ÉtÉ 2016
Arts et Culture de Corée
rubrique spéCiAle
Aux îles de sinAn
Le précieux legs de paysages et ressources à préserver ; À la découverte de la « Montagne noire » ; Les marais salants de Sinan
Aux îles de Sinan, l’homme communie avec une nature intacte
vol. 17 N° 2
ISSN 1225-9101
imAge de CorĂŠe
Un laboratoire des nouveaux modes de vie à l’activité incessante Kim Hwa-young Critique littéraire et membre de l’Académie coréenne des arts
l’
actuel centre historique de Séoul correspond à la ville que prit pour capitale le royaume cinq fois centenaire de Joseon à la fin du XIve siècle et qu’il pourvut d’un mur d’enceinte dont Dongdaemun était l’une des grandes portes. Sur les routes qui y convergeaient de tous les coins du pays, gens et marchandises arrivaient en grand nombre. Dès la fin du XIXe siècle et pendant plusieurs décennies, Dongdaemun fut la station terminus de toutes les lignes de tramway de la ville, de sorte que le marché qui avait ouvert non loin de là s’étendit considérablement. Cet essor allait en faire l’un des plus importants de Séoul aux côtés de celui de Namdaemun, c’est-à-dire de la Porte du Sud dont il est voisin. À cela s’est ajoutée, à la fin du siècle dernier, une véritable ville de la mode dont le centre se situe près de la station de métro rebaptisée depuis du nom du parc historique et culturel créé à Dongdaemun. Du soussol au dernier étage de ses grands immeubles et tout au long des rues, s’alignent les boutiques débordant de vêtements, chaussures, chapeaux, tissus et accessoires en tout genre. À proximité de la porte de Dongdaemun, se trouvait auparavant un grand stade de baseball. Construit en 1925, il a doté la Corée de sa première arène sportive de style occidental et en quatre-vingts ans d’existence, il a accueilli d’innombrables équipes et un public nombreux dont les cris et encouragements résonnaient depuis les tribunes. Avec la création de fortifications, de marchés, de routes, d’installations sportives et d’une station de métro, l’est de Séoul a donc vu se succéder au fil des siècles des réalisations urbanistiques de grande envergure qui en font un centre grouillant d’activité au cœur de la ville. Dans le cadre d’une vaste opération d’urbanisme, le stade de Dongdaemun a été démoli en 2007 et, à sa place, a vu le jour la Dongdaemun Design Plaza (DDP), qui constitue désormais l’un des repères incontournables de la capitale. Jouxtant les vestiges archéologiques de la cité de jadis, cette construction futuriste est flanquée de tours abritant une multitude de boutiques de mode qui font de ce vieux quartier un endroit branché très prisé des jeunes. Par son architecture originale aux courbes et plans asymétriques, cette impressionnante œuvre architecturale témoigne de l’inventivité de sa créatrice irakienne Zaha Hadid, qui a su allier les symboles de l’orient et de l’occident pour redessiner le paysage urbain de façon spectaculaire. Aujourd’hui, la fréquentation des lieux dépasse un million de personnes par jour. Dans le ventre de cette énorme baleine, l’espace est aménagé pour permettre une circulation en tous sens, à l’intérieur comme à l’extérieur, au-dessus ou au-dessous, comme dans un labyrinthe où s’écoulerait l’eau et soufflerait le vent. Toutes les composantes du mode de vie contemporain y défilent et sont en permanence expérimentées. À quel avenir une telle somme de liberté, d’échanges et de rencontres peut-elle bien destiner le pays ?
lettre de la rédactrice en chef
Cap sur les îles de sinan Au sud-ouest de la péninsule coréenne, les eaux du large sont semées d’un grand nombre d’îles qui composent le canton de Sinan. la plus lointaine, puisque distante de 140 kilomètres du port de Mokpo, Gageodo se situe même aux confins du territoire national. Seules soixante-douze des 1004 de l’archipel sont habitées et en décembre 2015, leur population s’élevait à 43 294 personnes. Ces joyaux des mers du sud n’ont révélé leurs merveilles que voilà peu, mais leur fréquentation en hausse témoigne déjà de leur succès auprès des touristes. leurs attraits sont également reconnus au plan international, puisque l’UNESCo a inscrit l’ensemble du canton sur sa liste des réserves de biosphère et que ses marais côtiers sont classés parmi les importants sites du monde en vertu de la Convention internationale de Ramsar sur les zones humides, outre que le mode de vie des insulaires en fait la première « ville lente » d’Asie. Chaque année, l’île de Jeungdo accueille ainsi un million de visiteurs curieux de découvrir le plus grand marais salant de Corée. Si l’archipel possède un milieu naturel aussi remarquablement préservé, c’est en raison de facteurs socio-politiques qui l’ont tenu à l’écart de l’industrialisation et de la croissance économique rapides dont a bénéficié le pays pendant la seconde moitié du XXe siècle. À une époque très antérieure, il joua pourtant le rôle de plaque tournante du commerce maritime en Extrême-orient, mais la colonisation le réduisit par la suite à un axe stratégique de l’exploitation du pays. les îles eurent à subir plusieurs évacuations et pour certaines, servirent de terre d’exil. Malgré les tragédies du passé, le destin a voulu que ces lieux connaissent une nouvelle vie grâce à leur beauté. la vue des falaises escarpées, quelques mots échangés avec un marchand de poisson, un séjour reposant sur l’une des cinq cents plages ou une séance de relaxation sur le lit de sel d’un sauna seront autant d’instants agréables dont le visiteur gardera le souvenir. le présent numéro met donc le cap sur les îles de Sinan pour faire découvrir ces charmes naturels que toute une population s’attache à transmettre aux générations futures. Choi jung-wha Rédactrice en chef
éditeur direCteur de lA rédACtion rédACtriCe en Chef réviseur Comité de rédACtion
trAduCtion direCteur photogrAphique rédACteurs en Chef Adjoints
direCteur Artistique designers
ConCeption et mise en pAge
lee Si-hyung Yoon Keum-jin Choi Jung-wha Suzanne Salinas Bae Bien-u Charles la Shure Choi Young-in Han Kyung-koo Kim Hwa-young Kim Young-na Koh Mi-seok Song Hye-jin Song Young-man Werner Sasse Kim Jeong-yeon Kim Sam lim Sun-kun Noh Yoon-young Park Sin-hye lee Young-bok Kim Ji-hyun Kim Nam-hyung Yeob lan-kyeong
Kim’s Communication Associates 44 Yanghwa-ro 7-gil, Mapo-gu Seoul 04035, Korea www.gegd.co.kr Tel: 82-2-335-4741 Fax: 82-2-335-4743
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Arts et Culture de Corée Été 2016
retour à la maison Chung Young-nam, 2008, Collage de matières sur papier de riz, 70 x 70 cm. Bateau rentrant au port à la tombée de la nuit. le mont Seonwang qui apparaît sur ce croquis se trouve à Bigeumdo, l’une des îles du canton de Sinan situé dans la province du Jeolla du Sud.
Publication trimestrielle de la fondation de Corée 2558 Nambusunhwan-ro, Seocho-gu Séoul 06750, Corée du Sud http://www.koreana.or.kr
imprimé en été 2016 Samsung Moonwha Printing Co. 10 Achasan-ro 11-gil, Seongdong-gu, Seoul 04796, Korea Tel: 82-2-468-0361/5 © Fondation de Corée 2016 Tous droits réservés.Toute reproduction intégrale ou partielle, faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de la Fondation de Corée, est illicite. les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction de Koreana ou de la Fondation de Corée. Koreana , revue trimestrielle enregistrée auprès du ministère de la Culture et du Tourisme (Autorisation n°Ba-1033 du 8 août 1987), est aussi publiée en chinois, anglais, espagnol, arabe, russe, japonais, allemand et indonésien.
DossieRs
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Quand l’homme affronte la machine au jeu de go Cho Hwan-gue
eNtRetieN
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Lee Joon-ik, un cinéaste féru d’histoire qui transmet sa passion dans ses films Darcy Paquet
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escapaDe
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Mokpo, une ville au quotidien plein de poésie Gwak Jae-gu
uN jouR comme les autRes
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Kim Won-gyo, une professeure d’art à la vie simple, mais bien remplie Kim Seo-ryung
rubrique spéCiAle
moDe De vie
Aux îles de Sinan, l’homme communie avec une nature intacte RubRique spÉciale 1
Le jeonse, atout ou handicap pour l’immobilier coréen ? Kim Bang-hee
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Le précieux legs de paysages et ressources à préserver lee Heon-jong
RubRique spÉciale 2
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Les mu , des légumes toujours de saison Kim Jin-young
lee Chang-guy
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Les marais salants de Sinan Kim Young-ock
RubRique spÉciale 4
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Souvenirs de Bigeumdo Hwang Hieon-san
RubRique spÉciale 5
Un bateau et ses trésors enfouis dans la boue des fonds marins depuis plus de six siècles lee Kwang-pyo
apeRçu De la littÉRatuRe coRÉeNNe
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À la découverte de la « Montagne noire »
RubRique spÉciale 3
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Une situation tragiquement banale traitée sur le mode de la dérision
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Choi Jae-bong
Tout le monde aime les Girls’ Generation lee Young-hoon
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rubrique spéCiAle 1 Aux îles de Sinan, l’homme communie avec une nature intacte
le préCieux legs de pAysAges et ressourCes à préserver un millier d’îles et autant de couleurs. éparses dans les eaux qui baignent le littoral sud-ouest de la Corée, les îles du canton de sinan sont riches de leurs ressources et des beautés de leur paysage, mais aussi d’une culture spécifique plusieurs fois millénaire, qui sont autant de biens inestimables à transmettre aux générations futures. 4 KoreaNa Été 2016
lee Heon-jong Professeur d’archéologie à l’Université de Mokpo bae bien-u Photographe
Falaises herbues d’une centaine de mètres de hauteur, sur la presqu’île de Seomdeung, à Gageodo. En parcourant cet escarpement jusqu’au bout, on parvient à la pointe sudouest de la péninsule coréenne.
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ne île évoque à l’esprit du voyageur des paysages exotiques, des horizons infinis, le sentiment d’échapper au quotidien et la certitude de pouvoir légitimement cesser toute activité le temps d’un séjour. Dans sa quête d’évasion, il sort d’une réalité caractérisée par la continuité et l’homogénéité temporelles pour entrer dans une autre qui s’inscrit dans une durée discontinue obéissant aux lois de la nature. Autant d’impressions qu’il éprouvera avec particulièrement d’intensité s’il part à la découverte du canton de Sinan, que ce soit lors de son passage du continent à une des îles ou de l’une à l’autre. En embarquant pour ces destinations, il s’apprête à voir se dérouler devant lui des vies d’insulaires aux histoires innombrables.
les îles côtières Jido a été la première des îles de Sinan à être reliée au continent, outre qu’elle l’est maintenant aussi, par des ponts, à celles de Jeungdo et Saokdo, de sorte que toutes trois sont accessibles par la route. les nombreuses espèces halophytes qui croissent dans les marais côtiers de Jeungdo, aujourd’hui classés parmi les importants sites du monde en vertu de la Convention internationale de Ramsar sur les zone humides, colorent le paysage de leur teintes vives et changeantes au fil des saisons. les épaves qui parsèment les eaux de Sinan, encore dans un bon état de conservation grâce à la boue présente à peu de profondeur, témoignent de la place stratégique que ces îles occupèrent dans le commerce maritime dès les temps anciens. les marais salants de Taepyung mis en valeur sur des bancs de boue et un ancien entrepôt de sel en pierre, qui abrite aujourd’hui le Musée du sel, ont quant à eux été classés au Patrimoine culturel moderne par les pouvoirs publics. les histoires faites des joies et peines des paludiers ajoutent à la valeur historique des lieux. À une demi-heure de bateau à peine de l’embarcadère de Jeomam situé à l’extrémité occidentale de Jido, se trouve celui de Jilli sur l’île d’Imjado, qui est en son genre la plus septentrionale du canton de Sinan. large de trois cents mètres, la grève de sable blanc de Daegwang s’étend sur douze kilomètres que l’on peut parcourir au gré d’une promenade de trois ou quatre heures. C’est la plus longue du pays, ce qui vaut à l’île entière d’être appelée communément Moraeseom, à savoir « plage de sable ». Côté terre, les rivages cèdent la place aux marais côtiers grouillants de vie aquatique. Parmi leurs innombrables hôtes, pullulent de minuscules crabes et des espèces en tout genre dont l’incessante agitation nocturne laisse au matin de petits tas de sable qui dessinent des motifs sur le littoral doré. les vagues qui déferlent les effacent, indifférentes, avant de se retirer. les petits artistes, eux, n’ont pas de temps à perdre et ils poursuivent inlassablement leur travail pour que leurs œuvres ornent à nouveau les rives le lendemain. Quand vient le mois d’avril, la plage de Dae1 Au sommet du pic de Sangsan situé à Uido, il suffit de gwang accueille une manifestation pittoresque. se tourner vers Mokpo pour la fête de la tulipe, qui est en son genre la plus embrasser du regard tout importante du pays, vient embellir les lieux d’un l’archipel de Sinan et ses myriades d’îles. parc d’une superficie de 120 000 m² dont 68 000 2 Sur les hauteurs de Jangdo, sont réservés aux tulipes et 52 000 consacrés aux s’étend un marais côtier au pins. Cette réalisation fournit une bonne illustrarelief montagneux très caractéristique qui figure sur tion d’un projet bien pensé permettant la créala liste des zones humides tion de ressources au niveau local. Sa mise en d’importance internationale œuvre a reçu l’aval des collectivités locales suite de la Convention de Ramsar. 6 KoreaNa Été 2016
à une initiative de chercheurs en sciences horticoles de l’Université de Mokpo qui avançaient que les sables fertiles, l’ensoleillement abondant et la brise d’Imjado seraient propices à la culture des tulipes. Si l’île est célèbre auprès de tous ceux qui souhaitent échapper un moment au rythme trépidant de la vie moderne pour son cadre exceptionnel intégrant avec harmonie de telles créations au milieu naturel, fort peu d’entre eux savent qu’il est le fruit du travail humain. l’île fut longtemps pour moitié submergée, mais au cours du temps, sa population édifia des digues pour arrêter les flots et les habitants des autres îles ayant fait de même, elles n’en formèrent plus qu’une. Dans le nord de l’île, la ville de Jeonjangpo est réputée pour ses saeu-jeot , des crevettes saumurées qui surpassent celles des autres régions par leur saveur et leur qualité. la saison de la pêche à la crevette se situe en juin, au calendrier lunaire, car ce crustacé atteint alors sa taille maximale. la mise en saumure a lieu à bord et de retour sur la terre ferme, les pêcheurs entreposent les cruches pleines dans des caves situées au pied du mont Solgae auquel s’adosse le village, non loin des quais. S’ensuit alors une longue période de fermentation conformément à une pratique ancestrale et spécifique de cette région. Tout ce savoir-faire fondé sur l’intuition, mais aussi précis que les instructions d’un manuel, a permis de conserver à cette spécialité locale la qualité qui fait sa réputation. Aboutissement d’une longue tradition, les crevettes saumurées de Jeonjangpo participent d’un mode d’alimentation lent. la construction d’un pont reliant Jido à Imjado est prévue à l’horizon 2020.
l’ « archipel du diamant », paradis des oiseaux migrateurs le groupe d’îles qui s’étend au centre du canton de Sinan est appelé l’ « archipel du Diamant » en raison de sa forme. Parmi les plus connues d’entre elles, se trouve, au coin et à gauche de ce diamant, celle de Bigeumdo dont est originaire lee Se-dol, le maître du baduk , c’est-à-dire le jeu de go en coréen, ce joueur s’étant fait connaître du monde entier en disputant dernièrement un tournoi sans précédent contre le logiciel d’intelligence artificielle AlphaGo. En poussant à une dizaine de kilomètres au sudouest, on parvient à Chilbaldo, qui est surmontée d’un phare et offre une célèbre halte aux oiseaux migrateurs. le voyageur qui s’en approche au petit matin la distingue sous un voile de brume, comme en suspension dans l’air. Il faut y accoster avec prudence et amar-
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Le riche et complexe écosystème des marais qui bordent le littoral jusqu’à l’« archipel du Diamant » abrite des espèces aquatiques d’une grande variété dont se nourrissent les oiseaux migrateurs.
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rer son bateau au plus près de la falaise avant de s’aventurer à débarquer sur ses rochers accidentés. Classée Monument naturel, cette île inhabitée constitue l’habitat de prédilection d’oiseaux migrateurs tels que le pétrel-tempête, le puffin du Pacifique et le martinet, qui s’y arrêtent l’hiver pour la reproduction. Elle est particulièrement connue pour la première de ces espèces, dont elle abrite 80 % de la population mondiale. Importante étape des trajets migratoires qui relient l’Asie de l’Est à d’Australie et la Sibérie à l’Asie du Sud-Est, l’île de Chilbaldo est aussi un haut lieu de la protection de la diversité ornithologique. les îles voisines de Hongdo et Heuksando accueillent la même proportion de tous les migrateurs qui survolent la Corée et près de 300 000 spécimens de 271 espèces différentes sont recensés annuellement dans le canton de Sinan. les oiseaux sont surtout attirés vers ses îles par les marais côtiers qui y sont particulièrement vastes, puisqu’ils figurent parmi les premiers au monde aux côtés de ceux de la Mer des Wadden baignant les Pays-bas, l’Allemagne et le Danemark, des côtes américaines de Géorgie, de l’estuaire de l’Amazone et du littoral oriental canadien, outre qu’ils sont les plus étendus de Corée. le millier d’îles qui émaille les eaux du canton offre un paysage changeant au rythme du flux et du reflux qui tantôt les laissent émerger, tantôt révèlent le magnifique spectacle des marais côtiers sillonnés par le lacis des canaux et cours d’eau. Dans leur écosystème riche et complexe, ces immenses espaces naturels qui s’étendent jusqu’à l’archipel du Diamant abritent une multitude d’espèces aquatiques dont se nourrissent les oiseaux migrateurs. À l’île de Dochodo, succède au sud-ouest celle d’Uigundo qui, vue de loin, paraît se composer d’un empilement de rochers aux dimensions variées. Ses lieux les plus connus sont le mont Dori, particulièrement réputé pour sa beauté lorsqu’il se couvre de magnolias argentés et de camélias, ainsi que pour ses plages et dunes de sable doré qui semblent former un désert au bord de la mer. la masse de sable y étant cependant en grande diminution, les dunes ne sont qu’en partie accessibles au public, et ce, jusqu’en 2020. Sur l’un de ses côtés, l’île est bordée de collines rocheuses où se forment, par temps de pluie, de petites cascades qui donnent naissance à de nombreux ruisseaux. Tout en parcourant les quatre kilomètres qui séparent les deux extrémités de l’île, on aura l’occasion d’apprécier l’atmosphère sereine et conviviale qui règne dans les ruelles tortueuses de ses villages aux murets de pierre usés par le temps et verdis par la mousse. le Nouveau pont du millénaire, qui doit être ouvert à la circulation dans deux ans permettra, de se rendre par la route d’Aphaedo, la sous-préfecture du canton de Sinan par ailleurs déjà reliée au continent, à Amtaedo située dans le nord de l’archipel du Diamant. En réunissant les deux îles au continent, cet ouvrage comblera les vœux que forment depuis longtemps leurs habitants de disposer d’un mode de vie plus simple et d’un plus grand accès à la culture. En revanche, le développement qu’entraînera sa réalisation ne sera pas sans poser de nouveaux problèmes, l’obstacle de la mer étant le meilleur garant de la conservation des particularités insulaires.
les îles du large En quittant le port de passagers de Mokpo, les bateaux passent au large de Bigeumdo et Dochodo et, après avoir doublé les petites îles de Sinan, ils font enfin route vers la haute mer qui s’étend à perte de vue. Ceux qui effectuent leur premier voyage pourront ressentir un peu d’inquiétude en voyant s’éloigner 8 KoreaNa Été 2016
Sur l’île d’Uido, les dunes de sable du village de Donmok composent un paysage qui change d’un jour à l’autre au gré du vent et de la pluie. Un vieux dicton affirmait que jusqu’à leur mariage, les filles de là-bas mangeaient quantité de sable à cause du vent.
Imjado
Canton de sinan Séoul
Saokdo 350km
Seondo
Jeungdo Byeongpungdo
Mokpo
Goido
Maehwado
Jaeundo
Aphaedo Amtaedo Palgeumdo
Bigeumdo
Anjwado
Hongdo Heuksando
Dochodo Uido
Jangsando Sangtaedo
Gageodo Gasado
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ces côtes qui semblaient leur fournir un rempart contre le vent et les vagues. Qu’ils soient sans crainte, car le puissant ferry-boat poursuivra imperturbablement son chemin, comme il le fait depuis toujours. les îles de Heuksando, Hongdo, Gageodo, Daemuldo, Jangdo et Manjaedo qui parsèment les eaux du large sont regroupées sous l’appellation de Heuksan. Celle de Hongdo est aussi connue sous le nom de Perle de Sinan en raison des beautés de son paysage dont l’aspect varie non seulement au gré des saisons, mais parfois aussi d’un jour à l’autre. À Geogado, souffle un certain esprit mystique et, par gros temps, la pluie, le vent et les vagues donneront peut-être au visiteur l’occasion de passer la nuit dans une forêt primitive. Quant à Jangdo, elle s’enorgueillit de l’exceptionnel relief montagneux de ses marais situés dans l’intérieur des terres, tandis que Yeongsando permet de découvrir huit merveilleuses curiosités, dont un porche voûté en pierre aux piliers qui s’enfoncent dans l’eau. l’île de Manjaedo, enfin, bien qu’étant la moins connue de ce groupe, n’en est pas moins un joyau, avec les plages de galets de ses petits villages et les beaux paysages qui s’offrent au regard dans toutes les directions. Ses côtes sont si exiguës que les navires de fort tonnage ne s’en approchent pas sans mal. Pour s’y rendre, il convient donc de prendre un premier bateau à Mokpo, puis un second, plus petit, sur son trajet de retour vers ce port, qui les accueillera au large à son passage par Geogado, après quoi il ne restera plus qu’un kilomètre à parcourir. Manjaedo peut donc être hors de portée si telle est la volonté divine. En haut d’une colline où mène une route longeant des murs de pierre, le semis d’îles déroule son panorama. Un phare en pierre dresse sa claire silhouette qui se détache avec éclat sur la paroi rocheuse, offrant une vue spectaculaire dans les embruns matinaux comme au coucher du soleil. Sur la plage de galets, les pêcheurs s’affairent au séchage des algues et au tri des prises. Parmi eux, se trouvent les haenyeo, ces célèbres plongeuses de l’île qui tirent leur subsistance de la pêche en haute mer ou de la récolte des algues sur les rochers de la côte. Tous savent d’expérience que la protection de la nature et la préservation de ses ressources naturelles constituent des impératifs de la vie insulaire. Si Heuksando est de nos jours surtout connue pour la pêche à la raie, elle accueillait autrefois l’un des trois grands marchés aux poissons situés au large des côtes sud-coréennes, aux côtés de ceux de Wido et de Yeonpyeongdo. Jusqu’à leur fermeture à la fin des années 1970, ils proposaient sur leurs étals des poissons différents d’un mois à l’autre de la saison qui s’achevait à la fin d’octobre. les marchés aux poissons-tambours jaunes ou à la viande de baleine qui se tenaient respectivement des mois de janvier à avril et de février à mai étaient très typiques de cette île. Dans les années 1960, il a été fait état de la venue de plus de cinq cents bateaux à l’occasion de ces marchés qui se trouvaient au centre d’une « ruée vers l’or bleu ». Des vestiges archéologiques révèlent que, du royaume de Silla Unifié à celui de Goryeo, la baie d’Eupdong qui échancre le littoral de l’île constitua un important carrefour du commerce maritime pratiqué entre la péninsule coréenne et la Chine. le groupe d’îles de Heuksando, tout comme les îlots inhabités des environs, se couvre de magnolias argentés et de camélias, qui constituent les principales essences présentes dans les zones tempérées de Corée où poussent des arbres à feuilles persistantes larges. Aujourd’hui, le réchauffement climatique met en concurrence les forêts à feuilles larges avec celles de conifères, la sur10 KoreaNa Été 2016
Colza en fleurs à Anjwado, où s’élève encore la maison natale de Kim Whanki (1913-1974), un pionnier de l’art abstrait coréen.
vie des premières étant en péril. les îles de Heuksando fournissent donc une réserve aussi rare que précieuse de ces essences et l’observation de leur comportement en fonction du climat peut permettre de prévoir les évolutions à venir.
la formation de spécialistes, facteur clé du développement durable Dans le bateau qui m’emporte loin des îles, j’ai la tête pleine des histoires que j’y ai entendues. Je m’efforce de trouver le sommeil, mais les bavardages des touristes et des insulaires assis par petits groupes me parviennent encore, tandis que défilent dans ma mémoire les visages au teint éclatant des enfants de l’île. Pour assurer la gestion des énormes ressources naturelles et culturelles du canton de Sinan évoqué dans ce qui précède, il est impératif d’assurer la for-
mation adéquate de jeunes qui y sont nés et y ont grandi. Ils seront les mieux à même de conserver, entretenir et faire connaître au monde ces exceptionnelles richesses. À cet effet, la décision qu’a prise l’UNESCo de classer l’ensemble du canton de Sinan parmi les réserves de biosphère constitue un grand pas en avant. ville d’histoire au patrimoine naturel et culturel vieux de plusieurs dizaines de milliers d’années, puisque remontant au paléolithique, Aphaedo est aussi le chef-lieu de canton. Il convient d’y construire une école capable de former des spécialistes des sciences et cultures insulaires, car c’est d’eux que dépend la possibilité de réaliser un développement véritablement durable. le port de passagers de Mokpo est en vue, puis surgit le mont Yudal qui ouvre maternellement les bras pour embrasser le monde. lentement, le soleil se couche et l’ombre étend son règne, alors les lumières des restaurants de poisson cru qui bordent les quais s’allument une à une. l’arrivée n’est pas encore annoncée que les nombreux passagers s’y préparent déjà, puis vient le moment de débarquer et avec leurs valises, ils rapportent caisses en polystyrène et sacs en plastique noir remplis de souvenirs des îles. Entraîné par leur flot, je descends à mon tour du bateau, déjà impatient de remonter un jour à son bord. arTS eT cULTUre de corée 11
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DES MARAIS RICHES DE LEUR DIVERSITÉ moon Kyong-o Secrétaire général de l’Association pour l’inscription des marais côtiers coréens au patrimoine mondial
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n marais côtier est une vaste zone humide qui se forme sur le littoral quand la mer ou les rivières y déposent des sédiments, le plus souvent dans les baies et estuaires, ainsi que sur les côtes particulièrement échancrées. Tandis que les matières les plus lourdes sont rejetées du côté de la mer, les plus légères se déplacent jusqu’au bord des terres en créant des marécages de nature sablonneuse ou bourbeuse selon le cas, et des deux à la fois en leur centre.
la terre, le vent et les rochers l’archipel de Dadohae, qui appartient au canton de Sinan, fait toutefois exception à la règle. Abritée par une barrière d’îles de haute mer et par des myriades d’îlots, la côte de son île principale se borde de marais dont l’aspect varie en fonction de l’altitude, de la topographie et du profil du 12 KoreaNa Été 2016
littoral, mais aussi par la composition de leurs dépôts sédimentaires. Au nord-ouest, elle présente une concentration de marécages sablonneux en raison des vents qui soufflent de cette direction, tandis qu’ils sont mixtes dans le centre, le nord-est ou le sud-ouest et bourbeux au sud-est, ainsi que dans l’intérieur des terres. Selon la situation de chaque île, les canaux et cours d’eau qui la parcourent varient par leur forme qui détermine la présence de sédiments boueux, lesquels peuvent par la suite s’enrichir d’apports mixtes, puis de sable. Dans le sud-est de l’archipel, les marécages bourbeux qui se sont formés sur une grande épaisseur fournissent de remarquables repères temporels et composent un système sédimentaire que l’on retrouve rarement ailleurs. Défiant les définitions des dictionnaires, les marais côtiers de Sinan ont créé de véritables collines que
désigne parfaitement l’expression néologique « monticules des marais ». les marais côtiers de Sinan diffèrent aussi de ceux d’autres pays par leur aspect particulièrement changeant au fil des saisons. la péninsule étant exposée l’hiver à des vents de nord-ouest et à des typhons l’été, la nature des dépôts sédimentaires passe des matières sableuses de la saison froide à la composition mixte de la période estivale. le canton de Sinan s’enorgueillit aussi de ses fameux « marais côtiers rocheux » qui sont uniques au monde. En effet, contrairement au cordon de dunes de sable habituel, le sol y est composé de roches, comme partout dans cette région dont les montagnes originelles ont été submergées à la fin de l’ère glaciaire, cédant la place à une bordure rocheuse le long de laquelle se sont formés les marais côtiers.
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tantôt isolées en mer, tantôt reliées à la côte au rythme des marées, les îles rocheuses du canton de sinan présentent sur leur littoral de dadohae une originale topographie qui a doté l’une d’elles d’une frange de marais exceptionnelle par sa beauté changeante au gré du flux et du reflux.
la préservation de la biodiversité et la continuité d’un certain mode de vie Grâce à la richesse de ses sols, l’archipel accueille aussi une importante biodiversité. Tels des vaisseaux capillaires, ses canaux et cours d’eau au réseau complexe saturent l’eau des marais d’oxygène et de riches alluvions, outre qu’ils offrent un beau spectacle à la vue. Cette épaisse couche d’oxydation où circulent constamment des ions d’oxygène crée un milieu propice à la prolifération du benthos, cet ensemble d’êtres vivants habitant le fond de l’eau. Une comparaison numérique du macro-benthos présent dans les différents marais côtiers suffit à démontrer la biodiversité remarquable de ceux de Sinan. Sur les marais côtiers Sur les côtes de la Mer des Wadden, les marais occupent une superficie de 14 000 km² aux Pays-Bas, en Allemagne et au Danemark, mais ils n’abritent
3 1 Sur les îles de Sinan, la formation des marais côtiers résulte de l’accumulation de sédiments déposés par des canaux et cours d’eau qui s’entrecroisent en un réseau géométrique complexe et unique au monde. 2 les marais côtiers de l’archipel de Dadohae recèlent une biodiversité exceptionnelle par sa richesse. 3 En se superposant les unes aux autres, les épaisses couches bourbeuses des marais côtiers forment des collines.
que quelque 160 espèces différentes, alors que ceux de Sinan fournissent un habitat à plus de six cents sur une surface d’à peine 400 km², soit 2,8 % de la première. Qui dit biodiversité, dit aussi diversité culturelle et, au fil des millénaires, toute une activité s’est développée dans cette région. Conscientes de l’impératif de sa préservation comme de celle de l’écosystème des marais, les collectivités locales du canton de Sinan sont parvenues, en mai 2009, à faire classer une partie de l’archipel de Dadohae, soit 573,1 km², au Réseau mondial des réserves de biosphère de l’UNESCo, cette inscription s’appliquant en totalité aux 3238,7km² de ce site depuis mars dernier. Forts de ce succès, pouvoirs publics et élus locaux s’emploient désormais à faire inscrire les marais côtiers du sud-ouest sur la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCo. arTS eT cULTUre de corée 13
rubrique spéCiAle 2 Aux îles de Sinan, l’homme communie avec une nature intacte
À lA DéCoUvERTE DE lA « montAgne noire »
lee Chang-guy Poète et critique littéraire Ahn Hong-beom Photographe
Heuksando, c’est-à-dire l’île de Heuksan, évoque dans l’esprit de tous les Coréens la terre d’exil où furent relégués leurs derniers monarques. sa situation au large de l’extrémité sud-ouest des côtes et les conditions favorables dont elle bénéficie lui ont pourtant permis d’être longtemps la plaque tournante du commerce maritime en extrême-orient.
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L
e 23 juillet 1996, un frêle radeau en bambou nommé « le Méditerranéen de l’Asie de l’Est » s’éloignait des côtes de la province méridionale chinoise de Zhejiang en vue d’une expédition scientifique. organisée par une équipe d’océanographes coréens et chinois, avec à leur tête le professeur Yoon Myung-chul de l’Université Dongguk, elle visait à simuler une forme de navigation dite « par dérive » qui était pratiquée dans l’Antiquité. Entraînée par les courants, poussée par le vent de sud-ouest, l’embarcation a aussitôt commencé à dériver en direction du nord-est et après avoir affronté un typhon, elle accostait à l’île de Heuksan dix-sept jours plus tard.
le paisible port de sa-ri se blottit au creux d’un abri naturel que protège la barrière des îlots rocheux dits des sept Frères. Jeong yak-jeon y mena des observations scientifiques qu’il consigna dans Hyeonsan eobo , un traité répertoriant les espèces de poissons présentes à Heuksan.
un rempart contre le vent et les vagues Par son succès, cette traversée expérimentale a démontré le manque de fondement de deux idées très répandues. D’abord et avant tout, les scientifiques ont prouvé que des liaisons par mer étaient possibles par des moyens naturels, c’est-à-dire sans recourir à la technologie, entre les régions continentales et péninsulaires de l’Asie. Cette révélation a ainsi dissipé les doutes qui pouvaient subsister quant à la capacité des Anciens à traverser la mer en l’absence de moteurs et d’instruments de navigation adéquats. En outre, ces résultats ont réduit à néant un argument douteux fondé sur la vision d’un continent au centre de tout, à savoir que les échanges qui avaient lieu entre le continent et les péninsules se faisaient par voie terrestre, jugée plus sûre que la mer. Cette expédition vient ainsi corroborer l’hypothèse selon laquelle nos ancêtres les Dongyi composaient un peuple foncièrement océanique, puisqu’ils commerçaient avec la Chine, le Japon et de lointains pays du sud, entreprenaient des voyages au long cours et livraient parfois des batailles navales dans cette Méditerranée de l’Extrême-orient qui baigne les péninsules et le continent. l’équipe de scientifiques avait entrepris l’expédition à deux reprises. Dans l’un et l’autre cas, son itinéraire reproduisait fidèlement celui qu’empruntaient les bateaux des dynasties coréenne de Goryeo et chinoise des Song sur cette Route des mers du Sud qui favorisa l’essor du commerce entre les deux pays du Xe au XIve siècles. Issu de la côte des Philippines, le courant de Kuroshio circule en direction de Taïwan et du nord de l’île de Jeju avant de bifurquer complètement. C’est l’un de ses sous-embranchements vers le nord qui longe la côte ouest de la péninsule coréenne, puis contourne celles de liaodon et de Shandong avant de dériver vers le sud et, en changeant à nouveau d’orientation au large de la baie de Shanghai, de revenir vers les côtes de la péninsule coréenne. En vue de pratiquer le commerce et la pêche entre péninsule et continent, les Anciens surent tirer parti de ces mouvements naturels arTS eT cULTUre de corée 15
des eaux de mer, ainsi que des vents saisonniers de sud-ouest, de la fin du printemps au début de l’été, et de nord-est, en octobre et novembre. Une chronique historique intitulée Songshi, c’est-à-dire l’histoire des Song, comporte le passage suivant consacré à la biographie historique de la dynastie de Goryeo : « En partant de Dinghai, qui se situe à Mingzhou, nous avons navigué trois jours au gré du vent, puis sommes parvenus à Heuksan au bout de cinq autres et sommes ainsi entrés dans Goryeo. Au départ de Heuksan, nous avons dû longer de petites et grandes îles et franchir des myriades de rochers avant de pouvoir prendre de la vitesse. Nous sommes arrivés à la rivière dite Yeseong sept jours plus tard ». Cette ville de Mingzhou, qui est l’actuelle Ningbo, avait des origines anciennes et se situait à l’estuaire du Yangtze, au large duquel se trouvent les îles de Zhoushan. Elle allait devenir un centre d’échanges commerciaux quand l’Empire des Song, vaincu par les liao et les Jin, c’est-à-dire respectivement les Kitan et les Jurchen, et perdant de ce fait son hégémonie en Extrême-orient, déplaça jusqu’au littoral sud-est ses activités marchandes avec l’étranger. À la fin de la première moitié du IXe siècle, le moine bouddhiste japonais Ennin, à son retour de la Chine des Tang où il était parti étudier, descendit du navire de commerce de Silla à bord duquel il voyageait pour faire escale sur l’île de Heuksan et indiqua dans son journal intitulé Nitto guhojunrei koki (Relation d’un pèlerinage en Chine à la recherche de la loi) que la population de l’île se composait de trois à quatre cents foyers. on peut logiquement en déduire qu’elle était beaucoup plus importante à cette époque qu’au Xe siècle où les navires y faisaient une halte sur la Route des mers du Sud. Dans le traité de géographie coréenne Taengniji dû à un érudit de la période de Joseon, Yi Jung-hwan (1690-1756), il est fait mention de Yeongam, le port du sud-ouest de Silla d’où partaient les vaisseaux qui transportaient les tributs destinés aux souverains de la dynastie Tang. Cet ouvrage fournit en outre des indications précises sur la route qu’empruntaient les bateaux de Yeongam à Mingzhou : « À partir d’ici, la traversée est d’une journée jusqu’à l’île de Heuksan, après quoi il en faut une autre pour gagner celle de Hong, et une autre encore pour parvenir à celle de Gageo. Quand le vent vient du nord-est, trois journées de voyage sont nécessaires pour rallier à partir d’ici Dinghai, Ningbofu, puis Taizhou en Chine ». Sous le royaume de Silla, le lettré Choe Chi-won, dont 16 KoreaNa Été 2016
les écrits étaient célèbres jusque dans la Chine des Tang, suivit ce même itinéraire quand il partit pour ce pays à l’âge de onze ans. Un autre érudit, nommé Choe Bu, rédigea quant à lui une chronique intitulée Pyohaerok (1488) lorsque le bateau à destination de la Chine des Ming sur lequel il s’était embarqué avec quarante-deux autres personnes partit à la dérive dans cette direction après avoir subi une avarie lors d’une tempête en mer. En dépit des avantages que lui confère sa situation géographique et du rôle important qu’elle a longtemps joué dans les voyages par mer, l’île de Heuksan n’est pas associée à une idée de progrès et de pros1 Dans les derniers temps du royaume de Joseon, le périté pour la plupart des Coréens. fonctionnaire Choe Ik-hyeon fut envoyé en exil à Heuksando pour s’être opposé à la signature du Traité de Ganghwa avec le Japon en 1876. Dans le village de Cheonchon-ri, un monument rend hommage à son patriotisme et à son action en faveur de l’instruction des enfants. Sur le rocher auquel il s’adosse, une inscription attribuée à Choe Ikhyeon lui-même réaffirme la souveraineté de longue date dont jouissait alors l’Empire de Corée. 2 Reconstitution, sur une colline du village de Sari, de l’école de Sachon où Jeong Yak-jeon faisait la classe aux enfants du village quand il était en exil. 1
montagne noire et mer noire Pour nombre d’entre eux, le nom de « Heuksan » évoque un lieu d’exil et de fait, l’île doit avoir longtemps accueilli les bannis du royaume, au vu de ce qu’écrivait au XIIe siècle Xu Jing, l’émissaire qui y avait été dépêché par la dynastie chinoise des Song, dans son ouvrage intitulé Gaoli tujing , c’est-àdire la chronique illustrée de Goryeo: « les personnes coupables d’avoir commis des crimes graves à Goryeo, mais qui ont échappé à la peine de mort, sont chassées et reléguées en ce lieu ». les îles de Jeju et Geoje surpassaient cependant Heuksan par leur population d’exilés, tout du moins pendant la période de Joseon. Par ailleurs, des indications chiffrées montrent qu’un fonctionnaire sur quatre y fut banni au début de ce règne, ce qui n’a pas pour autant terni outre mesure la réputation de ces îles. Quant à celle de Heuksan, c’est Jeong Yak-jeon (17581816) qui la fit en partie découvrir pour y avoir séjourné en exil au début du XIXe siècle. Tous trois d’une brillante intelligence, les frères Jeong prénommés Yak-jeon, Yak-jong et Yak-yong étaient des hauts fonctionnaires de l’état fort appréciés du roi Jeongjo. ouverts à la science et à la philosophie occidentales, ils n’en demeuraient pas moins fidèles à leur foi catholique. En 1801, ils eurent à souffrir de la vague de persécutions entreprise à l’encontre
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des Coréens de cette confession, un an à peine après la disparition du roi Jeongjo, qui s’était montré tolérant à leur égard. Pour avoir refusé d’abjurer leur foi, l’un, Yak-jong, fut martyrisé, tandis que Yak-jeon et Yak-yong furent condamnés à l’exil. le premier des deux effectua un séjour de neuf ans sur l’île d’Ui, aussi connue à l’époque sous le nom de « Petite Heuksan », avant son transfert sur la « Grande Heuksan », qui est l’actuelle île de Heuksan, où il resta jusqu’à sa mort survenue sept ans plus tard. l’île de Heuksan est également associée à certains épisodes de l’histoire coréenne. À l’avènement du royaume de Joseon qui fit suite à la chute de celui de Goryeo, il fut décidé que ses habitants, ayant dû affronter maintes fois les incursions de pirates japonais, quitteraient les lieux pour s’établir dans le port de Yeongsanpo situé dans le sud-ouest du pays. Dès le Xve siècle, cette politique dite de « l’évacuation de l’île » allait priver celle-ci de l’activité du commerce maritime d’Extrême-orient dont elle était l’un des centres et la condamner ainsi à l’oubli. Dans ce siècle des découvertes qui commençait pour l’Europe, Joseon et la Chine des Ming faisaient au contraire le choix de l’isolement. Au XvIIe siècle, l’île de Heuksan allait connaître un nouveau peuplement. Affaibli par des années de guerres acharnées avec le Japon, l’état n’exerçait plus son autorité sur l’ensemble du territoire et ceux qui étaient en quête de terres nouvelles pour fuir l’injustice sociale et l’oppression trouvèrent alors dans cette lointaine contrée un havre de paix et de liberté. Si la nature y était hostile, au moins tous les hommes y étaient-ils égaux devant elle. Aujourd’hui encore, les nombreuses stèles éparses sur l’île témoignent par les noms qui y sont inscrits de la présence de ces premiers migrants qui y fondèrent un foyer. À l’aube du XIXe siècle, le sombre mythe populaire de la « Montagne noire » allait naître de la dure condition
des insulaires victimes de persécutions, opprimés par un pouvoir tyrannique que gangrenait la corruption dite « des trois sources de finance nationale », mais pleins d’admiration et de compassion pour les érudits en exil qui vivaient parmi eux. Peut-être cela explique-t-il que tant d’œuvres littéraires aient pour personnage principal l’un d’entre eux, Jeong Yak-jeon, qui rédigea un excellent traité de biologie maritime intitulé Hyeonsan eobo ou Jasan eobo , dans lequel il répertorie les différentes espèces de poissons qui peuplent les eaux de Heuksando à partir des résultats de recherches qu’il effectua le long des côtes pendant son exil. Dans la préface de cet ouvrage, Jeong Yak-jeon précise qu’il « préfère parler d’île de Hyeonsan quand il écrit à sa famille, car le nom de Heuksan lui paraît si obscur et lugubre qu’il craindrait de les effrayer ». Dans les cultures d’Asie, notamment la coréenne et la chinoise, le noir représente le nord. C’est ainsi que la zone située à mi-chemin de la Route des mers du Sud est appelée hei shui yang, c’est-à-dire « océan d’eau noire », puisque, vue de la Chine du Sud, elle se situe au nord. Dans le traité intitulé Gaoli tujing, se trouve d’ailleurs l’idée que « hei shui yang est l’océan du nord ». Partant, le nom de Heuksan, qui signifie « montagne noire », peut se comprendre comme « montagne du nord », une interprétation que vient aussi étayer le nom donné à un courant océanique dérivant vers le nord-est à partir du Japon et dont le nom Kuroshio signifie « courant noir » dans la langue de ce pays. outre sa dénotation du « noir », l’idéogramme « 黑 », qui se prononce heuk en coréen, hei en chinois et kuro en japonais, possède aussi une connotation négative, puisqu’il désigne un caractère « lugubre » ou « faux », et dès lors, on imagine aisément pourquoi l’écrivain préféra à cet idéogramme celui de « 玆 », prononcé hyeon en coréen et signifiant « distant », « éloigné » ou « profond ». Quoique ces arTS eT cULTUre de corée 17
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réflexions sur la Montagne noire puissent sembler n’avoir aucun lien entre elles, elles portent sur des aspects qui correspondent encore aux aspirations et conceptions de la vie des Coréens d’aujourd’hui.
Amas de coquillages et dolmens À quand le peuplement de Heuksando remonte-t-il et quelle en fut la raison ? Il ne s’agit pas ici de se livrer à d’ennuyeuses suppositions sur ses origines historiques à partir de quelques documents d’archives rédigés par des chercheurs isolés. les scientifiques s’accordent généralement à penser que les caractéristiques actuelles du climat coréen étaient déjà en place 25 000 ans environ avant J.-C., c’est-à-dire pendant la glaciation de Würm, qui fut la dernière que connut la planète et après laquelle régna peu à peu un climat tempéré. la fonte des glaciers étant sur le point de commencer, le niveau des océans était inférieur à celui d’aujourd’hui d’approximativement 140 mètres. Quand on se demande à quoi pouvait ressembler l’archipel de Heuksan en ce temps-là, on imagine ses 296 îles, peuplées ou non, dont celles de Gageo, Hong, Yeongsan, Jang, Sangtae et Hatae, formant une énorme masse continentale avec la péninsule, elle-même reliée à l’archipel nippon. le réchauffement du climat doit avoir poussé ses habitants à gagner les côtes où ils pratiquaient la pêche, les plus téméraires d’entre eux s’aventurant en haute mer pour y chasser la baleine, qui constituait alors l’une des principales sources de leur alimentation, certains devant emporter un peu de riz lors de ces expéditions. Sur la terre ferme, la présence de dolmens atteste de leurs liens étroits avec la pêche. En Extrême-orient, ceux qui sont parvenus jusqu’à nos jours se répartissent selon une configuration circulaire 18 KoreaNa Été 2016
qui s’étend de la Chine à la Corée, entre la province de Zhejiang, les péninsules de Shandong et liaodong et le littoral ouest de la péninsule coréenne. les rapports qui unissent ces monuments à la pêche sont attestés par les coquilles entassées à un endroit de l’île de Heuksan se situant près de l’embarcadère de Jukhangri, et par la proximité de l’alignement de dolmens de type méridional qui s’élève sur les collines de Jin-ri surplombant d’une faible hauteur l’emplacement des tas de coquilles. Ainsi, la mer n’a atteint son niveau actuel que quatre millénaires avant l’époque contemporaine. Tout au long de cette période, le port de Heuksan a conservé l’emplacement qui est le sien aujourd’hui. Si l’on se réfère à nouveau à la chronique historique, cet extrait du Gaoli tujing vieux d’un millénaire présente de l’intérêt : « Heuksan [Montagne noire] se situe près de Baeksan [Montagne blanche], au sud-est de celle-ci. À première vue, elle semble très haute et escarpée, mais de plus près, on découvre un enchaînement de pics. À l’avant d’un petit pic, une cavité qui s’ouvre au milieu de la roche crée comme une grotte secrète qui serait assez grande pour dissimuler un bateau ». Jinri, ce village de dolmens dont le nom signifie « village de la base navale », tient vraiment ce toponyme de l’existence de telles installations par le passé. Comme l’indique cet ouvrage ancien, le port de Heuksan était aménagé dans un abri naturel de grandes dimensions et 1 Un voile de brume enveloppe Heuksando, vue ici de l’île voisine de Jangdo. 2 Dans la cour du Centre de méditation de Musimsa, une lanterne en pierre et une pagode en pierre à trois étages rappellent que ce temple fut édifié au IXe siècle et resta en activité jusqu’au XIve siècle. 3 À Jin-ri, ce groupe de dolmens atteste d’une présence humaine sur l’île dès avant l’Âge du bronze.
aujourd’hui encore, ses quais accueillent les bateaux de pêche qui y font escale pour s’approvisionner et subir un entretien à couvert des intempéries, avant de gagner le large. D’avril à octobre, où ces bateaux accostent en grand nombre, un important marché aux poissons s’y tient, mais ceux d’autrefois, qui ont été prospères jusque dans les années 1970, étaient plus étendus, quoique saisonniers. le long des côtes, les eaux recèlent en abondance maquereaux, poissons-tambours, requins et raies qui fournissent une pêche généreuse. Depuis toujours, les Coréens apprécient tout particulièrement ce dernier poisson, dont le prix est en conséquence assez élevé.
les communications terrestres et aériennes voilà à peine seize ans que l’île de Heuksan s’est dotée, sur tout son pourtour, d’une corniche longue de 25,4 kilomètres dont le pavage a exigé un chantier de vingt-sept ans de travail en raison de l’escarpement du relief et de l’épaisseur des forêts. Ces obstacles expliquent que nombre de villages de l’île disposent d’un port, qui permet plus facilement et plus sûrement que la route de se rendre d’un point à l’autre de l’île. En partant de Jin-ri, qui abrite l’Hôtel de ville, on franchit une colline où se dresse un temple, puis on bifurque à gauche sur la corniche, qui mène à l’ancien emplacement d’une dépendance du gouvernement et au temple ancien de Musim, également connu sous le nom de Centre Seon, ce dernier mot désignant la pratique spirituelle du bouddhisme. Jadis destinée aux émissaires étrangers, cette dépendance dont font état les chroniques historiques a été mise au jour lors de travaux d’arpentage. la découverte d’un fragment de tuile convexe gravé du nom du Centre Seon de Musim a permis de percer le secret qui entourait la nature exacte de ce site. la présence d’une pagode surmontée d’une lanterne, toutes deux étant en pierre, avait laissé penser jusque-là qu’il s’agissait d’un temple bouddhique. la population devait jadis venir prier en ces lieux pour que ses marins-pêcheurs soient préservés du danger et des maladies. En poursuivant son chemin, on emprunte une route abrupte et sinueuse longeant la forteresse de Banwol qui se dresse sur le mont Sangna depuis le
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début du IXe siècle. Sa construction est due à Jang Bogo (?-846), ce célèbre vainqueur de batailles navales qui se vit surnommer « l’Empereur des mers » pour avoir repoussé l’envahisseur japonais. Tout en haut de la montagne, on découvre un fanal et l’ancien emplacement d’un autel rituel qui sont des vestiges représentatifs de la vocation maritime de l’île et rappellent son glorieux passé de centre du commerce extérieur. En continuant jusqu’au village de Sari, où Jeong Yak-jeon fit bâtir l’école de Sachon à l’intention des enfants du village, on aperçoit au loin une île tout en longueur qui bouche complètement la vue, tel un paravent posé devant la mer. Elle porte le nom de Jang et à son point culminant, s’étend une zone humide qui comporte des tourbières, celles-ci étant pourtant rares dans un paysage de type insulaire. Cette étendue fournit aux habitants une eau potable d’une grande limpidité, outre qu’elle constitue l’habitat de plus de cinq cents espèces vivantes différentes. Un projet visait à l’aménager pour y pratiquer l’élevage, mais les villageois ont réuni des fonds pour pouvoir la racheter et préserver son cadre naturel. En raison de leur qualité environnementale, ces lieux ont été inscrits en 2005 sur la liste des zones humides de Ramsar. Fin 2015, les pouvoirs publics ont annoncé la création à venir d’un mini-aéroport équipé d’une piste de 1,2 kilomètre de long et provoqué ce faisant une nette hausse des prix du foncier. Une fois terminé, c’est-à-dire en 2020, selon le calendrier prévu, il permettra d’aller de Séoul à l’île de Heuksan en à peine une heure dans un avion à hélice d’une capacité de cinquante sièges. les couples en voyage de noces pourront alors pousser des cris de joie quand ils survoleront la mer et la mosaïque d’îles de l’archipel de Heuksan. Pour citer à nouveau le Gaoli tujing , il y est dit ce qui suit à ce propos : « Quand arrive un bateau transportant les émissaires chinois, un feu est allumé au fanal du sommet de la montagne, auquel répondent une à une toutes les montagnes suivantes jusqu’à ce que le signal parvienne au palais royal. Dès cette première montagne, commence donc toute une succession de fanaux ». lequel de ces deux spectacles aimeriez-vous le mieux ?
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rubrique spéCiAle 3 Aux îles de Sinan, l’homme communie avec une nature intacte
les mArAis sAlAnts de sinAn Kim young-ock Rédactrice occasionnelle Ahn Hong-beom Photographe
Fruit du labeur des hommes sur l’eau de mer soumise à l’action du soleil et du vent, le sel de mer constitue la principale production du canton de sinan, puisque près de 70 % de celui qui est consommé dans tout le pays est de cette provenance. en outre, les marais salants fournissant un milieu naturel propice à de bonnes conditions de vie, les insulaires font corps avec cet environnement spécifique.
1 Un paludier prélève de l’eau de mer au moyen d’un moulin à eau, dit mujawi . Aujourd’hui, on se sert le plus souvent de pompes à moteur. 2 Quand une vingtaine d’opérations successives a fait disparaître toute l’eau des bassins d’évaporation, les paludiers transfèrent le sel dans le bassin de cristallisation à l’aide de râteaux en bois. 1
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l y a quelque temps, j’ai eu l’occasion de passer la nuit sur l’île de Dochodo, qui fait partie de celles du canton de Sinan situé dans la province du Jeolla du Sud. Ce printemps-là était pluvieux et des trombes d’eau se sont abattues toute la nuit sur le toit du motel où j’avais pris une chambre à ma descente du ferry-boat, juste en face du débarcadère. J’avais craint de ne pas fermer l’œil et de compter les heures à cause du bruit de la mer toute proche, mais ni le vent ni les vagues ne sont venus troubler mon sommeil de plomb. Profondément échancré, le littoral du canton de Sinan où je me trouvais est réputé pour ses nombreuses plages, qui seraient plus de cinq cents selon certains, mais il reste encore des lieux connus des seuls habitants de la région.
l’éveil du printemps sur les marais salants les vastes marais salants du canton de Sinan se répartissent sur plusieurs îles, dont celles de Sinuido, Jeungdo, Bigeumdo et Dochodo. Quand octobre met fin aux travaux des paludiers, les 22 KoreaNa Été 2016
lieux plongent dans un sommeil hivernal dont ils ne se réveilleront qu’entre la fin mars et le début avril de l’année suivante. Après avoir été exploités, ils sont rendus à la nature pour les laisser reposer pendant la saison froide, tandis que les paludiers remettent en état leur matériel rongé par l’eau de mer, réparent les digues et curent les bassins. la récolte du sel a lieu d’avril à octobre, la haute saison se situant entre mai et septembre. Dans toutes les exploitations de Sinan et très précisément le 28 mars, ces travaux débutent par l’enregistrement de la date à laquelle le sel de mer, c’est-à-dire celui qui est produit par évaporation sous l’action du soleil, est reconnu être de qualité « alimentaire », par opposition à celle de « minéral » à laquelle il a longtemps été relégué. les marais côtiers de la Mer de l’ouest figurent parmi les cinq plus étendus du monde et au niveau régional, ceux du canton de Sinan représentent près de 44 % de l’ensemble. le sel qui en est issu se distingue par de hautes qualités gustatives et une forte
Âgé de soixante ans, Park Seong-chang est à juste après le ramassage annuel, Park Seongla tête d’une exploitation qui porte son prénom, chang préférant quant à lui la fin janvier ou le début les Marais salants de Seongchang, mais il a débufévrier pour réduire au maximum la croûte de sel té cette activité beaucoup plus tard que les autres qui se forme dès que tombe la moindre goutte de producteurs. Après avoir presque toute sa vie exerpluie et passer à l’étape de la production proprecé l’enseignement dans une école primaire, il est ment dite. retourné sur son île natale en 2007 pour reprendre En bordure des quatre hectares de marais l’entreprise familiale. Travaillant d’autant plus dur salants, un hangar de séchage abrite sur 330 m² qu’il avait commencé sur le tard, il extrait avec pas moins de douze tonnes de sel dans des ballots amour la fleur de sel en s’attachant à maintenir un suspendus et alignés par rangées. C’est l’exploitant haut niveau de qualité pour fidéliser ses clients. lui-même qui a eu l’idée d’effectuer la séparation « Comme d’autres habitants, Dans cette production, les premiers temps du sel et de l’eau mère par ce moyen original, pluje suis d’abord agriculteur et je ont été décisifs. Comme l’eau de mer qui est sa tôt que par le procédé habituel qui consiste à plafais la production de sel en plus. matière première se trouvait dans un bassin situé cer les ballots dans un coffrage plat percé de petits Levé à deux ou trois heures sur une hauteur, son transport jusqu’à son exploitrous, dit « palette ». D’après lui, la suspension des du matin, je suis aux champs tation présentait des difficultés et il lui est arriballots et la matière qui les compose permettent jusqu’à sept ou huit heures, ce vé bien des fois de ne rien produire de toute une l’élimination de l’eau en à peine cinq jours. Sur cerqui me laisse du temps pour saison. Pendant cinq hivers successifs, il a donc tains d’entre eux, le marquage date même de l’anautre chose dans la journée ». embauché des ouvriers et loué une pelleteuse pour née 2011. Suite à la déshydratation complète du creuser d’autres canalisations qui apporteraient sel, le poids unitaire des ballots varie de 650 à 750 park seong-chang, l’eau du bassin deux fois par jour. Depuis, son kg. Pour Park Seong-chang, les qualités gustatives salinier sur l’île de dochodo exploitation est régulièrement approvisionnée en du sel dépendent davantage de sa durée de stoceau, alors que les autres doivent en conserver de grands stocks sur kage et de maturation que de la manière dont il est récolté. une longue période. les Marais de Seongchang ont été homologués par l’Association Saison creuse, l’hiver n’en est pas moins occupé par des tâches coréenne de normalisation en raison de leur conformité à la norme importantes. Dans les parcelles qui ont produit toute l’année, il faut ISo 22000 portant sur la sécurité alimentaire. leur exploitant s’est retourner la terre sur une profondeur de 10 cm pour éliminer les aussi vu décerner le « Prix de la création » par lequel les pouvoirs résidus d’eau mère et aérer les sols. Suite à une mauvaise récolte, publics récompensent les initiatives « créatrices de valeur ajoutée et comme il ne s’en produit qu’à intervalles de plusieurs années, cette fondées sur un savoir-faire auquel elles apportent des innovations ». opération doit faire appel à une pelleteuse pour creuser plus profonFier d’être le premier saliculteur à avoir remporté une telle distincdément. Toutefois, les avis divergent sur le moment le plus opportion, Park Seong-chang n’en poursuit ses activités qu’avec plus de tun pour faire ces travaux. Certains pensent que c’est en novembre, passion.
teneur en minéraux qui sont liées à la topographie régionale, où l’affleurement des couches sédimentaires gorge le sel de quantité de matières organiques. Tel un réseau de vaisseaux sanguins, de petits cours d’eau appelés « ruisseaux des marais » viennent alimenter les marais qui se sont accumulés sur une grande épaisseur au-dessus du socle rocheux. Ces poumons des marais qui filtrent et épurent leur eau agrémentent aussi leur plat paysage d’une touche de beauté.
la création des marais salants de sinan Pour obtenir du sel, les Coréens faisaient autrefois bouillir de l’eau de mer dans une marmite en fonte. les prémices d’une production par évaporation, c’est-à-dire sous l’action du soleil et du vent, apparaissent à l’époque coloniale (1910-1945), où l’occupant japonais expérimente ce procédé à Juan, un village côtier de l’agglomération d’Incheon, puis les premiers marais apparaîtront à Sinan un an après la libération. Park Sang-man, qui était origi-
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1, 2 Une brouette transporte sa charge de sel jusqu’à un entrepôt à piliers construit sur un canal dans lequel l’eau mère s’écoule entre les lames du parquet.
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« Je pars aux marais vers sept heures et je rentre à la tombée du soir », précise lee Mun-seok. À quatre-vingts ans passés, l’homme se tient très droit et a une vue excellente. Commençant tôt sa journée de travail, il effectue divers travaux dans les marais salants ou cultive les halophytes du jardin attenant. Ce natif de Jeungdo y a passé presque toute sa vie et pour juger de la salinité de « J’ai d’abord travaillé à la l’eau issue de la production, Nonghyup, la coopérative agriil continue comme autrefois cole nationale, et puis comme je à la goûter lui-même ou à n’habitais pas loin des marais faire flotter dessus grains de salants, je me suis dit que je soja ou haricots rouges éviferais aussi bien d’être plus dés et remplis de résine de près de chez moi pour m’éviter pin pour voir au bout de comde longs trajets. Au départ, je bien de temps ils tombent au ne pensais pas continuer bien fond. Et ce, bien qu’un instrulongtemps dans le métier, et ment appelé bbomae fouraujourd’hui, cela fait plus de nisse aujourd’hui une mesure quarante ans. C’est un travail exacte de cette teneur en sel. tranquille, qui n’évolue pas les moulins à eau qui perbeaucoup… » mettaient de prélever l’eau lee mun-seok, de mer appartiennent aussi salinier aux marais salants de à des temps révolus et ont taepyung, sur l’île de Jeungdo cédé la place à des pompes à moteur. Des wagonnets ont supplanté les brouettes dans lesquelles ont faisait de petits transports de sel et qui ont entraîné dans leur disparition les ballots en paille tressée qui le contenaient. De même, on ne ramasse plus le sel à la pelle pour le charger sur une litière, car des courroies de transport assurent désormais son acheminement complet jusqu’à ces petits wagons. lee Mun-seok a beau être un salinier expérimenté, il estime ne pas avoir de conseil particulier à fournir aux jeunes qui se lancent dans le métier. Il se contente de déclarer placidement : « Ça vient avec la pratique ». Puis, regrettant d’avoir été trop bref, il reprend pour confier qu’il sait toujours mieux que la météo s’il va pleuvoir ou non. l’espace d’un instant, un petit sourire satisfait éclaire son visage. Si le vent qui vient de la mer sent le sel des marais, on peut être sûr qu’il pleuvra. Mais ce savoir-là ne se transmet pas par la parole ou par l’écrit. Pendant le temps qui lui reste à vivre, lee Mun-seok aimerait être à l’image de ce sel qui absorbe l’humidité sans altérer ce dont elle provient.
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1 la journée du paludier commence dès trois ou quatre heures du matin, car il n’y a pas une minute à perdre dans une saison qui ne compte que cinq mois. 2 Une mince croûte est apparue dans le bassin de cristallisation. C’est la fameuse « fleur de sel » composée de grains qui grossissent, se déposent au fond et y forment des cristaux.
« Pour que l’exploitation des marais salants continue de prospérer, il faut faire en sorte que le riche héritage de ces îles ne disparaisse pas avec les derniers villageois qui avaient su le conserver au fil du temps et dans ce but, œuvrer au renouveau de leurs traditions millénaires ».
naire de Bigeumdo et avait été enrôlé de force dans l’armée japonaise, avait travaillé dans les marais salants de l’actuelle province nord-coréenne du Pyeongan du Sud. De retour sur son île natale, il allait mettre son expérience à profit en exploitant avec les autres villageois un marais salant, dit de Gurim et connu aujourd’hui encore pour avoir été le premier de la région de Honam. Il allait être suivi de nombreux autres grâce à ces pionniers de la saliculture et en 1948, une coopérative allait regrouper 450 familles de Bigeumdo en vue de l’exploitation des cent hectares du grand marais salant de Daedong. Aujourd’hui, les 226 marais salants de Bigeumdo inscrits au cadastre du canton de Sinan génèrent chaque année plus de dix milliards de wons de recettes. Quand prend fin la Guerre de Corée en 1953, un important projet d’assainissement est mis en œuvre sur l’île de Jeungdo pour venir en aide à ceux qui y ont trouvé refuge pendant le conflit, mais n’ont pas pu retourner dans leur région natale quand il s’est terminé. Sans le moindre outil digne de ce nom, ils participeront eux aussi à la construction d’une digue sur la rivière qui traverse l’île et diviseront ainsi en deux ce cours d’eau en vue de la création de marais salants. Ainsi allait naître celui de Taepyung qui, avec ses 300 hectares de superficie, est aujourd’hui le plus vaste de Corée et dont la production annuelle atteint environ 16 000 tonnes, soit 6 % de celle de tout le pays.
de l’eau de mer au sel Un marais salant est une exploitation où le sel est produit par évaporation de l’eau de mer grâce au soleil et au vent. À cet effet, on aménage un bassin au fond duquel on laisse se déposer les impuretés de l’eau. Pour accroître la salinité de celle-ci, on lui fait ensuite subir dix à vingt transvasements successifs dans différents bassins d’évaporation. Sa teneur en sel, qui était au départ de 3 %, passe à 25 % dans les bassins où s’effectue ensuite la cristallisation. Il faut compter environ vingt jours pour que s’opère cette transformation de l’eau en sel entre les bassins d’évaporation et le bassin de cristallisation. Une sorte de fine croûte se forme progressivement à peu à la surface de ce dernier. C’est la fameuse « fleur de sel » qui commence à « éclore » et se compose de fins cristaux qui croissent peu à peu avant de tomber au fond. Si la durée de décantation varie en fonction des conditions météorologiques, elle peut être d’à peine trente minutes pendant les fortes chaleurs de l’été. Constitués dans un premier temps d’une structure hexagonale creuse, les grains de sel se remplissent de l’intérieur comme de l’extérieur. S’ils se développent par leurs dimensions, ce n’est que sur la paroi intérieure des interstices restés vides que se trouve le sel considéré être de bonne qualité. Ce sont ces parties creuses, dites « trous d’air », qui leur permettent de passer alternativement par des phases d’abarTS eT cULTUre de corée 25
1 1 Sur l’île de Jeungdo, le Jardin des halophytes aménagé dans les marais salants de Taepyung permet d’admirer de belles espèces aquatiques telles que le fenouil marin. 2 Au Musée du sel de Taepyung, les visiteurs peuvent s’essayer au ratissage du sel dans un espace de découverte.
sorption et d’évacuation de l’humidité de l’air. Sans elles, le sel se réduit à un grain de verre qui ne laisse pas entrer l’air et ne se dissout pas dans l’eau. Pendant que les grains de sel se forment ainsi, soufflent tantôt les vents humides du sud ou du sud-ouest, tantôt ceux, secs, du nord ou du nord-est. S’ils favorisent de meilleurs rendements, les premiers dégradent aussi la qualité du sel et en cas de précipitations soudaines, l’eau salée des bassins d’évaporation doit donc immédiatement retourner dans le bassin où elle était au départ stockée, de sorte que les paludiers ne peuvent s’éloigner outre mesure de l’exploitation. lors d’une dernière étape, le sel de la récolte est entreposé quelque temps pour le débarrasser de tout résidu d’eau et sa saveur n’en sera que meilleure si cette déshydratation naturelle est lente.
une tradition à perpétuer Suite à l’ouverture à la concurrence des activités salicoles en
En 1948, au moment où débutait l’activité salia permis que ces marais salants de Daedong qui cole à Daedeong, un centre de formation prosont le fruit du labeur de toute une population ne fessionnelle ouvrait ses portes dans les locaux tombent pas entre d’autres mains, mais restent qui accueillent aujourd’hui l’école primaire de dans le patrimoine des générations à venir. En Bigeum. la mise en exploitation des marais 2007, l’état allait d’ailleurs les classer au patrisalants devait beaucoup à l’appui financier appormoine culturel contemporain en raison de la té par un armateur de la région, Myeong Manremarquable valeur des traditions culturelles qui sul, celui-là même qui allait reprendre les marais s’y rattachent. salants de Daedong dans les années 1960. Dans la demeure familiale de Jidang-ri, une C’est son fils cadet Myeong o-dong qu’épouseagglomération située sur l’île de Biguemdo, subra en 1981 Choe Hyang-sun, qui assure toujours sistent de nombreux vestiges de la présence de à ses côtés l’exploitation des Marais salants de Myeong Man-sul. Namil. Au lendemain de son mariage, le couple a Quant à Choe Hyang-sun elle-même, si elle a habité quelque temps dans la belle-famille de la décidé de revenir vivre sur l’île en compagnie de jeune femme, ce qui lui a permis d’entendre bien son mari, c’est parce qu’elle s’imaginait que les « Dès qu’il y a quelque chose à des histoires. Parmi les membres de la famille travaux des marais salants se résumaient « tout apprendre quelque part sur le qui vivaient au domicile familial et dont les plus bonnement à balayer le sel ». Mais avec un mari sel de mer, je m’empresse d’y âgés ne sont plus de ce monde, se trouvaient des si acharné à mettre ses projets à exécution qu’il aller. J’ai visité à deux reprises producteurs de sel, mais aussi des fabricants de est parfois qualifié d’original, elle s’est lancée les marais salants de Guérande, wagonnets destinés au transport de l’eau de mer dans une véritable production qui allait atteindre ainsi que ceux de Sicile et du et des artisans qui réalisaient les ballots en paille l’année dernière un volume de dix mille sacs d’un Vietnam, ce qui m’a permis de tressée servant à porter le sel. De tout ce que lui poids unitaire de 20kg. Une telle exploitation exige constater que le sel était partout contait sa belle-mère, Choe Hyang-sun se soupar ailleurs de constants investissements. Résole même, mais que les gens de vient plus particulièrement d’une idée qui l’enlue à s’y consacrer, cette salicultrice sillonne la là-bas savaient le transformer et thousiasme encore après tout ce temps, à savoir Corée en quête d’informations sur son activité, nous, non ». que, pour son beau-père Myeong Man-sul, pourn’hésitant pas à partir parfois pour l’étranger. Choe Hyang-sun, tant propriétaire des marais salants, ceux-ci ne Première femme à avoir été élue chef de son exploitante des marais salants de constituaient pas un bien personnel, mais apparvillage de l’île de Bigeumdo, elle préside en sa namil, à bigeumdo tenaient à l’ensemble des villageois qui les tracapacité un comité œuvrant à la création d’une vaillaient. Au lieu de les vendre à un acquéreur unique quelconque, zone d’activité salicole intercommunale qui rassemblera les cinq il avait pris soin de les diviser en parcelles pour en céder la provillages de l’agglomération de Jidang-ri. priété à des habitants de l’île. En prenant de telles dispositions, il
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vertu de l’Accord agricole de l’Uruguay Round de 1997, d’aucuns ont douté de la possibilité que le sel de mer de Sinan reste concurrentiel et nombre d’exploitations ont d’ailleurs dû cesser leurs activités. Ce danger a été écarté grâce à la qualité qui caractérise ce sel de mer naturel entrant dans la composition de nombreux condiments indispensables à la gastronomie coréenne. En outre, les microbes indigènes qui y sont présents constituent un important aspect que négligent trop souvent les comparaisons d’ordre quantitatif entre les ingrédients du sel gemme, du sel raffiné et du sel de mer. Par leur rôle essentiel dans la fermentation des aliments, ces micro-organismes contribuent pourtant à la santé humaine depuis des temps anciens. Si une alliance de cinq saveurs différentes fait aussi l’attrait du sel de mer coréen, la promotion de ce point fort peut ne pas atteindre son but auprès d’un public étranger aux goûts différents en raison de sa culture. Aujourd’hui, les marais salants de Taepyung figurent parmi les principaux lieux touristiques de l’île de Jeungdo et l’aggloméra-
tion elle-même est désormais classée « ville lente ». le Musée du sel ouvre ses portes aux visiteurs et, dans sa zone de découverte, il leur offre la possibilité de s’essayer eux-mêmes à la saliculture. Il a aussi la particularité de posséder un jardin de plantes halophytes et un centre de relaxation en cave de sel qui permet de se détendre au mieux. « À l’heure actuelle, les marais salants de Taepyung associent les activités des secteurs primaire, par la production de sel, secondaire, par la transformation de celui-ci, et tertiaire, par l’accueil de touristes dans son musée », estime Jo Jae-u, qui assure la direction de l’administration des marais salants de Taepyung. « Nous avons tout autant à cœur de conserver sa population à l’île que d’augmenter les rendements. Avec le vieillissement des saliculteurs, l’identité communautaire se perd. Pour que l’exploitation des marais salants continue de prospérer, il faut faire en sorte que le riche héritage de ces îles ne disparaisse pas avec les derniers villageois qui avaient su le conserver au fil du temps ».
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rubrique spéCiAle 4 Aux îles de Sinan, l’homme communie avec une nature intacte
souvenirs de bigeumdo enfant, j’ai passé sept ans à bigeumdo, ce qui représente près d’un dixième de ma vie. Ces années-là resteront pourtant à jamais gravées dans les replis les plus secrets de ma mémoire et les riches tonalités du patois que j’y ai avais appris sont une partie intégrante de mon identité comme du style de mes critiques littéraires. Hwang Hieon-san Critique littéraire, professeur émérite à l’Université Koryo Cheon gi-cheol Photographe
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C’
est à Bigeumdo que j’ai vu le jour, sur cette île située au sud-ouest des côtes de la province du Jeolla du Sud. on la dit isolée et pourtant, jamais cette île de mon enfance ne m’avait paru l’être jusqu’à la fin de mes études universitaires. En entendant ce mot, je me suis dit qu’il devait s’appliquer à d’autres îles se trouvant dans d’autres régions. Isolée, elle ? Mais isolée de quoi ?
les montagnes, les blanches plages et la langue En réalité, je n’ai pas vécu sur mon île aussi longtemps que cela, ma famille s’étant établie dans le port de Mokpo à la fin du XIXe siècle, époque à laquelle il s’ouvrait au commerce et se modernisait peu à peu. En 1950, la Guerre de Corée qui commençait allait nous en chasser et c’est à Bigeumdo que nous avons trouvé refuge. En ce temps-là, je n’étais encore qu’un enfant et il a bien fallu que quelqu’un me porte sur son dos pendant ces longues marches. J’allais habiter l’île jusqu’à la fin du cours primaire, après quoi nous sommes repartis pour Mokpo. En tout et pour tout, j’ai donc passé sept ans sur l’île dans mon enfance. À soixante-dix ans passés, ces annéeslà demeurent pourtant très présentes en moi et ce que j’y ai vécu me sert encore de modèle pour comprendre et analyser bien des choses en ce monde. Pour évaluer une distance, comme celle de Séoul à Busan qui est d’environ quatre cents kilomètres, je me base encore sur celle qui sépare le quai principal de Bigeumdo de Jahang, mon village, et la multiplie par cent. Quand il s’agit de l’altitude d’une montagne, je prends pour point de comparaison le mont Seonwang qui s’élève à Bigeumdo et quand je vois un grand arbre à l’âge vénérable, j’en mesure mentalement la hauteur par rapport à celle du micocoulier de Seosan, un autre village de l’île. À Bigeumdo, j’ai grandi entouré de paysages qui étaient pour moi l’archétype de la beauté. Quand je pense à une belle plage de sable blanc, c’est celle de Wonpyeong qui me vient à l’esprit et le mot « océan » évoque pour moi la vue spectaculaire que j’en avais du haut du Rocher de la tête de dragon, près de la plage de Hanuneom. Et puis, il y a la langue. Pour moi, la langue coréenne est celle de la Province de Jeolla, plus précisément de Bigeumdo où ce patois a ses particularités par rapport aux autres régions. Un rien plus élégant et expressif que celui parlé à Mokpo, qui est d’un débit rapide et haché, il n’est tout de même pas d’un rythme aussi lent qu’à Heuksando, cette autre île du canton de Sinan. Il me suffit d’entendre
Encadrés par les montagnes de l’arrière-pays et le littoral aux paysages splendides, les marais salants de Bigeumdo font de cette île la première à en avoir été dotée.
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quelqu’un de mon île pour m’en apercevoir aussitôt, et ce, même s’il s’exprime dans la langue standard de la capitale. Un jour, un ouvrier est venu installer des placards chez moi. Dès ses premières paroles, j’ai senti les battements de mon cœur s’accélérer. Comme il disait être du canton de Sinan, j’ai répliqué que j’en étais moi aussi originaire et quand j’ai voulu en savoir plus, il a précisé qu’il venait de Bigeumdo. Ce monsieur Kim avait même fréquenté l’Ecole primaire de Bigeum !
des proverbes qui en disent long sur la vie des insulaires Si les écrits du critique littéraire que je suis, par ailleurs assez abstraits, s’imprègnent parfois d’une certaine affectivité, c’est que celle-ci provient de ce dialecte de Bigeum dont les riches tonalités demeurent dans mon cœur depuis mon enfance. Comment en donner une idée ? Pour bien apprécier cette langue de Bigeumdo dans toute sa beauté, il suffit d’évoquer quelques proverbes et expressions qui lui sont propres et comme les générations d’aujourd’hui ne les connaissent certainement pas, j’en citerai quelques exemples. « le voleur de Nodae est à Nodae ». Ce dicton signifie que, quand quelque chose disparaît, il faut souvent rechercher le coupable chez soi, c’est-à-dire parmi ses proches. Comme le savent tous les pays de Bigeumdo, Nodaedo est une petite île située au large du village de Gasan-ri. Quand j’étais petit, on disait qu’il ne s’y trouvait que deux maisons, de sorte que l’on comprend sans difficulté l’origine de cette phrase. Elle prend parfois la forme suivante : « le voleur de Nodae est à Nodae. Il ne peut pas être de Suchi ou
de Sachi ». « Ni faucille ni couteau ne feront l’affaire ». Ce vieil adage était employé en parlant d’une situation d’échec à laquelle on ne pouvait remédier d’aucune façon. Sa création provient de l’anecdote suivante. Un vieil homme fut un jour pris de diarrhées et courut vite chez lui, mais une fois arrivé, il ne réussit pas à défaire sa ceinture. En désespoir de cause, il décida alors de la couper et cria à son fils de lui apporter un couteau. Comme le jeune homme n’en trouvait pas, il hurla : « Alors apporte une faucille ! ». Après avoir longtemps cherché, le fils en apporta enfin une à son père, mais trop tard. le vieil homme eut alors ces mots. « Si je reçois ces sept cents nyang ». lorsque quelqu’un ne disposait pas de la somme qu’on voulait lui emprunter, il faisait cette réponse mi-figue, mi-raisin pour inviter l’autre à patienter ou laisser entendre qu’il ne prêterait pas l’argent. J’ai entendu dire qu’à l’origine, c’était ce que disaient les marins-pêcheurs du marché aux poissons de Wonpyeong quand ils buvaient avec des filles et qu’elles usaient de leurs charmes pour obtenir quelque joli cadeau. Ils lui substituaient parfois l’expression du même sens « Quand mon bateau arrivera en vue d’Incheon ».
le sel le plus délicat Bigeumdo a non seulement été la première localité méridionale à produire du sel de mer par séchage, mais à une certaine époque, elle se classait au premier rang du pays par le volume de cette production. À l’heure où les marais salants cèdent la place aux rizières et champs en tout genre, l’île n’en continue pas moins d’assurer un
À Bigeumdo, j’ai grandi entouré de paysages qui étaient pour moi l’archétype de la beauté. Quand je pense à une belle plage de sable blanc, c’est celle de Wonpyeong qui me vient à l’esprit et le mot « océan » évoque pour moi la vue spectaculaire que j’en avais du haut du Rocher de la tête de dragon, près de la plage de Hanuneom.
1 Au flanc de la montagne visible en arrière-plan, un sentier long de trois kilomètres permet de faire une balade en suivant le mur de pierre quatre fois centenaire qui sépare le village de Naecheon d’une vaste étendue de champs. 2 Située au nord-ouest de Bigeumdo, la belle et grande plage de Wonpyeong est pourvue d’un terrain de camping.
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approvisionnement de qualité. Quand j’étais en cinquième année du cours primaire, mes camarades de classe et moi avions participé au Concours scientifique national de la jeunesse et en avions remporté le Grand Prix pour l’étude que nous avions faite sur la production du sel avec l’aide des professeurs. En réalité, mon rôle s’était limité à mélanger la colle dont s’étaient servis nos enseignants pour fabriquer une maquette de marais salant en papier-mâché et à tenir un journal où j’avais consigné des informations au terme de trois mois d’observation du marais salant. Aujourd’hui encore, grâce à cette expérience, je suis capable de parler au moins deux heures durant des procédés employés pour produire le sel, notamment pour le faire griller. Il faut savoir que le sel n’est jamais le même d’un endroit à l’autre, car sa saveur et sa qualité varient. Sur l’île, les personnes âgées étaient de véritables experts du domaine et il leur suffisait de goûter un seul grain pour savoir de quel marais salant il provenait, si celui-ci se trouvait dans l’est ou dans l’ouest de l’île et si la récolte avait eu lieu au début de l’été ou à la fin de l’automne.
une époque gravée dans ma mémoire À l’été de ma cinquième année au cours primaire, j’ai passé une nuit chez des camarades du petit port de Wonpyeong qui se trouve dans le nord-ouest de l’île. Ils m’ont emmené au marché aux poissons, mais comme ce n’était pas la saison du maigre, les marchands avaient rangé leurs étals et s’en étaient allés, seules restant quelques échoppes de fortune qui vendaient leur alcool aux pêcheurs. Avec pour seule monnaie d’échange le bol plein d’orge
qu’ils avaient emporté, mes amis parcouraient sans succès ces commerces dans l’espoir de dénicher quelque chose à m’acheter. En arrivant devant le dernier, ils ont soudain aperçu une caisse de boissons gazeuses abandonnée dans un coin. Elle contenait assez de bouteilles pour que nous en prenions deux chacun et comme j’étais invité, j’ai eu droit à une de plus. Je n’aurais jamais imaginé qu’il soit possible de s’enivrer avec du soda. Comme j’étais pris de nausées et d’étourdissements, je me suis allongé sur le sable. le soleil s’était couché et le ciel constellé d’étoiles était illuminé par le clair de lune. Mes amis chantaient en chœur à côté de moi, mais leurs voix semblaient me parvenir de très loin. À une distance encore plus grande, les vagues faisaient entendre leur doux bruit en se brisant. J’avais l’impression que les comètes tournoyaient lentement autour de moi en laissant leur longue traînée. le sable était encore chaud et ce vestige du soleil enveloppait mon corps. on aurait dit que j’étais blotti au creux d’une main géante qui me berçait ou que mon corps s’était désintégré en grains de sable balayés par le souffle du vent. Combien de temps cela a-t-il pu durer ? Quand j’ai ouvert les yeux, il était minuit passé et mes amis, assis en rond autour de moi, me regardaient d’un air inquiet. Ce que j’ai vécu pendant ces moments est resté enfoui dans le tréfonds de ma conscience. Je me dis que l’espace d’un instant, je suis entré dans une faille temporelle, un « temps profondément ancré dans mon esprit », tout comme ces années passées à Bigeumdo qui resteront à jamais gravées dans les replis les plus secrets de ma mémoire.
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un bAteAu et ses trésors enFouis dAns lA boue des Fonds mArins depuis plus de six sièCles en 1323, sombrait au large des côtes coréennes un navire marchand de la dynastie chinoise des yuan en route pour le Japon. en touchant le fond boueux des eaux de sinan, son épave s’y est enfoncée et ce n’est que six siècles et demi plus tard qu’elle en a été remontée au terme de onze campagnes de fouilles réalisées entre 1976 et 1984. ses cales recelaient une multitude d’objets qui permettent de se faire une idée de ce qu’était le commerce maritime de l’extrême-orient au bas moyen Âge. Cette opération réussie représente l’acte de naissance de l’archéologie sous-marine coréenne. 32 KoreaNa Été 2016
lee Kwang-pyo Rédacteur en chef de la rubrique opinion du Dong-a Ilbo Ahn Hong-beom Photographe
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e 20 août 1975, au large de Jeungdo, une île du canton de Sinan situé dans la province du Jeolla du Sud, quelle n’a pas été la surprise d’un pêcheur quand il a ramené dans son filet six vases de céladon. lorsqu’il a signalé cette découverte auprès du Bureau de gestion des biens culturels, l’actuel office du patrimoine culturel, les services compétents ont confirmé qu’elle portait bien sur des fragments de porcelaine de Chine d’origine ancienne. or, au moment de leur repêchage, ils se trouvaient à l’emplacement supposé où un navire avait fait naufrage des siècles auparavant.
« les fouilles du siècle » Convaincu que les fonds marins abritaient cette épave, le Bureau de gestion des biens culturels allait alors mettre sur pied une importante campagne de fouilles. Il n’en fallait pas plus pour que circule une rumeur affirmant qu’il y avait quantité de porcelaine chinoise à cet endroit et que les pillards aillent faire main basse sur ces objets. Quand la situation a pris une tournure inquiétante, les eaux situées dans un rayon de deux kilomètres ont été classées en Zone de protection du patrimoine culturel et les opérations de remontée de la cargaison du bateau ont enfin pu commencer. Jusqu’en 1984, pas moins de onze campagnes de fouilles ont été mises en œuvre
Rattaché à l’Institut national de recherche sur le patrimoine culturel maritime, le Musée maritime national fournit l’occasion exceptionnelle de voir de près des épaves maritimes d’origine ancienne. Après avoir été remontée du fond au large de Sinan, celle d’un navire marchand chinois du XIve siècle a subi des réfections, préalablement à sa reconstruction dans la salle des épaves, où elle porte désormais le nom de Sinan .
avec le concours de l’Unité de sauvetage en mer de la Marine sud-coréenne et les fonds marins ont livré d’innombrables merveilles. l’épave qui les renfermait y était enlisée et gîtait à bâbord. le pont et la mâture, ayant longtemps séjourné dans l’eau de mer, étaient presque entièrement recouverts de rouille, tandis que la boue avait préservé la coque en l’empêchant de prendre l’eau. À l’époque de sa découverte, le navire mesurait 28,4 mètres de long, sur 6,6 mètres de largeur maximale et 3,4 à 3,8 mètres de profondeur. Par nature extrêmement difficiles, les fouilles sous-marines l’étaient d’autant plus ici que les archéologues coréens n’avaient pas l’expérience de ce milieu. Dans ce cas précis, la visibilité y était quasiment nulle, l’eau, d’une profondeur moyenne comprise entre vingt et vingtcinq mètres et la vitesse de la marée, de 2,5 nœuds en moyenne. À cela s’ajoutait une telle amplitude des marées que les plongeurs ne pouvaient descendre qu’une ou deux fois par jour, pendant le peu de temps où la mer est étale, et devaient alors subir les hautes pressions des profondeurs océaniques. De plus, l’extraction des objets, particulièrement délicate en raison de l’épaisseur et de la dureté de la couche de boue, exigeait le recours à des équipements de dragage à haute pression. Autant d’opérations qui auraient été impossibles sans la participation de l’Unité de sauvetage en mer de la Marine nationale et malgré les conditions particulièrement difficiles de sa réalisation, ce projet d’archéologie sous-marine s’est avéré si fructueux que l’on parle à son sujet de « fouilles du siècle ».
le commerce maritime ancien de l’extrême-orient les travaux des chercheurs allaient corroborer l’hypothèse d’un navire marchand en provenance de l’Empire chinois des Yuan et à destination de Hakata et de Kyoto. Parti du port de Ningbo, il aurait péri corps et biens au large de Sinan en 1323. les procédés employés dans sa construc-
tion, l’origine de son bois de charpente, les provisions alimentaires destinées à son équipage et la nature de sa cargaison ont permis de déterminer son origine. Avant l’avarie, ses dimensions devaient être de 34 mètres de longueur sur 11 mètres de largeur maximale et 3,75 à 4,5 mètres de hauteur, pour un poids avoisinant 260 tonnes. Il allait être rebaptisé du nom du canton où on l’avait découvert. Dans ses cales, le Sinan renfermait une abondante cargaison composée de plus de 20 000 pièces de porcelaine, de 28 tonnes de monnaies de cuivre, de 1 017 pièces de bois de rose, d’objets en métal variés, de laques, de verreries, de poteries en grès, d’articles en os et en corne, d’épices, de pierres à encre, de thé, de plantes médicinales et de céréales diverses. Il s’y trouvait aussi des caisses et accessoires servant à emballer la marchandise, des plaquettes de marquage en bois et des éléments de charpente. Sur le marquage des 360 articles de son fret, figuraient les noms de temples bouddhiques japonais tels que celui de Tohokuji ou de particuliers japonais, comme un certain Hachiro, ce qui laisse penser que le navire avait pour destination un port de ce pays. les objets qui en ont été extraits révèlent certains aspects du commerce qui était alors pratiqué en Extrême-orient, notamment son volume et sa nature, le mode de vie des régions concernées et le succès que connaissaient les produits de provenance chinoise. la présence de nombreux objets en porcelaine témoigne que ceux-ci occupaient une place importante dans les échanges commerciaux entre la Chine et le Japon. Par la haute résistance à la corrosion que leur conférait leur composition, ces pièces sont demeurées en excellent état après un séjour de plusieurs siècles sous l’eau. Dans presque 60 % des cas, il s’agissait d’objets en céladon issus des fours de longquan situés dans la province de Zhejiang, cette production devant donc avoir été très prisée au Japon. les pièces les plus nombreuses étaient les vases et encensoirs, ainsi que les théières arTS eT cULTUre de corée 33
et ustensiles destinés à la consommation de thé comme les bols, bocaux ou étuis, dont l’importante présence montre que les nobles et moines bouddhiques japonais appréciaient tout particulièrement ceux de Chine. les pièces de monnaie chinoises en cuivre figuraient aussi parmi les principaux produits d’exportation vers le Japon. l’état japonais ne disposant pas d’un Hôtel de la Monnaie, il lui fallait faire venir ces pièces chinoises qu’il mettait en circulation, mais il arrivait aussi que l’on en fonde le métal pour réaliser des statues de Bouddha. Enfin, la cargaison contenait des articles en bois de rose venant de zones subtropicales, notamment des meubles alors très prisés, tous parfaitement conservés par la boue. outre ces différents objets de fabrication chinoise, se trouvaient aussi des produits venant de Corée ou du Japon, en particulier de la vaisselle en céladon de Goryeo, ce qui permet d’en conclure que les Chinois revendaient pour partie au Japon les articles d’importation de ce type.
des campagnes de fouilles au large du sud-ouest coréen Suite à la découverte de ces fabuleux trésors au large de Sinan, l’archéologie sous-marine a fait son apparition en Corée. les fouilles se sont succédé en plusieurs points de la région, dont celles qui ont été effectuées en 1984 dans les eaux du canton de Wando situé dans la province du Jeolla du Sud et qui ont permis de retrouver plus de 30 000 objets en céladon de Goryeo. Comme dans le cas du Sinan, cette découverte et celle d’autres épaves, au départ tout à fait fortuites, ont par la suite débouché sur d’importantes recherches archéologiques. En avril 2002, pas moins de 243 pièces de céladon de Goryeo ont été remontées à la surface dans le filet traîné par un chalutier de neuf tonnes qui pêchait près de l’île de Biando située au large de Gunsan, une ville de la province du Jeolla du Nord. les fouilles poussées qui ont alors été entreprises à cet emplacement ont permis de récupérer près de 3 000 objets en 34 KoreaNa Été 2016
porcelaine d’origine ancienne. Puis, en mai 2007, au large de l’île de Daedo située dans la province du Chungcheong du Sud, c’était au tour de pêcheurs du canton de Taean de trouver une pièce de vaisselle également en céladon, mais, cette fois, étreinte entre les tentacules d’une pieuvre, et les recherches aussitôt entreprises sur les fonds marins allaient permettre la découverte de 23 000 pièces en céladon datant du royaume de Goryeo. C’est parfois l’arrestation de pillards qui conduit les archéologues à faire d’exceptionnelles découvertes. C’est justement ce qui s’est produit au large de l’île de Yamido, qui fait partie de l’agglomération d’okdo-myeon située dans la banlieue de Gunsan. Des fouilles sous-marines y ont été effectuées de 2006 à 2009, après qu’eurent été arrêtés des pillards qui s’étaient emparés de quelque cinq cents pièces en céladon. En Mer de l’ouest, les porcelaines découvertes à ce jour consistent pour la plupart en céladons d’époque Goryeo, ce qui s’explique par le fait que, sous ce royaume (918–1392), les pièces de ce type provenaient surtout de la production de Gangjin et Buan, des villes qui se trouvent respectivement dans les actuelles provinces du Jeolla du Sud et du Nord. les pièces qui sortaient de leurs fours se vendaient dans tout le pays et étaient particu-
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lièrement recherchées par les riches citadins de Gaegyeong, la capitale d’alors qui aujourd’hui s’appelle Gaeseong et se trouve en Corée du Nord. En ce temps-là, pour acheminer leurs marchandises sur de grandes distances, les commerçants devaient préférer la mer à la terre, car ils jugeaient le transport maritime ou fluvial plus sûr et mieux adapté aux gros volumes de fret. les gens de Goryeo chargeaient sur des bateaux les céladons de leurs fours de Gangjin et Buan pour les envoyer dans la capitale. Par gros temps, il arrivait parfois qu’ils fassent naufrage et selon toute vraisemblance, les pièces qui ont été retrouvées dernièrement en haute mer devaient se trouver à bord de l’un d’eux. les pièces repêchées au large des côtes coréennes ne se limitent pas au céladon de Goryeo et dans le canton de Taean, non loin de l’île de Mado située dans la Province du Chungcheong du Sud, des fouilles sous-marines ont permis de remonter près de 1400 objets, dont des manuscrits sur bambou, des cornes de cerf et des peignes, ainsi que des denrées alimentaires telles que des grains de riz, du millet, du concentré de soja, des blocs de soja fermenté, des crabes, des crevettes et des anchois salés. Ces découvertes laissent supposer que les spécialités locales et les
1 les objets d’art, d’artisanat ou à usage domestique qui ont été retrouvés sur les lieux sont tous d’une valeur inestimable sur le plan historique, car ils donnent une idée du commerce maritime extérieur pratiqué en Extrême-orient au bas Moyen Âge. Ces échanges étaient si florissants avec la Chine que toutes leurs routes étaient dites « de la porcelaine ». 2 Au Musée maritime national, la salle des épaves d’époque Goryeo expose des vestiges du Dalido , un navire coréen qui aurait sombré en Mer de l’ouest aux XIIIe ou XIve siècles. Il porte le nom d’une île située au large de Mokpo, car il a été extrait des bancs de boue qui s’y trouvent.
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produits de première nécessité en provenance du sud étaient expédiés dans la capitale avec le céladon. Elles sont l’aboutissement de fouilles réalisées entre 2009 et 2010 dans ce qui doit avoir été un céréalier, si on en juge par les indications figurant sur des plaquettes de marquage en bambou. Il y est dit qu’en ce deuxième mois de l’an 1208, le bateau faisait route vers Gaegyeong pour y transporter du riz, du soja, du millet, du sarrasin, des fruits de mer fermentés, du charbon et de la raie séchée de Haenam provenant des villes de Naju et Jangheung situées dans la province du Jeolla du Sud.
la manifestation du quarantième anniversaire la multiplication des fouilles sous-marines qui ont suivi celles de Sinan dans d’autres régions du littoral occidental a incité les pouvoirs publics à créer une
agence qui assurerait la coordination des différents projets, ainsi que la conservation, l’exposition et l’étude des objets découverts. Situé dans la province du Jeolla du Sud et rattaché à l’Institut national de la recherche sur le patrimoine culturel maritime de Mokpo, le Musée maritime national expose un important ensemble d’objets anciens qui témoignent de l’histoire de la navigation, du transport maritime et des fouilles archéologiques sous-marines. Il se compose de quatre salles thématiques consacrées aux épaves de Goryeo, aux épaves de Sinan, à la vie quotidienne dans les villages de pêcheurs et à l’histoire de la navigation en Corée, ainsi que d’une aire d’exposition en plein air présentant des maquettes de bateaux anciens en grandeur nature. Ses collections sont riches de plus de 50 000 pièces, dont des céladons de Goryeo et des objets divers retrouvés en mer, aux-
quels s’ajoutent d’autres éléments les concernant. Parmi ses spécimens les plus remarquables, se trouvent des fragments et reproductions de la vaisselle ancienne provenant du Wando , qui navigua entre la fin du XIe siècle et le début du XIIe et a fait l’objet de fouilles sous-marines en 1984 au large d’Eodu-ri, un village du canton de Wando situé dans la province du Jeolla du Sud. D’autres ont été découverts sur le Dalido, un navire qui assura le transport de marchandises du XIIIe au XIve siècles et a subi des fouilles après avoir été extrait en 1995 des marais côtiers de Dalido situés près de Mokpo, dans la province du Jeolla du Sud. la découverte du Sinan revêt de l’importance en ce sens qu’elle fournit de précieuses indications sur le commerce maritime médiéval, dont l’essor était tel que l’ensemble de ses liaisons était connu sous le nom de « route de la porcelaine ». Après avoir été remontés des fonds marins, ses vestiges ont été conservés avec le plus grand soin et sont aujourd’hui exposés au Musée national maritime, les objets découverts à son bord étant rassemblés dans une exposition permanente du Musée national de Corée situé à Séoul. Quarante ans ont passé depuis les fouilles réalisées sur l’épave du Sinan et, à l’occasion de cet anniversaire, le Musée national de Corée accueillera, de juillet à octobre prochains, une exposition temporaire qui permettra d’admirer les objets provenant de ce navire, mais aussi de mettre en lumière les échanges culturels auxquels s’adonnaient jadis les pays d’Extrême-orient. arTS eT cULTUre de corée 35
dossiers
quAnd l’Homme AFFronte lA mACHine Au Jeu de go en mars dernier, tous les regards se sont tournés vers le tournoi de go en cinq parties qui se disputait à séoul entre lee se-dol, le grand maître de ce jeu appelé baduk en coréen, et le logiciel deep mind Alpha go de google. le monde entier était impatient de savoir s’il était vraiment possible que l’intelligence artificielle ait raison un jour de celle de l’homme, comme certains le prédisent. Cho Hwan-gue Professeur d’informatique à l’Université nationale de Pusan
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es combats entre hommes et machines n’existaient jusqu’ici que dans les films de science-fiction, mais voilà qu’ils deviennent réalité par le biais du baduk , un jeu de société ancien. Portant les espoirs du genre humain, se trouvait d’un côté le grand maître lee Se-dol, qui est neuvième dan et quatrième au classement mondial, et face à lui, AlphaGo, le prototype d’un logiciel faisant appel à l’intelligence artificielle (IA). outre qu’elle représentait un événement sans précédent dans l’histoire des civilisations, cette rencontre comportait des enjeux importants pour l’avenir de cette technologie dans la mesure où celle-ci s’appliquait ici à un jeu qui fait largement appel à l’intuition et à la créativité distinctives de l’espèce humaine.
un jeu des plus simples Aucun jeu de société au monde n’égale le baduk par la simplicité de ses règles. le backgammon occidental, par exemple, se joue avec des pions spéciaux et les échecs ou le janggi, dit xiangqí en chinois, avec différentes pièces. Au baduk, il suffit en revanche de quelques pions blancs et noirs appelés « pierres » et d’un plateau où sont tracées des lignes verticales et horizontales formant une grille. Faute de disposer de ces « pierres », des cailloux ou des pions en bois peuvent aussi bien convenir. Dans un pays étranger où je participais dernièrement à un séminaire, j’ai même vu un professeur coréen y jouer avec un chercheur étranger et inscrire au crayon les points engrangés par chacun sur une feuille de papier millimétré. De plus, les règles du baduk sont particulièrement simples et n’importe quel débutant pourra les retenir en à peine dix minutes. En réalité, elles se résument à une seule, à savoir qu’il est interdit de placer son pion, dit « pierre », à un emplacement que vient de libérer l’adversaire en en prenant un autre. on s’accorde à penser que ce jeu a été inventé dans l’Antiquité chinoise, comme en atteste la découverte des premiers documents historiques qui en font état. Selon certaines thèses, le roi Huangdi, qui devint plus tard l’Empereur jaune et figure parmi les trois rois et cinq empereurs les plus illustres que compte la Chine, l’aurait créé pour les besoins de l’éducation de ses enfants. Que ces hypothèses soient ou non exactes, il n’en demeure pas moins que l’on y jouait déjà dans ce pays entre 475 et 221 avant J.-C., c’est-à-dire pendant les périodes dites du Printemps, de l’Automne et des Royaumes combattants, au vu des mentions faites à ce propos par les textes classiques que sont les analectes de Confucius et le Mencius. l’introduction du jeu en Corée serait intervenue au quatrième ou au cinquième siècle, c’est-à-dire sous les Trois Royaumes. Jusqu’à l’apparition des ordinateurs et de l’internet, le baduk était le loisir préféré des Coréens d’un certain âge pour lesquels il représentait la meilleure façon de s’occuper l’esprit pendant des heures entières. Par comparaison aux autres jeux de société, il présente l’avantage de permettre le recours à d’innombrables stratégies dont le degré de complexité diffère considérablement selon que l’on se trouve devant un professionnel ou un amateur. Pour ce
dernier, une victoire contre un maître chevronné est donc virtuellement inenvisageable, même en tenant compte du hasard. Dans ce domaine, l’écart qui sépare les experts des néophytes est si grand que la probabilité que les seconds battent les premiers est quasiment nulle. Si la pratique du jeu de go s’est répandue en Extrême-orient, c’est qu’elle correspond à l’essence même d’une tradition spécifique et en retour, elle a aussi exercé une influence sur la culture des pays concernés. Ce jeu fait appel à toute une symbolique et une mythologie orientales qui se traduisent par l’univers très fermé dans lequel évoluent ses maîtres, par le contraste des « pierres » noires et blanches évoquant le yin et le yang, ainsi que par la grille aux 19 lignes sur 19 qui figure sur le plateau et dont les 361 points d’intersection représentent l’infinité des corps célestes. En Corée, on retrouve nombre de mots appartenant au jargon du jeu de go dans le vocabulaire politique, économique ou culturel. Pour parler du temps de réflexion nécessaire à une prise de décision, par exemple, on emploie souvent le terme de cho-ilkgi qui, au sens propre, désigne le compte à rebours de 60 secondes précédant chaque tour. on rencontre aussi ceux de kkotnori-pae, qui signifie que l’un des joueurs a beaucoup à perdre, et de bokgi, qui désigne un processus d’évaluation.
de la machine à vapeur à l’intelligence artificielle Tandis que la conception du monde des occidentaux est souvent empreinte de matérialisme et axée sur la technique, elle accorde en orient une place beaucoup plus importante aux sentiments et à la spiritualité. là où un écrivain classique d’Asie aurait été sensible au simple bruit d’un couvercle de bouilloire soulevé par de l’eau en ébullition, l’homme de science se serait attaché à souligner la force avec laquelle la vapeur faisait tomber le couvercle de bouilloire. l’invention de la machine à vapeur, qui allait entraîner l’avènement de la Révolution industrielle, fut l’aboutissement des observations scientifiques auxquelles se livrait James Watt, et par la suite, elle bouleversa le monde en permettant de substituer l’énergie mécanique à celle de l’homme. Cette mécanisation, dont on avait d’abord cru qu’elle ne concernerait que le travail, allait faire son entrée dans la vie quotidienne grâce à l’ordinateur. les progrès de la médecine moderne ont permis aux le champion de go lee Sechercheurs de mettre en évidence dol, neuvième dan de ce jeu de société (à droite) affronte le le lien qui existe entre l’intelligence logiciel d’intelligence artificielle et les interactions biochimiques des Deep Mind AlphaGo de Google. cellules cérébrales. lorsqu’il a été Face à lui, joue pour AlphaGo Aja Huang, principal programdémontré que les troubles mentaux meur de Deep Mind et luin’étaient pas un mauvais tour du même sixième dan en tant que diable, mais résultaient d’une défailjoueur amateur, ici en train de déplacer un pion sur le plateau. lance des neurotransmetteurs du lee Se-dol a dû s’incliner par 1 cerveau, l’intelligence humaine et les contre 4, à l’issue de ce tournoi sciences cognitives sont devenues en cinq parties. arTS eT cULTUre de corée 37
de nouvelles disciplines scientifiques. Quand la science a permis la mise en œuvre concrète des conceptions matérialistes du monde, les machines ont simulé toujours mieux les facultés mentales de l’homme. C’est dans les années 1960 qu’est apparue la notion d’intelligence artificielle, mais pour qu’elle commence à se matérialiser, il a fallu attendre que soient mis au point de puissants calculateurs et des circuits à semi-conducteurs. Par la suite, le développement de mémoires de masse offrant d’énormes capacités de stockage a permis d’étendre toujours plus ses domaines d’applications. Dernièrement, elle a permis des avancées considérables dans le pilotage d’avions, la surveillance sans personnel, la reconnaissance du visage, le filtrage du courrier électronique indésirable et le conseil en investissement, ce qui renforce sa présence dans de nombreux secteurs d’industrie. Géant mondial de l’informatique, Google a senti le vent et rapidement pris ses marques dans la course aux futurs systèmes d’IA en rachetant DeepMind, l’entreprise britannique qui a produit AlphaGo, au prix de 400 millions de livres, soit environ 650 millions de dollars.
quand l’ordinateur défie l’homme Dans un premier temps, le jeu d’échecs a été considéré être le meilleur point de comparaison pour montrer ce dont l’intelligence artificielle est capable. Après plusieurs essais infructueux, l’ordinateur Deep Blue d’IBM a fini par battre le champion du monde en titre Garry Kasparov lors d’un tournoi disputé en 1997, soit plus de trente ans après le choix de ce jeu pour affronter la machine à l’homme. En 2011, c’était au tour du superordinateur Watson d’IBM de mettre tous ses concurrents en déroute lors du jeu télévisé Jeopardy. D’ores et déjà, nombre de scientifiques prédisaient que l’homme ne pourrait jamais battre l’ordinateur à des jeux tels que les échecs ou dans des jeux concours comportant un nombre limité de réponses. En revanche, comme le jeu de go possède la particularité de permettre un nombre incalculable de manœuvres, il a servi de nouveau terrain d’essai à la lutte entre l’homme et la machine. Dans la mesure où le baduk repose pour une large part sur l’intuition et une manière de penser orientale axée sur la tradition, on a longtemps cru que, de ce fait, l’intelligence artificielle ne l’emporterait jamais sur l’homme. Dans ce domaine, les logiciels déjà
existants s’étaient déjà avérés très inférieurs aux joueurs avertis. l’ordinateur se montrait notamment peu apte à deviner les intentions de l’adversaire et à apprécier chaque situation de jeu dans son ensemble, mais la création d’AlphaGo allait changer les choses. En effet, lors des cinq parties du tournoi qui a opposé AlphaGo au champion lee Se-dol du 9 au 15 mars dernier, ce logiciel a stupéfié le monde entier par ses performances, qui ont dépassé de loin les attentes des spécialistes. À l’issue de la rencontre, il a dominé lee Se-dol par un score sans appel de quatre à un. les joueurs de go professionnels ont été ébahis par ses incessantes manœuvres tout en subtilité et souvent sans commune mesure avec ce qu’aurait pu accomplir un joueur humain. Telle faute criante que l’on ne s’expliquait pas se transformait soudain en une manœuvre stratégique inattendue témoignant d’un pouvoir de prévision phénoménal. Pendant les trois premières parties, AlphaGo s’est acheminé vers une victoire incontestée en ne commettant pas la moindre erreur. De son côté, lee Se-dol accusait le coup psychologiquement et multipliait les erreurs, de sorte qu’il a fini par s’incliner devant l’ordinateur. Pendant la quatrième partie, un étonnant revirement s’est produit car après trois défaites consécutives, lee Se-dol a réussi à percer la stratégie d’AlphaGo et lui a ravi la victoire de haute lutte, démontrant ainsi que la machine n’était pas totalement invincible. En revenant sur les parties jouées précédemment, AlphaGo accumule toujours plus d’informations et améliore à chaque fois sa compréhension du jeu, c’est-à-dire, en substance, qu’il analyse les stratégies entreprises avec succès, effectue des calculs de probabilités et met tous leurs résultats en mémoire. les capacités de ses dispositifs permettent la réalisation de ces opérations complexes. Toutes les manœuvres que les plus grands maîtres du go ont exécutées sont sauvegardées dans toutes les combinaisons possibles sur l’unité centrale 1 200 et le Cloud de Google. la supériorité absolue d’AlphaGo repose sur la possibilité d’accéder immédiatement à toutes ces données sans avoir à les relire et à procéder à de nouveaux calculs. Son plus grand atout réside dans sa capacité à rechercher constamment de nouvelles manœuvres adaptées par la simulation de Monte-Carlo, un modèle mathématique informatisé qui évalue une plage quasiment illimitée de résultats possibles et de probabilités. Si l’homme est capable de calculer le
Après le tournoi, Lee Se-dol a estimé qu’il était temps de repenser les stratégies du baduk et cette remarque résumait on ne peut mieux son dénouement. En effet, l’évolution de l’intelligence artificielle remet aujourd’hui en question les fondements même de ce jeu.
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nombre de manœuvres réalisables au rythme de trente par heure, AlphaGo le fait plus d’un million de fois dans le même laps de temps. lors de la rencontre qui l’opposait à lee Se-dol, il a pu ainsi concevoir de nouvelles manœuvres à une vitesse qu’aucun joueur humain ne pourrait égaler et celles qui avaient dans un premier temps éberlué les spectateurs par leur apparente maladresse leur ont paru, avec le recul, procéder d’une brillante stratégie.
Des élèves de l’Institut de go créé en 2014 par lee Se-dol dans l’arrondissement de Seongdong-gu, à Séoul, suivent à la télévision le tournoi contre Google Deep Mind. Cet établissement a vocation à découvrir de jeunes talents en vue d’une formation poussée.
les faiblesses d’Alphago Après le tournoi, lee Se-dol a estimé qu’il était temps de repenser les stratégies du baduk et cette remarque résumait on ne peut mieux son dénouement. En effet, l’évolution de l’intelligence artificielle remet aujourd’hui en question les fondements même de ce jeu. Toutefois, tel qu’il est pratiqué par une machine, le baduk se réduit à une confrontation de performances individuelles complètement dépourvue du partage d’émotions qui fait partie intégrante de ce jeu. Comme le soulignait lee Se-dol : « les robots ne comprendront jamais la beauté du jeu comme nous la comprenons ». Sa défaite contre AlphaGo ne porte nullement atteinte à son prestige aux yeux des joueurs de go. En outre, il est fort peu probable qu’un tel logiciel d’intelligence artificielle, qui a été spécialement conçu pour ce jeu, puisse un jour envahir la vie de l’homme et lui imposer sa suprématie. Il serait tout à fait illusoire de penser que l’issue du duel qui s’est livré entre lee Se-dol et AlphaGo a révélé une domination de l’homme par la machine. Si aucun doute ne subsiste désormais quant à la capacité de la seconde à se substituer au premier en matière de calcul, les relations humaines l’emportent in fine, puisque tout ordinateur ne peut fonctionner que sous la supervision de l’homme. l’évidente dichotomie entre intelligence humaine et artificielle n’est pas pertinente ici, l’important étant avant tout que les deux puissent coexister de manière acceptable. Pour assurer la continuité d’une technologie, il faut qu’elle soit adaptée aux besoins des hommes, comme l’a montré a contrario l’échec récent de la télévision en trois dimensions. En fin de compte, les grandes questions demeurent toujours du domaine de l’humain. arTS eT cULTUre de corée 39
entretien
lee Joon-iK,
darcy paquet Critique de cinéma
un CinéAste Féru d’Histoire qui trAnsmet sA pAssion dAns ses Films le film le roi et le clown (2005) du réalisateur coréen lee Joon-ik a remporté un succès commercial dès sa sortie en salle et sa dernière œuvre intitulée the throne est en passe de faire de même suite à sa distribution en 2015. mais de toute évidence, les motivations de ce cinéaste ne s’arrêtent pas aux chiffres du box-office, tant s’en faut. Chez lui, la création d’une œuvre cinématographique est toujours précédée d’une longue phase de réflexion en profondeur sur les thèmes qu’il souhaite aborder pour apporter sa contribution aux débats d’ordre culturel qui se déroulent en Corée. 40 KoreaNa Été 2016
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u début de l’année, un film coréen était couronné de succès dans des circonstances particulières. Il s’agissait du long métrage Dong-ju: The portrait of a Poet qu’a réalisé lee Joon-ik sur un budget d’à peine 500 millions de wons, soit 440 000 dollars. Cette œuvre consacrée à la vie du grand poète coréen Yun Dong-ju (1917–1945) allait susciter un accueil tout aussi enthousiaste dans la critique que chez ses spectateurs. Tourné en noir et blanc, il évoque le passage à l’âge adulte du poète à une époque particulièrement sombre de l’histoire de Corée et retrace sa vie jusqu’à son arrestation pour « crime idéologique » et à sa mort tragique au Japon peu de temps avant la reddition de ce pays. le cinéaste rend aussi hommage à ses poèmes à la beauté mélancolique en émaillant son film de passages qui en sont tirés. Grâce au bouche à oreille qui l’a fait connaître dans le public, Dong-ju a pu rester à l’affiche remarquablement longtemps pour une production indépendante à petit budget, ce qui lui a permis d’enregistrer plus de 1,1 million d’entrées. Depuis ce printemps, sa distribution aux états-Unis, notamment dans le cadre du Festival du film asiatique de New York, lui assure une couverture médiatique internationale. Au Japon, pays qui compte de nombreux admirateurs de ce poète, sa sortie dans les salles obscures est prévue pour l’automne prochain. Nous avons retrouvé le réalisateur lee Joon-ik dans son bureau de Chungmu-ro, ce quartier de Séoul qui est depuis longtemps le centre de l’industrie cinématographique coréenne.
Fiction historique et style hollywoodien darcy paquet Au vu de votre filmographie, vous semblez vous intéresser énormément à l’histoire. Quels sont les facteurs qui expliquent plus particulièrement cet attrait pour le passé ? lee Joon-ik Quand j’étais enfant et adolescent, j’ai vu de nombreux films produits à Hollywood et dans ma jeunesse, beaucoup de classiques du cinéma japonais. Dans les films européens comme dans ceux de Hollywood, on apprend toujours quelque chose sur l’histoire de l’Europe. Quand je travaillais dans l’importation de films, je me suis rendu compte qu’en revanche, le public étranger connaissait souvent très mal la Corée. les gens savent tout de même quelque chose du Japon, de la Chine et de certains événements historiques concernant ces pays. Dans le cas de la Corée, c’est le peu d’occasions de découvrir ses produits culturels qui explique le manque d’intérêt pour ce pays. J’ai donc décidé de réaliser des films historiques pour pallier cette lacune et analyser
Affiches retraçant la carrière du cinéaste lee Joon-ik, qui a réalisé onze films depuis ses débuts en 1993. Son bureau se trouve au centre de Séoul, dans ce berceau du cinéma coréen qu’est le quartier de Chungmu-ro. De gauche à droite, affiches de The Throne (2015), Dong-ju: The Portrait of a Poet (2016), le roi et le clown (2005), Radio Star (2006) et Hope (2013).
les particularités qui différencient la Corée de la Chine ou du Japon. C’est tout à fait dans cet esprit que j’ai réalisé once Upon a Time in a Battlefield (Hwangsanbeol) en 2003. les croisades de la chrétienté sont bien connues, contrairement aux guerres dont parle ce film et qui se sont déroulées au vIIe siècle entre les royaumes de Silla, Baekje et Goguryeo, et pourtant elles ont été d’une ampleur comparable. les conflits se sont étalés sur trente ans et ont mobilisé plus de 130 000 guerriers qui ont été transportés de Chine en bateau. Si je faisais ce film aujourd’hui, je pourrais certainement lui donner beaucoup plus d’envergure, mais à l’époque, nous avons fait le choix d’une comédie pour plaire davantage au public, ce qui nous a réussi. Ce film était très marqué régionalement, à la fois sur le fond et par son style d’humour, mais surtout par les expressions du dialecte, alors pour le prochain, j’ai décidé d’aborder des thèmes plus universels, comme je le fais dans le roi et le clown. Si ce film s’inspire d’une pièce de théâtre, il est aussi l’aboutissement de toute une recherche que j’ai faite sur les différentes sortes de clowns. Il y a le Pierrot de la commedia dell’arte, les bouffons du théâtre shakespearien ou le personnage de Tarkovsky dans Andrei Rublev. Je me suis beaucoup interrogé sur ce qui distinguait les clowns européens de ceux du royaume Joseon. En fin de compte, j’en ai conclu que les seconds ne faisaient pas qu’exprimer les sentiments de leurs créateurs, car ils se faisaient la voix de tout un peuple. Ils disaient haut et fort ce qu’ils pensaient au risque de déplaire aux puissants de ce monde, roi y compris. J’avais sans cesse cette idée à l’esprit pendant le tournage et il semble que cette approche ait touché le public coréen, mais aussi étranger. dp Je vous rejoins tout à fait sur l’idée que la culture coréenne possède des qualités propres qui diffèrent manifestement de celles du Japon ou de la Chine, mais, selon vous, à quoi tient cette spécificité ? lJ Tout au long de son histoire, la Corée a subi les différentes influences qu’exerçaient ses voisins. Jusqu’au début du XIXe siècle, celle de la Chine a été considérable, après quoi le Japon a imposé la sienne, à partir des années 1900. Quand sont venues l’Indépendance et la Guerre de Corée, les états-Unis ont eu à leur tour un grand ascendant. la manière dont nous vivons aujourd’hui résulte donc en partie d’influences culturelles provenant de ces trois grands empires. En outre, la création artistique est souvent l’expression de violentes émotions et, à ce titre, le peuple coréen en est l’illustration par la souffrance et la colère que lui ont infligées les nombreuses épreuves qu’il a vécues dans sa douloureuse histoire. Tandis que le cinéma américain, japonais ou chinois a adapté de nombreux romans et d’autres types d’œuvres littéraires, celui de Corée ne trouve qu’assez peu d’œuvres de fiction à porter à l’écran dans la culture du pays. Il lui faut donc créer de toutes pièces des intrigues originales et ce faisant, il est amené à y exprimer les émotions que les Coréens ont dû taire au cours de leur passé douloureux, tout en recourant à des procédés hollywoodiens sur le plan arTS eT cULTUre de corée 41
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technique, l’ensemble produisant un effet de nouveauté.
1 Scène de Dong-ju . Pour lee Joon-ik, le tournage en noir et blanc vise à donner plus de simplicité et d’authenticité à cette évocation de Yun Dongju en s’inspirant des photographies chères à ce poète disparu trop tôt. 2 lee Joon-ik (troisième à partir de la gauche) s’entretenant avec les acteurs pendant la réalisation de Dong-ju: The Portrait of a Poet .
un film en noir et blanc à petit budget dp D’où vous est venue l’idée de Dongju : The Portrait of a Poet ? lJ À la fin des années 1990, j’avais réalisé un film qui s’appelait The Anarchists et dont l’action se déroulait dans le Shanghai de l’époque coloniale, sur un scénario de Park Chan-wook. lorsque je me documentais en vue de la mise en scène, j’ai beaucoup réfléchi à la manière dont je pouvais reconstituer des scènes de cette époque dans mon film. Finalement, celui-ci s’est avéré être un échec et j’ai aussitôt entrepris d’autres projets. En 2011, il se trouve que j’ai été invité à un festival de cinéma consacré plus précisément aux films historiques, à Kyoto. J’y ai présenté mes films Pyeongyangseong (Héros des champs de bataille) et Gureumeul boseonan dal cheoreom (lames sanglantes). J’ai aussi profité de cette occasion pour visiter l’Université Doshisha, qui fut la dernière où étudia Yun Dong-ju. Quelques années plus tard, à mon retour d’un atelier qu’avait organisé le syndicat des réalisateurs à Jecheon, j’ai eu la chance de voyager dans le train à côté de Shin Yeon-shick. Comme aujourd’hui encore, il faisait exclusivement des films d’auteur à petit budget, alors que les miens étaient destinés aux circuits de distribution commerciale. Je lui ai confié mon intention de réaliser un film sur Yun Dong-ju, tout en sachant qu’il répondrait difficilement aux impératifs d’un long métrage commercial. étant donné le coût prohibitif d’une reconstitution de la vie de l’époque, les bailleurs de fonds ne s’engageraient pas s’ils pensaient que le film ne serait pas rentable. J’ai alors demandé à Shin Yeon-shick s’il était intéressé par la rédaction d’un scénario de film à petit budget. Comme cette idée l’enthousiasmait, je lui ai fixé une enveloppe de 250 millions de wons [220 000 dollars] et il a alors proposé de concentrer l’intrigue 42 KoreaNa Été 2016
sur les relations qu’entretenait Yun Dong-ju avec son cousin Song Mong-gyu. C’est ainsi que tout a commencé. dp Comment présenteriez-vous le poète Yun Dong-ju à un public étranger ? lJ En fait, bien que ses œuvres aient été traduites et éditées en plusieurs langues, il n’est pas très connu à l’étranger, alors j’imagine que rares doivent être ceux qui l’ont lu. C’est le cas d’une très grande majorité de poètes coréens, exception faite peut-être de Ko Un. l’œuvre de Yun Dong-ju est importante en elle-même, mais sa vie et les circonstances de sa mort ne le sont pas moins. En dehors du continent asiatique, la colonisation de la Corée par le Japon est un aspect méconnu de l’histoire. À mes yeux, la mort du poète Yun Dong-ju des suites des expériences médicales qu’il a subies dans la prison de Fukuoka représente pourtant un événement dont la portée historique concerne non seulement la Corée, mais aussi le monde entier. l’instigateur de ces expériences a été Shiro Ishii, le général et chirurgien qui avait créé, au sein de l’Armée de Kwantung, l’Unité 731 qui allait se livrer à une expérimentation humaine sur 200 000 Chinois de Mandchourie. Il a aussi été à l’origine de celle qui a été réalisée à la prison de Fukuoka sur 1 800 personnes, dont Yun Dong-ju et Song Mong-gyu. Alors qu’il aurait dû bien évidemment être traduit devant la justice pour crimes de guerre, au même titre que les nazis qui se livrèrent à de telles expériences, Shiro Ishii a mené une vie agréable jusqu’à sa mort à plus de quatre-vingt-dix ans. Mon film ne se limite pas à une biographie ; il veut susciter une prise de conscience sur ce qui s’est passé à une certaine époque. dp Les personnages principaux, Yun Dong-ju et Song Monggyu, ont tous deux existé. Qu’avaient-ils de commun et en quoi différaient-ils ? lJ Ils sont nés et morts au même endroit. Ils étaient cousins et amis intimes, mais aussi rivaux. Yun Dong-ju n’a pas composé ses poèmes dans l’isolement de sa chambre. Son écriture laisse transparaître l’influence psychologique et émotionnelle qu’exerçait son entourage, mais elle porte avant tout la marque de son époque. Dès le moment où il est parti pour le Japon en compagnie de Song Mong-gyu, c’est ce dernier qui a eu le plus d’ascendant sur lui dans la mesure où il en était plus proche que quiconque. Un poète s’exprime sur les souffrances liées à l’époque où il vit, mais il en est aussi que lui occasionnent ses relations d’amitié, un éventuel complexe d’infériorité ou ses conflits avec autrui, qui lui renvoient toujours l’image de l’autre.
un regard sur la modernité dp Aujourd’hui, un certain nombre de films coréens traitent de l’époque coloniale. Par le passé, on aurait dit que les cinéastes cherchaient à éviter ce thème et très peu de films qui l’évoquaient connaissaient un succès commercial. Selon vous, qu’est-ce qui a changé dans ce domaine ? lJ Il est vrai que cette époque était rarement évoquée au ciné-
« En dehors du continent asiatique, la colonisation de la Corée par le Japon est un aspect méconnu de l’histoire. À mes yeux, la mort du poète Yun Dong-ju des suites des expériences médicales qu’il a subies dans la prison de Fukuoka représente pourtant un événement dont la portée historique concerne non seulement la Corée, mais aussi le monde entier ». ma, et ce, parce que le pays se trouvait alors dans une situation désespérée. or, si le spectateur dépense de l’argent pour acheter une place de cinéma, c’est pour que le film le rende heureux, ce que ne peuvent faire ceux qui parlent de cette époque. Quand la Corée traversait des temps difficiles et que les gens vivaient durement, les histoires qui parlaient de défaite ne plaisaient guère. Depuis, la situation du pays s’est considérablement améliorée et les films peuvent désormais évoquer les échecs passés avec plus d’assurance. Assassination (assassinat), de Choi Dong-hoon, en est un bon exemple. Il situe son action à une époque sombre de l’histoire de Corée, tout en mettant l’accent sur la réussite individuelle, comme celle du personnage interprété par Jun Ji-hyun lorsqu’elle mène à bien sa mission. Je pense que cet aspect est à l’origine du succès de ce film à la suite duquel d’autres réalisateurs peuvent désormais s’engager dans ces trois décennies d’histoire susceptibles de leur fournir bon nombre d’idées de sujets. dp À quoi travaillez-vous en ce moment ? Vous consacrez-vous à un nouveau projet ? lJ Je suis sur deux ou trois scénarios différents, mais il est difficile de traiter des sujets que j’ai choisis, alors je m’attelle en ce moment à cette tâche. Aujourd’hui, le thème qui m’intéresse le plus
est celui de la modernité coréenne. Aux états-Unis et au Japon, le passage à la vie moderne s’est fait assez simplement, mais les choses sont plus complexes en Corée. S’agissant des liens qui unissent ces pays, on entend souvent dire que quand le Japon a colonisé la Corée, il lui a apporté la modernité, mais je ne pense pas que ce soit exact. À mon avis, l’irruption de la modernité a résulté de la diffusion de la religion catholique dans le pays à la fin de l’époque de Joseon. Elle s’est traduite par l’apparition d’un mouvement dont le nom de « Seohak » signifie littéralement « études occidentales » et qui a fait connaître au pays la pensée et la science de cette origine. Par la suite, celui du « Donghak », c’est-à-dire des « études orientales », en a pris le contre-pied et, profitant du conflit qui divisait le pays à ce sujet, le Japon l’a colonisé d’autant plus facilement. Je pense qu’un film retraçant l’histoire du Seohak et du Donghak, qui sont à l’origine de la perte de souveraineté de la Corée, permettrait de bien cerner ce qui fait le caractère distinctif de la modernité coréenne, mais je pèche peut-être par ambition. Aborder toutes ces questions dans un même film n’est pas une mince affaire !
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esCApAde
Mokpo, uNe ViLLe Au quotiDieN pLeiN De poéSie port stratégique pour le Japon à l’époque coloniale, Mokpo mokpo garde les blessures de l’histoire récente du pays et occupe une place à part dans le cœur de beaucoup de coréens. Coréens. au Au sommet du mont Yudal, yudal, une colline de 228 mètres d’altitude aux pittoresques formations rocheuses, le promeneur dispose d’un point de vue sur tout le centre de cette agglomération où règne encore l’atmosphère d’antan et par-delà, sur la mer aux reflets chatoyants. 44 KoreaNa Été 2016
gwak Jae-gu Poète Ahn Hong-beom Photographe
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e train de Mokpo file dans la nuit. À la fenêtre, des villages défilent à toute vitesse et leurs lumières brouillées par les gouttes de pluie font penser à des fleurs bleuâtres. Quoi de plus mélancolique, mais, en même temps, d’une beauté presque mystique, que ces lueurs de villages ?
une nuit dans le train J’ai pris le train pour la première fois à l’âge de huit ans et, bien que de courte durée, le trajet m’a fait découvrir la beauté des lumières de villages qui brillent dans la nuit et l’atmosphère chaleureuse qu’elles créent. Plus tard, ce sont elles qui m’ont donné l’envie de poursuivre mes errances à travers le monde. Mon père vagabondait et ne rentrait de ses voyages qu’une fois par saison, mais je me réjouissais de son retour, car il était synonyme de cadeaux, telle fois dix-huit crayons de couleur, telle autre un livre d’images ou une pleine boîte de bonbons. Malheureusement, de terribles disputes éclataient toujours entre lui et ma mère. Un jour, je suis même parti à pied pour y échapper et j’ai marché jusqu’à un village. C’était au coucher du soleil et je voyais briller les lumières dans le soir qui tombait. Je les regardais et sentais un filet d’eau couler doucement de mon cœur d’enfant, quand quelqu’un m’a interpellé : « D’où vienstu ? » C’était un homme à vélo et il m’a offert l’hospitalité. Curieusement, sa maison était pleine de livres d’images, alors cette nuitlà, j’en ai lu je ne sais combien. le lendemain matin, j’ai eu l’occasion de découvrir les lieux : une maison à toit de tuiles avec un jardin et des plates-bandes. Des fraises poussaient partout au pied des murs qui l’entouraient. l’homme arrosait ses fleurs et un petit arc-en-ciel s’était formé dans l’eau qui giclait, puis retombait, molle comme des nouilles.
les larmes de mokpo Mokpo est une ville de 240 000 âmes qui se trouve à l’extrémité sud-ouest de la péninsule coréenne, alors quand la Corée a ouvert ses ports au commerce extérieur en 1897, le Japon n’a pas tardé à comprendre tout le parti qu’il pouvait tirer de cette situation idéale
donnant accès aux greniers à riz de la Corée que sont les deux provinces de Jeolla. Dès l’annexion du pays, en 1910, il s’est donc empressé de faire de cette ville un important nœud routier et ferroviaire. la Route Nationale n°1, qui reliait par Séoul les régions 1 situées au sud de Mokpo à Sinuiju, une ville du nord du pays, et la Route Nationale n°2, qui rallait d’est en ouest de Busan à Mokpo, constituaient, avec les lignes de chemin de fer, d’importantes liaisons pour les exportations de denrées coréennes au Japon. Mokpo fut particulièrement touchée par le pillage systématique du pays auquel se livra le Japon sous l’occupation (1910–1945). Dans ce passage, le poète Kim Seon-wu pleure sur les souffrances que l’histoire infligea à cette ville :
Tout comme la figurine ne connaît pas la douleur, Même quand des dizaines d’aiguilles lui transpercent le cœur, Incapable de verser une goutte de sang pour se soulager, Elle patauge dans le port de Mokpo. Plutôt qu’avoir mal et être incapable d’aimer quiconque, Aimer passionnément quitte à être abandonné, le dernier bateau qui vient de partir entre dans mon corps. – Extrait de le port de Mokpo « Avoir mal et être incapable d’aimer quiconque » : ces mots résument à eux seuls le destin tragique que connut Mokpo à l’époque coloniale et qui inspira fatalement bien des complaintes sur la triste condition des hommes. leurs chanteurs incarnaient l’âme de la ville, à l’instar de lee Nan-yeong (1916–1965), qui y naquit et se fit connaître en 1935 par sa chanson les larmes de Mokpo . Pour les Coréens, ses accents déchirants résonnaient avec particulièrement de force, car elle exprimait les regrets et la douleur d’avoir perdu leur pays. Dans cette magnifique chanson accompagnée à l’accordéon et interprétée par une jeune fille de dix-
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1 les larmes de Mokpo, la chanson qui a fait connaître lee Nan-yeong en 1935, a parlé au cœur de ses compatriotes qui souffraient de l’occupation japonaise. Ce seul titre lui a valu leur affection d’un bout à l’autre du territoire. Ici, la pochette de l’album de compilation les plus grands succès de lee Nanyeong édité en 1971. 2 le Musée d’histoire moderne de Mokpo se situe à l’emplacement de l’ancien comptoir de la Compagnie des colonies orientales. Dans les rues adjacentes, subsistent des traces du rôle stratégique que joua le port de Mokpo dans l’exploitation par le Japon de sa colonie de Corée. 3 la tombe de la chanteuse lee Nan-yeong au pied d’un myrte de crêpe du Parc lee Nan-yeong, à Samhakdo.
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neuf ans qui y disait affectueusement son chagrin d’une voix nasale, les Coréens voyaient une évocation du triste destin de leur pays entraîné dans la danse macabre de l’histoire. les larmes de Mokpo reprend comme en écho le han éternel, ce sentiment de regret chanté par le pansori traditionnel.
Quand le chant du batelier vacille Et s’enfonce profondément dans les vagues de l’île de Samhak, le bout de la manche de la nouvelle mariée est mouillé De ses larmes d’adieu, de celles de Mokpo. – Extrait de les larmes de Mokpo « Aimer passionnément et mourir heureux » : voilà une existence que ne pouvait connaître un peuple déchu de sa souveraineté et dont il ne pouvait pas même rêver. Pour la jeune femme qui se tient sur le quai, la séparation est triste et cruelle. Quand se reverront-ils ? Elle est très loin du nouveau monde dont elle rêvait et ses manches sont humides de ses pleurs. Pour les gens de Mokpo, lee Nan-yeong est un peu l’édith Piaf coréenne (1915-1963). Elle a vécu à son époque et s’est lancée dans la chanson à peu près au même moment, mais surtout, elle a été un modèle de courage et une source d’inspiration pour ses chers compatriotes. À la vie en Rose et Hymne à l’amour qui sont les grands succès de l’une, font pendant chez l’autre les larmes de Mokpo et Mokpo est un port , également célèbres. Un monument à la mémoire de lee Nan-yeong s’élève au flanc du mont Yudal.
une nuit d’été sur la place de la paix les ports se situant toujours à la fin des terres, ils représentent, pour certains, l’espoir d’un nouveau départ. Aujourd’hui, celui de Mokpo peut enfin faire rêver grâce à une évolution de son histoire qui l’éloigne de son passé de ville écrasée et amère. En Corée, nul n’ignore qui est Kim Dae-jung (1924– 2009). Né dans une famille de métayers de l’île de Hauido située au large de Mokpo, cet homme politique figure parmi les plus illustres victimes de la répression des dictatures du siècle dernier, puisqu’il a été emprisonné six fois, placé en résidence surveillée 55 fois et réfugié à l’étranger pendant dix ans. lors de sa condamnation à la peine capitale prononcée en 1980, le régime militaire qui venait d’arriver au pouvoir s’est toutefois engagé à le gracier s’il acceptait de collaborer, ce à quoi il aurait répondu : « J’ai certes peur de la mort, mais si je fais ce compromis pour y échapper aujourd’hui, je cesserai à jamais 48 KoreaNa Été 2016
d’exister dans l’histoire et le cœur de mes compatriotes. En revanche, si je meurs maintenant, je serai à jamais présent dans l’histoire et parmi mes concitoyens ». Cette déclaration témoignant d’une volonté inflexible jusque devant la mort est restée dans tous les esprits. En 1997, l’ancien opposant allait être appelé aux plus hautes fonctions de l’état, puis se voir récompenser de son action en faveur de la réconciliation intercoréenne par l’attribution du Prix Nobel de la Paix. le musée consacré à cet événement retrace la vie de Kim Dae-jung, la douloureuse épopée de ses combats et ses réalisations exceptionnelles. Il se situe sur l’ancienne île de Samhakdo aujourd’hui rattachée au continent. À Hadang, la nuit est on ne peut plus fraîche sur la place de la Paix. Enfants chevauchant de petites voitures, jeunes couples se prenant en photo, marchands de barbe à papa multicolore, clients patientant devant l’étal d’un marchand d’en-cas, vendeurs de fleurs, promeneurs déambulant ou s’arrêtant pour bavarder sur la jetée, pêcheurs surveillant leur ligne dans le clapotis des vagues : tout Mokpo semble s’être donné rendez-vous ici. Mais voilà que jaillissent les mille lumières de la fontaine dansante. Au beau milieu du port, ses grands jets d’eau montent et redescendent au gré de la musique. Quand la solitude se fait trop pesante, il suffit de sauter dans un train de nuit pour Mokpo et, à l’arrivée, le lendemain matin, de se mêler à la foule de la Place de la Paix pour s’imprégner de ses bruits pleins de chaleur humaine qui réchauffent le coeur. Ma flânerie sur cette place animée me remémore l’époque de lee Nan-yeong et de Kim Dae-jung, ce bon vieux temps dont doivent avoir la nostalgie ceux qui se retrouvent sur cette place du front de mer où retentit le bruit des vagues, parce qu’ils n’ont plus où se loger et en sont réduits à errer depuis qu’ils ont quitté leur région natale. Cette paix dont rêvait tant l’homme politique, digne jusqu’à la dernière extrémité, régnait à l’endroit même où je me trouvais et sentais cette odeur de l’humain qui surmonte son désarroi et sa souffrance pour lutter et atteindre son but. Par cette belle nuit d’été, les étoiles inondaient le ciel de Mokpo de leurs lueurs.
le village culturel de gatbawi Cette localité dont le nom signifie « rocher du chapeau » donne aux nouveaux venus le goût de la randonnée pédestre. Ce lieu d’art et de culture réunit quantité de musées, monuments commémoratifs et galeries d’art, dont le Musée d’histoire naturelle de Mokpo, le Musée de céramique de Mokpo, l’Institut national du patrimoine culturel maritime et son Musée maritime
Depuis 2006, le Festival du port de Mokpo se déroule en été sur la place de la Paix et aux environs de Samhakdo.
Séoul 350km
Mokpo
Université catholique de Mokpo Gare d’Imseong-ri Hôtel de ville de Mokpo Université nationale de Mokpo
Pont de Mokpo
Mont Yudal
Village culturel de Gatbawi (rocher du chapeau) Musée Kim Dae-jung, Prix Nobel de la Paix
principaux lieux de visite à mokpo
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national, le Pavillon de la littérature de Mokpo, le Musée de Namnong, le Centre d’art et de culture de Mokpo et le Centre du patrimoine culturel immatériel de Mokpo. Celui ou celle qui prendra le temps de parcourir le tout sans se presser, en écoutant le bruit des vagues, se plongera bientôt dans d’intéressantes réflexions. le Musée de Namnong expose un ensemble remarquablement bien agencé de tableaux dus à des lettrés d’une école de peinture, dite « du Sud », qui a été influente du XIXe siècle à la seconde moitié du XXe, notamment ceux de Heo Geon (1908–1987), aussi connu sous le pseudonyme de Namnong, qui était le petit-fils et adepte par son style de Heo Ryeon (1808–1893), le plus illustre de ce groupe d’artistes dont le célèbre calligraphe Kim Jeonghui fit l’éloge en ces termes : « la plus grande dignité à l’est de la rivière Amnok [Yalu] ». Ses œuvres sont également représentées, ainsi que celles de son fils Heo Hyeong et de ses disciples. Parmi elles, ma préférence va aux tableaux d’un autre membre encore de la famille, à savoir le frère de Namnong dénommé Heo Rim (1917–1942) et disparu à l’âge de 25 ans. Deux d’entre eux, qui s’intitulent vieil homme vendant des poules (1940) et Sommets de montagnes (1941), représentent respectivement une scène de la vie quotidienne du peuple à l’époque coloniale et des paysages montagneux aux tonalités douces et aux lignes épurées. Tant il est vrai que c’est la profondeur d’âme d’un artiste qui fait la grandeur de son œuvre, il fut un temps où j’aurais été capable de faire le voyage à Mokpo dans le seul but d’aller admirer ces deux tableaux. À mes yeux, ils constituent les plus beaux spécimens de la production de cette période de transition où les peintres coréens alliaient des techniques occiden1 Au Pavillon de la tales modernes à l’esprit qui animait la littérature de Mokpo, la salle Kim Hyeon peinture des lettrés de Joseon. expose des manusPour ceux qu’attire l’aventure comme crits et objets ayant pour le simple voyageur, une visite du appartenu à Kim Hyeon (1942–1990), ce Musée maritime national s’impose absocritique littéraire épris lument. Ils y découvriront l’épave bien de grands textes. conservée d’un navire marchand de la 2 Un port étant situé à la fin des terres, dynastie des Yuan, le Sinan, qui sombra il représente pour en 1323 au large de Mokpo, dans les eaux certains l’espoir d’un domaniales du canton des îles de Sinan. nouveau départ. 1
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Différents objets qui s’y trouvaient témoignent du mode de vie des marins de cette lointaine époque, tandis qu’une autre salle s’intéresse à l’essor de la navigation dans le monde. le visiteur s’y lance avec émerveillement sur les traces des navigateurs qui furent à l’origine des grandes découvertes du Xve siècle. le célèbre explorateur chinois Zheng He (1371–1433), qui vécut sous le règne de l’empereur Yongle, de la dynastie des Ming, entreprit des expéditions avec sa flotte de soixante-deux bateaux qui sillonna les océans. les sept voyages qu’il réalisa entre 1405 et 1433 l’entraînèrent dans nombre de pays d’Asie, du Moyen-orient et d’Afrique. Il poursuivit ses périples jusqu’à un âge avancé et c’est en mer qu’il connut une fin digne de l’explorateur d’exception qu’il était. Dans la vie, chacun d’entre nous rêve de réaliser un projet important, comme on lancerait ses filets, ce qu’accomplit cet explorateur épris d’aventure en s’avançant dans l’immensité mystérieuse et inexplorée des océans, comme les hommes ont aspiré à le faire à toutes les époques.
quatre écrivains originaires de mokpo En sortant du Musée de la céramique, on se trouve face au Pavillon de la littérature, qui présente la vie et l’œuvre de quatre des nombreux grands écrivains qui ont vu le jour dans cette ville. Il s’agit du romancier Park Hwa-seong (1904–1988), des dramaturges Cha Beom-seok (1924–2006) et Kim U-jin (1897–1926), ainsi que du critique littéraire et chercheur en littérature française Kim Hyeon (1942–1990). En m’attardant jusqu’à la fermeture dans la salle consacrée à ce dernier, j’ai découvert qu’il avait écrit pas moins de 240 œuvres éditées de son vivant. Si les lecteurs coréens ont autant apprécié les textes de cet écrivain qui n’était ni poète ni romancier, mais critique littéraire, c’est qu’il aimait passionnément les œuvres dont il parlait et qu’il les abordait en n’y voyant pas qu’un sujet d’analyse, mais aussi des objets de sublimation. À chaque nouvelle œuvre qui venait s’ajouter aux nombreuses autres qu’il avait déjà lues, il se lançait tout aussi éperdument dans sa lecture pour en révéler toute la part de rêve, ce qui procédait d’une démarche empreinte d’honnêteté intellectuelle. « Plus on s’éloigne de soi-même, plus on s’en approche. C’est dans ce paradoxe que réside le secret de l’existence humaine ». Extrait du Journal de voyage artistique de Kim Hyeon (1975) « Il n’y a pas de mauvaise façon de lire ; il n’y a que des façons différentes de lire. C’est d’elles que provient la nouveauté ». – Extrait d’À la recherche du pays natal de l’Homme (1975) « la rumeur dit qu’un monde meilleur viendra. Mais cela signifie-t-il vraiment qu’il existera ? N’est-ce pas un vain rêve ? Avec hésitation, j’analyse et interprète le monde » – Extrait d’Analyse et Interprétation (1988) Une promenade dans ces lieux où souffle le vent de l’histoire est un bienfait supplémentaire offert au voyageur. la poésie se cache parfois jusque dans le quotidien, comme j’ai pu le constater par moi-même à Mokpo.
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un Jour Comme les Autres
Kim Won-gyo, UNE PROFESSEURE D’ART À LA VIE SIMPLE, MAIS BIEN REMPLIE outre qu’elle enseigne l’art dans un lycée où elle passe près de douze heures par jour, Kim seo-ryung partage son temps entre sa fille unique et la peinture, qu’elle a recommencé à pratiquer à ses moments perdus quand une certaine routine s’est installée dans son métier de professeur. Kim seo-ryung écrivain et présidente de l’old & Deep Story lab ahn Hong-beom Photographe
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l est 5h20 du matin et la sonnerie du réveil tire Kim Won-gyo de son sommeil. Après quelques mouvements de gymnastique, elle prend son petit déjeuner et prépare le panier-repas qu’elle emportera au lycée pour pouvoir manger davantage de légumes qu’à la cantine. Puis elle part à 6h40 et prend sa voiture pour effectuer le trajet de quarante minutes qui sépare son lycée de son domicile situé à Séoul, dans le quartier nord de Sanggye-dong. C’est à Namyangju, une ville de la province de Gyeonggi, que cette professeure de cinquante-deux ans enseigne l’art au lycée de Kwangdong. Dans l’exercice de son métier, il lui est plusieurs fois arrivé de devoir se rendre au commissariat de police pour tirer d’affaire l’un de ses élèves. Toutefois, elle a pu constater par elle-même que les enfants, qu’ils soient timides ou insolents, sont à l’image de leurs parents, dont les traits de caractère se retrouvent souvent chez eux. N’assurant pas, cette année, l’encadrement global d’une classe donnée, elle est chargée de veiller à la sécurité et dès 7h30, elle se tient dans la petite rue qui longe son établissement pour faire en sorte que les lycéens arrivent à bon port, car la circulation est importante sur cette voie. 52 KoreaNa Été 2016
ce qu’elle voit la chagrine Intimement convaincue que l’apprentissage de l’art forme la sensibilité, Kim Won-gyo ne se contente pas de faire peindre des paysages ou des natures mortes par ses élèves ; elle leur demande souvent de dessiner la première image qui leur vient à l’esprit immédiatement après avoir lu un poème ou un texte de fiction littéraire. « Quand je les vois s’exprimer au moyen de l’art sur les passages qu’ils aiment, je suis fière de moi en tant que professeur », confie-t-elle. « J’ai toujours eu l’impression d’être en retard sur les autres, d’avoir des insuffisances, ce qui m’a incitée à travailler toujours plus et a fait de moi une artiste. Par mon enseignement, j’aimerais inculquer cet état d’esprit à mes élèves, mais il est difficile de faire comprendre ce qu’il a de bon aux enfants d’aujourd’hui ». Quand les cursus du secondaire ont été axés sur la préparation aux examens d’entrée à l’université, l’art est souvent devenu quantité négligeable et dans l’enseignement, le choix d’assurer des cours dans cette matière a été laissé à la discrétion de chaque établissement. Au lycée de Kwangdong, seuls les élèves de première année en suivent, et encore, est-ce à raison d’à peine trois heures
la professeure d’art Kim Won-gyo entourée de ses élèves de deuxième année du lycée de Kwangdong. Elle a suivi une formation de conseillère d’orientation pour pouvoir mieux communiquer avec eux.
par semaine. En comparaison des cours du soir que dispensent les instituts privés à de futurs étudiants des beaux-arts, une atmosphère moins studieuse règne dans ceux du lycée. épuisés par de longues heures de travail jusque tard dans la nuit, certains élèves s’affalent sur leur table et s’endorment. Sachant à quel point ils sont fatigués, Kim Won-gyo s’abstient de les réveiller. D’autres ont vraiment plaisir à suivre le cours et travaillent avec sérieux, mais elle déplore quand même qu’ils soient trop accaparés par leurs études pour faire ce dont ils ont envie. Quand elle était en quatrième année de l’université, Kim Wongyo menait de front ses études avec les cours du soir qu’elle donnait à l’école Sungin de la jeunesse située dans un autre quartier de Séoul, Dongdaemun, et accueillant des adolescents qui ont dû arrêter le collège ou le lycée pour des raisons financières. « Ils travaillaient à l’usine le jour et étudiaient le soir pour passer les exa-
mens d’équivalence de fin d’études secondaires. Après les cours, je leur consacrais un peu de mon temps », raconte-t-elle. Trop prise par cet enseignement comme par ses études, la jeune étudiante n’avait pas de petit ami, mais en revanche, elle s’est formée à la pédagogie et a découvert les satisfactions que procure l’enseignement. « Mon prénom, Won-gyo, s’écrit en chinois avec des caractères qui signifient « le meilleur » [won] et « enseigner » [gyo] et c’est vrai qu’à cette époque-là, j’étais persuadée d’être la meilleure enseignante », se souvient-elle.
« si tu ne laisses pas de côté tes pinceaux pendant dix ans… » À ses quatre cours quotidiens du lycée, s’ajoutent ceux dispensés en plus du cursus de base et la surveillance de l’étude du soir, de sorte que, quand elle rentre à la maison, aux alentours de 21h00, elle ne dispose que de très peu de temps pour s’adonner à d’autres activités, sportives ou artistiques, par exemple. Malgré ses journées très chargées, elle a déjà organisé quatre expositions entièrement consacrées à ses œuvres. la dernière en date s’est tenue à la Gana Art Gallery en décembre 2014 et présentait une cinquantaine de ses œuvres, dont une peinture de Bouddha tout à fait spectaculaire par ses dimensions, puisqu’elle occupait un mur entier de la salle. arTS eT cULTUre de corée 53
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Intitulée la guirlande de fleurs de mon cœur, hommage à Avalokitesvara, ce tableau représente le grand Bouddha de la grotte de Seokguram située à Gyeongju, sur fond de motifs de tissus d’emballage en patchwork traditionnel occupant une vaste surface. Même en s’approchant, on croirait voir la trame d’une vraie toile de chanvre. « J’ai peint religieusement le moindre de ses brins. Cela m’a pris un temps infini », se rappelle-t-elle. « Dès que j’avais un moment, je m’enfermais dans la salle d’art du lycée et je continuais de peindre les brins un à un. Après deux années de travail acharné, le tableau a commencé à prendre forme ». Ses efforts allaient être couronnés de succès. Au dire de quelques visiteurs, la vue de cette peinture avait quelque chose d’apaisant et il s’est même trouvé des moines bouddhistes pour revenir plusieurs fois et méditer en silence devant cette effigie de Bouddha. « Won-gyo, si tu ne laisses pas de côté tes pinceaux pendant dix ans, tu feras des tableaux. Mais dès que tu n’y toucheras plus, tu auras du mal à reprendre ». C’est pour suivre ces conseils prodigués par Hwang Chang-bae, son professeur et mentor à l’université aujourd’hui disparu, que Kim Won-gyo n’a jamais cessé de peindre, même lorsqu’elle était débordée dans son travail d’enseignante. Aux interclasses, il n’y avait pas une minute à perdre et, de retour à la maison après une longue journée au lycée, elle reprenait encore 54 KoreaNa Été 2016
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et toujours le pinceau. Bien des années plus tard, elle a été récompensée de son travail et de sa persévérance, mais au détriment de sa santé. « Toutes ces heures où je suis restée assise dans la même position ont mis mon dos à rude épreuve. Je me suis voûtée et j’ai dû recourir à la chiropraxie, mais il était hors de question que j’abandonne la peinture », déclare-t-elle.
une mère pour ses élèves Kim Won-gyo est aussi conseillère d’orientation agréée. « Je vois beaucoup d’élèves qui sont tiraillés entre le respect de la discipline scolaire et la fougue de leur jeunesse. À la puberté, ma fille est aussi passée par là. Elle refusait de m’écouter et se fermait complètement. Je me suis alors dit que je n’arriverais à rien en essayant de la forcer à parler et j’ai donc décidé de suivre une formation de conseillère d’orientation. Grâce à elle, j’ai appris à me mettre à la place des jeunes, à comprendre leurs points de vue et à mieux communiquer avec eux », explique-t-elle. Pour ses élèves, elle a à cœur d’être à la fois une enseignante et une mère. Certains lui rendent visite en privé pour lui confier leurs problèmes. « Dans ma classe de la dernière année du collège, il y avait une jeune fille qui ne disait pas un mot. C’était quelqu’un de très sensible qui ne se remettait pas d’un gros choc émotion-
1 Kim Won-gyo assimile la peinture à une forme de prière et, à ses débuts, elle priait toujours pour ses proches et pour elle-même en peignant, mais aujourd’hui, elle le fait pour le monde entier, en espérant qu’il sera meilleur. 2 Détail de la guirlande de fleurs de mon cœur, hommage à Avalokitesvara , de Kim Won-gyo. Cette œuvre représente des bodhisattvas de la miséricorde sur fond de tissu d’emballage traditionnel en patchwork.
nel. Tous les jours, je suis restée auprès d’elle pour qu’elle dessine avec moi. Je ne lui posais pas de question et ne lui faisais pas de reproches. Pour l’encourager, je lui donnais de petites tapes dans le dos ou lui tenais la main. Deux ans plus tard, elle est revenue me voir pour me remercier et cela m’a fait extrêmement plaisir. Peu après, elle se faisait déjà des amis ».
la consolation de la peinture Kim Won-gyo aime à vivre simplement et partage son temps entre le lycée, sa fille unique et la peinture. Sortant peu, elle ne voit des amis ou ne fait les magasins que rarement. Cette ténacité tient en partie à sa personnalité, mais aussi à un concours de circonstances, puisqu’elle a perdu son mari très jeune, ce dont elle évite de parler. Cette disparition, ainsi que la responsabilité qui lui a incombé d’élever sa fille seule, occupent pourtant une place tout aussi importante dans sa vie que dans son œuvre. Quand elle s’est vu conseiller de se remarier, elle n’a pas envisagé un seul instant de le faire, non tant parce qu’elle chérit le souvenir de son mari que pour continuer à se consacrer à cette peinture qui est sa passion. « J’ai fait un mariage comme les autres. C’est mon oncle qui m’a présenté mon futur mari, qui étudiait au lycée dont il était directeur. C’était un élève très sérieux et travailleur, qui avait en plus des
parents formidables », confie Kim Won-gyo. Ils allaient se marier six mois après leur rencontre et, de cette union, allait naître un an après une petite fille, mais quand celle-ci avait deux ans, le mari de Kim Won-gyo a été tué dans un accident de voiture. Jusqu’à sa mort, les époux avaient dû en fait vivre presque toujours séparés, puisque l’une enseignait à Séoul tandis que l’autre poursuivait des études doctorales dans une université de Daegu. Pour Kim Wongyo, la vie de femme mariée a été de courte durée et, lorsqu’elle a pris fin alors qu’elle n’avait que trente-deux ans, elle a eu du mal à croire que son mari ne serait plus à ses côtés. « Il y a des fois où j’oublie complètement que j’ai été mariée. C’est probablement parce que je n’ai jamais pensé à autre chose et me suis toujours consacrée à la peinture », explique-t-elle. Sa sœur cadette a été d’une grande aide pour élever sa fille, qui est aujourd’hui étudiante en deuxième cycle à l’université et se sent plus proche de sa tante que de sa mère. Quand elle était à l’école maternelle, sa fille lui a un jour demandé en arrivant à la maison, sans crier gare : « Pourquoi est-ce que je n’ai pas de papa ? » et elle n’a su que répondre à cela. « Avant sa mort, mon mari faisait ses études pour être professeur, alors j’ai simplement dit : « Il est parti aux états-Unis pour faire la classe ». J’ai attendu qu’elle ait onze ans pour lui dire la vérité. Sur le moment, elle a pleuré toutes les larmes de son corps, mais après, elle n’a plus jamais parlé de lui ». À l’époque où l’enseignement était devenu pour elle une espèce de routine, Kim Won-gyo a fait la rencontre d’un autre professeur, Park Dae-sung, qui était célèbre pour ses peintures à l’encre de Chine et allait désormais être son mentor. En découvrant ses œuvres à l’occasion d’une exposition, la puissance qui s’en dégageait lui a fait l’effet d’un choc. leur auteur habitait Gyeongju, cette capitale millénaire du royaume ancien de Silla dont les statues et pagodes bouddhiques sont réputées. Kim Won-gyo s’est aussitôt rendue chez lui et l’a prié de la prendre pour élève. « Il a accepté et, par la suite, je suis descendue à Gyeongju tous les week-ends, pendant dix ans », raconte-t-elle. « Il m’a dit que, si je voulais peindre à l’encre de Chine, il fallait que mon pinceau s’affirme davantage et, pour ce faire, que j’apprenne la calligraphie. Après toutes ces années, je la pratique encore ». outre les œuvres calligraphiées, Kim Won-gyo réalise des peintures de Bouddha et de pagodes. Il suffit qu’elle pose son regard sur l’un de ces temples pour éprouver un sentiment de quiétude et leur représentation lui apporte encore plus de sérénité. « De nos jours, il est de plus en plus difficile d’être un bon professeur et je pense parfois m’arrêter pour continuer à peindre. J’imagine que j’envisagerai vraiment de le faire quand je pourrai prendre ma retraite. Ma fille étant aujourd’hui adulte, j’ai d’autant plus de mal à comprendre les lycéens d’aujourd’hui. Mais, quand je retrouve mes élèves le matin, je me sens pleine d’énergie. Après tout, mon prénom ne me destinait-il pas à être la « meilleure enseignante ? », conclut-elle en souriant. arTS eT cULTUre de corée 55
ingrédients CulinAires
LES MU ,
Kim Jin-young Présidente de Traveler’s Kitchen shim Byung-woo Photographe
DES LÉGUMES TOUJOURS DE SAISON
En corée, il est un condiment qui prend place sur les tables à chaque repas, ou presque, grâce à sa disponibilité en toute saison et à sa facilité d’emploi dans de nombreuses préparations. ce radis blanc, dit mu, possède non seulement des qualités gustatives qui en font un bon accompagnement du riz, mais il a longtemps fourni un précieux apport en vitamine c pour pallier le manque de légumes frais en hiver. aujourd’hui, on peut s’en procurer à toute époque de l’année, notamment dans sa variété particulièrement goûteuse du woldongmu, un « radis hivernal » cultivé sur les îles de la Mer du sud en raison de leurs températures clémentes.
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es mu figurent parmi les légumes préférés des Coréens. En Europe, on consomme plutôt des radis roses, seuls ou en salade, mais toujours crus, tandis que la variété blanche du Japon, dite daikon, lorsqu’elle n’accompagne pas en marinade le poisson à la vapeur, les soba de sarrasin ou la soupe de miso, peut aussi se servir crue et râpée comme garniture des sashimi . Pour revenir au radis blanc coréen, il exige un soin particulier dans sa culture et son ramassage, puisque toutes les parties de la plante sont comestibles, de sa racine à son feuillage vert. on l’accommode le plus souvent en salade, ainsi que sous forme de kimchi ou d’autres condiments variés, de sorte qu’il entre dans la composition de bien des soupes et ragoûts, mais aussi de bouillons destinés à des plats en tout genre. Si l’on ajoute à cela les préparations à base de ses feuilles séchées, les siraegi, ou de sa racine également séchée et émincée qui, sous cette forme, porte le nom de mumallaengi, on comprend bien qu’il ne se passe pas un jour sans que 56 KoreaNa Été 2016
les mu ne figurent d’une manière ou d’une autre au menu. Déjà, les Coréens anciens les associaient au riz pour tirer parti de leur haute teneur en enzymes qui facilitent la digestion, les amylases, et cette pratique pleine de bon sens s’est transmise de génération en génération. 1
1 le muguk est une soupe de radis claire très appréciée des Coréens. Sa préparation consiste à faire sauter ces légumes et des morceaux de viande à l’huile de sésame, puis à les faire mijoter dans un mélange d’eau et de sauce de soja coréenne, après quoi, il suffira d’ajouter du sel et un peu de poivre noir moulu. 2 le radis est croquant et doux à souhait quand il est rond et vient d’être cueilli. Ses feuilles vertes, une fois séchées, peuvent agrémenter le jjigae, qui est un ragoût de concentré de soja, ou un plat de légumes variés appelé namul.
le « ginseng d’hiver » et sa moisson de vitamines Jusqu’à l’apparition de l’agriculture sous serre, dans les années 1970, le maraîchage hivernal était rare, car difficile, et la conservation des radis récoltés à l’automne se faisait dans la terre, en veillant à les enfouir assez profondément pour qu’ils ne gèlent pas. Cette pratique permettait ainsi de disposer de provisions suffisantes durant toute la saison froide. Accommodés sous forme de condiments ou croqués crus, ces légumes composaient un en-cas dont on se régalait pendant les nuits d’hiver, car, bien que moins sucrés que les fruits, ils étaient agréables au palais et procuraient une sensation de fraîcheur. Dans ce dernier cas, on parlait à leur propos de dongsam, c’est-à-dire
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de « ginseng d’hiver » et, si ces légumes pourtant très courants étaient comparés à la précieuse racine malgré leurs moindres vertus médicinales, c’était pour leur apport en vitamine C d’autant plus utile en cette saison. la culture du radis se pratique désormais toute l’année et sa production annuelle est supérieure à celle de tout autre légume. Celui de la récolte d’hiver est réputé pour ses qualités gustatives. Il provient du sud de la Corée, qui bénéficie en hiver d’un climat moins rigoureux, puisque les températures minimales descendent rarement en dessous de zéro. or, c’est lorsque celles-ci sont comprises entre zéro et dix degrés que ce légume est le plus goûteux, car l’amidon, produit de la photosynthèse diurne, se transforme alors rapidement en sucre pour protéger la plante du froid de la nuit. la saveur douce du radis d’hiver lui vient donc de sa façon de s’adapter à cette saison. la production à grande échelle de ce légume, comme sa distribution, n’a véritablement commencé qu’à la fin de la première moitié des années 1990. Celle de l’île
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de Jeju est particulièrement appréciée et le « woldongmu de Jeju » s’exporte jusqu’aux états-Unis depuis une dizaine d’années, après avoir été soigneusement nettoyé et conditionné en sachets de plastique. En remontant vers le nord, le radis se cultive plutôt l’été et en haute montagne, comme dans la province orientale de Gangwon où les exploitations peuvent se situer à plus de 600 mètres au-dessus du niveau de la mer. Dès 30°C, la pousse s’arrêtant d’ellemême ou à cause des mauvaises herbes, le légume obtenu s’avère moins savoureux, d’où la culture de montagne qui se pratique l’été pour profiter des basses températures nocturnes.
le yeolmu guksu , des nouilles dans une soupe pleine de fraîcheur pour l’été Quand vient l’été, le moment est venu de récolter le yeolmu, un jeune radis doux surmonté de feuilles vertes. outre qu’il pousse assez rapidement, il est très apprécié pour son goût délicat et sa consistance croquante. Dans la recette du yeolmu guksu, on ajoute la saumure dans laquelle il a
trempé sous forme de kimchi à un bouillon d’anchois froid aux somyeon , qui sont des nouilles fines. Cette préparation aussi économique que savoureuse fournira un en-cas à la maison ou un plat d’accompagnement au restaurant. Entre deux bouchées de somyeon et de kimchi de yeolmu, quelques gorgées bien fraîches de ce bouillon aigre-doux feront oublier l’espace d’un instant les chaleurs les plus caniculaires. Autre préparation aux nouilles froides, qui, dans ce cas, sont servies dans un grand bol de bouillon glacé, les naengmyeon allient la saveur du radis mariné à la texture et au goût agréables des pâtes fraîches à la farine de sarrasin. le bouillon de bœuf, de porc ou de poulet qui les accompagne s’agrémente aussi de concombre émincé, de viande hachée et d’un demi-œuf dur auxquels s’ajoute enfin et surtout du radis en saumure destiné à relever la saveur de l’ensemble. Cet indispensable ingrédient s’obtient en faisant mariner le légume émincé dans du vinaigre salé, sucré et pimenté. Son association avec les nouilles de sarrasin s’explique par sa capacité, au moyen d’une
1 Pour préparer le dongchimi , un kimchi de radis à l’eau, il faut choisir ceux-ci petits et ronds. Après les avoir lavés et simplement assaisonnés avec du sel et, comme aromates, une tête d’ail, du gingembre émincé, de la ciboulette et du piment rouge, on les découpe en morceaux de la taille d’une bouchée et on les met à fermenter suffisamment, puis il suffira de les servir bien frais avec le liquide où ils ont trempé. les Coréens enterraient autrefois dans leur jardin de grandes cruches contenant le kimchi pour pouvoir en consommer tout l’hiver. 2 le kkakdugi , qui est un kimchi de dés de radis, s’obtient en coupant ces légumes en morceaux de la taille d’une bouchée que l’on sale et laisse reposer un moment avant d’y ajouter une sauce de poisson et crevettes saumurés, du piment en poudre, de l’amidon de riz glutineux et de la ciboulette émincée. Quand il aura suffisamment fermenté, le kkakdugi se mariera parfaitement bien avec les soupes de viande. 2
Quand vient l’été, le moment est venu de récolter le yeolmu, un radis doux jeune surmonté de feuilles vertes. Outre qu’il pousse assez rapidement, il est très apprécié pour son goût délicat et sa consistance croquante. certaine enzyme, à neutraliser les composants toxiques de salycilamine et de benzylamine provenant de l’enveloppe des grains de sarrasin. les soba japonaises, qui sont également composées de cette céréale, se servent aussi pour cette même raison avec du daikon râpé.
le kkakdugi, un kimchi de radis des plus simples Préparation à base de radis, le kkakdugi est, de toutes les différentes sortes de kimchi qui existent, la plus facile à réaliser. Alors que celle du kimchi au chou me pose beaucoup de problèmes en raison de ses nombreux ingrédients et opérations compliquées, c’est avec grand plaisir que je fais du kkakdugi pour ma fille de treize ans dès qu’elle m’en demande. Il me suffit pour cela d’acheter des radis au supermarché le plus proche, de les découper en cubes de 2 à 3 centimètres de côté que je sale et mets dans un bol pour les laisser absorber le sel pendant deux heures, car, en se diffusant dans la chair, celui-ci la rend plus croquante. Une fois le condiment prêt, j’y ajoute une saumure de pois-
son, des crevettes également marinées, du piment rouge en poudre et de l’amidon de riz glutineux, ce dernier n’étant pas indispensable si l’on manque de temps. Un peu de ciboulette pour rajouter de la saveur et je laisse fermenter le tout deux jours, après quoi on peut passer à table. Dans le cas de soupes à la viande ou à la volaille telles que le samgyetang , qui se compose de poulet et de ginseng, le galbitang ou le seolleongtang , respectivement à base de côte de bœuf et d’os de bœuf, un kkakdugi bien fermenté peut parfaitement se substituer au kimchi de chou. l’ensemble répondra tout aussi bien aux préoccupations diététiques qu’à l’exigence de goût, car le radis possède la propriété de faciliter la digestion des matières grasses. variété de kimchi d’autant plus intéressante qu’elle est peu commune, le kimchi de radis au bolak figure parmi les spécialités culinaires de Tongyeong, une ville de la province du Gyeongsang du Sud, ainsi que d’autres régions côtières de la Mer du Sud. Il s’obtient en laissant fermenter un gobie (Sebastes inermis ) entier dans une jatte remplie de kimchi de radis. Si l’odeur
de poisson est au départ assez forte, elle disparaît en à peine deux mois de fermentation pour céder la place à celle, bien particulière, qu’apporte cette transformation et qui aiguise l’appétit. Si la vue du radis et du bolak qui se côtoient sur la table n’est peutêtre guère appétissante, leur consommation révélera des délices insoupçonnés. En effet, sous l’action de la fermentation, les solides arêtes de ce poisson se sont attendries et sa chair s’est faite au contraire plus ferme, de sorte que l’on croirait déguster une véritable spécialité gastronomique, et non un simple kimchi. Avec un mets aussi délicieux, on videra bien vite son plein bol de riz à la vapeur bien chaud. Ceux qui souhaitent goûter à ce plat le trouveront au menu du restaurant Chungmujip, dont la cuisine de Tongyeong est la spécialité et qui se situe à Eulji-ro, un quartier du centre de Séoul. Dans les nombreuses façons d’accommoder le mu qui existent pour tous les goûts, la présence de cet important ingrédient de la gastronomie coréenne est toujours annonciatrice des plaisirs de la table.
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mode de vie
LE JEONSE, ATOUT OU HANDICAP POUR L’IMMOBILIER CORÉEN ?
depuis quelques années, une formule spécifiquement coréenne de bail de location, dite jeonse, se voit remise en question par l’altération conjoncturelle de facteurs qui lui avaient jusque-là permis de prospérer, à savoir une croissance économique continue, la hausse des prix de l’immobilier et le haut niveau des taux d’intérêt. Kim bang-hee Directrice du Centre de recherche économique sur la vie quotidienne
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ans sa nouvelle intitulée la pauvreté volée, Park Wan-suh (1931–2011) évoque, dans un style mordant, le quotidien de ses concitoyens les plus modestes aux prises avec les bouleversements socio-économiques provoqués par l’industrialisation et la modernisation à tout crin des années 1970. Elle situe son action dans un bidonville de Séoul où une jeune femme est contrainte par les circonstances à rejoindre son petit ami dans ce quartier défavorisé et, pour faire l’économie d’un loyer, à partager avec lui la chambre qu’il y occupe. Par le passé, elle jouissait de conditions de vie beaucoup plus agréables jusqu’à la faillite de l’affaire familiale. Ses parents se voient alors conseiller de mettre en location l’une des chambres de la maison familiale et d’ouvrir une épicerie avec la somme perçue au titre de la caution-dépôt versée par le locataire et dite jeonse en coréen. Cependant, comme sa mère emprunte toujours plus pour renflouer les finances du ménage, celui-ci se trouve à nouveau en cessation de paiements. Cédant au désespoir, père, mère et frère aîné mettent fin à leurs jours, laissant la jeune fille livrée à ellemême et obligée de vivre dans un taudis perché sur les hauteurs de la ville. Ce déclin du statut de propriétaire à celui de simple locataire, lequel passe de surcroît du régime du jeonse au paiement d’un loyer mensuel classique, est à l’image de la déchéance économique qui précipite dans la pauvreté une jeune fille des classes moyennes devenue orpheline. À l’époque où le pays s’industrialisait, l’accession à la propriété était devenue un signe extérieur de la situation des individus dans une société fortement hiérarchisée et elle est toujours considérée comme telle aujourd’hui. Dans le domaine locatif, il existe une forme spécifiquement coréenne de bail, dite de « location sur dépôt-caution », c’est-àdire exempte de loyer mensuel, par laquelle un locataire peut effectuer un versement initial représentant de 50% à près de 90 % de la valeur du bien concerné, somme qu’il se voit intégralement restituer à l’expiration du contrat de bail suivie de son départ.
un régime locatif unique en son genre la formule spécifiquement coréenne du bail de location dit jeonse permet au locataire qui le contracte de verser au propriétaire de la chambre ou de l’appartement concerné une somme forfaitaire tenant lieu de dépôt-caution et le dispensant du paiement d’un loyer mensuel. Ce montant lui sera remboursé en totalité quand son contrat de bail viendra à expiration et qu’il quittera les lieux. l’apparition de cette pratique contractuelle originale remonte à plus d’un siècle, d’aucuns la situant même sous le royaume de Joseon (1392–1910), mais, pour être plus exact, il semble qu’elle ait coïncidé avec l’ouverture des ports coréens, à la fin du XIXe siècle. Il faudra attendre les années 1960 pour la voir s’implanter davantage dans les villes, et ce, pour une raison fort simple, à savoir, la crise du logement provoquée par l’exode rural. Dans ce contexte,
le jeonse garantissait des conditions de location tout aussi avantageuses pour les propriétaires que pour les locataires. les premiers, lorsqu’ils louaient à loyer, n’étaient pas assurés de percevoir régulièrement celui-ci, dans la mesure où les seconds étaient des inconnus qui venaient le plus souvent de province. Quant à ces derniers, ils trouvaient, dans cette nouvelle formule, un moyen de se loger tout en plaçant l’importante somme d’argent qu’ils avaient tirée de la vente de leur maison ou de leurs terres au pays.
Flambée immobilière et croissance économique soutenues Comment s’expliquer qu’ait pu être adoptée, à l’échelle de tout un pays, une forme de location qui ne comporte pas de loyer et exige de laisser à son propriétaire un dépôt-caution d’un énorme montant pendant au moins un an moyennant sa restitution ultérieure ? l’évolution économique de ces quarante dernières années permet de le comprendre, car, entre les années 1960 et la fin du siècle dernier, la Corée a connu une croissance remarquable dont le taux annuel s’élevait à 8 % en moyenne. Ce rythme étourdissant allait lui permettre d’accomplir en quatre décennies ce que la plupart des pays développés avaient réalisé en un siècle et plus. En matière de logements, ce prodigieux essor s’est traduit par un fort déséquilibre entre l’offre et la demande, lequel a provoqué une forte hausse des prix. Ceux-ci connaîtront une véritable flambée à la fin des années 1980 correspondant à l’apogée de ce boom, en particulier suite aux Jeux olympiques de Séoul de 1988, qui feront doubler la valeur de l’immobilier en quatre ans. C’était l’époque où tout Coréen cherchait coûte que coûte à devenir propriétaire, y compris lorsque ses moyens ne le lui permettaient pas vraiment. Quand l’obtention d’un prêt bancaire s’avérait difficile, restait la possibilité du jeonse grâce auquel il faisait peu à peu l’acquisition du logement qu’il occupait. Pour ce faire, il lui suffisait d’anticiper la différence qui séparerait le prix d’achat du montant de la caution-dépôt. En attendant de pouvoir réaliser cette opération, il prenait un autre logement en location et, quand il avait réuni la somme suffisante, il restituait ce débours au locataire et prenait possession des lieux. À sa manière, le jeonse permettait ainsi le financement d’un achat immobilier par les particuliers et il a longtemps assuré cette fonction avant la création des prêts bancaires hypothécaires classiques. étant donné la hausse constante du prix de l’immobilier, il garantissait en outre aux propriétaires des rentrées d’argent régulières ne provenant pas d’activités professionnelles. En ces temps de prospérité économique, la tendance était à l’accession à la propriété, comme en témoigne ce slogan de l’époque : « Dès que vous avez un peu d’argent, déposez-le à la banque, mais, si vous en avez un peu plus, faites un placement immobilier ». le maintien de taux d’intérêt à deux chiffres jouait aussi en faveur du jeonse, car l’investissement de la caution-dépôt s’avérait plus rémunérateur que la perception d’un loyer mensuel. Sachant que l’indexation des hausses annuelles de loyer se basait sur une arTS eT cULTUre de corée 61
appréciation de 12 % par an du prix du foncier, on mesure à quel point ces taux avaient alors augmenté. À un loyer mensuel d’une centaine de dollars, correspondait ainsi une caution-dépôt s’élevant au centuple et inversement, c’est-à-dire qu’une hausse d’une centaine de dollars du premier pouvait justifier d’augmenter la caution-dépôt d’un facteur de cent. Avec l’accélération de la croissance, la demande en liquidités s’emballait et les taux d’intérêt atteignaient des niveaux exorbitants.
bientôt un lointain souvenir ? En raison de la récession actuelle, qui s’accompagne de conditions moins propices au jeonse se sont dégradées, ce mode de location traverse aujourd’hui une crise. Désormais, les forts taux de croissance appartiennent à une époque révolue et, mis à part au cours de l’année 2001, ils se sont invariablement situés en dessous de 3 %. Depuis la crise financière asiatique de 1997 et la dépression économique mondiale qui a débuté dix ans après, ce ralentissement de la croissance fait aujourd’hui figure de « nouvelle norme » en Corée. Jusque-là relativement à l’abri du marasme, les prix de
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l’immobilier amorcent une tendance à la baisse. Dès 2010, l’offre de logements avait dépassé la demande et, dans les zones urbaines, la crise qui sévissait à l’époque de l’industrialisation s’était considérablement atténuée. outre ces facteurs conjoncturels, les dernières tendances démographiques laissent prévoir qu’une éventuelle reprise de l’immobilier ne suffira de toute façon plus à assurer la continuité du jeonse. D’année en année, la population coréenne ne cesse de décroître, tandis que s’accentue toujours plus son vieillissement, de sorte qu’une nouvelle contraction de la demande de logements n’est que trop prévisible, certains s’attendant d’ailleurs à une chute brutale des prix de l’immobilier sous l’effet conjugué de ces facteurs. Une transaction immobilière ne représente plus le placement idéal pour le petit épargnant et peut-être même pour les plus fortunés. « N’achetez un logement qu’en cas de besoin et seulement si vous en avez les moyens », pourrait désormais être la nouvelle consigne à appliquer dans ce domaine. Ceux qui disposent de capitaux en vue d’un investissement et toutes les personnes avisées, en général, préfèrent se tenir sur la réserve et attendre de voir comment évoluera la situation.
Appartement témoin d’un futur ensemble résidentiel de la banlieue de Séoul. Dans les régions où le montant du jeonse a fortement augmenté, au point parfois d’atteindre presque celui d’un prix de vente, le marché de l’immobilier récent connaît une reprise.
La flambée de l’immobilier permettait de vivre exclusivement de ses revenus.
la multiplication des prêts bancaires hypothécaires et le maintien des taux d’intérêt à un faible niveau sont, pour une large part, responsables du recul des locations sous le régime du jeonse. En dépit des dispositifs législatifs mis en place pour lutter contre la spéculation, les investisseurs peuvent sans difficulté contracter des emprunts auprès d’établissements financiers. Désormais, nul besoin de faire l’acquisition d’un logement pour le louer sous le régime du jeonse, car la caution-dépôt ne peut être que très inférieure au loyer mensuel éventuellement versé pour un autre logement. Pour la génération du baby-boom comme pour les séniors qui ne possèdent pas d’autre source de revenu que la mise en location d’un logement, la perception d’un loyer mensuel est forcément plus avantageuse. En 2015, la part occupée par les baux de type jeonse dans l’immobilier représentait 58,9 % et faisait donc apparaître une baisse de dix points de pourcentage par rapport au chiffre de 69 % enregistré en 2011. Faut-il en conclure pour autant que ce mode de location est appelé à disparaître à long terme ? Au cours d’une réunion de travail qui se déroulait le 23 février dernier, la présidente Park Geun-hye a formulé à ce propos une remarque empreinte de pragmatisme qui allait faire la une de la presse, à savoir que : « le jeonse sera bientôt un lointain souvenir ». l’expression de ce point de vue s’inscrivait dans le cadre de la promotion du plan, dit « New Stay », qu’a mis sur pied le gouvernement en faveur de l’immobilier et qui prévoit de plafonner rigoureusement l’indexation de la hausse des loyers sur celle des prix fonciers. l’avis émis par la Chef de l’état sur ce mode de location est des plus pertinents et le propos n’est pas d’en remettre en question le bien-fondé, mais de souligner que le gouvernement ne semble pas s’être suffisamment penché sur les éventuels effets indirects d’une telle disparition et sur les mesures à adopter pour y apporter une solution.
Le « choc des locations mensuelles » Depuis quelques années, la région du Grand Séoul est en proie à une grave crise, car, si les locations disponibles sous le régime du jeonse se réduisent comme la peau de chagrin, elles n’en sont pas moins recherchées par nombre de ceux qui souhaitent trouver un logement susceptible de ne pas grever leur budget. Cette inadéquation de l’offre à la demande se traduit d’ores et déjà par une forte augmentation des prix proposés pour les locations de type jeonse, qui dépassent de 70 % en moyenne les prix de vente pratiqués à Séoul, voire de 80 % dans d’autres régions. Toujours plus de ménages doivent aujourd’hui acquitter des loyers mensuels d’un montant compris entre 500 et 1 500 dollars et leur pouvoir d’achat s’en ressent évidemment. Aux côtés des faillites personnelles, ce « choc des locations mensuelles » figure parmi les causes de la récession qui continue de frapper le pays. De plus, si les locations de type jeonse disparaissent bel et bien, qui sait si les locations mensuelles proposées à leur place le seront à des prix raisonnables ? Dans le cas contraire, la conjonction de ces hauts loyers avec la pénurie de logements de type jeonse provoquerait vraisemblablement une nouvelle crise dans ce domaine. Ce dont on peut être certain, en revanche, c’est que, si ce mode de location vient à disparaître, l’alternative se résumera désormais à devenir propriétaire ou à louer à loyer. Toutefois, par une ironie du sort, les causes même du déclin de la formule du jeonse sont aussi susceptibles de décourager les gens d’acheter. Ce désir d’accession à la propriété, jusqu’alors si profondément enraciné dans les mentalités, sera donc lui aussi en perte de vitesse. Pour les générations à venir, il sera difficile de comprendre ce régime du jeonse qui participe de l’héritage de l’industrialisation du pays et se fonde sur l’idée que l’achat d’un logement atteste de la réussite socio-économique, de même qu’il paraît aujourd’hui difficile d’en saisir le sens pour les étrangers.
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Aperçu de lA littérAture Coréenne
Critique
Une Une Une situation situation situation tragiquement tragiquement tragiquement banale banale banale traitée traitée traitée sur sur sur lelele mode mode mode de de de lalala dérision dérision dérision Choi Jae-bong Journaliste au Hankyoreh
L
des feuilletons télévisés. Nous n’avons plus ee Young-hoon appartient à une la nouvelle tout le monde aime les génération d’écrivains, dite « du girls’ generation prend la forme d’une de père et ne proposons ni œuvre majeure ni vérité sur laquelle guider notre conduite. FMI », qui a atteint l’âge adulte à farce ayant pour décor un grand centre Nous n’avons ni Dieu ni philosophie, c’estl’époque où la Corée appliquait le plan de commercial où un important dispositif à-dire absolument rien ». sauvetage établi par cette organisation la figure paternelle, les discours soleninternationale suite à la crise financière de sécurité a été mis en place en vue du asiatique de 1997. Ce premier coup d’arsommet du g20 qu’accueille le centre nels, la vérité et Dieu participent des référêt à quarante années d’une croissance rences fondamentales qui donnent un sens des congrès tout proche. la critique, économique rapide, mais aussi à la staà l’existence et permettent de lui fixer un élogieuse, a souligné la manière dont but, mais ils représentent en même temps bilité que connaissait le pays depuis la fin ces « vieilleries étouffantes » auxquelles de la guerre, allait aussi rester dans les lee young-hoon y entraîne le lecteur résiste bravement la jeunesse. Celle de la mémoires pour l’aide apportée par le FMI dans une comédie loufoque où une génération de lee Young-hoon allait totapour le surmonter. Qu’ils viennent d’entrer situation individuelle pourtant grave à l’université ou arrivent sur le marché du lement renoncer à ce besoin de sens et à semble passer au second plan par sa travail, les jeunes ont alors subi de plein ces valeurs, quel que soit le jugement que fouet les effets de cette crise et eu, par la banalité liée à l’absurdité du système. l’on porte à cet égard. Confrontés aux dures suite, bien du mal à en surmonter le trauréalités des restructurations dont s’assormatisme. Pour ces générations, elle n’a tissait l’octroi d’un prêt international, les pas seulement représenté une brusque pères de la « génération du FMI » n’ont pu rupture de la dynamique du développement, car elle a aussi que se détourner de leur rôle de chef de famille. la disparition mis un frein aux évolutions et progrès entrepris sur le plan polide l’autorité qui s’attachait à cette figure paternelle toute puistique et dans l’ensemble de la société. sante et digne de confiance signait du même coup l’arrêt de C’est en 2008 que lee Young-hoon accède à la notoriété en mort des valeurs désuètes qui étaient attaquées de partout et se voyant remettre le Prix du nouvel écrivain de Munhakdongvolaient en éclats. ne, c’est-à-dire de la communauté littéraire. À cette distinction, C’est de conflit, et non de réconciliation, dont traite avant succéderont, en 2012, le Prix du jeune écrivain et le Prix de la tout la littérature, ce qui ne concerne pas que certaines œuvres, fiction littéraire qui lui sont respectivement décernés pour sa mais absolument toutes. les écrivains en ont besoin pour trounouvelle Tout le monde aime les Girls’ Generation et pour son ver leur voie propre et se faire reconnaître par cette lutte. Chez roman les Descendants de Changeking, tous deux publiés lee Young-hoon et ses contemporains, la présence de thèmes conflictuels est toutefois limitée, voire inexistante, dans le quotichez Munhakdongne. Dans la deuxième de ces œuvres, l’auteur écrit : dien comme dans la littérature. « Nous ne faisons que reproduire exactement ce que d’autres Un jour que lee Young-hoon et moi prenions un verre ont déjà fait. Nous imitons des films, des bandes dessinées ou ensemble, j’ai eu la surprise d’apprendre qu’il projetait de pré64 KoreaNa Été 2016
senter une autre de ses œuvres à un concours littéraire. En Corée, les écrivains qui remportent brillamment une telle compétition n’ont pas pour habitude de tenter à nouveau leur chance dans d’autres du même type, et, quelque peu déconcerté, j’ai donc interrogé mon interlocuteur sur ses motivations, ce à quoi il a répondu : « parce que j’ai l’impression d’être déjà oublié ». Bien que plus connu et plus récompensé qu’aucun autre de ses confrères, il souhaitait accroître encore sa présence sur la scène littéraire, ce souci étant peut-être à rapprocher de son appartenance à la fameuse « génération du FMI ». Dans le passage des Descendants de Changeking reproduit plus haut, les paroles citées sont celles du hikikomori Min, ce solitaire de trente-deux ans qui se passionne pour les émissions de télévision à effets spéciaux destinées aux enfants. Un autre personnage du même âge, nommé Yeong-ho, cherche quant à lui à tout savoir de l’une d’elles, intitulée Changeking , le roi des métamorphoses , dans le but de mieux comprendre son beaufils Sam, un collégien captivé par ce divertissement. l’enfance de lee Young-hoon et de tous ceux de son âge a été bercée par les productions audiovisuelles de la télévision, du cinéma et des jeux vidéo. Tandis que Min s’enfonce toujours plus dans le bourbier d’un univers numérique qui semble sans issue, Yeong-ho livre son combat quotidien à grand-peine, mais avec une volonté inflexible, comme en témoigne la résolution qu’il prend : « Je serai le père de ce petit garçon ». À son image, ceux de cette génération qui ont grandi sans père sont confrontés à la difficulté d’assumer ce rôle et ce problème constitue l’un des thèmes centraux de l’œuvre de lee Young-hoon. Dans la nouvelle Tout le monde aime les Girls’ Generation, le titre éveille à lui seul la curiosité en faisant figurer le nom de ce célèbre groupe de chanteuses, qui, pour les besoins de l’œuvre, se réduisent à sept, alors qu’elles sont en réalité neuf, et ne portent pas les mêmes prénoms. Quant au lieu de l’action, il s’agit du CoEX Mall, ce centre commercial qui est l’un des symboles les plus prestigieux du capitalisme coréen. Après s’être rendu dans le restaurant du dit CoEX Mall, où il a donné rendez-vous à la femme qu’il a rencontrée par le biais d’une agence matrimoniale, le personnage part à la recherche de toilettes avant son arrivée, ce qui va déclencher un cauchemardesque enchaînement de circonstances. Non loin de cet immense centre commercial, doit en effet se dérouler le célèbre Sommet international du G20 et, de ce fait, toutes les toilettes qui s’y trouvent sont fermées pour des raisons de sécurité. Au hasard de ses errances dans le dédale des allées
souterraines, il rencontre un homme en uniforme de policier qui décide de lui apporter son aide. Tout en cherchant de concert, les deux hommes en viennent à parler des Girls’ Generation et les maux de ventre du premier disparaissent alors comme par enchantement. « la conversation allait bon train, ponctuée de petits rires enfantins. Incontestablement, les Girls’ Generation étaient de prodigieuses artistes. Au fur et à mesure que nous discutions, mon mal au ventre diminuait insensiblement. » Curieux de savoir pourquoi un policier, par ailleurs très occupé dans ces circonstances, se donne tant de mal pour qu’un simple citoyen comme lui puisse faire ses besoins, le personnage principal finit par le lui demander et son compagnon en uniforme, dont on ignore s’il est véritablement policier, a alors pour seule réponse : « Nous aimons tous deux les Girls’ Generation, non ? » Toutefois, celles-ci ne participent que de l’illusion créée par les médias de masse et ne peuvent donc soulager cet homme de ses souffrances physiques. Dès que la conversation passe à un autre sujet, revient le mal qu’il croyait disparu, tel un monstre relevant son effrayante tête, tandis que sa résistance atteint ses limites. Sous les dehors d’une anecdote contant une situation gênante avec une touche d’humour noir, cette nouvelle atteste du remarquable sens critique de son auteur. Tout en guidant son compagnon vers les toilettes publiques, l’homme en uniforme déclare : « En principe, on devrait pouvoir faire ses besoins quand on en a envie, dans un endroit comme ça ». Ces mots acquièrent une signification particulière dans ces lieux ultramodernes, à savoir que les symptômes de la diarrhée, qui auraient pu rapidement disparaître en temps normal, se sont considérablement aggravés en l’absence de toilettes ouvertes pendant le Sommet du G20. Des enjeux mondiaux peuvent ainsi contraindre un individu à réprimer ses besoins les plus élémentaires. Aux yeux de lee Young-hoon et de sa génération, dont l’identité a été affectée par les fortes répercussions de la crise financière, aussi dite « du FMI », le G20 pourrait bien constituer le dernier avatar de cette institution. Dans ce contexte, le dénouement plein de dérision de la nouvelle peut tout aussi bien se comprendre comme un acte de défi que comme l’expression de l’opinion de l’auteur sur les sacrifices imposés à toute une génération par ces organisations internationales. arTS eT cULTUre de corée 65
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