Koreana Spring 2017 (French)

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PrintemPs 2017

le mariage

LE MARIAGE EN CORÉE Le mariage traditionnel et son actualisation ; Les mariages royaux de Joseon évoqués par les Uigwe ; Un mariage coréen d’aujourd’hui : du honsu au voyage de noces ; Quel avenir pour le mariage ?; Le mariage, autrefois jardin d’amour et de bonheur ; Le mariage mixte est une affaire de personnes

ISSN 1225-9101

vol. 18 n° 1

Literary Translation in a Post-Trump World | Seoul International Writers’ Festival 2016 LTI Korea Translation Award | Reviews of latest translations | Book excerpts

rubrique spéCiAle

rintemps 2017

WINTER 2016

Arts et Culture de Corée

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image de CorĂŠe


L’INCORPORATION DANS LE CAMP D’INSTRUCTION DE NONSAN Kim Hwa-young Critique littéraire et membre de l’Académie coréenne des arts

«G

râce à toi, tes parents et toute ta famille peuvent dormir tranquilles». Malgré l’expression dure qui se lit sur leurs traits, les jeunes gens au crâne rasé qui marchent au pas devant cet énorme écriteau ne sont ni prisonniers de guerre ni détenus. Il s’agit d’appelés du contingent pour qui commence le service national, comme tous les lundis et jeudis, au camp d’instruction de l’armée de terre de Nonsan, une ville du sudouest de la péninsule. outre cette pancarte qui les accueille, des armes et tenues de combat sont également visibles, ainsi que le reste du matériel destiné aux recrues. Ce rite de passage qui s’impose à tout Coréen âgé de plus de dix-huit ans et déclaré physiquement comme mentalement apte au service militaire donne lieu à une cérémonie qui tient presque d’une grande fête par les sept mille personnes qu’elle attire à chaque fois, car, aux côtés des deux mille appelés, accourent aussi leurs parents et amis. Quand elle prend fin et que repartent les invités, commenceront alors pour les jeunes gens cinq semaines d’un entraînement draconien succédant aux trois journées qu’ils auront passées dans leur régiment pour y subir examens médicaux et tests d’aptitude, tout en aidant au ravitaillement. Une semaine après leur arrivée à la caserne, très exactement un mardi, les parents se verront notifier le lieu d’incorporation de leur fils et recevront les vêtements civils que portait celui-ci, ainsi que la lettre qu’il leur a écrite. Pour la famille, c’est un moment particulièrement redouté, car il prélude aux deux longues années que passera leur fils sous les drapeaux. Plus de soixante ans après la Guerre de Corée qui a éclaté en 1950, la population est pourtant habituée à l’existence d’une menace sur son sol et craint plutôt de voyager dans des pays où le terrorisme peut frapper. le camp d’instruction de Nonsan constitue la plus importante unité militaire au monde, tant par sa superficie, qui est 76 fois supérieure à celle du stade de Sangam aménagé pour la Coupe du monde de football, que par son effectif permanent de 16 500 jeunes du contingent et officiers instructeurs, qui égale le nombre d’habitants de cette ville. Chaque année, il assure la préparation de 45% des 125 000 appelés au service national, soit au total quelque 7,8 millions de soldats qui y sont passés depuis sa création en 1951. Parmi les personnes exemptées pour raisons de santé à l’issue de cette « cérémonie » marquant l’arrivée à l’âge adulte, d’aucuns n’en aspirent pas moins pour autant à faire partie des élites dirigeantes, ce qui relève depuis toujours d’une véritable énigme.


lettre de la rédactrice en chef

l’évolution du mariage et ses conséquences à venir pour la Corée Si l’institution du mariage se caractérise par son universalité, la célébration de cette union entre deux êtres varie en fonction des groupes humains, origines socio-culturelles et religions auxquels ils se rattachent. Ses cérémonies obéissent aussi aux coutumes et traditions propres à une société donnée, voire à chaque famille, tout en étant conformes aux valeurs dont se réclament les individus concernés. Dans sa rubrique spéciale consacrée au mariage en Corée, ce numéro se propose de faire découvrir au lecteur les spécificités présentes et passées de ce rouage essentiel de la vie sociale et de la culture. Des grands rites royaux de jadis aux pratiques actuelles, se déroulera au fil de ces articles un panorama des différents usages et de leurs dimensions symboliques. À cette présentation rétrospective, succédera une intéressante analyse des réalités d’aujourd’hui et des perspectives d’avenir que permet d’entrevoir l’évolution des mentalités et des mœurs en matière de relations amoureuses et conjugales. De tels aspects sont évidemment liés aux problèmes qui se posent actuellement dans un pays confronté à une baisse constante du nombre de ces unions et des naissances qui en résultent, puisque les jeunes tendent à en reporter ou éviter toujours plus l’échéance en raison des incertitudes qui pèsent sur l’emploi et l’économie. Dans un article qui fait suite à cette rubrique, il est d’ailleurs question des inquiétudes grandissantes que suscitent les tendances démographiques engendrées par la baisse de la natalité et le vieillissement de la population. Par le biais de cette étude, il est à espérer que le lecteur parviendra à se faire une idée plus précise des difficultés que connaît actuellement la Corée dans ce domaine, comme bien d’autres pays du monde. Choi Jung-wha Rédactrice en chef

éditeur direCteur de la rédaCtion rédaCtriCe en CHef réviseur Comité de rédaCtion

traduCtion direCteur pHotograpHique rédaCteurs en CHef adjoints

direCteur artistique designers

ConCeption et mise en page

lee Si-hyung Kim Gwang-keun Choi Jung-wha Suzanne Salinas Bae Bien-u Charles la Shure Choi Young-in Han Kyung-koo Kim Hwa-young Kim Young-na Koh Mi-seok Song Hye-jin Song Young-man Werner Sasse Kim Jeong-yeon Kim Sam lim Sun-kun Park Do-geun Park Sin-hye lee Young-bok Kim Ji-hyun Kim Nam-hyung Yeob lan-kyeong

Kim’s Communication Associates 44 Yanghwa-ro 7-gil, Mapo-gu Seoul 04035, Korea www.gegd.co.kr Tel: 82-2-335-4741 Fax: 82-2-335-4743

aBonnements et CorrespondanCe Prix au numéro en Corée : 6 000 wons Autres pays : 9 $US autres régions, y Compris la Corée voir les tarifs d’abonnement spéciaux à la page 84 de ce numéro.

Arts et Culture de Corée Printemps 2017

les mariés et leurs suivantes se dirigent vers la maison du futur époux en vue des célébrations. Cette œuvre appartient à une série de peintures représentant les principaux événements qui rythmaient idéalement la vie des sujets du royaume Joseon.

le mariage Kim Hong-do (1745–après 1806) XvIIIe–XIXe siècles, encre et couleurs sur soie, 53,9 x 35,2 cm.

fondation de Corée 2558 Nambusunhwan-ro, Seocho-gu, Seoul 06750, Korea Tel: 82-2-2046-8525/8570 Fax: 82-2-3463-6075 imprimé au printemps 2017 Samsung Moonwha Printing Co. 10 Achasan-ro 11-gil, Seongdong-gu, Seoul 04796, Korea Tel: 82-2-468-0361/5

Publication trimestrielle de la Fondation de Corée 2558 Nambusunhwan-ro, Seocho-gu Séoul 06750, Corée du Sud http://www.koreana.or.kr

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DossieRs

L’inquiétante question de l’inversion démographique

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lee Seung-wook

amouReux De La CoRée

Les aventures extraordinaires de Barry Welsh à Séoul

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40

53

Kim Hyun-sook

esCapaDe

44

La complainte du passé résonne dans le sud rocheux et venteux de Jeju Gwak Jae-gu

un jouR Comme Les autRes

16

Des vies de vendeurs de supérette qui ne se ressemblent pas toutes Kim Seo-ryung

36

ruBrique spéCiale

Le mariage en Corée RubRique spéCiaLe 1

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58

inGRéDients CuLinaiRes

Le samgyeopsal , une « viande à trois couches » dont on raffole Soul Ho-joung

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moDe De vie

Une « cure de désintoxication numérique » Kim Dong-hwan

apeRçu De La LittéRatuRe CoRéenne

66

Le mélodrame tout en finesse d’un écrivain confirmé

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Choi Jae-bong

Le mariage traditionnel et son actualisation

Une envie d’aimer Gu Hyo-seo

Han Kyung-koo

RubRique spéCiaLe 2

10

Les mariages royaux de Joseon évoqués par les Uigwe

LivRes et CD

Yi Song-mi

RubRique spéCiaLe 3

16

Un mariage coréen d’aujourd’hui : du honsu au voyage de noces lee Yoon-jung

RubRique spéCiaLe 4

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Letters from Korean History, I–V (Lettres de l’histoire coréenne, I-V) l’histoire coréenne contée aux enfants

Mask dance des instruments traditionnels pour la musique d’aujourd’hui Charles la Shure, Kim Hoo-ran

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Quel avenir pour le mariage ? Baek Young-ok

RubRique spéCiaLe 5

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Le mariage, autrefois jardin d’amour et de bonheur lee Chang-guy

RubRique spéCiaLe 6

Le mariage mixte est une affaire de personnes Charles la Shure

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ruBrique spéCiale 1 le mariage en Corée

LE MARIAGE TRADITIONNEL ET SON ACTUALISATION le mariage classique, tel qu’il est encore célébré à la Korea House, allie en fait la tradition à la modernité en une sorte de raccourci spatio-temporel, car il réunit lors d’une même cérémonie, puis à une même table, la famille et les invités des mariés : autant de personnes différentes qui n’auraient sinon jamais eu l’occasion de se rencontrer. 4 Koreana printemps 2017

Han Kyung-koo Anthropologue culturel et professeur à la Faculté des lettres et sciences humaines et sociales de l’Université nationale de Séoul ahn Hong-beom Photographe


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l est midi et, malgré la fraîcheur qui se fait encore sentir, le soleil brille dans le bleu du ciel dégagé. C’est samedi et il y a affluence autour de la Korea House, ce centre culturel situé au cœur de Séoul et rattaché à la Fondation pour le patrimoine culturel coréen. Une tente et un paravent ont été placés au centre de la cour et sur l’avancée formée par le soubassement en pierre de l’un des pavillons, sont assis sept musiciens et musiciennes dans de superbes tenues traditionnelles qui donnent aux lieux une beauté solennelle. Sur le sol recouvert d’une natte, un autel haut de cérémonie se dresse devant un paravent, flanqué de deux petites tables basses situées à l’est et à l’ouest et respectivement attribuées au marié et à la mariée, la première représentant le yang qui symbolise l’énergie positive et l’homme, et la seconde, le yin emblématique de l’énergie négative et de la femme.

un mariage classique dans la cour Sur l’autel de cérémonie, ont été disposées des jujubes et châtaignes, ainsi qu’un pin bonzaï, des bambous et une poule. Si les mets présentés peuvent varier selon la région, jujubes et châtaignes sont toujours présentes, car elles symbolisent la longévité et la fécondité souhaitées aux époux, de même que le pin, parce que c’est un arbre à feuilles persistantes, et le bambou, en raison de sa grande résistance, ce qui fait d’eux les emblèmes de la loyauté et de la fidélité. À cela s’ajoutent, bien qu’on soit en plein jour, deux bougies de couleur bleue et rouge, correspondant également au yin et au yang, dont l’usage s’imposait aussi autrefois du fait que les mariages étaient le plus souvent célébrés de nuit. Aujourd’hui encore, elles prennent toujours place sur les tables des salles pourtant illuminées par des lustres. Une fois que les mères des mariés ont fait leur entrée, comme dans le mariage à l’occidentale, leurs premiers gestes consistent à allumer ces deux bougies. Au sud de l’autel de cérémonie de la Korea House, s’alignent, comme toujours dans ces circonstances, plusieurs rangées de chaises où ont pris place les invités du marié, d’un côté, et ceux de la mariée, de l’autre. Nombre de gens se tiennent jusque dans la cour, pour certains, des invités n’ayant pas trouvé de place, pour d’autres, des étrangers curieux, beaucoup attendant tout simplement de pouvoir déposer l’enveloppe qui renferme l’argent liquide offert en cadeau, puis présenter leurs vœux aux mariés et à leur famille et repartir avant la fin de la cérémonie. Si les petits mariages ont de nos jours la faveur des Coréens, ils demeurent un événement marquant où l’on est tenu d’assister en apportant son obole, l’invitation que l’on reçoit étant avant tout synonyme de dépense.

Assis l’un en face de l’autre, les futurs époux se sont placés à l’est et à l’ouest de l’autel de cérémonie recouvert d’étoffe rouge et bleue pour célébrer leur mariage selon la tradition que perpétue la Korea House située dans le centre de Séoul.

artS et cULtUre De corée 5


vêtu d’un long manteau et coiffé du haut chapeau noir traditionnel, un maître des cérémonies au sympathique embonpoint fait enfin son entrée et prend place au nord de la table. Il y a encore peu, lorsqu’un pasteur ou un prêtre n’officiaient pas, s’y substituaient soit un ancien professeur du marié, soit un ami des parents en raison du respect qu’inspirait leur réputation. le moment est alors venu d’annoncer à haute voix le déroulement de la cérémonie, ce dont peut parfaitement s’acquitter un voisin d’un certain âge qui connaît le chinois classique. Cette fois-ci, celle-ci est dirigée par un animateur professionnel agréé par la Korea House qui présente par ailleurs des rencontres de lutte traditionnelle dite ssireum. Ce maître des cérémonies ouvre alors l’éventail sur lequel est inscrit le protocole de la cérémonie et la déclare solennellement ouverte en prononçant les mots : « Haeng chinyeongnye », qui signifient que le marié va entrer pour saluer la mariée, comme il a l’amabilité de le préciser en coréen moderne à l’intention de ceux qui ne connaissent pas cette expression sino-coréenne.

les salutations chez les parents de la mariée le rite confucéen traditionnel dit chinyeongnye consiste à aller chercher la mariée chez elle et à la conduire chez son futur époux en vue de la cérémonie du mariage. À ce propos, la remarque suivante figure dans la première partie des annales du royaume de Joseon : « la tradition de notre pays veut que le futur époux aille vivre chez sa promise et que ses petits-enfants soient élevés chez les parents de la conjointe », et de cette autre, plus loin : « Contrairement à ce qui se passe en Chine, le marié n’amène pas la mariée vivre chez lui. En conséquence, il considère sienne la maison où a grandi son épouse, de même qu’il considère siens ses parents en les appelant « mère » ou « père ». les fonctionnaires lettrés néo-confucianistes des premiers temps de Joseon affirmaient que l’homme correspondait au yang et au Ciel, et la femme au yin et à la Terre, ce qui supposait un devoir d’obéissance à son mari, chez qui elle avait obligation de vivre après le mariage. Ainsi, ce n’était plus l’homme qui vivait chez sa femme, mais l’inverse. la famille royale allait appliquer le chinyeong pour donner l’exemple, puis le promouvoir auprès de ses sujets et finalement tenter de le leur imposer, mais en vain, car pour un couple, l’objectif du mariage n’était pas de vivre à tel ou tel endroit. Bien d’autres incidences en découlaient, notamment les successions et le devoir d’accomplir des cérémonies en l’honneur des ancêtres. En consé-

quence, une solution de compromis allait résulter de l’adoption de la coutume dite du ban-chinyeong ou du mi-chinyeong , qui consiste à célébrer la cérémonie du mariage chez la mariée d’où, après avoir vécu quelque temps, le couple marié irait vivre chez les parents du mari. Au commencement de sa mise en œuvre, le couple vivait donc chez l’épouse pendant trois ans, mais par la suite, cette durée allait être d’à peine trois jours. le maître des cérémonies annonçait alors officiellement le début du chinyeong , mais aujourd’hui, c’est la Korea House qui semble avoir supplanté le domicile de la mariée. Dès que les musiciens commencent à jouer, le maître des cérémonies prononce une phrase sino-coréenne qui signifie que « le marié va entrer, accompagné du « père-oie » », c’est-à-dire l’un des amis du marié qui s’est vu charger par celui-ci de porter ce volatile et d’en faire présent à la famille de la mariée selon le rite dit du jeonanrye. le choix de cet oiseau s’explique par le fait qu’il voyage au rythme des saisons, ce qui correspond au cycle du yin et du yang, et qu’il s’accouple avec un seul et même partenaire, ce qui en fait un symbole de fidélité. À la suite du marié, ses garçons d’honneur entrent alors dans la cour par l’arrière. le premier est vêtu de la robe pourpre des fonctionnaires et coiffé du chapeau noir des lettrés qui composaient la tenue des hauts fonctionnaires du royaume de Joseon. Selon la philosophie confucéenne dont s’inspirait ce dernier, tout homme nourrissait l’espoir de se présenter avec succès au concours de la fonction publique et chacun était donc en droit d’en arborer la tenue à l’occasion du mariage, y compris dans les milieux populaires. le marié est flanqué de garçonnets qui l’accompagnent en portant une lanterne rouge et une lanterne bleue, ce qui constitue une variante du rôle des demoiselles et garçons d’honneur du mariage occidental. le moment est venu pour le maître des cérémonies d’énoncer le protocole à suivre : « le marié se rendra chez la mariée pour la conduire à la cérémonie… Il s’agenouillera et déposera l’oie sur la table… Il se lèvera et s’inclinera par deux fois ». là encore, c’est en sino-coréen qu’il s’exprime, mais il fournira une traduction ou une explication en coréen moderne si besoin est. Devant les parents de la future épouse, qui se sont assis dans le pavillon situé à l’opposé, le marié présente alors l’oie et s’incline à deux reprises en conclusion du rite portant sur sa remise, puis il s’éloigne et regagne la cour. À son tour, la mariée quitte le pavillon sous la direction du maître des cérémonies, vêtue d’une robe rouge à laquelle se super-

Dans les mariages d’autrefois, les époux n’échangeaient ni serments ni alliances, mais en se tenant l’un en face de l’autre, ils s’inclinaient et se regardaient de part et d’autre de deux coupes d’alcool afin de s’engager sans mot dire à mener pour toujours une vie commune. 6 Koreana printemps 2017


pose une veste courte vert clair et coiffée d’une couronne sertie de pierres précieuses. Cette tenue s’inspire de celle que revêtaient les femmes de l’aristocratie lors des cérémonies du royaume de Joseon, car de même que pour le marié, les femmes du peuple étaient autorisées à la porter lors de ce mariage qui était le plus beau jour de leur vie.

l’arrivée du couple sur les lieux de célébration le cortège nuptial descend dans la cour par l’escalier du pavillon, avec à sa tête les garçons d’honneur munis des lanternes et suivis successivement du marié et de la mariée, ce qui résulte là aussi d’une certaine actualisation du mariage traditionnel. le marié et la mariée se placent alors respectivement à l’est et à l’ouest de l’autel de cérémonie, puis se lavent les mains pour symboliser la purification de leur corps et de leur esprit, avant de saluer en s’inclinant. Ce rite portant le nom de gyobaerye, c’est-à-dire de « l’échange des révérences », représente l’engagement des époux à mener la vie commune jusqu’à ce que la mort les sépare. Si, de nos jours, il n’est pas rare de voir une femme se marier alors qu’elle attend déjà un enfant ou en a mis un au monde, à l’époque pré-moderne, le mariage résultait d’un arrangement entre familles, et non d’une décision du couple concerné, de sorte que les mariés se voyaient pour la première fois lorsqu’ils échangeaient ces révérences. Aidée de ses suivantes, la mariée s’exécutait en s’inclinant à deux reprises devant son époux, lequel lui rendait ces salutations par une seule, puis le couple recommençait ces opérations une deuxième fois. les maîtres des cérémonies ont beau expliquer que la femme relève du yin, qui correspond aux nombres pairs et, le marié du yang, auquel se rapportent les chiffres impairs, bien des jeunes femmes d’aujourd’hui se demandent pourquoi ce nombre de révérences diffère d’un époux à l’autre.

Mariés échangeant trois coupes d’alcool conformément au « rite d’unification des coupes » qui scelle l’alliance de deux êtres promis à ne faire qu’un.

trois coupes d’alcool pour sceller une union Suite aux révérences rituelles, la cérémonie entre dans le vif du sujet avec le hapgeunrye, c’est-à-dire le « rite d’unification des coupes » au cours duquel les deux mariés boivent trois coupes d’alcool chacun. le maître des cérémonies leur précise qu’elles représentent respectivement le serment adressé au Ciel et à la Terre, celui du mariage et le vœu d’amour et de fidélité éternels. les deux coupes employées dans ce dernier cas se composent des deux moitiés d’une calebasse scindée à cet effet, puis reconstituée, quand les mariés y auront bu rituellement, pour signifier qu’ils sont faits l’un pour l’autre et ne font qu’un. Autrefois, on avait coutume de décorer ce récipient de fils rouges et bleus avant de l’accrocher au plafond de la chambre nuptiale afin que le jeune couple se sente surveillé. Quand survenaient les disputes et autres difficultés inhérentes à la vie commune, les époux s’en souvenaient et levaient les yeux vers lui pour réfléchir à deux fois. Dans les mariages d’autrefois, les époux n’échangeaient donc ni serments ni alliances, mais en se tenant l’un en face de l’autre, ils s’inclinaient et se regardaient artS et cULtUre De corée 7


Une tradition en pleine évolUtion Autrefois, le mariage représentait pour tout Coréen le plus beau jour de sa vie. l’union harmonieuse de l’homme et de la femme, incarnations du yin et du yang, s’inscrivait depuis des temps bien antérieurs au confucianisme dans une cosmologie et une vision du monde de type chamaniques. En conséquence, le mariage s’imposait à tout un chacun comme une obligation et l’impossibilité de le contracter, comme une véritable calamité, de sorte que dans les régions rurales du royaume de Joseon, des fonctionnaires avaient même pour mission de trouver des personnes célibataires susceptibles de s’unir. Faute de complémentarité parfaite entre le yin et le yang, la croyance voulait que d’éternels regrets et rancœurs montent jusqu’au Ciel et en dérèglent les énergies au point de causer famine et sécheresse. la tendance actuelle à faire venir des femmes d’Asie du Sud-Est dans les campagnes où font défaut les candidates au mariage ne semble pas si éloignée de ces manières de voir. En outre, on constate aujourd’hui encore l’existence de la pratique du mariage à titre posthume d’hommes et femmes morts jeunes sans être mariés, car l’idée qu’ils vivraient sinon dans la peur est encore répandue. Aujourd’hui, pas moins de 50% des jeunes ne jugent pas indispensable de se marier et pour la première fois en quarante ans, le nombre de ceux qui l’ont fait a chuté l’année dernière au-dessous de la barre des 300 000. En parallèle avec l’évolution du rôle traditionnel et des relations des hommes et femmes dans une société où ces aspects ont longtemps été fondés sur la théorie du yin et du yang, il se peut que cette nouvelle vision du mariage résulte d’une évolution inéluctable. D’aucuns avancent le rôle de certains facteurs économiques, notamment la flambée des prix de l’immobilier, pour expliquer que les jeunes renoncent à se marier ou en repoussent le moment et de fait, au cours de ces quinze dernières années, l’âge moyen du premier mariage a augmenté de cinq ans chez les hommes comme chez les femmes. Sous le royaume de Joseon, les coutumes liées au mariage ont considérablement évolué sous l’influence du confucianisme qui en constituait l’idéologie dominante. Par la suite, l’introduction du christianisme dont allait s’accompagner la modernisation du pays allait favoriser l’essor des mariages de style occidental,

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mais en substituant un maître des cérémonies laïque au pasteur ou au prêtre de cette religion et en célébrant la cérémonie dans des salles prévues à cet effet plutôt qu’à l’église ou au domicile familial de la mariée. la traditionnelle discussion du mariage par les deux familles concernées, dite uihon, est toujours de rigueur, mais les jeunes couples s’avèrent beaucoup plus exigeants que naguère quant à leurs souhaits et préférences et il arrive que ces pourparlers se déroulent par l’entremise d’agences spécialisées. l’homme se rattachant au yang, c’est à la famille du marié qu’il incombe d’effectuer l’envoi, dit napchae, de la proposition de mariage où figurent les quatre piliers représentant l’heure, le jour, le mois et l’année de sa naissance. Celle de sa promise y répondra par une lettre où elle lui donne son accord selon la coutume du yeongil qui est encore pratiquée aujourd’hui, tout comme la précédente, quoiqu’elle soit omise dans certains cas. Quant à la pratique du nappye , elle voulait que la famille du marié fasse parvenir des cadeaux à la mariée dans un coffre qui contenait aussi de la soie et d’autres étoffes destinées à la confection de ses vêtements de cérémonie. 1 Avec la forte croissance économique dont a bénéficié le pays, bagues, colliers et autres bijoux sont venus s’y ajouter. Il y a encore une dizaine d’années, les amis du marié continuaient d’effectuer cette visite à la promise pour « vendre le coffre ». l’un d’eux avait le visage recouvert d’un calmar séché en guise de masque et portait le coffre sur son dos. Quand les deux compagnons arrivaient à proximité du domicile de la mariée, ils criaient qu’ils ne pouvaient pas porter plus loin un aussi lourd fardeau et, à ces mots, la famille et les amies de la mariée sortaient de la maison en apportant nourriture, boissons et argent liquide pour qu’ils reprennent des forces et mènent à bien leur mission. les jeunes gens feignaient alors de se disputer, refusant de faire un pas de plus, tandis que la famille tentait de les amadouer, mais il arrivait qu’elle se fâche s’ils poussaient trop loin la plaisanterie. Enfin, les jeunes du village ou de la famille de la mariée se livraient à une coutume qui consistait à faire des farces au marié à son arrivée au domicile de sa promise, mais qui est aujourd’hui pratiquée par les amis du futur époux.


de part et d’autre de deux coupes d’alcool. les mariés se tenaient face à face, se faisaient une révérence et se regardaient par-dessus une coupe d’alcool afin de s’engager sans mot dire à mener pour toujours une vie commune. Suite à l’exécution de ce rite, vient celui du seonghollye auquel le maître des cérémonies invite les jeunes mariés et qui consiste à s’incliner devant leurs parents respectifs, ainsi que leurs invités. la cérémonie s’achève sur cette pratique résultant aussi d’une actualisation, puis avec les conseils prodigués par le maître des cérémonies au jeune couple pour qu’ils s’aiment, élèvent leurs enfants comme il se doit, témoignent respect et reconnaissance à leurs parents et soient utiles à leur pays, et enfin avec ses remerciements aux invités qui se sont déplacés malgré leurs nombreuses occupations. Quand prennent ainsi fin les cérémonies traditionnelles de la Korea House, une autre attend encore les époux, à savoir le hyeongugorye ou « rite de salutation des beaux-parents » par la mariée, 1 Sur l’autel de cérémonie, jujubes, châtaignes, pin bonzaï et bambous symbolisant la loyauté et la fidélité sont disposés aux côtés de deux bougies de couleur rouge et bleue. Au pied de cet ensemble, se trouvent des tables basses sur lesquelles on déposait autrefois un coq et une poule vivants enveloppés dans de l’étoffe bleue ou rouge, selon le cas, mais des reproductions leur ont succédé à l’époque actuelle. 2 À l’issue de la cérémonie, les mariés se présentent devant leurs parents et invités qu’ils saluent en s’inclinant pour leur témoigner leur reconnaissance, cette pratique constituant une évolution assez récente.

qui fait aujourd’hui partie intégrante du mariage à proprement parler, alors qu’elle était autrefois accomplie soit au lendemain de la nuit de noce passée chez le marié, dans le cas du chinyeong, soit après les trois premières nuits passées chez la femme, dans le cas du ban-chinyeong.

épilogue Si le mariage et la vie conjugale de type traditionnel ont été fortement remis en cause pour leur caractère patriarcal instaurant une domination par l’homme, les évolutions auxquelles on assiste actuellement dans ce domaine semblent tendre vers un retour aux premiers temps d’un royaume de Joseon où l’idéologie confucéenne n’était pas encore très ancrée. les relations qu’entretiennent les jeunes couples avec la famille de la femme semblent notamment plus suivies qu’avec celle du conjoint et en cas de décès de ses parents, ce dernier semble tout aussi touché que s’il s’agissait des siens. Par ailleurs, le droit successoral n’établit plus de distinction entre héritiers de sexe masculin et féminin. Ainsi, dans la Corée d’aujourd’hui, le mariage n’est plus cette cérémonie empreinte de solennité où les deux mariés se prêtaient serment de fidélité, mais un spectacle comme un autre que chacun peut décliner à sa guise par l’adjonction ou l’omission de certains éléments, voire par leur transformation complète.

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ruBrique spéCiale 2 le mariage en Corée

LES MARIAGES ROYAUX DE JOSEON ÉVOQUÉS PAR LES UIGWE

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les uigwe, ce volumineux registre officiel où furent consignés les cérémonies et rites protocolaires célébrés par les rois de joseon (1392–1910) fournissent, de l’avis général, des descriptions extrêmement détaillées sous forme de textes et d’images d’une grande qualité. ils donnent notamment une idée exacte de ce que furent ces mariages royaux dont s’inspiraient les coutumes matrimoniales à tous les niveaux de l’échelle sociale. yi song-mi Professeur émérite d’histoire de l’art à l’Institut de civilisation coréenne

Uigwe de retour en Corée conformément à l’accord signé le 7 février 2011 entre la France et la Corée et à l’accord entre la Bibliothèque nationale de France et le Musée national de Corée.

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ingt des documents constitutifs du registre officiel, relatifs aux mariages royaux, sont parvenus de l’époque de Joseon jusqu’à nos jours et fournissent une mine d’information sur ces cérémonies au protocole complexe. Ces ouvrages dits Uigwe, qui portent sur la période allant du début du XvIIe siècle au début du XXe, se composent de textes et d’illustrations décrivant les rites nuptiaux qui se déroulèrent entre 1627 et 1906 dans la royauté de Joseon. Cet État, qui adopta le néoconfucianisme en tant qu’idéologie officielle, accomplissait ses plus grandes manifestations selon les prescriptions rassemblées en 1474 dans le Gukjo orye ui, c’est-àdire les cinq rites d’État. Ces derniers se composaient des cérémonies dites gillye , garye, gunrye, binrye et hyungrye, à savoir, respectivement, de l’hommage aux ancêtres, du mariage royal, de célébrations diverses, de la vie militaire, de la réception des émissaires étrangers et des funérailles royales. En ce qui concerne le deuxième de ces événements, il est dit que, si la cour entend célébrer une union royale, il convient dans un premier temps qu’elle porte son choix sur la future épouse en procédant selon trois étapes appelées gantaek. Celles-ci consistent à proposer plusieurs aspirantes possibles issues de respectables familles de fonctionnaires et lettrés en indiquant leur patronyme, ainsi que les noms et titres officiels de leurs pères, grands-pères et arrière-grands-pères. les noms et les titres officiels de la lignée maternelle sont aussi remis jusqu’aux grands-pères.

les trois étapes du choix d’une future reine Dès lors qu’elle a été retenue au terme de la troisième phase de cette sélection rigoureuse, la future épouse quitte à jamais le logis familial pour faire son entrée dans la famille royale. Elle est alors conduite à son lieu de résidence, le byeolgung, un palais qui lui est entièrement réservé et où elle séjournera jusqu’à la célébration des noces en recevant une initiation à l’étiquette, aux usages et au mode de vie en vigueur à la Cour. Pour des raisons pratiques, les logements particuliers n’étaient pas jugés adaptés à la tenue des différentes cérémonies qui préludaient au mariage et lui succédaient. Elles se composaient des yungnye, ces « six rites » entourant la demande en mariage par la famille royale (napchae), son acceptation (napjing), l’annonce de la date du mariage (gogi), le couronnement de la reine ou de la princesse héritière (chaekbi ou chaekbin), la venue de l’époux à la résidence de son épouse pour conduire celle-ci en son palais (chinyeong ) et la célébration solennelle du mariage (dongroe-yeon). À l’exception du dernier de ces rites, qui était accompli au palais royal, les cinq premiers avaient lieu en règle générale à la résidence de la future épouse. Intéressons-nous maintenant à l’illustration des prescriptions des Uigwe par les mariages du prince héritier Sohyeon avec la princesse héritière Kang et du monarque régnant Yeongjo tels qu’ils ont successivement été célébrés en 1627 et en 1759. 12 Koreana printemps 2017

le premier de ces documents, dit « du mariage du prince héritier Sohyeon », se compose d’un tome unique dont les huit dernières pages sont occupées par des peintures représentant le cortège nuptial. Sur la gauche de l’assistance, se tient le ministre et deuxième conseiller d’État Sin Heum (1566–1658), qui, pour la circonstance, avait été nommé commissaire du Garye Dogam , ce service temporaire chargé de s’assurer du respect des procédures. Préalablement au mariage, la future épouse avait exceptionnellement été logée au palais où était né le prince Sohyeon. C’est là qu’allaient être accomplis les quatre premiers des « six rites », les deux autres étant célébrés au Taepyeonggwan, ce « pavillon de la grande paix » qui servait d’ordinaire à accueillir les émissaires chinois. Conformément aux Uigwe , le choix de la future épouse devait intervenir au 25ème jour du sixième mois lunaire, la demande en mariage, au 28ème du 10ème mois, l’acceptation de la demande, au 20ème du 11ème mois, l’annonce de la date du mariage, au 21ème du 11ème mois, le couronnement de la princesse héritière, au 4ème jour du 12ème mois et la visite du future époux à la résidence de sa promise, au 27ème jour du 12ème mois. Dans ce cas précis, le déplacement effectué ne s’est pas fait jusqu’à ce lieu, mais directement jusqu’au Taepyeonggwan, où la future épouse était attendue en vue du mariage et où elle a été transportée en palanquin, entourée de sa garde d’honneur. S’agissant de la cérémonie de mariage d’un prince héritier, la cinquième étape qui précédait cette visite comportait une coutume supplémentaire qui devait être observée ce même jour avant la rencontre des futurs mariés. le prince devait en effet se présenter devant le roi et ses courtisans à l’entrée de la salle du trône du grand palais. Ce dernier lui donnait alors l’ordre suivant : « Allez accueillir la mariée, qui se verra confier les affaires du Sanctuaire des ancêtres royaux et exercera son autorité sur ses subordonnés », ce à quoi répondait son héritier : « votre sujet exécutera cet ordre avec le plus grand respect », avant de s’incliner à quatre reprises.

six rites complexes En vertu de la tradition des « six rites », la famille royale faisait apporter une oie à la future épouse en cadeau de mariage, et ce, à deux reprises, c’est-à-dire lors de la demande en mariage et de la visite de son promis. Dans les deux cas, il est bien précisé qu’il doit s’agir d’une oie vivante (saeng-an), et non de deux oies en bois, comme le veut la coutume actuelle. le choix de cet oiseau s’explique par sa valeur symbolique en Corée, à savoir qu’il représente la fidélité conjugale selon la croyance qui lui prête cette qualité jusqu’à sa mort. Étant vivant, il fallait le tenir par un lien passé autour du cou et le recouvrir d’une étoffe d’emballage spécialement tissée à cet effet. lors du deuxième envoi, le cavalier qui transportait le palmipède chevauchait devant le palanquin du prince. À leur arrivée, il le tendait à celui-ci, qui déposait son présent sur l’au-


Sur cette peinture du Uigwe du mariage du prince héritier Sohyeon représentant le cortège de la future reine, le palanquin qui la transporte est précédé de deux jeunes hommes dont l’un tient une lanterne bleue et l’autre, un parapluie de même couleur. Ils sont flanqués des suivantes du palais, suivies de dames de cour voilées qui vont à cheval, ainsi que d’autres personnes employées au palais. Archives de Jangseogak , Institut de civilisation coréenne.

tel destiné à cette offrande (jeonanrye), après quoi le couple royal échangeait un verre de vin de riz, puis se dirigeait vers le lieu où se déroulerait la cérémonie de mariage. les documents décrivant les différents préparatifs de cette dernière furent classés dans des archives dès le sixième mois de l’année 1627 et jusqu’au premier mois de l’année 1628. Ces opérations comportent l’acquisition des biens et matériels nécessaires à l’ensemble des célébrations, la définition des exigences portant sur la

tenue vestimentaire des participants et la rédaction de la liste des cadeaux à faire parvenir à la future épouse. Pour s’acquitter de ses fonctions, l’office royal chargé des affaires matrimoniales ne comportait pas moins de trois divisions dites bang. la première traitait des documents relatifs au couronnement et aux tenues de cérémonie de la princesse, tandis que la deuxième assurait l’approvisionnement en drapeaux et armes d’apparat destinés au défilé de la garde d’honneur, la décoration intérieure et extérieure des salles artS et cULtUre De corée 13


de cérémonie, la mise à disposition des coffrets qui contiendraient les objets rituels et la réalisation des peintures de tous les paravents, dont ceux prenant place dans la résidence de la future épouse. Enfin, la troisième et dernière division veillait à la confection du livre en parchemin de bambou où le roi ferait inscrire ses instructions à l’intention de la princesse héritière et à la fourniture de tous les ustensiles adéquats. la peinture dite banchado, qui représente le cortège nuptial sur huit pages, est pourtant la plus simple de toutes les œuvres du genre réalisées à des fins protocolaires à l’occasion de mariages royaux, ce qui s’explique par le fait que le prince effectua sa visite au Taepyeonggwan, et non à la résidence particulière où les futures épouses logeaient et recevaient habituellement leur promis. Elle ne montre donc que le palanquin emportant la mariée, escorté par les suivantes et précédé de quatre autres plus petits où étaient transportés différents objets rituels, dont le décret royal de couronnement, le sceau de la princesse héritière, le parchemin du couronnement composé de papier de bambou et les costumes de cérémonie. C’est sur la peinture du cortège nuptial qui accompagna le roi Yeongjo lors de son deuxième mariage, en 1759, que les palanquins du roi et de la reine figurèrent tous deux pour la première fois. Quand la première épouse du roi Yeongjo (1692–1757), qui s’unit

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à ce souverain sous le nom de Jeongseong, disparut sans laisser d’héritier au trône, le roi prit pour seconde femme la fille d’un jeune lettré nommé Kim Han-gu, qui n’était pourtant pas fonctionnaire d’État. Elle fut également retenue à l’issue de la longue sélection en trois étapes. Elle était âgée de quinze ans quand elle fut mariée à ce monarque qui en avait lui-même quaranteneuf.

les deuxièmes noces d’un roi sexagénaire Ce mariage fut le premier à se dérouler après la publication du document dit de la « Suite des cinq rites de l’État » en 1744, puis, cinq ans plus tard, d’un autre dont le titre Gukhon jeongrye signifiait « règles à suivre pour les mariages royaux ». le nombre de costumes et de cadeaux de mariage qui y était indiqué avait été réduit pour se conformer à la politique d’austérité adoptée par le roi Yeongjo, outre qu’il y était stipulé que le roi devait se rendre seul au palais pour en revenir ensuite aux côtés de la reine, au sein du même cortège, ce qui constituait aussi une évolution d’importance. C’est la raison pour laquelle celui-ci est dépeint avec deux palanquins escortés par les gardes d’honneur respectives des deux époux, cette représentation revenant dès lors sur toutes les peintures des cortèges nuptiaux de la royauté. C’est le premier conseiller d’État Sin Man (1703–1765) qui se vit

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Uigwe de retour en Corée conformément à l’accord signé le 7 février 2011 entre la France et la Corée et à l’accord entre la Bibliothèque nationale de France et le Musée national de Corée.

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1 la bannière aux dragons croisés, dite gyoryonggi , figurait parmi les principales pièces d’apparat de tout cortège royal. Soie, 404 x 345 cm. Musée national des palais. 2 Peinture du cortège royal tirée du Uigwe du mariage du roi Yeongjo et de la reine Jeongsun . le monarque n’y est pas représenté bien que son palanquin soit ouvert sur ses quatre côtés. Préalablement à ce défilé, l’office chargé des affaires matrimoniales faisait réaliser une peinture appelée banchado pour y placer ses participants selon leurs rang et titre, puis soumettait cette disposition à l’approbation du souverain. 3 Détail du cortège royal du Uigwe du mariage du roi Yeongjo et de la reine Jeongsun . les éléments qui s’y répétaient devaient être gravés sur bloc de bois en vue de leur impression sur papier en cas de besoin, leur peinture étant réalisée par la suite. Dans le défilé, se trouvent les fantassins tenant les oriflammes et armes d’apparat (en haut), ainsi que la cavalerie armée d’arcs et de flèches (en bas à gauche) qui escorte les infirmières et autres dames employées à la cour, sous leur voile (en bas à droite).

confier la direction de l’office des affaires matrimoniales. Au terme de la sélection en trois étapes qui se déroula du deuxième au neuvième jours du sixième mois, les six rites furent accomplis entre ses treizième et vingt-deuxième jours. les Uigwe qui régirent ce mariage royal innovèrent dans leur genre en comportant deux tomes et en ne faisant pas mention de peintures de paravents à réaliser pour la circonstance, le souverain devant avoir ordonné la réfection de ceux déjà existants en vue d’une nouvelle utilisation. Il décida également que l’on ne changerait pas les figurines de jade destinées à la cérémonie de mariage et que tous les accessoires destinés aux costumes de cérémonie seraient en plaqué or, alors que les deux coupes à vin rituelles des mariés se composeraient toujours d’or massif. Quant à la peinture représentant le cortège nuptial accompagnant le roi Yeongjo, elle figure en revanche parmi les plus splendides en leur genre de toutes celles qui sont connues à ce jour. Des cinquante pages sur lesquelles elle s’étale, les pages 1 à 28 et 29 à 30 sont respectivement consacrées au roi et à la reine. Porté par dix-huit hommes, le palanquin royal est complètement ouvert sur ses quatre côtés, mais la personne du souverain n’y est pas représentée, car, pendant toute la période de Joseon, il fut interdit de

faire figurer son effigie sous quelque forme que ce soit, hormis sur les portraits officiels, sous peine de se rendre coupable de sacrilège. En tête de la partie du cortège occupée par la reine et son escorte, venaient ses gardes et les objets transportés pour la cérémonie, suivis de quatre petits palanquins renfermant le décret royal de couronnement, le livre de jade, le sceau en or et les tenues de cérémonie, le tout ayant été offert à la nouvelle reine, laquelle était précédée de sa plus haute suivante à la Cour, dite sanggung, qui allait à cheval. D’autres dames et demoiselles du palais s’avançaient à sa suite devant le palanquin de la reine, qui à pied, qui à cheval, mais le visage toujours dûment voilé. Enfin, différentes employées de la Cour, dont des infirmières, marchaient derrière ce palanquin qui, contrairement à celui du roi, était entièrement fermé et recouvert d’une étoffe à motifs hexagonaux tracés en vert.

le grand cortège nuptial En partant de la résidence de la future épouse située dans l’actuel quartier de Sajik-dong qui s’étend au nord-est du palais de Gyeongbok, cet imposant défilé descendait les quelque 3,6 kilomètres de la grand-rue jusqu’au palais de Changgyeong et sur tout ce parcours, le roi ne cessait d’être à la vue du peuple. À un siècle et demi d’intervalle, ces deux mariages royaux de Joseon présentent certains changements de forme tout en conservant presque leurs pratiques à l’identique. Dans l’un comme dans l’autre, l’ordre d’exécution des six rites y est resté quasiment le même, excepté le fait que le roi se rend seul au palais, physiquement séparé de sa future épouse qu’il emmènera plus tard, au sein d’un long cortège, jusqu’à son palais où sera célébrée la cérémonie de mariage, alors que ses prédécesseurs ne se déplaçaient pas et se contentaient d’attendre l’arrivée de leur promise. Fort de sa personnalité imposante et sûr de ses choix, le roi Yeongjo imprima ainsi sa marque sur ces rites en apportant des modifications à leur protocole.

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ruBrique spéCiale 3 le mariage en Corée

UN MARIAGE CORÉEN D’AUJOURD’HUI :

DU HONSU AU VOYAGE DE NOCES lee yoon-jung Rédactrice en chef de la revue Noblesse ahn Hong-beom, Kim dae-hyun Photographes

Comment choisir entre le respect des traditions et la recherche de la distinction ? lorsqu’ils effectuent leurs préparatifs de mariage, nombre de couples doivent se résoudre à de difficiles compromis entre ce dont ils ont envie, l’ensemble étant plus ou moins réalisable en fonction des moyens dont ils disposent. 16 Koreana printemps 2017


ces temps-ci, les jeunes couples choisissent de se marier dans l’intimité en ne conviant que leur famille et leurs amis à une fête en plein air où ils échapperont en outre au froid anonymat des salles de mariage.

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usqu’à la fin des années 1990, époque à laquelle j’ai convolé en justes noces, il était d’usage que les futurs époux restent chez leurs parents respectifs jusqu’à leur mariage, qui était le seul moyen par lequel ils pouvaient en partir, sauf à avoir un motif rédhibitoire tel qu’un long trajet jusqu’à leur établissement d’enseignement ou leur lieu de travail. Parmi mes connaissances, beaucoup espéraient échapper par ce biais à l’autorité parentale. les temps ont changé et nombre de mes amis ont opté pour le célibat, ce mode de vie étant possible à tout âge dès lors que l’on dispose de son indépendance matérielle. l’idée que se font les jeunes du mariage a évolué en conséquence pour d’aucuns, celui-ci doit désormais procéder d’un choix, et non d’une obligation. le critère selon lequel on est ou non « en âge de se marier » tend aussi à disparaître. Nombreux sont ceux qui souhaitent pourtant s’unir mais en sont dissuadés ou empêchés par le montant des dépenses à engager à cet effet. Pour bien des jeunes couples qui n’ont pas la chance d’être issus d’un milieu aisé, cette union peut représenter une charge trop importante exigeant de travailler avec acharnement pour mettre assez d’argent de côté. Selon les données communiquées par l’Institut national de la statistique, ces frais, logement compris, s’élevaient en moyenne à 250 millions de wons en 2015, soit environ 218 000 dollars.

un chemin semé d’embûches le mariage se résume à la rencontre de deux êtres qui s’éprennent l’un de l’autre et décident de s’unir, car son côté romantique s’arrête là ! Quand leurs parents respectifs ont fait connaissance et se sont mis d’accord sur la date du mariage, une page est

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tournée et il faut alors chercher une salle pour la cérémonie, choisir une robe de mariée et s’acquitter d’un nombre incalculable de tâches ! À cette impressionnante liste, s’ajoute la constitution d’un honsu, cet ensemble réunissant un trousseau et une dot composée des cadeaux qu’échangent les familles. À propos de ceux que font les parents de la promise à son futur époux, on parle du yedan, celuici se composant en général de literie, d’argenterie, de vêtements, d’un sac à main et d’argent liquide dans des proportions qui varient selon la situation financière de la belle-famille concernée. Quant aux cadeaux de mariage qu’offrent les futurs beaux-parents de la promise, ils portent le nom de yemul et prennent place dans un coffre en bois dit ham aux côtés de la honseoji, c’est-à-dire la lettre où ils remercient les parents de la jeune femme d’avoir accordé sa main à leur fils. Ils font parvenir le tout aux destinataires et quelques jours avant la cérémonie, les garçons d’honneur se chargent de livrer le coffre chez les parents de la mariée, qui les remercie en les conviant à un repas de fête. Parmi ces différents présents, figurent notamment des bijoux, une montre, un sac à main, un portefeuille, des vêtements, des produits de beauté et des chaussures dont la quantité et la qualité dépendent des moyens de la belle-famille et de son attachement à cette tradition. Pour afficher leur aisance économique, les familles les plus fortunées font souvent don à cette occasion de luxueux articles tels qu’un manteau de fourrure, une veste en cuir ou des bijoux de prix. Cet échange d’argent et de cadeaux peut d’ailleurs être source de conflit lorsqu’il provoque des déceptions, car il suffit alors que les uns ou les autres jettent de l’huile sur le feu pour que les deux familles s’affrontent. Autrefois accompli dans le respect des usages et d’autrui, il devient ainsi une pomme de discorde qui peut entraîner l’annulation pure et simple du mariage, d’aucuns préférant l’omettre pour s’éviter un tel fiasco. Quant aux promis, ils se préoccupent avant tout de trouver un logement. C’était autrefois le futur époux qui se chargeait de le fournir, tandis que sa promise s’occupait de l’équiper de tous les objets du ménage nécessaires. Si cette pratique demeure inchangée à ce jour, de plus en plus de conjoints assument en commun la totalité de ces frais en raison du prix exorbitant de l’immobilier.


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1, 2 les temps changent, mais pour toute jeune femme, le mariage demeure le plus beau jour de sa vie, alors il lui faudra ĂŠclipser toutes les autres par une tenue et un maquillage parfaits.

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©Kim Bo-ha

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La coutume voulant que l’on échange argent et cadeaux peut être source de conflit lorsqu’elle provoque des déceptions, car il suffit que les uns ou les autres jettent de l’huile sur le feu pour que les deux familles s’affrontent. 20 Koreana printemps 2017


le choix des bijoux À l’époque de mon mariage, c’étaient les parents des futurs époux qui décidaient du moment opportun d’acheter les différents articles et cadeaux de mariage, les jeunes gens n’ayant pas leur mot à dire dans le choix des montres et alliances. Aujourd’hui, ceux-ci n’acceptent plus de se conformer docilement à la volonté de leurs familles respectives et exigent au contraire de donner leur avis, voire d’opérer eux-mêmes ces choix, les parents se contentant alors de leur remettre les sommes nécessaires. Au nombre des cadeaux offerts à la mariée, se trouvaient principalement des bijoux sous forme de trois, cinq ou sept parures différentes qui se composaient au minimum de bagues, de boucles d’oreilles et d’un collier orné d’un diamant, ainsi que d’autres assortiments en or, saphir ou rubis. De nos jours, la plupart des jeunes femmes préfèrent aux pierres précieuses à l’ancienne des parures en diamant ou en perles plus adaptées à leurs tenues modernes de tous les jours. D’autres décident de consacrer la totalité de la somme perçue à l’achat d’une bague de mariée pourvue d’un solitaire plus important, mais en tout état de cause, les grosses bagues voyantes d’autrefois et leur énorme pierre précieuse ne sont plus qu’un lointain souvenir. Pour les futures mariées, ce sont les considérations pratiques qui priment et en matière de bijoux, mieux vaut donc préférer des articles facilement portables à d’autres plus précieux qui finiront au fond d’un coffrefort ou d’une armoire. Dans certains couples, on se limitera ainsi à l’échange d’alliances Cartier. Autrefois délaissées parce qu’elles faisaient penser aux larmes, les bagues à perle connaissent un regain de succès pour cette même raison. Selon les chiffres enregistrés par le secteur de la bijouterie, les Coréens dépensent en moyenne près de cinq millions de wons en bijoux et montres destinés à des cadeaux de mariage et c’est la marque Tiffany qui détient

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1, 2 De nos jours, les Coréens n’observent que rarement la coutume ancienne qui voulait que les amis du marié se chargent de porter à sa promise le ham, un coffre rempli de bijoux et d’autres cadeaux, comme pour le « vendre » à sa famille.

le rôle changeant des organisateUrs de mariages le métier d’organisateur de mariage a fait son apparition il y a une vingtaine d’années et semble désormais indispensable. les couples trop pris par leurs activités pour s’acquitter de cette tâche se reposent sur ce spécialiste qui se charge absolument de tout, du choix du lieu de la cérémonie à l’organisation du voyage de noces, en passant par la robe de mariée, le maquillage, les photos et les cadeaux. lee Mi-ja, qui dirige l’une des sociétés du secteur appelée Marry on Wedding et située dans le fameux quartier de Gangnam du sud de Séoul, apporte les explications suivantes : « l’organisateur est souvent présenté aux futurs époux par la famille ou les amis, mais les intéressés font quand même des recherches sur internet pour s’informer au sujet des fournisseurs, des robes de mariées et des marques de bijoux qu’il propose afin de s’assurer de la qualité de ses prestations. Quant à l’organisateur, il s’efforce de satisfaire au mieux son client dans les limites de ses contraintes budgétaires, ce qui est d’ailleurs son rôle ! » lee Mi-ja, qui exerce cette profession depuis maintenant dix ans, estime que son secteur est en plein essor. « le milieu de gamme se réduit comme peau de chagrin. De nos jours, les mariages sont soit d’un luxe extravagant, soit d’une simplicité extrême. Pour ce qui est des alliances et bagues de mariée, par exemple, on se contente le plus souvent de platine ou d’or à dix-huit carats et rares sont ceux qui achètent plusieurs bagues serties de pierres précieuses. Une certaine marque de bijoux se spécialise même dans les mariages ». l’organisation d’un mariage s’étale en général sur plusieurs mois au cours desquels la société est en contact permanent avec ses clients pour mieux cibler leurs préférences et les guider dans leurs décisions. Il peut arriver qu’elle joue aussi un rôle de conseil conjugal, car le moindre désaccord entre les futurs époux ou leurs familles respectives peut compromettre leur union. « Certains couples me témoignent leur reconnaissance avant de partir en voyage de noces ou me font un petit cadeau pour me remercier. À ces moments-là, je trouve un côté très gratifiant à mon métier », confie lee Mi-ja. « En revanche, j’ai de la peine quand une séparation survient à la veille du mariage. À l’avenir, il est à espérer que le rôle des organisateurs se diversifiera et qu’il ne se cantonnera plus au choix de la robe de mariée et des meilleurs fournisseurs, mais consistera aussi à donner des conseils utiles ». En Corée, toujours plus d’universités créent des unités d’enseignement assurant une formation à l’organisation de mariages dans la perspective de la croissance escomptée de cette activité.

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la majorité des parts du marché des alliances et bagues de mariée. Pour les portefeuilles les moins garnis, existent aussi les alliances dites « de style Tiffany » que proposent les magasins du quartier de la bijouterie situé à Jongno 5-ga, dans le centre de Séoul. Quant aux montres, s’il était autrefois d’usage que les futurs époux s’entendent sur le choix de marques, modèles et prix identiques, ce n’est plus vrai aujourd’hui. À ce propos, il convient de noter que les femmes actuelles semblent accorder plus d’importance à cet article que leurs aînées plutôt attirées par les bagues et colliers. Pour les hommes, alors que la montre Rolex était de loin la plus prisée, la grande variété de produits aujourd’hui disponibles donne l’embarras du choix et explique que le chiffre d’affaires réalisé dans ce domaine soit le plus élevé au monde pour répondre à la très forte demande de cadeaux de mariage.

les robes de mariée et cérémonies Si le mariage de style occidental s’est imposé en Corée, il se pratique en parallèle avec une cérémonie traditionnelle, dite pyebaek, au cours de laquelle la mariée présente ses respects à ses beaux-parents. Elle avait naguère lieu à leur domicile, la coutume voulant que la jeune femme vienne s’y installer après le mariage, mais se déroule aujourd’hui aussitôt après la célébration dans une salle aménagée à cet effet. la mariée troque alors sa robe blanche contre une tenue traditionnelle appelée hanbok avant de se prosterner à terre devant ses beaux-parents et de leur servir l’alcool rituel, ceux-ci lui offrant à leur tour des châtaignes et jujubes symbolisant la fertilité. Quand vient le grand jour où elle devient le point de mire, ces tenues sont particulièrement remarquées. Pour la robe blanche, l’époque n’est plus aux épaisseurs vaporeuses et aux longues traînes majestueuses, les jeunes femmes d’aujourd’hui privilégiant des choix plus personnels. lorsqu’elles s’adressent à une couturière, elles ne s’en remettent pas aveuglément à elle, mais ont déjà une idée précise de ce qu’elles souhaitent après avoir effectué des recherches sur internet et consulté les réseaux sociaux. Dans ce domaine, la tendance actuelle se résume en fait à l’absence de tendance quelle qu’elle soit. Une nouveauté intéressante intervient aussi dans la manière de s’habiller, qui diffère de moins en moins dans la vie de tous les jours et lors d’un mariage, les femmes appréciant de pouvoir remettre par la suite les vêtements portés à cette occasion. lee Myung-soon, qui tient une boutique de robes de mariée depuis 27 ans dans le quartier de Cheongdam-dong situé dans le sud de Séoul, déclare à ce propos : « Depuis quelque temps, je vends plus que je ne loue. les jeunes femmes ne veulent plus des superbes robes à l’ancienne que l’on ne portait qu’une fois

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dans sa vie, mais des créations où s’exprime leur personnalité ». Ce nouveau comportement se retrouve dans le choix du lieu de la cérémonie, car toujours plus de couples optent pour un mariage personnalisé qui pourra par exemple se dérouler en plein air à la campagne, dans un jardin ou tout simplement à la maison, plutôt que dans le froid anonymat d’une salle comme les autres. lorsqu’ils recourent tout de même à un local de ce type, ils s’efforcent de lui donner une atmosphère plus chaleureuse et personnelle par l’originalité de la décoration d’intérieur et des tenues vestimentaires.

À la cérémonie tout en simplicité s’oppose le luxe du voyage de noces Jusqu’ici, lorsqu’un mariage se produisait dans une famille, il formalisait le passage à l’âge adulte des enfants concernés, lesquels, plus tard, fonderaient à leur tour une famille, et, dans une certaine mesure, il permettait aux parents de faire montre de leur fortune et de leur influence, les plus aisés d’entre eux pouvant consacrer de plus gros moyens au faste des cérémonies. le temps du passage d’une génération à une autre, les mentalités ont changé et ce, d’autant plus que les jeunes couples entendent aujourd’hui prendre en charge eux-mêmes le financement de leur mariage à la place de leurs parents, qu’ils accordent moins d’importance au paraître et qu’ils font passer leurs choix personnels avant la tradition. Contrairement aux mariages classiques où les invités se présentaient à l’entrée de la salle de réception, y remettaient la somme d’argent constituant le cadeau et se saluaient à la hâte sans même assister à la cérémonie proprement dite, ceux d’aujourd’hui se déroulent dans une plus grande intimité en présence de la famille et de quelques amis célébrant entre eux cette nouvelle page qui se tourne dans la vie du couple. les cérémonies elles-mêmes évoluent vers plus de simplicité, tandis que toutes les folies sont permises pour faire le plus beau voyage de noces possible. lim Mi-sook, rédactrice en chef de The Wedding précise à ce sujet : « Il y a encore peu, les Maldives étaient la destination la plus demandée pour les voyages de noces sous l’influence d’une publicité qui affirmait que ces îles seraient englouties dans les années à venir. C’est maintenant Hawaï qui est à la mode, surtout parce qu’un visa n’y est pas exigé. les couples coréens n’hésitent pas à dépenser beaucoup pour leur voyage de noces. Ils recherchent surtout les stations balnéaires luxueuses équipées d’installations de haut de gamme, en particulier les villas avec piscine ». Ils tiennent en outre à organiser eux-mêmes leur voyage au lieu de s’en tenir tout bonnement à l’itinéraire imposé par les organisateurs.


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2 1 Dans le mariage à l’occidentale tel qu’il est célébré en Corée, les mères précèdent souvent les mariés dans la salle des cérémonies pour y allumer les bougies rouge et bleue de l’autel avant de regagner leur place. 2 Une fois unis par les liens du mariage, les époux revêtent la tenue traditionnelle coréenne pour accomplir le rite du pyebaek en se prosternant devant les parents du marié, qui en retour lancent des châtaignes et jujubes, symboles de fertilité, dans les pans d’étoffe repliés à cet effet.

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ruBrique spéCiale 4 le mariage en Corée

QUEL AVENIR POUR LE MARIAGE ? Baek young-ok Romancière

la vision du mariage a radicalement changé en Corée, car la distance n’est désormais plus un obstacle et le désir d’indépendance va au contraire grandissant.

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uand vient une heure et que la nuit incite les cœurs à s’ouvrir, j’entends une multitude d’histoires dans le cadre de l’émission que j’anime depuis le printemps dernier sur la station de radio FM où j’ai pour mission de donner des conseils. En écoutant les confidences des auditeurs, j’ai découvert que les relations amoureuses et d’amitié fonctionnaient désormais sur un mode différent à notre époque de communication permanente sur les réseaux sociaux en tous genres.

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amour et distance À la fin de leurs études, autrefois, les anciens camarades de classe se perdaient de vue en se consacrant à leurs nouvelles vies et relations dans un autre environnement, mais cette séparation ne s’impose plus aujourd’hui du seul fait de l’éloignement géographique. Comme dans le cas des couples, les réseaux sociaux entretiennent leurs liens en se rappelant toujours à leur existence. J’entends souvent des amis raconter que le nom d’une personne qui avait été leur partenaire figurait sur la liste d’amis potentiels que leur proposaient Facebook ou Kakao Talk, une de mes connaissances avouant avoir été gênée en voyant jour après jour s’afficher le nom de la petite amie de son précédent compagnon. En visitant le compte de celle-ci avec la désagréable impression de la harceler d’une certaine manière, elle a appris ce qu’elle n’aurait jamais voulu savoir, c’est-à-dire que le couple allait bientôt se marier ! Toujours plus de Coréens entretiennent des relations à distance, comme en témoignent de nombreux appels d’auditeurs expliquant que l’un vit à Tokyo et l’autre à Séoul, par exemple. C’est aussi le cas de couples d’amoureux qui doivent se séparer à l’occasion d’études ou de séjours vacances travail à l’étranger, ce qui est un moindre mal s’agissant du Japon, puisque les deux pays se trouvent dans le même fuseau horaire, mais il en va autrement de voyages entre londres et Séoul. De nos jours, ces couples qui vivent séparés peuvent d’ailleurs être mari et femme, comme j’ai pu le constater parmi mes amis, dans un ménage où l’homme vit à Séoul et sa conjointe à Pohang, et dans cet autre où ils habitent respectivement à New York et en Californie. Je connais également une personne de Séoul dont le petit ami réside à Amsterdam et qu’elle a rejoint pour être trois mois à ses côtés. Quand son visa a été près d’expirer, il lui a bien fallu reprendre le chemin de l’aéroport, mais, après avoir réfléchi à la manière dont elle pourrait rester plus longtemps auprès de lui, son ami lui a proposé d’avoir recours au visa dit « du fiancé », une disposition de la loi dont peuvent se prévaloir des partenaires de nationalité différente pour éviter l’expulsion. En Europe, près de 50% des couples n’enartS et cULtUre De corée 25


visagent pas le mariage dans la mesure où l’union libre ne diffère guère de cette situation. Qu’en est-il de la Corée ? Dans un pays où la récession économique sévit depuis un certain temps, les jeunes ont d’ores et déjà tiré un trait sur trois des joies de leur âge que sont les rendez-vous galants, le mariage et la naissance d’un enfant, de sorte que l’on parle à leur sujet de sampo sedae, c’est-à-dire de « génération du triple renoncement ». Cette tendance ne pourra que s’accentuer si aucun changement d’importance n’intervient dans l’institution du mariage, comme c’est à supposer, car celle-ci n’est désormais plus un gage d’une vie meilleure, tout du moins économiquement parlant. Qui peut encore souhaiter se marier si cela suppose de devoir crouler toute sa vie sous les dettes après avoir contracté un prêt auprès de sa banque ? Ainsi, qui dit amour, ne dit pas forcément mariage dans la mesure où celui-ci est tributaire de facteurs économiques tels que le prix de l’immobilier ou le budget dont on dispose. En fin de compte, celle de mes amies qui avait prolongé son séjour à Amsterdam a rompu avec son petit ami, tout comme, d’ailleurs, cette autre qui faisait la navette entre Séoul et Busan. Une autre encore, qui rend régulièrement visite à son partenaire de New York en dépit des quatorze heures de décalage horaire qui les séparent, me confiait à propos de ces deux ruptures : « Ce que je me dis en voyant ces cas de relations qui ne durent que deux ans, c’est que le seul moyen de les préserver est d’en avoir une autre ! » Cette femme, psychiatre de profession, avait la ferme conviction qu’une liaison était le seul moyen de surmonter l’abstinence sexuelle qu’impose une telle situation et conseillait en outre de faire preuve d’une certaine indifférence en ne cherchant pas à tout savoir de la manière dont vit son partenaire, ce qui s’avère tout à fait salutaire dans ce cas.

des unions d’un genre nouveau Comme l’a écrit le romancier allemand Erich Kastner : « la géographie cause la perte de l’amour » et dans quelle langue n’existet-il pas de proverbe tel que « loin des yeux, loin du cœur », mais alors, la question peut se poser de délimiter précisément la distance au-delà de laquelle l’amour ne peut durer. Dans la semaine qui a suivi le Nouvel An, ce problème allait être évoqué dans mon émission de radio par un jeune couple effrayé à la perspective de vivre longtemps très loin l’un de l’autre. Comme les deux partenaires craignaient de commettre une erreur et hésitaient à s’engager, bien que désireux de se marier, je leur ai demandé s’ils pensaient que l’amour devait toujours aboutir au mariage et que celui-ci impliquait d’être en permanence ensemble. Étant donné l’évolution globale qui s’est produite dans ce domaine, cette union

elle-même ne peut qu’avoir changé. Dans un entretien qu’accordait le sociologue Zygmunt Bauman à la journaliste Ann Hee-kyung, qui vit et travaille aux États-Unis, celui-ci a fait cette intéressante remarque : « vous ai-je déjà parlé du romancier français Michel Houellebecq ? C’est un homme d’une grande sagesse qui a parlé dans ses écrits de la contre-utopie. Son livre la possibilité d’une île brosse un sombre tableau de ce qui nous attend en l’absence d’utopie, c’est-à-dire de ce qui se passera si nous poursuivons dans la voie actuelle. En amour, beaucoup de couples ne seront unis qu’à demi, non pas à cause de l’éloignement géographique, mais parce que chacun tient à préserver son indépendance tout en vivant dans l’intimité de quelqu’un, comme dans les films américains où revient très souvent cette phrase : « J’ai besoin d’un endroit à moi ! ». C’est une manière d’appeler l’autre à garder ses distances avec son partenaire, à le laisser tranquille, ce qui est le reflet des manières de voir actuelles. » Selon Zygmunt Bauman, une situation de « dépendance » est aujourd’hui jugée être honteuse, ce qui rend caduc le serment du mariage par lequel les époux se jurent un soutien mutuel pour le meilleur et pour le pire, dans la prospérité comme dans le dénuement. Il est certain que l’époque est à l’autonomie des individus. les comportements amoureux ne sont plus ce qu’ils étaient. Tout en restant connecté 24 heures sur 24, on se replie sur soi dès qu’il s’agit d’être physiquement ensemble. Ces communications permanentes en ligne n’empêchent nullement de connaître la solitude et c’est en fait à cause d’elle qu’il faut à tout prix maintenir le contact tout en se réservant la possibilité de partir dans un lieu de son choix. le problème est que stabilité et liberté ne vont guère ensemble, alors vouloir conjuguer les deux relève de l’impossible ! Autant la liberté comporte toujours des risques, autant la stabilité se fonde sur la communauté. C’est la raison pour laquelle on assiste actuellement à la multiplication d’unions d’un nouveau genre que l’on considère être une forme de « semi-union libre ». Nombre de mes amis des réseaux sociaux ont d’ores et déjà opté pour cette formule qui permet aux deux partenaires de vivre chacun chez eux et de ne se voir que quand ils en ont envie, comme ce couple de l’île de Jeju. vivant séparément à Hyeopje et Pyoseon en raison de leur travail, ils se retrouvent le week-end, ainsi bien sûr que chaque fois que c’est nécessaire. Ils voient dans ce choix un compromis qui s’imposait après douze années de vie commune. Par ce savant dosage de liberté et de stabilité, ils sont ainsi parvenus à donner un nouvel élan à leur couple et à entretenir les feux de leur amour en ménageant une distance optimale entre eux !

Lorsqu’il décide de s’unir, un couple n’a le plus souvent pas la moindre idée de ce qu’est la réalité du mariage, tout comme il a éprouvé ses premiers sentiments sans rien savoir de l’amour, car la vision qu’il en a procède dans la plupart des cas de toute une mythologie confinant à la superstition. 26 Koreana printemps 2017


Créée au Japon, l’expression néologique de l’« adieu au mariage », qui diffère de la notion de divorce, se réfère à un mode de vie conjugale reposant sur l’existence de deux lieux de vie différents permettant à chacun d’éviter de s’immiscer dans l’existence de l’autre. Elle présente la particularité de mettre l’accent sur l’indépendance des partenaires, et ce, plus encore que la la « semi-union libre ».

une pièce rien que pour soi lorsqu’il décide de s’unir, un couple n’a le plus souvent pas la moindre idée de ce qu’est la réalité du mariage, tout comme il a éprouvé ses premiers sentiments sans rien savoir de l’amour, car la vision qu’il en a procède dans la plupart des cas de toute une mythologie confinant à la superstition. Coup de foudre, attirance immédiate, sentiments merveilleux et si spontanés qu’au plus profond de soi, on a la certitude d’avoir trouvé l’âme sœur : autant d’illusions savamment entretenues par le cinéma, les romans et les feuilletons télévisés. En allant au fond de ce que l’on appelle un « amour fidèle », c’est-à-dire en tenant compte du fait que l’attraction que l’on éprouve dans les premiers temps est appelée à se réduire de moitié, on parvient à une vision tout autre de ce sentiment. Cette remarque s’applique également au mariage, dont a longuement traité l’écrivain Alain de Botton. Dans l’essai on Marrying the Wrong Person, qu’il a fait paraître dans son blogue sous le titre de Book of life, il décrit avec précision la manière dont les hommes et femmes « normaux » que nous sommes peuvent se transformer en « fous furieux » qui se montrent impatients et grossiers : « Quand on est seul et que l’on est en colère, on ne se met pas à crier, puisqu’il n’y a personne pour nous entendre, alors on n’imagine pas que l’on soit capable de le faire. Si on est plongé dans son travail à longueur de journée et que personne n’appelle pour rappeler qu’il faut dîner, on ne se doute pas que l’on est un bourreau du travail et que l’on peut se mettre dans tous ses états si quelqu’un cherche à nous interrompre. la nuit, on apprécie de pouvoir se blottir contre l’autre et d’être bien au chaud, mais on ignore que l’on peut faire preuve d’indifférence ou de maladresse quand il s’agit de s’occuper vraiment de quelqu’un. À force de vivre seul, on a l’illusion d’être une personne facile à vivre. Si on ne se connaît pas bien soi-même, comment saurait-on quel partenaire convient le mieux ? ». Dans le cas d’une rencontre amoureuse, l’auteur va jusqu’à recommander de se poser la question suivante : « À quel point suis-je fou ? », ce en quoi je suis tout à fait d’accord ! Quant à donner une définition de ce qu’est le mariage, je pourrais en citer une trentaine, mais il me vient spontanément à l’esprit celle qui dit que c’est commettre une erreur fatale, tout en sachant à l’avance que l’on va le faire. De l’exagération pure et simple, direz-vous ? Il n’en est rien ! la seule remarque de bon sens que je puisse faire au sujet du mariage est qu’il ne consiste qu’à donner le choix de la souffrance que l’on s’apprête à subir. Une fois marié, le partenaire l’infligera certainement d’une manière ou d’une autre que l’on n’aurait jamais pu imaginer. la décision de se marier dépend de la question de savoir si le futur partenaire mérite ou non que l’on supporte une telle épreuve. S’il est impossible d’éviter de souffrir toute sa vie durant, tout au moins doit-on être capable de choisir la personne responsable de ses souffrances afin d’en être un peu moins malheureux. En toute honnêteté, la seule certitude que j’aie donc au sujet du mariage est qu’en l’absence d’amour sincère, il peut s’avérer beaucoup plus difficile que l’on ne le pensait de surmonter ces peines. Mariage ou pas mariage ? Ce débat peut paraître dépassé, tout comme la question de savoir s’il faut ou non avoir des enfants et celle de la possibilité d’une amitié entre hommes et femmes, mais quinze années de mariage m’ont appris que le choix entre les deux n’est pas aussi simple. En outre, celui-ci ne peut être par nature que douloureux et irrémédiable, puisqu’il entraîne l’obligation de supporter des conséquences que l’on n’escomptait pas. En conclusion, j’ajouterai à titre de conseil qu’une personne qui est capable de bien vivre seule l’est aussi de le faire avec quelqu’un, mais les écrivains ne sont certainement pas les seuls à vouloir leur pièce à eux. artS et cULtUre De corée 27


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LE MARIAGE, AUTREFOIS JARDIN D’AMOUR ET DE BONHEUR

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dans l’histoire tumultueuse du début du siècle dernier, les notions d’amour libre et de nouvelle littérature revenaient constamment de manière sous-jacente dans le discours des intellectuels coréens. les romans de l’époque contemporaine, marquée par l’industrialisation, constituent un ensemble hétéroclite où mariage et aventures se côtoient entre les individus, selon qu’ils défendent ou remettent en question l’ordre social. lee Chang-guy Poète et critique littéraire

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À

l’aube du troisième millénaire, les Coréens ont eu l’immense joie de voir se dérouler le premier sommet intercoréen depuis la partition intervenue dans les années 1940, lequel a débouché sur la Déclaration commune adoptée par les deux pays le 15 juin 2000. Ivres de bonheur, ils se repassaient en boucle le film des deux dirigeants se donnant l’accolade sur une piste d’atterrissage de l’aéroport Sunan de Pyongyang. À l’heure où ils manifestaient avec ferveur leur aspiration à la réunification, ce thème éclipsait toute autre préoccupation dans les conversations, y compris la littérature dont peu se souciaient alors. Dans un tel contexte, le roman le mariage est une folie qu’allait faire éditer Yi Man-gyo en mai tenait de la provocation et en a subi les conséquences en demeurant longtemps dans l’ombre, malgré le Prix de l’écrivain d’aujourd’hui qui avait récompensé son auteur. Deux ans plus tard, il allait toutefois en sortir grâce à son adaptation dans un film du même titre. Il faudra attendre l’année 2006 pour voir paraître, cette fois sous la plume de Park Hyun-wook, un autre brûlot sur le mariage intitulé Ma femme s’est mariée qui sera également récompensé et porté à l’écran. Dès lors, d’innombrables articles et critiques oseront évoquer le phénomène de société que représentait la contestation de l’institution du mariage.

est-ce une folie ? Tandis que certains critiques voyaient dans les relations extraconjugales une « contestation de l’ordre établi du mariage », d’autres n’avaient que mépris pour les œuvres littéraires qui en traitaient, allant jusqu’à les qualifier de « romans orduriers ». Chez les lecteurs, en revanche, le trouble le disputait à la fascination à la lecture de phrases telles que celle-ci, prononcée par une femme qui entretient des liens avec un ancien petit ami devenu chargé de cours en trompant son riche médecin de mari : « Avec le temps, je me sens de moins en moins coupable. J’ai juste l’impression d’être plus occupée que d’autres. » (extrait de le mariage est une folie) ou cette autre où le personnage reven-

dique sans vergogne : « Je ne demande pas les étoiles ! Je ne demande pas la lune ! Je ne demande qu’un second mari ! » (extrait de Ma femme s’est mariée). « Êtes-vous si sûr qu’on peut aimer quelqu’un pour toujours ? » : comme l’indiquait cette question qui en résumait le thème, le film tiré de Ma femme s’est mariée dénonçait l’hypocrisie sur laquelle repose la monogamie, et ce, bien avant que l’économiste et sociologue français Jacques Attali n’ait prédit qu’elle ne serait plus qu’un lointain souvenir en 2040, lorsqu’il affirmait que « la monogamie a rarement été honorée en pratique ; elle disparaîtra bientôt, même en tant qu’idéal ». Nombre de lecteurs et cinéphiles ont découvert avec stupéfaction ces tranches de vie réalistes nées d’un parti pris fictionnel. D’un point de vue plus scientifique, l’analyse de ces œuvres permet plutôt de les envisager comme l’expérimentation d’un genre nouveau portant un autre regard sur le mariage et se démarquant de ceux, plus classiques, des essais sur le développement personnel ou des romans autobiographiques où le mariage occupe une place importante dans la narration. Si l’on situe la naissance de la littérature coréenne moderne à l’œuvre de Yi Gwangsu (1892–1950), il s’avère qu’il aura fallu attendre pas moins d’un siècle pour que celle-ci ose émailler son discours de premières critiques sur le mariage considéré en tant qu’institution. Grâce aux nouveaux horizons ouverts par ce changement de paradigme, les lecteurs coréens se sont sentis libérés, ne serait-ce qu’un temps, de ce joug pesant qu’ils avaient intériorisé.

le mariage confucéen traditionnel De manière plus générale, la vie spirituelle des Coréens se centre sur les quatre grandes étapes qui rythment leur existence et que marquent des cérémonies : l’arrivée à l’âge adulte, le mariage, les obsèques et les rituels consacrés aux ancêtres. Apparues voilà presque six siècles, à l’époque où le confucianisme s’imposait dans le pays en tant qu’idéologie dominante, le sens de ces quatre célébrations dépassait la seule

dimension rituelle pour la population, car elles faisaient partie intégrante de l’ordre social et modelaient en grande partie le mode de vie. Pour ce qui est du protocole régissant ces cérémonies, l’ouvrage qui faisait référence était un grand classique chinois intitulé Zhuzi jiali (rituels familiaux de Zhu Xi). C’est à partir de ce manuel confucéen relatif aux coutumes et pratiques chinoises que les Coréens allaient définir un ensemble de cérémonies royales spécifiques dans le règlement dit Gukjo orye ui (les cinq rituels de l’État) qu’ils intégrèrent à leur Gyeongguk daejeon ou « code national », qui était la loi fondamentale de Joseon. Cet ensemble de règles s’appliquait à toutes les occasions, à l’exception de celle du mariage, et ce, en raison peut-être de l’accord préalable que celui-ci exige des deux familles. la pratique dite du chinyeong n’était notamment pas toujours respectée pour des raisons économiques, car elle exigeait que l’homme aille vivre chez ses futurs beaux-parents juste avant le mariage suivi du déménagement au domicile conjugal conformément à la tradition décrite dans les ouvrages traitant du mode de vie coréen. Même après l’avènement du royaume de Joseon, les gens du peuple sont longtemps restés attachés à des coutumes et rituels matrimoniaux qui remontaient aux temps anciens du royaume de Goguryeo (37 av. J.-C.-668), car ils laissaient à la femme le choix de son mari et permettaient au couple de s’installer dans la famille de l’épouse jusqu’à ce que ses enfants grandissent, l’époux étant alors d’une grande aide pour ses beaux-parents. En outre, il arrivait aussi aux époux d’avoir des aventures, dans les milieux populaires comme dans la noblesse, ce dont attestent des documents historiques anciens. la princesse Pyeonggang, qui vécut au sixième siècle sous le royaume de Goguryeo, aurait ainsi refusé le mariage arrangé voulu par son père pour s’unir à ondal, un jeune homme de condition très modeste. De même, Yi Saeng et sa bien-aimée issue de l’opulente famille des Choi furent inséartS et cULtUre De corée 29


parables jusqu’après la mort dans le récit intitulé Yisaeng gyujang jeon (histoire de Yi qui écoutait au mur), lequel faisait partie des Geumo sinhwa, ces « nouveaux contes de la tortue d’or » qui constituèrent le premier recueil d’œuvres de fiction coréennes traduites en chinois classique et sont dus à Kim Si-seup (1435–1493). En somme, les sujets du royaume de Joseon ne semblent guère s’être pliés aux préceptes complexes du confucianisme avant le XvIIIe siècle et la modernisation de l’agriculture qui, avec l’essor du commerce, allait leur apporter la prospérité. Dès lors, ces nouveaux riches allaient s’empresser d’imiter l’aristocratie en adoptant les règles de vie très strictes stipulées dans l’ouvrage dit des « rituels familiaux de Zhu Xi ». Comme en témoigne le rôle joué par les marieuses, l’enjeu du mariage n’était pas en ce temps-là l’union de deux êtres, mais celle de deux familles qui pouvaient se réclamer de coutumes régionales différentes, mais devaient avant tout être de condition égale et partager les mêmes objectifs et valeurs pour que règne l’harmonie dans le couple. Afin de s’en assurer, il fallait procéder aux vérifications d’usage 30 Koreana printemps 2017

De gauche à droite : Prétendument heureuse , Yang da-hye, 2014, encre et couleurs sur soie, 69,5 x 53 cm ; Prétendument heureux , Yang da-hye, 2014, encre et couleurs sur soie, 69,5 x 53 cm.

avec rigueur et discrétion, ce qui s’avérait souvent aussi long que difficile et entraînait inévitablement des abus. De part et d’autre, on se devait en premier lieu de dépenser sans compter pour ces formalités. Dans Sasojeol (règles élémentaires de conduite à l’intention des familles d’érudits), le lettré Yi Deok-mu (1741–1793), qui appartenait à l’école du Silhak, c’est-à-dire des sciences pratiques, déplora alors « l’immoralité » du peuple, pour qui « la naissance d’une fille représente une calamité familiale en raison des dépenses importantes qu’il faut engager pour la marier. Certains consolent même les parents qui ont perdu une fille en arguant que, plus tard, ils encourront moins de frais ». le recours aux marieuses était tout aussi sujet à caution dans la mesure où c’étaient les parents, et non le couple, qui en prenaient l’initiative. le romancier Yi Gwang-su, qui est le père de la littérature moderne coréenne, comme il a été dit plus haut, fut lui-même contraint à

un mariage arrangé où il n’eut pas son mot à dire et par la suite, la critique à laquelle il se livra dans ses romans de cette pratique tout aussi absurde que le recours à des marieurs introduisit l’idée de l’amour romantique.

le mariage dans la littérature contemporaine Dans son essai intitulé À propos du mariage , Yi Gwang-su a également condamné la survivance de coutumes par lesquelles les parents disposent à leur gré de la vie de leurs enfants : « l’un propose : « Donne-moi ta fille pour qu’elle soit ma belle-fille », ce à quoi l’autre répond : « D’accord, ton fils sera mon gendre ». Ils trinquent en riant avec du vin de riz, car le marché est conclu, scellant à jamais le destin de deux jeunes gens. Il s’agit pourtant d’un contrat passé entre un homme et une femme adultes, et donc en mesure de décider par eux-mêmes ». Ayant lui-même eu à souffrir d’avoir été mal marié à une femme qu’il n’avait jamais vue, Yi Gwang-su plaidera toute sa vie en faveur de l’amour, de l’émancipation féminine et de l’égalité des sexes.


Dans Mujeong (cœur impitoyable), qu’il fera paraître en 1917 et qui constitue le premier roman long de l’époque contemporaine, l’auteur souligne la nécessité d’une prise de conscience par les femmes en vue de leur affranchissement du joug de la moralité et du poids des traditions par le biais du personnage de Park Yeong-chae, qui choisit de rester fidèle à son bien-aimé jusque dans la mort en mettant fin à ses jours. Kim Dong-in (1900–1951), autre romancier, évoque quant à lui ces « jeunes femmes modernes » des années 1920 qui étaient partisanes de l’amour libre tout en souffrant d’un manque d’indépendance. Dans la tristesse des faibles, il conte le calvaire vécu par Elizabeth Kang, cette jeune fille sans famille et solitaire qui entretient une liaison avec le baron K, père de l’enfant dont elle est la gouvernante.

chées y soient-elles, cet idéal sera brisé par les réalités de la vie conjugale imposée par les convenances sociales. Refusant de suivre la voie prise par ses parents, qui ont dû traverser d’inimaginables épreuves pour échapper à la pauvreté, l’aînée, Cho-hui, se résigne à abandonner celui qu’elle aime pour épouser un homme d’une cinquantaine d’années à la « richesse indécente », mais finira par gâcher sa vie en renouant avec son amoureux. En épousant au contraire l’homme qu’elle aime, la cadette U-hui en sera réduite à mener une existence grise tout entière vouée aux tâches ménagères. En vidant le pot de chambre de sa belle-mère, elle se dit que l’amour n’est qu’un « sortilège » et qu’elle est condamnée à une « pauvreté consternante, telle la chambre d’un hôtel minable ». Quant à la benjamine

Inquiète et impatiente, la jeunesse d’aujourd’hui erre en lorgnant la pancarte d’un vieux jardin annonçant amour et bonheur. toutefois, le mariage n’est plus le seul moyen disponible pour en assurer l’entretien dans la mesure où de nouvelles structures familiales très différentes sont apparues.

le mariage dans les classes moyennes à l’époque de l’industrialisation Dans la littérature coréenne, le thème du mariage d’amour commence à faire l’objet d’un nouveau traitement dans les années 1970 marquées par la stabilité et la prospérité relatives qu’ont apportées une croissance économique rapide et un plus haut niveau d’instruction. Dans « Après-midi ondulants » (1976), Park Wan-suh (1931–2011) brosse un tableau sans concession de cette époque dominée par une « classe moyenne vulgaire » partie de rien et acharnée à s’enrichir à tout prix. le roman a pour personnages principaux les trois filles d’un homme d’affaires à qui tout réussit et expose leurs conceptions respectives du mariage, mais aussi atta-

prénommée Mal-hui, elle se contente d’observer ses deux sœurs avec une compassion mêlée de dédain. Cette jeune femme débrouillarde se trouve un mari aussi agréable que riche et part vivre à l’étranger avec lui. Aujourd’hui, les thèmes de l’amour et de l’ambition qu’incarnent ces trois femmes sont repris dans de nombreux feuilletons télévisés. Tandis que Park Wan-suh procédait à un état des lieux lucide de la société de son époque par le biais d’une représentation populaire du mariage, oh Jung-hee (1947~) en livre une analyse plus approfondie dans le vieux puits (1994). la narratrice en est une femme d’âge moyen comme les autres, qui « a cessé de parler de ses rêves » avec son mari et ne lui est plus liée que par « les préoccupations banales du ménage, la nourriture et le sexe ». lors-

qu’elle retrouve par hasard l’ancien petit ami qu’elle regrettait secrètement, elle brûle d’envie « d’aller s’étendre au loin avec lui pour que leurs deux corps se mêlent ». Quand ils se quitteront, elle n’en sera pas moins « soulagée de voir arriver le bateau qui les ramènera sagement d’où ils étaient partis ». Par la suite, après avoir appris sa mort, elle se contentera de continuer à « plier le linge et à préparer le kimchi avec le chou qui a trempé tout l’après-midi dans l’eau salée », à « faire le repas qu’emportera [son] fils pour midi et à regarder la télévision avec son mari en échangeant des plaisanteries ». Tout en revenant ainsi à son existence monotone, elle se souvient du vieux puits de son enfance, tout imprégné des mystères de la vie et de la mort, ainsi que de la vieille maison familiale si riche en souvenirs d’un passé oublié. Elle se retrouve ainsi seule et pleure en se rendant compte qu’elle en est réduite « à survivre dans le bourbier du quotidien, en embrassant l’ombre de la mort qui plane sur le monde et les innombrables âmes qui ont disparu au fil du temps ».

les récits nouveaux à venir De toutes les institutions familiales, c’est celle du mariage qui incarne le plus la vanité, la maladresse et la tristesse des relations humaines, car elle persiste à se fonder sur une dichotomie entre les valeurs familiales et individuelles, le « toi » et le « moi », la raison et les émotions, l’homme et la femme. Inquiète et impatiente, la jeunesse d’aujourd’hui erre en lorgnant la pancarte d’un vieux jardin annonçant amour et bonheur. Toutefois, le mariage n’est plus le seul moyen disponible pour en assurer l’entretien dans la mesure où de nouvelles structures familiales très différentes sont apparues. Pour autant, le choix de la solitude ne résout pas le problème et il importe au contraire à chacun de mieux connaître l’autre, voire la nature humaine dans son ensemble, afin de parvenir à surmonter sa peur face à un capitalisme agressif et dominateur qui dicte les lois d’une concurrence féroce. artS et cULtUre De corée 31


RUbRiqUe spéciAle 6 le mariage en Corée

une vie conjugale harmonieuse exige des concessions qui peuvent s’avérer plus difficiles au sein d’un couple mixte, mais simplifient parfois aussi la vie, ce qui est le cas dans mon couple. Ayant une conjointe coréenne et résidant dans le pays depuis maintenant vingt ans, j’ai pu constater par moi-même à quel point ont évolué les mentalités sur la question du mariage mixte.

LE MARIAGE MIXTE EST UNE AFFAIRE DE PERSONNES charles la shure Professeur au Département de langue et littérature coréennes de l’Université nationale de Séoul Kim Dae-hyun Photographe

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C

ette histoire se passe en mars 1996 en Corée, où je vis depuis six mois. Assis dans un restaurant situé en face de l’Université féminine d’Ewha, j’attends la personne avec qui j’ai décidé d’échanger des cours de coréen contre des cours d’anglais. D’un coup d’œil à ma montre, je constate qu’elle est en retard de dix minutes, quand une jeune femme fait précipitamment son entrée et s’assied à ma table. Après s’être excusée de son retard, elle m’explique dans un anglais hésitant que ma partenaire habituelle étant très prise par son travail pour l’université, elle lui a demandé de bien vouloir la remplacer. Je ne peux réprimer un froncement de sourcils, puis m’accommode de ce changement en me disant qu’il n’est l’affaire que de quelque temps et que je trouverai bien une excuse pour y mettre fin. Par la suite, j’ai l’agréable surprise de constater l’enthousiasme avec lequel ma nouvelle partenaire s’applique à m’enseigner le coréen et fais donc le choix de rester avec elle jusqu’à mon inscription à une formation proposée par l’Université Yonsei. outre cette prolongation de notre collaboration, un fait nouveau d’ordre extralinguistique va intervenir un an exactement après notre rencontre en ce jour de mars 1996, à savoir que nous allons nous marier.

partenaires dans la vie comme pour l’étude des langues Plus de vingt années ont passé et notre mariage tient bon. Il arrive souvent que les gens nous interrogent sur les difficultés que nous rencontrons en tant que couple mixte, car ils les imaginent beaucoup plus nombreuses que dans les cas dits normaux. Il va de soi que des efforts d’adaptation s’imposent forcément, car ce qui se fait en Corée ne vaut pas toujours pour les États-Unis et inversement. Dans ce domaine, il en va de l’intégration à la Corée comme à tout autre pays d’accueil, et ce, de manière d’autant plus cruciale et urgente lorsqu’une personne étrangère partage la vie d’un ou d’une autochtone. Toutefois, cette situation n’est pas faite que de problèmes et de contraintes, car elle comporte, comme je l’ai découvert, des côtés aussi positifs qu’inattendus. En Corée, par exemple, les parents d’une jeune mariée réservent toujours un bon accueil à leur gendre, en particulier sa belle-mère qui profite de la moindre occasion pour le choyer car, selon l’expression en usage, il est leur « invité pour cent ans ». En revanche, les rapports sont depuis toujours plus conflictuels entre une belle-mère coréenne et sa bru, ce qui n’arrive jamais aux États-Unis, quand ce n’est pas tout le contraire qui se produit. En effet, il n’est pas rare qu’une belle-mère ne s’entende guère avec son gendre, alors qu’elle ne rencontre pas avec sa belle-fille les difficultés constatées en Corée. À cet égard, mon couple est doublement favorisé, car ma femme a la chance de bien s’entendre avec ma mère et moi, d’avoir été bien plus qu’un simple gendre pour ma défunte belle-mère jusqu’à son décès. En toute honnêteté, les efforts d’adaptation que nous avons dû consentir ont plutôt été des compromis d’ordre personnel, comme en font tous les couples mariés pour vivre heureux, par l’apprentis-

sage de la vie commune. Aussi curieux que cela puisse paraître, le fait que nous soyons de nationalité différente a au contraire facilité les choses du fait que nous nous attendions à connaître des problèmes. Étant le produit de deux cultures et milieux radicalement différents, il était impossible de ne pas nous heurter à des écueils.

avant tout une question de personnes En réalité, d’une certaine manière, le mariage suppose toujours une adaptation à l’autre. Tout en étant du même pays et donc d’une culture identique, les conjoints n’en diffèrent pas moins par leurs origines familiales, voire par leur milieu social, ainsi que par la vie qu’ils ont connue jusque-là, mais d’abord et avant tout par leur sexe, indépendamment de la culture dont ils sont issus. Ainsi, une femme coréenne pourra se trouver beaucoup plus de points communs avec une congénère américaine qu’avec un homme coréen. Toutefois, je me demande souvent si ceux qui font le choix d’un « mariage mixte » sont d’emblée conscients des enjeux que comporte une telle union. Quand nous avons décidé de nous marier, ma femme et moi nous tenions prêts à fournir de gros efforts pour nous accoutumer l’un à l’autre, ce qui nous a permis de surmonter bien des différences dès le départ. Si l’un ou l’autre se comportait d’une manière contrariante, il suffisait d’invoquer nos « différences culturelles » pour n’y plus penser. Au fil du temps, les tensions qui nous mettaient les nerfs à vif se sont désamorcées et nous avons appris à vivre en bonne entente. C’est l’expérience qui est la mienne du mariage mixte, mais je sais qu’elle n’est pas représentative. Je suis certes le mari américain d’une citoyenne coréenne, mais je ne vis pas ici parce que je suis marié, car ce n’était pas le but de ma venue en Corée, puisque j’y vivais déjà quand j’ai rencontré ma future femme. Par ailleurs, nous nous distinguons des autres couples mixtes par le fait que nous n’avons pas d’enfant, mais c’est une autre histoire qui nécessiterait d’y consacrer tout un article. Selon les données chiffrées officielles de l’année 2015 relatives aux « mariages mixtes », les couples concernés par les unions de ce type sont en majorité composés d’hommes coréens et de femmes chinoises ou vietnamiennes, comme l’imaginent les Coréens, à qui vient aussitôt à l’esprit l’image du rural épousant une native de l’Asie du Sud-Est. les statistiques de l’année passée viennent d’ailleurs les conforter dans cette croyance, puisque 22,7 % de toutes les unions célébrées par des pêcheurs ou des agriculteurs au cours des cinq dernières années l’ont été avec une ressortissante étrangère, ce chiffre enregistrant toutefois une baisse par rapport aux 40 % la joie se lit sur les visages de ce couple mixte tout recensés en 2007. l’idée que se font les sourire qui vient de s’unir à Coréens du mariage mixte correspond le Séoul. Malgré l’idée reçue plus souvent à cette situation qui est éviselon laquelle ces unions exigent un plus grand effort demment à plusieurs facettes. S’il peut d’adaptation, la réussite apporter une réponse au problème de d’un mariage est avant tout une affaire de personnes. société bien réel posé par l’exode rural, artS et cULtUre De corée 33


S’il est difficile de se prononcer sur l’avenir du mariage mixte en corée, le pays ne peut qu’aller dans le sens d’un plus grand multiculturalisme. Dans la mesure où il compte toujours plus de personnes d’origine ethnique différente, ce type d’union est inévitablement appelé à être mieux accepté. notamment par le faible nombre de femmes en âge de se marier, il crée parfois des situations douloureuses entre des êtres trop différents. Qui n’a pas entendu parler de ces femmes venues de pays pauvres qui se sont enfuies dès le lendemain de leur arrivée ? Depuis quelque temps, les pouvoirs publics mettent sur pied des mesures visant à sanctionner plus sévèrement les agences matrimoniales se livrant à des pratiques illicites.

multiculturalisme et immigration suite au mariage Aujourd’hui, l’État coréen prend en compte les difficultés auxquelles font face ceux qui ont immigré en Corée dans le but d’y contracter un mariage. leur situation a fait l’objet d’un sous-chapitre entier du premier plan de politique générale du précédent gouvernement en matière d’immigration (2008–2012), où l’accent est mis sur la nécessaire adoption de décisions visant à aider les personnes arrivées dans le pays à s’y intégrer et à acquérir leur indépendance financière. le gouvernement y prend également acte des discriminations dont elles font l’objet et qui relèvent parfois de violations des droits de l’homme, puis expose les mesures qu’il entend mettre en place pour lutter contre ce phénomène. Dans son « livret d’accueil » édité en huit langues, le ministère de la Parité et de la Famille fournit aux nouveaux venus un ensemble d’informations pratiques portant sur le mode de vie coréen, notamment sur les manifestations qui proposent une initiation à la coutume traditionnelle de la confection du kimchi et sur les programmes éducatifs permettant aux ressortissantes étrangères venues se marier en Corée de découvrir la culture coréenne sous ses différents aspects. En tout état de cause, la manière dont l’homme de la rue voit ces « mariages mixtes » a davantage d’incidences que l’action entreprise par les pouvoirs publics et les différents organismes concernés. À cet égard, force est de constater que, si le message que véhiculent les médias au sujet des unions et rencontres entre personnes de nationalité différente leur est un peu plus favorable, il leur reste dans l’ensemble plutôt hostile, car mettant surtout en lumière les cas de « mariage blanc » ou d’escroquerie au mariage. Pour ma part, j’ai fait plusieurs fois l’expérience d’affronter les regards désapprobateurs, voire les insultes et les coups, que l’on lance à un étranger qui marche avec une Coréenne en lui tenant la main. Ces derniers temps, les couples mixtes et multiculturels semblent être considérés avec plus de tolérance dans ce pays, tout comme les étrangers dans leur ensemble. les Coréens sont peutêtre nombreux à se rendre compte du rôle important que les ressortissants étrangers peuvent jouer dans leur pays dans la mesure où ils n’y sont pas tous de passage. 34 Koreana printemps 2017

Il convient toutefois de noter que, malgré une meilleure acceptation des différences culturelles et sociales qu’incarnent les mariages mixtes, ceux-ci sont aujourd’hui en constante régression. Si cette baisse englobe l’ensemble des unions contractées ces dernières années, son rythme s’est fortement accentué dans le cas des mariages mixtes. leur continuel déclin s’est amorcé en 2005, après qu’ils ont atteint leur plus haut niveau. la proportion des mariages mixtes s’est effondrée, passant de 10,8 % en 2010 à 7,4 % en 2015, d’une part, en raison des contrôles plus nombreux auxquels sont soumises les agences matrimoniales et, d’autre part, de l’augmentation, en 2011, des restrictions portant sur la délivrance de visas aux personnes venant se marier en Corée. En revanche, la diminution des unions contractées avec des citoyens chinois, contrairement à celles qui unissent des Coréens à des ressortissants américains ou d’autres pays de l’oCDE ne fait aujourd’hui que s’accentuer, mais elle traduit peut-être une évolution des différentes formes juridiques du « mariage mixte », et non une tendance ferme susceptible de se poursuivre indéfiniment.

une vision nouvelle S’il est difficile de se prononcer sur l’avenir du mariage mixte en Corée, le pays ne peut qu’aller dans le sens d’un plus grand multiculturalisme. Dans la mesure où il compte toujours plus de personnes d’origine ethnique différente, ce type d’union est inévitablement appelé à être mieux accepté. En outre, cette vision nouvelle du « mariage mixte » influera sur la façon dont se définissent l’identité nationale et le fait « d’être coréen ». la conception coréenne de la nation a reposé jusqu’ici sur l’existence d’une forte identité ethnique qui s’est construite au cours des siècles et que n’a vraisemblablement fait qu’exacerber la colonisation japonaise survenue pendant la première moitié du XXe siècle. Spoliés de leur souveraineté nationale et risquant de ce fait d’être purement et simplement absorbés par l’empire, c’est par une sorte de réflexe d’autodéfense que les Coréens ont acquis ce sentiment identitaire particulièrement prononcé. C’est la raison pour laquelle ils s’identifient aujourd’hui encore à leur appartenance ethnique plutôt qu’à la nationalité qui figure sur leur passeport. Ainsi, de même qu’un Américain d’origine coréenne restera avant tout coréen à leurs yeux, même s’il est né et a grandi aux États-Unis, un occidental demeurera à jamais un « étranger » bien que naturalisé coréen. Nul doute que les perspectives nouvelles qui s’ouvrent aux « mariages mixtes » et aux « familles multiculturelles » feront évoluer ces conceptions identitaires, puisque qui dit multiculturalisme, dit aussi multiethnicité. Dans la mesure où se produit un brassage


croissant de la population, sur le plan culturel aussi bien qu’ethnique, il faudra revenir sur le critère du sang et sur l’idée que la Corée se définit comme une « nation à une seule ethnie » (danil minjok gukga). Au cœur de cette identité en formation, devront se trouver des éléments nouveaux auxquels pourront adhérer tous ceux qui considèrent la Corée comme leur pays. les événements qui se déroulent actuellement dans le monde occidental démontrent amplement que le multiculturalisme y est en proie à des menaces. À côté de ceux qui aspirent à voir se réaliser le vivre ensemble entre des gens de cultures différentes ayant souscrit à un tronc commun de valeurs avantageuses pour tous, d’autres déclarent que cet idéal s’est soldé par un échec, que ces valeurs si chères au cœur de bien des occidentaux risquent de disparaître et qu’il importe de les préserver de toute influence exté-

rieure. Si je ne suis pas en mesure de me prononcer sur le devenir du multiculturalisme occidental, je crois pouvoir affirmer que la Corée ne peut qu’avoir à affronter de tels défis en poursuivant dans cette même voie, la question se posant dès lors de savoir si elle saura éviter ces écueils. De mon point de vue, le statut du « mariage mixte », la place qu’il occupe dans la société et la manière dont il est perçu par la population constitueront, entre autres facteurs, autant d’indicateurs de l’avenir qui se dessine pour le pays. Au vu de mon expérience, je jugerais a priori ces signes avant-coureurs plutôt favorables, tout en sachant que la route sera encore longue. le nouveau regard que portent les Coréens sur les mariages mixtes a aussi fait évoluer leur manière de voir leur pays, jusqu’ici fondée sur l’idée d’« homogénéité ethnique ».

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dossiers

l’inquiétante question de l’inversion démograpHique

lee seung-wook Professeur émérite à l’École de santé publique de l’Université nationale de Séoul

avec le déclin de la natalité et l’allongement de l’espérance de vie, la structure démographique évolue plus rapidement en Corée que partout ailleurs dans le monde. Cette tendance au dépeuplement conduit à une transition démographique caractérisée par une pénurie de maind’œuvre et un besoin plus important de prestations sociales qui posent un grave problème au pays.

©ToPIC IMAGES

Si nul ne songerait à se plaindre de l’allongement de l’espérance de vie, la baisse du taux de natalité et la désaffection grandissante pour le mariage ne laissent rien présager de bon, car les personnes âgées à la charge de la collectivité n’en seront que plus nombreuses.

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’espoir d’avoir une famille nombreuse figurait autrefois parmi les cinq souhaits les plus chers au cœur des Coréens, car il supposait que leurs enfants prendraient soin d’eux dans leurs vieux jours. Cet avantage l’emportait sur l’obligation de pourvoir à leur instruction, les parents estimant ainsi que plus ils auraient d’enfants, plus leur famille connaîtrait la prospérité.

évolutions démographiques et politique de l’état Au lendemain de la Guerre de Corée, le pays a connu son « baby boom » dès 1955, suite à une forte hausse de la natalité. Cinq ans plus tard, les statistiques faisaient apparaître un taux moyen de fécondité de 6,0, cette grandeur mesurant le nombre moyen de naissances par femme en âge de procréer, c’est-à-dire de quinze à quarante-neuf ans. Cependant, la pauvreté et la disette qui sévissaient à cette époque faisaient que beaucoup étaient dans un grand dénuement et mouraient parfois de faim au printemps, qui est la morte saison en Corée. En 1962, l’État allait entreprendre de combattre ce fléau en mettant en œuvre une politique de contrôle des naissances qui constituerait un objectif prioritaire à l’échelle nationale et reposerait largement sur l’encouragement au planning familial. Au fur et à mesure que les Coréens s’habituaient à l’idée de se limiter au nombre de deux enfants, ce dispositif allait s’avérer être d’une grande efficacité en réduisant à 2,1 en onze ans le seuil de renouvellement des générations. Il s’agit du nombre moyen d’enfants par femme, fixé en l’occurrence à 2,1 en tenant compte de la mortalité infantile, à partir duquel une population donnée conserve le même effectif. Une fois cet objectif atteint, les démographes ont argumenté sur l’opportunité de poursuivre dans la voie du contrôle des naissances et des divergences se sont fait jour à ce propos. Tandis que les uns affirmaient que le contrôle des naissances ne s’imposait plus dans la mesure où l’essor démographique avait été endigué avec succès, les autres soutenaient que son abandon aurait des incidences dommageables sur le seuil de renouvellement des générations. Certes, une hausse du taux de fécondité semblait s’amorcer, mais alors que le gouvernement tardait à agir par manque de visibilité, la crise financière asiatique a frappé le pays en 1997 et fait chuter si fortement son taux de natalité qu’en 2005, son seuil de renouvellement des générations plafonnait à 1,03. outre que cette baisse était sans précédent, elle lançait un inquiétant coup de semonce en laissant prévoir que la population était appelée à diminuer de moitié à plus ou moins long terme. une faible natalité et une population vieillissante la Corée étant un petit pays, elle présente une forte densité de

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population qui la place au troisième rang mondial après le Bangladesh et Taïwan, de sorte que l’on peut s’interroger sur les raisons de s’inquiéter de sa dénatalité. Au cours de ces dernières années, l’espérance de vie moyenne s’y est considérablement allongée sous les effets conjugués de la croissance économique, de l’élévation du niveau de vie et des progrès de la médecine. Encore en 1970, elle ne dépassait pas 58,7 et 65,6 ans respectivement pour les hommes et les femmes, de sorte que le soixantième anniversaire était l’occasion de grandes réjouissances familiales. Quarante-cinq ans plus tard, ces chiffres ont bondi à 79,0 ans et 85,2 ans, cette hausse étant appelée à se poursuivre dans les années à venir et l’anniversaire le plus fêté étant désormais le quatre-vingtième ! le pays ne compte pas moins de 3 159 habitants âgés de cent ans ou plus et semble d’ores et déjà s’acheminer vers une « ère des centenaires ». À l’heure actuelle, les chiffres moyens de l’espérance de vie masculine et féminine dépassent respectivement de 1,1 an et 1,9 an ceux enregistré dans l’ensemble de l’oCDE. Au sein de la population, le groupe des enfants et adolescents se compose d’individus âgés de moins de quinze ans, qui est l’âge minimal requis par la loi pour exercer une activité économique, les personnes âgées ayant quant à elles 65 ans ou plus et étant pour la plupart définitivement à la retraite. la capacité à fournir une couverture sociale à l’une et l’autre de ces catégories est fonction de la richesse produite par celle des 15 à 65 ans, c’est-à-dire la population active. le taux de dépendance des jeunes, qui s’exprime en pourcentage, s’obtient en divisant le nombre d’enfants par celui des actifs pour savoir combien d’entre eux sont pris en charge par ces derniers. Il en va de même pour le calcul du taux de dépendance des personnes âgées, qui est l’expression correspondante de cette relation. Si ce chiffre parvient à un niveau élevé dans le cas des jeunes, c’est que la population active est susceptible de s’accroître, tandis que, dans le cas des séniors, une plus grande partie de la population est appelée à bénéficier d’une protection sociale. En Corée, le taux de dépendance des jeunes a été estimé à 18,8 en 2015 et celui des personnes âgées, à 17,5 au cours de la même année. Néanmoins, l’Institut coréen de la statistique prévoit qu’une inversion de ces chiffres interviendra en 2017 et qu’en 2065, le premier stagnera à un niveau de 2,0, alors que le second s’envolera et atteindra 88,6.

on assiste aujourd’hui à une inversion de tendance dans la structure démographique coréenne, qui était jusque-là représentée par une pyramide à la base stable constituée d’un grand nombre de jeunes auxquels se superposait un groupe d’individus âgés dont l’effectif diminuait de bas en haut. Cette évolution ne s’est pas produite du jour au lendemain, mais était au contraire prévue de longue date et commence dès maintenant à se manifester de façon concrète. À cet égard, l’année en cours marque un tournant, comme en témoigne l’intérêt manifesté par les médias, qui vont jusqu’à parler de « première année de l’inversion démographique », voire d’« abîme démographique ». Après avoir atteint 37,44 millions en 2015, le chiffre de la population active pourrait s’effondrer pour ne plus s’élever qu’à 55,5% de cette valeur, soit 20,62 millions d’habitants. Face à cette accélération de l’évolution démographique, les enjeux à venir concerneront l’adoption de mesures efficaces destinées à pallier la baisse de la natalité et le vieillissement de la population auxquels sont d’ores et déjà confrontés les pays occidentaux les plus développés.

les approches économique et socio-culturelle Jusqu’en 1970, la Corée recensait chaque année plus d’un million de naissances qui n’ont cessé de s’amenuiser depuis lors, puisqu’elles atteignaient à peine 438 400 quarante-cinq ans plus tard. D’ici à 2029, ce chiffre se situera à 410 000, c’est-à-dire au même niveau que celui des décès, puis le second dépassera le premier en 2031 et le dépeuplement s’amorcera pour de bon. En 2065, les personnes âgées représenteront 42,5% de la population totale, tandis que les enfants et adolescents en constitueront à peine 9,6%, la protection sociale des premiers s’avérant alors particulièrement difficile et devenant l’un des objectifs prioritaires de la politique de l’État. le nombre de jeunes de quinze ans sera égal à celui des personnes âgées, car ces adolescents envisagent d’une tout autre manière que par le passé la perspective de se marier et de fonder une famille. Quand la Corée réalisait son industrialisation, elle aurait pu agir sur le taux de natalité en recourant à des campagnes d’information encourageant à « avoir deux enfants pour mieux s’en occuper », mais ce type d’approche n’est plus crédible pour doper le taux de fécondité. Malgré l’outil industriel et les infrastructures scolaires dont elle dispose aujourd’hui pour répondre aux besoins de sa population, la

en 2065, les personnes âgées représenteront 42,5% de la population totale, tandis que les enfants et adolescents en constitueront à peine 9,6%, la protection sociale des premiers s’avérant alors particulièrement difficile et devenant l’un des objectifs prioritaires de la politique de l’état. 38 Koreana printemps 2017


Face à l’inversion démographique qui s’est amorcée cette année, des mesures sont à l’étude en vue de la mise en œuvre d’une politique qui, tout en prenant en compte les nouvelles données socio-culturelles, encourage les naissances et assure la protection sociale des personnes âgées.

Corée connaît un important taux de chômage en raison de la raréfaction du travail. Au fur et à mesure que baisse la natalité, l’existence de nombreux établissements d’enseignement perd sa raison d’être et ce faisant, ne fait qu’accroître la disparition des emplois. Déjà, on assiste à des fermetures d’écoles primaires pour cause d’effectifs insuffisants et les universités risquent de connaître le même sort dans un proche avenir. En outre, qui dit population en baisse, dit aussi diminution du pouvoir d’achat et stagnation économique, car, pour les entreprises, il sera difficile de conserver des effectifs stables et, plus encore, de recruter du personnel, ce qui ne peut avoir que d’importantes répercussions sur l’activité et la structure économique, le vieillissement de la population ne faisant qu’aggraver le problème. Désormais réticents à assurer leur descendance, les jeunes d’aujourd’hui devront recourir aux aides sociales lorsqu’ils vieilliront et prendront leur retraite, ce qui représentera une charge fiscale supplémentaire pour les actifs. Si la décision de n’avoir pas d’enfant est d’ordre personnel, elle procède tout de même d’une certaine forme d’égoïsme vis-à-vis de la nation, puisqu’en vieillissant, ceux qui la prennent sont amenés à bénéficier des impôts que verseront les enfants des autres. la diminution de la population active entraînera en parallèle un amenuisement des recettes fiscales qui poussera les pouvoirs publics à faire supporter la pression fiscale à un plus faible nombre de gens et pourra éveiller l’hostilité entre jeunes et vieux. Pour combler provisoirement ce manque de main-d’œuvre, il restera alors à l’État la possibilité de recourir à des travailleurs immigrés. Si les perspectives actuelles ne sont donc guère réjouissantes aux yeux des spécialistes, il n’en reste pas moins que, contrairement aux animaux, l’homme ne vit pas que pour manger, car il éprouve le besoin de bâtir des civilisations et de créer de l’art, tout comme de réfléchir au sens de sa vie et pas seulement à des questions économiques. Ainsi, les évolutions démographiques sont inséparables de celles de la culture. En chinois, l’idéogramme qui désigne la population signifie littéralement « bouche d’une personne », ce qui montre bien que l’activité économique a avant tout pour but de permettre de se nourrir et de bien vivre. Toutefois, si la bouche a pour fonction d’absorber les aliments, elle est aussi l’un des organes de la parole et, si cette nourriture représente l’économie, la parole est, quant à elle, vecteur de culture. En conséquence, la Corée ne pourra répondre aux nouveaux enjeux de sa démographie que par une politique qui tienne tout autant compte des changements socio-culturels que de ceux de l’économie. artS et cULtUre De corée 39


amoureux de la Corée

les aventures extraordinaires de Barry WelsH À séoul

depuis son arrivée en Corée pour y enseigner l’anglais dans un collège, Barry Welsh ne cesse de découvrir dans la littérature et le cinéma des aspects nouveaux de cette ville de séoul qu’il connaît encore peu. il propose depuis quelque temps des rencontres littéraires auxquelles participent des écrivains renommés devant un public nombreux qui remplit toujours la salle de deux cents places. 40 Koreana printemps 2017

Kim Hyun-sook Présidente de K-Movielove ahn Hong-beom Photographe


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n ce début du mois de janvier, dans ce quartier de Myeongdong qui est le plus peuplé de la capitale, des ressortissants étrangers sont venus nombreux au Centre culturel mondial et celui-ci fait salle comble malgré ses deux cents places. Il propose aujourd’hui une manifestation organisée par un citoyen britannique nommé Barry Welsh dans le cadre du Club de lecture et de culture de Séoul. l’invité du jour y est l’écrivain Jo Jung-rae, auquel est notamment dû le roman épique en dix tomes du Mont Taebaek, son œuvre maîtresse, ainsi que les romans Fleuve Han et Grand Jungle. Couronné de succès après s’être vendu à ce jour à plus de dix millions d’exemplaires et figurant parmi les ouvrages les plus marquants de la littérature coréenne, le premier repose sur une analyse approfondie des problèmes que continue de poser la partition nationale et l’affrontement idéologique nés d’une histoire récente. Dans toutes les bibliothèques universitaires du pays, il fait partie des livres les plus souvent empruntés.

une vieille passion En première partie de ce débat de deux heures, Barry Welsh et Jo Jung-rae s’entretiennent avec l’aide d’un interprète et, comme on pouvait s’y attendre venant d’un écrivain aussi chevronné, les sujets abordés sont d’une grande variété, puisqu’ils vont de l’hégémonie des grandes puissances aux mouvements nationalistes, en passant par la question de la morale en politique : autant de thèmes complexes qui n’en captivent pas moins le public. Celuici a l’occasion de se joindre aux discussions lors du deuxième volet de cette séance et, ici et là, on lève déjà la main pour demander la parole. Une jeune New-Yorkaise pose sa question et Barry Welsh essaie tant bien que mal de cacher sa gêne sous un large sourire lorsque Jo Jung-rae se lance dans une digression sur les ravages de deux siècles de colonialisme britannique de par le monde. le débat est clos et Barry Welsh fait cadeau à Jo Jung-rae d’une bouteille de whisky pur malt qu’il a rapportée de sa ville natale écossaise. « Si je suis originaire de Grande-Bretagne, pour autant, je ne suis pas britannique, mais écossais », déclare Barry Welsh. « Estce que vous connaissez le film américain Braveheart , cette épopée guerrière réalisée en 1995 ? Son héros est confronté à la même situation que l’amiral Yi Sun-sin dans Roaring Currents , un autre film de guerre sorti en 2014 dont le titre est en coréen Myeongnyang. Je comprends donc tout à fait la soif de vengeance

Barry Welsh, qui anime le Club de lecture et de culture de Séoul, s’adresse au public lors de la rencontre qu’il y a organisée avec le romancier Jo Jung-rae. Maître de conférences à l’Université Dongguk, il y dispense des cours de conversation et de composition anglaises.

qu’éprouve un peuple envers son envahisseur ». Bien connu des ressortissants étrangers de Séoul, le club de lecture que dirige Barry Welsh depuis sa création en 2011 propose de telles rencontres avec une périodicité d’un mois. Il permet aussi de créer du lien et ses habitués ne se séparent jamais sans échanger quelques mots. En outre, les recettes issues du prix des places servent à financer des projections par la Société du film de Séoul, qui existe depuis maintenant quatre ans. « Aujourd’hui, nous avons le privilège d’accueillir parmi nous M. Jo Jung-rae. Il ne possède pas de téléphone fixe ou portable et n’est joignable que par télécopie. Qui plus est, il évite autant que possible de participer à des réunions à l’extérieur », précise Barry Welsh. Dans un article paru en octobre dernier dans un quotidien régional, Barry Welsh a émis l’espoir que davantage d’œuvres de Jo Jung-rae seront traduites pour faire connaître une histoire et une culture coréennes encore méconnues hors des frontières, ce qui permettra de comprendre la manière dont l’identité coréenne s’est forgée au fil de l’histoire. C’est après avoir lu ces lignes que Jo Jung-rae a accepté l’invitation de leur auteur avec plaisir et, de surcroît, sans percevoir le moindre cachet, pour la plus grande joie de son hôte, puisque les recettes tirées de la vente des places au prix unitaire de 5 000 wons ont à peine suffi à payer les honoraires d’interprétation et à couvrir d’autres frais, notamment pour la projection de films qui est en principe gratuite. Par ailleurs, Barry Welsh est maître de conférences à l’Université Dongguk où il enseigne la composition et la conversation anglaises. « Pour moi, le Club de lecture et la Société du film de Séoul sont une vieille passion », confie-t-il. « Je me charge entièrement de la programmation, de la promotion et du déroulement de chacune de leurs séances. J’ai de la chance qu’une salle d’aussi bonne qualité soit mise à ma disposition à titre gracieux et en plus, je rencontre des gens formidables ».

les aléas de l’économie mondiale Après des études de littérature anglaise à l’Université de liverpool et l’obtention d’un master de cinéma à celle d’Édimbourg, Barry Welsh est recruté par un fonds d’investissement de l’île de Man, mais la crise financière mondiale qui survient en 2008 fait planer des risques sur sa situation professionnelle. En conséquence, il envisage de s’expatrier en Asie pour y rester un an ou deux en enseignant l’anglais, puis de faire le tour du monde avant de rentrer au pays, et c’est alors qu’il tombe sur une petite annonce proposant un poste d’enseignant en Corée à l’intention d’un locuteur de langue maternelle anglaise. Barry Welsh postule avec succès à cette offre qui est assortie de conditions intéressantes, dont la prise en charge de son voyage en avion et de ses dépenses de logement. C’est ainsi qu’au mois d’août 2009, il va fouler le sol coréen pour la première fois afin de travailler dans un collège de Séoul. « Au fonds d’investissement, il fallait travailler sous une pression artS et cULtUre De corée 41


incroyable. Je travaillais dur sans jamais prendre de congés, tandis qu’au collège, je finissais tous les jours à 16h30 précises. l’enseignement me plaisait. les transports étaient pratiques et les magasins étaient ouverts tard le soir. le week-end, j’aimais bien faire des randonnées en montagne dans les environs », se souvient Barry Welsh. Étant habitué à se débrouiller seul depuis qu’il a quitté le domicile familial à l’âge de dix-huit ans, il n’allait avoir aucun mal à s’intégrer à son pays d’accueil. En revanche, il lui a fallu un peu de temps pour s’adapter au mode de vie d’une grande métropole. « J’étais impressionné par cette ville tentaculaire, sa sophistication et sa modernité qui vont au-delà de ce qu’on peut imaginer, alors je ne m’aventurais pas à sortir dans les premiers temps », explique-t-il. « Après le travail, je me contentais d’aller lire au café du coin, après quoi, je rentrais et me couchais tout de suite. Et puis, un beau jour, j’ai pris mon courage à deux mains et suis parti à la

découverte de cette ville ». Quand arrive à échéance son contrat du collège, Barry Welsh se fait embaucher comme professeur invité à l’institut de langues lingua Express rattaché à l’Université féminine de Sookmyung où, en janvier 2013, il tombe amoureux d’une jeune femme nommée Roh Hyun-ui que lui a présentée l’un de ses collègues. Elle a étudié la littérature anglaise à l’université, travaille dans une entreprise d’import-export, aime lire ou aller au cinéma et a un chat, exactement comme Barry, alors le courant passe entre ces deux jeunes gens qui se sentent faits l’un pour l’autre. Toutefois, leur union se heurte à l’opposition des parents qui n’approuvent pas le choix de leur fille. Barry Welsh se rappelle ces moments : « Je n’ai rien dit qui soit susceptible d’emporter la décision : le but que j’avais dans la vie, la manière dont je pourrais acheter une maison ou l’assurance qu’ils n’auraient pas à regretter leur décision de m’accorder la main de

« Je n’aurais jamais cru que les expatriés de Séoul s’intéressaient à ce point à la littérature coréenne. en organisant ces rencontres littéraires en présence d’auteurs, je me suis rendu compte que cette formule permettait une bonne compréhension de leurs œuvres et de leur univers imaginaire ».

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leur fille. Au contraire, je m’en suis tenu à dire qu’ils devaient respecter notre volonté, ce qui les a mis mal à l’aise. Il n’y avait que cette différence culturelle à surmonter. Alors bien sûr, aujourd’hui, tout le monde est content et s’accepte mutuellement ». Depuis leur mariage célébré en 2015, l’épouse de Barry Welsh mène de front son nouveau travail de guide bénévole de langue anglaise dans la salle des TIC du Pavillon numérique situé dans le nordouest de Séoul avec l’aide qu’elle lui apporte dans les activités du club de lecture et du ciné-club. Autant de tâches qu’il assurait autrefois seul, y compris la publicité des différentes manifestations en anglais, puisqu’il ne connaissait pas le hangul . la traduction en langue coréenne qu’il effectue aujourd’hui avec l’aide de sa femme permet aussi d’attirer un public coréen et de faciliter ainsi le débat avec les auteurs invités, ces échanges n’en étant que plus riches de ce fait.

que cette formule permettait une bonne compréhension de leurs œuvres et de leur univers imaginaire », en conclut-il. Il continuera donc sur sa lancée en conviant toujours plus d’écrivains célèbres à ces manifestations. Une personnalité telle que Kim Young-ha ayant accepté son invitation, il était d’autant plus possible d’en attirer d’autres à sa suite. « Dès que je disais que M. Kim Young-ha était monté sur cette scène, les choses s’arrangeaient aussitôt », s’amuse-t-il. Parmi les écrivains de renom qu’a eu l’occasion de recevoir Barry Welsh, figure aussi le grand poète Ko Un, ainsi que les romanciers Gong Ji-young, Hwang Sokyong, Han Kang, lee Chang-rae et Shin Kyung-sook, et l’auteure de livres pour enfants Hwang Sun-mi. Il s’est réjoui d’apprendre que Han Kang s’était vu remettre le Prix international Man Booker pour sa 2 fiction le végétarien dont il venait juste1 le public à l’écoute lors d’une rencontre littéraire se ment de débattre avec le public à l’une tenant au Centre culturel mondial de Séoul. Barry des séances du club de lecture de l’année Welsh en a rendu compte sur son compte Facebook. passée. Quant à Hwang Sok-yong, lors auteurs invités 2 Roh Hyun-ui apporte une aide précieuse à son mari dans l’animation de son club de lecture et de son de la rencontre qui lui était consacrée, il a le premier roman qu’a lu Barry Welsh ciné-club. argumenté avec une éloquence telle que était dû à Kim Young-ha et s’appelait la le public buvait ses paroles entre rires et mort à demi-mots dans sa version traduite, larmes. l’assistance est aussi tombée sous le charme de Ko Un son titre original coréen signifiant littéralement « j’ai le droit de me lorsqu’il a déclamé ses poèmes avec ferveur. détruire ». Attiré par cette formulation, il sera aussitôt conquis par Actuellement, Barry Welsh projette de faire revenir Han Kang l’écriture et la thématique hypermodernes de l’œuvre. Convaincu dans le courant de l’année, mais aussi de recevoir le romancier Yi qu’elle plairait certainement à d’autres expatriés, il va sans plus Mun-yol dans un avenir plus ou moins proche. attendre faire équipe avec quelques amis pour mettre sur pied un Des romans coréens tels que Sur la route de Sampo de Hwang club de lecture. À ses débuts, il s’agissait tout simplement d’opéSok-yong ont fait forte impression sur lui, de même que les nourer une sélection de romans à succès et d’organiser des débats à leur sujet, la perspective d’inviter leurs auteurs n’étant pas envivelles de Pyun Hye-young et Park Min-gyu, le végétarien de Han Kang et Famille moderne de Cheon Myeong-kwan. Il a également sagée un seul instant. Ce n’est que par la suite que Barry Welsh apprécié l’adaptation qui a été faite au cinéma de la première de ces aura un jour l’idée de convier Chris lee, un écrivain américain d’oriœuvres et il la cite d’ailleurs parmi ses cinq films préférés. gine coréenne qui enseigne à l’Université Yonsei et dont il a fait la Tout féru qu’il est de littérature et de cinéma coréens et, de surconnaissance sur Facebook. Cette première rencontre d’envergure modeste prendra la forme d’une discussion qui se déroulera entre croît, résidant en Corée, quand il s’agit de comprendre parfaitement les murs du Centre culturel mondial de Séoul et aura pour thème les œuvres littéraires et les sous-titres de films, Barry Welsh n’en le premier recueil de nouvelles de Chris lee intitulé Drifting House. est pas moins tributaire de la qualité des traductions qui en sont réalisées. Il a donc entrepris de prendre des cours de coréen afin Barry Welsh aura alors la surprise de constater que pas moins de d’acquérir une plus grande maîtrise de cette langue. 200 personnes assistent à cette manifestation. Devant ce succès, « J’ignore quelle sera la suite de mes aventures dans ce pays où il invitera ensuite Shin Dong-hyuk, un ancien écrivain nord-coréen je vis avec ma femme. Comme l’a dit un jour John lennon : « on réfugié en Corée du Sud. a beau faire toute sorte de projets, la vie prend la tournure qu’elle « Je n’aurais jamais cru que les expatriés de Séoul s’intéresveut ». Qu’en pensez-vous ? » saient à ce point à la littérature coréenne. En organisant ces rencontres littéraires en présence d’auteurs, je me suis rendu compte artS et cULtUre De corée 43


esCapade

LA COMPLAINTE DU PASSÉ RÉSONNE DANS LE SUD ROCHEUX ET VENTEUX DE JEJU gwak jae-gu Poète lee Han-koo Photographe

l’île volcanique de jeju présente une forme ovale d’est en ouest, de part et d’autre du mont Halla qui s’élève en son centre. au-delà de ce point, s’étend la région méridionale de jeju où se trouve la ville de seogwipo et qui voit arriver le printemps plus tôt que partout ailleurs de par sa situation à l’extrémité de la péninsule.

© Ko BoNG-SU, SPRING OF JEJU , 5èME CONCOURS INTERNATIONAL DE PHOTO DE JEJU

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Le Seongsan Ilchulbong, ou « pic du lever du soleil », dresse à l’horizon sa silhouette qui se détache sur le bleu de la mer et le jaune des champs de colza fleuris à la saison nouvelle.

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e ne te connais pas encore, mais je te dis déjà bonjour. Savais-tu que la joie de vivre commence comme cela, en saluant les gens que l’on aime et qu’en s’ajoutant les unes aux autres, toutes ces salutations remplissent le cœur d’amour ? Le bonheur est un besoin pour l’homme, comme le vin qui vient à leur rescousse quand des flots de déception et de désespoir sont près de les engloutir, de sorte qu’il est un besoin pour tous. Aujourd’hui, comme toutes les fois que j’ai emprunté cette route pour gagner le sud de l’île de Jeju, je n’ai pas manqué d’adresser cette salutation à mon premier amour, qui me l’a retournée avec tout autant de chaleur dans la voix. Pendant cet échange courtois, mon cœur s’emballe et mes yeux luisent comme si j’assistais à quelque spectacle céleste, tandis que ma colère et mon découragement passent comme un souffle d’air. Tu te tiens devant moi et me fais un signe de la main en souriant. T’es-tu déjà demandé de quel pays tu étais ? Moi, je suis coréen, je vis en Corée et je compose des poèmes. Après soixante années d’existence en ce bas monde, ce qui prédomine en moi, c’est la honte. Je n’ai ni obéi à mes passions, ni fait preuve de vertu, pas plus que je n’ai donné le meilleur de moi-même en poésie. S’il arri46 Koreana printemps 2017

vait que l’on fasse bon accueil à tel ou tel de mes poèmes sur lequel j’avais travaillé jour et nuit, je tirais fierté de ce succès. Aujourd’hui, j’ai le cœur lourd en me disant qu’au fond, tout n’a été qu’une accumulation d’erreurs et de problèmes.

pourquoi ce magnifique lever de soleil ? Cette route à qui je m’adresse est celle qui fait tout le tour de l’île, la fameuse « nationale 12 » qui est en réalité la route régionale 1132. En 2007, les multiples curiosités naturelles de Jeju lui ont valu d’être inscrite sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO à l’entrée : « île volcanique de Jeju et ses tunnels de lave ». Les villages entiers que l’homme a construits sur la lave, les profondes anfractuosités qui se sont creusées dans cette matière pétrifiée, les chutes d’eau qui se jettent dans l’océan, le chapelet d’îlots qui s’étend au large et, à une certaine époque, le jaune éclatant du colza qui recouvre tout me font oublier l’espace d’un instant d’où je viens, ce que je fais, et même mon sentiment de honte. C’est bien pour cela que j’aime à venir ici, car j’y ai l’impression de chasser ma solitude et ma honte en les partageant avec autrui. Tandis que je circule en direction du sud-est, sur cette même


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route du bord de mer, je vois grossir peu à peu à l’horizon un relief dont la forme rappelle un éléphant et que les gens d’ici appellent Seongsan Ilchulbong, c’est-à-dire le Pic du lever de soleil de Seongsan, parce que celui-ci y est particulièrement beau. Il s’agit d’un volcan éteint qui s’est formé sur cette partie du littoral voilà cinq millénaires, suite à une éruption sous-marine. Tout d’abord isolé de l’île, il y a été relié par les dépôts sédimentaires qui se sont accumulés au fil du temps. Si le lever du soleil y est aussi exceptionnel, c’est par la symphonie de couleurs dont s’accompagne l’apparition à l’horizon de l’astre du jour, qui vient percer le ciel diffus de l’aube de ses rayons aux lueurs vertes, roses, bleues et jaunes. Comme par enchantement, le soleil se fait arc-en-ciel ! Souviens-toi des peintures de Gauguin et des couleurs primitives du « noble sauvage » que représenta ce peintre mort à Tahiti : elles n’étaient autres que celles du soleil. Il scintille sur la roche volcanique noire et criblée de trous, sur le jaune des fleurs de colza tombant en cascade de la montagne jusqu’à la côte et sur le bleu de la mer qui se balance au rythme des vagues et résonne des longs soupirs que poussent en remontant les pêcheuses sous-marines appelées haenyeo.

Figures emblématiques du mode de vie de l’île, ces téméraires plongeuses méritent d’être évoquées. Sans faire usage de matériel de plongée ni d’appareils respiratoires, elles parcourent des heures durant l’eau glacée des fonds marins à la recherche d’ormeaux, holothuries, conques et autres fruits de mer, les plus expérimentées d’entre elles pouvant y rester en apnée pendant cinq minutes. Cet air qu’elles expirent bruyamment en sortant la tête de l’eau symbolise à lui seul la remarquable vitalité de ces femmes, mais aussi de toutes celles de l’île de Jeju. Comment ne pas s’étonner qu’elles puissent encore vivre de leur activité à l’âge qui est le leur ? Depuis l’année dernière, ce métier traditionnel figure sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité qu’a établie l’UNESCO. Après m’être garé sur le bas-côté dans l’attente du lever de soleil, j’ai soudain vu celui-ci monter dans une débauche de tons 1 Les imposantes falaises basaltiques de Seogwipo figurent parmi les paysages les plus spectaculaires de l’île volcanique de Jeju. 2 En cheminant sur une route qui longe le bord de mer pour se rendre au lieu où Kim Jeong-hui vécut en exil, on découvre cette pagode en pierre surmontée d’une tête d’homme. Sur la droite, se dresse le sommet pointu de l’un des rares cônes parasites de Jeju dits « oreum ».

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princioaux lieux du sud de jeju

séoul

udo

446 km

pic du lever de soleil de seongsan seopjikoji mont Halla mont sanbang

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Chute d’eau de Cheonjiyeon

musée Lee jung-seob Chute d’eau de jeongbang

jeju


éclatants qui ont peu à peu fait passer le ciel du jaune et rouge au vert et bleu, puis à un rose exquis. En admirant cette vue réputée, assis dans les fleurs de colza par un beau jour de printemps, j’ai compris ce qui faisait chanter les oiseaux et rendait les fleurs aussi belles. J’ai brusquement fait demi-tour alors que j’étais en route pour Seopjikoji. Dans le dialecte de Jeju, le vocable « koji » qui figure dans ce toponyme désigne un « très petit promontoire ». J’avais été le voir pour la première fois en voyage de noces, il y a trente ans, mais la nature semblait être restée intacte. Là où nous nous trouvions, il n’y avait que le vent chargé de parfums de fleurs, le bruit des vagues, le soleil à la lumière changeante et rien d’autre que cela. Pour ce jeune couple qui n’avait pas la moindre idée de l’avenir qu’il allait devoir affronter, ce lieu semblait un présent que leur faisait la vie. Aujourd’hui, les lieux sont toujours envahis par la foule. Est-ce que tu as déjà vu le feuilleton télévisé qui s’appelle All In ? Comme beaucoup d’autres, ainsi que nombre de films, c’est là qu’il a été tourné, d’où l’impressionnante fréquentation de ce site. Autrefois voué à une solitude qui lui donnait une beauté mystérieuse, il a perdu tout son charme. Néanmoins, en voyant les touristes s’y presser, je me suis dit qu’après tout, c’étaient des hommes comme moi et que, s’ils étaient là, ce devait être pour trouver la paix, le courage et le soulagement auxquels aspire tout un chacun peut connaître. Quand la tristesse les gagne, tous les hommes éprouvent le besoin de rêver pour y échapper.

1 Touristes en randonnée sur le sentier du mont Sanbang. 2 Des dolharubang , ces statues en pierre dont le nom signifie « vieux grandspères », s’élèvent çà et là dans l’île.

lee jung-seob et la côte à seogwipo Au cours d’un séjour dans le sud de l’île, je vais toujours voir deux personnes. Je m’apprête d’ailleurs à rendre visite à l’une d’elles, qui est le célèbre peintre Lee Jung-seob (1916– 1956). Son œuvre comme sa vie m’ont fasciné dès l’âge de vingt ans et j’ai si souvent lu et relu sa biographie due au poète Ko Un que la couverture de ce livre est en piteux état. Je n’ai cessé cette lecture que quand il m’a fallu partir sous les drapeaux. La ville de Seogwipo lui a consacré un musée et comporte une rue à son nom. Par où commencer ? Par ce mois de janvier 1951 où Lee Jung-seob découvre le sud de l’île ? La Guerre de Corée fait rage et l’artiste vient y chercher refuge en compagnie de sa femme et de ses deux petits garçons. C’était à son retour du Japon, où ce fils de riches agriculteurs était parti étudier les beaux-arts à l’âge de vingt ans. Il y avait fait la rencontre de la femme de sa vie prénommée Masako. En ces temps d’occupation coloniale, l’idylle nouée par cet artiste de mon âge avec une Japonaise m’avait beaucoup ému. Loin d’y mettre fin, les deux amoureux ont pris la mer pour aller en Corée et s’y marier, ce qu’ils ont fait en 1945, année de la libération coréenne. Le couple mènera une existence paisible à Wonsan, aujourd’hui située en Corée du Nord, jusqu’à l’année 1950 où il doit se réfugier plus au sud pour fuir les bombardements de la Guerre de Corée. Parti de Busan où l’exode est à son comble, la famille parvient à l’île de Jeju où elle demeurera dans la ville côtière de Seogwipo de janvier à décembre 1951 en parvenant à peine à se nourrir des crabes qu’elle pêche. C’est ce qui explique que le peintre fera figurer ces crusta2 cés aux côtés de ses deux enfants sur nombre artS et cULtUre De corée 49


de ses toiles, puisqu’il disait lui-même qu’il regrettait de les avoir fait souffrir. Quand il se retrouvera seul après avoir envoyé femme et enfants au Japon en 1952, Lee Jung-seob vivra dans la tristesse, comme en témoigne l’une des nombreuses lettres qu’il écrit alors à Masako : « L’art est l’expression d’un amour infini. C’est la plus authentique expression de l’amour. Celui qu’un véritable amour a comblé a le cœur plus pur… Toujours plus intensément, plus fort, plus passionnément et plus infiniment encore, j’aime ma chère Nam-deok. Je l’aime, l’aime et l’adore, de sorte qu’il me suffit de représenter et d’exprimer ce que renferment les âmes pures de deux personnes. À ton infiniment doux et chaleureux doigt de pied, j’envoie d’innombrables et tendres baisers ». Dans cet extrait d’une lettre où le peintre appelle Masako par son prénom coréen Nam-deok, l’idée de tendres baisers envoyés à un orteil a retenu mon attention. L’expression de tels sentiments envers une partie du corps aussi anodine traduit une certaine vision du monde chez cet artiste qui trouvait ce doigt de pied tout à fait charmant et lui envoya bien des baisers dans ses lettres. Lee Jung-seob peignait souvent des vaches en raison de leur aimable apparence qui s’accordait bien avec les scènes de la vie coréenne d’autrefois qu’il aimait à peindre. En temps de guerre, comme il n’avait pas les moyens d’acheter peinture et autres matières, il se servit du papier argenté de ses paquets de cigarettes en guise de toile. Dès qu’il en avait fini un, il gravait les images sur la surface métallisée avant d’y appliquer les couleurs. Sur

les quelque trois cents pièces réalisées de cette manière, trois se trouvent au Musée d’art moderne de New York, dont Famille sur la route que j’aime plus que toute autre. L’homme que l’on y voit tirer une charrette où ont pris place sa femme et ses deux enfants pour les emmener manger sur l’herbe évoque ce dont doit avoir rêvé l’artiste. En 1955, celui-ci exposera une dernière fois ses œuvres de son vivant à Séoul, mais elles ne se vendront guère. Intellectuellement diminué à cette époque, il refuse souvent de s’alimenter, puis il est interné dans un hôpital psychiatrique où il demeurera jusqu’à sa mort solitaire qui surviendra en 1956. Le Musée qui lui est consacré permet de découvrir des œuvres témoignant de sa passion inextinguible pour l’art, ainsi que sa correspondance avec sa femme. On en ressort l’esprit plus éclairé, après avoir compris le sens de cette vie de pauvreté sacrifiée à l’art. Par un temps maussade qui engendre la mélancolie, on se consolera en pensant à l’existence difficile qui fut la sienne tout en se promenant sur la plage de Jaguri où il aimait à marcher en compagnie de sa famille. Après l’avoir dépassée, il faut absolument continuer jusqu’aux cascades de Jeongbang et Cheonjiyeon, qui se trouvent à dix ou vingt minutes à peine, pour écouter leur murmure pareil aux soupirs que devaient pousser l’artiste et les siens. Y allaient-ils pour fuir leur solitude, tant il est vrai qu’« on est humain parce qu’on se sent seul », comme l’affirmait un poète coréen.

l’exil d’un lettré de joseon Le mont Sanbang se situe à l’extrémité occidentale du sud de Jeju.

L’itinéraire qui mène des monts Ilchulbong à Sanbang porte bien son nom de « route du paradis » par les beautés du paysage qu’il traverse, mais aussi par le souvenir qu’il évoque d’un illustre lettré et artiste particulièrement vénéré en corée.

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1 Sehando (scène d’hiver), Kim Jeong-hui, 1844, encre et lavis sur papier, 23 x 69,2 cm. Ce spécimen de la peinture de lettré compte parmi les plus célèbres d’un genre se distinguant par le fait qu’il n’est pas l’œuvre d’artistes professionnels. On y devine l’état d’esprit où se trouvait son auteur pendant les sombres années d’exil qu’il passa à Jeju, plongé dans une réflexion sur le sens de son existence. 2 À l’entrée du Musée Lee Jungseob de Seogwipo, une sculpture en pierre représente le visage de l’artiste.


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De paisibles crêtes étirent leurs lignes tout en douceur et dans les pâturages, de petits chevaux de race indigène broutent en toute liberté. Non loin de là, se trouve un minuscule port répondant au charmant nom de Moseulpo. Quand s’achève ma randonnée le long des crêtes jusqu’à cette localité, le soir tombe et je dîne dans un modeste restaurant d’un hareng grillé accompagné de riz. D’aucuns trouveraient ridicule qu’un repas puisse rendre heureux, mais quand le désespoir se fait sentir après une journée de solitude, pourquoi ne pas s’asseoir dans la première gargote venue d’un petit port de pêche, avec une bouteille de soju pour unique convive. L’homme pense et repense sans cesse à son passé, sans jamais pouvoir échapper à cette tendance naturelle. En 1840, Moseulpo fut un lieu d’exil pour un dénommé Kim Jeong-hui (1786–1856). Sous le royaume de Joseon, c’était la peine qu’encouraient ceux qui osaient défier l’autorité des monarques. Kim Jeong-hu fut relégué huit années durant sur l’île de Jeju où il habita une chaumière entourée d’une haie d’épineux. Que ce soit en Orient ou en Occident, les hommes ne se sont jamais autant surpassés que lorsqu’ils ont été confrontés à la misère et aux privations. De même, c’est en exil que Kim Jeong-hui développa plus

qu’ailleurs son art et son enseignement, comme en atteste le célèbre tableau Sehando (scène hivernale) qu’il y réalisa en 1844. Chacun se doit de voir au moins une fois dans sa vie cette œuvre classée Trésor national n°180 en dépit de sa grande simplicité. À côté de la masure stylisée par quelques traits et flanquée d’un vieux pin noueux et de trois jeunes pins, est inscrit l’adage suivant de Confucius : « Ce n’est que dans le froid que l’on se rend compte que les pins sont les derniers à perdre leurs feuilles », ce qui signifiait, comme il le disait par ailleurs, qu’« on ne fait attention au vert des pins que lorsqu’arrive le froid de l’hiver et [que] la vie ne paraît plus belle qu’après avoir été difficile ». Pas moins de seize érudits de la Chine des Qing firent part de leurs impressions sur cette œuvre. C’est sur cette terre d’exil que Kim Jeong-hui entreprit un questionnement sur le sens de la vie, ce fait étant peut-être révélateur à lui seul. L’itinéraire qui mène des monts Ilchulbong à Sanbang porte bien son nom de « route du paradis » par les beautés du paysage qu’il traverse, mais aussi par le souvenir qu’il évoque d’un illustre lettré et artiste particulièrement vénéré en Corée.

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un jour Comme les autres

DES VIES DE VENDEURS DE SUPÉRETTE QUI NE SE RESSEMBLENT PAS TOUTES l’indifférence a beau être une vertu cardinale dans le métier de vendeur de supérette, puisque les intéressés eux-mêmes n’y voient souvent qu’un pis-aller, il peut comporter une part de rêve et procurer la satisfaction du travail bien fait.

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1 « Je ne peux pas me contenter de tenir la caisse. Comme les autres vendeurs, je dois faire sans cesse la navette entre la réserve et les rayons pour qu’ils soient bien approvisionnés», explique Lee Deok-ju. 2 De longues années d’expérience dans la vente en supérette ont appris à Lee Deokju que ce métier exige non tant un accueil jovial qu’une bonne dose d’indifférence.

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Kim seo-ryung Directrice d’Old & Deep Story Lab ahn Hong-beom Photographe

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on jeune interlocuteur se nomme Lee Deok-ju et c’est un étudiant de quatrième année qui sortira de l’université l’été prochain, alors, en attendant ce jour, il occupe un emploi de vendeur dans une supérette GS25 située près de la station de métro Bucheon, une ville de la province de Gyeonggi. Depuis trois ans déjà, il évolue dans ces cinquante mètres carrés de huit heures à quatorze heures, le week-end, où il n’a pas cours. Sa rémunération horaire nette s’élève à 6 470 wons, ce qui correspond au salaire minimum légal fixé pour l’année 2017 et à 7,3 % de plus que les 6030 wons qu’il percevait l’année dernière. En travaillant deux jours à raison de huit heures à chaque fois, il perçoit donc une somme de 50 000 wons qui lui fournit son argent de poche jusqu’à la semaine suivante. Le cas de Lee Deok-ju n’est toutefois pas représentatif de celui de la plupart des vendeurs de supérette, car il vit chez ses parents, outre que ces derniers acquittent ses droits d’inscription à l’université, de sorte qu’il peut se contenter de cet emploi à temps partiel dans un magasin situé près de son domicile. À ses yeux, cette activi-

té s’intègre dans un projet professionnel à plus long terme qui porte sur l’obtention d’un poste à temps plein dans la société GS Retail propriétaire des différents points de vente en franchise. Cette situation assez favorisée par rapport à celle des dix autres personnes que j’ai interrogées explique qu’il m’ait accordé un entretien, alors que ces dernières ont refusé de me rencontrer ou ont mis fin à notre conversation au bout de deux ou trois heures en apprenant que je comptais en faire une interview accompagnée de photos. Sans exagération aucune, on peut parler de république des supérettes à propos de la Corée, car on en trouve une presque tous les cent mètres ! L’offre d’emploi y est importante et, par voie de conséquence, le roulement du personnel, qui atteint un niveau très élevé dans ces établissements.

pour certains, un tremplin vers l’entrée dans la vie active Les supérettes commercialisent une large gamme de produits dont Lee Deokju avoue même qu’il en ignore le nombre exact. Il précise toutefois que, si les produits de première nécessité sont pré-


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sents en quantité, ce sont les boissons, les en-cas et les plats cuisinés qui se taillent la part du lion dans le chiffre d’affaires. Depuis quelques années, ces repas tout préparés inondent les rayons, alors que les articles tenant lieu de repas se limitaient surtout jusque-là aux nouilles instantanées, aux gimbap triangulaires et au kimchi . Dans ce domaine, les différentes chaînes de supérettes passent même à la production en rivalisant d’efforts pour proposer des recettes ou emballages toujours plus attrayants et, dans le GS25 où travaille Lee Deok-ju, les plats cuisinés représentent la plus grande partie du chiffre d’affaires. L’année dernière, son franchiseur a aussi lancé sa propre marque de café, comme en témoigne un grand panneau publicitaire installé à un endroit stratégique, devant le magasin, pour promouvoir son café noir en grains à 1000 wons le gobelet. Les questions s’enchaînent à l’intention de mon interlocuteur. Quelle est la principale qualité requise pour ce travail ? Comment y apprend-on à s’adresser au client ? Existe-t-il un savoir-faire particulier de présentation des produits ? Certaines

règles sont-elles à respecter dans la mise au rebut des conditionnements en matière plastique ? Quel est le type de client le plus exigeant ? A-t-il déjà été témoin de petits larcins ? En vue de rédiger mon article, j’avais lu Les gens des supérettes , un roman de Sayaka Murata récompensé l’année dernière par le Prix Akutagawa, l’une des distinctions japonaises les plus prestigieuses en littérature. Cette œuvre, qui mêle l’autobiographie à la fiction repose en partie sur l’expérience acquise par l’auteur en travaillant pendant dix-huit ans dans une supérette et ses souvenirs amusants, comme ce stage de quinze jours censé faire de ses participants des « commerciaux de supérette » dans lesquels l’auteur voit plutôt des « personnes en uniforme ». Ils y apprennent notamment qu’il convient toujours d’accueillir le client en souriant et en le regardant dans les yeux, qu’il faut lui parler sur un ton enjoué, en plaçant haut la voix, que les paquets de serviettes hygiéniques doivent être enveloppés dans un sac en papier, que les plats chauds et froids ne sont jamais emballés ensemble et qu’il est indispensable de se laver les mains avant de remettre au client la préparation qu’il a

commandée. À en juger par la réponse de Lee Deokju, il semble qu’il en va tout autrement en Corée. « Je n’ai pas suivi de formation spécifique. Évidemment, il vaut mieux avoir l’air joyeux en s’adressant aux clients, mais, pour ma part, j’évite de les regarder dans les yeux. C’est d’ailleurs ce qu’ils souhaitent », explique-t-il. « Tout ce qu’ils demandent, c’est que j’enregistre bien le code barre et que j’annonce le montant des achats à haute et intelligible voix. Pour ce qui est de la disposition des articles, il n’y a pas besoin de savoir-faire particulier, si ce n’est qu’il faut impérativement que les articles soient vendus dans l’ordre de leur livraison ; pour le gérant du magasin, c’est vraiment la règle d’or ». La présentation des produits diffère selon le style à donner à chaque supérette. Le quartier où travaille Lee Deok-ju présente une grande concentration de studios où logent en majorité des travailleurs immigrés surtout consommateurs de plats cuisinés et de produits de première nécessité. Parfois, ceux qui ne lisent pas encore le coréen lui demandent de les aider à trouartS et cULtUre De corée 53


Comme le rayon frais des supérettes propose toujours plus de plats cuisinés, les livraisons par camion frigorifique sont d’autant plus fréquentes.

« J’étais assis à la caisse de la supérette, le matin du Jour de l’an lunaire, quand un client d’une quarantaine d’années m’a posé cette question de but en blanc : « Vous avez mangé la soupe à la pâte de riz du nouvel an ? » Je me suis demandé si je rêvais devant cet acheteur qui se souciait de moi, alors que les gens me paient et s’en vont d’habitude sans un regard, ce que je préfère pour ma part ».

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ver ce dont ils ont besoin. En trois années passées dans cette supérette, il n’est arrivé qu’une seule fois que l’on s’adresse à lui pour autre chose qu’un achat. « J’étais assis à la caisse de la supérette, le matin du Jour de l’An lunaire, quand un client d’une quarantaine d’années m’a posé cette question de but en blanc : « Vous avez mangé la soupe à la pâte de riz du Nouvel An ? » Je me suis demandé si je rêvais devant cet acheteur qui se souciait de moi, alors que les gens me paient et s’en vont d’habitude sans un regard, ce que je préfère pour ma part ». À vrai dire, l’indifférence est ce que souhaitent ces clients qui viennent chercher du lait ou du papier hygiénique sans avoir eu le temps de se raser ou de s’habiller convenablement, comme s’ils étaient tombés du lit, ou ceux qui arrivent en fin d’après-midi, qui pour acheter un gimbap triangulaire en guise de collation, qui pour manger des nouilles instantanées en vitesse, debout devant l’une des petites tables en plastique. Une supérette n’est pas un lieu de convivialité, loin s’en faut, mais de passage pour des gens qui se croisent sans se voir et ne se préoccupent guère du regard d’autrui. Quant aux vendeurs, interdiction leur est faite de manger à leur poste, mais aussi de

sortir pour aller se restaurer, de sorte que Lee Deok-ju doit attendre qu’il n’y ait pas de client en vue pour avaler son modeste repas composé de nouilles instantanées, par exemple. « Un jour, j’ai surpris un écolier en train de chaparder une crème glacée, mais jamais d’individu inquiétant. Dans l’ensemble, les clients s’adressent à moi de façon familière, en criant « Hé ! toi, l’étudiant ! » dans le meilleur des cas ou tout simplement « Hé ! toi ! » le plus souvent, sans parler de ceux qui sont carrément grossiers ou qui me jettent presque l’argent à la figure au lieu de me le remettre normalement. Cela peut être dur à supporter, mais c’est la réalité de ce métier, alors, au lieu de me demander si les clients me considèrent ou non avec mépris, je m’intéresse uniquement à leur façon de consommer, car, plus tard, je voudrais travailler à GS Retail », confie Lee Deok-ju.

pour d’autres, un second chez-soi C’est avec M. Park, un vendeur quinquagénaire de la supérette Seven Eleven située dans la rue principale du quartier de Dongdaemun (Porte de l’est), que j’ai pu m’entretenir le plus longuement, même s’il a catégoriquement refusé que je le prenne


en photo. De par sa situation, il n’a rien en commun avec Lee Deok-ju et c’est sous condition d’anonymat qu’il m’a autorisée à parler de lui. En premier lieu, cet emploi constitue son unique source de revenus et il l’exerce douze heures par jour. Il le fait en alternance avec le gérant du magasin, non pas selon le système des trois-huit, mais à raison de deux roulements quotidiens de douze heures que son supérieur a accepté de mettre en place du fait de la situation particulière dans laquelle il se trouve. « Cela me permet de manger et dormir sur mon lieu de travail sans être trop dérangé. Je n’ai pas à travailler davantage pour gagner 20 000 wons de plus et l’horaire me convient tout à fait », souligne M. Park à propos de celui-ci, qui va de vingt heures à huit heures et sans lequel il n’aurait pas de domicile fixe, ayant vécu une faillite et un divorce. C’est donc sans hésiter qu’il a accepté cet emploi de vendeur en supérette qui lui permet de passer la nuit à la caisse. « C’est comme une prison minuscule, sauf que l’on peut en sortir à tout moment. Comme le magasin est orienté à l’est, je vois le soleil se lever tous les jours. Le paysage change selon la saison, mais dès que

le soleil se lève, je sais que j’ai fini le travail », explique-t-il. Quand vient l’heure de s’arrêter, M. Park va faire sa toilette et se laver les dents dans les toilettes publiques de l’immeuble, mais s’il est particulièrement fatigué ou a envie de s’allonger, il se rend au sauna traditionnel, dit jjimjilbang, le plus proche. Comme il s’est fixé pour objectif d’économiser 1,7 million de wons par mois, soit près de 20 millions par an, en continuant à ce rythme, il aura donc 100 millions de wons en banque dans cinq ans, d’autant qu’il ne dépense pas d’argent en alcool ou en cigarettes. Voilà déjà deux ans et demi qu’il exerce dans cette supérette qui est son univers et il se trouve donc à mi-parcours par rapport au but qu’il veut atteindre. « Je salue les clients d’autant plus chaleureusement que je n’oublie jamais ce que je leur dois… Alors, certains viennent régulièrement parce qu’ils apprécient que le fasse, même s’ils n’achètent parfois qu’une bouteille d’eau », souligne M. Park. « Ce qui importe le plus, ce n’est pas l’argent, mais les sentiments, et c’est encore plus vrai pour ceux qui n’ont presque plus rien ». Sans doute est-ce la raison pour laquelle certains l’invitent à manger après le travail, tandis que d’autres lui offrent les vêtements invendus de l’étal qu’ils tiennent au marché. Quand il a tout perdu, M. Park a bien cru que ses malheurs le mettraient sur la paille, mais il a trouvé la chaleur humaine en ce lieu. À voir le déroulement de ses journées, on n’imaginerait pas qu’il passe toutes ses nuits derrière une caisse. Il s’initie à la danse sportive au Centre social de son quartier pour la modique somme de 20 000 wons par module de quatorze heures de cours, fréquente assidûment la bibliothèque municipale et cherche sans cesse d’autres moyens de passer des journées bien remplies sans dépenser d’argent, de sorte qu’il se sent parfois plus comblé par sa richesse intérieure que par celle que l’argent lui apporterait s’il était homme d’affaires. Cette réflexion sur son travail en supérette correspond en fait à sa manière de

voir la vie. « Sauf dans le cas des étudiants qui travaillent à mi-temps pour payer leurs droits d’inscription par volonté d’indépendance, ce qui est louable, ou parce que leurs parents n’en ont pas les moyens, les vendeurs de supérette sont vus comme des ratés. Et pourtant, le métier n’est pas si mal que ça. Pour percevoir un salaire, il ne faut pas forcément travailler dans un grand groupe. Nous en touchons un, nous aussi. Le salaire qui est versé tous les mois sur mon compte bancaire est un don du ciel qui me récompense des efforts que je fais pour me relever de ma chute », déclare-t-il. M. Park connaît le nombre exact de produits différents qui sont en vente dans son magasin, à savoir 852. Les vendeurs travaillant à mi-temps peuvent certes s’en tenir à suivre le règlement, mais, en prenant le temps de regarder autour de soi, on se rend immédiatement compte que, par leur personnalité, ils peuvent contribuer à donner une certaine atmosphère à un magasin. « Il y a un tas de supérettes dans le coin, mais la nôtre est la mieux tenue et les poubelles sont toujours d’une propreté impeccable. Je ne supporterais pas qu’il en soit autrement », affirme-t-il. Quant à la gestion d’inventaire, elle n’est pas à effectuer, puisque le logiciel s’en charge automatiquement en affichant les ventes réalisées et le stock restant, M. Park pouvant donc se contenter du travail en magasin à proprement parler aux côtés du gérant. « Je suis heureux quand je vends beaucoup et malheureux dans le cas contraire, comme si c’était de ma faute. C’est la seule contrariété que m’occasionne ce travail », indique-t-il. En guise de conclusion, il évoque ses inquiétudes sur l’avenir du pays : « Ce ne sont pas les gens qui posent problème. L’économie nationale doit être redressée, mais est-ce vraiment possible quand on voit que les grands conglomérats détournent d’énormes sommes d’argent par le biais de ceux qui sont au pouvoir ? C’est une question de bon sens, même pour quelqu’un comme moi qui travaille douze heures par jour pour 70 000 wons ! ». artS et cULtUre De corée 55


Charles la shure Professeur au Département de langue et littérature coréennes de l’Université nationale de Séoul Kim Hoo-ran Rédacteur en chef de la rubrique culturelle au Korea Herald

LivRes et CD 56 Koreana printemps 2017

L’histoire coréenne contée aux enfants letters from Korean History, i–v (lettres de l’histoire coréenne, i-v) Park Eunbong, traduit par Ben Jackson, 2016, Cum Libro, Séoul, 1264 pages, 55 000 wons

Ce livre d’histoire empruntant la forme épistolaire, comme l’indique son titre anglais, se compose de plus de soixante-dix lettres réparties sur cinq tomes. Chacun de ses chapitres commence par trois ou quatre paragraphes où l’auteur semble s’adresser au lecteur en un aimable aparté pour lui faire part des questions qu’il se pose et l’inviter à se joindre à lui afin d’y apporter des réponses et partir à la découverte de l’histoire. Si la lecture intégrale de cet imposant ouvrage relève à première vue d’une gageure, s’agissant du très jeune lectorat, son style et son vocabulaire le rendent accessible à la plupart. En outre, le texte y est abondamment illustré de cartes et graphiques qui facilitent aussi la compréhension des différentes époques historiques et permettent de se faire une idée précise du mode de vie d’alors. Dans ces cinq tomes respectivement intitulés « De la préhistoire aux royaumes de Silla Unifié et de Balhae », « Les Trois Royaumes postérieurs à Goryeo », « Avènement et fin du royaume de Joseon », « De la chute de Joseon à l’Empire de Daehan » et « De l’Empire de Daehan au rapprochement nord-sud », l’historien entreprend un ambitieux rapprochement entre le paléolithique coréen (circa 700 000 avant J.-C.) et l’aube du troisième millénaire. À moins d’être un passionné d’histoire, certains chapitres paraîtront peut-être rébarbatifs, car leur luxe de détails peut lasser, surtout quand des mots coréens sont cités sans traduction. Toutefois, grâce au parti pris de simplicité adopté notamment pour le vocabulaire, le tableau que brosse cet ouvrage de la période des Trois Royaumes s’avère plutôt ludique, d’autant qu’il s’agrémente de reproductions de fresques anciennes, de peintures et d’objets divers qui rendent cette découverte plus vivante par l’évocation de la vie quotidienne des hommes de Silla, Baekje et Goguryeo. Les différents chapitres peuvent se lire indépendamment et font une large part à la « petite histoire », à l’intention des non-initiés, en évoquant des célébrités telles que le marathonien Sohn Keechung, qui rapporta au pays sa première médaille d’or lors des Olympiades de Berlin de 1936 dans le contexte particulier de l’occupation coloniale japonaise. L’auteur a pris le parti de faire s’arrêter son livre en cet an 2000 qui fut marqué par la « Déclaration commune nord-sud du 15 juin », d’où le titre de ce cinquième et dernier volume : « Lettres de l’histoire de Corée : de l’Empire de Daehan au rapprochement nord-sud ». C’est sur cette note positive qu’il choisit d’envisager la poursuite de ce périple à travers l’histoire de la péninsule coréenne.


Des instruments traditionnels pour la musique d’aujourd’hui mask dance Black String, 2016, Munich: ACT, 17,50£

La cithare coréenne à six cordes, dite geomungo, est la grande vedette du dernier album du quatuor Black String intitulé Mask dance. Le nom Black String lui-même, qui est la traduction littérale de celui de cet instrument, montre bien la place que ce dernier occupe depuis que l’a adopté le groupe, qui consacre l’essentiel de son répertoire au jazz. Ses membres se composent de Heo Yoon-jeong au geomungo, de Lee Aram au daegeum, une flûte transversale en bambou, de Hwang Min-wang au janggu, un tambour en forme de sablier et de Oh Jean à la guitare électrique. Si les instruments de musique anciens peuvent sembler a priori peu adaptés à l’interprétation du jazz contemporain en raison des caractéristiques de la musique traditionnelle, le mariage s’avère en fait très réussi. En effet, la musique traditionnelle coréenne possède un style particulier très libre qui repose souvent sur l’improvisation, comme c’est le cas en pansori, un genre de chant narratif accompagné au tambour. La musique populaire y recourt tout autant, en dépit des particularités de son rythme, ce que l’auditeur le plus distrait ne manquera pas de remarquer dans chaque morceau. Mask dance réalise l’exploit de dissiper dès les premières notes toutes les idées reçues que l’on peut avoir à propos de la musique asiatique, à mille lieues du genre éthéré, lénifiant et méditatif de la musique New Age qui s’accommode d’une alliance avec celle d’Asie. Dans Mask dance, le rôle du geomungo s’emploie surtout comme instrument à percussion destiné à produire une résonance d’ensemble sombre obscure et puissante sur laquelle se détache le son métallique et pénétrant de la guitare électrique pour créer une ambiance un peu psychédélique. Le timbre profond si spécifique de cette cithare est produit en frappant ses grosses cordes de soie avec une baguette en bois. Le son ainsi obtenu possède une tonalité résolument virile qui en faisait d’ailleurs l’instrument de prédilection des lettrés dits seonbi. Pour ce qui est du classement de Black String dans un genre musical ou un autre, l’auditeur sera juge en dernier ressort, mais, s’il est une chose certaine, c’est qu’il n’appartient pas à celui du crossover, car le groupe oriente son exploration musicale là où veulent bien le mener les instruments à musique traditionnels coréens.

artS et cULtUre De corée 57


ingrédients Culinaires

le samgyeopsal,

soul ho-joung Chroniqueur culinaire shim byung-woo Photographe

une « viande à trois couches » dont on raffole quand les Coréens sont de sortie au restaurant et ont envie de porc, ils pensent presque toujours au samgyeopsal, cette « viande à trois couches » qui désigne communément la poitrine de porc. ils se délectent de ces savoureuses tranches dont ils se servent à même le gril ou la poêle spéciale posée sur un réchaud de table. 58 Koreana printemps 2017


e

n Corée, le camping est depuis 1992 formellement interdit à l’extérieur des terrains aménagés à cet effet dans les parcs nationaux ou régionaux en vertu d’un amendement à l’article 27 de la Loi sur les parcs nationaux. En conséquence, sont également prohibées les préparations culinaires en pleine nature, notamment les grillades de samgyeopsal sur réchaud à gaz portable en vue de leur consommation accompagnée d’alcool. Ces dispositions plus strictes visent à permettre le contrôle des activités humaines susceptibles de provoquer une pollution ou des incendies de forêt dans les parcs naturels nationaux. Préalablement à leur adoption, qui a fait suite à la forte hausse de la consommation de ce produit carné amorcée dans les années 1980, la plupart des Coréens se souciaient peu de l’endroit où ils le faisaient griller en plein air.

le berceau du samgyeopsal Les principaux morceaux du porc à usage culinaire, tête non comprise, sont au nombre de sept et se composent de l’échine, des côtes, de l’épaule, de la longe, du filet, du jambon et de la poitrine. C’est dans cette dernière qu’est prélevé le samgyeopsal, une partie constituée de couches de lard gras et maigre. Si les circonstances de l’introduction du samgyeopsal dans la cuisine coréenne ne sont pas connues avec précision, certains la situent au tournant du siècle dernier, dans la ville de Kaesong. Ses habitants, connus pour être d’habiles commerçants, auraient eu l’idée de nourrir leurs bêtes différemment d’une fois sur l’autre pour faire alterner dans la poitrine couches de graisse et couches de chair maigre. Née en 1928, la restauratrice Choe Sang-ok a créé l’établissement Yongsusan et évoque en ces termes le samgyeopsal de sa ville natale de Kaesong, qui fut la capitale du royaume de Goryeo (918–1392) : « Dans les boucheries de Kaesong, on vendait du samgyeopsal braisé. La viande était saine et goûteuse. On se procurait du bouillon de samgyeopsal chez le boucher pour préparer le ragoût de kimchi ». C’est dans le traité Joseon yori jebeop (cuisine variée de Joseon) rédigé en 1931 par Bang Sinyeong, une professeure d’arts ménagers de l’Université féminine d’Ewha, qu’il est fait mention pour la première fois du samgyeopsal. Dans la langue populaire, il est appelé de manière amusante, mais non moins juste, par des expressions imagées telles que « viande à trois couches », « chair de poitrine » ou « chair de porc à trois couches ».

Tranches de samgyeopsal sur le gril, un mode de cuisson au charbon qui les rend plus goûteuses et moins grasses qu’à la poêle.

le porc pané japonais et la soupe de porc au riz Aussi savoureux soit-il, le samgyeopsal de Kaesong n’a jamais supplanté le bœuf dans les préférences, en raison non seulement de l’odeur et du goût prononcés caractéristiques du porc, mais aussi des prescriptions de la médecine traditionnelle à l’encontre de sa consommation. Le second, parce que beaucoup plus économique que le premier, ne s’est pas moins imposé dans l’alimentation populaire. La période de croissance qui a fait suite à la Seconde Guerre mondiale favorisant une plus grande consommation de viande, les importations japonaises en provenance de Corée se sont accrues à partir de 1973. Les consommateurs ayant un penchant pour la viande maigre, la production coréenne s’est orientée en conséquence dès cette époque. L’expert en gastronomie Hwang Gyo-ik précise que la viande achetée se situait principalement dans le filet et la longe pour répondre aux besoins de la mode du porc pané alors très prisé. La production ne cessant de progresser, le surplus de viande qui n’était pas destiné aux exportations était écoulé sur le marché intérieur à des prix abordables dont pouvaient profiter les populations défavorisées pour manger plus souvent de la soupe de porc au riz. Hwang Gyo-ik fait remonter à ces origines le succès grandissant des restaurants qui proposent cette préparation à base d’os, d’intestins et de viande et se multiplient aujourd’hui dans le pays. À son tour, la hausse de la consommation n’a pas manqué d’entraîner celle de la production de viande et charcuteries, dont la poitrine de porc ou samgyeopsal. artS et cULtUre De corée 59


d’innombrables variantes Dans le cas de ce dernier, on ne s’explique pas le lancement de son mode de consommation sous forme de grillades. D’aucuns l’attribuent à deux restaurants de Cheongju, une ville de la province du Chungcheong du Nord. Ces établissements nommés Ddalnejip et Mansujip, c’est-à-dire respectivement « chez ma fille » et « chez Mansu », ont en effet été les premiers à adopter ce mode de cuisson réalisé sur des briquettes de charbon. Cette innovation allait aussitôt séduire les mangeurs de viande par ses qualités gustatives. Pour les éleveurs comme pour les producteurs, en revanche, l’essor de la consommation de samgyeopsal daterait plutôt des années 1980. Déjà favorisée par un prix avantageux et une disponibilité en grande quantité, elle aurait par ailleurs bénéficié de la mise sur le marché de réchauds à gaz portables tout aussi bon marché, mais elle allait aussi s’étendre aux tables des repas officiels ou d’affaires. Aujourd’hui, cette préparation se décline selon de nombreuses formules telles que le sottukkeong samgyeopsal , où le lard est mis à griller sur un couvercle de chaudron, ou le samgyeopsal au vin, qui consiste à faire mariner la grillade, ou encore, comme dernièrement, le daepae samgyeopsal, dans lequel celle-ci provient d’un morceau de viande congelé et découpé en tranches fines. les spécialités gastronomiques Pour les gourmets friands de ces préparations, la viande qui s’y prête le mieux est celle dite ogyeopsal, qui comporte cette fois cinq couches, comme son nom l’indique, et provient d’une race porcine noire élevée sur l’île de Jeju. Comportant moins de graisse et une petite épaisseur de couenne, la poitrine de porc de cette origine est plus tendre et goûteuse, mais aussi plus onéreuse, outre que l’animal dont elle est issue ne provient pas de cette île, contrairement à ce que l’on croit. L’élevage de ce cochon noir de petite taille et aux oreilles dressées se pratiquerait en réalité depuis l’époque des Trois Royaumes. Aujourd’hui en voie de disparition, il a été classé Monument naturel n°550 en 2015, au terme d’un processus d’évaluation extrêmement rigoureux, et l’Institut d’élevage de la province de Jeju assure aujourd’hui la défense de cet élément du patrimoine dont ne subsistent que 216 spécimens. On comprend donc aisément que sa consommation relèverait d’un délit. En revanche, la race de cochon noir destinée à la consommation courante résulte du croisement réalisé par l’Institut d’élevage de la province de Jeju entre une bête d’origine coréenne et un Landrace, un Yorkshire ou un Duroc. Cette initiative a été couronnée de succès, puisque la viande est commercialisée avec succès en raison de ses qualités gustatives et de l’attrait que représente sa provenance de cette île. Outre le samgyeopsal, qui constitue une innovation culinaire récente, la gastronomie coréenne comporte plusieurs préparations à base de viande qui sont apparues au XIXe siècle. Il s’agit notamment du suyuk, dont le bœuf ou le porc braisé est présenté sur un lit de légumes après avoir cuit dans un bouillon, et du pyeonyuk, un plat de poitrine de bœuf très tendre que l’on braise et hache pour garnir une terrine où l’on découpera des tranches,

née dans les années 1980 en parallèle avec l’essor de l’élevage industriel et de la production de viande, la vogue du samgyeopsal, déjà favorisée par un prix avantageux et une disponibilité en grande quantité, a par ailleurs bénéficié de la mise sur le marché de réchauds à gaz portables tout aussi bon marché. 60 Koreana printemps 2017


Le suyuk se compose de fines tranches de porc bouilli et relevé par un assaisonnement aux fines herbes. Servie avec divers condiments et légumes verts ou cuits, cette préparation aussi simple qu’ancienne connaît un regain de popularité grâce à ses qualités diététiques. Dans l’assiette où elle est présentée, se trouvent aussi une salade de radis chinois, du kimchi de ciboule, de la raie en sauce vinaigrée, ainsi qu’une julienne de concombre et de poire, auxquelles viennent s’ajouter de petits bols contenant de la sauce de crevette fermentée, une sauce froide, dite ssamjang , qui est un concentré de soja assaisonné avec du concentré de piment et d’autres ingrédients, ainsi que des morceaux d’ail émincés.

mais aussi du porc sauté aux légumes, de la soupe au riz, du ragoût de kimchi et du ragoût de porc au concentré de piment rouge. Enfin, il convient de citer des préparations d’autrefois qui associaient des produits de la mer avec du porc de Jeju et se consommaient dans certaines circonstances, comme la soupe d’algues au pied de cochon servie aux parturientes. C’est aussi le cas du momguk, cette soupe nourrissante exclusivement préparée sur l’île de Jeju et composée de porc braisé aux sargasses, qui sont particulièrement répandues au large de ses côtes.

dongporou , jamón et rahute À n’en pas douter, c’est en Chine que le porc est le plus apprécié et, en 2015, sa population a consommé à elle seule 52% de la production mondiale. En atteste aussi le fait que le mot « viande » employé seul y désigne forcément le porc et qu’il faut autrement y ajouter celui de « bœuf », par exemple. La cuisine de ce pays ne comporte pas moins de 1 500 recettes de porc différentes dont la plus connue est le dongporou. Cette préparation tire son nom de celui de l’écrivain et poète Su Dongpo qui vécut sous la dynastie des Song. Elle consiste à faire mijoter des parties de viande grasses comme le samgyeopsal dans de la sauce de soja additionnée d’un alcool. La couleur que prend peu à peu le plat ainsi obtenu, qui était le préféré de Mao Zedong, fait qu’il est aussi appelé hongshaorou, c’est-à-dire « porc rouge braisé ». C’est un cochon espagnol, dit cerdo ibérico de Bellota, qui produit la viande de la plus haute qualité. Élevé en plein air dans l’ouest de ce pays et au Portugal, cet animal fournit une viande particulièrement savoureuse en raison de son alimentation uniquement constituée de champignons et glands de la forêt. À partir de sa chair, l’Espagne produit le plus délicieux des jambons, qui est conservé trois ans à l’air libre suite à la salaison. Cette race porcine est donc particulièrement recherchée et si onéreuse qu’elle peut faire partie d’une dot. Au Japon, les habitants de l’île d’Okinawa sont si gourmands de porc qu’ils affirment eux-mêmes : « Nous mangeons tout dans le cochon, sauf les cris ». À preuve, les deux fameuses spécialités du chanpuru et du rahute se composent, pour l’une, de porc et de momordiques au goût amer, et pour l’autre, de poitrine de porc sucrée et braisée à petit feu avec de la sauce de soja et un alcool, comme dans le dongporou chinois.

les facteurs économiques Comme c’était à prévoir s’agissant d’un produit aussi demandé, le prix du samgyeopsal a fortement augmenté et celui-ci est aujourd’hui trois fois plus cher qu’un quelconque autre morceau. En fonction des fluctuations de l’offre, il s’avère nécessaire de recourir à des importations annuelles en provenance du Chili, d’Allemagne, de Belgique, des Pays-Bas et d’Espagne et, même si des parties de viande maigres telles que la longe, le jambon ou le filet connaissent un regain de faveur pour des raisons diététiques, elles sont loin de détrôner le samgyeopsal dans les goûts coréens.

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mode de vie

slide to power off toujours plus d’usagers du smartphone sont aujourd’hui conscients du temps considérable qu’ils y consacrent, mais, quand il s’agit d’en finir avec ses habitudes pour se passer d’internet au quotidien, les choses ne sont pas si simples. pour venir en aide aux consommateurs qui vivent mal cette situation, des séjours ou applications mobiles d’un nouveau type leur permettent d’entreprendre des « cures de désintoxication numérique ». Kim dong-hwan Journaliste à la section actualités numériques du Segye Times shim byung-woo Photographe

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J

’allais prendre l’avion pour Londres et il ne restait qu’une demi-heure avant l’embarquement. En temps ordinaire, j’aurais ouvert mon Kakao Talk à chaque instant pour entrer dans un salon de discussion en ligne, même sans avoir grand-chose à dire à mes connaissances, mais cette fois-là, je n’avais pas pris d’abonnement itinérant et me demandais si je supporterais de ne pas pouvoir me connecter. « Tu seras joignable sur Kakao ? » À cette question que m’a posée mon chef au téléphone, juste avant le contrôle des passeports, je me suis entendu lui répondre un « Non ! » catégorique. Dès mon arrivée, je pourrais bien sûr vérifier ma messagerie en me connectant à un réseau Wifi, mais, pendant le voyage, je n’avais aucune intention de me laisser déranger. Sinon, je le passerais l’oreille collée au téléphone sans pouvoir en profiter à ma guise.

quand le numérique se fait envahissant J’ai oublié au juste depuis quand je n’emporte plus mon smartphone quand je vais manger dehors, mais cela fait déjà quelque temps. Après tout, je me suis dit qu’il était plus agréable de se mettre quelque chose à manger dans l’estomac qu’un objet aussi lourd dans sa poche. En outre, j’aime bien regarder les gens avec lesquels je me trouve, surtout à l’occasion d’un repas, car, dans mon travail, je vois assez de téléphones et d’ordinateurs comme cela à longueur de journée. Ce choix n’est pas sans poser quelques problèmes, car il m’empêche parfois de répondre à plusieurs dizaines d’appels qui restent ainsi en souffrance. Il est même arrivé que cinq d’entre eux se succèdent en l’espace d’une minute et de surcroît, en provenance d’une seule et même personne ! L’auteur en était un responsable de mon groupe qui aurait souhaité déjeuner avec moi si je n’étais pas pris. Pour monsieur Lee, ce trentenaire d’Incheon qui va tous les jours travailler à Séoul, la journée commence systématiquement par la consultation de son smartphone, sur lequel il s’informe des dernières mises à jour de Facebook et des échanges qui ont eu lieu pendant la nuit dans les salons de discussion en ligne. À dire vrai, il se sent plutôt obligé de le faire. Dès qu’il allume l’ordinateur à son arrivée au bureau, sa messagerie mobile s’ouvre automatiquement grâce à une application spéciale et s’il s’empresse encore une fois d’entrer dans les salons de discussion, ce n’est pas dans un but seulement professionnel, mais aussi dans celui de ne rien perdre de ce qui s’est dit entre ses amis. Toute la matinée, il est distrait de son travail par les bribes de conversation qui surgissent à tout moment sur l’écran et il en va de même l’après-midi. Sur son trajet de retour en bus ou en métro, il ne se sépare pas un seul instant de son smartphone qu’il serre

bien fort dans sa main, comme huit voyageurs sur dix, lorsqu’ils n’ont pas des écouteurs sur les oreilles. Une fois rentré dans ses pénates, il continuera de s’en servir pour écouter de la musique, naviguer sur internet et se connecter aux réseaux sociaux jusqu’au moment de s’endormir, où il règlera l’heure de son réveil sur ce même appareil. Examinons maintenant le cas de madame Choi, une jeune femme de trente-huit ans mère d’un enfant en bas âge. Après le départ au travail de son mari, à environ huit heures, le moment est venu pour elle de prendre son petit déjeuner et de profiter d’un peu de tranquillité jusqu’au réveil de son fils, car celui-ci est déjà un inconditionnel du smartphone, ce en quoi sa mère a peut-être une part de responsabilité. Un jour qu’il pleurait à chaudes larmes, l’idée lui est venue de lui faire voir le fameux dessin animé Pororo le pingouin sur son téléphone portable. Cette solution s’avérant efficace, elle a pris l’habitude de faire appel à cet appareil et à son Pororo pour mettre fin aux caprices de son fils. Cette « nounou électronique » faisait des merveilles jusque dans les transports en commun et il suffisait que l’enfant voie apparaître les images à l’écran pour cesser de crier et bien se comporter, alors il aurait été hors de question de se priver d’une aide aussi efficace. Par la suite, remarquant que l’enfant se frottait souvent les yeux, madame Choi l’a emmené chez un ophtalmologiste qui n’a pu que constater que sa vision avait baissé parce qu’il regardait trop ce minuscule écran et en a conclu qu’il devait porter des lunettes. L’idée qu’il ait à le faire à un si jeune âge a beaucoup chagriné sa maman.

les applications de désintoxication numérique Le ministère des Sciences, des Technologies de l’information et de la communication et de la Planification, avec le concours de l’Agence nationale pour la société de l’information, a effectué en 2015 des recherches sur l’addiction aux communications par smartphone et sur internet. Cette étude portait sur un échantillon de 18 500 usagers âgés de 3 à 59 ans et qualifiait de situations de dépendance les cas où apparaissaient des symptômes de sevrage résultant d’une utilisation trop fréquente du smartphone et où les sujets en arrivaient à ne plus pouvoir mener une vie normale. En fonction du degré plus ou moins élevé de leur accoutumance, ils se classaient dans deux catégories différentes dites « à haut risque » et « à risque potentiel ». Au terme de ces observations, il s’est avéré que 2,4 % des personnes interrogées appartenaient au premier groupe et 13,8 %, au second, ce qui faisait apparaître un doublement de ces chiffres par rapport à l’année 2011 où ils s’élevaient respectivement à 1,2 et 7,2 %. Lorsque tel était le cas, les experts se sont prononcés en faveur d’une déconnexion pure et simple au vu des nombreux artS et cULtUre De corée 63


« au début, j’ai ressenti une impression de liberté, mais, trois jours après, je me sentais coupée du monde. J’étais contrariée de ne pas pouvoir me servir de l’internet sur mon trajet du travail à la maison… Je crois que je préfère un « régime » que l’abstinence totale, alors j’essaierai plutôt de passer moins de temps sur mon smartphone ».

usagers qui exprimaient le souhait d’échapper à leur addiction. Ces résultats ont donné lieu à l’édition d’une abondante littérature sur le sujet des « cures de désintoxication numérique » reprises dans les titres de livres, à des séjours proposés aux jeunes pour les encourager dans cette voie et à des applications pour smartphone qui prétendent guérir le mal par le mal. Si l’interdiction d’accès aux réseaux sociaux et jeux vidéo en ligne ne règle pas le problème, des mesures plus radicales peuvent s’imposer, notamment des cures de désintoxication numérique consistant à s’astreindre à n’utiliser son smartphone que pendant un certain temps, avec à la clé une amende en cas de dépassement. Un éditeur de logiciels pour téléphones portables a même commercialisé des applications pourvues de fonctionnalités de surveillance de l’utilisateur, de calcul de son indice de dépendance, de contrôle de son temps de connexion au moyen d’une minuterie et de préselection de cette même durée à l’intention des enfants. Des dispositifs plus intéressants encore permettent de déclencher une alarme dès que l’usager se sert trop longtemps d’une application, voire d’éteindre ou de déconnecter automatiquement son smartphone à certaines heures afin qu’il puisse se consacrer entièrement à ses autres activités. Enfin, un dispositif d’ores et déjà téléchargé à plus d’un million d’exemplaires compte les éclairements successifs de l’écran et contrôle la durée d’utilisation de l’appareil, que ce soit toutes applications confondues ou application par application. Sur les programmes de cure de désintoxication numérique proposés par le serveur de jeux Google Play Store, nombre d’usagers ont exprimé leur avis sur ces fonctions en soulignant notamment la possibilité qu’elles offrent de quantifier le temps qu’ils passent quotidiennement sur des terminaux et de caractériser plus précisément la dépendance dont ils souffrent. D’aucuns appellent même au développement de dispositifs plus performants encore, ce qui ne laisse pas de me surprendre, car, tout compte fait, afin de moins utiliser son smartphone, ne peut-on pas se contenter de le poser dans un coin et de l’oublier un moment plutôt que d’avoir besoin de toutes ces applications pour parvenir au même résultat ? 64 Koreana printemps 2017

plus facile à dire qu’à faire Cependant, les choses sont moins simples qu’il n’y paraît lorsqu’il s’agit de s’affranchir d’une addiction numérique. Au bureau, l’un de mes supérieurs a voulu suivre mon exemple en coupant son smartphone à l’heure du déjeuner, mais, passé le soulagement de n’être plus connecté en permanence, il n’a pas eu le courage d’aller plus loin en l’échangeant contre un téléphone portable classique. Pis, il en a ressenti le manque pendant ce laps de temps pourtant bref de la pause déjeuner. Sa cure a donc été de courte durée et, en quelques jours à peine, voilà qu’il était revenu à ses habitudes. -Sans blague ! Alors tu es incapable de tenir parole ? -Au restaurant, en attendant d’être servi, j’aime bien lire l’actualité sur internet, alors je ne me sens pas bien quand ce n’est pas possible. Quant à cette jeune femme d’une trentaine d’années qui travaille dans une agence de relations publiques et se nomme Hwang, elle avoue avoir honte de subir une cure de désintoxication numérique. Une semaine après avoir échangé son smartphone contre un modèle plus ancien, elle s’est empressée de le reprendre, n’en pouvant plus de ne pas se servir de la messagerie mobile ou surfer sur internet. « Au début, j’ai ressenti une impression de liberté, mais trois jours après, je me sentais coupée du monde. J’étais contrariée de ne pas pouvoir me servir de l’internet sur mon trajet du travail à la maison », se souvient-elle. Défavorable à une déconnexion complète, elle est parvenue à cette conclusion : « Je crois que je préfère un « régime » à l’abstinence totale, alors j’essaierai plutôt de passer moins de temps sur mon smartphone». un bref élan de bravoure J’ai passé quatre jours de liberté totale à Londres. Ne travaillant pas, je n’étais pas tenu de laisser mon téléphone allumé et, une fois revenu à l’hôtel, je disposais d’un accès au réseau Wifi. Je ne l’ai mis en marche qu’une seule fois pour envoyer un message à mes parents et les rassurer. Quand je voulais savoir l’heure, je me contentais de regarder ma montre. Tout allait donc au mieux grâce à ma cure de désintoxication et j’arborais déjà un sourire triomphant à l’idée de sortir vainqueur du combat qui m’opposait au smartphone.


Les participants à une courte cure de désintoxication numérique engagent la conversation à l’heure du thé après avoir déposé leur smartphone sur un coin de table.

Cependant, le plus difficile était à venir quand je suis arrivé à Paris. Avant mon départ de Séoul, j’avais bien pris la peine de chercher des adresses de restaurants parisiens. Toutefois, l’information n’est pas toujours adaptée aux besoins d’un voyageur étranger lorsqu’elle se présente uniquement sous forme de textes. La désintoxication numérique atteignait donc ses limites dès lors qu’il fallait s’informer en temps réel. Me souvenant que j’avais effectué une capture d’écran du plan de Paris, j’ai allumé mon smartphone pour demander mon chemin à des passants, mais ceux-ci ont cru qu’il s’agissait d’une carte Google Maps et ont essayé de l’agrandir. « Ce n’est qu’une image, excusez-moi. Je n’ai pas accès à l’internet » Je voulais me rendre dans un restaurant classé trois étoiles au Guide Michelin pour y déjeuner avec un touriste coréen qui logeait dans mon hôtel, car nous étions convenus de nous y retrouver après avoir visité la ville chacun de notre côté. Quand j’ai fini par y arriver, mon compagnon avait renoncé à m’attendre et s’essuyait déjà la bouche après avoir terminé son repas.

« Pourquoi êtes-vous si en retard ? Vous avez eu autant de mal que cela à venir jusqu’ici ? » L’heure du déjeuner était largement passée, tout comme mon petit creux dans l’estomac. J’avais mal aux jambes et étais agacé. Quand j’ai demandé le menu, le serveur m’a répondu qu’il ne prenait plus de commande après quatorze heures. Que voulait-il dire ? En regardant ma montre, j’ai vu que cette limite n’était dépassée que de six minutes. C’est ainsi qu’un retard insignifiant m’a privé de la possibilité de me restaurer dans un établissement trois étoiles du Guide Michelin ! Il nous a donc fallu en chercher un autre et cette fois, la chance m’a souri, car nous en avons trouvé un qui convenait sur le smartphone de mon compatriote. « Mesdames et Messieurs, nous allons bientôt atterrir à l’Aéroport international d’Incheon… ». Sans attendre la fin de cette annonce du commandant de bord, j’ai allumé mon smartphone et vu avec ravissement s’afficher sur son écran le symbole de l’antenne LTE. Une longue liste de messages m’attendait sur mon Kakao Talk. « C’est ça, la vraie vie ! » Adieu donc, cure de désintoxication numérique ! artS et cULtUre De corée 65


ApeRçU De lA littéRAtURe coRéenne

cRitiqUe

Le méLodrame tout en finesse d’un écrivain confirmé

choi Jae-bong Journaliste au Hankyoreh

« le personnage de la nouvelle n’avoue ses sentiments qu’au dernier moment et cette particularité le rend d’autant plus marquant. De même, tout en se référant à la bienaimée, le langage s’en détache et s’en distancie ».

L

a présente nouvelle tire son titre chinois Hua yang nian hua de celui d’un célèbre film hongkongais luimême inspiré d’une expression signifiant « le plus beau jour de sa vie ». Dans cette œuvre centrée sur le thème d’un amour impossible entre deux êtres mal mariés, les acteurs Maggie Cheung et Tony Leung livrent une remarquable prestation qui est restée dans les mémoires. Il a conservé ce titre à sa sortie en Corée, mais son réalisateur Wong Kar-wai a opté ailleurs pour In the Mood for Love , une chanson à succès des années 1930 qu’il avait entendue pendant la phase finale de la post-production. L’idée centrale de l’amour sans espoir est également reprise dans la thématique choisie par Gu Hyo-seo pour sa nouvelle. Respectivement âgés de trente-cinq et trente-neuf ans, les deux personnages principaux dénommés Song-ju et Bong-han entretiennent des relations extra-conjugales qui semblent impossibles, bien qu’elles demeurent strictement platoniques et que seule la jeune femme soit mariée. Quant à son amoureux, il décide en plein mois de février de partir pour le sud-ouest de la Corée, plus précisément à Gwangyang, sous prétexte d’aller voir les fameux abricotiers en fleurs de cette ville. La veille de son départ, il téléphone à Song-ju pour la prévenir de sa venue non loin de Gurye où elle-même vit, tous deux ayant été autrefois camarades de cours à l’université.

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les abricotiers en fleur qui lui servent de prétexte. L’intrigue est de celles qui exigent une certaine sensibilité pour en suivre le cheminement. À tout moment, on sent les personnages sur la corde raide, car ils ne peuvent et ne doivent en aucun cas s’avouer qu’ils s’aiment. Ils le sont doublement par le jeu des tentations et refus auquel ils s’adonnent, mais aussi par le combat intérieur qu’ils doivent livrer pour maîtriser discrètement les élans de leur passion. S’abstenant toujours de s’ouvrir l’un à l’autre, ils se cantonnent à un discours tout en périphrases, métaphores et paradoxes empreints d’ironie, de sorte que ce qu’ils affirment n’est presque jamais la vérité. Dans cet échange de boutades et faux-fuyants qui ne font que cacher les sentiments véritables, le lecteur sent s’exacerber la tension et sourdre une certaine douleur qui n’est autre que celle d’un chagrin d’amour. Les fleurs n’étant pas visibles, puisque n’ayant pas encore éclos, les deux personnages s’entêtent à en trouver sous forme de motifs incrustés dans les rochers qui parsèment le verger. Après avoir contemplé ces fleurs qui n’en sont pas, ils échangent des regards qui semblent autant de doux serments et, s’ils ne durent que l’espace d’un instant, ils sont plus intenses qu’ils ne l’ont jamais été.

D’entrée de jeu, son stratagème semble pourtant voué à l’échec. Les œuvres littéraires qu’a lues Bong-han lors de ses études de lettres modernes évoquent certes la beauté des « fleurs d’abricotier au deuxième mois de l’année ». Toutefois, sur le calendrier lunaire qui, comme le solaire, désigne les mois par des nombres en Corée, c’est pendant le deuxième, tombant généralement un mois après le deuxième mois solaire, à savoir février en France, que fleurissent ces arbres. Il n’y a donc pas le moindre abricotier en fleur au mois de février, mais cette erreur dérisoire constitue le point de départ d’une intrigue. Au téléphone, le voyageur souligne cependant sur le ton de la plaisanterie : « [Je viens] parce que je veux te voir. Y a-t-il une meilleure raison ? » Au fil du récit, se dessine peu à peu l’histoire des deux personnages à l’université, à savoir que Bong-Han était si obsédé par Song-ju qu’il reconnaissait lui-même être « physiquement habité par elle ». D’un caractère timoré et pusillanime, il ne fera pourtant pas le premier pas et admettra plus tard que « tout était dû à son indécision ». Une fois mariée, Song-ju continue tout de même de lui téléphoner à l’occasion pour lui conter ses peines, ce qui ne relève en aucun cas de l’urgence. Cette initiative laisse entrevoir les « possibilités » que veut suggérer la nouvelle pour signifier que l’impasse n’est pas totale, car il reste toujours un espoir, ce qui explique que Bong-han se soit enhardi à descendre dans le sud pour aller voir Song-Ju, et non

-Avec ou sans fleurs d’abricotier, le monde entier resplendit grâce à ton sourire ! […] -Et si on flirtait ? Tu es célibataire… Si les rires de convenance accueillent ces mots plaisants, les regards qui se croisent une deuxième fois n’en sont pas moins ardents. La remarque de Bong-Han « J’en aurai enfin vu en février » et la réplique de Song-ju « Quand nous reviendrons, nous les verrons à chaque fois » ne font que renvoyer au titre d’origine qui sous-entend que la possibilité d’un amour existe toujours entre eux. Se pourrait-il qu’il les réunisse au soir de leur vie ? L’auteur ne va pas jusqu’à tirer cette conclusion simpliste. Gu Hyo-seo a produit une œuvre abondante où il aborde les thèmes et problèmes les plus variés avec une égale aisance. En trente ans de carrière littéraire, il a fait paraître une trentaine de ses ouvrages comportant vingt romans, huit recueils de nouvelles et de novellas, un recueil de novellas, deux de nouvelles, deux œuvres en prose et une fiction pour enfants, la nouvelle éditée dans ce numéro représentant la synthèse de ces divers savoir-faire. À propos de son roman Quand les étoiles matinales touchent mon front paru en avril 2016, l’auteur a expliqué, lors d’une rencontre avec la presse, qu’il était d’un style mélodramatique qui lui était jusque-là étranger, alors qu’il apprécie celui-ci au cinéma et au théâtre. Si l’on peut difficilement faire entrer la nouvelle Une envie d’aimer dans cette catégorie, il ne fait aucun doute qu’elle donne une nouvelle preuve du talent avec lequel l’écrivain traite du sentiment amoureux et des relations auxquelles il donne lieu. artS et cULtUre De corée 67


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