2020 Koreana Autumn(French)

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AUTOMNE 2020

ARTS ET CULTURE DE CORÉE

RUBRIQUE SPÉCIALE

Le boom de la livraison à domicile

Entre commodité et luxe ; La journée d’un livreur ; Naissance et évolution d’un secteur de l’économie ; Quand la BD raconte la vie d’un déchargeur ; Bons et mauvais côtés d’une industrie florissante

Le boom de la livraison à domicile

VOL. 21 N° 3

ISSN 1225-9101


IMAGE DE CORÉE

Sur la route de Buseok


D

© Ahn Hong-beom

ans ma ville natale de Yeongju, s’élève un temple du VIIe siècle dont le curieux nom de Buseok, qui signifie « rocher flottant », se réfère à l’histoire de son édification. Plus ou moins croyante, ma grand-mère n’allait pas moins y prier pour ses enfants et petits-enfants, en particulier moi-même, qui étais l’aîné de ces derniers. Quand venait le mois de mai, je me joignais à elle pour y fêter l’anniversaire de Bouddha et, en sa compagnie, je devais alors parcourir à pied dix li, soit quatre kilomètres, jusqu’au marché de Buseok, puis dix autres encore sur une route encaissée entre les montagnes où ne passait pas grand monde, car les voitures n’étaient pas encore parvenues jusqu’à chez nous à l’époque. Arrivés à l’entrée du sanctuaire, qu’annonçait un grand écriteau où étaient peints les mots « Temple de Buseok de la montagne de Taebaek », nous n’étions pas au bout de nos peines, car il nous fallait longuement monter par un chemin bordé de ginkgos et pommiers au bout duquel se dressait la porte des rois célestes, suivie de deux pavillons à cloche situés un peu en retrait, puis d’un grand escalier. Ses cent huit marches de pierre menant au Pavillon du paradis représentaient les kleshas, ces tourments qui assaillent l’esprit et sont au même nombre. En pénétrant dans la construction, nous découvrions une antique lanterne en pierre datant du royaume de Silla et, en ressortant, le Pavillon de la vie infinie à l’avant-toit pourvu d’angles si relevés qu’ils semblaient sur le point de prendre leur envol. J’y entrais docilement à la suite de ma grand-mère, qui ne manquait jamais de le faire par le côté, et m’inclinais à trois reprises devant le Bouddha Amitabha. C’est au dos de cet édifice que se trouve le fameux rocher flottant d’une légende rapportée par l’ouvrage historique du XIII e siècle Samguk yusa, c’est-à-dire « souvenirs des Trois Royaumes », mais dont je préfère pour ma part la version qui m’en était contée par ma grand-mère : « L’un des souverains de Silla souhaitant faire ériger un temple dans cette partie du territoire frontalière du royaume de Goguryeo afin de la placer sous la protection de Bouddha, il y dépêcha son précepteur national Uisang pour rechercher un emplacement adéquat à proximité d’un col. Un beau jour, l’homme, à la seule force de son index, détacha un énorme rocher de la montagne et le projeta haut dans le ciel, où cette masse de pierre se transforma en un nuage noir qui déversa de fortes pluies sept jours durant, avant de descendre jusqu’au terrain choisi. Pour autant, il ne s’y posa pas complètement et, aujourd’hui encore, si l’on tire sur une corde que l’on a glissée en dessous, celle-ci ne cassera pas ». Comme j’aime ce paysage que l’on embrasse du regard depuis la pagode blottie derrière le Pavillon de Seonmyo : ces toits aux lignes gracieusement incurvées du Pavillon de la vie infinie, ces crêtes du mont Sobaek qui ondulent par-delà le Pavillon du paradis, semblant se poursuivre comme les thèmes d’une fugue avant de disparaître, et ce couchant qui inonde peu à peu le les reliefs de sa merveilleuse lumière ! À l’arrière de la pagode, s’étend un sentier qui conduit à un modeste et paisible bâtiment doté d’un toit à pignon et abritant la salle des patriarches où se trouve la châsse du portrait de Uisang. Assis sur son soubassement exempt d’ornements, je pense à ce rocher géant qui, au dire de certains, remonterait de nuit dans le ciel, quand règne le calme, et regarderait dormir les enfants avec un sourire ému. Ma chère aïeule me manque cruellement. Kim Hwa-young Critique littéraire et membre de l’Académie coréenne des arts


Lettre de la rédactrice en chef

De précieux services en temps de crise

ÉDITEUR

Lee Geun

DIRECTEUR DE LA RÉDACTION

Kang Young-pil

RÉDACTRICE EN CHEF Choi Jung-wha

Alors que redouble de virulence la pandémie de Covid-19 qui frappe le monde depuis neuf mois, avec les effets désastreux que l’on sait, la Corée du Sud, jusqu’ici citée en exemple pour l’efficacité avec laquelle elle y faisait face, subit aujourd’hui une deuxième vague de contamination. La plupart des nouveaux cas y étant concentrés dans la capitale, celle-ci fait l’objet d’une mesure de confinement partiel à l’heure où sont écrites ces lignes. En proie aux inévitables répercussions économiques de cette recrudescence et à une montée de l’inquiétude quant à la durée de celleci, le pays voit disparaître nombre d’aspects qui faisaient le quotidien de ses habitants. C’est cette évolution de leur mode de vie qu’aborde ce numéro de Koreana en s’intéressant plus particulièrement à l’essor de la livraison à domicile, un secteur économique appelé à jouer un rôle important du fait de la crise sanitaire actuelle. Bien avant qu’elle n’éclate, cette pratique était déjà largement répandue, car très appréciée pour la sûreté et la rapidité avec lesquelles elle permettait de se faire apporter produits alimentaires ou autres articles. Par la suite, dans les premiers temps de la maladie, les Coréens ont donc pu éviter de céder à la panique et de se ruer dans les magasins pour acheter quantité de produits de première nécessité en vue de leur stockage. Ainsi, les excellents services de livraison dont ils bénéficient seraient à l’origine de leur comportement différent et le lecteur trouvera ici matière à s’informer sur cette activité qui connaît actuellement une forte expansion, mais présente des bons et mauvais côtés, comme toute autre.

RÉVISEUR

Suzanne Salinas

COMITÉ DE RÉDACTION

Han Kyung-koo

Benjamin Joinau

Jung Duk-hyun

Kim Hwa-young

Kim Young-na

Koh Mi-seok

Charles La Shure

Song Hye-jin

Song Young-man

Yoon Se-young

TRADUCTION

Kim Jeong-yeon

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIQUE

Kim Sin

RÉDACTEURS EN CHEF ADJOINTS

Ji Geun-hwa, Ham So-yeon

DIRECTEUR ARTISTIQUE

Kim Ji-yeon

DESIGNERS

Jang Ga-eun, Yeob Lan-kyeong

CONCEPTION ET MISE EN PAGE

Kim’s Communication Associates

240-21, Munbal-ro, Paju-si,

Gyeonggi-do 10881, Korea

www.gegd.co.kr

Tel : 82-31-955-7413

Fax : 82-31-955-7415

ABONNEMENTS ET CORRESPONDANCE Prix au numéro en Corée : 6 000 wons Autres pays : 9 $US

Choi Jung-wha Rédactrice en chef AUTRES RÉGIONS, Y COMPRIS LA CORÉE Voir les tarifs d’abonnement spéciaux à la page 80 de ce numéro.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE Automne 2020 IMPRIMÉ EN AUTOMNE 2020 Samsung Moonwha Printing Co. 10 Achasan-ro 11-gil, Seongdong-gu, Seoul 04796, Korea Tel : 82-2-468-0361/5 © Fondation de Corée 2020 Publication trimestrielle de la Fondation de Corée 55 Sinjung-ro, Seogwipo-si, Jeju-do 63565, Korea https://www.koreana.or.kr

Tous droits réservés.Toute reproduction intégrale ou partielle, faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de la Fondation de Corée, est illicite. Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction de Koreana ou de la Fondation de Corée. Koreana, revue trimestrielle

Vélo sur vent

enregistrée auprès du ministère de la Culture et du Tourisme

Ryu Seung-ok 2018, acrylique sur toile, 162 cm × 130 cm.

est aussi publiée en chinois, anglais, espagnol, arabe,

(Autorisation n°Ba-1033 du 8 août 1987), russe, japonais, allemand et indonésien.


Le boom de la livraison à domicile 04

RUBRIQUE SPÉCIALE 1

Entre commodité et luxe Lee Myoung-lang

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RUBRIQUE SPÉCIALE 4

Quand la BD raconte la vie d’un déchargeur Lee Jong-chul

08

RUBRIQUE SPÉCIALE 2

La journée d’un livreur Park Sang

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26

RUBRIQUE SPÉCIALE 5

Bons et mauvais côtés d’une industrie florissante Um Ji-yong

RUBRIQUE SPÉCIALE 3

Naissance et évolution d’un secteur de l’économie Joo Young-ha

© Agence de presse Yonhap

32 DOSSIERS

46 ESCAPADE

64 MODE DE VIE

Un rempart du patrimoine en temps de guerre

Un lieu où tout commence et tout finit

Du riz précuit à la gastronomie

Lee Chang-guy

Choi Ji-hye

56 DIVERTISSEMENT

68 APERÇU DE LA LITTÉRATURE CORÉENNE

L’époque des « multi-personnalités »

Un humour qui cache une certaine éthique

Kim Youngna

38 HISTOIRES DES DEUX CORÉES Témoignages sur la musique nord-coréenne

Jung Duk-hyun

Choi Jae-bong

Kim Hak-soon

42 AMOUREUX DE LA CORÉE Un point de vue sur le cinéma coréen Cho Yoon-jung

60 INGRÉDIENTS CULINAIRES La délicieuse manne automnale de la mer Jeong Jae-hoon

Qu’est devenue Choi Mijin ? Lee Ki-ho


RUBRIQUE SPÉCIALE 1

Le boom de la livraison à domicile

Entre commodité et luxe

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n me levant, ce matin, je vais comme toujours à la cuisine, mais en y entrant, je m’écrie : « Oh non, encore ! » à la vue des restes de poulet aux épices et de boulettes de riz en sauce abandonnés sur la table, puis, quand j’ouvre la poubelle, j’enrage encore plus en constatant qu’elle est pleine à craquer de récipients jetables. Les enfants doivent avoir commandé ces plats dans la nuit et maintenant, ils dorment sur leurs deux oreilles, car il n’est que six heures et demie. Si je me suis levée aussi tôt, c’est pour terminer un travail que j’avais entrepris, mais le spectacle que je découvre me décourage. Tant pis, pas de gâchis ! Je réchauffe l’ensemble au micro-

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ondes et l’agrémente du kkakdugi [kimchi pimenté de navets coupés en dés] que je gardais au réfrigérateur. Malgré ma colère, je dois avouer que les cuisses de poulet sont délicieuses, ainsi que les boulettes de riz, lesquelles sont même bien meilleures que celles que je fais, si bien que je me calme un peu et commence à voir les choses autrement. En fait, les enfants ont eu une attention en me laissant une part, car, s’ils avaient voulu que je ne sache rien de ce repas, ils se seraient empressés de faire tout disparaître, et en conséquence, ils m’ont épargné la préparation du petit déjeuner.


Si nul ne doute désormais de l’utilité de la livraison à domicile, à l’heure où chacun peut se faire apporter chez soi des articles en tous genres aussi indispensables que les produits alimentaires ou ménagers, les consommateurs d’un certain âge voient souvent un luxe dans cette pratique, tandis que les plus jeunes l’ont d’ores et déjà adoptée dans leur vie quotidienne. Lee Myoung-lang Romancière © gettyimages

Rassérénée, je m’apprête à aller vider ma poubelle, mais quand je veux ouvrir la porte, quelque chose gêne son ouverture, alors je la pousse plus fort et m’aperçois que c’était un colis de produits frais qui s’avère contenir du saumon cru accompagné de sauce, des steaks, des légumes et même du saeujang, cette marinade de crevettes à la sauce de soja. Pour consommer ces plats semi-élaborés, il suffit d’ouvrir leur emballage, d’ajouter la sauce également fournie et de passer le tout au micro-ondes. Ah, ces enfants ! Vont-ils tout commander, y compris ce que l’on peut faire à la maison ?

Livreur roulant à vive allure dans une rue de Séoul. Les deux-roues permettent avant tout d’éviter les embouteillages responsables de retards et d’autres problèmes.

Mécontentement et conflits

À l’époque de mes vingt ans, il ne serait venu à l’idée de personne de se faire livrer à la maison des repas autres que les occasionnelles fritures de poulet et nouilles chinoises à la sauce de haricots noirs appelées jjajangmyeon. En ces temps où l’Internet n’existait pas et où les livraisons à domicile étaient rares, les femmes devaient préparer chaque jour les repas, comme je m’y

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suis astreinte quand mes deux enfants étaient petits, mais aussi aller faire les courses une fois par semaine et en revenir lourdement chargée. La livraison des articles qui pèsent le plus, comme les sacs de riz et les bouteilles d’eau minérale ou de concentré de piment rouge dit gochujang, allait donc soulager les femmes d’une partie de cette corvée. À mes yeux, la livraison se résume à une commodité qui évite d’avoir à se déplacer, alors que mes enfants y trouvent beaucoup plus d’avantages. En se servant d’applications téléchargeables sur leur smartphone, ils commandent non seulement des produits de première nécessité, mais aussi des repas entiers, voire, depuis peu, les spécialités de restaurants connus où les clients font la queue à l’entrée. Pieds de porc assaisonnés et mijotés [jokbal], porc bouilli accompagné d’une garniture assaisonnée [bossam], tripes de bœuf [gopchang], bâtonnets de pâte de riz en sauce épicée [tteokbokgi], et même spaghetti : autant de préparations qui sont à leur disposition grâce à la livraison, un service aujourd’hui en pleine expansion dont ils profitent pleinement ! Quand ils veulent que je goûte à ces préparations succulentes, je ne peux m’empêcher d’être contrariée en pensant à l’argent qu’ils ont dépensé au lieu de les confectionner eux-mêmes. Alors que je me fais livrer pour des raisons pratiques, ils se le permettent inutilement et je ne saurais donc m’en réjouir, même si j’ai parfois l’impression d’être un peu dépassée.

Petit déjeuner express

Tandis que j’examine les denrées livrées, ma fille sort de sa

chambre et son arrivée me tire brusquement de mes pensées. -Super ! Qu’est-ce que c’est rapide ! Maman, j’ai commandé des crevettes à la sauce de soja, comme tu les aimes, et je vais préparer ton petit déjeuner. Toute contente, elle retire les légumes de leur emballage, les lave et les dispose sur une corbeille en osier, puis elle place le steak dans la friteuse pneumatique et aligne les crevettes sur mon assiette. -Maman ! Je ne sais pas si je pourrai le faire très souvent, mais j’ai l’intention d’improviser un petit déjeuner de temps en temps. J’ai même mis le réveil pour me lever. Ce site Internet est génial, non ? Il est un peu cher, évidemment, mais tout y est très frais. Je l’ai choisi parce que c’était pour toi ! Alors, tu ne trouves pas ta fille plus gentille que ton fils ? Elle semble si heureuse de son idée que je n’ai pas le cœur de gâcher ce sourire radieux en m’exclamant « Quoi ! Alors, maintenant, tu fais même livrer le petit déjeuner ! » et que je m’attable en m’efforçant de faire bonne figure. -Maman ! Ce ne sont pas des crevettes ordinaires qui sortent d’une boîte de conserve. Elles viennent directement d’un très bon restaurant japonais de Gangnam ! Étant donné le prix, je savais que tu n’en commanderais jamais, alors je l’ai fait à ta place. Ne me demande pas combien ça a coûté et régale-toi ! Me connaissant mieux que moi-même et pré-

1. En ces temps de pandémie de Covid-19, on assiste à un boom des livraisons qui n’exigent aucun contact humain, les articles achetés étant déposés sur le pas de porte du client.

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2. En Corée, toujours plus de jeunes trouvent plus pratique de se faire livrer les plats tout prêts destinés à leurs dîners de famille ou soirées entre amis pour s’épargner la corvée des courses et de la cuisine.

© gettyimages

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À dire vrai, l’idée de se faire livrer ne me plaît guère lorsqu’il s’agit d’alimentation, mais je reconnais que cette solution peut convenir à des célibataires ou à des gens qui ne savent pas cuisiner, car ils peuvent mettre à profit le temps qu’elle leur fait gagner en supprimant la préparation et la vaisselle pour se consacrer à d’autres activités.

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voyant ma réaction, elle m’a arrêtée tout de suite. Je me laisse donc convaincre et commence à manger l’une de ces fameuses crevettes. Je leur trouve d’abord le goût un peu piquant du gingembre, certainement, mais pas celui du poisson, et, sans être trop grasses, elles fondent littéralement dans la bouche.

Une maman pas comme les autres

L’argent n’a pas été dépensé en vain, je l’admets, et ma fille l’a prélevé sur ses économies pour m’offrir ce petit déjeuner, alors je ne me comporterais pas en vraie maman si je n’y faisais pas honneur. Il me faut manger de bon cœur et je me sers d’un peu de tout, mais voilà que mon téléphone sonne. -Dis, Myoung-lang ! C’est bien toi qui m’as fait livrer de la salade ? Pourquoi est-ce que tu t’es donné tout ce mal ? Elle n’est pas chère en ce moment, je peux en trouver au supermarché. Tu n’aurais pas dû ! C’est la plus âgée de mes tantes, qui vit à Incheon. -J’en ai commandé un plein carton. Comme on l’a emballée tout de suite, elle est très fraîche. Et puis il y a beaucoup plus de choix qu’au supermarché. Comme je sais que tu prends toujours la même, je t’en ai commandé plusieurs sortes pour changer. J’espère que tu les aimeras ! Et ma tante de répondre : « C’est vrai qu’il y en a

que je ne connaissais pas. Elle a l’air vraiment fraîche, je vais me régaler, mais tout ça doit avoir coûté très cher ! ». Elle se confond encore en remerciements et, tandis que je l’assure à moult reprises que ce n’est pas grand-chose, que cela m’a fait plaisir de lui faire ce cadeau, ma fille qui écoutait cette conversation a un petit sourire. -Dis donc, maman ! On dirait que tu sais te faire livrer ! -Ne te moque pas de moi ! En voyant mon regard de biais, elle part d’un éclat de rire.

Mon avis personnel

À dire vrai, l’idée de se faire livrer ne me plaît guère lorsqu’il s’agit d’alimentation, mais je reconnais que cette solution peut convenir à des célibataires ou à des gens qui ne savent pas cuisiner, car ils peuvent mettre à profit le temps qu’elle leur fait gagner en supprimant la préparation et la vaisselle pour se consacrer à d’autres activités. En outre, les travaux domestiques incombant encore trop souvent exclusivement aux femmes, la livraison de repas peut alléger leurs tâches et inciter à faire partager celles-ci plus équitablement, car il est temps que les maris sachent aussi se débrouiller dans ce domaine. Si les nouvelles pratiques qui font déjà partie de nos vies sont plus ou moins appréciées selon les générations, il est à espérer que celle de la livraison à domicile s’avérera globalement représenter un progrès. C’est la réflexion que je me fais en entamant mon steak cuit à la perfection.

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RUBRIQUE SPÉCIALE 2

Le boom de la livraison à domicile

La journée d’un livreur À un carrefour encombré, le feu passe au vert et les motos, devançant les voitures, bondissent aussitôt par dizaines, comme elles le font dans toutes les grandes villes du pays où des centaines de milliers de livreurs font diligence au péril de leur vie pour conduire à bon port les colis et aliments commandés par les clients. Park Sang Romancier

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Scène ordinaire d’embouteillages. Pour assurer le plus de livraisons possible en un temps record, il faut connaître les rues sur le bout des doigts et choisir le meilleur itinéraire, mais aussi savoir se faufiler entre les voitures aux heures de pointe. © NewsBank

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A

vant d’écrire des romans, j’ai successivement travaillé comme livreur pour un restaurant coréen situé dans un quartier de bureaux de Séoul, un restaurant chinois, à un endroit très fréquenté la nuit, et une pizzeria, en milieu résidentiel. J’ai même fait ce métier pour un restaurant japonais de Londres, le temps d’un bref séjour, ce qui m’a permis plus tard de mettre en avant mon « expérience professionnelle à l’étranger ». mais ne présente aucun intérêt en Corée, pays par excellence de la livraison. On n’y voit pourtant dans celle-ci qu’une activité exercée de manière occasionnelle, alors qu’elle constitue un métier à part entière au Royaume-Uni.

Un cruel dilemme

-Tu as su que le gars à cheveux longs était à l’hôpital ? Tandis que je m’apprêtais à commencer le travail, c’est le patron qui m’a annoncé la triste nouvelle. L’homme en question était pourtant expérimenté et quand il passait dans la rue, on aurait cru voir un coureur professionnel. Quelqu’un m’avait parlé d’une rupture avec sa petite amie et voilà qu’il avait un accident… Une fois de plus, les faits prouvaient qu’un livreur se doit à tout moment de rester aussi vigilant et concentré qu’un chirurgien, un analyste financier ou un pilote, car, à la moindre distraction, il court le risque d’être projeté à terre en une fraction de seconde. Quand j’étais livreur, j’avais froid dans le dos, y compris l’été, chaque fois que je voyais une moto posée tant bien que mal

sur le trottoir, au lieu d’avoir été garée normalement. En prenant le temps de l’observer, on remarquait les rayons tordus d’une roue ou d’autres parties très endommagées. Elle avait manifestement été placée là pour dégager la chaussée et une ambulance devait avoir emmené son propriétaire, l’un de ces trop nombreux livreurs victimes d’accidents. Dans l’entreprise où je travaillais, si un collègue disparaissait soudain, c’est qu’il était mort ou à l’hôpital. Je causais moi aussi des inquiétudes à mon patron par ma façon de conduire. -Gare à l’excès de vitesse ! Arrête de foncer comme un fou ! -Pas de souci ! De toute façon, je n’ai rien à perdre. -Ne dis pas de bêtises ! J’ai besoin de toi. Alors sois prudent ! Cette préoccupation, qui me touchait, était aussi bien fondée. À condition d’être titulaire du permis de conduire et de n’avoir pas froid aux yeux, tout un chacun peut exercer ce métier de livreur qui rapporte une assez bonne rémunération à la journée en fonction du nombre de courses effectuées et évite d’avoir à supporter les tracasseries d’un supérieur ou l’atmosphère

Dans la capitale, un livreur de la plate-forme de livraison Ddingdong, qui dessert exclusivement le quartier de Gangnam, charge une commande d’en-cas sur son scooter. Lorsqu’ils ne peuvent pas embaucher de livreurs, les petits restaurants font appel à ce type d’entreprise.

© NewsBank

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stressante d’un bureau. En revanche, il présente l’inconvénient d’être dangereux, car nombre de Coréens conduisent de manière imprudente après avoir obtenu trop facilement leur permis de conduire, de tels chauffards constituant un danger permanent pour les livreurs. C’est bel et bien leur vie que ceux-ci mettent en péril en conduisant aussi vite que possible pour livrer et gagner plus, risquant dès lors de se faire faucher par une voiture tout autant qu’un animal qui surgit sur la route. Nombre d’entre eux jugent leur engin plus rapide, mais, s’il est vrai que les faibles dimensions de celui-ci semblent lui conférer cette supériorité, l’automobile n’en demeure pas moins plus puissante et va donc plus vite. S’ils choisissent au contraire de ralentir pour privilégier leur sécurité, ils s’exposent à de plus faibles rentrées d’argent. Comment alors échapper à cette alternative, à moins peut-être de gagner au loto, et je parierais d’ailleurs que tout livreur en a toujours un ticket dans sa poche.

Un savoir-faire professionnel

Le téléphone commence à sonner à onze heures et, d’ici à midi, chaque homme aura assuré une trentaine de courses, à raison d’environ cinq minutes pour chacune, ce temps moyen autorisant douze livraisons en une heure et le double en deux. Lorsqu’il s’avère plus long, ce qui se produit souvent, le livreur est amené à desservir plusieurs clients sur un même parcours. En faisant appel à sa bonne connaissance du terrain, il trace alors en pensée l’itinéraire qui le mènera d’une destination à l’autre, car sa tête ne lui sert pas qu’à porter un casque. Il y a des limites à ce que peut transporter une moto et le temps est compté, alors, dans ce métier, il faut savoir déterminer à tout moment quel est le meilleur trajet. En outre, le livreur doit se montrer capable d’apprécier les conditions optimales de circulation en un lieu donné, comme le temps que met le feu à passer au vert ou au rouge à tel ou tel croisement situé devant tel ou tel magasin, par exemple, et, arrivé à destination, s’il vaut mieux monter chez le client par l’escalier ou l’ascenseur pour réaliser un gain de temps. Tout livreur confirmé possède un sixième sens l’avertissant que quelqu’un va déboucher d’une ruelle ou que la voiture arrivant en sens inverse va soudain faire demi-tour, mais le véritable professionnel est celui qui ressent la satisfaction du travail bien fait, quand

d’autres ne l’éprouveront jamais. Me voilà parti ! J’effectue mon trajet en espérant que la voiture qui me précède respectera les feux, qu’un vélo ne déboulera pas sans crier gare, que je n’accrocherai personne, que ma moto ne glissera pas sur une peau de banane ou ne fera pas un saut périlleux à cause d’un nid-de-poule. Je ne cesse de prier en mon for intérieur. Quoi qu’il advienne, je dois m’en tirer au mieux pour rester en vie. Bien vite, j’ai cependant une seule idée en tête, à savoir de respecter les délais pour ne pas avoir à subir de récriminations !

Des conditions indignes

Mes premiers clients de la journée, qui travaillent dans une entreprise, se montrent toujours désagréables par leur manière désobligeante de s’adresser à moi et vont jusqu’à m’insulter au moindre retard. Ce comportement grossier provient du sentiment de supériorité que leur inspire leur situation par rapport à celle d’un livreur, dont la condition modeste justifie un tel traitement à leurs yeux. Je sens la colère monter quand je reviens ramasser les assiettes qu’ils ont vidées. -Ne laissez pas de déchets, s’il vous plaît. Personne ne daigne me répondre, comme si je n’existais pas. Qui plus est, ces clients sont mauvais payeurs et mettent un temps fou à apposer leur signature sur le registre mensuel où ils consignent leurs achats, comme s’il s’agissait d’un document de la plus haute importance, signant parfois pour trois personnes alors que quatre ont mangé. Quand je viens chercher mon dû, à chaque fin de mois, ils ont le toupet de me crier : -Mais grands dieux, puisque je vous dis que nous vous paierons plus tard. On ne va pas vous voler, tout de même ! C’est pourtant bien ce qu’ils ont fait un jour, alors mon patron et moi avons pourchassé ces filous pour exiger un règlement, mais en vain. Ce genre d’incident n’arriverait plus aujourd’hui, car toute commande se doit d’être payée par avance en ligne ou sur une application, la technologie se révélant très utile à cet égard. La course suivante a pour destination une usine où règne une telle activité que je me demande si les gens y trouvent le temps de manger. En partant, je remarque les yeux injectés de sang des ouvriers, comme les miens qu’irritent en permanence les gaz d’échappement et la poussière de la rue. Je n’ai guère le temps de m’interroger sur nos malheurs respectifs, puisque je dois me ruer vers la prochaine adresse, qui est celle d’un motel. Il commence à pleuvoir et j’entends d’ici le téléphone sonner sans arrêt au restaurant comme si j’y étais, car le mauvais temps incite les gens à commander leurs repas. J’enfile mon imperméable en plastique et enroule une petite serviette autour de mon cou, mais rien de cela n’arrête la pluie qui s’abat sans cesse sur moi tandis que je reprends tristement

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La tête ne sert pas qu’à porter un casque. Il y a des limites à ce que peut transporter une moto et le temps est compté, alors, dans ce métier, il faut savoir déterminer à tout moment quel est le meilleur trajet. ma route. Trempé jusqu’aux os comme un pauvre malheureux, je pénètre dans le motel d’un pas traînant à cause de mes chaussures alourdies par l’eau. L’homme qui m’ouvre et prend livraison des plats ne porte qu’une serviette autour des reins. Il doit avoir passé commande pour éviter d’avoir à s’habiller, ce qu’il se résigne quand même à faire, tandis que je lui souhaite intérieurement de pouvoir faire encore l’amour et dormir tout son soûl. En espérant aussi qu’il mènera une existence moins agitée et jouira d’une meilleure qualité de vie, tout comme moi, et m’en retourne au restaurant.

La recherche d’un équilibre

Les repas à livrer vont refroidir, alors le temps presse. Les gens qui commandent ne doivent pas être exigeants quant aux saveurs, car il va de soi que des aliments présentés dans un grand bol en plastique, lui-même recouvert de film plastique et soumis à de nombreuses secousses durant son transport, ne pourront jamais égaler les préparations réalisées par le cuisinier d’un bon restaurant et apportées toutes chaudes par un serveur affable. Les clients n’en apprécient pas moins l’aspect pratique de la livraison à domicile, car elle leur épargne de longues attentes, outre que certains d’entre eux sont peu difficiles et n’ont pas de préférence en matière culinaire. Cette pratique entraîne cependant l’utilisation d’un grand nombre d’emballages jetables à l’origine d’une importante pollution par les micro-plastiques, ce qui m’incite à m’interroger. Pourquoi nous flatter de pouvoir nous faire apporter tout et n’importe quoi partout et à tout moment ? Ce service en plein essor participe-t-il d’une meilleure qualité de vie ? Ce mode de consommation évolué possède-t-il des avantages, hormis celui de savoir que l’on ne mourra pas de faim en dépit du confinement imposé par la pandémie de Covid-19 ? N’y a-t-il pas de fortes chances que l’on tombe un jour sur un livreur excédé par le stress et le manque de considération ? L’omniprésence de la livraison peut-elle faire oublier tous ses aspects fâcheux ? Mais, d’abord et avant tout, est-il normal de privilégier la commodité sans se préoccuper de ses conséquences sur l’environnement ? Pour éviter les embouteillages, les livreurs à moto s’engouffrent dans des ruelles étroites et, faute de disposer de places

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de stationnement adéquates, ils garent leur engin sur les trottoirs, les passages piétons et à peu près partout ailleurs, ce qui est toléré en Corée. En outre, ils n’hésitent pas à commettre des infractions au code de la route, ne tiennent souvent pas compte des panneaux de signalisation et conduisent parfois même à contresens. N’étant pas facilement visibles dans les rétroviseurs des voitures, ils signalent leur présence en faisant rugir leur moteur et prennent au dépourvu les automobilistes par leur conduite imprévisible. En réalité, la livraison de repas dans les délais impartis est incompatible avec un strict respect des règles de la circulation routière. Les livreurs eux-mêmes n’ont guère le loisir de se poser ces questions. Devinant l’impatience du client dont l’estomac commence à grouiller, ils s’élancent sur la chaussée en se concentrant du mieux qu’ils le peuvent. J’entreprends ma dernière course pour une entreprise où a lieu une fête et ma moto vacille un peu sous le poids de sa grosse commande. À mon arrivée, je suis accueilli par un groupe de personnes qui se tiennent sous une banderole et m’adressent des saluts chaleureux. Elles semblent heureuses d’avoir tout organisé ensemble et ma livraison les en récompense quelque peu. Tandis que je m’éloigne, l’un d’eux me rattrape et me tend un pourboire avec ces mots courtois : « Nous avons beaucoup commandé ! Ça doit avoir été lourd ! Je vous remercie beaucoup de nous avoir livrés malgré la pluie ». Cette gratification et ces paroles aimables chassent à elles seules toute ma fatigue. La journée a été longue. Cou et épaules ankylosés par le port de mon lourd casque et des heures de circulation à moto, mains mouillées et ridées par la pluie, jambes affaiblies par les nombreux escaliers qu’il m’a fallu monter et descendre, il me faut pourtant assurer une ultime livraison, à savoir celle de mon corps fourbu que je ramènerai à la maison et coucherai dans mon lit douillet. Je démarre en sifflotant un petit air..


© Shutterstock, photo de Kelli Hayden

Livraison nocturne du poulet grillé d’un des nombreux petits restaurants d’une ruelle située près de l’Université Konkuk, dans l’est de Séoul.

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RUBRIQUE SPÉCIALE 3

Le boom de la livraison à domicile

© Musée national de Corée

Naissance et évolution d’un secteur de l’économie Si le smartphone permet aujourd’hui de passer commande pour se faire apporter toutes sortes d’articles, on ne saurait croire que la livraison à domicile est apparue du jour au lendemain, puisque de premières formes de cette pratique existaient déjà sous le royaume de Joseon (1392-1910) et allaient connaître dès lors de très rapides évolutions qu’il est intéressant de retracer. Joo Young-ha Professeur à l’École supérieure de l’Institut de civilisation coréenne

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remier Occidental à exercer les fonctions de conseiller auprès du gouvernement de Joseon, l’ancien vice-consul allemand Paul Georg von Möllendorff s’établit en 1882 à Hanyang, l’actuelle Séoul, après avoir quitté le poste qu’il occupait dans la ville chinoise de Tianjin sous la dynastie des Qing. La communauté étrangère étant alors peu nombreuse, le nouveau venu s’inquiéta à son arrivée de savoir où il pourrait dîner, mais ses craintes furent de courte durée, car, le soir même, un fonctionnaire coréen lui rendit visite dans sa résidence provisoire en compagnie de quelques domestiques qui apportaient une litière en bois lourdement chargée. Sous la pièce d’étoffe qui la recouvrait, étaient disposées différentes préparations qui lui étaient inconnues, mais qu’il plaça sur sa table et consomma sans plus attendre, comme il l’avait fait en Chine en pareilles circonstances.

Tribut et présents

Sous le royaume de Joseon, la livraison de marchandises représentait un secteur important de l’économie du royaume dans la mesure où elle participait de la gestion des affaires de l’État. Le financement des dépenses de la cour recourait en grande partie aux différents impôts en nature acquittés par la population. En vue des cérémonies célébrées tous les mois en l’honneur des ancêtres au sanctuaire royal de Jongmyo, l’approvisionnement en denrées destinées aux offrandes telles que les céréales, le poisson, les fruits ou le sel, mais aussi en papier et en ustensiles de cuisine, incombait ainsi aux administrateurs provinciaux, qui veillaient également à leur expédition. Les fonctionnaires chargés de sa mise en oeuvre dirigeaient les opérations de chargement des produits, ainsi que leur transport par des charrettes et bateaux, et risquaient de se voir rétrograder s’ils n’accomplissaient pas convenablement cette importante fonction. Les gentilshommes de province, dits yangban, faisaient quant à eux présent de produits locaux de l’agriculture ou de la pêche aux grands personnages de la

Chemin du marché enneigé, œuvre attribuée à Yi Hyeong-rok (1808-?). XIXe siècle. Encre et couleurs sur papier, 38,8 cm × 28,2 cm. Musée national de Corée. Cette peinture datant de l’époque de Joseon représente des marchands menant au marché les chevaux ou bœufs qui portent leurs produits et fait partie d’un album d’oeuvres qui seraient dues au peintre de cour Yi Hyeong-rok.

capitale, à l’instar de Kim Su-jong (1671-1736), un riche aristocrate de la ville de Buan située dans la province de Jeolla. Il avait ainsi coutume de faire porter à des connaissances et dignitaires de Hanyang des fruits de mer séchés tels que des concombres de mer, ormeaux, moules et poulpes, ainsi que des faisans, du porc et des kakis. Les articles de papeterie et de bambou valant aussi à cette région d’être réputée pour ses fabrications, les nobles de la capitale appréciaient également les rouleaux de papier de mûrier fin, éventails, chapeaux et peignes de cette provenance. À partir du port de Buan, les navires qui transportaient cette précieuse cargaison longeaient le littoral occidental jusqu’à l’embouchure du Han par laquelle ils pénétraient pour gagner le port de Mapo, où les produits étaient triés, puis acheminés par charrette à bras ou hotte pour être remis en mains propres. L’ensemble des opérations était confié aux serviteurs de Kim Su-jong, qui, à chaque étape de leur déroulement, faisait dresser en deux exemplaires la liste détaillée des articles envoyés, à l’intention du destinataire et de lui-même. Les domestiques livraient parfois des produits de première nécessité aux yangban eux-mêmes lorsque ceux-ci se trouvaient loin de leur épouse. Un document d’archives fait ainsi mention d’une femme de la famille des Yi d’Andong, une ville de la province de Gyeongsang, qui expédia à son conjoint Kim Jinhwa (1793-1850), après qu’il eut été affecté à un lointain poste administratif, différentes denrées alimentaires parmi lesquelles figuraient des poulpes, sérioles et turbots, ainsi que du sel et du concentré de piment rouge et de soja respectivement dits gochujang et doenjang, entre autres condiments. À son tour, son époux lui fit apporter des maquereaux, lieus jaunes, ayu et harengs, de même que du bœuf. Les transactions monétaires étant réprouvées par les lettrés néo-confucianistes, l’échange d’objets leur paraissait convenir le mieux à une conduite vertueuse. Selon certains historiens de l’économie, cette façon de penser pourrait avoir été à l’origine de l’essor que connurent les activités de livraison pendant la période de Joseon.

La persistance des préjugés sociaux

Au tournant du siècle dernier, la Corée, bien que subissant l’occupation coloniale, allait entamer une modernisation progressive qui vit notamment se multiplier les restaurants populaires dans les villes, mais, si la société fortement hiérarchisée de Joseon était en train d’évoluer, les clivages de classe traditionnels n’en subsistaient pas moins. À ce propos, il convient de souligner que les préjugés sociaux inhérents à ces divisions furent à l’origine de l’apparition de la livraison commerciale d’aliments. Dans les années 1920, le seolleongtang, cette soupe aux os de bœuf très appréciée, figurait au menu des restaurants populaires de Séoul

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tenus que tenaient le plus souvent par les bouchers, une profession reléguée au rang social le plus bas de la société prémoderne, et il aurait donc paru impensable à un membre de la noblesse de se mêler aux petites gens qui fréquentaient ces établissements, une livraison permettant en revanche de déguster ce plat chez soi. Ce n’est qu’après l’avoir consommé que l’on s’acquittait le plus souvent du paiement correspondant au coursier venu reprendre la vaisselle, non sans rencontrer parfois quelques difficultés pour se faire régler. Un restaurant de seolleongtang de Jongno recevait souvent des commandes d’un certain client qui disparaissait au retour du livreur pour éviter de le payer, si bien qu’un jour, ce dernier, excédé d’être venu plusieurs fois en vain réclamer son dû, retourna sur les lieux en compagnie d’amis chargés d’intimider la domestique et la police arrêta par la suite ce mauvais payeur. Outre cette préparation, les plats les plus couramment livrés comportaient alors les naengmyeon, qui sont des nouilles de sarrasin au bouillon froid, et la ddeokguk, une soupe aux rondelles de pâte de riz, deux spécialités très prisées des restaurants toujours plus nombreux de la capitale et des autres villes. La plupart du temps, c’est au téléphone que le client faisait sa commande, bien que ce mode de communication ne soit alors guère répandu. Quant à la livraison, elle s’effectuait à bicyclette, main gauche sur le guidon et assiettes dans la droite, sous les yeux des badauds qui assistaient à cette scène digne d’une représentation de cirque.

Charrettes à bras et bicyclettes

L’apparition des marchés au cœur des villes allait faire entrer le personnage du livreur dans la vie quotidienne, car les marchands

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voyaient en lui la possibilité de se faire apporter les repas qu’ils ne pouvaient pas prendre dans les restaurants les plus proches sans s’éloigner de leur étal. Ces livraisons étaient d’ordinaire assurées par des femmes qui portaient sur leur tête un grand plateau soutenant bols et assiettes et s’avançaient avec précaution pour maintenir le tout en équilibre. Jusque dans les plus grands restaurants proposant une cuisine traditionnelle, existaient des menus de repas à livrer qui se composaient de dizaines de plats et que l’on transportait sur une litière en bois. Lors des banquets, il arrivait aussi que les cuisiniers et serveurs aillent prêter main forte au personnel des riches demeures et, dans les meilleurs restaurants chinois, les commandes de la clientèle étaient livrées à titre gracieux. Les premiers livreurs professionnels assuraient également la distribution du courrier postal, des journaux et des boissons alcoolisées, tandis que des coursiers à bicyclette apportaient la bière des brasseries aux restaurants et cafés. Quand survint la Libération coréenne qui chassa l’occupant japonais et à laquelle succéda la guerre de Corée, une croissance économique dite « comprimée » allait entraîner l’urbanisation et l’industrialisation rapides du pays. Dans ce contexte de forte expansion du commerce intérieur, la logistique nécessaire au transport entre grossistes et détaillants allait être fournie en grande partie par les charrettes à bras des coursiers qui achetaient parfois eux-mêmes des articles pour les revendre au même prix aux petits commer-

1. Sur ce dessin humoristique d’Ahn Seok-ju paru le 5 avril 1934 dans le quotidien Chosun Ilbo sous le titre Un livreur de plats et une dame, cette dernière, à la vue du livreur qui tient à hauteur d’épaule son plateau chargé de plats, s’exclame : « Comme ça doit être lourd ! », ce à quoi l’homme réplique : « Sûrement pas autant que ce que vous avez aux doigts et sur la tête ! » 2. Facteur, vers 1900. En 1884, la création du Bureau général de l’administration des postes a permis la mise en œuvre d’un service postal moderne, la distribution du courrier étant assurée dans les premiers temps au moyen de charrettes tirées par des chevaux. 3. Sur cette photo datant des années 1930, des livreurs se tiennent devant le restaurant Sajeongok d’Incheon, si réputé pour ses délicieuses nouilles froides, dites naengmyeon, que les clients lui en commandaient jusque dans le quartier de Myeong-dong situé dans la capitale.

© The Chosun Ilbo

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3 © Musée d’histoire de Bupyeong

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© Musée national d’histoire contemporaine de Corée

© Lim Sang-cheol

4. Intitulée Matin, cette photographie de 1946 due à Lim Eung-sik montre des jeunes filles portant des bassines pleines de fleurs dans une rue de Busan. Elle est conservée par le Musée national d’art moderne et contemporain. 5. Dans les années 1950, ce livreur de naengmyeon tient d’une main son guidon et soutient de l’autre la large planche chargée de bols reposant sur son épaule. Ce même homme allait par la suite ouvrir un restaurant proposant cette spécialité, à la mode de Hamheung, dans la ville côtière de Sokcho, non loin de la zone démilitarisée.

5 © Musée municipal de Sokcho

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1. Un nouveau jour plein d’espoir (titre provisoire), une photographie de 1960 due à Lim Eung-sik, montre de jeunes livreurs de journaux courant dans une rue de Myeong-dong, un quartier de la capitale. Dans les familles pauvres, les enfants effectuaient souvent ce travail pour payer l’école et gagner leur argent de poche. 2. Cette photographie qui a pour titre Ikseondong a été réalisée en 1993 par Han Jeong-sik. On y voit un livreur de cuisine chinoise circuler à bicyclette dans une ruelle du centre résidentiel de Séoul en tenant d’une main sa grande boîte en fer-blanc. Les restaurants chinois assurent des livraisons de repas depuis les années 1960. 3. Livreur de briquettes de charbon perforées portant sa hotte dans un bidonville à flanc de colline de Séoul, au début des années 1970. Entre l’après-guerre et la fin des années 1990, l’usage de ce type de combustible était très répandu pour chauffer les logements et alimenter les cuisinières. 1 © Lim Sang-cheol

2 © Han Jeong-sik

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3 © NewsBank

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Contrairement à ses aînés, la génération des Coréens nés à partir des années 1980 n’a pas tardé à adopter les technologies numériques qui faisaient leur apparition à cette époque et à profiter de ses nombreuses possibilités, notamment dans le domaine de la livraison à domicile aujourd’hui si répandue dans le pays.

1. À la fin des années 1990, près de l’Université de Koryeo, on voyait souvent Cho Tae-hun, ce livreur d’un restaurant chinois du quartier, passer dans la rue à toute allure sur sa moto abondamment décorée. Un passage à la télévision allait faire de lui une célébrité nationale.

1 © NewsBank

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2. Au marché de Namdaemun situé à Séoul, cette employée d’un restaurant porte sur sa tête plusieurs plateaux où s’empilent les plats destinés aux marchands qui ne peuvent pas s’éloigner de leur étal pour aller manger.


effectuaient à peu près deux cents par jour, leur permettait tant bien que mal de joindre les deux bouts.

Motos et applications sur smartphone

2 © Ville de Séoul, photo de Mun Deok-gwan

çants. S’ils se privaient ce faisant d’une marge bénéficiaire au niveau de la distribution, la revente des récipients vides aux grossistes leur rapportait tout au moins quelques gains. Dans les villes, on se chauffait alors à l’aide de briquettes de charbon perforées qui servaient aussi à alimenter le feu des cuisinières et, en prévision de l’hiver, nombre de familles entreposaient ce combustible en quantité dans leur grenier. Quel que soit le volume d’une commande, les usines de briquettes n’assuraient pas leur livraison chez les particuliers, dès lors contraints de les transporter eux-mêmes dans une charrette de location. Dans les années 1970, une forte hausse de la demande de ce produit allait inciter les commerces à proposer sa livraison à domicile moyennant paiement. Suite au développement des locations de braseros destinés aux étals dépourvus de moyens de chauffage, les deux plus grands marchés de Séoul que sont Namdaemun et Dongdaemun étaient envahis dès cinq heures du matin par des livreurs qui attendaient la commande, à l’affût devant leur brasero portable où brûlait une briquette. Au prix de celle-ci, s’ajoutait un petit montant correspondant à la livraison qui, s’ils en

La livraison de cuisine chinoise a connu un important essor dans les années 1960 et a longtemps eu la faveur des consommateurs coréens, la bicyclette ayant constitué encore assez tard son principal moyen de transport. À la fin des années 1970, la Corée décidant de limiter l’accès des ressortissants chinois à ses universités suite à un changement de cap en matière d’immigration, nombre de ceux-ci allaient se résigner à partir pour Taïwan. Les livreurs coréens ayant travaillé pour ceux d’entre eux qui étaient restaurateurs allaient à leur tour ouvrir des restaurants du même type. L’explosion des livraisons de cuisine chinoise a aussi résulté de l’apparition des grands ensembles qui ont poussé comme des champignons dans le paysage urbain en constituant autant de zones résidentielles à forte densité de population. Dans les années 1980, voyant leur pouvoir d’achat progresser, toujours plus de consommateurs auront recours à la livraison de repas et favoriseront ainsi l’essor de cette activité, comme allait en témoigner en 1982 l’article d’un journal économique qui voyait dans celle-ci un secteur très porteur. Cette tendance ne fera d’ailleurs que s’accentuer à l’approche des Jeux olympiques de Séoul de 1988, avec la multiplication de chaînes de restauration rapide de style américain dans les rues des villes, que sillonnaient aussi désormais de jeunes livreurs à moto de pizza, cette spécialité italienne jusque-là méconnue de nombreux Coréens. Ce moyen de transport s’avérant particulièrement bien adapté par sa vitesse et sa commodité, restaurants chinois et marchés traditionnels allaient à leur tour l’adopter et renoncer à la livraison à pied ou à bicyclette. C’est au cours de la décennie suivante que fait son apparition un mode de livraison nouveau, dit de porte-à-porte, qui est le plus répandu aujourd’hui et consiste à acheminer les colis jusqu’au pas de porte de leur destinataire. Si ce nouveau procédé de livraison inventé au Japon semblait alors prometteur sur le plan commercial, les consommateurs coréens n’y ont pas adhéré d’emblée en raison de l’obligation qu’il imposait de payer séparément les frais de livraison. Toutefois, ils ont rapidement compris tout l’intérêt de se faire apporter leurs achats jusque chez eux pour une somme modique et cette pratique a pris dès lors toujours plus d’ampleur pour aboutir aux applications mobiles mises au point dans les années 2010. Contrairement à ses aînés, la génération des Coréens nés à partir des années 1980 n’a pas tardé à adopter les technologies numériques qui faisaient leur apparition à cette époque et à profiter de ses nombreuses possibilités, notamment dans le domaine de la livraison à domicile aujourd’hui si répandue dans le pays.

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RUBRIQUE SPÉCIALE 4

Le boom de la livraison à domicile

Quand la BD raconte la vie d’un déchargeur Entre leur commande et leur arrivée chez le client, les marchandises du commerce en ligne passent entre de nombreuses mains, dont celles des hommes qui débarrassent les camions de leur lourd chargement et c’est leur travail qu’évoque la bande dessinée Kkadaegi éditée en 2019, car son auteur, Lee Jong-chul, en a lui-même l’expérience. Lee Jong-chul Dessinateur de bandes dessinées

Tu ferais mieux de chercher un travail correct. Tu vas te ruiner la santé, à faire des kkadaegi .

Ouf, han !

Ouf, han !

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A

près avoir obtenu mon diplôme des beauxarts dans une université de province, je suis parti pour Séoul sans projet précis, mais bien décidé à exercer le métier de dessinateur de bandes dessinées dont je rêvais depuis toujours. Dans les premiers temps, mes parents m’envoyaient quelque argent avec lequel je ne pouvais subvenir à mes besoins dans la capitale, alors, avant de pouvoir me consacrer pleinement à ce travail, il m’a bien fallu gagner ma vie autrement. Cinq à six heures suffiraient à m’assurer un revenu convenable et me laisseraient assez de temps pour le dessin. C’est alors que je suis tombé sur cette offre d’emploi de déchargeur aux horaires très matinaux, mais à temps partiel. J’ai hésité un moment en me demandant s’il ne serait pas trop épuisant, mais je me suis décidé à postuler au vu de la proximité du lieu de travail et de la rémunération supérieure au salaire horaire minimum. Quand j’ai téléphoné, mon interlocuteur m’a demandé si je pouvais commencer dès le lendemain, ce que j’ai accepté, et c’est ainsi que j’ai débuté dans la profession.

Un premier poste

L’exécution d’une commande en ligne se déroule selon plusieurs étapes avant de parvenir chez le client, la première étant son traitement et sa préparation par le fournisseur de livraison, après quoi l’entreprise de livraison partenaire assure son enlèvement et son transport jusqu’à un entrepôt. Les colis réceptionnés sont alors chargés sur des camions et acheminés vers le centre de distribution national de cette même société pour y être triés Oh là ! de nuit en fonction Que c’e st lourd du code postal du ! destinataire. Des travailleurs à temps partiel se chargent ensuite d’une nouvelle mise

sur camion en vue d’un départ au petit matin vers les centres régionaux correspondants qui les déchargeront et livreront à l’utilisateur final. C’est dans l’un de ces derniers centres que j’allais occuper mon premier poste à temps partiel. À mon arrivée, le patron m’a demandé si j’avais déjà fait du « kkadaegi », c’est-à-dire, dans le jargon de la profession, du chargement et déchargement de camions. Comme j’avouais mon manque d’expérience, il m’a présenté un collègue qui travaillait aussi à temps partiel et avec lequel je ferais équipe. D’un caractère à première vue taciturne, ce quinquagénaire grisonnant ne m’en a pas moins expliqué toutes les étapes du travail par le menu, mais sans poser de question, hormis comment je m’appelais, et encore n’a-t-il demandé que mon nom de famille, car les gens restent peu dans ce métier d’une grande pénibilité. Par la suite, il s’est donc contenté de ce patronyme, Lee, pour s’adresser à moi, tandis que je disais « monsieur Woo ».

« Bidon » et protège-reins

Notre travail consistait à débarrasser les camions de leur chargement et à placer celui-ci sur une courroie de transport le long de laquelle se tenaient les livreurs pour prélever les colis correspondant à leur zone d’affectation. Un camion de onze tonnes transporte en moyenne sept à huit cents colis, voire plus de mille, alors il faut une journée pour en vider quatre ou cinq, à raison de quarante à cinquante minutes par véhicule que prend en charge une équipe de deux personnes. Quand j’en avais déchargé un seul, je flageolais sur mes jambes après avoir suffoqué et sué à grosses gouttes à cause du manque de ventilation du « bidon », cette remorque où la poussière qui volait a commencé dès le premier jour à me piquer le nez et la gorge. Je m’expliquais maintenant l’écart de 2 000 à 3 000 wons dont je bénéficiais par rapport au salaire minimum horaire. Quant à la journée de travail, elle commençait à sept heures et s’achevait en début

Dans son premier album de bandes dessinées intitulé Kkadaegi (Bori Publishing, 2019), Lee Jong-chul parle du métier de déchargeur qu’il a exercé à temps partiel pour une entreprise de livraison. Par l’originalité de son thème de la précarité, cette œuvre a éveillé un grand intérêt au Salon du livre de Leipzig de 2019.

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Garder au sec


Un camion de onze tonnes transporte en moyenne sept à huit cents colis, voire plus de mille, alors il faut une journée pour en vider quatre ou cinq, à raison de quarante à cinquante minutes par véhicule que prend en charge une équipe de deux personnes.

J’ai travaillé avec toute sorte de gens : un ancien gardien de but de la Ligue K3, un jeune qui préparait le concours national de la police, un ouvrier d’une usine de semi-conducteurs marié très tôt et désireux de procurer une vie meilleure à sa famille et un retraité de la fonction publique qui y avait travaillé trente ans, ou encore notre chef d’équipe quadragénaire qui vivait avec sa mère malade. Autant de parcours à chaque fois si différents !

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L’hiver, le vent était glacial.

La seule façon de supporter

ce froid était de l’ignorer. J’avais toujours froid, même avec des caleçons longs et deux paires de chaussettes.

Dis, tu raconteras mon histoire avec tes dessins, un jour ?

Ce sera une longue histoire. Triste à pleurer.


d’après-midi, les livreurs prenant alors la relève pour emporter les colis tant attendus. Au fil du temps, j’ai noué quelques amitiés avec ces collègues qui arrivaient à la même heure que moi, mais terminaient tard le soir, voire bien après minuit pour répondre à une forte hausse de la demande à certaines époques de l’année. Rémunérés à la livraison à raison de moins de mille wons, ces travailleurs indépendants nous incitaient à redoubler de vitesse pour pouvoir emporter les colis plus vite, alors que nous souhaitions nous accorder quelques pauses, cette divergence ne manquant pas d’entraîner de temps à autre des conflits. Les centres de distribution se trouvant le plus souvent en plein air, il y règne une chaleur accablante l’été et un froid polaire en hiver. Dans l’intervalle, arrivait le fameux « pic des livraisons » auquel donnaient lieu chaque année les congés automnaux de la fête des récoltes de Chuseok. C’était la haute saison durant laquelle s’empilaient sacs de riz ou d’autres céréales de la récolte, chou salé destiné au kimchi et ce dernier condiment lui-même. Pour faire face à un tel surcroît de travail sans prendre de risque, le port d’un protège-reins s’imposait. Monsieur Woo s’étant fait embaucher comme camionneur pour le transport de nuit des légumes jusqu’à un marché agricole et aux poissons situé dans la banlieue de Séoul, j’ai donné moi aussi ma démission et m’apprêtais à le rejoindre, quand un éditeur m’a proposé de travailler sur une série de bandes dessinées pour enfants. En apprenant la bonne nouvelle, monsieur Woo s’en Frag ile est réjoui et m’a conseillé de ne plus revenir au centre, ce que je lui ai promis de faire. Je n’allais pas tarder à

me rendre compte que je ne pourrais pas vivre de ma nouvelle activité et à me résigner donc à accepter un emploi dans une autre entreprise de livraison en me gardant bien d’en informer monsieur Woo. « J’ai connu un jeune qui s’appelait Lee Jong-chul. J’ai travaillé quelque temps avec lui. Il s’est donné bien du mal pour combiner ça avec le dessin, mais maintenant, il est dessinateur ». C’est le souvenir que j’espère avoir laissé à mon ancien collègue.

À chacun son histoire

Si mon nouvel emploi allait s’avérer plus harassant encore, il n’en comportait pas moins certains avantages, dont celui de rencontrer des gens d’horizons très divers, tel cet ancien gardien de but de la Ligue K3, ce jeune qui préparait le concours national de la police, cet ouvrier d’une usine de semi-conducteurs marié très tôt et désireux de procurer une vie meilleure à sa famille et ce retraité de la fonction publique qui y avait travaillé trente ans, ou encore notre chef d’équipe quadragénaire qui vivait avec sa mère malade : autant de parcours à chaque fois si différents ! Au fur et à mesure que je les côtoyais, l’idée m’est venue d’en brosser le portrait dans une bande dessinée et, à cet effet, j’ai commencé à prendre des notes à leur sujet afin de mettre en images un récit où ils auraient la satisfaction de se retrouver. C’est ainsi que j’ai fait paraître mon album Kkadaegi l’année passée. En ces temps difficiles de pandémie mondiale, le secteur de la livraison connaît une forte expansion, car il permet de se faire apporter les articles de son choix sans le moindre risque, partout et à tout moment. En raison de l’explosion de la demande à laquelle ils doivent répondre, il arrive que des livreurs à moto fassent une chute, parce que trop chargés. En pensant à ces étiquettes de colis marquées des mots « Ne pas lancer », « Ne pas poser à l’envers » ou « Fragile », je me suis fait la réflexion que de telles précautions ne devraient pas s’appliquer uniquement aux marchandises qu’apportent les livreurs alors, depuis, je les mets souvent en garde : « Faites bien attention à vous, à votre corps et à votre esprit ! »

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RUBRIQUE SPÉCIALE 5

Le boom de la livraison à domicile

© Agence de presse Yonhap

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Bons et mauvais côtés d’une industrie florissante En ces temps de pandémie de Covid-19 annonciateurs d’un nouveau mode de vie caractérisé par moins de contacts humains, le secteur de la livraison à domicile connaît une forte expansion, car les plates-formes d’applications mobiles qui en sont le support ne se limitent désormais plus à l’alimentation et étendent leurs prestations à une plus large gamme de produits. En dépit de cet important essor, elles doivent se garder d’évoluer vers une position de monopole et veiller à offrir des conditions de travail correctes à leur personnel. Um Ji-yong Journaliste au Byline Network

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elon les données statistiques nationales, les achats du commerce en ligne coréen ont atteint pour la première fois le montant à six chiffres de 114 000 milliards de wons en 2018 et, si les plats cuisinés ne représentaient que 4,6 % de ce chiffre, leur part allait s’accroître fortement au premier semestre de l’année en cours et passer la barre des mille milliards de wons mensuels. Au seul mois d’avril dernier, ce poste a enregistré une progression de 83,7 % par rapport à l’année passée, ce qui lui a permis d’occuper 10,5 % du marché et de se placer en troisième position, derrière les produits alimentaires et boissons, suivis des appareils électroménagers, de l’électronique et des télécommunications, les parts de marché respectives de ces secteurs s’élevant à 12,7 % et à 11,5 %. Il va sans dire que l’actuelle pandémie de Covid19 est, dans une large mesure, à l’origine de cette évolution, car les mesures de distanciation physique

À l’heure où la pandémie de Covid-19 incite toujours plus à se faire livrer sans le moindre contact entre les personnes, les colis s’entassent et de nombreux employés effectuent leur tri dans ce centre de distribution d’une entreprise de livraison de Séoul. Cette activité en plein essor engendre une importante charge de travail qui se double de conditions d’exercice difficiles.

qu’elle impose entraînent une baisse de fréquentation des restaurants et substituent à cette pratique celles de l’achat de plats à emporter et de la commande en vue d’une livraison. Lors d’une étude réalisée par l’institut de sondage spécialisé dans les applications mobiles Open Survey, 70 % des consommateurs quadragénaires et quinquagénaires interrogés ont déclaré se faire livrer des repas pour éviter les sorties au restaurant, ce qu’ils ne faisaient que très peu auparavant. Cette intéressante évolution permet de penser que les habitudes prises par commodité pendant la crise sanitaire actuelle persisteront lorsqu’elle prendra fin, et ce, non seulement en matière alimentaire, mais aussi dans l’achat d’autres types de produits.

Une offre plus large

Avant même que n’éclate la pandémie, le secteur de la livraison à domicile bénéficiait déjà du succès des plates-formes de livraison accessibles au moyen d’applications mobiles, notamment depuis la mise sur le marché de l’iPhone d’Apple en 2007, qui allait inciter ces entreprises à rechercher un créneau dans cet environnement. L’appel téléphonique classique, qui permettait de passer commande à partir des informations fournies par une brochure ou un prospectus, allait peu à peu céder la place à une transaction par smartphone autorisant un suivi de bout en bout de la livraison au moyen d’une application mobile. Les plates-formes qui assurent ces prestations tirent leurs revenus des espaces publicitaires achetés sur leur application par les restaurateurs qui sont leurs clients ou des commissions qu’elles prélèvent sur les commandes.

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Un sondage effectué en mars 2019 par l’Association coréenne de l’industrie des services alimentaires a montré que 62,2 % des commandes de plats cuisinés avaient été passées au moyen d’une application mobile et 37,5 % seulement, au téléphone. Des études ultérieures ont confirmé cette tendance, dont l’enquête qu’Open Survey a réalisée au début de l’année auprès de 1 500 hommes et femmes de 20 à 59 ans vivant dans différentes régions, 60 % desquels se sont avérés avoir régulièrement commandé des repas sur un site Internet ou une application pour smartphone. Afin d’être toujours plus concurrentielles, les plates-formes de livraison rivalisent d’efforts pour attirer restaurants et consommateurs, en proposant notamment à ces derniers un paiement mobile plus simple qu’ils privilégient pour régler achats et livraison en une seule fois. Plus sûr face aux risques actuels de contagion, le paiement en ligne gagne rapidement du terrain au détriment du contre-remboursement en espèces ou par carte de crédit. Pour plus de sécurité, nombre d’acheteurs exigent même que les commandes soient déposées sur leur pas de porte et évitent ainsi tout contact avec les livreurs. La tendance actuelle est aussi à la diversification des articles disponibles en vue d’une commande, puisque viennent désormais s’ajouter aux plats cuisinés les en-cas et nouilles instantanées, mais aussi des produits de première nécessité, tels l’eau minérale, le papier hygiénique et les détergents, ou des produits frais comme

la viande et les fruits et légumes, ainsi que les plats semi-cuits. L’entreprise Woowa Brothers Corp., qui exploite la première plate-forme coréenne de livraison à domicile, Baedal Minjok, également connue sous son nom abrégé de Baemin, a lancé l’année dernière son service de livraison B Mart, qui porte sur des articles d’usage courant vendus en supermarché. De son côté, Delivery Hero Korea, qui possède les deuxième et troisième plates-formes respectivement dénommées Yogiyo et Baedaltong, a également entrepris d’élargir la gamme de produits qu’elle propose au consommateur en partenariat avec les supermarchés et commerces de proximité. Enfin, toujours plus de plates-formes de livraison offrent aussi aux restaurants des prestations telles que la fourniture d’ingrédients, de récipients, d’emballages et d’articles connexes, outre qu’elles se dotent parfois d’un réseau de points de vente destiné à l’approvisionnement direct des restaurants.

Monopole et concurrence

Le marché coréen de la livraison de plats est dominé par le duopole que détiennent l’entreprise coréenne

1. Bicyclettes de livreur mises à disposition par la plate-forme Vroong Friends près d’une station de métro. Tout travailleur à temps partiel dûment inscrit peut emprunter l’une d’elles pour effectuer des livraisons. Ne pouvant plus faire face à l’afflux des commandes au moyen de leur personnel à temps plein, les fournisseurs de livraison ont entrepris de recruter des livreurs à temps partiel. 2. Les principales applications mobiles de livraison alimentaire sont, de gauche à droite, Baedal Minjok, Yogiyo et Baedaltong. Selon les chiffres enregistrés par la plate-forme mobile de données massives IGAWorks, le nombre d’utilisateurs d’Android OS est le plus élevé chez Baedal Minjok (9 701 158), suivi de Yogiyo (4 926 269), Coupang Eats (391 244) et Baedaltong (272 139). Après s’être maintenue à la troisième place depuis sa création en 2010, cette dernière plate-forme allait se voir dépasser par Coupang Eats au premier semestre 2020. 1 © Um Ji-yong

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Woowa Brothers, qui a créé la plate-forme Baemin en juin 2010, et Delivery Hero Korea, la succursale coréenne du géant multinational allemand du secteur, Delivery Hero. En 2012, Delivery Hero Korea allait mettre en place une deuxième plateforme dénommée Yogiyo, puis, deux ans plus tard, s’emparer de nouvelles parts de marché en rachetant Baedaltong, créatrice de la première application coréenne de livraison en avril 2010. Dès 2020, cette situation duopolistique allait être ébranlée par les répercussions du séisme que laissait présager l’annonce par Delivery Hero Korea, fin 2019, de son intention de reprendre sa maison mère Woowa Brothers. Si ce projet d’acquisition reçoit l’aval de la Commission coréenne du commerce équitable, à laquelle est soumis tout projet de fusion et acquisition, la nouvelle entreprise qui naîtra de ce regroupement détiendra les trois principales platesformes du secteur et occupera ainsi 99 % du marché. La perspective de ce quasi-monopole n’a pas manqué de susciter l’émotion chez les clients des platesformes, lesquels redoutent une éventuelle flambée

des commissions et encarts publicitaires, les consommateurs craignant quant à eux celle du prix des livraisons. Woowa Brothers s’est empressé de leur assurer que sa reprise ne compromettrait en aucun cas l’autonomie de chaque entité dans sa gestion et son positionnement sur le marché, mais le débat est loin d’être clos. Pour éviter que le groupe ne se rende maître de l’offre sur ce marché, certaines collectivités locales ont d’ores et déjà riposté, ou sont en voie de le faire, en vue d’assurer elles-mêmes de telles prestations au sein de leur région. De plus, en se joignant à la concurrence, de nouveaux venus tels que Coupang Eats et WeMakePrice O sont susceptibles de changer la donne sur ce marché.

Les fournisseurs de livraison

En parallèle avec la forte tendance à l’expansion que connaissent les plates-formes de livraison, un second phénomène est à signaler sur le marché de la livraison alimentaire, à savoir l’apparition du nouveau métier de fournisseur de livraison. Les entreprises se limitant jusqu’ici à jouer le rôle d’intermédiaires entre restaurants et consommateurs, elles n’avaient pas à se doter d’une infrastructure logistique et les restaurateurs se chargeaient d’assurer les livraisons soit en les effectuant eux-mêmes, soit en recourant à des livreurs. Dans ce dernier cas, comme le gros des commandes leur parvenait

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à l’heure du déjeuner et du dîner ou en pleine nuit, il fallait occuper les livreurs aux heures creuses, notamment par la distribution de réclames. C’est dans cette faille que se sont engouffrés de nouveaux professionnels, dits fournisseurs de livraison, qui proposent leurs prestations moyennant une rémunération mensuelle pouvant aller de 100 000 à 150 000 wons et couvrant leurs frais, à laquelle s’ajoute le prix de la livraison ellemême, qui s’élève à environ 3 000 wons. En faisant appel à cette nouvelle sous-traitance, les patrons de restaurants réalisent une économie par rapport au coût salarial d’un livreur. À l’époque des premières start-ups de fournisseurs apparues en 2013, les restaurants ont préféré un temps faire alterner les deux modes de livraison, mais par la suite, ils ont été toujours plus nombreux à solliciter exclusivement ces nouveaux prestataires de services. Les plus importants d’entre eux par leur chiffre d’affaires mensuel sont les entreprises Saenggakdaero, Barogo et Mesh Korea, dont les volumes de commande respectifs se chiffrent à 10, 9,8 et 4 millions de wons, et, si aucune des trois ne dégage à ce jour de bénéfice net en raison du caractère très concurrentiel du marché, toutes voient leurs affaires progresser considérablement. Woowa Brothers et Delivery Hero Korea, qui régnaient en maîtres sur les plates-formes de première génération, ont tôt fait de mettre sur pied leur propre réseau logistique en créant respectivement Baemin Riders et Yogiyo Plus. Non contente de cela, Delivery Hero Korea ira jusqu’à racheter Barogo au prix de 20 milliards de wons, ce qui répondait manifestement à une volonté d’accroître son potentiel logistique. Dans la mesure où ils comprennent les prestations des fournisseurs de livraison, les montants facturés par Baemin et Yogiyo atteignent 15 à 30 %, dépassant donc ceux des premières plates-formes, qui étaient compris entre 6 et 12 %. Les plates-formes qui ont adopté avec succès ce nouveau modèle commercial ont pour nom Coupang Eats, Ddingdong et Foodfly. La première appartient au numéro un coréen du commerce de détail en ligne, la seconde intervenant exclusivement dans le quartier de Gangnam, à Séoul, et la troisième ayant été rachetée par Yogiyo. Par la dimension logistique dont elles se sont dotées, elles constituent une deuxième génération d’entreprises qui représente la tendance actuelle dans le secteur de la livraison alimentaire.

Les travailleurs des plates-formes

Sur le plan social, ces entreprises suscitent des préoccupations quant aux conditions de travail de leur personnel, ces « travailleurs des platesformes » toujours plus nombreux composés de sous-traitants indépendants qui viennent renflouer leurs équipes de livreurs à plein temps. Une bonne illustration de cette pratique est fournie par les plates-formes Barogo Flex de Barogo, Vroong Friends de Mesh Korea et Baemin Connect de Woowa Brothers. Quant à Coupang Eats, elle a très rapidement fait appel

Livreur de Vroong Friends sortant d’une supérette de Séoul après y avoir enlevé des articles. Au fur et à mesure qu’augmente la demande de livraisons, celles-ci portent aussi sur les produits vendus en supérette, qui viennent ainsi élargir la gamme déjà disponible. Ici, le magasin a fait passer son horaire de livraison de 11h00-23h00 à 24 heures sur 24.

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Les conditions dans lesquelles exercent les livreurs des plates-formes suscitent cependant des inquiétudes, car, dans la législation actuelle, ces livreurs indépendants d’un nouveau genre sont répertoriés en tant que « travailleurs exerçant des emplois spéciaux », un statut très vague qui ne leur donne droit à aucune protection en cas d’accident ou de conflit avec leur employeur. à ces livreurs indépendants, étant submergée par un afflux de commandes auquel ne parvenait pas à répondre son personnel et confrontée aux réclamations de ses clients en raison de retards ou erreurs de livraison. Pour faire face à ces « coups de feu » qui surviennent en zone urbaine dans certains créneaux horaires, les principaux fournisseurs de livraison recrutent des livreurs indépendants par le procédé dit du « crowdsourcing », c’est-à-dire de l’externalisation ouverte ou production participative. Lors de l’embauche, ils mettent en avant la liberté dont ceux-ci disposeront de choisir leurs horaires et durées de travail, sachant qu’ils sont rémunérés à raison de 3 500 à 4 000 wons par livraison, alors que leurs collègues à temps plein temps n’en perçoivent que 3 000. Ces avantages s’avèrent attractifs pour les livreurs indépendants et, selon Woowa Brothers, 14 730 d’entre eux travaillaient pour Baemin Connect en février 2020, soit un effectif sept fois plus important que celui des 2 300 personnes à temps plein qui composent l’effectif de Baemin Riders. Les conditions dans lesquelles exercent les livreurs des plates-formes suscitent cependant des inquiétudes, car, dans la législation actuelle, ces livreurs indépendants d’un nouveau genre sont répertoriés en tant que « travailleurs exerçant des emplois spéciaux », un statut très vague qui ne leur donne droit à aucune protection en cas d’accident ou de conflit avec leur employeur. Ils ne peuvent bénéficier ni du régime général de l’assurance maladie ni des congés payés prévus par la législation du travail. L’explosion de la demande de livraisons entraînée par la survenue de la pandémie de Covid-19 pose de nouveau la question de conditions de travail et d’atteintes aux droits fondamentaux qui prennent l’ampleur d’un problème de société, si bien que des voix s’élèvent pour réclamer les nécessaires modifications de leur statut en vue d’une meilleure protection de cette catégorie de travailleurs. © NewsBank

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DOSSIERS

UN REMPART DU PATRIMOINE EN TEMPS DE GUERRE Le Musée national de Corée accueillait dernièrement l’exposition temporaire Le musée et la guerre : commémoration du 70 e anniversaire de la guerre de Corée pour rendre hommage à ceux dont l’action permit de préserver les trésors du patrimoine culturel national pendant la guerre de Corée, notamment le père de l’auteure qui, avant elle, fut directeur de cet établissement, ainsi que ses collaborateurs coréens et américains. Kim Youngna Professeure émérite à l’Université nationale de Séoul et ancienne directrice du Musée national de Corée

Réunion du personnel du Musée national se déroulant dans l’un des bâtiments du Musée de Busan en 1952, époque à laquelle cette ville était la capitale provisoire du pays en guerre. Kim Jae-won, qui fut le premier directeur de cet établissement, est assis au centre (sixième à partir de la gauche).

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© Musée national de Corée

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S

i les guerres se soldent toujours par de lourdes pertes humaines, elles occasionnent aussi d’importants dommages au patrimoine culturel et artistique d’un pays par son pillage ou sa destruction délibérée visant à anéantir l’identité nationale dont il participe. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne nazie fit ainsi systématiquement main basse sur les œuvres et objets d’art des vaincus, ainsi que sur leurs documents et ouvrages historiques. Lors des procès de Nuremberg qui succédèrent à ce conflit, l’évaluation de ce butin de guerre à pas moins de 250 000 chefs-d’œuvre incita à classer de telles déprédations au nombre des crimes de guerre. À peine quelques années plus tard, la fratricide guerre de Corée allait menacer de voir se répéter de telles exactions à l’encontre des trésors du patrimoine de l’un des belligérants, à savoir les riches collections du Musée national de la Corée du Sud, n’eussent été les efforts surhumains, et pourtant trop souvent méconnus jusqu’ici, qu’entreprit cet établissement pour faire transporter ses pièces jusqu’à Busan, alors capitale provisoire du pays.

Des chefs-d’œuvre en péril

L’action de Kim Jae-won, qui fut le premier à assurer la direction du Musée, allait s’avérer décisive pour la préservation de ce patrimoine artistique d’une valeur inestimable. Après avoir effectué ses études à l’Université de Munich pendant la montée du nazisme, puis assisté dans ses recherches l’éminent archéologue, sinologue et professeur de l’Université de Gand Carl Hentze, Kim Jae-won

revint en 1940 au pays, où il allait enseigner l’allemand à la Faculté de Bosung, l’actuelle Université de Koryeo. Au lendemain de la Libération coréenne qui mit fin au joug colonial japonais en août 1945, le gouvernement militaire américain souhaita pourvoir le poste de directeur du Musée national de Corée connu auparavant sous le nom de Musée du gouvernement général japonais de Corée. Il porta son choix sur Kim Jae-won en raison de la spécialité d’archéologue que celui-ci avait acquise en Allemagne et, pas plus tard qu’en décembre 1945, l’heureux élu prenait la tête du Musée, où il allait demeurer jusqu’en 1970. Quand survint l’invasion nord-coréenne à la date fatidique du 25 juin 1950 et que tomba Séoul, des réaménagements étaient encore en cours au Musée national de Corée, qui occupait une construction de style occidental appartenant au domaine du palais de Gyeongbok. Trois jours plus tard, le drapeau nord-coréen fut hissé au faîte de ce bâtiment et des cris se firent entendre pour exiger le départ du président Syngman Rhee. Se sachant menacé, car l’armée nord-coréenne pourchassait les personnages clés du pays, Kim Jae-won prit la fuite et trouva refuge chez une connaissance. L’envahisseur projetant de s’emparer des collections du Musée national pour les emporter à Pyongyang, ainsi que celle de Chun Hyung-pil (1906-1962), le fondateur du Musée d’art Kansong, ordre fut donné au personnel d’emballer ses pièces les plus importantes afin de les entreposer à un autre endroit de la capitale. Les employés s’effor-

1. Cette vue de 1915 du palais de Gyeongbok comporte un bâtiment de style occidental que fit édifier le gouvernement colonial japonais, après en avoir supprimé nombre d’autres sur ce site, afin d’y installer le Musée du gouvernement général japonais de Corée, qui est l’actuel Musée national de Corée. À droite, se trouvent diverses constructions subsistant du palais d’origine, dont sa porte de l’Est, dite Geonchunmun, et à gauche, le bâtiment de la salle du trône appelé Geunjeongjeon. 2. Kim Jae-won (à droite) et Eugene I. Knez, qui dirigea les services d’information américains de Busan pendant la guerre de Corée et, à titre privé, se chargea du transport des collections du musée à Busan pour les placer en lieu sûr.

1 © Musée national de Corée

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Une opération secrète

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cèrent du mieux qu’ils purent de faire durer les opérations, prétextant tantôt un manque de papier d’emballage, tantôt celui de matériaux pour fabriquer les caisses. Fort heureusement, un tournant allait se produire dans le conflit avec l’irruption des forces alliées de l’ONU et, dès le 28 septembre, celles-ci entraient dans Séoul, toujours dotée de ses trésors artistiques, puisque les camions de l’armée en déroute étaient bien trop chargés de soldats pour emporter quoi que ce soit. De surcroît, les chefs-d’œuvre soigneusement empaquetés se trouvaient à l’abri au palais de Deoksu, celui de Gyeongbok ayant été gravement endommagé par les bombardements nord-coréens, y compris l’ancien emplacement des collections.

Après avoir repris Séoul, l’armée sud-coréenne et les forces de l’ONU poursuivirent leur progression vers le nord, mais se heurtèrent ce faisant à celle de la Chine, qui venait à son tour d’entrer en guerre. À la vue des chars américains qui se repliaient par dizaines, Kim Jae-won prit conscience de la gravité de la situation et persuada Paek Nak-chun, le ministre de la Culture et de l’Éducation, de l’urgence qu’il y avait à évacuer la collection du Musée national vers la ville la plus méridionale du pays, Busan, jusque-là épargnée par la guerre, car ces trésors seraient à jamais perdus s’ils tombaient de nouveau aux mains des Nord-Coréens. Conquis par ses arguments, Paek Nak-chun lui signifia son accord par une lettre rédigée en anglais afin d’assurer sa confidentialité, mais la mise en œuvre du plan ne se déroula pas sans mal. En ces temps où un nombre insuffisant de véhicules se faisait cruellement sentir jusque dans le transport de troupes et de réfugiés, la mise à disposition de centaines de caisses semblait relever de la gageure. Dans ces circonstances critiques, l’anthropologue Eugene I. Knez (1916-2010), qui dirigeait alors les services d’information américains de Busan, apporta son précieux concours en acceptant de déroger aux formalités habituelles de demande d’autorisation à l’ambassadeur des États-Unis, qui était alors John J. Muccio. Les trains qui apportaient les munitions repartant le plus souvent à vide à Busan, Eugene I. Knez parvint à convaincre un officier américain responsable de cette liaison de faire sécuriser l’un d’eux, tandis que le Service des transports de l’armée américaine se chargeait de fournir les camions pour convoyer les caisses jusqu’à la gare de Séoul. Le 6 décembre 1950, Kim Jae-won informa le ministre Paek Nak-chun de son départ pour Busan à bord du train de marchandises, en compagnie de quinze autres personnes parmi lesquelles se trouvaient d’autres dirigeants de musées et leur famille. L’opération exigeant certaines précautions afin d’observer le plus grand secret et le train restant parfois des heures en gare, le voyage nécessita quatre jours, alors qu’il ne dure que deux heures et demie aujourd’hui. Le 4 janvier 1951, soit un mois plus tard, l’armée nord-coréenne s’emparait de nouveau de Séoul. Conscient de la valeur du patrimoine culturel national, le Président Syngman Rhee souhaita mettre au point un plan en vue de son éventuelle évacuation urgente vers un pays étranger et il fit alors appel aux États-Unis. De crainte de faire l’objet, par la suite, d’une propagande malveillante visant à l’accuser d’avoir dérobé les œuvres d’art, le département d’État lui conseilla d’opter plutôt pour le Japon, ce

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1 © Musée national de Corée

Les peintures murales figurèrent au nombre des 18 883 pièces que le Musée national fit placer dans 430 caisses et mettre en sûreté grâce au dévouement de ceux qui oeuvrèrent pour les prémunir des ravages de la guerre.

1. Chefs-d’œuvre de l’art coréen a êté la première manifestation à présenter le patrimoine artistique coréen à l’étranger. Dans les huit villes américaines où elle eut lieu en 1957 et 1958, cette exposition itinérante permit de constater que la Corée se relevait d’ores et déjà de ses ruines. Sur cette page de son catalogue, se trouve la couronne d’or qui fut découverte dans la tombe de Seobongchong située à Gyeongju et qui constitue le trésor n ° 339. 2. Peinture murale de la scène de Pranidhi, terre, 145 cm × 57 cm. Musée national de Corée. Cette peinture murale figure parmi celles qui représentent la scène dite « de Pranidhi », c’est-à-dire « de la promesse » en sanskrit. Elle provient de la grotte n°15 de Bezeklik, le plus important des temples rupestres édifiés à Turpan entre les VIe et XIIe siècles. Sakyamuni y est représenté, dans une vie antérieure, avec des fleurs bleues dans les mains. 3. Salle d’exposition du Musée national, qui rouvrit ses portes au public en 1955 dans le pavillon de Seokjojeon situé au palais de Deoksu, après qu’il eut été déplacé au lendemain de la guerre de Corée.

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à quoi se refusa catégoriquement Syngman Rhee. Par bonheur, c’est à ce moment crucial, en mars 1951, qu’allait intervenir la reprise de Séoul par l’armée sud-coréenne et les forces alliées de l’ONU, lesquelles allaient aussi chasser définitivement les Nord-coréens et Chinois de Busan. Si des pourparlers sur la délocalisation des biens culturels n’avaient plus lieu d’être, les États-Unis ne se désintéressèrent pas pour autant de leur sort. Pas plus tard qu’en juillet 1950, soit quelques semaines à peine après le début de la guerre, le président Syngman Rhee avait ordonné au colonel Kim Il-hwan, l’un des responsables du ministère de la Défense, de transférer à la Bank of America de San Francisco, afin d’y être placés dans un coffre-fort, 139 objets culturels importants, dont les couronnes en or de Silla jusque-là conservées par le Musée national dans sa succursale de Gyeongju, ainsi que des lingots d’or entreposés à la Banque de Corée. Par la suite, ces objets allaient être présentés au public américain dans le cadre de l’exposition itinérante Chefs-d’œuvre de l’art coréen qui se déroula dans huit villes différentes en 1957 et 1958, avant leur rapatriement en toute sécurité un an plus tard.

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Une volonté sans faille

Lors de leur transfert à Busan, certaines pièces des collections du Musée national causèrent particulièrement d’inquiétude à son directeur. Il s’agissait d’une soixantaine de peintures murales d’Asie centrale dont un ressortissant japo-

nais avait fait don au Musée du gouvernement général japonais de Corée sous l’occupation. Réalisées sur des murs de terre, elles s’avéraient inadaptées au transport de par leur poids et leur épaisseur. À Berlin, l’un des musées d’art populaire qui en possédait de semblables avait été confronté à un problème analogue. Quand éclata la Seconde Guerre mondiale, faute de pouvoir les placer dans un endroit sûr aux côtés d’autres objets, un responsable préféra faire détruire 30 % d’entre elles et aurait par la suite mis fin à ses jours. En avril et mai 1951, Kim Jae-won, accompagné de quelques employés du Musée national, revint à Séoul et, bravant les tirs nourris de l’offensive chinoise printanière, ils se frayèrent un chemin jusqu’à cet établissement, enveloppèrent avec soin les peintures murales et les emportèrent sans encombre à Busan. À la demande d’Eugene I. Knez, le colonel Charles R. Munske participa aux opérations d’emballage et de transport des œuvres jusqu’à la gare de Séoul. Les peintures murales figurèrent au nombre des 18 883 pièces que le Musée national fit placer dans 430 caisses et mettre en sûreté grâce au dévouement de tous ceux qui œuvrèrent pour les prémunir des ravages de la guerre. Dans les temps pourtant mouvementés de l’aprèsguerre, le Musée national s’acquitta sans relâche de ses activités d’exposition et de recherche archéologique. À leur retour à Séoul, ses collections prirent place au palais de Deoksu, plus exactement dans le Pavillon de pierre dit Seokjojeon en raison du matériau de cette première construction coréenne de style européen, et, en 1955, le Musée national ouvrit ses portes au public. Benjamine des enfants de Kim Jae-won, je suis née à Busan où ma famille s’était réfugiée pendant la guerre. Si je conserve peu de souvenirs de ma vie dans cette capitale provisoire, la vue des salles du Musée national dont j’ai assuré la direction m’a fait prendre toute la mesure, en particulier lors des cinq premières années de mon mandat, à savoir de 2011 à 2016, de la tâche colossale qu’a dû représenter la sécurisation d’éléments du patrimoine culturel en des temps où le danger était omniprésent. L’expérience des contacts internationaux, la réactivité et le sens aigu du devoir d’un responsable qui maîtrisait en outre plusieurs langues étrangères n’en ont pas moins permis son accomplissement. Par sa bravoure et sa détermination à protéger la collection du musée au péril de sa vie, l’ensemble du personnel a joué un rôle tout aussi essentiel dans cette entreprise, ainsi que ceux qui, indépendamment de leur nationalité, ont volontiers apporté leur aide pour sauvegarder un patrimoine culturel qui leur inspirait un profond respect.

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HISTOIRES DES DEUX CORÉES

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Témoignages sur la musique nord-coréenne Suite à une série d’entretiens réalisés auprès d’artistes nord-coréens reconnus qui résident au Japon et sont des sympathisants du régime en place en Corée du Nord, la publication d’un recueil rassemblant leurs propos donne un précieux aperçu de la musique de ce pays et des facteurs d’évolution qui lui ont conféré sa spécificité. Kim Hak-soon Journaliste et professeur invité à l’École des médias et de la communication de l’Université Koryeo

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L

es musiques traditionnelles nord- et sud-coréenne, que désignent respectivement les termes minjok eumak et gugak signifiant tous deux « musique nationale », à certaines connotations près, reposent sur des règles d’harmonie différentes en dépit de ses racines communes. L’emploi qui y est fait des instruments de musique traditionnels varie aussi d’un pays à l’autre, la Corée du Sud s’attachant à perpétuer leur usage d’origine, tandis que la Corée du Nord y introduit certaines variations qui les rendent adaptables à la musique occidentale. L’ouvrage intitulé Recueil de récits oraux d’artistes coréens résidant au Japon lève le voile sur l’évolution de la musique nord-coréenne et en dresse l’état des lieux. Ce remarquable document illustré de photos historiques rares a été édité en décembre dernier par le Centre national du Gugak, un organisme public situé à Séoul qui a vocation à conserver et promouvoir la musique traditionnelle coréenne. « Sur le plan musical, la Corée du Nord a précédé la Corée du Sud par l’actualisation d’instruments traditionnels et par la création d’un genre de fusion », déclare Cheon Hyeon-sik, qui dirige ce centre et a élaboré la publication en question avec une spécialiste de la musique nord-coréenne, la chercheuse Kim Ji-eun. Ces adaptations ont porté sur le gayageum, une cithare qui possédait à l’origine douze cordes et peut en compter aujourd’hui dix-neuf ou vingt et une, ainsi que sur le passage des gammes pentatonique à heptatonique, lequel a modifié l’échelle traditionnelle des sons. Les musiciens sud-coréens ne se refusent pas à jouer de certains instruments actualisés, notamment de la cithare à trente-trois cordes dite okryugum, du jangsaenap, cet instrument à vent à anche double proche du hautbois ou du daepiri, un instrument à vent en bambou. Cheon Hyeon-sik et Kim Ji-eun, qui se sont consacrés trois années durant à la réalisation des entretiens, puis à l’élaboration du recueil qui en est issu, ont indiqué que les personnes qu’ils avaient interrogées s’accordaient à penser qu’il est impossible de présenter la musique nord-coréenne sans aborder la question politique. Elles soulignaient éga-

Scène de l’opéra révolutionnaire nord-coréen Le chant du mont Kumgang, l’une des cinq principales œuvres du genre que compte ce pays. Composée en 1973, elle conte la vie d’une famille qui fut dispersée par la colonisation et se retrouva sous le régime communiste de Kim Il-sung. Sur cette photographie de 1974, elle est interprétée par la troupe de l’opéra de Kumgangsan que fonda en 1955 l’Association générale des ressortissants coréens du Japon, favorable à Pyongyang.

lement la place de choix qu’occupe cet art par rapport aux autres dans ce pays, conformément aux préconisations de leur défunt dirigeant Kim Jong-il : « La musique doit être au service de la politique. La musique sans politique est comme une fleur sans parfum. La politique sans musique est une politique sans âme. C’est en cela que la musique nord-coréenne se différencie de celle de Corée du Sud, où elle vise surtout à être agréable aux individus et à satisfaire leurs goûts ». Les huit grands artistes consultés par les auteurs en 2017 et 2018 étaient des ressortissants nord-coréens du Japon qui, dans leur pays d’origine, s’étaient tous vu décerner les prix de l’artiste du peuple, du mérite des arts, de l’acteur du peuple ou du mérite des acteurs en raison d’œuvres qui font autorité dans le pays. Les personnalités suivantes ont ainsi participé à l’étude, l’une d’entre elles ayant décédé pendant son déroulement : la chorégraphe et danseuse Im Chu-ja (1936-2019), Ri Chol-u (1938-), compositeur et directeur adjoint de l’Institut de musique Isang Yun de Pyongyang, Chong Ho-wol (1941-), chanteuse et autrefois membre de la troupe d’opéra Kumgangsan, l’ancien directeur de cette même formation, Kim Kyong-hwa (1946-2017), le danseur Hyun Gye-gwang (1947-), le chanteur d’opéra Ryu Jon-hyon (1950-), le compositeur Chong Sang-jin (1958-), ainsi que Choe Jin-uk (1958-), un professeur de pédagogie musicale de l’Université nord-coréenne de Tokyo.

À idéologie différente, musique différente

Le compositeur Chong Sang-jin parle d’« œuvres de commande » au sujet de celles de ses confrères nord-coréens, lesquels se doivent de produire des mélodies présentant une influence russe et d’éviter les « fragments mélodiques » occidentaux dans leurs symphonies comme dans des compositions plus courtes pour orchestre. Il ajoute toutefois que, depuis peu, il observe une tendance à plus de diversité et davantage d’ouverture à cette influence étrangère. Afin de mieux cerner les particularités des musiques des deux pays, Cheon Hyeon-sik propose d’appréhender celles-ci selon d’autres critères, en comparant, par exemple, les adaptations du vieux conte populaire de Chunhyang qui ont été produites de part et d’autre à l’opéra. C’est dans les années 1960, et par cette même œuvre, qu’a débuté la création de grands opéras populaires nord-coréens en parallèle avec l’action entreprise par l’État pour promouvoir l’actualisation des instruments de musique traditionnels, le genre de l’opéra révolutionnaire prenant dès lors de l’ampleur au cours de la décennie suivante.

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Dans sa version nord-coréenne, l’opéra inspiré de ce conte recourt au bel canto de style occidental pour obtenir un son d’une plus grande beauté qu’avec les voix rocailleuses du chant narratif traditionnel dit pansori. En outre, cette composition se place dans une optique de lutte des classes qui tranche avec l’intrigue d’origine fidèlement respectée par la version sud-coréenne en contant l’amour qui naît entre deux jeunes gens, l’un aristocrate et l’autre de condition modeste, la sincérité de leurs sentiments étant récompensée par un heureux dénouement. « Pour le public nord-coréen, le pansori représente une matière comme les autres qu’ils apprennent pendant leurs études sans l’apprécier à sa juste valeur en tant que forme d’expression musicale populaire », explique Cheon Hyeonsik. Si le régime communiste nord-coréen a banni le pansori, c’est en grande partie parce qu’il le juge trop empreint des sensibilités de la classe dominante, tandis que les Sud-Coréens y applaudissent une magnifique illustration du genre musical traditionnel.

La musique vocale

En Corée du Nord, la musique vocale a connu différentes évolutions sur les plans technique et lyrique, voire dans sa forme elle-même, de telles transformations ayant visé à l’adapter aux objectifs de la révolution socialiste réalisée par le pays et aux nouvelles sensibilités de son peuple. Du point de vue technique, la création se partage entre les genres traditionnel et occidental classique qui sont respectivement appelés minseong et yangseong, le premier étant également désigné par l’expression « style juche » lorsqu’il épouse les sonorités pures et chantantes caractéristiques du chant traditionnel dit seodo. Tandis que L’histoire de Chunhyang est interprétée par des chanteurs spécialisés dans ce genre populaire traditionnel, l’opéra révolutionnaire intitulé La jeune marchande de fleurs fait appel à des techniques de chant occidentales. Selon la chanteuse et actrice Chong Ho-wol, les registres de voix élevés ont la faveur du public nord-coréen, qui les juge mieux adaptés à l’interprétation la plus authentique du répertoire populaire, mais il en vient aussi à apprécier les tessitures plus graves des mezzo-sopranos qui se produisent toujours plus dans le pays en raison d’influences étrangères. « Selon monsieur Chong Sang-jin, les grands opéras nord-coréens possèdent tous un trait distinctif », précise Kim Ji-eun. « Ainsi, alors que Mer de sang crée une atmosphère nationaliste et populaire, La jeune marchande de fleurs est émaillée d’élégantes mélodies et Le chant du mont

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Kumgang s’avère d’une grande modernité ». L’arrangement musical participe aussi de leurs différences, puisque la composition de Mer de sang met à l’honneur les instruments traditionnels coréens, tandis que celle de La jeune marchande de fleurs associe des instruments coréens à des cuivres occidentaux, auxquels sont venus s’ajouter des violons lors des représentations à l’étranger. Quant à l’orchestration du Chant du mont Kumgang, elle fait exclusivement appel à des instruments occidentaux, à l’exception d’instruments à vent en bambou.

Un souffle nouveau

Les personnes interrogées affirment toutes avoir constaté que la musique populaire nord-coréenne avait perdu de son attrait dans la population, en particulier chez les jeunes, que séduisent davantage des genres d’origine occidentale. L’orchestre Samjiyon Band en fournit une bonne illustration, qui interprète le plus souvent de la musique classique européenne et dont les concerts dirigés par Jang Ryongsik font affluer toujours plus de spectateurs, cette formation s’étant aussi illustrée en Corée du Sud lors des concerts qu’elle a donnés à l’occasion des Jeux olympiques d’hiver de Pyeongchang, en 2018. La chercheuse Kim Ji-eun fait état d’autres évolutions musicales attestant d’une influence étrangère que lui ont signalées les personnes interrogées et qui se traduisent par une diversification des techniques vocales. « Monsieur Chong Sang-jin a également indiqué que les écoles de musique nord-coréennes enseignaient de nos jours les trois grands genres musicaux de la chanson populaire autochtone, de la musique classique occidentale et de la musique populaire contemporaine tels que les interprète le groupe Moranbong Band ». Également célèbre en Corée du Sud pour sa composition entièrement féminine, cette formation au succès sans pareil en Corée du Nord a été créée en 2012, c’est-à-dire peu après l’arrivée au pouvoir de Kim Jong-un. Lors des Jeux olympiques d’hiver de 2018, sa directrice Hyon Songwol avait particulièrement attiré l’attention de la presse et du public sud-coréens. Pour la plupart, les artistes de ce groupe sont issus soit de l’Université de musique et de danse de Pyongyang, soit de l’école de musique Kum Song où a fait ses études la Première dame du pays, Ri Sol-ju, ce qui a donné lieu à des spéculations quant à son rôle éventuel dans le lancement du Moranbong Band. Ce dernier, aux côtés du Chœur du mérite de l’État de l’armée populaire coréenne, a aujourd’hui valeur d’emblème de l’ère de Kim Jong-un et son style d’in-


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1. Cheon Hyeon-sil (à gauche) et Kim Ji-eun, co-auteurs de l’ouvrage intitulé Recueil de récits oraux d’artistes coréens résidant au Japon, qui rapporte les propos recueillis lors d’entretiens avec huit musiciens et danseurs de premier plan. 2. Informations biographiques sur la chorégraphe et danseuse Im Chu-ja disparue en 2019. Célèbre dans les milieux de la danse coréenne du Japon pour avoir créé l’Institut de danse coréenne en 1957, elle s’était par la suite consacrée à l’enseignement.

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3. Le compositeur Jong Sang-jin évoque la vie de Kim Byong-hwa, qui figure ici sur la page de droite et dirige l’Orchestre symphonique national de Corée du Nord photographié sur cette vue lors d’un concert donné en 1992 au Théâtre métropolitain de Tokyo.

© Ha Ji-kwon

terprétation exerce une grande influence sur d’autres formations musicales du pays. Dans un registre plus léger, le groupe Chongbong Band, créé en 2015 à la demande de Kim Jong-un et composé principalement de cuivres, remporte toujours un grand succès. Certaines écoles de musique nord-coréennes proposent depuis peu un enseignement de la musique populaire, à l’instar de l’Université de musique et de danse de Pyongyang, qui, centrée sur la formation de talents, invite nombre de musiciens étrangers à cet effet et compte d’ores et déjà parmi ses étudiants plusieurs lauréats de concours internationaux de piano et de chant. Après avoir figuré longtemps parmi les grandes compagnies d’art du spectacle nord-coréennes, la Troupe nationale d’art populaire n’a pas réussi à assurer la relève de ses artistes aujourd’hui décédés et, selon les informations dont dispose Choe Jin-uk, elle aurait été absorbée par la troupe de théâtre Mer de Sang. Accusé d’activités d’espionnage au profit de la Corée du Nord en 1967, le compositeur sud-coréen Isang Yun (ou Yun I-sang, 1917-1995), dont le public sud-coréen n’avait pas su reconnaître tout le talent, jouit d’une grande estime

dans son pays d’accueil, où l’Institut de musique Isang Yun de Pyongyang et l’orchestre Isang Yun qu’il avait créé demeurent très dynamiques. « Dans la capitale nord-coréenne, la musique d’Isang Yun suscite encore beaucoup d’admiration », affirme Cheon Hyeon-sik en reprenant les propos des personnes interrogées, « et sa musique est enseignée dans toutes les universités nord-coréennes, qui comportent maintenant des départements de musique nationale et occidentale ». Des éléments de jazz et de rock font peu à peu leur apparition dans la musique nord-coréenne, bien que le fondateur du régime, Kim Il-sung, en ait interdit l’introduction en les diabolisant en ces termes : « Les chanteurs pop occidentaux se droguent et vivent dans la débauche », et nul doute que le mode de vie déréglé qu’adoptaient souvent ces musiciens ne dut aider en rien à adoucir la position du régime à leur égard. Comme en sont convenues toutes les personnes interrogées, il semblerait toutefois que Kim Ji-eun ait dit vrai en affirmant que les rythmes du swing et du jazz étaient présents dans la musique nord-coréenne actuelle.

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AMOUREUX DE LA CORÉE

UN POINT DE VUE SUR LE CINÉMA CORÉEN Pierce Conran C’est de manière fortuite que l’Irlandais Pierce Conran a découvert ce septième art coréen qui allait devenir une passion, mais sa venue dans le pays lui a permis d’en faire une profession, puisqu’il se consacre à la production de scénarios et critiques, ainsi qu’à la production de films à l’intention des cinéphiles coréens du monde entier. Cho Yoon-jung Rédactrice et traductrice indépendante Heo Dong-wuk Photographe

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n ne saurait dire que Pierce Conran soit immédiatement tombé sous le charme du film Sympathy for Mr Vengeance, premier volet d’une trilogie de sanglantes histoires de vengeance due à Park Chan-wook, car il s’attendait plutôt à une de ces œuvres « drôle, branchées » et, de surcroî, japonaises, au vu du titre et de l’aspect accrocheurs du DVD qu’il achetait. Sa déconvenue n’en a été que plus grande. « J’ai trouvé qu’il comportait trop de scènes de cruauté, de violence. Je ne disposais pas des codes nécessaires à sa compréhension », explique l’Irlandais. « Je racontais même à tout le monde à quel point m’avait déplu ce film coréen sur lequel j’étais tombé ». Son message n’allait pas moins faire son chemin dans sa tête et, à peine quelques semaines plus tard, l’inciter à le revoir. « Cette fois-là, j’ai peu à peu été conquis », se souvient Pierce Conran. « Je me rendais compte qu’il poursuivait un but et avait une intention qui m’échappaient, alors j’ai cherché à en savoir plus ». Dans un état d’esprit où l’aversion le disputait à l’attirance pour la Corée, il allait saisir la moindre occasion de voir d’autres films de ce pays, et ce, dès l’âge de seize ans. Dans son enfance, Pierce Conran habitait la ville suisse de Fribourg, ce berceau de la production de gruyère où la population se consacre le plus souvent à l’agriculture et se réveille tous les matins au son des cloches des cloches de vache. Ce cadre champêtre lui inspirant un certain ennui, il allait trouver dans le cinéma un moyen d’y échapper et, arri-

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vé à l’âge de douze ans, lorsqu’il sera mis en pensionnat à Dublin, il fréquentera le plus souvent possible le cinéma le plus proche. On était alors dans les années 1990 et les films asiatiques faisaient déjà parler d’eux dans le monde.

À la fois rédacteur, diffuseur et producteur

De l’avis de l’intéressé lui-même, ses activités professionnelles coréennes se résument à cette phrase : « En substance, je m’intéresse à tout ce qui touche au cinéma coréen ». Au mois de juillet dernier, il a été invité à se joindre au jury de l’une de ses manifestations préférées du septième art, le Festival international du film fantastique de Bucheon. Le travail réalisé par Pierce Conran a vocation à faire connaître le cinéma coréen dans le monde et, pour ce faire, il rédige des articles ou réalise des reportages destinés à la version anglaise du site internet KoBiz qu’a créé le Conseil coréen du film (KOFIC) et qui se dotera prochainement d’une chaîne YouTube. Par ailleurs, il est régulièrement amené à intervenir dans la rédaction, la production et la réalisation d’émissions pour la chaîne de télévision par câble en langue anglaise Arirang et pour la station de radio TBS. À cela s’ajoutent des reportages mis en ligne sur le site internet canadien ScreenAnarchy, ce spécialiste du cinéma indépendant, et des fonctions de médiation dans l’acquisition d’œuvres coréennes par XYZ Films, une société américaine de production et de diffusion dont le siège social


Sur les huit cents films d’époques diverses que le cinéphile Pierce Conran voit chaque année, c’est Memories of Murder de Bong Joon-ho qui a sa préférence, outre qu’il est à l’origine de sa venue en Corée.

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se situe à Los Angeles. La production de films constitue la seconde activité principale de Pierce Conran. À ce titre, il participe à la création « très indépendante » du réalisateur Lee Sang-woo, dont les œuvres aux titres tels que Mother is a Whore, Father is a Dog et I Am Trash dépeignent la part d’ombre que comporte la société coréenne. Cette collaboration à l’initiative du cinéaste, qui remonte à leur rencontre lors de l’édition 2012 du Festival du Cinéma numérique de Séoul (CinDi), allait leur valoir de figurer l’année passée dans la sélection du festival Deathcember rassemblant les meilleurs réalisateurs de films d’horreur. À l’époque, Pierce Conran avait déjà acquis une certaine notoriété dans les milieux du septième art coréen. Deux années auparavant, alors qu’il s’apprêtait à achever sa maîtrise de littérature française et d’études cinématographiques au Trinity College de Dublin, outre qu’il avait créé un blog intitulé Cinéma coréen contemporain, il travaillait avec acharnement pour mener de front l’actualisation de son site internet et la rédaction de son mémoire de maîtrise sur Memories of murder de Bong Joon-ho. Ces efforts allaient porter leurs fruits, comme en témoignaient les nombreuses conférences et manifestations internationales auxquelles il était convié. Par le biais de son blog, Pierce Conran tissait aussi des liens avec d’autres amoureux du cinéma coréen tels que Darcy Paquet, critique de cinéma et traducteur de la version anglaise de Parasite, le film oscarisé de Bong Joon-ho. Quand l’Américain lui conseillera de s’établir en Corée, il n’aura aucun mal à le convaincre, car il avait déjà mis sur pied le projet qu’il réalisera dès 2012 et, à peine quelques mois plus tard, après avoir enseigné l’anglais dans un institut privé, il obtiendra le poste de réviseur de la version anglaise du site Web KoBiz. C’est donc un enchaînement de faits très rapide qui a conduit à son arrivée.

Une immersion plus poussée

Si Pierce Conran attribue sa fulgurante évolution à la chance, sa passion pour le septième art, voire son obsession, de son aveu même, l’anime d’un grand enthousiasme qui a joué à joué à n’en pas douter un rôle important dans ce succès en lui ouvrant bien des portes. « Cet état d’esprit a changé ma vie à tous égards, en particulier sur le plan personnel », confie-il. « J’ai bénéficié d’un heureux concours de circonstances, c’est indéniable, et tout cela pourrait s’arrêter un jour à cause de quelqu’un, mais, en toute honnêteté, je pense devoir aussi ma réussite au fait que l’Occidental que je suis exprime un point de vue très positif sur le cinéma coréen. J’ai parfaitement conscience de l’avantage que cela a repré-

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Si la critique de films constitue sa profession principale, Pierce Conran s’essaie aussi à celle d’acteur, comme lorsqu’il a interprété le rôle d’un journaliste dans Peninsula, l’œuvre de Yeon Sang-ho qui est sortie sur les écrans en juillet dernier et fait suite à Train to Busan, cette histoire de morts vivants couronnée de succès en 2016.

senté pour moi », affirme Pierce Conran. Pour ce qui est de sa vie privée en Corée, elle a été marquée par son mariage avec la réalisatrice Lee Kyoung-mi, à propos duquel un quotidien allait le qualifier de « seongdeok », une expression s’appliquant à l’origine à la K-pop et désignant un « fan couronné de succès », c’est-à-dire qui parvient à faire la connaissance de son idole. En évoquant leur rencontre, Pierce Conran en rit encore : « J’avais adoré Crush and Blush de Kyoung-mi, à sa sortie en 2008, et j’attendais avec impatience son prochain film ». Les deux jeunes gens ont fait connaissance dans une soirée où un réalisateur et ami de Lee Kyoung-mi avait emmené celle-ci et claironné devant elle : « Bonsoir, tout le monde ! Voici le nouveau petit ami de Lee Kyoung-mi ! ». Gêné par cette présentation, Pierce Conran s’était contenté de la saluer, l’air emprunté, tandis que des invités le prenaient en photo, ce qui n’avait pas empêché que tout se déroule le plus naturellement du monde et aboutisse à leur union en 2018. Désormais, il n’allait plus seulement vaquer à ses occupations, mais aussi seconder autant que possible sa femme


© Next Entertainment World

dans la réalisation de ses œuvres, en particulier la série de quatre courts métrages Persona qu’a produite Netflix et où il incarne le prétendant d’une jeune femme interprétée par la star de la K-pop IU, ou Lee Ji-eun à l’état civil. Cette dernière lui promet d’être sa petite amie à condition qu’il séduise la nouvelle maîtresse de son père détesté, ce rôle féminin étant joué par Bae Doona. Quant à l’interprète du premier rôle masculin, il déclare ne pas vouloir aller plus loin dans ce domaine : « C’est fascinant de se trouver sur un plateau de cinéma et j’ai toujours plaisir à m’y trouver, mais cela s’arrête là ». Il fait également une brève apparition dans le film Peninsula qui est sorti en salle cet été et constitue la suite du thriller de morts vivants réalisé en 2016 par Yeon Sang-ho avec le succès que l’on sait.

L’avenir du septième art

Depuis quelques années, Pierce Conran constate une évolution dans l’accueil réservé au cinéma coréen à l’étranger, mais celui dont a bénéficié le film Parasite a sans nul doute constitué un tournant. Ses créations jouissaient déjà d’une certaine considération à l’international par la qualité de leur mise en scène, l’originalité de leurs intrigues et la forte valeur ajoutée de leur production, souligne-t-il. « Toutefois, si les critiques élogieuses forçaient un peu le trait jusqu’ici, elles sont désormais amplement justifiées », estime-t-il. « Aujourd’hui, la tendance est au cinéma de genre partout

dans le monde et la Corée y est à son avantage ». Le développement actuel du streaming, que ne fait qu’accentuer l’impératif de distance entre les personnes résultant de la pandémie de Covid-19, représente en outre un grand atout pour l’industrie coréenne du divertissement, ce qui s’est déjà avéré vrai dans le cas des séries télévisées. En revanche, Pierce Conran déplore un inquiétant manque de diversité dans la production actuelle : « Aujourd’hui, les intrigues et bandes son rappellent trop celles de Bong Joon-ho, Park Chan-wook ou Christopher Nolan. Il y a quinze ans, on travaillait beaucoup de manière expérimentale, avec tous les risques d’échec que cela comportait, mais c’était exaltant. Maintenant, les films sont d’une réalisation très soignée, mais ils présentent souvent beaucoup de ressemblances ». Si Pierce Conran a une prédilection pour les films de genre, ceux porteurs d’un message fort et même d’obscures œuvres, il n’en apprécie pas moins un éventail beaucoup plus large de créations parmi lesquelles Memories of Murder a depuis toujours sa préférence, puisque ce film qu’il qualifie de parfait est à l’origine de sa venue en Corée. Curieusement, les particularités du septième art coréen qu’il apprécie le plus portent sur les aspects qu’il goûte le moins dans son pays d’adoption. « À mon arrivée en Corée, je trouvais tout formidable et adorais ce qui m’entourait. Quand ce cadre de vie est devenu quotidien, bien des choses ont commencé à me déplaire », avoue-t-il en se référant aux pratiques commerciales, au patriarcat et à différents problèmes de société. « Le cinéma coréen accomplit un travail extraordinaire en évacuant tous les vieux démons, le passif accumulé au cours des vicissitudes du siècle dernier et les maux de la société moderne. Tout s’y trouve et c’est en cela que réside son point fort ». Quant à son point de vue sur le pays où il vit, il a évidemment changé au fil du temps. « Mon mariage et la manière dont ma belle-famille m’a accueilli en son sein m’ont apporté une meilleure compréhension de la Corée et me l’ont fait aimer toujours plus. Je progresse aussi dans l’étude du coréen, lentement mais sûrement », déclare Pierce Conran. La maîtrise de cette langue lui apparaît d’autant plus indispensable qu’il projette de développer ses activités. Féru de cinéma, collectionneur enthousiaste de disques Blu-ray, il est de ceux qui ont la chance de pouvoir se consacrer à ce qu’ils aiment. « Je regarde énormément de films, bien trop peut-être : près de huit cents par an. Mais, après tout, cela fait partie de mon travail ! » conclut-il avec un sourire.

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ESCAPADE

Un lieu où tout commence et tout finit Très prisée pour ses superbes paysages de montagne et ses temples bouddhiques anciens, la ville de Haenam est aussi connue sous le nom de « fin des terres » de par une situation à l’extrémité sud-ouest de la péninsule coréenne qui lui permit jadis de servir de plaque tournante aux échanges sino-japonais, mais aussi de halte sur la route de l’exil politique. Lee Chang-guy Poète et critique littéraire Ahn Hong-beom Photographe

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À Haenam, le lac de Gocheonam est la destination hivernale de dizaines de milliers d’oiseaux migrateurs parmi lesquels figure en premier lieu la sarcelle de Baïkal, mais qui comptent aussi plusieurs espèces rares répertoriées en tant que monuments naturels classés, de là l’intérêt que présente ce lieu pour les scientifiques.

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l est des lieux que l’on a peine à parcourir en toute sérénité et, dans mon cas, il s’agit de Haenam. J’y ai vécu deux années, de ce printemps 1980 où je venais de fêter mes vingt ans à l’automne 1982. Malgré mon jeune âge, je m’étais déjà posé toutes les questions qui préoccupent les autres tout au long de leur vie et libéré des colères ou passions qui les habitent à un moment ou un autre. Je me trouvais en conséquence dans un tel état d’épuisement moral que j’ai vu dans l’armée la seule échappatoire possible. Après avoir reçu une préparation militaire, je me suis rendu à ma première affectation dans le canton de Haenam, qui appartient à cette province du Jeolla du Sud située à l’extrémité sud-ouest de la péninsule coréenne et à l’opposé de mon lieu de vie habituel, pour me joindre aux sentinelles qui montaient la garde sur le littoral. Murs de pierre verdis par la mousse, clôtures de citronniers épineux, air chargé d’humidité apportant les odeurs de la mer nappée de brume, chemins de terre et ruisseaux s’étendant à perte de vue, versant de colline où folâtrent

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deux chèvres et, près de la caserne, cette minuscule échoppe tenue par une vieille dame qui ne sait pas lire le nom de son mari sur le courrier : autant de de premières impressions de Haenam dont je garde le souvenir. Quarante années ont passé et me revoilà sur cette colline des « genoux de vache », Useulchi, que j’ai gravie pour me rendre à Haenam. Tandis que j’arpente les rues à la recherche d’un lieu où passer la nuit avec mes compagnons de voyage, je ne reconnais plus le chef-lieu de canton d’autrefois. Pour qui souhaiterait découvrir les hauts lieux d’un glorieux passé au riche patrimoine afin de se replonger dans l’histoire du pays, Haenam ne constituerait en aucun cas la destination à privilégier. Aucun événement d’importance ne s’y étant produit, il ne possède pas de vestiges historiques, hormis les traces qu’y laissèrent les opposants bannis de la capitale et condamnés à la relégation dans cette lointaine ville. Pour autant, le professeur d’histoire de l’art Yu Hong-juin ne l’a pas jugée dépourvue d’intérêt, puisqu’il lui a consacré le chapitre premier du Tome I de son important ouvrage intitulé À la découverte du patrimoine culturel. Il y guide le lecteur vers les principales curiosités de la ville que sont Nogudang, la demeure familiale de l’aîné du clan des Yun de Haenam, qui s’élève au cœur du village de Yeondong ceint d’une haie de torreyas, le temple de Daeheung blotti au creux d’une vallée dominée par le mont Duryun, au bout d’une route forestière bordée d’arbres plusieurs fois centenaires qui forment une voûte de verdure si épaisse qu’elle masque la vue du ciel, l’antique temple de Mihwang qui dessine sa gracieuse silhouette sur l’une des crêtes du mont Dalma, ou Dharma, et le Sajabong, ce « pic du lion » surmonté par l’observatoire dit « de la fin des terres ». Pareil paysage, on l’imagine, doit avoir été propre à charmer le visiteur par sa quiétude, ses infinies perspectives, sa beauté simple et sa pureté qui le distinguaient d’autres lieux de villégiature

1. Autoportrait de Yun Du-seo, 1710. Encre et couleurs sur papier. 38,5 cm × 20,5 cm. Cette œuvre, qui figure parmi les plus célèbres du genre en Corée, représente le peintre et homme de lettres Yun Du-seo (1668-1715), l’arrière-petit-fils du haut fonctionnaire et poète Yun Seon-do qui vécut à la fin de la première moitié de l’époque de Joseon, ainsi que l’arrièregrand-père maternel du célèbre penseur et fonctionnaire Jeong Yak-yong. 2. Extérieur de Nogudang, la résidence principale du clan des Yun de Haenam. Située à l’origine à Suwon, cette demeure concédée par le roi Hojong (r. 1649-1659) à son précepteur Yun Seon-do fut par la suite démontée et reconstruite à son nouvel emplacement. Les inscriptions qui figurent sur son écriteau sont dues à l’illustre calligraphe Yi Seo (1662-1723), l’un des proches amis de Yun Du-seo.

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coréens, aussi célèbres fussent-ils. Pourtant, aujourd’hui encore, qui devinerait que la douceur de la brise et des rayons de soleil caressant les versants des montagnes succède souvent à de violentes pluies et bourrasques redoutées par les habitants ?

Nogudang et Buyong-dong

Lors de notre visite de la maison dite de Nogudang, c’est-àdire « de la pluie verte », il pleuvait tant que nos parapluies ne nous étaient d’aucun secours. Yun Yeong-jin, notre guide d’un jour, n’est autre que le descendant à la treizième génération de l’ancien propriétaire des lieux nommé Yun Seondo. Du Haenam de son enfance et de son adolescence, tel qu’il l’avait connu voilà plus de cinquante ans, il ne se rappelle que la route nouvelle où les véhicules soulevaient la poussière à leur passage et les murs tapissés d’affiches qui exhortaient la population à dénoncer les espions commu-

nistes cherchant à s’infiltrer dans le pays par cette région particulièrement exposée au danger. Il semble donc naturel que Yun Yeong-jin ait voulu embrasser la carrière militaire, au terme de laquelle, détenteur du grade de colonel, il prit sa retraite et s’en retourna dans sa ville natale. Il allait y découvrir un véritable trésor familial, ce précieux « journal de Jiam » intitulé Jiam Ilgi, qu’il lut et relut si souvent qu’il le connaît par cœur. Le texte en fut rédigé par Yun I-hu (1636-1699), ascendant en ligne directe de Yun Yeong-jin, petit-fils du poète et haut fonctionnaire Yun Seon-do (1587-1671), lui-même père du peintre Yun Du-seo (1668-1715) auquel est dû l’autoportrait le plus célèbre de l’époque de Joseon, ainsi que grandpère maternel du penseur et haut fonctionnaire Jeong Yakyong (1762-1836) qui vécut dans les derniers temps de cette période. Tandis que nous visitions sa demeure, le colonel Yun a

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Le toponyme de Haenam, qui signifie littéralement le « sud de la mer », laisse supposer la proximité de cet autre univers, que les marins pourront sillonner de nouveau si le développement des ressources économiques permet de les y attirer. 50 KOREANA Automne 2020


L’étang aux lotus et le pavillon de Seyeonjeong agrémentent les jardins de Buyong-dong situés sur l’île de Bogil. Ils y furent ajoutés par Yun Seon-do lorsqu’il se retira dans sa ville natale après que le roi Injo (r. 1623-1649) eut capitulé devant l’envahisseur Qing en 1637, et c’est là que le reclus composa son célèbre poème intitulé Le calendrier des pêcheurs.

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attiré notre attention sur le fait que ses piliers sont de forme cylindrique, à l’image de ceux des palais, et ce, parce que le roi Hyojong (r. 1649-1659) avait octroyé à Yun Seon-do le privilège de l’habiter en récompense de l’enseignement qu’il lui avait dispensé dans sa jeunesse. À la mort du souverain, Yun Seon-do fut déchu de toute faveur royale dont il pouvait se prévaloir et condamné à l’exil. Quand prit fin ce bannissement, au bout de sept années, Yun Seon-do, alors âgé de quatre-vingt-un ans, fit démonter la principale construction de la résidence qu’avait édifiée Hyojong à son intention dans la ville de Suwon afin de la reconstruire à Haenam. Dans une salle d’exposition voisine, se trouve le célèbre autoportrait que réalisa Yun Du-seo aux côtés de la fameuse Joseon jeondo, cette « carte géographique complète de Joseon », qui s’avère en réalité être une reproduction destinée à éviter le vol de l’original, et nous tournons donc les talons sans plus attendre. D’aucuns affirment que les jardins de Buyong-dong, qui se trouvent sur l’île de Bogil, conservent plus que tout autre lieu les traces de l’exil de Yun Seon-do. On s’y rendait jadis en bateau à partir de Baekpo, un petit port de l’agglomération de Haenam, mais une liaison par ferry-boat la dessert aujourd’hui, à intervalles d’une demi-heure, en reliant l’île de Wan au quai de Galduri qui borde le centre de Haenam. Dans le village de Baekpo, le visiteur remarquera une

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bâtisse ayant appartenu au clan des Yun. Un projet d’assèchement des vasières, mis en oeuvre dans cette localité du temps du grand-père de Yun Seon-do, allait permettre d’assainir des terrains si vastes qu’à l’époque de Yun Du-seo, c’est-à-dire cinq générations plus tard, une ferme y fut aménagée afin de les exploiter. L’œuvre paysagère de cet artiste comporte un tableau intitulé Villa de Baekpo. Les touristes étrangers qui pénètrent dans les jardins de Buyong-dong, dont le nom signifie « village des lotus », seront sans doute émerveillés par l’œil avisé et la grande sensibilité qui présidèrent à la conception harmonieuse de ce lieu, une œuvre du peintre Yun Seon-do alliant un style raffiné à une beauté naturelle. Les Coréens sont en revanche plus partagés à l’égard de cet artiste en raison de la nature de ses activités, qui allait à l’encontre de l’idéal traditionnel de l’homme « pauvre, mais honnête » et de la règle, prônée par Mencius, selon laquelle il n’existe de bonheur que réparti équitablement entre tous, ces deux grands principes ayant régi la vie et la pensée des savants confucianistes. Le luxe dont il s’entourait pendant que le peuple vivait dans le plus grand dénuement, après deux guerres successives qui avaient ravagé les terres agricoles, ne plaide pas en faveur de cet homme au caractère pourtant noble qui aimait à côtoyer la nature et s’employait à la protéger. C’est l’île de Bogil que prend pour décor un célèbre


poème appartenant au genre chanté dit sijo composé par Yun Seon-do et intitulé Eobu sasisa, c’est-à-dire « le calendrier des pêcheurs ». Ce chef-d’œuvre de la littérature classique coréenne suscite l’admiration générale par le lyrisme de son écriture raffinée comme par la justesse de ses descriptions. Le pêcheur qui en est le narrateur s’y fond dans le paysage pour mieux inviter au « plaisir de chanter à gorge déployée en ramant ensemble », comme le souligne Yun Seon-do dans sa préface. On ne saurait pour autant douter de la sincérité des sentiments de colère et de patriotisme éprouvés par cet auteur qui connut par trois fois l’exil en raison de son rôle dans certains conflits politiques. Son souvenir trouble toujours ma quiétude quand je flâne dans ce jardin de Buyongdong, aussi agréable soit-il.

Les temples de Daeheung et Mihwang

Par l’entremise de l’Institut culturel de Haenam, nous avons pu nous entretenir avec monsieur Jeon Guk-seong, cet ancien directeur du Centre régional de la santé aujourd’hui retraité, qui nous a informés des dernières évolutions surve-

nues dans le canton, sans manquer de rappeler le caractère aimable et travailleur des gens de Haenam, des traits bien connus que j’avais pourtant oubliés voilà longtemps. Âgé de 70 ans, notre interlocuteur exerce actuellement en tant que professeur invité dans une université de la ville où il dispense des cours traitant de la protection sociale. Quelle n’a pas été notre surprise en apprenant que Hwawon, qui se situe dans la partie la plus isolée de la région, se classe aujourd’hui au premier rang de la production nationale de chou d’hiver, ainsi que de celle du chou salé destiné à la confection de kimchi, et que les prix du

1. Édifié en 749 dans la partie la plus méridionale de la péninsule coréenne, le temple de Mihwang devait être renommé jusqu’en Chine, puisqu’un document d’archives fait état du passage en ces lieux d’érudits et de fonctionnaires de ce pays. À gauche, s’élève le grand pavillon de Daeungbojeon avec, en arrière-plan, les magnifiques sommets du mont Dalma. 2. Perché sur une falaise escarpée du mont Dalma, l’ermitage de Dosol était tombé dans l’oubli jusqu’à sa reconstruction en 2002.

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foncier y flambent depuis la construction d’une route assurant la liaison avec la ville de Mokpo ! Suite au drainage des sols, elle possède désormais la plus grande superficie de terres arables du pays et peut ainsi se consacrer à l’agriculture. En revanche, on ne peut que déplorer la disparition de l’octopus minor sasaki et du boleophthalmus pectinirostris, des espèces qui proliféraient autrefois dans les eaux baignant cet endroit que je connais bien, puisque, pendant mon service militaire, j’ai été amené à me déplacer d’un poste de garde côtier à l’autre pour en contrôler l’approvisionnement, une tâche dont je me suis acquitté à la sueur de mon front sur toute la longueur de cette partie du littoral. Le développement économique peut faire disparaître certains lieux anciens et altérer en conséquence les souvenirs qui s’y attachaient chez ceux qui les connurent. Monsieur Jeon Guk-seong nous a ainsi signalé que l’aménagement d’un nouveau quartier de restaurants en face du temple de Daeheung avait entraîné la fermeture de l’auberge Yuseon qui existait depuis deux siècles. Je me souviens m’être étendu sur son sol chauffé à l’ondol, aux côtés de ma mère et de ma sœur déjà endormies, après que nous eûmes visité le temple de Daeheung. Cette nuit-là, j’eus du mal à trouver le sommeil à cause des inquiétantes nouvelles que m’avait rapportées maman, qui avait parcouru plus de quatre cents kilomètres à pied, guidée par ma petite sœur. L’endroit qui a subi le plus de transformations est

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le temple de Mihwang, qui ne comportait autrefois que quelques pavillons et survivait tant bien que mal, mais dont il émanait une ambiance d’autrefois qui en faisait le charme. Aujourd’hui pourvu de hauts talus en pierre et flanqué à son entrée de superbes statues des quatre rois célestes, il dispose d’une enceinte plus vaste pour proposer ses formules de séjour. L’étroit chemin de jadis menait au mont Dalma et ne devait être emprunté que par les moines ou les bûcherons. Sa réfection a permis de créer un sentier de randonnée qui relie le temple au village dit « de la fin des terres » et porte désormais le nom de « Dalma Godo » signifiant « vieille route du Dharma ». Non san un certain soulagement, j’ai constaté que la charpente du grand pavillon du temple, dit Daeungjeon, était demeurée en l’état, c’est-à-dire dépourvue de peinture colorée. Ma première venue en ces lieux date aussi du service militaire et avait pour but d’y ramasser du lespedeza bicolore afin de confectionner des balais convenables pour déblayer le peu de neige tombant sur la caserne dans cette région qui ne connaissait pas les fortes tempêtes de neige d’un hiver rigoureux. Bateaux d’élevages d’ormeaux en mer, au large du village de Yesong-ri, le lieu le plus remarquable de l’île de Bogil, dont la plage de galets de Mongdol et les forêts à feuilles persistantes toutes proches attirent un grand nombre de touristes.


J’ai souvent vu un vieux moine et son épouse assis à côté de l’étroit porche qui s’ouvrait sur le dortoir du temple. À cet emplacement, on embrasse du regard les falaises au large desquelles s’étend un archipel d’îlots rappelant une portée de chiots serrés contre leur mère, les yeux encore clos. Ai-je bu le verre d’eau que m’offrait le couple ou admiré le coucher de soleil sur la mer ? J’avoue ne plus m’en souvenir.

La fin des terres

Le toponyme de Haenam signifie littéralement le « sud de la mer », laisse supposer la proximité de cet autre univers. Dans l’antiquité, la ville accueillit les marins de retour de leur voyage au long cours, puis, beaucoup plus tard, des opposants exilés. Ce lieu à la dimension métaphorique où tout semble commencer et finir inspira parfois les écrits pleins de lyrisme d’humbles poètes, mais Kim Ji-ha (1941-) fut celui qui poussa le plus loin l’interprétation politique de cette dichotomie. Après avoir publié son poème Ojeok ou les cinq bandits, cette satire de la corruption empruntant une forme des plus originales, Kim Ji-ha se plaça à l’avant-garde de la contestation chaque fois que des menaces pesèrent sur la démocratie naissante des années 1970. Parvenu à un état critique d’épuisement physique et moral, il partit en 1984 pour Haenam en compagnie de sa famille. Dans cette ville où vivait sa belle-famille, il mena peu à peu une existence plus régulière, sans pour autant que se dissipe son sentiment de malaise. Dans ces terres lointaines, il voyait « des choses provenant à la fois du passé et de l’avenir, criant, pleurant, se frappant la poitrine, ravalant leurs larmes, marchant tête baissée », et ce qu’il découvrait, à travers cette image sombre et inquiétante, était l’Aerin, « cet être qui meurt et renaît toujours ». « Debout à la fin des terres / Debout à cette extrémité, sans nulle part où aller / Sur ce bout de terre sans issue / Je me fais oiseau et m’envole / Ou poisson, pour me cacher / Vent, nuages ou fantôme / À cette fin des terres où seul le changement est possible / Solitaire, je chante… » - Extrait d’Aerin (1985) Sa santé mentale se détériorant toujours plus, Kim Ji-ha se résigna à quitter Haenam pour subir les soins psychiatriques qui s’imposaient. Au cours des dernières années de sa vie, le philosophe Ludwig Wittgenstein déclara avoir découvert le « point où l’esprit s’aiguise » dans les mélodies « profanes et mélancoliques » de Schubert. « Nous voulons marcher : nous avons donc besoin de friction. Revenons à une terre rude ! »

Lieux à visiter sur l’île de Haenam

1 Champ de choux de Hwawon-myeon

Nogudang 2 Temple de Daeheung au mont Duryun

Île de Jin Maison 3 de Yun Du-seo

Île de Wan

Observatoire 4 du Pic du lion

Séoul

Île de Nohwa Pavillon de Seyeon Plage des œufs de dinosaures

Île de Bogil

397,5 km

Île de Soan

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Haenam

(Extrait d’Investigations philosophiques). Dans le roman qu’il fit paraître en 1983 sous le titre Die Klavierspielerin et dont s’inspire le film éponyme La pianiste, l’auteur exhorte à cesser de porter bêtement des jugements en fonction du critère de la santé, qui est toujours du côté des vainqueurs. « La santé ! Elle n’est qu’une idéalisation de ce qui existe ». Il semblerait que les penseurs viennois, quand leur capacité de réflexion atteignait ses limites, trouvaient toujours à se renouveler pour dépasser la mélancolie qui est l’antichambre de la folie. À cet effet, j’aurais aimé leur faire connaître cette terre rude qu’est Haenam.

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DIVERTISSEMENT

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l arrive souvent que les participants à un jeu vidéo se créent un alter ego à des fins stratégiques ou dans l’éventualité de leur mise hors-jeu. C’est ce procédé que reprennent aujourd’hui certains divertissements télévisés en demandant à leurs invités célèbres de se créer de nouveaux personnages pour le plus grand plaisir des téléspectateurs, car cette formule semble correspondre à

l’évolution actuelle des Très apprécié du public depuis près de vingt ans, l’humoriste et animateur Yoo Jae-suk se prête à cet exercice dans l’émission Hangout with Yoo qu’il propose depuis juillet 2019 sur la chaîne de télévision MBC. Dans ce cadre, il se fixe pour objectif d’acquérir des compétences qui ne s’accordent pas avec son image ou ne conviennent pas à son expé-

rience, comme l’apprentissage de la batterie, un tout nouvel instrument dont il allait pourtant devoir jouer seul, ce qui lui a valu le surnom de « Yoogo Starr » inspiré du fameux musicien des Beatles. Dans un autre numéro de ce même divertissement, il allait s’essayer à la harpe et s’entendre appeler « Yoorpheus », un mot constitué de son patronyme et du nom Orpheus, c’est-à-dire Orphée en anglais. Non

L’époque des « multi-personnalités » Dans certains divertissements télévisés, les vedettes du show-business doivent se prêter au jeu d’un total changement de personnalité, cette curieuse pratique étant peut-être le reflet du respect croissant de la différence qui se manifeste aujourd’hui dans la société coréenne. Jung Duk-hyun Critique de culture populaire

content de cela, après avoir enregistré un premier titre, il fera des débuts de chanteur de trot avec le nom de scène de YooSanSeul, qui est l’homophone du mot « yusanseul » désignant une préparation culinaire chinoise très prisée par les Coréens, et son succès mettra au goût du jour ce genre musical.

Des personnages de substitution

Pour le public de cette émission, de

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telles métamorphoses représentaient création d’autant de « personnages de substitution » successifs, une pratique particulière que toujours plus de célébrités allaient transformer en une véritable tendance en s’y lançant à leur tour. Parmi ces vedettes, figure la chanteuse Lee Hyori, qui, après avoir fait partie du girls’ band de première génération, Fin.KL (1998-2002), connaît un regain de popularité depuis qu’elle

s’est assagie en se mariant et en partant vivre sur l’île de Jeju. Elle évolue désormais dans un nouveau rôle, celui d’une « Linda G » qui se serait enrichie en tenant un salon de beauté aux États-Unis. On pourrait citer nombre d’autres exemples, comme ceux des humoristes Chu Dae-yeop et Kim Shin-young, qui ont séduit le public en se faisant chanteurs, l’un, sous le nom de Kapichu, et l’autre, interprète d’un gros succès de trot, de


Kim Davi. Dans un cas comme dans l’autre, ces artistes semblent avoir connu une plus grande réussite en empruntant un personnage de substitution, la raison de ce phénomène résidant en fait dans les changements qui se produisent actuellement en Corée. Le premier de ces facteurs est la progression de l’individualisme par rapport à la période de l’industrialisation de l’après-guerre où l’intérêt de la collectivité primait sur celui de l’individu, y compris au sein de la famille, et où la motivation au travail était gage de sécurité de l’emploi.

De la collectivité à l’individu

© MBC

La crise financière asiatique de 1997, puis celle de 2009, d’ampleur mondiale, allaient entraîner de profondes mutations dans le monde du travail comme dans les esprits en mettant fin au statu quo sur lequel reposaient les relations entre les partenaires sociaux, car les entreprises procédaient désormais à des licenciements massifs pour proposer des contrats plus précaires. Au sein du personnel, l’amour du travail n’était plus de mise, en particulier dans une jeune génération reléguée à des emplois temporaires et peu encline à se sacrifier pour un avenir meilleur comme étaient tenus de le faire ses aînés. Avec le temps, les Coréens allaient privilégier toujours plus le moment présent en recherchant l’équilibre entre leur travail et leur vie pri-

C’est l’humoriste et animateur de télévision le plus populaire de Corée, Yoo Jae-suk, qui a suscité un fort engouement pour les émissions exigeant de leurs participants qu’ils se créent des personnages, ce qu’il a fait lui-même avec talent en s’essayant notamment au trot et à la harpe.

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vée, plutôt que de poursuivre de lointains objectifs à l’aboutissement incertain. Dans une étude de mars 2020 effectuée par le cabinet d’aide à la recherche d’emploi Job Korea, trois personnes interrogées sur quatre déclaraient modifier leur personnalité lorsqu’elles se trouvaient sur leur lieu de travail et ne se révéler qu’ailleurs,

c’est-à-dire quand elles pouvaient se comporter comme elles l’entendaient. Alors que les générations précédentes restaient elles-mêmes en toutes circonstances parce que leur vie entière était consacrée au travail, celles d’aujourd’hui, en accordant plus d’importance à d’autres aspects de leur existence, recourent à des personnalités différentes pour mener de front leurs

activités personnelles et professionnelles en toute indépendance. Il arrive même que les premières prennent le pas sur les secondes, car les passe-temps ou loisirs de ces rôles secondaires peuvent s’avérer plus lucratifs que la situation d’origine, comme en témoigne la réussite certaines activités nées des technologies numériques, dont la création d’une chaîne YouTube où peut s’exprimer une autre personnalité. Ces phénomènes sont révélateurs d’un changement de perception sur la question de l’identité, car, s’il était jusqu’ici admis qu’un individu conserve sa personnalité dans toutes les circonstances de sa vie, il paraît de plus en plus évident que deux façons d’être, voire plus, peuvent coexister en une seule et même personne. L’expression « multi-personnalités », souvent employée par les Coréens d’aujourd’hui, désigne ainsi « un ego à plusieurs niveaux qui se crée de nouvelles identités en transformant son moi, comme on porterait à chaque fois un masque différent ».

Une identité multiforme

Avant même que ne se répande cette notion de multi-personnalité, plusieurs vedettes l’avaient mise en pratique dans leurs activités de « mul-

1. Lee Hyori, la chanteuse principale du groupe pop féminin de première génération Fin.K.L créé voilà plus de vingt ans, a connu dernièrement un regain de succès en incarnant un personnage de sa création, la riche Linda G. 2. Le fantaisiste Chu Dae-yeop se fait aussi apprécier par le sens de l’humour particulier dont fait preuve le personnage de Kapichu qu’il s’est créé sur sa chaîne YouTube. 3. À ses débuts, l’humoriste Kim Shin-young a aussitôt fait sensation en se créant le personnage de Kim Davi dans la chanson de trot intitulée Gimme Gimme. © MBC

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© Capture d’écran YouTube

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ti-joueurs », c’est-à-dire par leur capacité à faire preuve de polyvalence dans le secteur du show-business. Tel artiste qui se consacrait jusque-là à la chanson apparaissait aussi au cinéma ou dans des séries télévisées, quand il ne démontrait pas ses dons d’éloquence dans des émissions de variétés, tandis que certains se lançaient au contraire dans la chanson : autant d’efforts de diversification qui ne s’avéraient pas toujours garants du succès, comme allait le prouver l’échec sur scène de certaines idoles de la musique pop. La nouveauté du phénomène actuel des personnages de substitution repose avant tout sur le fait qu’en se livrant à des occupations nouvelles, ceux-ci ne le font pas à titre professionnel, mais dans le cadre de leurs loisirs ou à des fins ludiques. Qu’ils s’y révèlent ou non doués de talent, le public s’en soucie donc moins qu’il ne s’intéresse au caractère différent ou original de ces activités d’emprunt. Selon toute vraisemblance, l’adhésion des Coréens à ces jeux sur la personnalité pourrait s’expliquer par le refoulement de leur individualité auquel ils ont été contraints au nom de la collectivité, ainsi que par une volonté de laisser s’exprimer librement l’autre moi qui se trouve en chacun d’eux.

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L’expression « multi-personnalités », souvent employée par les Coréens d’aujourd’hui, désigne « un ego à plusieurs niveaux qui se crée de nouvelles identités en transformant son moi, comme on porterait à chaque fois un masque différent ».

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INGRÉDIENTS CULINAIRES

Après une rapide cuisson à la vapeur, les crevettes de taille courante fournissent un mets des plus savoureux, tandis que celles d’une vingtaine de centimètres conviennent plutôt aux grillades et les petites, à la préparation de condiments saumurés, mais, quelles que soient leurs dimensions, les protéines et minéraux qu’elles renferment, ainsi que la délicatesse de leur goût salé, en font un aliment très apprécié de par le monde. Jeong Jae-hoon Pharmacien et rédacteur culinaire

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© PIXTA

La délicieuse manne automnale de la mer


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n Corée, la saison de la pêche côtière à la crevette s’étend de la fin de l’automne à celle de l’hiver pour une raison liée à la nature même de ce crustacé, à savoir la faible proportion de graisse que renferme son corps, contrairement à celui du poisson, qui grossit en hiver pour se protéger du froid. Quant aux crustacés, ils descendent en eau profonde à la recherche de plus hautes températures ou accroissent le volume des éléments constituants de leur corps qui ne gèlent pas. Quand vient la saison froide, les crevettes s’éloignent donc des côtes péninsulaires où elles vivent le reste de l’année, mais dès l’automne, elles se sont prémunies contre la baisse de la température de l’eau en se dotant d’une plus grande quantité d’acides gras oméga-3 et d’acide aminé glycine, lequel est à l’origine de leur saveur sucrée. Leurs qualités gustatives et nutritionnelles s’avèrent donc être les meilleures à cette époque de l’année.

Fermentation ou saumure à la sauce de soja ?

Les crevettes se prêtent à des préparations tout aussi simples que variées allant de la friture au gros sel à une cuisson à la vapeur qui met en valeur leur goût de noisette légèrement sucré, mais on pourra aussi les consommer crues, après en avoir réservé les têtes pour les faire bouillir. Les différentes espèces qui évoluent le long des côtes coréennes comportent la dohwa saeu, cette « crevette fleur de pêcher » dont la longueur pouvant dépasser vingt centimètres n’enlève rien au bel aspect évoqué par son nom et qui possède une chair douce et ferme, l’ensemble la rendant bien adaptée à figurer comme plat principal au menu des restaurants gastronomiques. D’une taille beaucoup plus modeste, l’espèce dite jeot saeu est la plus communément pêchée dans les eaux coréennes, mais représente aussi la plus grande partie des prises mondiales. Tandis que sa consœur géante est accommodée en grillade chez le consommateur, elle est salée sur les bateaux en raison de sa consistance trop tendre et donc propice à une décomposition rapide. Dans de nombreux pays d’Asie, elle subit une fermentation qui permet de confectionner sauces, concentrés et autres condiments. Connues sous le nom de xia gao et xia jiang à Hongkong, de kapi en Thaïlande, de belacan en Malaisie, de terasi en Indonésie et de mă´ m tôm au Vietnam, ces préparations ont pour trait commun d’être à base de crevettes. En Corée, une fois salées et fermentées, elles fournissent une préparation appelée saeujeot qui entre dans la composition de plats très divers tels que le kimchi.

2 © gettyimages

1. Appréciées dans le monde entier pour leur saveur à la fois sucrée et salée, les crevettes livrent tous leurs délices de la fin de l’automne à l’hiver, car leur teneur en acides aminés et en acide glycine augmente fortement à cette époque de l’année. 2. Les gambas géantes qui évoluent dans les eaux tempérées et subtropicales coréennes ou chinoises fournissent d’excellentes grillades qu’il suffit d’assaisonner avec du gros sel.

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Réalisé avec des crevettes crues qui ont mariné dans une sauce de soja ayant mijoté avec des légumes et épices, puis refroidi, le saeujang ne constitue pas en revanche un condiment, mais bel et bien un plat dont la saveur incomparable résulte du mariage de la chair crue des crevettes avec la sauce de soja mêlant sel et sucre. Sa recette reprend exactement celle du gejang, si ce n’est que ce dernier se compose de crabe cru. Dans la première, la chair tendre des crevettes possède une texture bien particulière et confère une telle saveur au riz étuvé dont on l’accompagne que le mangeur engloutit celui-ci d’autant plus rapidement, ce qui explique que cette préparation soit parfois appelée la « voleuse de riz ».

La question du cholestérol

© gettyimages

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La crevette est indéniablement riche en cholestérol puisque la quantité de cette substance grasse qui y est présente s’élève à 189 milligrammes pour 100 grammes. Cette forte teneur s’explique par le rôle important qu’elle joue dans la croissance en permettant la production d’une hormone qui accélère le mécanisme de l’excrétion au fur et à mesure que le crustacé grandit et renouvelle son exosquelette. Le cholestérol se révèle tout aussi indispensable à l’homme, puisqu’il favorise le développement cérébral, ainsi que la biosynthèse des hormones sexuelles et de la vitamine D, cette « vitamine du soleil » que fabrique la peau sous l’action du rayonnement solaire, ce qui explique les nombreuses carences constatées dans ce domaine en période hivernale. Si le corps humain produit naturellement le cholestérol qui lui est indispensable, il n’en va pas de même de celui des crustacés. Qu’elles soient sauvages ou d’élevage, les crevettes ont besoin d’un apport suffisant en cholestérol pour réaliser leur croissance et, dans ce dernier cas, il convient donc de leur fournir une alimentation adéquate. Cette substance se répartit inégalement dans son corps, dont la partie charnue en contient assez peu, contrairement à la

1. On pourra aussi faire frire les gambas géantes entières, sans en retirer la carapace, après les avoir enrobées de farine, de pâte et de chapelure. 2. Les crevettes crues marinées sont aussi très prisées par les Coréens. La marinade se compose d’une sauce de soja que l’on a fait mijoter avec des légumes et des épices. 3. Les petites crevettes salées et fermentées, dites saeujeot, servent de condiment pour relever divers plats et pour confectionner le kimchi. Agrémentées de fines tranches de piment vert piquant, de piment rouge en poudre, d’ail, de graines de sésame et d’huile de sésame, elles constituent un plat d’accompagnement qui ouvre l’appétit des mangeurs l’été venu. © Shutterstock

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tête où elle se concentre, notamment chez les petites crevettes salées dont la tête renferme des organes riches en graisses et en cholestérol, la proportion en étant respectivement sept et deux à trois fois supérieure à celle de la chair. À l’extrémité du tractus gastro-intestinal, elle s’avère également élevée, quoique correspondant à une faible quantité. Comme c’est le cas au sujet de nombre d’autres aliments, certaines idées fausses circulent à propos de la crevette, notamment l’affirmation absolument infondée selon laquelle sa queue renfermerait une substance empêchant l’absorption de cholestérol. C’est un élément constitutif de sa carapace, la chitine, que ne peut ni assimiler ni digérer son corps, car sa décomposition en petites molécules à l’efficacité avérée dans la réduction du taux de cholestérol dans le sang, dites cétones, n’est possible que par un processus chimique faisant appel à un alcali fort. La mastication de la carapace ou de la queue, si elle ne peut donc suffire à transformer la chitine en cétones, n’en libère pas moins d’agréables saveurs provenant des acides aminés, du sucre et des pigments responsables du goût et de l’arôme particuliers de ce crustacé. Lors de la cuisson, ils éviteront que les composants aromatiques de la chair ne se dissolvent sous l’effet de la chaleur.

Une pêche déclinante

Si certains évitent de consommer des crevettes parce qu’ils sont soucieux de leur taux de cholestérol, ils n’ont aucune inquiétude à avoir à cet égard, puisque près de 80 % du cholestérol présent dans notre sang est naturellement sécrété par notre organisme, ce qui ne permet donc pas d’agir aisément sur ce paramètre par un régime alimentaire. En réalité, la teneur cholestérol se révèle plus critique pour les crevettes elles-mêmes, puisque, pour stimuler leur croissance, elle doit être d’environ 0,5 % dans leur alimentation, mais non supérieure à 5 %, ce niveau nuisant à leur développement. Particulièrement prisés en Asie, les craquelins aux crevettes, ces en-cas composés de crevettes hachées et d’amidon, étaient confectionnés en Corée avec des espèces de taille moyenne jusque dans les années 1990, où les prises de ces crustacés se sont faites plus rares et ont contraint les cuisiniers à leur substituer des crevettes bleues, dites ggotsaeu. Dans ce domaine comme dans tous les autres, les ressources de la planète ne sont pas inépuisables et, faute de se préoccuper de l’impact de la pêche et de l’élevage sur l’environnement, ainsi que de leur développement durable, il se pourrait fort que nous soyons privés de ce délicieux produit de la mer dans un avenir assez proche. Yi Saek (1328-1396), un homme de lettres qui vécut

3 © Institut de cuisine royale coréenne

dans les derniers temps du royaume de Goryeo, écrivit ce qui suit en guise de remerciement, après s’être vu faire présent de crevettes géantes : « Elles s’inclinent avec courtoisie en un témoignage de respect qui participe de la poursuite de la Voie ». Dans l’esprit de cet érudit néo-confucianiste, ces petits crustacés aux longues antennes et au corps replié durent évoquer l’image de personnes humblement courbées que nous serions aujourd’hui fort avisés d’imiter en observant le monde qui nous entoure pour y trouver les moyens de vivre en harmonie avec la nature et continuer de bénéficier de la délicieuse manne automnale de la mer.

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MODE DE VIE

Du riz précuit à la gastronomie Qu’ils soient jeunes ou moins jeunes, les consommateurs apprécient la commodité d’acheter des plats tout prêts disponibles dans le commerce, ceux que ne rebutent pas quelques préparations culinaires rapides pouvant aussi s’y procurer une sélection d’ingrédients de qualité présentés en assortiments. Choi Ji-hye Chercheuse au Centre d’étude des tendances de consommation de l’Université nationale de Séoul

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usqu’ici, les nombreuses publicités que les restaurants livrant des repas à domicile apposaient dans les halls et sur les portes d’immeubles d’habitation coréens finissaient souvent au fond d’une poubelle, car les clients ne pouvaient évidemment pas se nourrir uniquement de pizza, de poulet frit ou des spécialités traditionnelles les plus courantes, mais ces affichettes proposent maintenant une plus grande variété dans les préparations proposées. De ce fait, il n’est pas de famille qui ne fasse jamais appel à ces livraisons en raison des avantages évidents qu’elles présentent pour les célibataires comme pour les couples avec ou sans enfants auxquels la vie active ne laisse guère le temps de se charger des courses et de la cuisine. À l’issue d’une enquête sur les habitudes alimentaires des Coréens réalisée en 2018 par le groupe What’s Next de l’institut de sondages Nielsen Korea auprès d’un échantillon représentatif de mille personnes âgées de 19 à 70 ans et vivant en différents points du territoire, il s’est avéré que les célibataires et les foyers comportant plus de deux personnes consommaient des plats cuisinés respectivement trois

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1. Commercialisé pour la première fois en 1996, le riz précuit à réchauffer au four à micro-ondes a favorisé l’essor du marché des plats cuisinés et, si les consommateurs lui ont réservé un accueil mitigé à ses débuts, il se vend aujourd’hui très bien sous de nombreuses marques, tant en Corée qu’à l’étranger.

© CJ Cheiljedang

et deux fois par semaine. D’après un autre institut dénommé Euromonitor, ce marché aurait vu son chiffre d’affaires annuel passer, à l’échelle nationale, de 1 021 à 1 950 milliards de wons entre 2014 et 2019 et serait appelé à doubler encore de volume pour atteindre 2 920 milliards d’ici à 2024. Selon toute vraisemblance, la survenue de la pandémie de Covid19 n’a fait qu’accentuer cette tendance en dissuadant les sorties au restaurant en raison des impératifs de distance entre les personnes, d’où une plus forte demande de livraisons alimentaires.

Des repas simplifiés

Première préparation culinaire n’exigeant qu’une cuisson rapide au four à micro-ondes, le riz précuit a peu séduit les consommateurs lors de son apparition en 1996, nombre d’entre eux estimant que la préparation de cet ingrédient de base de l’alimentation asiatique relevait exclusivement de la cuisine familiale, d’autres croyant déceler un risque pour la santé dans un produit transformé. En dépit des nombreuses campagnes publicitaires auxquelles participèrent des vedettes du show-business pour pro-


2 © NewsBank

mouvoir son implantation, plusieurs années allaient s’écouler avant qu’il n’entre de plainpied dans la vie quotidienne. Par la suite, les Coréens éprouvant pour la plupart moins de réticence à recourir aux aliments transformés, les marques de riz précuit se sont multipliées sur les rayons des supermarchés, bientôt rejointes par d’autres préparations de ce type telles que soupes, bouillons, ragoûts et accompagnements en tous genres. Une telle disponibilité de produits permet ainsi de composer un menu familial complet au moyen de ces articles conditionnés en vente dans le commerce. Depuis dix ans, la livraison à domicile de spécialités de la cuisine coréenne traditionnelle a aussi enregistré une forte progression suite à la création d’une application de commande téléchargeable sur un téléphone portable. Ce service permet la livraison rapide de tout plat ou accompagnement servant à confectionner un repas familial qui dispensera des travaux culinaires habituels. Les différentes possibilités qui s’offrent pour simplifier ses repas dépendent de la préparation préalable qu’ont subie les aliments

2. Consommatrice devant le rayon des plats prêts à cuire d’un supermarché. Ragoûts, soupes et bouillons, qui sont les principales façons d’accommoder les aliments en Corée, exigent de longues préparations, mais leur version prête à chauffer nécessite beaucoup moins de temps.

qui les composent et sont les plats cuisinés à consommer immédiatement, les aliments précuits à réchauffer au four à micro-ondes ou dans une casserole, les ingrédients n’exigeant qu’une cuisson et les kits d’ingrédients destinés à la confection de repas, mais laissés en l’état pour que l’acheteur se charge lui-même de les apprêter et de les accommoder. Les consommateurs s’avèrent particulièrement demandeurs de ces deux dernières formules qui font une plus large part à la préparation culinaire et peuvent en outre être livrées à domicile, alors qu’elles n’étaient à l’origine accessibles qu’en se déplaçant en grande surface.

La haute gastronomie

Le créneau des plats cuisinés, dont l’attractivité repose sur la facilité de consommation et de faibles prix, tend aujourd’hui à s’élargir à la gastronomie. En ces temps de pandémie, les gourmets qui hésitent à fréquenter leurs bons restaurants habituels trouvent désormais sur les rayons des magasins les spécialités que ces établissements commercialisent pour leur plus grand plaisir.

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© Mom’s Touch

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En ces temps de pandémie, les gourmets qui hésitent à fréquenter leurs bons restaurants habituels trouvent désormais sur les rayons des magasins les spécialités que ces établissements commercialisent pour leur plus grand plaisir.

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© CJ Cheiljedang

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Cette évolution a donné lieu à la mise sur le marché de plusieurs gammes de produits se revendiquant d’une alimentation de qualité, à l’instar de celle de CJ Foods, qui propose un ensemble de plats créés par treize maîtres cuisiniers disposant de plus de dix années d’expérience dans des hôtels cinq étoiles. Leurs préparations s’inspirent de différentes recettes étrangères, dont les fameuses gambas al ajillo espagnoles, ces gambas à l’ail si prisées des jeunes gourmets, les pad thaï, des nouilles thaïlandaises frites à la farine de riz, ou l’oyakodon japonais, un plat de riz garni d’œufs et de poulet. Pionnier dans le domaine des kits de repas à préparer, Korea Yakult s’oriente aussi, depuis quelques années, vers la production de plats prêts à consommer reprenant les recettes de chefs étoilés, comme cette nouvelle préparation à base d’agneau qui connaît beaucoup de succès en ce moment. Selon Market Kurly, une start-up de livraison à domicile d’ingrédients et de plats prêts à consommer, les ventes de spécialités gastronomiques ont fait un bond de 175 % au premier semestre de 2020 par rapport à l’année dernière à la même époque. Parmi ses nombreuses préparations, figurent le galbitang, les makchang, les naengmyeon et les ssalguksu, qui sont respectivement une soupe au plat de côtes, des tripes de bœuf grillées, des nouilles froides et des nouilles à la farine de riz réalisés selon les recettes mises au point par de célèbres restaurateurs.

Le mode de vie des milléniaux

La croissance du marché de la cuisine toute prête s’explique non seulement par la progression du nombre de foyers unipersonnels et de couples biactifs, mais aussi par le nouveau mode de vie créé par les « milléniaux », ces enfants du millénaire nés à partir des années 1980, dont le maître mot est l’« efficacité ». Désireux de s’essayer à la préparation de bons repas, ils ne souhaitent pas pour autant s’astreindre à la corvée des courses et avoir à préparer les ingrédients avant leur cuisson. Cette double exigence les a amenés à opter pour des formules intermédiaires d’ingrédients déjà

préparés qu’il suffit de faire cuire ou de kits d’ingrédients pour repas à confectionner, ce qui leur permet d’éviter certaines tâches fastidieuses pour s’adonner au plaisir simple de faire un peu de cuisine. À l’heure où sévit le Coronavirus, l’augmentation du temps passé à la maison a aussi favorisé l’essor de l’ensemble du secteur, le domicile étant désormais perçu comme le lieu du déroulement d’activités multiples telles que le télétravail, les cours en ligne ou les loisirs, dont certains divertissements tels que ceux proposés par la télévision et le home cinema. Pour des populations jeunes qui évitent ces temps-ci de manger dehors, la cuisine toute prête représente une solution de remplacement, tandis

1. Pour déguster l’un ou l’autre de ces ragoûts, il suffit d’ouvrir leur emballage et de réchauffer la barquette qu’il contient au four à micro-ondes. 2. Les consommateurs qui veulent goûter aux joies de la cuisine préféreront les kits d’ingrédients pour repas, dont ceux qui proposent les spécialités de célèbres maîtres cuisiniers à l’intention des palais délicats. 3. Kits pour repas coréens faits maison présentés lors d’une opération promotionnelle organisée par CJ Injaewon à Séoul en octobre 2017. Les préparations précuites, après avoir ciblé principalement les foyers unipersonnels ou biactifs, attirent aujourd’hui des consommateurs plus âgés qui en avaient jusqu’ici une mauvaise opinion.

3

© Agence de presse Yonhap

que les kits d’ingrédients destinés à préparer des repas permettent de réaliser des recettes à caractère parfois gastronomique comme le sukiyaki japonais, le saumon ou le thon marinés et le yangjangpi, ce plat chinois de fruits de mer, de viande et de légumes agrémentés d’une sauce à la moutarde. À ces jeunes consommateurs, s’ajoute toujours plus un public familial et du troisième âge, si bien que pourraient bientôt apparaître les nouveaux créneaux porteurs des aliments de sevrage pour bébé et liquides, pour malade : autant d’évolutions possibles parmi les perspectives qui s’offrent à ce marché prometteur.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 67


APERÇU DE LA LITTÉRATURE CORÉENNE

CRITIQUE

Un humour qui cache une certaine éthique

D

Né en 1972, Lee Ki-ho se distingue par l’éloquence d’une écriture qui fera de lui le digne successeur des célèbres conteurs Hwang Sok-yong (1943-) et Seong Sok-ze (1960-), mais, plus encore, par ses récits qui enchantent le lecteur, entre rires et larmes, tout en créant une impression persistante de malaise d’où naît un besoin de réflexion.

ès son premier recueil de nouvelles intitulé Choi Sundok habitée par le Saint-Esprit (2004), Lee Ki-ho fait montre d’une subtile maîtrise du genre du conte, notamment dans le texte éponyme où une femme très croyante du même nom entreprend de convertir et d’éduquer l’exhibitionniste Adam. Cette œuvre a aussi pour caractéristique d’emprunter à la Bible son format en chapitres composés de versets et jusqu’à sa mise en page sur deux colonnes. Débutant le premier d’entre eux par ces mots : « L’histoire de Choi Sun-dok, servante du Seigneur, touchée par le Saint-Esprit qui descendit sur elle, est relatée ci-après dans son intégralité », l’auteur narrant la vie de ce personnage habité par le Saint-Esprit sur un ton sarcastique virant parfois à l’humour noir. À plusieurs égards, la nouvelle Birney (1999) également insérée dans ce volume se révèle bien différente, en particulier par ses personnages principaux, un lycéen qui arrête ses études pour se faire proxénète et une prostituée handicapée appelée Sun-hui, l’intrigue se développant du début à la fin à un rythme rapide rappelant le débit des paroles du rap. Chez le jeune écrivain d’alors, ces deux œuvres témoignaient d’une volonté de relever le défi de l’expérimentation dans le but d’évoluer vers une écriture nouvelle. Dix ans plus tard, sous le titre Au moins on s’excuse bien (2009), paraîtra un premier roman dont l’action a comme point de départ l’idée saugrenue qui vient à deux jeunes garçons de l’Assistance publique, à la sortie de l’établissement qui les avait accueillis, d’exercer un métier qui consiste à « s’excuser pour les autres ». Ils comptent ainsi gagner leur vie en se substituant à ceux qui n’ont pas la possibilité de présenter eux-mêmes leurs excuses. Les raisons invoquées par les acheteurs de cette politesse par procuration ajoutent encore à la drôlerie d’une intrigue dont les protago-

68 KOREANA Automne 2020

Choi Jae-bong Journaliste au Hankyoreh

nistes, tout en semblant a priori ignorer le contexte dans lequel intervient une situation, savent toujours s’adapter à celle-ci par une réaction qui provoque tour à tour hilarité ou tristesse chez le lecteur. Dans ce texte énoncé par un narrateur candide, l’auteur montre avec beaucoup d’humour qu’un quotidien apparemment respectable peut comporter nombre d’actes propres à inspirer un sentiment de culpabilité. Dénonciation de la dictature militaire dirigée par le président Chun Doo-hwan dans les années 1980, le deuxième roman de Lee Ki-ho, Histoire du monde des cadets (2014) campe le personnage d’un chauffeur de taxi de la ville de Wonju qui est arrêté pour un motif insignifiant et emprisonné. Soumis à la torture lors de son interrogatoire, Na Bokman est convaincu d’agissements pour le compte du crime organisé, mais réussit à s’évader et doit vivre caché pour le restant de sa vie. L’explication du titre de l’œuvre est à rechercher dans l’histoire d’Abel et Caïn, respectivement frères cadet et aîné : « Alors le curé a dit que l’histoire d’Abel et Caïn s’appliquait aussi à notre époque. Que nous sommes tous frères et qu’en ce monde, quand une personne a peur, ses innombrables cadets tremblent. […] Il regrettait surtout que nous, cadets, ayons fini par adorer notre frère aîné à force d’en avoir peur et que nous en soyons venus à croire en lui plus encore qu’en Dieu ».


Lee Ki-ho pose les deux questions suivantes :

« Pensez-vous qu’il soit possible de transmettre un sens moral au moyen de la fiction ? Pensez-vous qu’il soit possible de susciter la honte au moyen de personnages de fiction ? » © Munhakdongne

En dépit des mots « histoire du monde » de son titre, cette œuvre est dirigée contre le dur régime qu’a connu la Corée dans les années 1980 et dont témoigne ici le destin tragique d’un homme certes peu instruit, mais d’une grande droiture, lorsqu’il est entre les griffes des représentants de la force publique, ce qu’illustre avec éloquence et subtilité l’extrait qui suit : « À l’époque de notre sombre héros, abondaient aux quatre coins du pays toute sorte d’agents et de policiers d’une grande perspicacité qui possédaient un esprit d’analyse et un jugement très sûrs, ainsi qu’un tel savoir-faire dans l’art de l’interrogatoire que ceux qui étaient confiés à leur soins, qu’ils soient étudiants ou employés de bureau, femmes au foyer ou prêtres, finissaient tous sans exception par avouer leur crime, voire d’autres encore bien pires. » En 2018, Lee Ki-ho allait faire éditer par Munhakdongne son quatrième recueil de nouvelles intitulé Kang Min-ho de l’église, celui qui est gentil avec tout le monde, les sept textes qui le composent ayant pour titre le nom de leur personnage principal. Autre particularité plus notable, quatre de ces sept récits portent sur l’écrivain lui-même, tantôt en le nommant, tantôt en le représentant sous les traits d’un personnage en lequel la situation décrite permet de le reconnaître. À la fin du recueil, figure, en guise de postface, une note de l’auteur qui pourrait constituer une nouvelle à elle seule du fait de sa longueur et comporte l’interrogation suivante : « Quelle sorte de mur se dresse donc entre le « Lee Ki-ho » des nouvelles et celui qui les a écrites ? S’agit-il de deux êtres totalement différents, de deux individus possédant une âme différente ? » Plutôt que de tenter d’y apporter immédiatement une réponse, mieux vaut se plonger dans le premier de ses récits, Qu’est devenue Choi Mijin ? Tout commence par la découverte fortuite que

fait « l’écrivain Lee Ki-ho » de la présence d’un de ses livres sur un site de ventes d’occasion en ligne. Après quelques péripéties, l’auteur parvient à racheter le volume à un jeune quidam et, s’il obtient même que celui-ci lui présente ses excuses, les circonstances de sa rencontre transforment peu à peu sa première indignation en honte. Ce jeune homme qui se confond en excuses travaille certainement dans le secteur des services où il est constamment amené à redoubler de politesse, mais la teneur des révélations qu’il fera par la suite, lors d’un appel passé en soirée, ne fera qu’accentuer le sentiment de culpabilité de son interlocuteur. Dans sa postface, Lee Ki-ho pose les deux questions suivantes au lecteur : « Pensez-vous qu’il soit possible de transmettre un sens moral au moyen de la fiction ? Pensez-vous qu’il soit possible de susciter la honte au moyen de personnages de fiction ? » En d’autres termes, lorsqu’il lit une nouvelle comme Qu’est devenue Choi Mijin ?, le lecteur peut-il éprouver à son tour les sentiments honteux de l’auteur et finir par acquérir un certain sens moral ? Sans se départir de son humour et de sa vivacité d’esprit, Lee Ki-ho se confronte à d’autres cas de conscience dans les autres nouvelles du recueil en soumettant au lecteur des situations complexes que l’on pourrait qualifier de dilemmes éthiques, témoignant ainsi de la remarquable maturité qu’a acquise sa fiction en à peine deux décennies.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 69


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