA DIMENSION DIMENSION MAGIQUE MAGIQUE ÀÀ LA choi jae-bong Journaliste au Hankyoreh
c’
est la nouvelle Le magicien de la rue, parue en 2012, qui vaut à Kim Jong-ok de se faire un nom en remportant le grand prix du Concours littéraire du Nouvel An organisé par le quotidien Munhwa Ilbo. Pour cette même œuvre, un an plus tard, il se verra également décerner le Prix du jeune écrivain par la maison d’édition Munhak Dogne [Communauté littéraire]. Cette distinction récompense la meilleure nouvelle ou le meilleur roman court édités dans le courant de l’année précédente par un écrivain possédant une expérience de moins de dix ans. Il a donc vocation à consacrer les œuvres des débuts de nouveaux auteurs qui peuvent ainsi accéder à la notoriété à l’égal de leurs confrères plus expérimentés. Ces productions doivent, pour ce faire, posséder des qualités littéraires certaines. Le magicien de la rue aborde le thème du harcèlement scolaire et de l’exclusion tels qu’en témoigne une lycéenne nommée Heesu en décrivant les circonstances du décès de l’un de ses camarades de classe, Namwoo, qui s’est défenestré. Elle retrace le déroulement de cette tragédie à une avocate qui a justement pour amie la mère de Taeyoung, ce jeune garçon soupçonné d’incitation au suicide par les tourments qu’il a infligés à Namwoo. Ce récit la conduit à se remémorer ces faits et les derniers jours de Namwoo. Pour traiter de la question du harcèlement scolaire pouvant aller jusqu’à la mort de ceux qui le subissent, le texte aurait pu exposer de manière plus directe la dichotomie entre bourreaux et victimes, c’est-à-dire le bien et le mal dans un contexte donné, mais il suit une démarche plus inattendue. En se plaçant du point de vue d’un tiers, en l’occurrence Heesu, plutôt que dans l’optique du coupable 64 KoreAnA Hiver 2016
ou de la victime, l’auteur s’abstient de porter un jugement, gardant ainsi ses distances et son libre-arbitre pour envisager les événements avec objectivité et en toute connaissance de cause. Toutefois, on ne saurait y voir une volonté injustifiable de rationaliser les faits pour assister en simple spectateur à leur enchaînement tragique conduisant à la mort d’un jeune garçon vulnérable. Lorsque Heesu, évoquant la chute de Namwoo, parle d’« une sorte de magie » qui s’est opérée à ce moment-là et se souvient que « la paix régnait dans le monde » où « tout lui avait alors paru cruellement beau », il ne s’agit pas de l’expression d’une indifférence inhumaine ou d’un manque de sensibilité immoral. Les mots « Ce devait être parce que Namwoo était tombé à leur place » laissent deviner que Heesu voit en Namwoo un bouc émissaire, voire une sorte de figure rédemptrice. L’auteur lui-même souscrit-il à cette vision ? Plusieurs interprétations sont possibles quant à la concordance de ce point de vue avec celui de Heesu, qui est à la fois narratrice et personnage central du récit. « Il n’avait pas d’amis, c’est tout », « Namwoo n’était pas mis en quarantaine » : par ces mots, Heesu cherche en fait à se dédouaner de ce qui est arrivé à Namwoo et tente d’idéaliser les événements de cette tragédie. Pourtant, de tous ses acteurs, c’était manifestement elle qui comprenait le mieux Namwoo. À cet égard, elle peut être jugée fautive de n’avoir pas fait état plus ouvertement de son empathie et de son amitié envers lui, sans pour autant la considérer coupable de non-assistance à personne en danger ou de complicité d’homicide involontaire. Quant à ce « magicien de la rue » qui donne son titre à la nou-
« Dans tout fait qui se produit, existe-t-il ou non une dimension magique ? La certitude de n’avoir aucune emprise sur le présent parce qu’il est bien réel, et donc non modifiable, pourrait-elle résulter d’une mystification ? »
velle, il s’agit de celui que Namwoo a vu faire des tours de prestidigitation et qui est apparu à ce dernier capable de réaliser l’impossible. Après avoir rapporté à Heesu toutes les prouesses auxquelles il a assisté, Namwoo ajoute : « Je vais faire des tours, moi aussi » et le dénouement révélera au lecteur ce dont il voulait parler. En guise d’épilogue, se produit la rencontre de Heesu et du magicien, qui ne fait que lui confirmer à quel point le nom de Namwoo reste présent en elle, ainsi que les tendres souvenirs qu’elle a de lui. Cette ultime scène laisse toutefois planer le doute sur la réalité de cette entrevue qui pourrait tout aussi bien n’être que le fruit de son imagination. Si Heesu, comme il a été dit plus haut, n’a été ni actrice ni spectatrice du destin qu’a connu Namwoo, elle représente à l’évidence l’interposition de certaines règles morales. Pendant sa discussion avec l’avocate, elle déclare : « En tout cas, on devait pouvoir faire
quelque chose. Trouver […] un monde merveilleux, sans haine. » […] « Je crois vraiment que quelqu’un ou quelque chose, les forces du bien peut-être, pourraient créer et préserver un tel lieu. » La jeune lycéenne jusque-là pleine d’espoirs candides nourris par son imagination va prononcer ces phrases d’une étonnante profondeur philosophique : « On ne voit pas le bien si on n’a pas vu le mal soi-même. On ne le voit pas sans le mal ». Plutôt que d’accabler Taeyoung, elle livre une analyse des causes réelles des faits, à savoir que le harcèlement collectif est foncièrement issu du mal et ne relève pas d’un individu donné. Elle en conclut que le seul moyen de faire régner le bien est de s’attaquer d’une manière ou d’une autre à la racine du mal. Ce raisonnement d’une maturité peu commune chez une jeune fille, ainsi que ses pleurs sincères à la fin du récit, finissent par réhabiliter ce personnage par la valeur dont il fait preuve. Dans un petit texte qu’il rédigea suite à l’attribution du Prix du jeune écrivain pour cette œuvre, Kim Jong-ok s’exprima en ces termes : « Je pense que nous avons vraiment besoin de magie. Pour instaurer plus de paix dans le monde, plus d’amour entre les gens et de gentillesse dans les relations ». Cette magie qu’a créée Namwoo sous les yeux de Heesu ne serait-elle pas celle qu’a voulu produire Kim Jong-ok au moyen de cette nouvelle ? Cette dimension d’émerveillement et de magie que renferme pour lui le genre de la fiction est d’ailleurs présente non seulement dans cette œuvre, mais aussi dans toutes celles du recueil intitulé Gwacheon, ce que nous n’avons pas fait paru en 2015. Arts et culture de corée 65
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Afrique et Amérique du Sud 4
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* Anciens numéros disponibles avec surtaxe aérienne 1 Asie de l’Est (Japon, Chine, Hongkong, Macao, Taïwan) 2 Asie du Sud-Est (Cambodge, Laos, Myanmar, Thaïlande, Vietnam, Philippines, Malaisie, Timor Oriental, Indonésie, Brunei et Singapour) et Mongolie 3 Europe (dont Russie et CEI), Moyen-Orient, Amérique du Nord, Océanie et Asie du Sud (Afghanistan, Bangladesh, Bhoutan, Inde, Maldives, Népal, Pakistan et Sri Lanka) 4 Afrique, Amérique latine et du Sud (dont Antilles) et îles du Pacifique Sud
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réactions des lecteurs 80 KoreAnA Hiver 2016
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koreana@kf.or.kr Arts et culture de corĂŠe 81
autumN 2016
KoreAn Culture & Arts
speCiAl FeAture
dMZ
the Forbidden land Glimpsed through Barbed Wire Fences
DMZ, Where Dreams of Unification Bloom; Peace of Mind Relished on the DMZ Forest Trail; The Uncertain Serenity of the DMZ Ecosystem; Gyodong: A Lonely Island Across from North Korea; Real DMZ Project: Art Casts New Light on Cold War Legacy
DmZ
koreana@kf.or.kr
vol. 30 No. 3
ISSN 1016-0744
Arts et culture de corée 81