Été 2020
Arts et Culture de Corée
Rubrique spéciale
La chanson populaire coréenne de la guerre à la K-pop
vol. 21 N° 2
ISSN 1225-9101
IMAGE DE CORÉE
Gouttes d’eau sur des pousses de soja
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ne vaste pièce aux rares tables et chaises où sont assis quelques enfants compose le tableau d’une salle de classe ordinaire à l’heure où la pandémie de Covid -19 impose de respecter des consignes de distanciation physique. Voilà encore trente ans, elle aurait présenté un tout autre aspect, car, l’éducation nationale comptant d’importants effectifs, les élèves y prenaient place en grand nombre, serrés les uns contre les autres comme des « pousses de soja dans un pot », mais la douce chaleur qui régnait les consolait de l’inconfort des lieux. En Corée comme dans tout l’Extrême-Orient, ces pousses, que l’on appelle kongnamul dans la langue nationale, constituent l’un des ingrédients de base de la cuisine et leur culture est donc très répandue depuis des temps anciens. Elle consiste, après en avoir mis à tremper dans l’eau, à les placer dans un gros pot au fond percé de trous que l’on déposera à un emplacement ombragé et, en effectuant plusieurs arrosages quotidiens pendant une semaine, on verra apparaître de longues tiges blanches surmontées d’une graine jaune. En se développant, la pousse dégagera peu à peu un parfum agréable et, si la quantité de protéines qu’elle renferme baisse insensiblement, sa teneur en fibres, acides aminés et vitamine C ira croissant, alors que ces substances étaient absentes de la graine, de sorte qu’à quantités égales, elle apporte trois fois plus de cette vitamine qu’une pomme. Quant à l’asparagine que contiennent les filaments présents à l’une de ses extrémités, elle possède des vertus qui incitent à confectionner des soupes très appréciées pour soulager les désagréments des lendemains de beuverie. Ingrédients culinaires peu coûteux, car disponibles en grande quantité, les pousses de soja peuvent être accommodées de différentes manières, à savoir blanchies et assaisonnées pour accompagner le riz, cuites à la vapeur avec ce dernier ou plongées dans une soupe. Dans le petit village isolé de mon enfance, les familles produisaient elles-mêmes presque toutes les denrées nécessaires à leur alimentation et je me souviens encore du clapotis de l’eau tombant dans le pot aux pousses de soja que j’entendais du coin sombre où j’étais assis dans ma chambre, tel un tic-tac d’horloge décomptant le temps écoulé de ma jeunesse. En sortant de l’école, je courais soulever la toile de chanvre qui recouvrait ce récipient et, imitant grand-mère, j’en arrosais le contenu avec une gourde remplie d’eau. Comme il se vidait rapidement ! Et comment les plantes qu’il contenait pouvaient-elles croître aussi vite ? « La pratique spirituelle participe de nos habitudes. Les actes et paroles que nous reproduisons inlassablement en viennent à faire partie de notre être. Petit à petit, ils permettent de faire grandir la lumière qui éclairera la lampe de l’éveil. Il en va de même de la vie. Comme le soja qui ne pousse que si on l’arrose régulièrement et y parvient quoiqu’il ne reste que très peu au contact de l’eau, ce que nous disons et faisons finit toujours par changer notre destin ». Ainsi parlait le moine principal Dongeun qui dirigeait le temple de Cheoneun. Kim Hwa-young Critique littéraire et membre de l’Académie coréenne des arts
© Ahn Hong-beom
Lettre de la rédactrice en chef
Guerre d’hier, pandémie d’aujourd’hui
ÉDITEUR
Lee Geun
DIRECTEUR DE LA RÉDACTION
Kim Seong-in
RÉDACTRICE EN CHEF Choi Jung-wha
Au mois de février dernier, qui aurait anticipé la survenue proche d’une catastrophe aux répercussions d’envergure planétaire ? À l’heure où commençait l’élaboration de ce numéro d’été 2020, la Corée entière retentissait des sonneries de téléphone des appels d’urgence destinés à informer la population de l’apparition, dans un lieu de culte, d’un important foyer de contamination au nouveau coronavirus. Dès lors, toute activité impliquant une proximité ou un contact physique allait s’avérer à risque et se trouver en conséquence mise en sommeil, y compris l’édition de notre magazine, dont les indispensables réunions, interviews et déplacements étaient désormais à proscrire. Confronté à un ensemble de restrictions sans précédent, Koreana s’est vu contraint de modifier son planning éditorial en procédant au choix de nouveaux thèmes d’articles et en sollicitant les entretiens correspondants auprès des spécialistes. En dépit de ses conséquences actuelles, il est à espérer que cette pandémie fournira l’occasion d’entamer une réflexion sur les facteurs qui expliquent le rythme fulgurant de sa propagation, ainsi que sur la démarche à suivre pour éviter que ne se reproduise une telle calamité, ce dont traite l’article qui vous est proposé à la page 42 de ce numéro. Sa rubrique spéciale intitulée La chanson populaire coréenne de la guerre à la K-pop retrace l’évolution de la musique populaire coréenne de la fin de la première moitié du XXe siècle à nos jours afin de mieux comprendre sa situation actuelle et, ce faisant, elle entend aussi marquer à sa manière le soixante-dixième anniversaire du début de cette guerre de Corée qui éclata un certain 25 juin 1950. Nul doute que le lecteur découvrira avec intérêt, notamment grâce aux liens QR indiqués dans ses articles, le répertoire musical populaire où les Coréens d’alors puisèrent courage et réconfort pendant ce conflit, tout comme l’apprécièrent ceux qui vinrent après eux.
RÉVISEUR
Suzanne Salinas
COMITÉ DE RÉDACTION
Han Kyung-koo
Benjamin Joinau
Jung Duk-hyun
Kim Hwa-young
Kim Young-na
Koh Mi-seok
Charles La Shure
Song Hye-jin
Song Young-man
Yoon Se-young
TRADUCTION
Kim Jeong-yeon
DIRECTEUR PHOTOGRAPHIQUE
Kim Sin
RÉDACTEURS EN CHEF ADJOINTS
Ji Geun-hwa, Ham So-yeon
DIRECTEUR ARTISTIQUE
Kim Ji-yeon
DESIGNERS
Jang Ga-eun, Yeob Lan-kyeong
CONCEPTION ET MISE EN PAGE
Kim’s Communication Associates
44 Yanghwa-ro 7-gil, Mapo-gu
Seoul 04035, Korea
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ABONNEMENTS ET CORRESPONDANCE Prix au numéro en Corée : 6 000 wons Autres pays : 9 $US AUTRES RÉGIONS, Y COMPRIS LA CORÉE Voir les tarifs d’abonnement spéciaux à la page 80 de ce numéro.
Choi Jung-wha Rédactrice en chef
ARTS ET CULTURE DE CORÉE Été 2020
IMPRIMÉ EN ÉTÉ 2020 Samsung Moonwha Printing Co. 10 Achasan-ro 11-gil, Seongdong-gu, Seoul 04796, Korea Tel: 82-2-468-0361/5 © Fondation de Corée 2020
Publication trimestrielle de la Fondation de Corée 55 Sinjung-ro, Seogwipo-si, Jeju-do 63565, Korea https://www.koreana.or.kr
Tous droits réservés.Toute reproduction intégrale ou partielle, faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de la Fondation de Corée, est illicite. Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction
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de Koreana ou de la Fondation de Corée. Koreana, revue trimestrielle
Gosce 2019. Matériaux composites sur toile, 117 cm × 91 cm.
enregistrée auprès du ministère de la Culture et du Tourisme (Autorisation n°Ba-1033 du 8 août 1987), est aussi publiée en chinois, anglais, espagnol, arabe, russe, japonais, allemand et indonésien.
RUBRIQUE SPÉCIALE
La chanson populaire coréenne de la guerre à la K-pop 04 RUBRIQUE SPÉCIALE 1
12 RUBRIQUE SPÉCIALE 2
18 RUBRIQUE SPÉCIALE 3
Un répertoire né des épreuves
Les spectacles de la Huitième Armée américaine
Trot , ballade et musique dance
Lee Jun-hue
Zhang Eu-jeong
Lee Kee-woong
24 RUBRIQUE SPÉCIALE 4 Le rock, du légendaire Shin Joong-hyun aux groupes indie SeoJeong Min-gap
32 RUBRIQUE SPÉCIALE 5 La musique populaire à l’heure des nouveaux médias Kim Zak-ka
Les Kim Sisters dans les années 1950 (lire page 16) © Avec l’aimable autorisation de Zhang Eu-jeong
36 DOSSIERS
52 ESCAPADE
66 INGRÉDIENTS CULINAIRES
La conception de l’espace chez Bong Joon-ho
À la croisée d’hier et d’aujourd’hui
Un délice estival plein de fraîcheur
Lee Chang-guy
Jeong Jae-hoon
60 DIVERTISSEMENT
70 MODE DE VIE
Un cinéma lanceur d’alerte
Dormez tranquille !
Jung Duk-hyun
Kim Yong-sub
64 REGARD EXTÉRIEUR
74 APERÇU DE LA LITTÉRATURE CORÉENNE
Le débat politique et démocratique, une passion française et coréenne ?
Un espoir tout en ombres et lumière
Song Hyeong-guk
42 ENTRETIEN Deux précieux « vaccins » contre les pandémies Kang Yang-gu
46 HISTOIRES DES DEUX CORÉES D’autres souvenirs de la guerre Kim Youngna
David Péneau
Choi Jae-bong
La fête des cendres Park Chan-soon
RUBRIQUE SPÉCIALE 1
La chanson populaire coréenne de la guerre à la K-pop
Un répertoire né des épreuves Épisode tragique de l’histoire nationale, la guerre de Corée (1950-1953) a fait plus de trois millions de victimes et laissé un pays en ruines, comme en témoigne la chanson populaire d’alors par ses récits de vies sacrifiées ou brisées à jamais. Lee Jun-hue Professeur sans chaire à l’Université Sungkonghoe
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Après que les forces de l’ONU eurent arrêté la progression de l’armée chinoise en remportant la bataille d’Uijeongbu, qui s’était poursuivie du 1er au 4 janvier 1951 dans cette ville située au nord de Séoul, l’exode a entraîna vers le sud une population contrainte à fuir en n’emportant presque rien. © gettyimages ; photo de Joe Scherschel
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n Corée, une évolution de la musique populaire s’est amorcée dans les années 1910 sous l’influence de productions occidentales introduites par le Japon dès le début de l’occupation coloniale. Par la suite, les clivages sociaux et régionaux qui prédominaient dans ce domaine allaient peu à peu s’estomper devant la portée plus universelle de paroles et mélodies qui se faisaient l’écho de goûts et émotions partagés par tous. Dans les années 1930, la forte progression des ventes de disques et de l’audience des diffusions radiophoniques permit à cette nouvelle forme d’expression d’occuper une place prépondérante dans la culture populaire. L’occupant japonais conclut des accords de partenariat avec les maisons de disques américaines Columbia Records et Victor Records, déjà présentes en Corée quelques années avant l’occupation, et, si une entreprise allemande parvint aussi à s’implanter sur le marché coréen, celui-ci resta dominé par des investissements japonais. Quoique les succursales ouvertes par les maisons de disques du Japon aient possédé certaines prérogatives dans la gestion de leur vente et de leur personnel, leur maison mère conservait la mainmise en matière de décisions stratégiques et d’exploitation des studios, ainsi que sur la production musicale elle-même dans la mesure où celle-ci permettait au pouvoir colonial de consolider ses assises dans le pays, comme en atteste le répertoire dont il fit usage pour remonter le moral de ses troupes dès le début de la Seconde Guerre mondiale. Quant au peuple coréen, qui ne cessa jamais d’appeler de ses vœux le retour de la souveraineté nationale, il ne put exprimer
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cette forte aspiration dans ses chansons que par des métaphores et autres formes d’expression indirectes échappant aux rigueurs de la censure japonaise.
L’indépendance tant attendue
Quand survint enfin la Libération coréenne, en 1945, l’industrie de la musique populaire ne fut pas pour autant délivrée de toute contrainte, car le matériel de sonorisation nécessaire aux concerts, de même que les infrastructures de radiodiffusion, demeuraient ceux qu’avaient mis en place les entreprises japonaises et le pays sut donc les exploiter comme il convenait. S’agissant de production musicale, la situation était tout autre, car les Coréens ne disposaient pas du savoir-faire requis en vue des enregistrements, lesquels se faisaient jusqu’alors au Japon, et ils firent donc du concert le principal le moyen de diffusion et de promotion de la chanson populaire au lendemain de la Libération. Alors que les maisons de disques se heurtaient à de nombreux écueils, le premier label du pays, dénommé Korea Records, allait parvenir à produire en août 1947, soit deux ans exactement après la Libération, et exclusivement au moyen de technologies et capitaux coréens, un premier disque dont le principal titre n’était autre
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que l’hymne national. Dans la seconde moitié des années quarante, la plus grande confusion allait régner dans le pays suite à la partition de la péninsule en deux États du Nord et du Sud, le premier, communiste, soutenu par l’Union soviétique et le second, démocratique, par les États-Unis, l’affrontement par les armes cédant la place à la guerre froide. La chanson populaire de l’époque témoignera de ces événements par le biais des sentiments qu’ils inspiraient au public, les titres porteurs d’un message politique dominant toutefois et plus que jamais leur répertoire. Commercialisé en 1948 par Korea Records, le premier disque appartenant à ce registre s’intitulait Va-t’en, 38 e parallèle et donnait voix de manière poignante aux doutes et angoisses des gens du commun, dont le seul souhait était de voir disparaître les clôtures de barbelés qui coupaient le pays en deux le long du 38e parallèle. Sa chanson-titre, dont le lien est fourni à la page 8 de ce numéro, allait être suivie de nombreuses autres de la même teneur. L’industrie du disque d’alors connaîtra une autre évolution importante avec la création de maisons en province, à l’instar de Corona Records et Orient Records, qui ouvrirent respectivement leurs portes à Busan en 1948 et à Daegu un an plus tard. Ayant beaucoup moins souffert des ravages de la guerre de par leur situation en retrait, ces métropoles régionales avaient connu une certaine production musicale sans discontinuer. Au désir de réunification, se mêlait l’appréhension d’un conflit fratricide qui ne fit que redou-
bler avec la mise en place de gouvernements distincts de part et d’autre de la frontière en 1948, ce qui allait donner lieu à des affrontements frontaliers et à l’instigation de mouvements insurrectionnels en Corée du Sud par des partisans communistes. En 1949, l’une de ces batailles allait coûter la vie à dix soldats sud-coréens et inspirer une comédie musicale à succès intitulée Dix braves balles humaines, laquelle allait être représentée dans les plus grande villes du pays avec le soutien des pouvoirs publics. En 1951, c’est-à-dire pendant la guerre de Corée, une troupe d’artistes se constitua pour fournir des divertissements aux soldats et les scènes militaires furent alors les seules à accueillir ses représentations.
La chanson en temps de guerre
Le dimanche 25 juin 1950 au petit matin, les forces armées nord-coréennes déclenchaient les hostilités en franchissant le 38e parallèle, écrasaient une armée sud-coréenne mal préparée et manquant cruellement de chars et d’artillerie lourde, puis s’emparaient de la capitale en à peine trois jours, avant même que ses habitants ne puissent s’enfuir en grand nombre. Parmi ceux restés à Séoul, figurait le compositeur de la chanson Va-t’en, 38 e parallèle et de Dix braves balles humaines, Park Si-chun, qui fut contraint de se cacher et dont on ignorait s’il avait été arrêté par l’envahisseur à l’instar de son ami et rival en musique Kim Hae-song, ou Kim He-szong, qui fut fait prisonnier, puis tué pendant qu’il était emmené en Corée du Nord. En septembre 1950, la progression de l’armée nord-coréenne allait prendre fin à proximité de Busan, qui est le port le plus méridional de Corée et dont les voies d’approvisionnement étaient réduites à néant. Engageant leur contre-attaque, les forces des Nations Unies et les troupes sud-coréennes allaient reprendre Séoul et continuer leur avancée vers le Nord. C’est dans ce contexte que Park Si-chun composa son célèbre titre, à la fois chant militaire et chanson populaire, Adieu, camarades de l’armée, qui fut à ce point aimé des jeunes comme des moins jeunes que, de l’avis général, il se classe parmi les plus grands succès coréens de la guerre.
1. La chanson Shoeshine Boy, du disque éponyme enregistré en 1954 chez Star Record, évoque avec humour l’existence d’un jeune homme qui vit tant bien que mal de son métier de cireur de chaussures. 2. Sur Au front, la nuit, un disque d’Orient Gramophone datant de 1952, la chanson-titre exprime l’émotion d’un soldat qui se souvient de sa mère alors qu’il affronte la mort dans la zone des combats. 3. Premier disque de musique populaire entièrement réalisé avec des capitaux et moyens techniques coréens, Va-t’en, 38 e parallèle ! est sorti chez Korea Records en 1948, c’est-à-dire entre la Seconde Guerre mondiale et la guerre de Corée.
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Jusqu’ici, les incidences de la guerre de Corée sur le répertoire populaire n’ont fait l’objet d’aucune étude et il est vrai qu’à certains égards, cette histoire est encore à écrire.
Quand les forces alliées et sud-coréennes entrèrent dans Pyongyang et poursuivirent leur avance en direction du Yalu, ce fleuve qui marque la frontière naturelle avec la Chine, d’aucuns prédirent une victoire assurée et la réalisation de la réunification avant la fin de l’année. Cependant, la Chine allait à son tour se lancer dans la bataille au mois d’octobre et provoquer ce faisant un tournant dans le déroulement du conflit. Quand elle s’empara de la capitale en janvier 1951, un exode massif se produisit en direction du sud et entraîna dans son sillage des artistes, qui traversant la mer jusqu’à l’île de Jeju, qui se joignant à la troupe des spectacles militaires, d’autres encore trouvant à se loger quelque temps à Daegu ou Busan et à y exercer dans la musique, ou, pour certains, allant jusqu’à s’embarquer comme passagers clandestins pour gagner le Japon. Suite à la fuite de tant d’artistes de la musique populaire, le centre de cet art allait se déplacer à Daegu et Busan, cette dernière ville étant entretemps devenue capitale provisoire du pays. Si les titres du répertoire populaire, on l’imagine, avaient presque toujours un lien direct ou indirect avec la guerre, ils étaient d’une infinie variété, que ce soit sur le fond ou dans la forme. La chanson à succès Au front, la nuie, par exemple, qui connut un énorme succès et dont le lien est fourni à la page 10, évoque le sort de soldats avançant sur leur cheval et les pensées qui leur viennent sur la vie et la mort. Les soucis familiaux et la vie des gens restés au foyer figuraient aussi parmi les thèmes de prédilection de titres tels que La chanson de l’épouse, qui dit la douleur ressentie par une femme en voyant son mari partir pour le front, ou Sois forte, Geum-soon, une bouleversante évocation de l’existence de ceux qui perdent toit et famille à cause de la guerre, le lien de ce titre étant indiqué à la page 11. Toutefois, on ne saurait croire que le registre populaire se limitait à d’amères complaintes sur les cruelles réalités de la guerre, car nombre d’auteurs-compositeurs et d’interprètes s’efforçaient de redonner un peu d’espoir aux soldats et réfugiés en leur faisant découvrir d’autres facettes de la vie en temps de guerre. Shoeshine Boy brosse ainsi un tableau plein de drôlerie du quotidien des civils à travers le regard d’un jeune cireur de chaussures qui doit se battre pour vivre au jour le jour. D’autres titres, tel Tourne, moulin à
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eau !, éloge plein de lyrisme de la vie rurale, faisaient oublier un moment les éprouvantes difficultés et désolations de la guerre, ou, comme Encens indien, offraient un moyen d’évasion aussi bref qu’agréable.
Un impact persistant
En 1953, l’armistice conclu par les belligérants allait faire taire les armes, mais pas pour autant les nombreuses chansons populaires portant sur le thème de la guerre, car, pour beaucoup de Coréens, le traumatisme et la pauvreté que provoqua celleci s’avéraient difficilement surmontables. Ceux qui s’étaient réfugiés à Busan et s’en retournaient à Séoul étaient habités par des sentiments contradictoires qu’exprime la chanson Adieu à la gare de Busan, tandis que Mon pays vu en rêve évoquait la détresse des réfugiés venus des régions du nord et désormais privés de port d’attache. Les dramatiques séparations familiales ne prirent pas toujours fin à l’issue des combats, comme c’est le cas dans la chanson Triste colline de Miari, dont le lien et l’histoire se trouvent respectivement pages 11 et 58. Tout au long des années 1950, la chanson populaire s’attachera à perpétuer le souvenir de ces tragédies qui, à n’en pas douter, infligèrent aux Coréens des pertes et souffrances affreuses, car il ne se trouva pas une famille qui ne soit touchée par ce conflit, que ce soit par la mort, les mutilations, la disparition de parents, l’obligation de quitter sa ville natale et sa maison ou la pauvreté. Face à ces drames, les Coréens surent puiser dans la chanson populaire une force qui les aida à sortir du désespoir et à aller de l’avant avec détermination. Par-delà la survivance de ces thèmes, les répercussions de la guerre de Corée sur la musique populaire allaient se prolonger pendant l’après-
© gettyimages ; avec l’aimable autorisation d’Interim Archives
Les forces de l’ONU franchissent un pont enjambant le 38e parallèle après s’être retirées de Pyongyang en 1950. Quand interviendra l’armistice, trois ans plus tard, nombre de chansons populaires pleureront sur la partition matérialisée par la frontière qui divise en deux la péninsule.
guerre, suite à l’arrivée des soldats américains qui furent stationnés par milliers dans le pays. Les musiciens coréens chargés de les divertir allaient assimiler certains éléments de cette musique américaine qui avaient fui en Corée du Nord ou avaient été enlevés pour y être emmenés allaient demeurer interdites de diffusion en Corée du Sud jusque dans les années 1990 marquées par la fin de la guerre froide. À l’heure où s’éloigne le souvenir de la guerre, le répertoire auquel celle-ci a donné lieu reste très apprécié des Coréens. Jusqu’ici, les incidences de la guerre de Corée sur le répertoire populaire n’ont fait l’objet d’aucune étude et il est vrai qu’à certains égards, cette histoire est encore à écrire, car, si les Coréens se sont relevés de la misère qui régnait dans leur pays en ruines, la partition de la péninsule demeure une triste réalité et une menace pour la paix.
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Va-t’en, 38 parallèle !
Au front, la nuit
Paroles Lee Bu-pung Musique Park Si-chun Interprétation Nam In-su
Paroles Yoo Ho Musique Park Si-chun Interprétation Shin Se-yeong
Ah ! La montagne te barre-t-elle la route ? Ah ! L’eau te barre-t-elle la route ? Nous parcourons tous un seul et même pays, mais Cette ligne interminable qui nous arrête au nord et au sud est faite d’amertume. Dans tous mes rêves, je te cherche, Dans tous mes rêves, je te cherche, Le 38e parallèle en est la cause.
Les feuilles mortes virevoltent Au clair de lune, sur le front, Chutant sans bruit. Même la rosée est froide. Je ne peux m’endormir, et tourne, et retourne. À mes oreilles résonne la voix de mère, Qui m’a montré la voie de l’homme. Ah ! comme cette voix me manque !
Ah ! Quand s’ouvriront les fleurs, reviendras-tu enfin ? Ah ! Quand tombera la neige, reviendras-tu enfin ? Sur la crête où je suis monté, mon ballot sur le dos, Tout en pleurs, les oiseaux de la montagne m’ont accompagné. Ô liberté, pour toi, Ô liberté, pour toi, Je donnerai ma vie
Que sonnent au loin les cloches ! Elles me berceront... En rêve, je cours jusqu’à mon village, Jusqu’à ma maison d’autrefois où, Devant un bol d’eau fraîche tirée du puits, Mère prie pour son fils. Le blanc éblouissant de ses cheveux me fait pleurer… Ah ! Comme j’aimerais la serrer bien fort dans mes bras !
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Ah ! Combien de temps encore avant que tout n’explose ? Ah ! Combien de temps encore avant que tout ne disparaisse ? Qui donc t’a appelé 38e parallèle, Et a fait résonner nos pleurs sur chaque crête ? Je joins les mains et t’implore, Je joins les mains et t’implore, Va-t-en, 38e parallèle !
https://youtu.be/jqkh26uaMAU
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https://youtu.be/ZjjqCRGZXgI
Sois forte, Geum-soon
Triste colline de Miari
Paroles Kang Sarang Musique Park Si-chun Interprétation Hyeon In
Paroles Ban Ya-wol Musique Lee Jae-ho Interprétation Lee Hae-yeon
Neige qui fouette, tempête qui monte. Sur la jetée venteuse de Hungnam, À grands cris, je t’ai appelée. Je t’ai cherchée. Ô Geum-soon, où t’en es-tu allée, T’es-tu perdue et erres-tu ? Pleurant des larmes de sang ? Je suis venu seul, après la retraite.
Miari, colline des larmes ! Traversée par mon amour, cette colline des adieux, Aveuglée par la poudre des canons, yeux clos, Je titubais dans la fumée. Mains entravées avec des barbelés, Vous tourniez, encore et toujours, Pieds nus, boitant, boitant, On vous traînait sur cette colline, Cette colline de Miari si remplie de chagrin.
Sans ami ni parent, Comment fais-tu pour vivre ? Moi, maintenant, Je travaille au marché de Gukje Ô Geum-soon, comme tu me manques ! Je rêve de notre maison. Par-dessus le parapet du pont de Yeongdo, Flotte, solitaire, le croissant. Rideau de fer, peines les plus cruelles : Il nous faut vivre tout cela, mais ... Ici, entre ciel et terre, C’est toujours toi et moi... Cela ne changera jamais. Ô Geum-soon, sois forte ! Quand viendra enfin le jour Où se réuniront Nord et Sud, Nous nous tiendrons par la main et pleurerons ensemble. Nous nous embrasserons et pleurerons ensemble.
https://youtu.be/KQazL-qi2_Y
(Narration) Chéri, où êtes-vous aujourd’hui ? Que faites-vous ? Le petit Yong-gu a encore cherché son père ce soir, Puis il s’est endormi. Par ces interminables nuits d’hiver où vent du nord et neige se déchaînent, Comme vous devez souffrir dans votre prison ! Que passent dix années ou cent, Vous nous reviendrez bien vivant, n’est-ce pas ? Chéri, ô chéri... Le petit Yong-gu a encore cherché son père ce soir, Puis il s’est endormi. Par ces interminables nuits d’hiver où vent du nord et neige se déchaînent, Comme vous devez souffrir dans votre prison ! Que passent dix ans ou cent, Vous nous reviendrez bien vivant, n’est-ce pas ? Ô colline que nous franchissions en larmes, Colline de Miari si remplie de chagrin.
https://youtu.be/2Zz77mDiA-U
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RUBRIQUE SPÉCIALE 2
La chanson populaire coréenne de la guerre à la K-pop
Les spectacles de la Huitième Armée américaine Au lendemain du cessez-le-feu qui a suspendu les hostilités de la guerre de Corée en mettant en place une ligne de démarcation militaire entre les belligérants, les forces armées américaines qui ont participé au conflit sont restées stationnées au sud de cette frontière. Avec cette présence, allait apparaître toute une industrie musicale destinée à divertir les soldats cantonnés loin de leur pays et le succès que connaissaient certains artistes coréens dans ces « spectacles de la Huitième Armée » allait plus tard leur ouvrir les portes de brillantes carrières de chanteurs populaires. Lee Kee-woong Chercheur du projet HK à l’Institut de civilisation extrême-orientale de l’Université Sungkonghoe
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’engouement que suscite la K-pop en Asie comme ailleurs amène à s’interroger sur les facteurs qui ont favorisé un tel succès et en particulier sur ses véritables origines. Le plus souvent, on fait remonter celles-ci aux spectacles qui se donnaient sur les bases de la Huitième Armée américaine dans les années 1950. La musique populaire coréenne, sous sa forme actuelle, résulterait donc de l’influence qu’exercèrent ces représentations en permettant de découvrir de nouveaux talents lors d’auditions ouvertes au public et en favorisant la création d’agences artistiques. Si cette hypothèse n’est pas dépourvue de fondement, elle peut paraître réductrice au vu de la trentaine d’années qui sépare cette forme d’expression musicale de la K-pop d’aujourd’hui et les récentes évolutions qui ont conduit à celle-ci s’avèrent tout aussi importantes que cette lointaine influence.
Une présence militaire
Les nombreuses guerres qui jalonnent l’histoire du XXe siècle ont fait appel à d’énormes ressources tant matérielles qu’humaines et, pour les États concernés, le besoin de divertir les troupes s’est imposé pour entretenir leur moral comme leur patriotisme. Pendant la
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Première Guerre mondiale, le gouvernement des États-Unis a donc entrepris de mettre sur pied des spectacles à l’intention de ses soldats appelés à être envoyés sur de futurs fronts, cette réflexion débouchant sur la création d’organismes à but non lucratif, dits United Services Organizations (USO), qui allaient apparaître pendant la Seconde Guerre mondiale. Au cours de la guerre de Corée, puis au lendemain de ce conflit, de grands noms du show-business américain tels que Marilyn Monroe, Louis Armstrong ou Nat King Cole, pour n’en citer que quelques-uns, allaient effectuer en Corée du Sud une série de tournées organisées par l’USO. Dès la Libération coréenne, qui mit fin au joug colonial japonais en 1945, l’industrie coréenne de la musique apporta une réponse au besoin de divertissement des militaires américains en garnison dans le pays, lequel était alors administré par un gouvernement militaire américain provisoire. Dans la moitié sud de la péninsule, le 24e Corps
En février 1954, Marilyn Monroe allait chanter devant les soldats de l’armée américaine et des Nations Unies stationnés en Corée du Sud lors de pas moins de dix spectacles donnés sur des bases militaires situées en divers points du territoire, dont à Séoul, Dongducheon et Daegu, ainsi que dans le canton d’Inje. Vêtue d’une robe légère à fines bretelles par moins de zéro degré, la célèbre actrice allait enthousiasmer le public.
d’armée qui le représentait fut rapidement demandeur de tels spectacles et bientôt suivi par d’autres bases militaires du territoire. Les troupes et chanteurs coréens déjà présents dans la capitale depuis l’époque coloniale n’attendaient que d’être appelés par un responsable militaire, à leur bureau ou au café le plus proche, pour aller se produire devant ces soldats et s’étaient déjà initiés aux principaux styles populaires occidentaux que sont la musique latine, la chanson française ou le jazz, déjà très répandus dans les métropoles des années 1920. Parmi les principales formations musicales auxquelles faisait appel l’armée américaine, figurait le groupe KPK, que dirigeait Kim Hae-song, ou Kim He-szong, le mari de la célèbre chanteuse Lee Nan-young et le père de Sue Kim et d’Aija Kim, lesquelles faisaient partie du fameux trio des Kim Sisters. Après des débuts de chanteur-compositeur en 1935, Kim Hae-song allait devenir l’un des grands noms du jazz coréen. Toutefois, on ne saurait en conclure trop hâtivement que la Huitième Armée américaine fut la seule à jouer un rôle dans l’introduction de la musique américaine en Corée. Les spectacles de la Huitième Armée américaine ne prirent une véritable envergure qu’après le transfert du huitième quartier général de l’armée américaine, jusque-là situé au Japon, dans la capitale coréenne et plus précisément dans l’arrondissement de Yongsan, et suite à la création de l’organisation des forces américaines en Corée (USFK) en 1957. À plusieurs endroits du territoire, apparurent alors plusieurs bases militaires, dont celle de Yongsan, ainsi que celles de Pyeongtaek , Dongducheon et Daegu se trouvant, pour les deux premières, dans la province de Gyeonggi, et pour la troisième, dans celle du Gyeongsang du Nord. Dans leur enceinte, allaient peu à peu ouvrir leurs portes des clubs fréquentés par les militaires américains et, à la fin de
© gettyimages
la première moitié des années 1950, on en comptait pas moins de 264 dans les seules régions de Séoul et de la zone démilitarisée. Dès lors, les occasionnels spectacles d’artistes coréens ou de célébrités américaines invitées par le gouvernement militaire n’allaient plus suffire à satisfaire la demande croissante de divertissements émanant de ces établissements.
Les grands shows à l’américaine
Les spectacles de la Huitième Armée se multipliant par le mécanisme réciproque de l’offre et de la demande, une première agence de spectacle dénommée Hwayang allait être créée en 1957, suivie de celles d’Universal et de Gongyeong. Ces entreprises se dotèrent de structures spécifiques pour former, gérer et préparer aux auditions les nouveaux talents, ainsi que pour l’organisation des concerts. Tandis que les artistes continuaient jusqu’alors de se produire sur les scènes nationales tout en le faisant sur les bases militaires, ces agences allaient exclusivement se consacrer aux spectacles de la Huitième Armée. Au début des années 1960, dans un pays encore ravagé par la guerre, les importantes recettes des clubs des bases militaires américaines représentaient une véritable manne et l’USFK débour-
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 13
sait en moyenne un million et demi de dollars pour la rémunération des artistes coréens qui s’y produisaient, ce montant dépassant celui des exportations annuelles du pays, qui s’élevaient à environ un million de dollars. Dès lors, les agences de spectacle allaient connaître un essor rapide, et un quotidien de s’étonner, en 1962, que ces entreprises qui étaient au départ la création de « chanteurs de fêtes foraines » s’occupent de plus de mille chanteurs et musiciens appartenant à vingt-cinq troupes et soixante groupes. Toujours plus d’artistes étant désireux de se produire sur les bases militaires américaines, la concurrence allait croissant entre ces établissements, dont l’une des principales activités consistait à former les artistes en vue des auditions qui se tenaient tous les trois à six mois devant un jury américain dépêché par le département américain de la Défense. De la note que se voyait attribuer un candidat, dépendaient son salaire et la fréquence de ses prestations, l’obtention d’un « AA » étant gage de revenus conséquents, tandis qu’en deçà, il fallait se contenter des bases militaires de province et des voyages en camion de l’armée, ce qui était synonyme d’échec. Si les auditions de l’armée américaine lui permettaient de s’assurer de la qualité des spectacles, elles fixaient aussi de facto un ensemble de critères auxquel devaient répondre les artistes coréens. Hormis les genres musicaux, types de spectacle, sonorités et jeu de scène préconisés, toute autre forme d’expression artistique était bannie, notamment la musique typiquement coréenne et ses particularités, tandis que plus les artistes s’inspiraient de celles en vogue aux États-Unis, plus ils avaient la certitude d’être appréciés. Une prononciation correcte de l’anglais, l’aptitude à transmettre des émotions de manière naturelle et plaisante, une excellente présence en scène : autant de conditions à remplir par des artistes coréens dont on attendait qu’ils aient intégré le mode de divertissement américain, et, pour ce faire, qu’ils aient renoncé à exercer leur savoir-faire précédent.
Si les artistes coréens n’avaient pas la possibilité d’interpréter des morceaux de leur composition, ils n’en étaient pas moins fiers de se produire dans les clubs de l’armée américaine où se jouait une musique aux résonances urbaines jugées plus raffinées.
Des talents multiples
Dans les premiers temps, le répertoire de ces spectacles de musique populaire se composait principalement de morceaux de jazz à succès ou de titres coréens adaptés à ce style, mais les auditions se faisant systématiques, il allait ensuite se limiter exclusivement aux premiers, à l’exception de quelques airs célèbres en Asie, tel le chant folklorique coréen Arirang ou la chanson japonaise China Night. Afin de passer une audition avec succès, les artistes coréens devaient apprendre les chansons les plus appréciées du moment, comme en écoutaient les soldats américains sur le juke-box de leur base ou la station de radio AFKN (American Forces Korea Network), aujourd’hui connue sous le nom d’AFN Korea, mais aussi se plonger dans des ouvrages comme Stock Arrangement ou The Song Folio, ce qui allait les conduire peu à peu à une certaine forme d’acculturation. La multiplication des spectacles proposés par la Huitième Armée américaine allait aussi entraîner une diversification des clubs qui les accueillaient. Ceux-ci pouvaient différer selon qu’ils étaient fréquentés par des officiers, sous-officiers ou recrues du contingent et par des soldats blancs ou noirs, et selon qu’il s’agissait d’associations à vocation philanthropique dont les prestations s’apparentaient à de grands concerts ou d’établissements de type classique avec vente de boissons alcoolisées et locaux de plus petite taille. Quant au genre de musique qui s’y jouait, il dépendait bien
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© Park Seong-seo
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évidemment du public concerné, à savoir que les endroits réservés aux officiers, lesquels étaient pour la plupart blancs et âgés de plus de 30 ans, privilégiaient le plus souvent la standard pop, la musique semi-classique ou le jazz, tandis que les sous-officiers et soldats préféraient le rock, le jazz, le rythm and blues ou la musique country. L’artiste coréen qui se produisait devant ces différents publics devait impérativement avoir plusieurs cordes à son arc en matière de genres musicaux, car, en se limitant à l’un ou l’autre d’entre eux, il se serait privé d’autant de possibilités d’exercer. Les spectacles militaires américains proposant aux troupes des succédanés de culture nationale pour ranimer leur patriotisme et chasser le mal du pays, les artistes coréens qui les assuraient se réduisaient dès lors à des sortes de juke-box humains au visage anonyme renvoyant le lointain écho des sons et sensibilités du pays natal, car, pour dépasser le stade de l’imitation, il leur aurait fallu disposer d’autres scènes. Les spectacles de la Huitième Armée connurent leur apogée de 1957 à 1965, année à partir de laquelle les États-Unis allaient considérablement réduire leur présence militaire en Corée du Sud en raison de la guerre du Vietnam. Cette époque allait coïncider avec l’apparition du rock, qui supplanterait peu à peu la variété, le swing et le jazz, le répertoire proposé par la Huitième Armée s’adaptant promptement à cette évolution par l’interprétation des succès d’Elvis Presley ou des Beatles.
Une croissance « compressée »
Quoique se voyant interdire d’interpréter des morceaux de leur création et étant, pour certains, diplômés de l’université, fait peu commun à l’époque, les artistes coréens se flattaient de pouvoir se produire sur ces scènes. Une bonne maîtrise de la langue anglaise étant requise à cet effet, des études supérieures leur conféraient un avantage lors des auditions, outre qu’ils appréciaient de percevoir de bonnes rémunérations et d’accéder à une culture américaine plus « évoluée », notamment sa musique aux résonances urbaines jugées plus raffinées que la musique populaire coréenne dite teuroteu, c’est-à-dire le « trot ». Très prisé par les populations rurales comme par la classe ouvrière des zones urbaines, ce dernier genre était aussi désigné par le terme onomatopéique péjoratif de ppongjjak évoquant un rythme à deux temps. En 1965, il allait néanmoins tomber en disgrâce avec l’interdiction du titre La demoiselle aux camélias, de la chanteuse Lee Mi-ja, au motif que son style se « teintait d’une influence japonaise ». À l’inverse, la musique américaine allait occuper une place prédominante au fur et à mesure que les chaînes de télévision apparues dans la seconde moitié des années 1960 faisaient appel aux prestations de nombreux artistes se produisant pour la Huitième Armée. Nul doute que la question du rôle qu’a joué la musique américaine dans l’avènement de l’actuelle K-pop mériterait que l’on y consacre des études plus poussées, mais il semble d’emblée que, contrairement à ce qui se passe dans les pays dépourvus de toute présence militaire américaine, l’évolution musicale qui a conduit à ce nouveau genre n’aurait pu se produire en l’absence d’une inspiration née des divertissements musicaux proposés par l’armée américaine. Cette influence a d’ailleurs accéléré les changements intervenus dans la musique populaire coréenne et on notera avec intérêt que la notion de « modernisation compressée », qui résume le mode particulier de croissance économique et sociale qu’a connu la Corée s’avère tout aussi pertinente sur le plan musical. 2
1. Kim Hae-song (1911-1950 ?) sur scène avec son groupe KPK créé en 1945, au lendemain de la Libération qui a affranchi le pays du joug colonial japonais. Régulièrement sollicités par la Huitième Armée américaine pour de tels spectacles, cet artiste et sa formation interprétaient le plus souvent des chansons coréennes du répertoire populaire en les adaptant à une musique de jazz. 2. En 1966, les Korean Kittens ont chanté devant des soldats américains lors du spectacle que leur offrait Bob Hope à l’occasion de Noël, dans le cadre de l’USO, sur la base vietnamienne de Tan Son Nhat. Première chanteuse de ce groupe créé en 1964, Yoon Bok-hee (centre, 1946-) avait fait des débuts précoces dans les spectacles de la Huitième Armée américaine avant d’accéder à la notoriété. © Horst Faas
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Les Kim Sisters de Las Vegas Zhang Eu-jeong Historien de la musique et professeur à la Faculté de culture générale de l’Université Dankook
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ne septième place au classement du Billboard pour
les singles, des participations par dizaines à des
émissions télévisées de grande audience telles que The
Ed Sullivan Show ou The Dean Martin Show et l’arrivée à Las Vegas du premier groupe féminin venu d’Asie : autant de prouesses dont peut se targuer le trio de chanteuses coréennes Kim Sisters qui a fait irruption dans le show-business américain plus de soixante ans avant que son homologue masculin BTS ne triomphe dans ce même pays. Ses membres se nommaient Sue Kim, Aija Kim et Mia Kim, celle-ci étant la cousine des premières, deux sœurs nées de l’union du compositeur Kim Hae-song avec la non moins célèbre chanteuse Lee Nan-young, dont le frère aîné était le compositeur Lee Bong-ryong, ainsi que le père de Mia Kim. C’est en 1953 que le groupe entame sa carrière musicale en se produisant dans les spectacles que donnait la Huitième Armée américaine pour ses militaires en garnison dans le pays. Ses trois artistes s’avéreront tout aussi douées pour la danse que pour le chant, jouant en outre de plusieurs instruments de musique différents, et le succès qu’elles remporteront auprès de ce public de soldats leur vaudra de se produire aux États-Unis dès 1959. À l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Lee Nan-young célébré en 2016, la première chanteuse des Kim Sisters, Sue Kim, allait accorder l’entretien dont suit un extrait à son domicile de Henderson, une ville du Nevada.
© Newsbank
Pour marquer leur retour en Corée en 1970, douze ans après leur départ, les Kim Sisters donnèrent au Seoul Citizens Hall quatre journées de spectacle au cours desquelles le public allait les ovationner. De gauche à droite : Mia, Sue et Aija Kim.
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Comment est né le groupe ? C’est ma mère qui l’a créé, car, depuis que mon père avait été enlevé et emporté en Corée du Nord, en 1950, c’est-à-dire pendant la guerre de Corée, elle chantait sur les
bases de la Huitième Armée pour gagner
De quand date votre premier voyage
un ictère. De plus, nous ne travaillions pas
sa vie. Ne pouvant assurer ces spectacles
aux États-Unis et qu’avez-vous alors
dans de très bonnes conditions. Après avoir
épuisants à elle seule, elle a fait appel à ma
ressenti ?
chanté plusieurs chansons, nous nous al-
sœur aînée, Yeong-ja, et à moi-même pour
En 1958, maman a signé un contrat avec
longions quelques minutes sur un lit placé
que nous nous joignions à elle. À l’époque,
une agence artistique, mais nous sommes
dans les coulisses, puis il fallait repartir en
je me souviens que nous avons même
d’abord allées chanter devant les soldats
scène. En dépit de cela, Aija avait plus que
chanté des chansons espagnoles et fait des
américains d’Okinawa et ce n’est qu’en
tout envie de kimchi , au point de pleurer,
claquettes. Quand Yeong-ja a grandi, ma
janvier 1959 que nous nous sommes en-
ce qui lui arrivait souvent. Heureusement,
sœur cadette Aija et ma cousine Mia l’ont
volées pour Las Vegas. Le contrat portait
nous en avons reçu de Corée, mais cela a
remplacée, notre groupe prenant le nom de
seulement sur quatre semaines, mais nous
pris du temps. La première fois, quand je
Kim Sisters.
avons donné le meilleur de nous-mêmes,
suis allée chercher le colis, on ne me l’a pas
car nous prévoyions un retour difficile.
remis, pour la bonne raison qu’il avait été
Quand et comment avez-vous appris
Dès le premier spectacle, le succès était
jeté à cause du jus qui coulait partout, et je
la musique ?
au rendez-vous, ce qui nous a permis de
me souviens avoir marmonné : « Plus il fer-
C’est notre père qui nous l’a enseignée
signer un nouvel engagement. Par la suite,
mente, mieux c’est ».
dès notre plus jeune âge, à six ans, peut-
nous avons été sollicitées pour la célèbre
être, dans mon cas. Papa avait l’art d’arriver
émission The Ed Sullivan Show , où n’étaient
Comment s’est déroulée votre vie là-
sans crier gare et, dès qu’il nous lançait :
invités que des artistes très connus comme
bas ?
« Un, deux, trois ! », mes six frères et sœurs
Elvis Presley ou Louis Armstrong. Pour
Aija s’est mariée en mars 1967 et Mia,
et moi devions nous mettre en rond et
notre part, nous y avons participé pas
le mois suivant, alors je me suis sentie très
chanter en chœur. À la moindre fausse
moins de vingt-deux fois et c’était toujours
seule, mais, un beau jour, j’ai rencontré John
note, il n’hésitait pas à manier la badine,
moi qui me chargeais de choisir et arranger
et l’ai épousé un an après, également en
mais il nous adorait. Il était aussi très fier
les chansons, ainsi que de faire réaliser les
avril. Il faisait partie de nos plus fidèles ad-
de nous et le faisait savoir à ses amis :
costumes.
mirateurs et avait assisté à nos spectacles
« Je ne suis peut-être pas riche, mais j’ai
pas moins de huit fois. En 1973, nous avons
Ce ne doit pas avoir été sans inquié-
fini par dissoudre le groupe, mais en 1975,
montrait tout aussi sévère qu’affectueux et
tude que votre mère a vu ses filles
ma sœur aînée Yeong-ja s’est jointe à nous
je me souviens très bien que maman, qui
partir pour ce pays lointain. Que vous
pour nous faire remonter sur scène, ce que
désapprouvait ses méthodes, l’a menacé
a-t-elle recommandé ?
nous avons fait dix années durant. Quand
au moins mes enfants ! ». Cependant, il se
plus d’une fois de prendre ses cliques et ses claques et de s’en aller.
Ses deux principaux conseils ont été :
Yeong-ja est partie de son côté, Aija et moi
« Toujours bien vous entendre » et « Ne pas
avons créé, avec nos jeunes frères Yeong-
Avec elle, il en allait tout autrement. Pour
sortir avec des garçons », car elle pensait
il et Tae-seong, un nouveau groupe que
nous faire répéter avant les spectacles de
qu’il fallait que nous restions unies pour
nous avons appelé les Kim Sisters & Kim
la Huitième Armée, elle commençait par
nous occuper les unes des autres et qu’en
Brothers. Puis Aija a décédé d’un cancer
apprendre les titres américains que nous
fréquentant des garçons, nous risquerions
en 1987, alors notre formation a pris pour
chanterions, puis, avec beaucoup d’appli-
d’avoir des dissensions. Comme nous
nom Sue Kim et Kim Brothers. J’y ai chanté
cation et d’intelligence, elle nous entraînait
n’avions de toute façon pas eu de petits
jusqu’en 1994, année où j’ai eu un accident
à les interpréter. Pendant ces répétitions,
amis en Corée, nous n’éprouvions pas le
de la route et subi des blessures au dos qui
elle avait toujours à portée de la main une
besoin de faire des rencontres à l’étranger.
ne m’ont pas permis de continuer à chan-
remplie de fruits, comme les bananes, qui
Quels souvenirs gardez-vous de
décidé de me reconvertir dans l’immobilier
étaient très coûteuses à l’époque. Elle nous
votre séjour aux États-Unis ?
et, après sept échecs successifs, j’ai enfin
corbeille recouverte d’un linge blanc et
ter. Pour me lancer dans une autre voie, j’ai
en donnait un quand nous savions chanter
Avant tout, la cuisine coréenne nous
obtenu ma carte professionnelle, ce qui m’a
une chanson, ce qui avait de quoi nous en-
manquait terriblement, en particulier le
permis de travailler comme agente pendant
courager.
kimchi, dans le cas d’Aija, qui a fini par avoir
ces vingt dernières années.
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RUBRIQUE SPÉCIALE 3
La chanson populaire coréenne de la guerre à la K-pop
Trot , ballade et musique dance La musique populaire coréenne se compose de trois genres dont le succès ne se dément pas car ils ont toujours su s’adapter à leur temps. Il s’agit du trot , qui est apparu dans les années 1930 et résonne d’accents patriotiques nés de l’époque coloniale, de ballades parlant le plus souvent d’amour et d’une musique dance interprétée par des groupes dont le statut d’idoles a favorisé l’avènement de la K-pop.
Produit par LKL Records dans les années 1960, ce vinyle rassemble les plus grands succès de Lee Nan-young dont son succès éternel Les larmes de Mokpo.
Zhang Eu-jeong Historien de la musique et professeur à la Faculté de culture générale de l’Université Dankook
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n 1935, la chanson Les larmes de Mokpo, interprétée par la grande Lee Nan-young (1916-1965), allait marquer un tournant dans l’histoire de la musique populaire coréenne et nombreux sont ceux qui continuent de l’aimer et de la chanter aujourd’hui encore, en particulier dans cette ville portuaire du sud du pays. Caractéristique du genre du trot par son rythme à deux temps, ses touches mineures et sa gamme pentatonique exempte des quatrième et septième notes, elle a pour compositeur et auteurs respectifs Son Mok-in et Moon Il-seok, ce dernier ayant remporté le premier concours régional de la chanson organisé par la maison de disques Okeh Records peu avant d’avoir créé ce titre. Dans le thème du chagrin d’amour qui était le sien, les Coréens virent une métaphore du drame de la colonisation, ce qui lui valut d’être appelé « la chanson nationale », et c’est donc en faisant vibrer la corde patriotique qu’il fut aussi apprécié en dépit de son style musical peu conventionnel.
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L’écho d’une sombre époque
Lors de son apparition au début du siècle dernier, sous l’occupation coloniale japonaise, le genre coréen du trot allait être stigmatisé en raison de l’inspiration ouvertement japonaise de son style, que d’aucuns qualifiaient même de vulgaire. En réalité, l’enka japonais auquel était attribuée cette influence résultait lui-même de différentes origines, car, le Japon ayant largement adopté la culture occidentale, l’alliance des musiques japonaise et étrangères avait donné naissance au ryukoka, cette « chanson populaire » d’un genre nouveau. Celle-ci fut alors introduite en Corée sous le nom de yuhaengga, de même signification, avant de prendre celui de trot dans les années 1950. Quant au ryukoka japonais, il allait être appelé plus
1. Douze titres interprétés par six artistes différents composent cet enregistrement de la bande originale de La demoiselle aux camélias qu’a réalisé Midopa Records en 1964. Son succès allait propulser sur les devants de la scène celle qui en chantait le morceau-titre, une certaine Lee Mi-ja (1941-), en qui le public vit par la suite une « reine de l’élégie », et redonner ses titres de noblesse au genre du trot à une époque dominée par la musique pop. 2. L’enregistrement en 1972, par Na Hoon-a (1947-), de ce disque pour lequel le chanteur de trot avait signé un contrat d’édition exclusif avec Jigu Records, est intervenu à une époque où il se trouvait au sommet de sa gloire. Quatre années de suite, le titre Tourne, moulin à eau qui y figure allait lui valoir d’arriver en tête du classement des dix meilleurs chanteurs de Munhwa Broadcasting Corporation (MBC).
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3. Ce disque produit en 1973 par Jigu Records rassemble dix titres célèbres dus à cinq artistes différents, notamment Nam Jin (1946-), qui en interprète la chanson-titre et a régné en maître sur le trot des années 1970 aux côtés de Na Hoon-a, et leur succès allait contribuer à relancer un marché de la musique populaire jusque-là en proie au marasme. 4. Édité en 1976 chez Seorabeol Records et vendu à un nombre record de plus d’un million d’exemplaires, ce disque où figurent des chansons de Cho Yong-pil (1950-) et du groupe Young Sound comporte en particulier le titre à succès Retour au port de Busan qu’interprète ce premier artiste. À une époque où les ressortissants sud-coréens du Japon, sympathisants du régime de Pyongyang, étaient pour la première fois autorisés à se rendre en Corée du Sud, ils allaient, à leur retour, faire connaître et apprécier cette chanson dans leur pays d’accueil.
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tard enka et élevé ainsi au rang des genres traditionnels en ces temps où le pays remettait en question son identité. Au lendemain de la Libération coréenne intervenue en 1945, le trot allait amorcer avec succès une évolution qui portait notamment sur la réduction progressive de l’échelle pentatonique et sur l’introduction de rythmes différents. Alors que son répertoire se centrait jusque-là sur l’expression métaphorique du sentiment amoureux, du mal du pays et de la souffrance infligée par le joug colonial, celui du trot nouveau allait se faire l’écho d’émotions plus simples et spontanées.
Une inépuisable énergie
Depuis son irruption dans les années 1930, le trot constitue un genre à part entière de la musique populaire coréenne et la continuité de son succès s’explique par sa capacité d’adaptation aux changements qu’a connus le pays. Des premiers jours de la guerre de Corée déclarée en 1950 à la conclusion de l’armistice de 1953, ses chansons n’ont cessé d’accompagner les Coréens, de témoigner avec authen-
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ticité de leurs souffrances et de leur apporter le réconfort, qu’ils soient réfugiés ou aient le cœur meurtri par les drames de ce conflit. En 1964, soit une dizaine d’années plus tard, la chanson La demoiselle aux camélias, de Lee Mi-ja, allait connaître un succès national et permettre au trot de se renouveler, car, si le style musical demeurait le même, les paroles mettaient surtout l’accent sur la nostalgie du pays natal. Le régime militaire de l’époque allait pourtant interdire sa diffusion dès l’année suivante, au motif de ressemblances supposées avec la musique japonaise, et il allait falloir attendre 1987 pour la voir réapparaître. Dans l’intervalle, le trot n’avait toutefois rien perdu de sa vitalité grâce au souffle nouveau que lui apportaient de grands chanteurs tels que Bae Ho, Nam Jin ou Na Hoon-a. Le terme de trot lui-même allait évoluer dans
son acception en englobant d’autres styles musicaux. Pendant cette première moitié des années 1970 où les jeunes générations découvraient le rock et le folk américains et s’adonnaient à la consommation de marijuana, y compris certains chanteurs célèbres qui firent scandale en le faisant, le régime répressif d’alors allait entreprendre une politique dite du « mouvement d’assainissement de la musique populaire » et prôner une « musique saine », les genres de la pop et du rock en subissant de plein fouet les effets. Ce dernier, notamment qualifié de dépravé et de subversif, allait rebuter le public en raison de sa réputation sulfureuse. Puis est venu le « rock trot », qui combinait ces deux genres, le premier adoptant des éléments du second afin d’assurer sa continuité. C’est dans ce contexte que Retour au port de Busan, de Cho Yong-pil, allait remporter un succès retentissant en 1976. Après avoir accueilli les Jeux asiatiques en 1986, puis les Jeux olympiques, deux ans plus tard à Séoul, les Coréens se sont montrés plus réceptifs à la nouveauté et plus amateurs de divertissements, le trot connaissant un regain de popularité auprès du public adulte, mais pas seulement, comme en témoigne la chanson Eomeona !, de Jang Yoon-jeong que jeunes et moins jeunes ont pareillement aimée et chantée en 2004. Autrefois cantonné à de mélodramatiques complaintes qui tiraient des larmes au public, le trot prenait désormais un ton plus léger pour le distraire et l’amuser.
De romantiques ballades
1. Seul et unique enregistrement réalisé par Yoo Jae-ha (1962-1987), peu avant sa mort tragique survenue dans un accident de la route, ce disque se distinguait à l’époque, tout au long des neuf titres qui le composaient, par une innovation musicale qui allait entraîner une évolution du genre de la ballade et exercer une influence considérable sur la création ultérieure. 2. Ce premier album régulier enregistré en 1988 par Byun Jin-sup (1966-) et commercialisé à plus de 1,8 million d’exemplaires allait être doublement récompensé, dès l’année suivante, par le Prix du meilleur espoir de l’année et par le Grand prix des Golden Disk Awards. Dès lors, et jusqu’au début des années 1990, son interprète connaîtra un succès immense qui lui vaudra d’être appelé à son tour le « Prince de la ballade », comme le fut avant lui Lee Moon-sae. 3. Précurseur incontesté du genre coréen de la ballade, Lee Moon-sae est l’auteur de ce quatrième album paru en 1987. Dès son précédent disque, il avait entrepris un travail aux côtés du compositeur Lee Young-hoon (1960-2008), un fructueux partenariat qui allait donner lieu à toute une série de titres à succès.
Dérivé du latin ballare, qui signifie « danser », le mot « ballade » désignait au Moyen Âge une « chanson accompagnant une danse », mais, ce dernier élément ayant disparu avec le temps, il s’applique aujourd’hui à des compositions de type narratif. En Corée, il recouvre en revanche une grande variété de chansons d’amour à la mélodie douce, au tempo lent et au texte à caractère le plus souvent sentimental. Issue de la chanson de jazz des années 1930, la ballade coréenne, tout en possédant ses particularités, a aussi emprunté son style à la musique de variétés occidentale, notamment la musique « pop standard » américaine très en vogue dans les années 60. Ce n’est que bien plus tard qu’elle allait faire la preuve de son originalité, dans ces années 1980 où elle a connu ses heures de gloire avec des titres signés du compositeur Lee Young-hoon et interprétés par Lee Moonsae, puis Byun Jin-sup accéda aussi à la notoriété en enregistrant en 1988 son premier album intitulé Être seul (1988). Disparu brutalement dans un accident de la route en 1987, un an après l’enregistrement de son unique album, Yoo Jae-ha fut quant à lui acclamé pour ses compositions qui rehaussèrent le prestige de la ballade en y intégrant des éléments de musique classique et de jazz. Quarante ans plus tard, les Coréens n’ont pas oublié ces chansons d’artistes que tous apprécient. Composée de plusieurs couplets et d’un refrain, la ballade
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coréenne débute sur un rythme assez lent, puis monte en intensité pour porter l’émotion à son paroxysme, avant de la faire décroître peu à peu, mais, à partir de ces constantes, plusieurs variantes sont apparues au cours du temps dans son style et sa manière de véhiculer des sentiments, celle d’aujourd’hui, par exemple, adoptant un registre plus familier depuis les années 1980. Son interprétation convient à deux types de voix, celle-ci pouvant être douce et innocente ou, au contraire, rocailleuse et geignarde, mais c’est la première qui prédomine, car la seconde est plus adaptée au rock, qui va s’imprégner de ce genre dans les années 1980 en l’interprétant à sa manière, comme le feront plus tard le R&B et la soul.
Musique dance et K-pop
L’attirance qu’exercent le chant et la danse sur les Coréens, de même que celle de l’alcool, est vieille de plusieurs millénaires, ce dont atteste l’écrit, mais la musique dance qui est apparue dans leur pays résulte d’influences occidentales et n’occupe une place importante dans leur culture que depuis les années 1980. À l’engouement pour le disco de la fin des années 1970, allait succéder, dix ans plus tard, la mode de la musique dance très rythmée et accompagnée de textes simples que représentaient des artistes tels que Michael Jackson ou Madonna. Le succès du genre atteindra des sommets dans ces années 1980 où presque tous les foyers étaient équipés d’un téléviseur en couleurs qui permettait de « voir la musique » et non plus seulement de l’écouter, les chanteurs Kim Wan-sun et Park Nam-jung, ainsi que le trio de danseurs Sobangcha occupant alors les devants de la scène. Dans les années 1990, rock et hip-hop allaient faire leur entrée dans la ballade par le biais de groupes tels que Seo Taiji & Boys, tandis que la décennie suivante a vu survenir de nouvelles mutations avec la multiplication des grandes agences artistiques assurant la formation systématique des jeunes talents, ces futurs « groupes d’idoles » qui produiraient leur musique dance à l’échelle industrielle et annonceraient la vague coréenne du hallyu. En 2012, le succès planétaire de la chanson Gangnam Style de Psy et de sa « danse du cavalier », aus-
1. Enregistré en 1992, ce premier album de Seo Taiji & Boys qui mélange des genres de la musique dance, du metal et du rap, a suscité un engouement tel pour la création de ce groupe présent sur les scènes coréennes de 1991 à 1996 que d’aucuns y ont vu un tournant dans l’histoire de la pop coréenne. 2, 3. Le chanteur Psy (1977-) exécute la « danse du cavalier » après la conférence de presse qu’il vient de donner dans un hôtel de Gangnam en cette année 2012 où Gangnam Style, la chanson-titre de son sixième album régulier, allait, sept semaines durant, maintenir sa deuxième place au classement Billboard Hot 100. 4, 5. Deuxième album régulier du boys’ band EXO (ci-dessus) et premier mini-album de la girls’ band Blackpink. Les années 2000 ont été marquées par la prédominance des groupes d’idoles pratiquant le genre de la musique dance et, pour la plupart, lancés par de grandes agences artistiques qui assurent aussi leur formation à ces spectacles.
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Si le trot plaît aujourd’hui à des publics de tout âge, la ballade séduit aussi encore par les histoires d’amour qu’elle conte, tandis que la musique dance est à l’origine de la révolution de cette autre forme de musique populaire, la K-pop, qui jouit désormais d’un rayonnement mondial.
sitôt devenues virales sur les réseaux sociaux, allait écrire une nouvelle page de l’histoire de la K-pop. Aujourd’hui, une troisième génération de groupes d’idoles tels que BTS, Twice, Blackpink ou EXO a fait irruption sur les scènes du monde entier et, si la part que représentent les recettes des concerts de K-pop a enregistré une baisse ces dernières années, celle des contenus musicaux numériques correspondants a au contraire progressé. Quant au répertoire de ces formations, il appartient à différents styles et ne se limite pas à la musique dance. En réalité, la musique populaire n’est pas de nature à s’enfermer dans un genre ou un autre et ses artistes ne se cantonnent d’ailleurs à aucun en particulier. La diversité et la réciprocité des influences ne peuvent qu’être bénéfiques à la vitalité de la musique populaire coréenne, comme en atteste l’évolution salutaire qu’elle a su opérer dans ses trois composantes que sont le trot, la ballade et la musique dance. Si le trot plaît aujourd’hui à des publics de tout âge, la ballade séduit aussi encore par les histoires d’amour qu’elle conte, tandis que la musique dance est à l’origine de la révolution de cette autre forme de musique populaire, la K-pop, qui jouit désormais d’un rayonnement mondial.
4 2 © Newsbank
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La chanson populaire coréenne de la guerre à la K-pop
1 © Kwon Hyouk-jae
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Le rock coréen, du légendaire Shin Joong-hyun aux groupes indie Après des premiers temps difficiles aggravés par la répression politique et d’autres circonstances défavorables, le rock coréen a réussi à s’implanter dans le pays en sachant constamment évoluer au fil de ses générations de groupes pleins de talent et d’originalité dont les créations ont toujours été au diapason de leur époque. SeoJeong Min-gap Critique de musique pop
E
n 1964, le passage des Beatles à la célèbre émission de variétés américaine The Ed Sullivan Show allait lancer la non moins fameuse « vague britannique », tandis qu’en Corée, à peu près à la même époque, le public réservait un accueil des plus froids à un tout nouveau groupe de rock nommé Add4. Le premier disque qu’enregistra cette formation créée par Shin Joonghyun, aujourd’hui appelé le « père du rock coréen », allait en effet essuyer un échec retentissant. Ces premiers pas décevants feront date dans la carrière de cet artiste confirmé qui avait appris seul la guitare et donné son premier spectacle en 1955 sur une base de la Huitième Armée américaine. Plus tard, il effectuera un nouvel enregistrement de cet album en
1. Le légendaire guitariste de rock et auteur-compositeur-interprète Shin Joong-hyun présente la guitare Fender fabriquée sur mesure que lui a offerte le célèbre luthier américain, un privilège qu’il n’avait accordé jusque-là qu’à cinq grands musiciens de rock tels qu’Eric Clapton ou Jeff Beck, auxquels est ainsi venu se joindre l’artiste coréen en 2009. 2
2. Femme sous la pluie, l’album des débuts de The Add4, premier groupe de rock coréen créé par Shin Joong-hyun, est sorti dans les bacs des disquaires en 1964.
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compagnie du premier chanteur Seo Jeong-gil, mais l’enthousiasme tardera une fois encore à venir et il faudra attendre des années pour que soit reconnue l’innovation que représentaient des titres tels que Femme sous la pluie ou Une tasse de café dans une musique populaire coréenne où le rock avait fait son entrée sous d’aussi mauvais auspices.
L’épopée du rock coréen
À l’époque où le rock faisait ses premiers pas en Corée, ses amateurs ne pouvaient guère en écouter que dans les clubs des bases militaires américaines ou dans les salles de concert de Séoul et ils étaient peu nombreux à le faire. À la radio comme dans les maisons de disques, cette musique demeurait incomprise et le matériel adéquat manquait pour en faire apprécier les sonorités. Découragé par cet état de fait, Shin Joong-hyun se résoudra à suivre l’armée américaine dans ses déplacements, en l’occurrence jusqu’au Vietnam, car ses soldats connaissaient bien et appréciaient sa musique. N’eût été cet album du duo féminin des Pearl Sisters, dont il assura la production juste avant
son départ et qui allait remporter un énorme succès, peut-être n’aurait-il jamais revu son pays et se serait-il privé du titre de « père du rock coréen » au profit d’un d’autre. En 1967, soit trois années après les débuts malheureux d’Add4, le magazine Pops Koreana, premier du genre dans le pays, allait innover en organisant un grand concours de groupes de chanteurs à la patinoire de Dongdaemun. Deux ans plus tard, c’était au tour du Centre municipal de Séoul, l’actuel Centre Sejong des arts du spectacle, d’accueillir une compétition nationale mettant en lice de telles formations dans le cadre de la Coupe Playboy décernée par le groupe Playboy Production. Au vu de son impressionnant succès, cette manifestation allait être appelée à se reproduire annuellement jusqu’en 1971 et attirer la participation de dix-sept groupes devant un public de quelque qua-
© Kim Hyeong-chan
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rante mille personnes. De toute évidence, le paysage musical coréen avait considérablement évolué depuis l’époque où Shin Joong-hyun s’efforçait en vain de monter un embryon de groupe, car la mise en concurrence de musiciens qui avaient parfait leurs talents en jouant pour l’armée américaine permettait désormais de toucher un plus vaste public et, dans ce contexte, l’union allait faire la force pour les groupes de rock. En 1974, Shin Joong-hyun entreprendra de créer un second groupe qu’il nommera Shin Joonghyun & les Yupjuns, ce dernier vocable désignant d’anciennes pièces de monnaie à trous carrés, et qui enregistrera dès le printemps suivant un premier album sur lequel figurait un futur grand classique du rock coréen intitulé La belle. Cet ensemble de morceaux courts au rythme entraînant et aux paroles simples allait accomplir une véritable prouesse en se vendant à pas moins de cent mille exemplaires sur un marché du disque alors en plein marasme. Poursuivant sur sa lancée, le rock coréen allait livrer un autre album à succès, Tu ne sais pas, du groupe Black Butterfly, dont les ventes atteindront cinquante mille exemplaires, et, par cette démonstration de force, révéler l’importante évolution qu’il avait opérée en à peine dix années. Si l’on ajoute à cela toutes les autres créations dues à Shin Joong-hyun, les groupes de rock coréens s’avèrent donc n’avoir rien à envier à leurs homologues occidentaux, comme en témoignent le talent dont fait preuve le groupe Questions dans son remake d’In-A-Gadda-Da-Vida, d’Iron Butterfly, et les performances psychédéliques de The Men, deux groupes successivement formés dans le giron de Shin Joong-hyun en 1970 et 1972. D’autres formations tout aussi dynamiques de l’époque allaient aussi embrasser ce nouveau genre musical qui déferlait sur le monde et, en y imprimant leur marque, créer un rock spécifique qui se démarquait de celui des origines. En somme, ce
secteur de l’industrie de la musique s’est révélé particulièrement florissant pendant toute la première moitié des années 1970.
Des temps sombres et un renouveau
En 1975, la mise en œuvre d’une politique dite d’« assainissement de la musique et des spectacles populaires » sous la présidence autoritaire de Park Chung-hee allait mettre un brutal coup d’arrêt à l’envolée du rock coréen. Dans le cadre de ces mesures, le pouvoir allait faire condamner plusieurs artistes à des peines de prison pour avoir consommé de la marijuana, notamment Shin Joong-hyun, dont nombre de chansons seront interdites par la suite, le chanteur se trouvant dès lors mis au ban de la scène musicale. D’autres firent aussi les frais de cette répression qui, pendant la seconde moitié des années 1970, plongea l’univers du rock coréen dans une morosité à laquelle allait succéder un lent déclin incitant nombre d’artistes à renoncer à leur carrière musicale. C’est alors qu’allaient se multiplier les concours de musique télévisés destinés à des orchestres universitaires, et ce, pour le plus grand plaisir des téléspectateurs, qui préférèrent leur répertoire simple et plein de spontanéité aux productions musicales antérieures. Au nombre de ces formations, se trouvait notamment le trio Sanullim créé en 1977. Les titres interprétés par les trois frères Kim qui le composaient, à savoir le guitariste et chanteur Chang-wan, le bassiste et chanteur Chang-hun et le batteur Chang-ik, allaient aussitôt frapper le public par l’authenticité de leur ton comme par leurs sonorités psychédéliques et permettre au rock coréen d’entrevoir une lueur d’espoir. Les 400 000 exemplaires de leur premier album disparaîtront en à peine vingt jours et, en 1979, la file d’attente des admirateurs venus acheter les billets de leur concert d’adieux s’étirera sur pas moins de cinq cents mètres. À cette même époque, plus exactement en 1978, le groupe Love and Peace allait faire une entrée tonitruante dans le monde du rock coréen en livrant un premier album, intitulé Ça fait longtemps, qui allait rapidement prendre place parmi les cent meilleurs qui jalonnent le parcours de la musique populaire coréenne. Si les années soixante-dix représentent une traversée du désert dans l’histoire du rock coréen, elles n’en ont pas moins redonné espoir à une nouvelle génération d’artistes qui allait y puiser son inspiration pour se consacrer à une production dynamique promise à un meilleur avenir au cours de la décennie suivante.
Diversité et maturité Première édition du Festival sur berges, un concours de la chanson à texte organisé en 1979 dans le parc d’attractions de Cheongpyeong à l’intention des étudiants pour leur offrir une chance d’accéder au succès, ce qu’allaient faire nombre de ses candidats.
En Corée, les années 1980 ont vu apparaître la new wave, le funk, la fusion, le hard rock et le heavy metal : autant de genres nouveaux que les musiciens du pays n’ont pas tardé à embrasser. C’est notamment le cas du groupe Songgolmae, qui a su séduire un large public en adaptant aux goûts des Coréens la sensibilité spécifique de la pop et a sans conteste joué un rôle essentiel dans la diffusion du rock par
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sa participation à de nombreuses émissions de télévision et de radio. Autre formation emblématique du style musical des années 1980, le groupe Deulgukhwa, qui jouait le plus souvent dans de petites salles, s’est distingué par des compositions d’une qualité remarquable faisant alterner rock, blues, pop et folk, ainsi que par d’originales sonorités alliant une bouleversante voix gutturale à des airs de piano du répertoire classique et à des rythmes puissants pour lesquels s’embrasaient les jeunes spectateurs avec une même ardeur que quand ils lançaient leurs cocktails Molotov pour protester contre la répression. Intitulé Parade (1985), leur album des débuts allait se classer plus longtemps qu’aucun autre parmi les cent meilleurs recensés par différents médias dans l’ensemble de la musique populaire coréenne. Outre Deulgukhwa, cette même époque a vu fleurir nombre de formations de grand talent qui produisaient d’originales créations caractérisées par le métissage des sons de la pop et du genre progressif comme par le raffinement du jazz de fusion et d’une version coréenne du blues : autant d’approches nouvelles qui allaient enrichir le rock coréen de leur diversité et lui permettre d’arriver à maturité. Dans les années 1990, est apparue une nouvelle génération d’artistes qui se démarquaient radicalement de ceux qui avaient suivi la voie tracée par leurs prédécesseurs en épousant de nouveaux styles tels que le folk rock issu des prises de conscience des années 1980, tout en côtoyant des créations imprégnées de l’individualisme provocateur de l’époque.
La scène indépendante
Dans la capitale coréenne, se trouve, à proximité de l’Université de Hongik, un quartier où règne une intense vie culturelle grâce aux nombreux studios d’enregistrement, ateliers, écoles des beaux-arts privées et galeries d’art. En 1984, l’aménagement d’une station de métro allait y attirer nombre de jeunes, qu’ils soient ou non artistes, mais que l’atmosphère particulière des lieux fascinait pareillement. Dès lors, ce lieu allait prendre toujours plus d’ampleur sur le plan culturel et être connu à ce titre sous le nom de « Hongdae », qui provient de l’acronyme coréen désignant l’Université de Hongik. En outre, le montant relativement faible des loyers y a permis l’implantation de nombreux clubs live qui allaient introduire dans le pays les techniques musicales les plus évoluées du funk et du rock modernes. Leur expansion fut due à l’esprit d’initiative de musiciens qui s’inscrivaient en faux contre la productivité à tout crin des grandes agences de spectacle et avaient fait le choix d’une meilleure qualité de vie en jouant la musique qu’ils aimaient grâce aux moyens qu’ils se donnaient d’une production indépendante et à échelle humaine. En bouleversant les pratiques existantes, ces démarches nouvelles allaient amorcer une rupture dans l’histoire de la musique populaire coréenne à partir des années 1990. L’essor de l’Internet a aussi joué un rôle dans le dynamisme
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Si le rock coréen a malheureusement perdu la place importante qu’il occupait dans la musique populaire, son évolution toujours en cours lui permettra d’écrire une nouvelle page de son histoire au cours de cette décennie.
croissant de ces jeunes musiciens qui se voulaient indépendants, à l’instar de ceux du groupe Deli Spice, lequel jouait à cette époque une musique expérimentale inspirée du rock moderne et avait été créé par des internautes rencontrés dans un salon de discussion de la plateforme de communication en ligne Hitel. Les titres Chau Chau, de leur premier album, et Run the Horse, du groupe punk Crying Nut, sont tous deux à l’origine de la musique indie coréenne et de son esprit de révolte nés du nouveau bouillon de culture musical que constitue le quartier de Hongdae. Par la suite, différents sous-genres musicaux ont fait leur apparition tels que la musique garage, le rock moderne et le hardcore très appréciés dans ces années 2000 où le rock allait occuper les devants de la scène indie. L’expression « musique indie » a rapidement désigné les groupes qui s’adonnaient à ce genre et qui, pour certains, ont connu un important succès, tels Black Skirts, Broccoli You Too ou Kiha & The Faces. Des formations d’origine plus récente comme Jannabi et Hyukoh, créées à la fin des années 2010, se sont positionnées à la frontière entre les productions de l’indie et celles destinées au grand public pour tirer le meilleur parti des possibilités qu’offrent ces deux filières en Corée. Le contexte actuel est ouvert à toutes les perspectives et la collaboration de groupes coréens avec des artistes d’Asie du
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© Seoul Arirang Festival
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1, 2. Concert du chanteur de rock Jeon In-kwon (1954-) lors du Seoul Arirang Festival qui se tenait en 2016 sur l’esplanade de Gwanghwamun située à Séoul. Principal interprète du groupe Deulgukhwa, cet artiste à la puissante voix rauque était très apprécié des jeunes générations dans les années 1980. De l’avis général, le premier album de cette formation en activité de 1985 à 1995 représente l’un des plus grands chefs-d’œuvre de la musique pop coréenne. 3. En activité de 2008 à 2018, le groupe de rock indépendant Kiha & The Faces, sur ce cliché pris en 2009, joue au KT&G Sangsang Madang situé dans le quartier de Hongdae. Par ses particularités vocales comme par la nouveauté de ses textes et mélodies, cette formation s’est révélée emblématique de la deuxième génération des musiciens se réclamant du genre coréen dit « indie ». Les Mimi Sisters qui assuraient les chœurs se sont séparées du groupe en 2011 pour chanter en duo. 3 © Newsbank
Sud-Est n’a guère de quoi surprendre, pas plus que les efforts qu’ils entreprennent pour percer dans les pays occidentaux. Pour la musique indépendante et les genres plus conventionnels, les échanges et apprentis-
sages réciproques se sont révélés bénéfiques, alors, si le rock coréen a malheureusement perdu la place importante qu’il occupait dans la musique populaire, son évolution toujours en cours lui permettra d’écrire une nouvelle page de son histoire au cours de cette décennie.
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Présence de la musique afro-américaine en Corée Kim Zak-ka Critique de musique et membre du comité de sélection du Korean Music Awards
À
partir de la sous-culture des jeunes Afro-Américains de la ville californienne
de Compton ou du quartier new-yorkais du Bronx, est apparu ce nouveau genre du hip-hop qu’allaient représenter des artistes renommés dans les années 1980, puis 1990, pour finir par détrôner le R&B en tant que principale musique noire aux États-Unis, mais aussi en Corée, où la jeune génération l’a largement adopté, comme c’est toujours le cas aujourd’hui.
Genèse du hip-hop En Corée, la fin des années 1980 a vu s’étendre l’audience de la musique afro-amé-
1 © Gramho
ricaine au sein d’un public jeune conquis
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jusque-là par le rock. Ce phénomène avait pour épicentre le club Moon Night situé dans
& Boys, de fidèles adeptes dont le succès
qui rassemble les amateurs de musique
le quartier d’Itaewon, un haut lieu de la scène
prouvera que la langue nationale se prête
noire américaine sur la plate-forme de com-
musicale centré sur les genres occidentaux
tout autant au rap que l’anglais et qui feront
munication en ligne Hitel. Ces amateurs
et fréquenté à l’origine par les soldats des
montre d’une impressionnante gestuelle de
produisaient des mixtapes, enregistraient
bases américaines implantées en Corée.
danseurs. Par son talent exceptionnel, ce trio
du rap sur des rythmes composés par eux-
Quelques années après son ouverture, cet
allait ouvrir la voie à l’irrésistible ascension de
mêmes ou installaient des sonneries de rap
établissement allait aussi accueillir les jeunes
la musique dance au sein de la pop coréenne
free style pour leur messagerie. Outre qu’ils
danseurs coréens et leur permettre de dé-
et les agences de spectacle s’empresseront
s’adonnaient à ces formes de création indivi-
couvrir les genres de la musique noire améri-
dès lors de recruter les danseurs qui se sont
duelle, ils s’intéressaient à la littérature étran-
caine que sont le disco et le funk, mais aussi
fait un nom au Moon Night afin de les for-
gère sur le sujet et enrichissaient ce faisant
des styles plus récents tels que le hip-hop ou
mer. Le hip-hop coréen venait d’entamer son
toute la culture engendrée par le hip-hop
le new jack swing.
odyssée.
coréen.
Parmi ceux qui s’y initiaient, allaient fi-
En parallèle avec ces évolutions, allait
gurer de futures gloires de la musique pop
se développer une forme « underground »
Le R&B
qui allaient envahir les ondes coréennes
de hip-hop appréciée des fidèles du salon
Contrairement au hip-hop et à son irruption
dans les années 1990, tel le groupe Seo Taiji
de discussion Black Loud Exploders (BLEX),
spontanée, le R&B a été introduit en Corée
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par des Américains d’origine coréenne et, exception faite du titre Your Scent composé et interprété par Yoo Young-jin, les morceaux comportant des paroles en coréen sont dus pour la plupart à des artistes qui ont grandi aux États-Unis. Le trio coréano-américain Solid dirigé par George Han Kim a fourni une bonne illustration de cette création avec le single Holding on the End
of the Night (1995), qui
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figure dans son deuxième album et dont l’énorme
© Capture d’écran Mnet
succès a inauguré l’âge d’or
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du R&B coréen. Peu après, la chanteuse coréano-américaine Lena Park allait à son tour faire de bril-
Michael Jackson
lants débuts en enregistrant la chanson P.S. I
Le très bon accueil fait à la musique
Love You (1998) qui permettra au R&B d’en-
afro-américaine en Corée a aussi résulté des
trer de plain-pied dans le genre de la ballade.
deux autres facteurs propices qu’étaient
La formation musicale de niveau profession-
alors la montée en puissance du rythme et
nel n’existant pas à l’époque dans le domaine
la mise au point des logiciels de type MIDI,
de la pop, les chanteurs coréens pouvaient
qui permettent de repousser les limites du
difficilement acquérir la maîtrise de certaines
son par-delà les possibilités offertes par les
caractéristiques du style afro-américain, dont
instruments réels.
les vibrations particulières de ses voix. En
Aux côtés de la musique dance électro-
revanche, pour ceux d’entre eux qui étaient
nique (EDM), le hip-hop représente l’une des
nés aux États-Unis et y avaient découvert le
deux grandes composantes de la musique
R&B par le biais des cantiques des églises,
pratiquée par les idoles actuelles de la K-pop.
l’assimilation de ce genre allait se produire
L’émission de télévision Show Me the Money ,
beaucoup plus naturellement et avec de
qui permet d’assister à des auditions en di-
biens meilleurs résultats.
rect, a favorisé l’explosion du hip-hop à la fin
Dans les années 2000, le fabuleux succès
de la première moitié de la décennie passée,
des titres Un an déjà et Think About‘ Chu ,
des rappeurs figurant désormais dans tous
respectivement dus à Brown Eyes et Asoto
les grands hit-parades et au programme
Union, allait propulser les musiques noires
des concerts proposés sur les campus uni-
à l’avant-scène de la musique populaire co-
versitaires. Cette évolution a constitué une
réenne. Par la suite, ceux qui s’y adonnaient
véritable volte-face par rapport au mépris af-
n’allaient pas se contenter de reproduire aus-
fiché jusqu’en 1990 pour le hip-hop, hormis à
si fidèlement que possible le genre du R&B,
l’encontre de Michael Jackson, lequel a exer-
mais travailler aussi à y faire une place à leur
cé une influence considérable sur les jeunes
sensibilité coréenne et parvenir à la création
aspirants coréens à ce genre qui dansaient
de cette fameuse ballade à mi-tempo qui
des nuits entières sur sa musique au Moon
© Capture d’écran KBS
1. Des danseurs s’affrontent lors d’un concours organisé par le club Moon Night situé à Itaewon, un quartier de la capitale. Célèbre pour ce type de manifestation, cet établissement a accueilli de nombreuses démonstrations de haut niveau au cours des années 1990. 2. Affiche du club Moon Night, qui a acquis la dimension d’une légende dans le quartier d’Itaewon. 3. Plateau de l’émission de compétition de hip-hop Show me the money que la chaîne musicale câblée Mnet diffuse désormais chaque année, depuis sa création en 2012, en raison du succès qu’elle remporte invariablement grâce à la bonne implantation dont bénéficie le hip-hop dans le paysage musical. 4. Aux côtés du trio masculin Solid, la chanteuse Lena Park (1976-) est à l’origine de la vogue du R&B qui s’est répandue en Corée à la fin des années 1990.
constituerait l’une des grandes tendances de
Night. Au vu de l’engouement qu’a suscité
doute que l’irruption de cet artiste et de ses
la musique pop à la fin de la première moitié
ce chanteur sur ces talents en herbe et de
créations a amorcé une nouvelle étape de
des années 2000.
la reconnaissance qu’ils lui ont vouée, nul
l’évolution de la musique pop coréenne.
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La chanson populaire coréenne de la guerre à la K-pop
La musique populaire à l’heure des nouveaux médias
La musique populaire coréenne poursuit son évolution vers toujours plus de diversité grâce aux supports de diffusion classiques que constituent les médias audiovisuels, mais aussi, en ce XXI e siècle, par le biais des réseaux sociaux et des plateformes de streaming. Kim Zak-ka Critique de musique et membre du Comité de sélection des Korean Music Awards
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’essor des nouveaux médias a entraîné l’apparition de formes ou styles si variés de musique populaire que l’on rechercherait en vain un genre dominant dans ce domaine. En revanche, le streaming en constitue sans conteste le mode de diffusion le plus courant et les classements qui fournissent le palmarès des ventes de disques ou d’albums donnent une idée très précise de la qualité de leur interprétation. Ceci dit, les classements du streaming accessibles en temps réel n’offrent pas une fiabilité absolue en raison de certaines pratiques qui faussent leurs résultats, comme celle qui consiste à diffuser en continu ses titres préférés pour qu’ils se situent en bonne place, ce que font notamment nombre d’amateurs de K-pop, les classements musicaux se réduisant dès lors à une « chasse gardée des idoles » dont sont exclus les artistes ne disposant pas d’un important effectif d’admirateurs. Le succès de chanteurs au répertoire très différent de la K-pop apporte cependant la preuve que le talent d’un artiste ne se mesure pas à la taille de son fan club ou au nombre de ses passages à la télévision. Sa réussite est tributaire de la popularité fluctuante des émissions télévisées auxquelles il participe, car dès lors qu’apparaît, disparaît ou reparaît l’une d’elles, les agences de spectacle s’adaptent en conséquence à ces changements, tandis que les nouveaux médias et réseaux de communication offrent d’autres possibilités d’accession à la notoriété.
Du petit écran aux agences de spectacle
En 1977, dans le cadre d’une émission consacrée à la musique universitaire, la chaîne MBC allait proposer un nouveau concours de la chanson qui fournissait un moyen d’expression à une culture jeune réduite
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au silence par la répression exercée en 1975 à l’encontre des artistes fumeurs de marijuana. Sa première édition allait couronner le titre Que faire ?, du groupe Sand Pebbles, et faire son succès immédiat auprès du public, comme ce serait le cas des lauréats des suivantes. Quelque vingt ans plus tard, alors que cette émission perdait de son prestige, des agences de spectacle d’un genre nouveau ont fait irruption dans le domaine de la chanson populaire et bouleversé la situation de son marché. Des artistes toujours plus jeunes venaient frapper à leur porte et les heureux élus devaient entreprendre une formation rigoureuse de plusieurs années avant de pouvoir prétendre à se lancer au sein d’un groupe d’« idoles ». Le genre de la K-pop était alors en pleine gestation, de même que l’accès à l’Internet des particuliers et la création de sites en ligne, deux paramètres qui enregistraient une croissance exponentielle. Par ailleurs, les jeunes désireux d’exercer leurs talents dans d’autres styles musicaux choisissaient de le faire dans les clubs du quartier universitaire de Hongdae. Au fur et à mesure que le réseau de communication mondial poursuivait sa progression spectaculaire, les pratiques de consommation de musique connaissaient une véritable mutation, notamment par le recours au téléchargement de fichiers MP3 supplantant l’habituel album sur CD, mais aussi, tou-
1. Lauréate de l’émission d’auditions à succès Miss Trot diffusée par la chaîne TV Chosun en 2019, Song Ga-in répond à des questions lors d’une conférence de presse. 2. Im Young-ung se félicitant de sa victoire pendant l’émission Mr Trot qu’allait également proposer TV Chosun, de janvier à mars 2020, et dont le dernier numéro allait enregistrer le plus élevé des taux d’audience jamais enregistrés par un divertissement coréen de ce type.
1 © News1
Aux téléchargements, succède d’ores et déjà le streaming, dont le rythme de développement rapide permet d’envisager l’apparition d’un véritable marché de la musique numérique, puisque la position dominante qu’il occupe dans ce type de consommation semble se confirmer avec le temps depuis la fin de la première moitié des années 2010.
jours plus souvent, par un accès illicite aux fichiers de type peer-to-peer (P2P) 2 proposés par certaines © Starnews plateformes dans le but d’en faire la musique de fond d’un profil sur les réseaux sociaux ou la sonnerie d’un téléphone portable. Les carences de la législation en matière de téléchargement de musique et la baisse des ventes d’albums résultant de cette pratique ont provoqué un marasme du marché de la musique qui a perduré jusque dans ces années 2010 où le succès du smartphone et de l’environnement mobile correspondant ont permis sa relance. Aux téléchargements, succède d’ores et déjà le streaming, dont le rythme de développement rapide permet d’envisager l’apparition d’un véritable marché de la musique numérique.
Les sommets du classement
Depuis la fin de la première moitié des années 2010, le streaming occupe une position dominante qui semble se confirmer avec le temps, en dépit de quoi certains artistes, sans pour autant figurer parmi les idoles de la K-pop ou faire de nombreuses apparitions à la télévision, voient leurs titres arriver systématiquement en tête des classements du streaming. Ils pratiquent surtout un répertoire composé de ballades et d’un accompagnement à la guitare acoustique qui met en valeur la qualité de leur chant. N’accordant que peu d’importance à l’apparence physique, contrairement aux vedettes de la K-pop pour lesquelles elle joue un rôle primordial, ces artistes quelque peu en marge mettent l’accent sur les sonorités agréables de leur voix et perpétuent ainsi le style
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traditionnel des vedettes de radio d’autrefois tout en le renouvelant. Tel est le cas du chanteur Heize qui, après avoir entamé sa carrière en 2015, s’est fait peu à peu un nom et a fini par atteindre les premiers rangs du streaming avec ses titres Ne reviens pas et Cette étoile, ou du duo féminin Bolbbalgan4, peu remarqué à ses débuts, puis rendu célèbre par la chanson Galaxy et propulsé en tête des classements du streaming. Sur les réseaux sociaux, le bouche à oreille joue un rôle important dans le succès de ces artistes différents qui privilégient la mélodie, le texte et la puissance de la voix, tandis que l’attrait des groupes de jeunes idoles repose sur un physique éblouissant et des mises en scène tapageuses. Si d’aucuns affirment que l’âge de la radio est révolu, celle-ci engendre toujours une certaine demande et seul a changé le support qu’elle emprunte, comme en témoigne le succès tenace des chanteurs à l’ancienne.
Le retour du concours de la chanson
En 2009, les concours télévisés destinés à découvrir de nouveaux talents sont revenus en force grâce à l’émission Superstar K proposée par la chaîne musicale câblée Mnet, dont le nom est l’abréviation de Music Network. Contrairement à ce qui se passe dans les concours universitaires de la chanson, des candidats de tout âge peuvent y participer et se produire sur une scène. Si les épreuves visent à déceler leurs qualités artistiques, elles s’accompagnent aussi de récits de leur vécu qui tirent souvent des larmes au téléspectateur et incitent celui-ci à leur apporter son soutien en votant de chez lui en complément des délibérations d’un jury de professionnels. Lauréat de la première saison d’émissions, le chanteur Seo In-guk se double aujourd’hui d’un humoriste et ses successeurs ont eux aussi accédé à la notoriété.
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1. Premier enregistrement, en 2011 à New York, de la saison 3 de l’émission Superstar K dont le succès international s’expliquait par la présence de candidats étrangers. 2, 3, 4, 5, 6. Créé en 1977 par la chaîne MBC, le Festival de musique universitaire allait faire des émules en matière de concours de la chanson, jusque dans les années 2000, où ce type de divertissement s’est étendu à des genres musicaux très divers dont le hip-hop, le trot ou le crossover. Ci-contre, affiches de Phantom Singer (JTBC), K-Pop Star (SBS), The Voice of Korea et Rappers lycéens, ces deux dernières émissions étant diffusées par Mnet, tandis que TOP Band l’était par KBS.
Cette émission très appréciée allait entraîner dans son sillage nombre de divertissements du même type, notamment K-Pop Star, dont SBS a diffusé six saisons à partir de 2011, ou Show Me the Money de Mnet, qui a donné lieu à une huitième saison l’année passée, mais le plus prestigieux d’entre eux est à n’en pas douter Produce 101, également produite par Mnet et toujours aussi prisé depuis sa première saison intervenue en 2016. Sur le plateau, les spectateurs manifestent leur soutien à leur candidat préféré en brandissant bannières ou pancartes et en l’applaudissant bruyamment pendant ses prestations, tandis que, dans les communautés en ligne, les internautes s’extasient à qui mieux mieux sur son charme et son talent dans l’espoir d’accroître sa popularité auprès des téléspectateurs.
Le lien étroit qui se tisse ainsi entre les artistes, leurs admirateurs et les chaînes de télévision qui les accueillent transforme ces concours de la chanson en arènes musicales où sont disputées des rencontres qui s’apparentent à celles du sport. Tels les gladiateurs du Colisée, ces artistes privés de l’appui de puissantes agences de spectacle s’affrontent sous les yeux du public qui applaudit à tout rompre en assistant à leur combat sans merci, ce divertissement n’en constituant pas moins un aspect parmi d’autres du paysage de la musique populaire coréenne actuelle.
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Le renouveau du trot
Il y a encore peu, le genre dit du teuroteu, ou trot, était considéré quantité négligeable dans le paysage musical coréen, comme en témoignaient ses parts du marché du streaming d’à peine 2% en 2019 et sa diffusion limitée à la vente d’albums par les magasins des aires de repos d’autoroute, les spectacles qui en proposaient n’ayant lieu qu’à l’occasion de manifestations de faible envergure ou de fêtes régionales, mais c’était sans compter sur l’apparition de l’Internet, qui lui donne actuellement une remarquable impulsion. L’initiateur de son regain allait être le comique Yoo Jae-suk, l’un des artistes de télévision préférés des Coréens, qui a fait ses débuts dans ce genre musical en 2019, sous son nom de scène de Yoo San-seul, en animant l’émission de variétés Hangout with Yoo diffusée par la chaîne MBC. Suite à cette première prestation, quelle ne fut pas la surprise du public en voyant ses chansons remporter un énorme succès et arriver en tête des classements du streaming ! Celui qui était désormais le chanteur Yoo San-seul allait même ravir le Prix du nouvel espoir de la chanson de variétés lors du Grand prix du divertissement organisé par MBC en 2019 et laisser ainsi entrevoir la place de premier plan que peut occuper le trot dans l’industrie du divertissement. Dans la foulée de la vague d’engouement suscitée par Yoo San-seul, TV Chosun produira en 2019 l’émission d’auditions Miss Trot, qui consacrera du jour au lendemain Song Ga-in, laquelle, après avoir été reléguée au rang d’obscure chanteuse des années durant, parvenait soudain à conquérir les cœurs en se démarquant de l’habituel trot de fusion par l’originalité de son style. Dès lors, elle allait séduire un nombre croissant de téléspectateurs d’âge moyen ou
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avancé qui allaient s’avérer tout aussi fidèles et enthousiastes que les jeunes fans des groupes d’idoles. À son tour, la chaîne TV Chosun s’est engouffrée dans ce créneau en proposant une version masculine de l’émission, qu’elle diffuse depuis janvier dernier et qui a révélé le talent d’Im Young-ung. Contrairement à Miss Trot, qui, dans les premiers temps, présentait ses candidats un peu à l’improviste et sans s’efforcer de susciter l’intérêt du public, Mr Trot allait faire mouche dès le début en présentant des artistes qui affichaient une certaine personnalité et une dimension plus moderne tout en s’avérant d’excellents danseurs. Lors de sa dernière diffusion, outre que cette émission allait enregistrer un taux d’audience supérieur à 35% constituant un record national pour un spectacle de télévision, elle allait plaire aussi bien aux jeunes qu’aux moins jeunes. Les lauréats de ces deux divertissements ont pris le parti de se détourner résolument du genre de la fusion afin de rester fidèles à l’âme de ces années 1960 et 1970 où le trot a connu ses heures de gloire grâce à des artistes à l’immense talent tels que Lee Mi-ja ou Na Hoon-a, qui savaient émouvoir leur public aux larmes par ce même style vocal « à l’ancienne » qui tomberait plus tard dans l’oubli. L’actuel retour en force du trot par-delà le fossé des générations s’explique aussi peut-être par l’approche qu’adoptent les jeunes générations de chanteurs. Grâce aux vidéos présentées sur Youtube, des classiques du genre ont pu toucher le nouveau public de la génération numérique en comblant l’écart temporel qui séparait cette musique du consommateur actuel, comme cela s’est produit pour le genre de la pop dite urbaine, qui a été très appréciée dans les années 1980 et l’est à nouveau aujourd’hui, ou encore dans le cas de chansons à succès des années 1990, l’ancienneté n’étant donc pas forcément synonyme de désuétude aux yeux des Youtubers d’aujourd’hui.
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DOSSIERS
La conception de l’espace chez
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Lors de la 92e cérémonie des Oscars qui se déroulait le 9 février dernier, le réalisateur Bong Joon-ho s’est vu décerner plusieurs distinctions en récompense de sa comédie à l’humour noir incisif, Parasite, qui allait ravir ce jour-là pas moins de quatre Oscars, dont celui de la meilleure image, jamais attribué par le passé à des œuvres diffusées dans une langue autre que l’anglais, ainsi que ceux du meilleur réalisateur, du meilleur film en langue étrangère et du scénario le plus original, faisant ainsi date dans l’histoire des Oscars et du cinéma coréen. À peine un an auparavant, ce même film avait remporté la Palme d’Or du Festival de Cannes lors de sa soixante-douzième édition.
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Les films Snowpiercer, le Transperceneige et Parasite, qui ont valu à Bong Joon-ho de remporter plusieurs Oscars, mettent en scène un conflit entre marginaux et représentants des classes dirigeantes, un thème auquel le public du monde entier a été sensible et qui révèle l’idiosyncrasie de ce cinéaste par l’utilisation qu’il fait de l’espace dans le traitement de problèmes sociaux. Song Hyeong-guk Critique de cinéma
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i le septième art coréen a produit bien des œuvres remportant un succès commercial grâce à son originalité et à son inventivité, il aussi vu prospérer des films aux formules stéréotypées, comme ces histoires de gangsters particulièrement nombreuses au début des années 2000. Dans les classiques du genre, tantôt un ancien truand est de retour sur les bancs de l’école, tantôt une procureure épouse le fils d’une famille mafieuse, et de tels scénarios, alors gage de succès au box-office, allaient être reproduits à l’envi des années durant. Quand le filon a commencé à s’épuiser, une décennie plus tard, producteurs et réalisateurs n’en ont pas moins tenté de continuer à l’exploiter, par peur de l’échec commercial, en reprenant à satiété les formules à succès fondées sur des scènes et dénouements des plus prévisibles. Si de telles productions fournissaient des divertissements, elles ne contribuaient en aucun cas à favoriser une plus grande ouverture d’esprit dans le public. Bong Joon-ho, en revanche, allait refuser la voie de la facilité et se forger un style personnel dans le film de genre par le traitement plus poussé de thèmes attractifs pour le public, ce qui fait aujourd’hui de lui l’un des grands noms du cinéma coréen.
Un changement de paradigme
Après la moisson d’Oscars engrangée par le film Parasite
(2019) en février dernier et faisant suite à la Palme d’Or remportée un an auparavant au Festival de Cannes, la critique s’est intéressée à la verticalité de son esthétique, qui s’oppose à celle, horizontale, de Snowpiercer, le Transperceneige (2013), première oeuvre de science-fiction en langue anglaise du réalisateur. Dans les deux cas, toutefois, celui-ci mettait en scène des exclus luttant pour surmonter la fracture sociale qui les sépare de l’élite de la société. Dans Snowpiercer, le Transperceneige, le peuple qui s’entassait dans le wagon de queue de ce train avance « horizontalement » vers celui de tête, qui abrite les possédants, alors que la famille défavorisée de Parasite se déplace « verticalement » entre le logement qu’elle occupait en entresol et un quartier cossu des hauteurs de la ville en parvenant à s’introduire dans la riche famille de Park Dong-ik qui y vit. D’emblée, le spectateur serait tenté de voir dans cette dernière voiture de train et cet appartement en entresol des symboles de la domination d’une classe et il n’aurait pas tout à fait tort. Ce faisant, toutefois, il se priverait des possibilités infinies qu’offre l’imagination lorsque l’image réveille rêves et souvenirs. Dans chacun de ses films, Bong Joon-ho préfère s’abstenir de fournir au public la seule réponse possible et évidente à une problématique pour proposer différentes pistes et poursuivre ses interrogations. Le public se gardera donc de privilégier
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une interprétation ou une autre afin d’être en mesure d’apprécier pleinement la création de ce franc-tireur du cinéma. Le film Snowpiercer, le Transperceneige se déroule lors d’une glaciation future où les derniers représentants de l’humanité, issus de milieux sociaux différents, survivent à bord d’un immense train qui sillonne sans trêve la planète enneigée, les plus pauvres, à force de traitements inhumains, finissant par se révolter et s’avancer vers les compartiments de première classe situés à l’avant. Si l’œuvre s’était résumée à cette seule intrigue, elle ne se serait guère démarquée du genre de l’action, mais Bong Joon-ho a pris le parti de bouleverser le cours des événements en y apportant un dénouement inattendu. En ouvrant le sas qui permettra aux rebelles d’aller de l’avant, l’agent de sécurité Namgoong Min-soo interprété par Song Kang-ho, également présent dans Parasite, envisage soudain la possibilité de s’écarter du chemin tout tracé, l’explication de cette scène résidant dans l’idée de « concept dans le concept » chère à Bong Joon-ho.
Un monde en pleine évolution
Symbole de modernité, l’invention de la locomotive à vapeur, fondée sur la production de masse, a provoqué l’explosion de la population urbaine, après quoi les nouvelles méthodes de gestion du temps ont permis de s’assurer la domination des masses laborieuses en les faisant trimer jusqu’à la tombée de la nuit. La durée du travail et du transport a dû être fixée, puis les machines, en effectuant chacune le travail d’une centaine d’ouvriers, ont acquis toujours plus de valeur, tandis
que les hommes étaient affectés à leur entretien. Ce culte de la machine allait atteindre son apogée au XXe siècle et permettre à l’élite qui en était propriétaire de dominer le monde, à l’instar des nantis de Snowpiercer, le Transperceneige, qui possèdent ce « moteur sacré » dont le bon fonctionnement est subordonné à celui de toutes les pièces qui le composent. Comme Charlie Chaplin dans ces Temps modernes (1936) où règne la mécanisation, les hommes ne sont plus que les rouages interchangeables d’une énorme machine, tandis que dans Snowpiercer, le Transperceneige la scène des enfants jouant le rôle des pièces défectueuses du moteur prend valeur de métaphore de la discrimination sociale. La ministre Mason jouée par Tilda Swinton, lorsqu’elle ordonne aux rebelles de « rester sans bouger » rejoint par ces mots le propriétaire du train, le dominateur Wilford joué par Ed Harris, selon lequel : « Chacun doit rester à sa place ». Jusqu’au tournant du siècle, époque de changement marquée par la fin de la guerre froide et la disparition des idéologies, les possédants du monde industrialisé exerçaient leur pouvoir sur les espèces humaine et animale par divers moyens en obéissant à la froide logique de la productivité et de la rentabilité. À l’ère de l’information actuelle caractérisée par la transmission des informations sous forme numérique, capital et pouvoir se sont recentrés sur ce nouveau secteur. Le monde est désormais soumis aux lois de cette alliance du capital et de la technologie, tandis que la mécanisation cède la place à l’informatisation représentée par l’Internet et que l’ennemi de classe se fait invisible en se dissimulant dans le cyberespace. Pen-
1. L’une des premières scènes du film Parasite montre Kim Ki-taek en train d’observer pensivement l’appartement en entresol qu’occupe sa famille. Jusque dans les années 1980, toute habitation se devait de comporter ce niveau inférieur pour parer à l’éventualité d’une guerre, mais, après que l’État eut autorisé la location des entresols, les logements qu’ils abritaient allaient représenter une forme d’hébergement économique pour les foyers modestes. 2. La demeure familiale des Park est emblématique de l’importante fracture sociale dont souffre la Corée, comme en attestait encore l’année passée une étude révélant que le revenu mensuel moyen des ménages du bas et du haut de l’échelle des salaires s’élevait respectivement à 1,3 et 9,5 millions de wons.
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3. Kim Ki-woo et sa sœur Ki-jung s’évertuent à capter un service de WiFi gratuit dans leur salle de bain, les toilettes étant toujours surélevées dans un entresol afin que les eaux usées de la fosse septique n’y soient pas refoulées.
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dant que les passagers pauvres du train livrent des combats d’arrière-garde, le monde extérieur évolue à un rythme rapide. Cette idée est particulièrement bien illustrée par la scène très forte où, contrairement au chef rebelle Curtis Everett, qu’incarne Chris Evans et qui ne quitte pas du regard le sas d’accès à la voiture de devant, Namgoong Min-soo ne cesse d’épier le paysage environnant et remarque bientôt un flocon de neige qui virevolte au gré du moindre souffle de vent, voire de la respiration des êtres vivants. Tant de légèreté contraste vivement avec la progression inexorable qu’accomplissent les rebelles dans la première partie du film. S’agit-il de la liberté qu’offre peut-être la technologie d’échapper aux lois d’une époque où « chacun doit savoir rester à sa place » ? En remettant ainsi en question l’horizontalité du déplacement, Bong Joon-ho nous invite à nous débarrasser de nos oeillères pour pouvoir découvrir les changements qui se produisent dans le monde extérieur.
Une force invisible
À l’inverse de l’œuvre précédente, le film Parasite repose sur l’idée de verticalité notamment représentée par la métaphore de l’escalier. On ne saurait se fier au simplisme apparent de sa phrase d’accroche « Qu’arrive-til quand les pauvres travaillent chez les riches ? » pour en conclure à la perspective d’un proche avènement de la
lutte des classes, même si le retournement de l’intrigue qui intervient dans la deuxième partie du film met en lumière les conflits qui éclatent lorsque les pauvres se retournent contre d’autres encore plus malheureux. Les riches Park ne se doutent d’ailleurs à aucun moment de ces événements, qui laisseront perplexes la presse et la police ellesmêmes. Pendant que les classes dirigeantes étaient occupées à s’acquitter de leur rôle « fidèlement, mais sans jamais se remettre en question », le monde était-il en train de régresser pour revenir à cette ère pré-moderne où faisait rage « la guerre de tous contre tous », selon la célèbre formule du philosophe Thomas Hobbes ? Le contexte de précarité de l’emploi dans lequel se déroulent les faits ne rappellera que trop au public les rivalités qu’une telle situation suscite dans la vie réelle entre titulaires d’un poste et contractuels, victimes et survivants des plans de licenciement, auto-entrepreneurs et travailleurs à temps partiel. Alors que les occupants des voitures de queue du train de Snowpiercer, le Transperceneige luttaient sans répit pour gagner l’avant du convoi, ils se laisseront distraire de leur objectif par le monde qui les entoure. De même, plus dure sera la chute pour les Kim, cette famille modeste de Parasite qui ambitionnait de s’élever dans la société, mais n’a pu y parvenir. Après la violente rixe qui les a opposés au couple encore plus démuni que forment l’ancienne femme de ménage et son mari, leur fils Ki-woo s’arrête soudain dans l’escalier raide qu’il dévalait sous une pluie
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torrentielle pour se poser la question suivante : « Pourquoi donc se battre toujours avec plus mal loti que soi ? » Cette scène incitera le spectateur à se demander quelle peut être la force invisible qui parvient à dresser les plus démunis les uns contre les autres. S’agit-il du pouvoir tout aussi omniprésent qu’insaisissable régnant sur un cyberespace à l’image des logiciels de réalité virtuelle conçus par l’entreprise d’informatique que dirige le puissant patriarche Park Dong-ik ? Par sa vision du monde du XXIe siècle, cette dernière œuvre s’avère donc plus pessimiste que ne l’étaient Snowpiercer, le Transperceneige et ses considérations philosophiques sur le siècle précédent. Crise du capitalisme mondial, détérioration considérable de la situation de l’emploi et conséquences d’un manque de respect de l’environnement constituent autant de thèmes dignes d’intérêt pour Bong Joon-ho. Dans les sociétés fortement connectées d’aujourd’hui, les décisions n’en continuent pas moins d’être prises au niveau local ou national, ce qui ne semble pas devoir permettre d’apporter une solution d’ensemble aux grands problèmes d’une portée universelle, alors peut-être faut-il y voir ce qui motive Bong Joon-ho dans le perpétuel questionnement sur le monde actuel auquel il se livre dans des films qui témoignent de réelles préoccupations quant aux destinées humaines.
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Dans chacun de ses films, Bong Joon-ho préfère s’abstenir de fournir au public la seule réponse possible et évidente à une problématique pour proposer différentes pistes et poursuivre ses interrogations. Le public se gardera donc de privilégier une interprétation ou une autre afin d’être en mesure d’apprécier pleinement la création de ce franc-tireur du cinéma. 1. Sorti en salle voilà sept ans, le film Snowpiercer, le transperceneige s’inspire de la bande dessinée éponyme de Jacques Lob et Jean-Marc Rochette. Bong Joon-ho situe l’action de ce thriller de science-fiction dans un monde où règne une nouvelle ère glaciaire après un cataclysme dont les seuls survivants en sont réduits à parcourir sans fin des étendues glacées à bord d’un train. 2. Les passagers déshérités du Snowpiercer font cercle autour de Gilliam, leur guide spirituel néanmoins désireux que lui succède le chef rebelle Curtis. Ces deux personnages sont respectivement interprétés par John Hurt et Chris Evans. 3. Le train de vie luxueux que mène l’élite occupant la tête du train s’est construit sur l’exploitation des plus démunis qui s’entassent en queue de convoi.
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ENTRETIEN
Deux précieux « vaccins » contre les pandémies Sociobiologiste, éthologue et professeur à l’Université féminine d’Ewha, Choe Jae-chun avertit depuis longtemps des risques que fait courir la destruction des écosystèmes à notre planète, mais la pandémie de Covid-19 qui sévit un peu partout l’incite à nous exhorter à mettre fin à ces dégradations pour pouvoir mieux vivre dans le monde d’après. Kang Yang-gu Journaliste scientifique Heo Dong-wuk Photographe
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l’Institut national d’écologie situé dans le canton de Seocheon, l’un de ceux de la province du Chungcheong du Sud, la fourmi coupeuse de feuilles tient un peu de l’animal fétiche pour les chercheurs. Cet insecte des zones tropicales d’Amérique centrale et du Sud présente la particularité de couper les feuilles des arbres, comme son nom l’indique, mais aussi de les emporter jusqu’à son nid où il les mastique pour fabriquer une sorte d’engrais destiné à favoriser la pousse de champignons. Cette forme de culture s’est avérée être bien antérieure à l’élevage et au travail de la terre que nos ancêtres commencèrent à pratiquer voilà à peine dix mille ans. En observant ces fourmis pendant qu’elles s’adonnent à leurs activités, on découvre que la poudre blanche qui recouvre le corps de certaines d’entre elles est en réalité constituée d’une bactérie dont les propriétés antimicrobiennes ont pour effet de stériliser les ravageurs des cultures fongiques, microorganisme et insecte vivant ainsi en parfaite symbiose depuis plusieurs millions d’années. Défenseur de la cause écologiste et fondateur de l’Institut national d’écologie, le professeur Choe Jae-chun est à l’origine des recherches que réalisent ses laboratoires sur la fourmi coupeuse de feuilles. Partisan de l’interdisciplinarité scientifique, celui que l’on surnomme « le docteur des fourmis » n’a cessé d’affirmer sa certitude que « la défense de la biodiversité passe par une action contre les changements climatiques à l’échelle de toute l’humanité. » Par une belle journée de printemps, ce scientifique de renom m’a reçu sur le campus fleuri de forsythias de l’Université d’Ewha.
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Vous prévoyiez depuis longtemps qu’une épidémie mettrait en danger l’humanité entière et l’avez fait savoir… L’écologue que je suis étant amené à s’intéresser tout autant à l’environnement qu’à l’évolution des espèces, je ne pouvais pas ne pas m’inquiéter de la cohabitation toujours plus difficile de l’homme avec les virus. À ce propos, un constat s’impose, à savoir que le premier ne peut sortir vainqueur de cette concurrence avec les seconds, car ceuxci l’ont précédé bien avant qu’il n’apparaisse sur terre. En outre, les innombrables nouvelles espèces qui prolifèrent aujourd’hui saisissent la moindre occasion de muter pour s’introduire dans le corps humain. Si la plupart d’entre elles a échoué dans ces tentatives, celle que nous affrontons aujourd’hui semble d’une grande adaptabilité et, tout en se manifestant par des symptômes assez faibles et en ne provoquant pas une forte mortalité, elle est apte à se propager largement en investissant l’organisme humain pour s’y développer. Quels moyens s’offrent de lutter contre la pandémie ? S’il ne fait pas de doute que l’homme saura la vaincre, d’autres viendront par la suite, car de nouveaux virus chercheront toujours à entrer dans son corps. Dans l’éventualité où les chercheurs réussiraient à mettre au point un vaccin prémunissant contre cette souche de coronavirus dans les dix mois à venir, de nouveaux organismes pourraient quand même apparaître par la suite. Quel recours reste-t-il donc ?
Le professeur Choe Jae-chun et le docteur Jane Goodall observent le Marais de Yongneup, c’est-à-dire « du dragon », au pied du mont Daeam qui s’élève dans la province de Gangwon, à l’occasion d’une manifestation en faveur de la protection de l’environnement organisée en 2017 par leur Fondation pour la biodiversité. Cet organisme a vocation à fournir un appui à la recherche universitaire portant sur les espèces animales de la région, ainsi que sur l’état de son milieu naturel, mais aussi à produire et diffuser des documents relatifs à ces questions. Le Marais du dragon est le premier de Corée à figurer parmi les zones humides répertoriées par la Convention de Ramsar et à bénéficier d’une protection à ce titre. © Cho Soo-jeong
« Il faut réfléchir aux ravages que nous nous sommes permis d’infliger à l’environnement au nom de la croissance économique et entreprendre d’y remédier. Les coûts engagés dans la protection de la nature sont bien moindres que ceux de son exploitation ». ARTS ET CULTURE DE CORÉE 43
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Afin d’être en mesure d’endiguer la propagation de ces virus de tout type, il est impératif de disposer de moyens élémentaires de contre-attaque que pourraient constituer ce que j’appelle des « éco-vaccins » ou des « vaccins comportementaux ». Ces vaccins comportementaux agiraient-ils notamment par la distanciation physique ? Celle-ci en est un excellent exemple. L’idée peut certes paraître simpliste, mais il suffirait que le monde soit à l’arrêt pendant deux semaines, ni plus ni moins, pour que se ferment toutes les voies de propagation du virus de la Covid -19 et que les personnes déjà contaminées puissent guérir. Une mise en œuvre généralisée de cette mesure vaudrait tous les vaccins du monde. La pratique de l’éco-vaccination mettrait-elle fin au saccage inconsidéré des écosystèmes auquel l’homme se livre depuis longtemps ? À n’en pas douter, car, si les virus ne cessent de menacer l’homme, c’est parce qu’ont disparu les espèces animales auxquelles ils s’attaquaient, ainsi que les écosystèmes naturels qui abritaient celles-ci. Qui aurait pu supposer que celui que recelait une chauve-souris vivant dans une lointaine grotte de montagne serait mis en présence d’êtres
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humains ? Personne, car cet animal, tout comme la civette, le chameau ou le pangolin n’était nullement susceptible de se trouver au contact de l’homme. Tout provient d’un déboisement excessif qui a permis la capture, l’élevage et la consommation de toujours plus d’animaux sauvages qu’il conviendra désormais de laisser vivre tranquilles pour éviter toute proximité avec leurs virus. Il s’avère ainsi qu’il existe un lien de cause à effet entre les changements climatiques et les atteintes à la biodiversité. Les hommes ont sacrifié les écosystèmes naturels sur l’autel de la croissance économique… C’est bien là que réside le problème, car dans leur course aveugle à la prospérité, ils n’ont jamais pris en considération le milieu naturel qui en pâtissait, ce qui a eu pour conséquence de créer une situation de blocage de l’économie mondiale suite à une épidémie virale dont on ne mesure pas encore les effets catastrophiques. Il faut réfléchir aux ravages que nous nous sommes permis d’infliger à l’environnement au nom de la croissance économique et entreprendre d’y remédier. Les coûts engagés dans la protection de la nature sont bien moindres que ceux de son exploitation. En outre, il faut être conscient du fait que l’éco-vaccin représente la prescription la plus efficace pour se prémunir contre toute nouvelle épidémie.
1. Le professeur Choe Jae-chun a souligné la nécessité de s’impliquer davantage dans la lutte contre les changements climatiques lors de l’entretien qui se déroulait dans son bureau de l’Université féminine d’Ewha où enseigne cet éthologue.
nouveau virus qui les contraindra de nouveau à respecter ces distances. Les gens se sépareront quelque temps, puis ils se reverront, s’aimeront et n’en seront que plus liés.
2. Le professeur Choe a décrit l’écosystème spécifique des fourmis à un groupe d’enfants du primaire qui visitait l’exposition temporaire consacrée à ces insectes, en 2015, par l’Institut national d’écologie qu’a fondé ce scientifique et dont il a assuré la présidence de 2013 à 2015.
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Pensez-vous que l’humanité s’engage dans une nouvelle voie ? C’est ce que vous diriez ? Les hommes ont la mémoire courte. Aussitôt la pandémie maîtrisée, certains reviendront à leurs vieilles habitudes. Chez d’autres, en revanche, la prise de conscience qu’elle a provoquée incitera à accorder plus d’importance à l’environnement et à agir en conséquence. La somme de ces petites initiatives ne pourra qu’être propice au changement. Pour en revenir au vaccin comportemental, il semblerait que la distanciation physique soit appelée à perdurer... Sur cette terre, l’homme est le seul animal à avoir évolué en multipliant sans limite ses relations avec des congénères inconnus. Personne n’hésiterait à s’asseoir dans un café Starbucks sous prétexte que vingt à trente personnes s’y trouvent déjà. Dans une situation comparable, chez les chimpanzés, une horde de ces animaux se précipiterait sur l’intrus et le supprimerait en moins d’une minute, ce que feraient aussi les fourmis entre elles. Après cette pandémie, nul doute que chacun continuera un temps de garder ses distances avec autrui, mais je pense que cela ne durera pas. Les hommes sont l’aboutissement d’une fantastique évolution et, en tant que tels, ils ne pourront que continuer à se rassembler, se rencontrer et se toucher jusqu’à la survenue d’un
Suite à la fermeture des universités, l’enseignement se déroule en ligne. Comment vivez-vous cette situation ? Tout d’abord, je dispose de plus de temps libre que je n’en avais jamais eu depuis des années. La Corée, comme les autres pays, a annulé la plupart des conférences et réunions qui devaient se tenir. S’agissant de mes étudiants, je communique avec eux par l’Internet. À mes heures perdues, j’en profite aussi pour finir d’écrire le livre dont je remettais toujours la rédaction à plus tard, étant toujours très pris. Il va paraître sous peu. Sur quel sujet porte-t-il ? Il traite de l’art de bien débattre, contrairement à ce que l’on aurait imaginé, à tort, venant d’un auteur écologiste. En réalité, dans le règne animal, nombre d’espèces ont la capacité d’apprendre, mais il se trouve que les hommes, qui composent l’une d’elles, sont parvenus à s’imposer en tant que « seigneurs de toutes les créatures », pour la bonne raison qu’ils sont les seuls à savoir se situer par rapport aux connaissances de leurs ancêtres. Qu’entendez-vous par là ? L’homme est le seul animal à avoir la faculté de consigner et de transmettre les connaissances qu’il acquiert, chaque génération pouvant ainsi se positionner très précisément par rapport aux réalisations de celle qui l’a précédée et effectuer de nouvelles avancées à partir de ce point de référence. Nulle autre espèce n’a cette capacité de tirer des enseignements des réalisations antérieures, d’en accomplir de nouvelles et de partager les connaissances acquises en le faisant, ce qui exige de bien maîtriser l’art du débat. Voilà pourquoi l’écologiste que je suis s’est penché sur la manière de cultiver son aptitude à argumenter. Il est à espérer que l’humanité saura trouver dans la pandémie actuelle le point de départ d’une évolution sur de nouvelles bases. Le docteur Jane Goodall, qui voit toujours une raison d’espérer, me disait dernièrement : « Certains effets positifs demeureront. Le monde a déjà connu de telles situations. Les hommes finiront peut-être par comprendre qu’ils se doivent de conserver la nature dans un état aussi intact que possible ». J’ai, moi aussi, l’espoir qu’ils prendront conscience des responsabilités qui leur incombent à cet égard.
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HISTOIRES DES DEUX CORÉES
Des souvenirs différents de la guerre De part et d’autre de la frontière intercoréenne, la création artistique témoigne d’un travail de mémoire différent sur la guerre de Corée (1950-1953), tant sur le fond que sur la forme caractérisant la vision des pertes humaines et destructions qu’a provoquées ce conflit fratricide. Kim Youngna Historienne de l’art et professeure émérite à l’Université nationale de Séoul
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urvenue dès la première semaine de la guerre de Corée, la prise de Séoul a durement frappé les artistes de la capitale et, pour ceux d’entre eux qui n’ont pu s’enfuir à temps, il a bien fallu exécuter, sous la supervision de l’Alliance de l’art coréen procommuniste, ces tableaux de commande immenses de Staline ou du fondateur de l’État nord-coréen Kim Il-sung qui leur vaudraient de recevoir de précieuses rations alimentaires. Quand, à peine trois mois plus tard, les Forces alliées entrèrent dans Séoul aux côtés des soldats sud-coréens et mirent en déroute l’armée nord-coréenne, ces mêmes peintres eurent à répondre d’accusations de faits de collaboration avec l’ennemi, tels Ki Ung ou Kim Man-hyong, lesquels avaient activement participé à la promotion du régime communiste. Ils ne furent d’ailleurs pas les seuls à échapper aux représailles des vainqueurs, puisque d’autres artistes, déjà, avaient gagné la Corée du Nord à la veille du conflit ou peu après son déclenchement, et on estime à une quarantaine le nombre de ces réfugiés du monde de l’art sud-coréen dont l’art aurait sans doute évolué différemment dans leur pays d’origine.
La scène artistique et littéraire sud-coréenne
Le 38e parallèle, Kim Won, 1953. Huile sur toile. 103 cm × 139 cm. Ce tableau représente des réfugiés qui se massent devant la ligne de démarcation intercoréenne dans l’espoir de pouvoir la franchir, les couleurs du sol et du ciel représentant respectivement leur détresse et leur souffrance, tandis que les rayons de soleil qui illuminent la colline située sur la droite sont un symbole d’espoir.
Si la littérature coréenne abonde en chefs-d’œuvre dont l’intrigue se situe pendant la guerre de Corée, il en va autrement des beaux-arts, où ce conflit n’a été représenté dans toute sa brutalité que sur de rares tableaux, dont cette Bataille du mont Dosol que Yu Byeong-hui, alors officier du corps des transmissions de l’armée de la République de Corée peignit en 1951, c’est-à-dire au lendemain des combats meurtriers qui se déroulèrent sur les reliefs accidentés de la chaîne du Taebaek pendant l’une des cinq plus grandes batailles de l’histoire sud-coréenne. Tandis que le drapeau national, dit Taegeukgi, flotte bien haut au beau milieu du paysage représenté, l’emblème nord-coréen ensanglanté gît au sol, ces deux flammes évoquant le souvenir des soldats des forces en présence qui périrent au combat, soit respectivement 700 et 2260 hommes. Autre artiste renommé pour ses puissantes représentations de la guerre de Corée, Kim Seong-hwan (1932-2019), encore lycéen lorsqu’elle éclata, réalisait déjà pour le quotidien Yonhap Sinmun une bande dessinée intitulée Meongteongguri, c’est-à-dire « le lourdaud ». Quand tomba Séoul, le peintre, pour échapper à un enrôlement forcé dans l’armée nord-coréenne, resta caché dans son grenier, dont il ne se risquait à sortir que pour observer la vie sous l’occupation. L’adolescent peignit alors pas moins de 110 aquarelles d’un grand réalisme inspiré de son vécu, dont ce tableau montrant des soldats sud-coréens et leur formidable prise, un char soviétique de modèle T34, dans une rue jonchée de cadavres de Nord-Coréens. À de telles exceptions près, les artistes sud-coréens s’attachèrent plutôt à représenter le flot des réfugiés qui envahissaient les routes de l’exode en tentant désespérément d’échapper à la mort. Ils n’allaient laisser que peu de peintures de batailles, très certainement parce qu’eux-mêmes avaient été témoins des affres de la guerre au cours de leur fuite. Originaire de Pyongyang et réfugié à Séoul avant même que ne soient déclarées les hostilités, le peintre Kim Won (1912-1994) montre sur l’une de ses toiles des réfugiés massés devant la ligne de démarcation qui sépare les deux Corées le long du 38e
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parallèle depuis 1953, les uns pleurant les êtres chers morts d’épuisement, tandis que d’autres gravissent à grand-peine une colline en portant un enfant dans les bras ou sur le dos. Aux dominantes sombres de ce tableau, bleue pour le sol et rouge pour la terre, qui symbolisent respectivement détresse et souffrance, s’oppose le versant de colline ensoleillé qui s’élève sur la droite et représente l’espoir.
Simplification ou réalisme ?
Si les peintres sud-coréens ne cherchèrent jamais à occulter l’horreur des souvenirs qu’ils conservaient de la guerre, y compris quand fut rétabli un semblant de stabilité dans le pays, ils privilégièrent une représentation métaphorique ou abstraite de la réalité et, quand prit fin la Seconde Guerre mondiale, le réalisme fut presque unanimement banni, ses derniers tenants étant catalogués de « gens de gauche ». D’aucuns se refusaient même à voir dans leur peinture une quelconque forme d’art et nombre d’artistes jugeaient démagogique, voire idéologiquement orienté, le style dominant du réalisme socialiste soviétique ou nord-coréen. Au lendemain de la guerre de Corée, les artistes sud-coréens furent animés de la volonté d’exprimer les sentiments de colère, de chagrin et d’impuissance que suscitaient en eux les meurtrissures du conflit et la perte d’êtres chers. Ils se gardèrent d’aborder les sujets que sous-tendaient des intentions politiques et préférèrent se tourner vers l’abstraction alors en vogue en Europe et aux États-Unis. Le souvenir des nombreuses victimes de l’exode n’allait jamais cesser de hanter Nam Kwan (1911-1990), qui, dans Vestiges de l’histoire (1963), évoque ses moments les plus tragiques par des figures humaines, symboles et pictogrammes qui parsèment la toile et semblent y flotter, comme autant de flash-backs pleins d’émotion et de mélancolie.
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1. Vestiges de l'histoire, Nam Kwan, 1963. Huile et collage sur toile, effet rouille. 97.5 × 130.5 cm. Musée national d’art moderne et contemporain de Gwacheon. Dans cette évocation empreinte d’émotion et de mélancolie des heures les plus sombres que connut le conflit, l’abstraction des formes repose sur l’exécution l’exécution de traits tantôt brefs, tantôt longs pour évoquer de bouleversants épisodes sur un arrière-plan où le temps semble s’être arrêté dans un chassé-croisé d’ombres et de lumière. 2. Victoire (détail), Lee Quede, 1958. Peinture à l’huile, 200 cm × 700 cm. Cette fresque aux dimensions impressionnantes, qui orne les murs de la Tour de l’amitié sino-coréenne située à Pyongyang, représente en son centre plusieurs scènes de combat et sur sa droite, la retraite américaine, tandis que les troupes chinoises victorieuses occupent la moitié supérieure de l’œuvre.
Dans sa représentation abstraite de ces dramatiques épisodes, la forme est suggérée par des traits longs ou courts qui se détachent sur un arrière-plan où le temps semble s’être arrêté dans un chassé-croisé d’ombres et de lumière.
La création artistique nord-coréenne
Dominé par le réalisme socialiste, l’art nord-coréen de l’après-guerre a évoqué cette « guerre de libération de la patrie » que représentait la guerre de Corée de ce côté de la frontière où l’enseignement de l’art russe figurait parmi les disciplines obligatoires à l’Université des beaux-arts de Pyongyang pour inciter à une évocation grandiose des héros de ce conflit. Au nombre des artistes sud-coréens qui se réfugièrent en Corée du Nord, figurait Lee Quede (1913-1965), déjà célèbre avant sa fuite pour ses représentations puissantes de foules et qui allait désormais se consacrer à la peinture de bataille. Sa fameuse fresque Victory (1958) orne les murs de la Tour de l’amitié sino-coréenne élevée à Moranbong, un quartier du centre de Pyongyang, en reconnaissance de l’aide que la Chine apporta au pays pendant la guerre et dans le but de promouvoir l’essor des relations bilatérales. En son centre, figurent des scènes de bataille comme celle qui fut livrée au col de Sanggam et vit l’armée chinoise repousser les forces américaines et sud-coréennes, les soldats américains en repli occupant la partie droite de la peinture et les troupes chinoises victorieuses, sa moitié supérieure. Plus souvent encore, les artistes nord-coréens aiment à représenter des person-
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1. Soutien au front du peuple de Kosong, Chung Chong-yuo, 1958 et 1961 (retouchée). Chosonhwa. 154 cm × 520 cm. Galerie d’art coréen de Pyongyang. Cette œuvre représente des civils de Kosong, une ville de la province de Gangwon, bravant une tempête de neige pour apporter munitions et nourriture aux soldats du front. 2. Femmes d’un village du Nam, Kim Ui-gwan, 1966. Chosonhwa, 121 cm× 264 cm. Galerie d’art coréen de Pyongyang. Ce tableau rappelle les actes héroïques qu’accomplirent les femmes de Kosong, un village situé sur les berges de ce fleuve, en cachant des soldats, du bétail et des armes à feu.
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Dominé par le réalisme socialiste, l’art nordcoréen de l’après-guerre a évoqué cette « guerre de libération de la patrie » que représentait la guerre de Corée de ce côté de la frontière où l’enseignement de l’art russe figurait parmi les disciplines obligatoires à l’Université des beauxarts de Pyongyang pour inciter à une évocation grandiose des héros de ce conflit. nages qui apportèrent leur soutien à l’armée nord-coréenne par des actes d’héroïsme. Également originaire de Corée du Sud, Chong Chong-yuo (1914-1984) s’est vu décerner une médaille d’or, lors d’une exposition nationale, pour son tableau Soutien au front du peuple de Kosong (1961), qui représente des civils de Kosong, une ville de la province de Gangwon, bravant une tempête de neige pour apporter munitions et nourriture aux soldats du front. Par de légères touches et un dégradé de nuances d’encre, il imprime une dynamique qui semble faire se déplacer hommes et bêtes de droite à gauche et crée une perspective qui produit une impression de profondeur et d’espace. À cet égard, il convient de noter la plus grande place qu’a occupée en Corée du Nord la peinture à l’eau par rapport aux encres jusque dans les années 1950, l’État, au cours de la décennie suivante, encourageant au contraire les artistes à privilégier le style dit « chosonhwa », dont le nom signifie littéralement « peinture coréenne », mais qui désigne uniquement cette technique spécifiquement nord-coréenne faisant appel à l’encre et au pinceau traditionnels. Pour étayer sa décision de conférer à cet art un statut national représentatif du pays afin de se démarquer de la peinture occidentale, le dirigeant suprême Kim Il-sung aurait déclaré : « La faiblesse du style chosonhwa réside dans une insuffisance de couleurs, alors que celles-ci sont indispensables pour représenter les luttes des hommes avec puissance, précision, superbe et emphase ». Kim Il-sung aurait en outre tenu des propos élogieux au sujet de plusieurs œuvres, dont Femmes d’un village du Nam (1966), de Kim Ui-gwan (1939-), et Vieil homme au bord du Naktong (1966), de Ri Chang (1942-). La première rappelle les actes héroïques qu’accomplirent les femmes de Kosong, un village situé sur les berges de ce fleuve, en cachant des soldats, du bétail et des armes à feu, et a valu à son auteur de remporter le premier prix d’une exposition nationale. Il est intéressant de constater que la peinture nord-coréenne n’a consacré que très peu d’œuvres à la guerre de Corée, alors que nombre d’autres évoquent la lutte de Kim Il-sung contre les menées japonaises, ce qui semblerait indiquer une volonté de mettre l’accent sur des thèmes liés à la « guerre de libération de la patrie » vraisemblablement en raison de l’échec qu’a essuyé Kim Il-sung dans sa tentative de conquérir la Corée du Sud.
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ESCAPADE
À la croisée d’hier et d’aujourd’hui Si bien peu de vestiges subsistent de la Grande Route de Kyonghung qui assurait la seule liaison terrestre entre Séoul, capitale du royaume de Joseon (1392-1910), et les confins nord-est de la province de Hamgyong aujourd’hui nord-coréenne, les traces de cette importante voie n’en continuent pas moins de réveiller d’émouvants souvenirs. Lee Chang-guy Poète et critique littéraire Ahn Hong-beom Photographe
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a série Kingdom, diffusée dans le monde entier par Netflix, la série Kingdom transporte le public dans la Corée du XVIIe siècle, sous le royaume de Joseon, pour y conter des histoires de morts-vivants dont l’épisode le plus sanglant intervient dans sa deuxième période diffusée cette année. Son action se déroule au col de Mungyeong Saejae, une gorge particulièrement escarpée que traverse la Grande Route de Yeongnam, cette voie terrestre qui joua un rôle important dans la défense comme dans les échanges. En avril 1592, un commandant de l’armée de Joseon, à la tête d’une cavalerie forte de huit mille hommes, pécha par excès de confiance en choisissant de cantonner ses troupes dans les plaines qui s’étendent en contrebas et laissa ce faisant la voie libre à l’envahisseur pour franchir ce col sans encombre. Prenant aussitôt la mesure de cette erreur tactique et des dangers auxquels elle l’exposait, le roi Seonjo quitta son palais de Hanyang dès le lendemain au petit matin, trois jours avant que l’armée japonaise ne s’empare de sa capitale, l’actuelle Séoul. Ces tragiques événements ont inspiré la création de la fiction historique Kingdom, dont la célèbre scénariste Kim Eun-hee imagine que les survivants de la bataille s’efforcent désespérément d’empêcher des légions de morts-vivants de marcher sur la capitale. Le public féru d’histoire y voit quant à lui une préfiguration de faits survenus pendant la guerre de Corée, un conflit moderne
qui éclata 358 ans plus tard, mais dans lequel la Grande Route de Kyonghung n’allait pas moins fournir une précieuse voie de communication.
Des routes perdues
Si le château constitue l’un des lieux privilégiés de l’action des séries historiques européennes, la route lui fait pendant en Corée. Dans le relief particulièrement accidenté de ce pays, ces voies de communication et leurs cols se sont en effet avérés d’une importance vitale pour les pouvoirs en place lors de certains événements, la beauté exceptionnelle du paysage venant s’ajouter à cet important rôle historique dans le cas de Mungyeong Saejae. Or, s’il est vrai que nombre de ces routes anciennes sont toujours appréciées à leur juste valeur, d’autres sont quelque peu délaissées et les paragraphes qui suivent se proposent donc d’entreprendre un périple sur ces « oubliées de l’histoire » que ne mettent à l’honneur ni musées ni plaques commémoratives, ni moins encore des parcs paysagers soigneusement entretenus. Au temps des rois de Joseon, quiconque souhai-
Quartier à flanc de colline aux résidences multifamiliales visibles de la Dream Forest, quatrième parc de Séoul par sa superficie. Pendant la guerre de Corée, l’armée nord-coréenne en déroute se déplaça au pied de cette hauteur, dite Opae, où se trouve aujourd’hui cette étendue de verdure.
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tait gagner Séoul par voie terrestre à partir du nord-est du pays ne pouvait le faire que par la Grande Route de Kyonghung qui s’étendait sur plus de 500 kilomètres et longeait le littoral sur la plus grande partie de son trajet. Aujourd’hui classé au patrimoine historique national, son tronçon sud-coréen actuel se termine à la zone démilitarisée qui s’étend entre les deux Corées. Pour les nombreux réfugiés qui l’ont emprunté dans leur fuite vers le sud de la péninsule avant et pendant la guerre de Corée (1950-1953), il s’agissait d’un voyage sans retour, mais cette voie représente aujourd’hui encore l’aspiration à revoir leur région natale. Sur l’ensemble de son parcours menant du nord-est au sud de la Corée du Sud, la Grande Route de Kyonghung est jalonnée de lieux tout imprégnés du souvenir d’actes de courage et d’aventures héroïques. Dans son traité de géographie intitulé Taengniji, c’està-dire « guide géographique coréen », Yi Jung-hwan, un érudit de l’école dite de Silhak, c’est-à-dire d’« apprentissage pratique », qui exerça une importante influence dans les derniers temps de l’époque de Joseon, qualifia les habitants de la région de Hamgyong de « vigoureux et terribles » après les avoir observés lorsqu’il habitait cette région située « aux confins d’une terre de barbares ». Lors des invasions japonaises de 1592 à 1598, le fonctionnaire de rang inférieur Jeong Mun-bu rassembla une armée de trois mille civils, laquelle repoussa valeureusement les quelque 28 000 soldats ennemis qui arpentaient la Grande Route de Kyonghung et le roi Sukjong (r. 1674-1720) éleva par la suite un monument dans la ville de Kilju pour commémorer ces hauts faits. Au cours de la Guerre russo-japonaise, l’un des généraux de ce dernier pays fit transporter la stèle au sanctuaire de Yasukuni situé à Tokyo, mais en 2005, c’est-à-dire un siècle plus tard, la Corée du Sud allait obtenir son rapatriement après avoir mené une campagne de plusieurs années pour en faire la demande, puis la faire transporter jusqu’à son emplacement d’origine situé en Corée du Nord. Le Tumen, ce fleuve qui fournit une frontière naturelle à la péninsule coréenne en la séparant de la Russie dans sa partie nordest, abrite, sur son autre rive, la ville de Khassan toute proche, au point que l’on pourrait presque entendre ses habitants parler russe sur l’autre rive du fleuve. En aval, ses berges sont échancrées par une petite baie bordée de lagunes au sud de laquelle s’étend la zone économique spéciale de Rajin-Sonbong, dite Rason en coréen, qui a été la première du pays à s’ouvrir au libre-échange, tandis qu’un port exista jadis à Seosura, qui se situe plus à l’est. Sur les cartes de Google Maps, ne figure nulle trace de cet ancien port qui abrita pourtant le premier fanal destiné à donner l’alerte en cas d’incursion ennemie. C’est de Seosura que partait la Grande Route en direction de Kyonghung, alors aussi appelée Gyeongheung et aujourd’hui connue sous le nom d’Undok, qu’elle traversait avant de remonter en amont du fleuve, tel un fin capillaire se faufilant entre de
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1. Visible de la province chinoise de Jilin, ce pont sur le Tumen traverse la frontière russo-nordcoréenne et permet de gagner la ville de Khassan en train à partir de la zone économique spéciale de Rajin-Sonbong (Rason) située en Corée du Nord. 2. Sur les terrains de la gare de Woljeong-ri, sont exposés les restes d’un châssis de train et d’un wagon de marchandises nord-coréens que frappèrent les bombardements des forces de l’ONU et qui composent aujourd’hui un important lieu touristique situé aux confins de la zone démilitarisée qui sépare les deux Corées. Dans la province sud-coréenne de Gangwon, la gare du canton de Cheorwon reste fermée depuis la partition de la péninsule.
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© Yonhap News Agency
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majestueuses montagnes, puis bifurquant en direction du sud, de franchir le sinueux col de Chollyong qui ouvre un passage vers la province de Gangwon. Les souverains de Joseon, comme ceux du royaume de Goryeo qui le précéda, surent tirer parti de la topographie locale pour édifier en ce point une forteresse qui allait représenter l’un des bastions de la défense du nord-est du pays. Au nord et au sud de cet ouvrage, s’étendaient deux régions de la province de Hamgyong qui portaient les noms de Gwanbuk et de Gwanseo signifiant respectivement « nord du col de montagne » et « ouest du col de montagne ». Passé Chollyong, la route continuait son parcours jusqu’au célèbre mont Kumgang ou Geumgang, cette « montagne des diamants » qui se dresse au sud-est de la ville. Au-delà de ce point, le tracé des routes cesse d’apparaître distinctement sur les cartes de Google Maps en raison de la proximité de la zone démilitarisée, au sud de laquelle la Grande Route de Kyonghung s’engage dans la plaine de Gimhwa avant d’atteindre la ville de Pocheon et de franchir le col de Chukseong pour gagner celle d’Uijeongbu. Le voyageur qui y parvient voit alors surgir les trois formidables boucliers rocheux du mont Bukhan qui se dressent à la périphérie nord de Séoul, d’où il pourra se rendre dans le centre historique en une quarantaine de minutes par le métro.
Au départ de Séoul
Dans l’ancienne capitale de Hanyang, le « kilomètre zéro » de la Grande Route de Kyonghung se situait à Dongdaemun, cette « porte de l’est » qui en constituait le principal accès, quoique les émissaires des Jurchen semblent avoir préféré celle de Hyehwamun parce qu’elle s’ouvrait au nord, bien qu’elle ait fait partie des quatre plus petites que comptait la ville. À ce propos, il convient de signaler que le nom de Hyehwa, qui signifie « édifié par la grâce », peut avoir fait référence au haut niveau d’instruction des ancêtres des Mandchous qu’étaient les Jurchen. Sortant par la porte de Hyehwamun en direction du nord, le voyageur se dirigeait vers Uijeongbu et devait franchir la colline de Donam-dong qui s’élève entre les monts voisins Bukhan et Gaeun. Cette hauteur portait à l’origine le nom de Doeneomi, lequel signifie « colline traversée par les doenom » et dont le dernier vocable désignait de manière péjorative
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les étrangers venant du nord-est. Si cette route des collines fut, un temps, principalement fréquentée par les Jurchen, ceux-ci eurent la possibilité de le faire grâce à Yi Seong-gye, qui fonda le royaume de Joseon et régna sous le nom de Taejo (r. 1392-1398). Son père joua lui-même un rôle capital dans la reprise de la région nord-est aux Yuan, qui l’avaient occupée pendant près d’un siècle après la chute du royaume de Goryeo. Une fois investi du pouvoir et de l’assise dont il avait hérité, Yi Seong-gye en fit usage pour repousser les constantes incursions de l’ennemi. Par la suite, les relations de bon voisinage qu’il sut entretenir avec les Jurchen allaient représenter un atout diplomatique pour bâtir le nouveau royaume de Joseon. Quand survint la rébellion dite du Turban rouge, Yi Seong-gye prit la tête de troupes qu’il conduisit par la Grande Route de Kyonghung jusqu’à Gaegyeong afin d’assurer la défense de la capitale du royaume de Goryeo, une ville qui se nomme aujourd’hui Kaesong et se situe en Corée du Nord. Quand prit fin son règne, il eut encore de nombreuses occasions de parcourir cette voie dans les deux sens au gré de ses voyages.
La colline de la tristesse
La colline de Donam-dong, aussi connue sous le nom de Miari en raison du quartier éponyme où elle s’élève, appartient aujourd’hui
à l’arrondissement de Seongbuk qui s’étend dans le nord de Séoul, alors que ce quartier se situait à sa périphérie jusqu’à l’expansion urbaine qui fit suite à la guerre de Corée. Lors de ce conflit, elle constitua l’un des fronts où furent livrées d’importantes batailles pour défendre la capitale. Contraints de céder du terrain face aux avancées réalisées par les forces du premier corps de l’armée populaire nord-coréenne lors de la bataille d’Uijeongbu, les soldats sud-coréens allaient jusqu’à la fin se battre courageusement sur les hauteurs du mont Gaeun afin de fermer la route aux chars de l’ennemi. À l’aube du 28 juin 1950, trois jours après le début de l’invasion, l’ennemi parvint à enfoncer ces défenses après d’âpres combats qui ravagèrent la végétation de cette même colline où se dresse aujourd’hui un grand ensemble dont la vue imprenable ferait presque oublier que les lieux furent mis à feu et à sang. Il allait falloir attendre plusieurs mois pour qu’un tournant intervienne dans le conflit et que les forces de l’ONU, s’engageant sur la Grande Route
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1. Monument et statues élevés en l’honneur des soldats qui combattirent à la bataille du col de Chukseong, non loin de la ville d’Uijeongbu. 2. La colline de Miari est en cours de remblayage sur cette vue datant de 1964. La route qui la longeait n’étant pas pourvue de bas-côtés à l'époque, il devait falloir se montrer très prudent pour ne pas se faire heurter par une voiture. 3. Lieu de passage aujourd’hui très fréquenté entre le centre historique de Séoul et sa périphérie nord-est, la colline de Miari fut franchie par les troupes nordcoréennes qui s’avançaient sur Séoul en juin 1950.
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© Municipalité de Séoul
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À l’aube du 28 juin 1950, trois jours après le début de l’invasion, l’ennemi parvint à enfoncer les défenses après d’âpres combats qui ravagèrent la végétation de cette même colline où se dresse aujourd’hui un grand ensemble dont la vue imprenable ferait presque oublier que les lieux furent mis à feu et à sang.
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de Kyonghung, fassent reculer l’armée nord-coréenne jusqu’aux confins nord-est du pays où s’acheva sa retraite dans le grand port industriel de Chongjin, aujourd’hui capitale de la province du Hamgyong du Nord. En 1956, soit trois ans après la conclusion de l’armistice qui suspendit les hostilités, la chanson Triste colline de Miari allait connaître un succès considérable, bien que les habitants de ce quartier préfèrent à ce nom, jugé trop chargé de souvenirs, celui de Donam-dong, le premier n’ayant d’ailleurs jamais figuré dans aucun des projets de réfection d’anciennes routes ou de création de sentiers de découverte culturelle mis en œuvre par les collectivités locales. Les habitants de Miari éprouvent en fait une certaine gêne devant l’image négative qui s’attache à leur quartier en raison des événements tragiques dont il fut témoin et qu’immortalisa la célèbre complainte : « Mains entravées avec des barbrelés, on vous traînait sur cette colline », quoique personne ne sache au juste si l’homme dont il s’agit est l’un de ceux que firent prisonniers et
Lieux à visiter à Miari Kyonghung
Sosura
Station de métro Mia Dream Forest
Hamhung
Pocheon
1 Galerie Sang Sang Tok Tok
Chollyong Cheorwon
Séoul Uijeongbu Station de métro Miasageori
exécutèrent les troupes nord-coréennes en déroute ou de ces innocents qui restèrent docilement à Séoul, comme les y avait enjoints le gouvernement sud-coréen, pour se voir ensuite accuser de collaboration avec l’ennemi et passer par les armes, comme ce fut le cas de 160 des quelque 50 000 personnes qui furent arrêtées pour ce motif lors de la libération de la capitale.
De lointains souvenirs
À partir du carrefour de Mia, la route nationale 3 se poursuit au nord en franchissant la colline de Suyuri et en longeant le ruisseau dit Jungnyang jusqu’à Uijeongbu. Étant donné les nombreux travaux d’élargissement ou de déviation qu’elle a subis au cours des dernières décennies, son tracé ne correspond vraisemblablement plus à celui de la Grande Route de Kyonghung de jadis, dont ne subsiste plus que le tronçon qui s’étend sur un pâté de maisons en tournant à gauche au carrefour de Banghak. On découvre alors avec étonnement que cette partie, loin de se réduire à un vestige d’un ouvrage vieux de plus de cinq cents ans, s’acquitte encore aujourd’hui de sa fonction dans la vie quotidienne. D’une largeur de dix mètres, elle est bordée de magasins et marchés à l’ancienne sur une distance de trois kilomètres, jusqu’à la station de métro du mont Dobong, le Collège de Séoul Nord s’y trouvant à peu près à mi-chemin. Ses riverains vaquent à leurs occupations, qui balayant sa cour, qui achetant ou vendant des marchandises, mais toujours indifférents aux clameurs, joies et peines de l’histoire de leur route. Il arrive toutefois que des traces en demeurent sur les panneaux indicateurs précisant l’itinéraire à suivre
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Station de métro Gireum 2 Théâtre des arts de Miari 3 Village des diseurs de bonne aventure de Miari 4 Porte de Hyehwa
Parc du mont Gaeun
Station de métro de l’Université féminine de Sungshin
Station de métro de l’Université Hansung
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1. En 2009, à l’emplacement d’un ancien parc d’attractions, ouvrait au public la Dream Forest, qui dispose d’un observatoire de 50 mètres de hauteur. 2. Inauguré en 1952 dans le quartier de Donam-dong, le marché traditionnel Jeil a subi des aménagements dans les années 1970 et, s’il n’occupe pas une superficie importante, il regroupe une multitude de petites échoppes d’autrefois qui ne manquent pas d’attirer touristes et riverains.
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jusqu’au sentier de randonnée du mont Dobong ou aux tombes de la famille royale de Joseon, ainsi qu’à celles d’autres hauts personnages. Par le passé, la colline de Miari représenta un lieu de passage obligé vers la capitale et, faute de l’avoir franchie, les acheteurs ne pouvaient guère espérer trouver de produits d’une qualité satisfaisante. Au marché de Donam-dong, les préparations les plus ordinaires telles que soupes au riz accompagnées de pommes de terre ou mêlées de sang de bœuf semblaient toujours plus saines et savoureuses qu’ailleurs, car, au-delà de ce quartier où il se trouvait et
qui constituait le terminus d’une ligne de tramway, commençait la véritable campagne. Inaugurée en 1939, cette liaison allait desservir les lieux jusqu’en 1968 et s’inscrire à part entière dans l’histoire de Miari, laquelle allait cependant connaître de nouveaux bouleversements avec l’adoption, en 2002, d’un plan d’urbanisme destiné à désengorger la capitale. Si l’envergure et le rythme de ces aménagements ont été tels que le quartier s’est métamorphosé en moins d’une décennie, l’observatoire de la Dream Forest qui en fait la renommée permet encore de voir se côtoyer vie d’aujourd’hui et d’autrefois caractéristiques de la capitale. Après la gare d’Uijeongbu, la route se subdivise en deux en direction du nord et celle qui bifurque à droite, c’est-à-dire vers le nord-est, n’est autre que cette Grande Route de Kyonghung dont le premier tronçon croise la ligne de cessez-le-feu avant de traverser toute la Corée du Nord jusqu’au Tumen. À sa vue, je me prends à imaginer la caravane des voyageurs qui y cheminent, tels ce jeune aristocrate assoupi sur sa mule qui le tire de son sommeil en trébuchant, les jeunes domestiques de sa suite qui portent leur fardeau, indifférents aux douloureuses ampoules de leurs pieds, et ce jeune soldat, long fusil à l’épaule, qui braille un chant militaire d’une voix éraillée. Indécis, je me tiens un moment à cet embranchement.
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DIVERTISSEMENT
Un cinéma lanceur d’alerte Comment s’explique l’attirance des Coréens pour tout ce qui a trait aux catastrophes ? Pourquoi leur pays a-t-il fait face plus rapidement que d’autres à la pandémie de Covid-19 ? La réponse à ces questions se trouve peut-être dans les dernières productions cinématographiques qui évoquent de telles calamités. Jung Duk-hyun Critique de culture populaire
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n 2006, quand a été annoncée la sortie du film The Host de Bong Joon-ho, auquel est aussi dû le fameux Parasite, le public coréen s’attendait à une œuvre appartenant au genre de l’épouvante. Il s’est avéré toutefois posséder une dimension plus profonde en insistant moins sur l’image du monstre en furie émergeant des eaux du Han, le fleuve de Séoul, que sur l’incurie, voire la sottise des gouvernants. Ceux-ci se montrent en effet incapables d’assurer la protection de la population face à une créature née des rejets de produits chimiques effectués par l’armée américaine dans ce cours d’eau. Abandonnés à leur sort, des citoyens sans défense entreprennent de sauver la petite fille que le monstre a capturée et entraînée dans les profondeurs. À l’époque, cette œuvre allait remporter le plus grand succès commercial du septième art coréen en attirant plus de 13 millions de spectateurs. Une telle affluence aurait été en partie due aux pluies torrentielles qui se sont abattues sur le pays cet été-là. Les dégâts des
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inondations qu’elles ont provoquées s’élevaient à plusieurs milliards de wons de dommages matériels et les personnes déplacées se comptaient par dizaines de milliers. Dans ces circonstances, on comprend que le film The Host ait d’autant mieux fait passer le message qui était le sien, à savoir que l’horreur d’une catastrophe ne réside pas tant dans celle-ci que dans l’inaptitude à l’affronter.
Le secret de la réussite
Ce succès allait faire des émules et entraîner la multiplication de productions s’inscrivant dans un nouveau genre de films catastrophe du septième art coréen dont Haeundae, réalisé en 2009 par Yoon Je-kyoon. Cette œuvre, bien que situant son action dans une grande station balnéaire ravagée par un tsunami, met davantage l’accent sur toute la gamme des émotions et tensions ressenties par les personnages que sur la mort et la destruction qui règnent sur cette plage de Busan, ce à quoi ont été sensibles les 11 millions de Coréens qui l’ont vue.
1. Scène du film à succès The Host réalisé en 2006 par Bong Joon-ho dans un genre nouveau de film catastrophe spécifiquement coréen, outre qu’il allait s’avérer être le plus rentable de l’histoire du cinéma de ce pays en étant vu par 1,3 million de spectacteurs. 2. Gang-du, qui tient une petite échoppe d’en-cas sur l’une des rives du Han, fuit un monstre surgi des eaux en compagnie de sa fille Hyun-seo. Comédie dramatique, The Host entend dénoncer l’impéritie des gouvernants que peut révéler une catastrophe.
© Chungeorahm Films
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Si l’émotion s’est donc révélée être un gage de succès commercial pour les films catastrophe coréens à gros budget, ceux-ci ont parfois trop exploité le filon et fini par lasser le public de l’ensemble du genre. En 2016, il allait fort heureusement connaître un regain de faveur grâce au Train to Busan de Yeon Sang-ho, qui met en scène les passagers du train à grande vitesse KTX et leur lutte contre une invasion de morts-vivants. Par-delà les conventions du genre, ce film évoluait vers d’autres préoccupations par certains de ses aspects, notamment les métaphores de la modernisation coréenne fulgurante représentée par le train et les hordes de morts-vivants évoquant de manière satirique une société obsédée par la croissance en oubliant l’individu au profit des masses.
Une remise en question du pouvoir
Survenu en 2014, le naufrage du ferry-boat Sewol et ses centaines de victimes, dont
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une majorité de lycéens en voyage scolaire, avait suscité l’indignation générale à l’issue de l’enquête qui avait révélé des défaillances dans la chaîne de décision, notamment à propos de la mise en œuvre de mesures d’urgence. Les Coréens allaient en tenir le gou-
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© Next Entertainment World
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Impéritie et manque de transparence du pouvoir allaient désormais figurer parmi les thèmes récurrents des films catastrophe et y être opposés à l’efficacité des actions entreprises par les citoyens au moyen des réseaux sociaux. 1. Militaires morts-vivants du film d’action Train to Busan réalisé en 2016 par Yeon Sang-ho. S’il semble à première vue se classer dans le genre de l’épouvante, il livre aussi une satire de l’obsession de forte croissance qui caractérise le pays. 2. Dans son film de 2019 intitulé Exit, le réalisateur Lee Sanggeun introduit une note d’humour dans son évocation du chaos qui règne dans une ville envahie par un gaz toxique et expose un point de vue particulier sur la manière d’affronter une telle situation. 3. Dans le film Ashfall, une collaboration intercoréenne se met en place pour empêcher une éruption volcanique qui menace l’ensemble de la péninsule coréenne. Ses coréalisateurs Lee Hae-jun et Kim Byung-seo ont trouvé la formule de son succès en ponctuant cette situation de crise de quelques moments de détente.
© CJ ENM
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vernement responsable par négligence, lenteur à agir et inefficacité, exigeant même la destitution de la présidente Park Geun-hye. L’année 2016, durant laquelle s’est déroulée cette procédure, allait voir sortir dans les salles de nombreux films catastrophe, à commencer par Train to Busan, mais aussi Tunnel, qui raconte l’effondre-
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4. Sorti en salle en 2013, le film Pandémie de la réalisatrice Kim Sung-su n’a pas manqué d’attirer l’attention à l’heure où sévit la Covid-19 et les personnages masqués de son affiche ne sont pas sans rappeler les véritables habitants du village planétaire.
ment d’un tunnel, et Pandora, où un accident se produit dans une centrale nucléaire. Ces réquisitoires contre les pouvoirs en place allaient de pair avec l’avènement d’une « démocratie numérique » favorisée par l’essor de l’Internet et l’usage répandu des smartphones. Au cours de la décennie précédente, le théâtre de la contestation s’était peu à peu déplacé de l’espace public au cyberespace, qui permet une circulation plus large et plus rapide de l’information. Dès lors qu’ils ont disposé d’accès à haut débit et de téléphones mobiles performants, les Coréens ont pu exprimer aisément leur avis sur les questions politiques habituelles, mais aussi sur la réactivité des pouvoirs publics lors d’une catastrophe. Impéritie et manque de transparence du pouvoir allaient désormais figurer parmi les thèmes récurrents des films catastrophe et y être opposés à l’efficacité des actions entreprises par les citoyens au moyen des réseaux sociaux. L’observation des dernières tendances révèle une évolution de l’opinion coréenne quant aux catastrophes et aux mesures qui leur sont appliquées. À cet égard, le message que véhicule le film catastrophe, axé sur l’exigence d’un pouvoir étatique compétent et de la bonne circulation de l’information en temps opportun, est révélateur d’une inquiétude généralisée quant aux capacités de gestion des crises réelles. En revanche, les productions de l’année passée ont perdu cette dimension critique, comme c’est le cas d’Exit, où les habitants d’une ville tentent de s’échapper après une importante fuite de gaz nocifs, ou d’Ashfall, où les deux Corées unissent leurs efforts lors d’une éruption volcanique simulée au mont Paektu, aussi appelé Baekdu. Si ces deux œuvres, qui ont respectivement enregistré 9,4 millions et 8,25 millions d’entrées, sont exemptes de toute critique sociale et s’adonnent avec beaucoup d’humour à la vocation distrayante du genre, un changement de ton interviendra peut-être dans celles à venir en raison de la pandémie de Covid -19.
Le film Pandémie à l’heure de la Covid-19
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a nouvelle pandémie de coronavirus a rappelé à certains le film Pan-
démie qu’a réalisé le cinéaste coréen Kim Sung-su en 2013 et dans
lequel un virus respiratoire mortel qui sévit dans la banlieue de Séoul se répand dans tout le pays, provoquant des scènes de panique dans la confusion la plus totale. Sa première scène, où les gouttelettes d’un éternuement se répandent dans l’air, semble rétrospectivement l’inquiétant augure de la Covid-19 et de l’un des principaux vecteurs de sa propagation. Plus loin dans le film, en vue d’endiguer cette progression, il est procédé à l’incinération des personnes contaminées dans des fosses communes, une scène qui s’avère d’autant plus terrifiante que les malades concernés sont encore vivants. En privilégiant la dénonciation des méthodes auxquelles recourt l’État plutôt que l’horreur qu’inspire une terrible maladie, le film Pandémie se présente ainsi comme une mise en cause de l’incompétence du pouvoir et renoue ce faisant avec les œuvres du genre d’une certaine époque.
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REGARD EXTÉRIEUR
Le débat politique et démocratique, une passion française et coréenne ? David Péneau Conseiller politique, Ambassade de France en Corée
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uel regard posez-vous sur la Corée ? Depuis mon arrivée en Corée en août 2016, cette question m’a été posée de nombreuses fois par les Coréens, que ce soit dans un restaurant, dans un taxi ou dans une université, mais aussi dans des contextes plus officiels au Ministère des Affaires étrangères ou à l’Assemblée nationale. Je quitterai fin août Séoul et, après quatre ans en Corée, je suis toujours bien en peine pour répondre à cette question en quelques mots. Comment résumer une expérience dans un pays si riche mais si impénétrable ? Le regard que j’ai posé sur la Corée a constamment changé, à la fois parce que chaque jour m’a conduit à rencontrer de nouvelles personnes, à découvrir un nouveau quartier ou une nouvelle vallée, à goûter un nouveau plat, mais aussi parce que la Corée change si rapidement qu’il y est difficile de fixer son regard. Si je devais retenir une chose de mon expérience coréenne, ce serait probablement l’extraordinaire vitalité du débat politique et démocratique en Corée. Cette vitalité, je l’ai dans un premier temps vue dans le cadre de mes fonctions à l’Ambassade de France, via les médias et les réseaux sociaux. Elle ressortait également de mes rencontres avec des journalistes, des députés ou des ONG. Il y a eu bien sûr des moments forts que je garderai en mémoire : les manifestations spectaculaires de la « Révolution des Bougies », où des millions de Coréens descendaient dans les rues, les déplacements que j’ai faits à plusieurs reprises avec des délégations françaises à Gwangju, au Cimetière national du 18 mai, ou les visites au Musée d’histoire contemporaine de Séoul. Ces moments ou ces lieux sont pour moi les témoins de l’enracinement de la démocratie et des droits de l’Homme en Corée. Mais, au-delà de ma vie professionnelle, cette centralité de la démocratie et des droits de l’Homme dans l’identité coréenne contemporaine rythmait également mon quotidien. Elle m’accompagnait dans les taxis, dont les chauffeurs ponctuent les débats politiques à la radio de critiques ou d’encouragements, et dans les cafés, bars, brasseries où les rencontres avec mes amis coréens comprenaient souvent ce que j’aime appeler « le moment politique ». Autour d’une bouteille de makgeolli, que ce soit dans un restaurant d’Insadong, dans une maison d’hôte à Jirisan ou dans un bar
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branché d’Euljiro, il arrivait toujours un moment où un ami coréen nous faisait part de ses opinions et de ses espoirs sur ce que le monde et la Corée sont, pourraient ou devraient être demain. S’engageait alors un débat animé qui durait parfois jusqu’à l’aube. Si cette vitalité du débat démocratique coréen m’a tant marqué, c’est probablement parce qu’elle a une couleur particulière pour un observateur français. Elle rappelle à de nombreux égards les débats qui animent mon pays. Sur la forme, nous y retrouvons le caractère passionnel du débat politique français. Sur le fond, nous pouvons y déceler des thématiques communes, qui sont parfois étonnamment proches. Comment mieux faire participer le citoyen à la prise de décision politique ? Comment développer la démocratie locale ? Comment le numérique – la fameuse « Quatrième Révolution industrielle » – peut-il être mis au service de la démocratie sans pour autant représenter un danger pour le débat public (« fake news ») ? Ces défis animent autant les scènes politique et médiatique française que coréenne. C’est d’ailleurs une source de dialogue et de coopérations pour la France et la Corée, car l’attachement des Coréens à la démocratie et aux droits de l’Homme s’accompagne d’une soif de l’amener plus loin et d’une curiosité pour ce qui se fait ailleurs. Et comment faites-vous ceci en France ? Et comment répondez-vous à tel enjeu en France ? Et quel regard portez-vous sur la démocratie coréenne ? Nous avons beaucoup à apprendre de l’expérience et de l’ingéniosité des Coréens. Mais surtout, je crois que cette vitalité du débat politique a marqué le Français que je suis pour ce qu’elle dit de l’attachement viscéral – et l’adjectif est choisi à dessein – des Coréens à la démocratie et aux droits de l’Homme. Cet attachement résonne fort pour un Français et crée une affinité particulière, presque naturelle. À des milliers de kilomètres, les Français connaissent de mieux en mieux la Corée. Ils savent souvent qu’ils partagent des liens singuliers avec la Corée : une passion pour la gastronomie (et une inclination à en parler avant, pendant et après les repas), un certain art de la convivialité, un appétit pour la culture, qu’il s’agisse de la sienne ou de celle de l’autre, etc. Ces points communs font du séjour d’un Français en Corée un émerveillement de tous les jours. Mais j’ai le sentiment que souvent les Français ne réalisent pas à quel point ils sont proches des Coréens de par les valeurs que nous avons en partage. Peut-être sous-estimons-nous les liens que notre passion pour le débat politique – et notre désir parfois de le manifester publiquement et bruyamment – nous rapproche tout autant que notre curiosité pour la culture de l’autre. Bien sûr les démocraties sont nombreuses dans le monde mais les Français et les Coréens partagent probablement ce regard sourcilleux sur tout ce qui pourrait l’affaiblir, ainsi que cette volonté combative de vouloir la porter toujours plus loin. Ces derniers temps la pandémie de Covid -19 a dévoilé un nouveau visage de la Corée au public français. En filigrane de cette Corée de culture, de technologies et de sourires que les Français connaissent déjà bien, apparaît de plus en plus via les médias français une Corée puissance démocratique, qui sait allier dans sa réponse au Covid -19 la légitimité de l’État et la réactivité de l’entrepreneur, mais surtout la technologie à la protection des libertés fondamentales. Un monde post-Covid est à construire et chacun s’interroge sur la forme qu’il prendra. Eh bien, quatre ans après mon arrivée en Corée, je crois que les Français et les Coréens gagneraient à se réunir plus souvent autour d’un bol de makgeolli pour débattre ensemble de ce que nous pouvons apporter ensemble de beau et d’innovant à ce monde post-covidien qui émerge.
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INGRÉDIENTS CULINAIRES
Un délice estival plein de fraîcheur
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© Yonhap News Agency
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Quand vient l’été, un simple plat de nouilles froides, dites naengmyeon en coréen, peut aider à réveiller l’appétit et à refaire le plein d’énergie grâce au memil , ce sarrasin qui en constitue le principal ingrédient et qui renferme plus d’éléments nutritifs que la plupart des autres céréales, outre que sa farine se prête aussi à la confection d’une gelée et de crêpes appelées respectivement muk et jeon . Jeong Jae-hoon Pharmacien et rédacteur culinaire
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l’issue des entretiens qui se sont déroulés entre le président sud-coréen Moon Jae-in et le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un dans le cadre de leur réunion au sommet du 27 avril 2018, les deux chefs d’État ont partagé un repas composé de nouilles de sarrasin froides particulièrement bienvenues par les 22°C de cette chaude journée. Après avoir été témoins de cette scène, comme l’ont été de nombreux téléspectateurs du monde entier, les Coréens n’ont pas tardé à accourir dans les restaurants proposant des naengmyeon à leur menu ou à en acheter toutes préparées, les ventes de ces préparations enregistrant une hausse de 300%. Si la consommation de naengmyeon est aujourd’hui associée à la saison chaude, elle avait lieu à l’origine en hiver pour la bonne raison que les réfrigérateurs n’existaient pas encore et que n’était donc disponible qu’à cette époque de l’année la glace destinée au bouillon froid ou au jus de dongchimi, un kimchi de radis à l’eau qui le remplace souvent. En outre, la récolte du sarrasin n’intervient qu’en automne, car, bien que cette céréale pousse si rapidement qu’elle peut être moissonnée au bout d’à peine deux à trois mois, sa conservation par temps chaud s’avère difficile en raison de sa teneur en lipides, deux fois plus importante que celle de beaucoup de céréales et propice à sa décomposition. En effectuant les semailles en été, la récolte pourra être réalisée à la fin de l’automne, et ses fruits, engrangés pendant l’hiver à des températures favorables à leur préservation.
1. À la seule vue d’une soupe glacée aux naengmyeon de Pyongyang, on éprouve une impression de fraîcheur, puis on appréciera la consistance à la fois ferme et élastique de ces nouilles plongées dans du bouillon de viande 2. Naengmyeon de Hamhung agrémentées d’une sauce sucrée et épicée et garnies de minces tranches de concombre et de lieu jaune. Composées en grande partie d’amidon, ces nouilles s’avèrent d’une plus grande finesse que celles de Pyongyang et néanmoins tout aussi moelleuses.
Un mets de saison
La consommation de naengmyeon à la saison froide pouvait aussi s’expliquer par l’impression particulière que cette 2 © Newsbank fraîcheur procurait au mangeur assis sur un sol bien chauffé en ces jours d’hiver. En décembre 1929, une certaine Kim So-jeon faisait l’« éloge des naengmyeon » en ces termes dans le magazine de grande diffusion Byeolgeongon, dont le nom signifie « un autre monde ». « Après s’être régalé de ces nouilles et de leur jus de kimchi légèrement glacé, quel plaisir de s’allonger à l’endroit le plus chaud de la pièce pour y réchauffer son corps encore tout frissonnant ! Tels sont les délices des naengmyeon de Pyongyang ! Peut-être ceux qui n’y ont pas goûté peuvent-ils essayer de les imaginer ? » Un article paru dans le quotidien Dong-A Ilbo du 11 janvier 1973 évoque également cet agréable contraste en rapportant une conversation qu’avait eue avec son fils le maître de la danse masquée de Bongsan Kim Seon-bong (1922-1997) et dans laquelle il évoquait les hivers de son village natal de la province de Hwanghae située aux confins de la zone démilitarisée : « Après des parties de yut [jeu de société traditionnel] qui se prolongeaient tard dans la nuit, nous préparions des makguksu avec du jus de dongchimi glacé et garni de morceaux de faisan. Quelle saveur ! Nous claquions des dents en avalant ces nouilles froides en même temps que nous étouffions sous nos couvertures, assis sur le sol chaud … » S’il est communément admis que les makguksu se classent parmi les spécialités culinaires de la province montagneuse de Gangwon, elles ne constituent en réalité qu’une des nombreuses variantes de la préparation des naengmyeon, comme le révèlent les propos ci-dessus. Sachant que le vocable mak signifie « rugueux », leur nom dénote
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1 © Yonhap News Agency
Après la cuisson, qui sera de deux ou trois minutes tout au plus pour garder une consistance suffisamment ferme, il convient de rincer aussitôt les naengmyeon à l’eau froide pour éviter qu’elles ne ramollissent sous l’effet de la chaleur résiduelle ou qu’elles ne collent à cause de l’amidon présent à leur surface. 68 KOREANA Été 2020
à l’évidencet une préparation assez rudimentaire, comme dans le cas des makgwaja ou maksoju, qui sont respectivement des biscuits et un alcool, à moins qu’il ne se réfère aussi au sarrasin grossièrement moulu dont se composent les nouilles. Quoi qu’il en soit, ces deux hypothèses se rejoignent dans la mesure où un grain broyé sommairement ne peut conférer une texture fine à la pâte. Le mot mak a pour seconde acception « à l’instant » se référant ici à la rapidité qui s’impose dans la préparation et la cuisson des nouilles de sarrasin pour éviter la décomposition de leurs lipides et la disparition des éléments volatils responsables de leur saveur sous l’action de la chaleur. Soumise à des températures trop élevées, la mouture perdrait son délicieux goût de noisette et il importe donc que les nouilles soient confectionnées dès que le grain a été broyé, ce en quoi elles diffèrent d’une pâte à base de blé dur, dont la consistance est plus ferme, car plus pétrie et donnant en conséquence une teneur supérieure en gluten. Composé à 80 % d’amidon auquel s’ajoutent 14 % de protéines et une faible quantité de mucilage, le sarrasin produit une pâte peu collante, car dépourvue de gluten. La texture pourra en être encore améliorée, en fonction des proportions du mélange, par des additions d’amidon ou de farine de froment et en procédant le plus rapidement possible à la découpe des pâtes à la machine, cette consistance, ainsi que les qualités gustatives, n’en étant que meilleures. À cet effet, les organisateurs du sommet intercoréen de Panmunjom avaient pris soin de faire apporter à ce « village de la trêve » une machine de ce type qu’avait fournie le célèbre restaurant de naengmyeon Okryugwan de Pyongyang. Après l’opération de découpe, aussitôt suivie de la cuisson, qui sera de deux ou trois minutes tout au plus pour garder une consistance suffisamment ferme, il convient de rincer aussitôt les naengmyeon à l’eau froide pour éviter qu’elles ne ramollissent sous l’effet de la chaleur résiduelle ou qu’elles ne collent à cause de l’amidon présent à leur surface. Ces nouilles acquièrent fermeté et élasticité une fois plongées dans le bouillon froid qui peut s’agrémenter de quelques gouttes de sauce sucrée et épicée pour affiner le goût.
Querelles d’experts
Les machines à nouilles d’autrefois ont cédé la place à des appareils électriques, tandis que réfrigérateurs et congélateurs permettent de consommer celles-ci à tout moment de l’année, comme le soulignait le magazine Byeolgeongon dans son numéro de juillet 1931 : « Dans la province de Pyongan, les gens trouvent les naengmyeon plus savoureuses en hiver, alors que ceux de
Séoul les préfèrent l’été, même s’il est vrai que les premiers en mangent de plus en plus souvent en cette saison. Qu’ils soient d’ici ou de là-bas, les adeptes de cette consommation estivale préfèrent s’y adonner dans un restaurant dont c’est la spécialité. D’année en année, Séoul en compte toujours plus et, en Corée du Nord, un bol de ces nouilles coûte en moyenne 15 jeon, le goût de la préparation variant quant à lui selon les cuisiniers ». Depuis peu, les naengmyeon font l’objet de polémiques enflammées entre spécialistes de gastronomie coréenne et le néologisme anglais « mansplain », qui désigne la manière dont un homme condescend à donner des explications à une femme, a même servi, voici quelques années, à créer le terme « myeonsplain », à partir du vocable « myeon » qui signifie « nouilles », pour parler des avis qu’émettent les spécialistes sur ce que sont ou ne sont pas d’« authentiques naengmyeon ». Cette controverse porte plus exactement sur la question de savoir, de la préparation à la mode de Pyongan que consomment les habitants de Pyongyang ou de celle qui se mange le plus couramment à Séoul, laquelle s’avère la plus fidèle à la recette d’origine, et dégénère souvent en une critique comparative des nouilles et du bouillon, mais aussi du vinaigre, de la moutarde et de la garniture. Certains vont jusqu’à décréter qu’il convient de toujours « commencer par boire, puis [de] manger », affirmant que ce n’est qu’après avoir absorbé alcool et viande que l’on peut apprécier comme il se doit la saveur des naengmyeon, ce en quoi on ne saurait les contredire, car il est préférable de ne pas avoir faim pour déguster au mieux une préparation !
Les spécialités régionales
S’agissant de la manière d’accommoder les naengmyeon, il 2
n’existe pas de règle dans ce domaine étant donné l’infinie variété de leurs préparations, car, si la recette de Pyongyang en a été introduite en Corée du Sud par des réfugiés de la guerre de Corée, des variantes particulières en sont servies à Séoul, Uijeongbu ou Incheon, mais aussi à Daejeon et Daegu, qui les cuisinent à leur manière. Dans la ville de Jinju située dans la province du Gyeongsang du Sud, elles s’accompagnent d’un bouillon de fruits de mer et d’émincés de bœuf frits dits yukjeon, tandis qu’à Busan, ces nouilles elles-mêmes se composent intégralement de farine de froment. La préparation réalisée dans la province de Gangwon, qui porte le nom de makguksu, se décline en différentes recettes variant selon la nature des nouilles, du bouillon et de la garniture qui entrent dans leur composition. Ainsi, les naengmyeon de la région de Daegwallyeong située dans l’ouest contrastent, par l’emploi d’un sarrasin fin et blanc, avec la couleur sombre et l’aspect rugueux de celles de l’est de la province, qui se composent de cette céréale non décortiquée. Quant aux soupes qui accompagnent ces nouilles, elles vont du jus de dongchimi au bouillon de viande ou à la sauce de soja. Dans la ville de Sokcho qui s’étend sur le littoral, du côté sud de la zone démilitarisée, d’anciens réfugiés de la province nord-coréenne de Hamgyong consomment une préparation particulière garnie de lieu jaune et relevée d’une sauce épicée à base de concentré de piment rouge. Une nouvelle variété de sarrasin au goût plus amer permet d’obtenir des naengmyeon particulièrement appréciées ces temps derniers parce qu’elle contient de la rutine, ce flavonoïde riche en antioxydants propices au bon état des vaisseaux sanguins, dans une proportion vingt à cent fois supérieure à celle que renferme le sarrasin ordinaire. Des études en cours visent à réduire l’amertume qui provient de cette substance sans pour autant éliminer celle-ci, alors les gourmets pourront de nouveau se réjouir à la perspective de déguster un bon bol de nouilles froides au sarrasin quand sévit la canicule.
1. Confection des nouilles du makguksu. La pâte de farine de sarrasin étant totalement exempte de gluten, il convient de la découper à l’aide d’une machine à nouilles aussitôt après l’avoir pétrie afin d’obtenir une consistance ferme. 2. Particulièrement bien adapté à la torréfaction en vue d’une consommation sous forme de thé, le sarrasin amer provient le plus souvent de l’Himalaya chinois et népalais, les consommateurs de tous pays l’appréciant pour ses qualités diététiques et sa forte teneur en rutine. En Corée, les premières cultures de cette plante ont été réalisées il y a peu avec un certain succès. © Encyclopédie Naver
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MODE DE VIE
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n Corée, les consommateurs recourent à la livraison de leurs courses depuis déjà plusieurs années, et ce, sans que le confinement et le stockage de provisions n’aient été à l’ordre du jour, car la possibilité d’éviter les déplacements jusqu’à des magasins parfois éloignés a tôt fait de les convertir à cette nouvelle pratique. Cette tendance allait s’accentuer avec l’apparition de services de « livraison à l’aube » grâce auxquels la commande du client est préparée, emballée et livrée pendant que celui-ci dort sur ses deux oreilles. La situation actuelle imposant le respect de la distance physique entre les personnes, dans leur pays comme ailleurs, ce type de livraison s’avère désormais indispensable à leurs yeux.
L’adieu au supermarché
Alors que la livraison convenait, voire s’imposait autrefois lors de l’achat d’articles nombreux ou volumineux, dans les années 1990, la multiplication des grandes surfaces a favorisé le développement de cette pratique, qu’allait encore faire évoluer un service de « livraison à l’aube » proposé quinze ans plus tard par une petite start-up de vente en ligne. Cette prestation permet, moyennant commande et règlement avant minuit, de se faire apporter à domicile les aliments destinés au petit déjeuner dès le lendemain matin à sept heures ou plus tôt encore. Le soin apporté à leur emballage garantit une parfaite conservation des denrées périssables telles que viande et produits laitiers jusque sur la table du consommateur. En outre, la gamme des articles livrés ne se limite pas aux produits alimentaires et peut porter sur tout autre achat du client, y compris un simple liquide vaisselle. Ceux qui ont goûté à une telle commodité pouvant difficilement s’en passer par la suite, cette nouvelle pratique n’a pas manqué d’entraîner la fermeture de nombreux magasins. Pour bien des
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© Market Kurly
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Dormez tranquille ! Dans les villes coréennes, les services dits de « livraison à l’aube » ou de « livraison éclair » font d’ores et déjà partie du quotidien et, s’ils permettent de se faire apporter de bon matin des produits alimentaires commandés la veille avant minuit pour le petit déjeuner ou d’autres usages, cette pratique présente aussi quelques inconvénients. Kim Yong-sub Analyste de tendances
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actifs aux longues journées de travail, le rituel des courses du week-end exigeait de se déplacer jusqu’à une grande surface pour y remplir aussi rapidement que possible son chariot de provisions pour une semaine. Désormais, la livraison à domicile supprime en grande partie les longues heures de conduite suivies de la recherche d’une place de parking, puis le temps passé à parcourir les rayons et à attendre aux caisses. Les entreprises de logistique ont été promptes à s’engouffrer dans ce créneau en proposant des livraisons au pas de porte qualifiées d’« express ». Dans le secteur de l’habillement tout comme dans
celui des cosmétiques, les cyberboutiques auxquelles les acheteurs passent commande avant dix heures effectuent la livraison l’après-midi même. Quant au personnel des teintureries, il se rend chez les clients pour qu’ils leur remettent linge, vêtements, chaussures ou couvertures, voire des sacs ou chaussures pouvant être nettoyés. Après avoir lavé et repassé les vêtements qui leur sont confiés, ils les rapportent dans un délai de deux jours en se contentant de les suspendre devant la porte des intéressés sans que ceuxci n’aient à ouvrir.
Un climat de confiance
Quand s’est déclarée la pandémie de Covid -19, les consommateurs de nombreux pays se sont empressés de stocker des produits
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1. Le personnel travaille sans relâche à la préparation et à l’emballage des commandes dans ce centre de distribution d’une entreprise de logistique créée dernièrement. 2, 3. Les conditions de travail des livreurs posent aujourd’hui question dans la mesure où toujours plus de consommateurs se font livrer nuitamment à domicile des produits alimentaires, mais aussi d’autres types d’articles.
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de première nécessité, alors que la Corée ne connaissait pas cette réaction de panique en raison du civisme de sa population, ainsi que de la bonne implantation de ses pratiques logistiques, notamment en matière de livraison. Grâce à ces services parfaitement mis au point, les rayons des commerces n’y ont jamais êté dévalisés par des clients inquiets après avoir longuement attendu à l’entrée. Cette possibilité s’avère indéniablement très avantageuse par son côté pratique, mais aussi par le respect qu’elle autorise des consignes de limitation des contacts physiques à observer en cas de pandémie. Dans les immeubles résidentiels, les livreurs se contentent en effet de déposer les courses dans la loge du gardien ou tout simplement à la porte du client, après y avoir sonné, mais en repartant aussitôt, de telle sorte qu’aucune proximité n’intervient entre eux et leurs clients. À bien des égards, l’essor des « livraisons éclair » fournit un nouvel exemple du rythme rapide auquel aiment à vivre les Coréens depuis l’industrialisation fulgurante qu’a connu leur pays dans les années 1960 et 1970. Accoutumés qu’ils sont à agir au plus vite et à exiger des réactions rapides en toute circonstance, ils se montrent tout aussi impatients envers l’État, dont ils attendent les réalisations dans les plus brefs délais. Ce trait bien connu du caractère national s’est révélé bénéfique lors de la pandémie de Covid -19 grâce à la réactivité avec laquelle ont su y faire face tant
les professionnels de la santé et les pouvoirs publics que la population. La multiplication des livraisons de courses alimentaires s’explique également par la possibilité de laisser les produits concernés devant une porte sans craindre de les voir disparaître, ce qui n’a pas de quoi surprendre dans un pays où le client d’un café peut laisser son ordinateur portable et d’autres effets personnels sur sa table en toute tranquillité pour aller aux toilettes. Les commerçants eux-mêmes exposent souvent des marchandises devant leur magasin, sachant que personne ne les volera. Sans ce climat de confiance, jamais la pratique de la « livraison à l’aube » n’aurait pu s’implanter aussi durablement dans la vie quotidienne, car la perspective de ne pas fermer l’œil de la nuit, en s’inquiétant d’un vol éventuel commis au petit matin, a de quoi dissuader tout un chacun de recourir à ce service.
De bons et mauvais côtés
La disponibilité des livraisons à domicile vingt-
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L’essor des « livraisons éclair » fournit un nouvel exemple du rythme rapide auquel aiment à vivre les Coréens, ce trait bien connu du caractère national s’étant révélé bénéfique lors de la pandémie de Covid-19 grâce à la réactivité avec laquelle ont su y faire face tant les professionnels de la santé et les pouvoirs publics que la population.
1. Depuis que s’est déclarée la pandémie de Covid-19, les livreurs déposent le plus souvent les colis sur les pas de porte ou les suspendent aux poignées de porte pour éviter de se trouver en présence de leurs clients.
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2, 3. Les entreprises de logistique s’efforcent depuis peu de réduire autant que possible la taille de leurs emballages, mais aussi de recourir à des matières recyclables plus écologiques, car la surproduction de déchets de conditionnement se pose aujourd’hui de manière plus aiguë.
© Market Kurly
quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept impose évidemment des horaires décalés au personnel qui les assure, notamment en l’obligeant à dormir dans la journée, et ce, pour assurer la satisfaction du client. À cela s’ajoute le stress engendré par la contrainte de temps inhérente à cette activité, y compris de jour, en vue du respect des délais précis fixés par les clients, et la concurrence effrénée qui en résulte entre livreurs. En dépit de ce contexte très concurrentiel, ceux-ci ne sont pas rémunérés de manière satisfaisante, car les entreprises qui les emploient pratiquent de très faibles prix de livraison, de l’ordre de 2 500 à 3 000 wons, pour les petites et moyennes commandes. Ces travailleurs n’étant pas autorisés à se faire verser un pourboire, ils ne perçoivent que le faible montant de leur salaire,
d’où la revendication qu’ils ont émise dernièrement de se voir attribuer une prime de rapidité. Le succès des livraisons alimentaires pose aussi un problème environnemental en raison de la grande quantité d’emballages qu’elles exigent. Depuis quelque temps, figurent parmi ceux-ci les boîtes en polystyrène destinées à tenir au frais et protéger des chocs viande, fruits et légumes, les consommateurs devant alors se débarrasser de quantité de matière plastique non biodégradable. Autant de réalités déplaisantes que la grande commodité de la « livraison à l’aube » faisait oublier à ses débuts, mais qui posent aujourd’hui problème et incitent notamment certaines entreprises à réduire au maximum leurs emballages tout en privilégiant les matières recyclables. Certaines substituent ainsi aux packs de glace en plastique des sachets en papier remplis d’eau très froide ou des liens en papier au ruban adhésif en plastique, tandis que d’autres s’astreignent, à la récupération de récipients ou sacs usagés, et que les détaillants eux-mêmes évitent de placer leurs plus petits articles dans des boîtes surdimensionnées et enveloppées de papier bulle.
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 73
APERÇU DE LA LITTÉRATURE CORÉENNE
CRITIQUE
© Park Jae-hong
UN ESPOIR TOUT EN OMBRES ET LUMIÈRE
Pour l’écrivaine de soixante ans qu’était Park Chan-soon en 2006, la remise du prix de littérature du Chosun Ilbo a marqué le début d’une nouvelle carrière ponctuée par la parution de trois recueils de nouvelles. Par cette production inspirée de son expérience de traductrice de films et séries étrangers, l’auteure semble ainsi n’avoir rien à envier à ses confrères de générations plus récentes. Choi Jae-bong Journaliste au Hankyoreh
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ès ses débuts en littérature, Park Chan-soon situe l’action de ses œuvres dans des environnements multiculturels composés de personnes de différentes origines évoluant dans des lieux tout aussi divers. Intitulée Une brochette d’agneau à Garibong, sa toute première nouvelle campe ainsi le personnage d’une cuisinière sino-coréenne sans papiers, tandis que dans Le jardin de Balhae, l’une de celles qui composeront le recueil suivant, un commercial d’une entreprise coréenne doit s’expatrier en Ouzbékistan et que d’autres récits ayant pour jeunes protagonistes une réfugiée nord-coréenne ou un ressortissant chinois se déroulent à Prague, en Thaïlande ou dans une jungle du sud-est asiatique. Si ce caractère cosmo-
74 KOREANA Été 2020
polite se retrouve dans l’ensemble de la fiction des années 2000, il s’avère particulièrement prononcé chez Park Chansoon, car de cette ouverture à la diversité dépend, pour les personnages concernés, la possibilité d’un nouveau départ, faute de quoi ils se trouveront dans une impasse. L’auteure pose un regard bienveillant sur ces marginaux malmenés par la vie et semble leur laisser entrevoir une lueur d’espoir. Sur les onze nouvelles qui composent le recueil Le jardin de Balhae paru en 2009, trois brossent le portrait de ces traducteurs de films, d’émissions de télévision et de documentaires étrangers dont a été l’écrivaine pendant plus de trente ans avant d’entrer en littérature. Selon toute vraisem-
Park Chan-soon écrivait :
« En fin de compte, s’il est une chose à laquelle je puisse encore croire, ce sont ces brefs instants d’authenticité que connaissent dans leur quotidien ordinaire des personnes comme les autres aux moments les plus difficiles de leur vie ». blance, son expérience de traductrice, mais aussi de productrice de radio et de professeure dans une école d’interprétation et de traduction peuvent expliquer l’inspiration multiculturelle de ce premier recueil. Dans le deuxième, intitulé Les coccinelles volent tout là-haut (2013), ce trait se manifeste également aux côtés de préoccupations pour le sort des personnes connaissant une existence précaire, tel ce jeune ouvrier sri-lankais de l’usine coréenne d’Une promenade avec Rousseau. Champs de maïs de l’Iowa, îles de Key West, ville japonaise de Sendai ou La Havane : autant de lieux d’action témoignant d’un intérêt pour d’autres pays qui ne se démentira pas dans le recueil Train omnibus à Amsterdam édité en 2018. Dans ce dernier, vient s’ajouter l’importante composante thématique de l’histoire de la littérature par le biais de la nouvelle Le syndrome de Téhéran qui se déroule dans cette ville, comme l’indique son titre, mais a pour personnage principal un écrivain coréen résident qui enseigne la littérature coréenne à l’université, dont l’œuvre du romancier Kim Seung-ok (1941-). Quant à la nouvelle Un endroit pour les citrons, elle rapporte quelques anecdotes de la vie du poète coréen Jeong Ji-yong (1902-1950) lorsqu’il était étudiant à l’Université de Doshisha située à Kyoto et de l’écrivain japonais Motojiro Kajii (1901-1932). Un autre récit intitulé L’Orchestre de poésie Nord-Sud évoque les moments difficiles vécus par le critique littéraire palestinien Edward Said et le pianiste et chef d’orchestre juif Daniel Barenboim. Enfin, deux des autres textes de ce recueil rendent hommage au romancier Park Tae-won (1910-1986), à savoir Comment porter Sincheon à la taille - Une journée de la vie du romancier Kubo et 230, Seongbuk-dong. Dans les années 1930, cet écrivain, accéda à la notoriété grâce au roman Scènes du ruisseau Cheong-
gye et à la nouvelle Une journée de la vie du romancier Kubo, fut aussi ovationné pour le roman épique historique La guerre des paysans qu’il écrivit en Corée du Nord où il était parti en 1950, pendant la guerre de Corée. Il convient de souligner en passant que Bong Joon-ho, le réalisateur du film Parasite, n’est autre que son petit-fils. Les deux nouvelles citées témoignent du respect et de l’admiration qu’éprouve Park Chan-soon pour l’histoire de la littérature de son pays, ainsi que pour ses prédécesseurs qui l’ont écrite, notamment Park Tae-won, ce sentiment se doublant de la fierté d’y avoir désormais sa place. Si la nouvelle La fête des cendres publiée au sein du recueil Train omnibus à Amsterdam se démarque peu des précédentes livraisons, elle n’en révèle pas moins la maturité que son auteure aujourd’hui septuagénaire a acquise dans sa vision du monde. Son personnage principal prénommé Sinae, cinq ans après avoir perdu son mari, reçoit un appel d’un ami qui n’avait pu assister à ses obsèques et souhaite se recueillir sur sa tombe. Ne l’ayant elle-même pas fait depuis l’année qui a suivi le décès, Sinae accède à la demande de cet ami de le conduire sur les lieux et les souvenirs qu’évoquera ce dernier à cette occasion lui feront prendre conscience de ce qu’elle n’a jamais vraiment pleuré le défunt. Dans la postface de son recueil, Park Chan-soon écrivait : « En fin de compte, s’il est une chose à laquelle puisse encore croire, ce sont ces brefs instants d’authenticité que connaissent dans leur quotidien ordinaire des personnes comme les autres aux moments les plus difficiles de leur vie ». Dans les tristes existences qu’elles mènent en affrontant nombre d’épreuves, l’écrivaine ne décèle pas moins pour autant une étincelle de beauté qui, aussi petite soit-elle, éclaire leur sombre univers et anime peut-être leur créatrice d’une volonté d’écrire encore et toujours.
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 75
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