Koreana Autumn 2018 (French)

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AUTOMNE 2018

ARTS ET CULTURE DE CORÉE

RUBRIQUE SPÉCIALE

LA CULTURE POPULAIRE ET LA DÉTENTE INTERCORÉENNE

Les relations intercoréennes au septième art Le printemps de la musique populaire Un tournant dans les échanges sportifs intercoréens Des horizons nouveaux pour les joyaux du Nord

La culture populaire et la détente intercoréenne

ISSN 1225-9101

VOL. 19 N° 3

en prélude à la paix


IMAGE DE CORÉE

Retours au pays saisonniers Kim Hwa-young

Critique littéraire et membre de l'Académie coréenne des arts


«E

© Agence de presse Yonhap

n ce jour de Chuseok, la longueur des ralentissements augmente d’heure en heure en direction de la province. La circulation ne commencera à se fluidifier qu’à partir de minuit sur les grands axes routiers. » Les années passent, mais les bulletins télévisés sur l’état du trafic restent les mêmes pendant les fêtes de Chuseok ou du Nouvel an lunaire, qui sont les principales au calendrier, en Corée, la première correspondant à l’origine aux actions de grâces accomplies à l’époque des récoltes et s’accompagnant aujourd’hui d’une grande vague de départs aux quatre coins du pays. Fête mobile, Chuseok marque le quinzième jour du huitième mois lunaire et tombera donc cette année le lundi 24 septembre, de sorte qu’en la reliant à la fin de la semaine précédente, elle fournira aux Coréens un long congé de cinq jours. Ils mettront celui-ci à profit pour consommer en abondance fruits et céréales de la nouvelle récolte, mais avant tout pour témoigner à leurs parents ou grands-parents le respect et la reconnaissance qu’ils leur doivent. Dans la langue coréenne, il existe un terme spécifique pour désigner les mouvements de population se produisant à cette occasion, à savoir gwiseong, qui peut se traduire littéralement par « rentrer au pays », et attestant de la force des liens familiaux en dépit de la distance géographique. Ces grands départs saisonniers ont pris la dimension d’un véritable phénomène de société dès l’année 1945, qui a vu la Corée se libérer du joug colonial japonais. Ils concernaient alors principalement les jeunes partis étudier dans les grandes métropoles telles que Séoul. Vingt ans plus tard, l'industrialisation et l’exode rural qui en est le corollaire allaient étendre ces déplacements au monde du travail. Seul moyen de transport, ou presque, qui soit disponible sur les longs trajets, le train faisait accourir les voyageurs dans les gares et les files d’attente s’allongeaient devant celle de Séoul. Transportant trois fois plus de passagers qu’ils n’en pouvaient normalement contenir, ils n’étaient pas sans rappeler des trains bondés de réfugiés en temps de guerre. Dans les années 1970, l’apparition d’autoroutes allait permettre l’entrée en piste des autocars et des déplacements toujours plus nombreux. Puis ce fut au tour de la voiture, qui s’est largement répandue dans les années 1990, de créer les embouteillages monstres que nous connaissons aujourd’hui. Afin d’échapper à ces redoutables encombrements, nombre de parents se résignent à ce que l’on appelle un « retour à l’envers », c’est-à-dire qu’ils font eux-mêmes le déplacement et rendent visite à leurs enfants, tandis que les jeunes gens choisissent de partir en vacances à l’étranger. Il n’en demeure pas moins que les grands départs des fêtes continueront tant que durera cette « nostalgie » particulière qui pousse les Coréens à chercher joie et réconfort auprès de la famille restée au pays natal.


Lettre de la rédactrice en chef

ÉDITEUR

Un pas de plus vers la paix

DIRECTEUR DE

La rencontre qui s’est tenue le 28 avril dernier entre les chefs d’État des deux Corées devrait marquer le début d’une ère nouvelle dans l’histoire de la péninsule. Il s’agit de la troisième des réunions intervenues au plus haut niveau depuis la Guerre de Corée qui a pris fin en 1953. La première avait vu le président Kim Daejung effectuer une visite en Corée du Nord et, à l’issue de ses entretiens avec son homologue Kim Jong-il, signer la Déclaration conjointe Nord-Sud du 15 juin 2000, qui prévoit l’intensification du dialogue intercoréen. En octobre 2007, un deuxième sommet allait mettre en présence Roh Moo-hyun et Kim Jong-il et s’achever par l’adoption d’un accord bipartite scellant l’engagement des deux pays à œuvrer de concert pour la paix et la prospérité sur la péninsule. Voilà peu, la réunion qui lui a succédé avait la particularité de se dérouler en Corée du Sud, dont aucun dirigeant nord-coréen n’avait auparavant foulé le sol. Elle allait aboutir à la Déclaration de Panmunjeom par laquelle les deux pays affirment « ne plus vouloir de guerre sur la péninsule », entendent mettre fin à leurs hostilités et prévoient de conclure un traité de paix d'ici à la fin de l'année, la dénucléarisation de la péninsule constituant en outre le but qu’ils se sont fixé. Si la réalisation de ce dernier objectif n’est pas acquise, puisqu’un gel des activités en cours de la Corée du Nord n’englobe pas forcément l’arrêt de ses essais nucléaires ou de tirs de missiles, et ce, d’autant que certains dossiers sont en attente d’un règlement entre les deux pays comme avec les ÉtatsUnis, ce sommet historique n’en est pas moins prometteur d’avancées considérables vers une normalisation des relations intercoréennes qui s’était déjà amorcée avec la participation de la Corée du Nord aux Jeux olympiques de Pyeongchang. Après plus d’un demi-siècle de conflits et tensions, il apporte l’espoir qu’une page soit enfin tournée pour que les frères ennemis d’hier mettent un terme à leur long affrontement. Par le biais de sa rubrique spéciale, ce numéro s’inscrit dans le contexte actuel en proposant un état des lieux des relations culturelles entre les deux pays.

RÉDACTRICE EN CHEF Choi Jung-wha

LA RÉDACTION RÉVISEUR

Lee Sihyung Kang Young-pil Suzanne Salinas

COMITÉ DE RÉDACTION

Han Kyung-koo

Benjamin Joinau

Jung Duk-hyun

Kim Hwa-young

Kim Young-na

Koh Mi-seok

Charles La Shure

Song Hye-jin

Song Young-man

Yoon Se-young

TRADUCTION

Kim Jeong-yeon

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIQUE

Kim Sam

RÉDACTEURS EN CHEF ADJOINTS

Ji Geun-hwa

Park Do-geun, Noh Yoon-young

DIRECTEUR ARTISTIQUE

Kim Do-yoon

DESIGNERS

Kim Eun-hye, Kim Nam-hyung,

Yeob Lan-kyeong

CONCEPTION ET MISE EN PAGE

Kim’s Communication Associates

44 Yanghwa-ro 7-gil, Mapo-gu

Seoul 04035, Korea

www.gegd.co.kr

Tel: 82-2-335-4741

Fax: 82-2-335-4743

ABONNEMENTS ET CORRESPONDANCE Prix au numéro en Corée : 6 000 wons Autres pays : 9 $US AUTRES RÉGIONS, Y COMPRIS LA CORÉE

Choi Jung-wha Rédactrice en chef

ARTS ET CULTURE DE CORÉE Automne 2018

Voir les tarifs d’abonnement spéciaux à la page 80 de ce numéro.

IMPRIMÉ EN AUTOMNE 2018 Samsung Moonwha Printing Co. 10 Achasan-ro 11-gil, Seongdong-gu, Seoul 04796, Korea Tel: 82-2-468-0361/5

Publication trimestrielle de la Fondation de Corée 55 Sinjung-ro, Seogwipo-si, Jeju-do 63565, Corée du Sud http://www.koreana.or.kr

© Fondation de Corée 2018 Tous droits réservés.Toute reproduction intégrale ou partielle, faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de la Fondation de Corée, est illicite. Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction de Koreana ou de la Fondation de Corée. Koreana, revue

Montage photographique représentant la réconciliation coréenne par le biais du sport, du cinéma et de la musique pop.

trimestrielle enregistrée auprès du ministère de la Culture et du Tourisme (Autorisation n°Ba-1033 du 8 août 1987), est aussi publiée en chinois, anglais, espagnol, arabe, russe, japonais, allemand et indonésien.


RUBRIQUE SPÉCIALE

La culture populaire et la détente intercoréenne en prélude à la paix

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RUBRIQUE SPÉCIALE 1

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RUBRIQUE SPÉCIALE 3

Les relations intercoréennes au septième art

Un tournant dans les échanges sportifs intercoréens

Jung Duk-hyun

Jeong Yoon-soo

12

26

RUBRIQUE SPÉCIALE 2

Le printemps de la musique populaire O Gi-hyeon

RUBRIQUE SPÉCIALE 4

Des horizons nouveaux pour les joyaux du Nord Eun Hee-kyung

34 ESCAPADE

46 LIVRES ET CD

54

Histoire de trois habitants de Seongbuk-dong

How to Read Eastern Art (comment lire l’art oriental)

Crabe bleu aux saveurs de l’automne

Lee Chang-guy

L’art et la manière de comprendre les mystères d’un art

42

Sunset: A Ch'ae Manshik Reader (crépuscule, textes choisis de Chae Manshik)

HISTOIRES DES DEUX CORÉES

Les nouilles froides de Pyongyang : comme un avant-goût de réunification Kim Hak-soon

Un aspect méconnu d'un merveilleux auteur

INGRÉDIENTS CULINAIRES

Jeong Jae-hoon

58

MODE DE VIE

La décoration d’intérieur, un loisir qui fait des heureux Seong Jeong-a

Charles La Shure

48 UN JOUR COMME LES AUTRES La retraite d’un étudiant grisonnant Kim Heung-sook

52 REGARD EXTÉRIEUR Lost in Hangeul... Elvin ABBASBEYLI

62

APERÇU DE LA LITTÉRATURE CORÉENNE

Quel remède lui faut-il ? Choi Jae-bong

L’histoire des médicaments Oh Hyun-jong


RUBRIQUE SPÉCIALE 1

La culture populaire et la détente intercoréenne en prélude à la paix

Shiri, de Kang Je-gyu (1999) © Kang Je-gyu Films

Secretly Greatly, de Jang Cheol-soo (2013) © MCMC

Les relations intercoréennes au septième art Frères de sang, de Kang Je-gyu (2004) © Kang Je-gyu Films

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Welcome to Dongmakgol, de Park Kwang-hyun (2005)


JSA (Joint Security Area), de Park Chan-wook (2000) © Myung Films

Depuis la trêve qui a mis fin à la guerre de Corée voilà soixante-cinq ans, la politique sud-coréenne s’est avérée très fluctuante vis-à-vis de Pyongyang et la culture populaire s’est notamment fait l’écho de ces constantes évolutions, en particulier dans la production cinématographique. Jung Duk-hyun Critique de culture pop

© Film It Suda

The Agent, de Ryoo Seung-hwan (2012) © Filmmaker R & K, CJ ENM

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L’

histoire du cinéma coréen a connu un tournant avec le film Shiri qui, à sa sortie en 1999, allait battre tous les records par son budget de 3,1 milliards de wons comme par ses résultats au box-office, puisqu’il a été vu par 5,82 millions de personnes dans tout le pays et par 2,45 millions à Séoul, le seul long métrage à avoir franchi le cap du million de spectateurs à Séoul étant le drame musical intitulé Sopyonje ou La chanteuse de Pansori et présenté six ans plus tôt. Le succès de Shiri, réalisé par Kang Je-gyu, a démontré que les superproductions nationales avaient de l’avenir et déclenché ainsi la réalisation d’autres films à gros budget de style hollywoodien, tout en stimulant l’ensemble de la création. Pour expliquer une telle prouesse commerciale, il suffit d’évoquer la lecture originale que fait cette première oeuvre de l’histoire mouvementée des relations intercoréennes en abordant pour la première fois la question sensible de la réunification. Une thématique nouvelle pour un nouveau départ Ce film à suspense dont le titre est constitué du mot « shiri », qui a pour autre transcription « swiri » et désigne un poisson d’eau douce vivant aux confins des deux pays, évoque le travail accompli par les agents de renseignement sud-coréens pour déjouer les menées terroristes de Pyongyang. La tension y est à son paroxysme lorsque les deux pays amorcent un rapprochement par le sport lors d’un match de football auquel assistent leurs dirigeants respectifs. Déterminés à saboter cette manifestation propice à la réconciliation, les agents secrets nord-coréens commettent un attentat à la bombe dans le stade. Cette tentative de déstabilisation du régime sud-coréen révèle les tensions et l'hostilité qui règnent alors sur la péninsule. L’affrontement meurtrier qui s’ensuit se termine dans un bain de sang, l'amour né entre la meurtrière et son ennemi n’en demeurant pas moins sincère et Shiri présentant les Nord-Coréens selon un nouveau jour, à savoir qu’ils sont unis aux Sud-Coréens par une même origine, et non en conflit avec eux. Les aspirations à la fin de la Guerre froide se concrétiseront, à peine un an plus tard, par la visite inattendue que rendra le président sud-coréen Kim Dae-jung à son homologue Kim Jong-il et leur rencontre marquera le premier sommet intercoréen depuis la partition de 1945. Une fois la glace rompue, ces dirigeants allaient entreprendre des changements radicaux sur les plans politique et diplomatique. Trois mois plus tard, était distribué un film dont le titre JSA est le sigle signifiant « Joint Security Area », un lieu également connu sous le nom de « Panmunjom », et, dans les circonstances favorables de la réunion qui venait de se tenir, il allait attirer pas moins de 2,51 millions de spectateurs dans la seule

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Steel Rain, de Yang Woo-suk (2017) © Yworks Entertainment

capitale. L’intrigue y a pour point de départ une fusillade qui éclate entre des soldats des deux pays chargés de garder ce lieu emblématique de leur affrontement. À la plus grande surprise des enquêteurs, il s’avérera que des contacts ont été pris secrètement et que des rencontres cordiales se sont produites avant cet incident, ce qui témoigne clairement d’un désamorçage des tensions le long de cette zone, dite démilitarisée, qui est en réalité la frontière la plus lourdement armée au monde. Le sujet sensible de la réunification Grâce aux acquis des luttes pour la démocratie qui se sont déroulées en juin 1987 et à la nomination d’un premier gouvernement civil en 1993, la vie aconsidérablement changé pour les Sud-Coréens qui jouissaient désormais de beaucoup plus de liberté. Pour autant, l’image que se faisaient ceux-ci de la Corée du Nord n’allait guère évoluer dans les années 1990, divisés qu’ils étaient entre des conservateurs prônant une vigilance inflexible et des progressistes appelant à plus de coopération et de confiance. Comme toujours asservie à la loi anticommuniste de 1948 sur la sécurité nationale, l'industrie du divertis-sement allait continuer de s’imposer une censure. Tandis que Shiri n’avait abordé qu’indirectement ce thème en greffant une histoire d’amour sur une intrigue liée à l’espionnage, JSA allait en traiter plus ouvertement par le biais de l’amitié nouée par des agents des deux pays, ce qui a fait dire à son réalisateur Park Chan-wook : « Si on doit m’arrêter, je me tiens prêt ».


Memories of war, de John H. Lee (2016) 1

© Taewon Entertainment

Un genre en plein essor Dans les années 2000, le cinéma coréen s’est lancé dans la production de films à gros budget prenant pour thème la Guerre de Corée, mais centrés sur les émotions, pensées ou relations des gens plutôt que sur l’opposition au communisme. D’un point de vue politique, cette tendance intervenait dans le contexte de la présidence de Roh Moo-hyun, un progressiste qui avait repris la politique, dite « de l’embellie », entreprise par son prédécesseur, Kim Dae-jung, en vue de la coopération et de la réconciliation avec la Corée du Nord. En 2003, le film Silmido allait ainsi établir un véritable record en attirant 11 millions de spectateurs et être ovationné par la critique pour la manière originale dont il traite des relations intercoréennes tout en se basant sur les faits réels suivants. En avril 1968, un commando composé de marginaux et délinquants est mis sur pied et chargé d’éliminer le dirigeant nord-coréen Kim Il-sung en représailles à la tentative d’assassinat perpétrée au domicile du président sud-coréen par Pyongyang. Ce commando, qui porte le nom d’Unité 684 va être soumis à un impitoyable entraînement sur l’île de Silmi située au large d’Incheon, mais celui-ci tournera court suite au réchauffement des relations entre les deux pays et, en août 1971, ses membres abandonnés à leur triste sort se débarrasseront de leurs gardes, puis quitteront l’île et détourneront un car à destination de Séoul, mais seront pour la plupart abattus lors d'un échange de tirs avec des militaires. Le film de Kang Woosuk, qui a appris au public l’existence de ce commando, pré-

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1. Un coup d’État imaginaire en Corée du Nord met en présence un officier nord-coréen et un haut fonctionnaire sud-coréen qui vont agir de concert pour éviter le déclenchement d’une guerre nucléaire. 2. Des agents secrets recueillent des renseignements sur les défenses nord-coréennes en vue du débarquement d'Incheon de septembre 1950, une opération amphibie américaine qui a marqué un tournant dans la Guerre de Corée.

sente ses membres comme les boucs émissaires d’un désaccord opposant les membres du gouvernement en matière de politique nord-coréenne. L’année suivante allait voir la réalisation par Kang Je-gyu du film Frères de sang, qui allait surpasser les résultats de Silmido au box-office en atteignant près de 12 millions d'entrées. À travers l’histoire de deux frères, il conte le tragique destin d’une famille sud-coréenne confrontée aux affres de la guerre. Endurci et désabusé, l’un des fils s’engage dans l'armée nord-coréenne et les frères finissent par brandir leurs armes l’un contre l’autre. Contrairement aux personnages dépeints dans les productions habituelles, qui mettent toujours en avant l’idée des « rouges » nord-coréens, ces derniers apparaissent ici comme des jeunes gens qui ne diffèrent guère de ceux de Corée du Sud, voire comme leurs frères, ce qui a particulièrement touché le public. Enfin, Welcome to Dongmakgol, sorti en salle en 2005, porte un regard humaniste sur la guerre en faisant se rencontrer des soldats des deux pays et un pilote américain à Dongmakgol, un village perdu dans les montagnes dont les habitants

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ignorent que la guerre fait rage. Ayant détruit par mégarde les réserves alimentaires de la population, les militaires estiment qu’il est de leur devoir de les aider à passer l’hiver et, ce faisant, la haine qui les habitait disparaît peu à peu au profit de sentiments qui transforment les amis d’hier en amis, et non des ennemis. La thématique et le traitement originaux de ce film lui ont valu un succès montrant que les événements les plus traumatisants peuvent être abordés sous un angle absurde ou imaginaire qui peut interpeller le public et brisant ainsi ce qui relevait quasiment d’un tabou. Une distribution éclair En 2008, accédait à la présidence de la République le politicien conservateur Lee Myung-Bak, qui n’avait cessé de dénoncer la poursuite par la Corée du Nord de ses activités de production d’armes nucléaires à l’époque de ses prédécesseurs Kim Dae-jung et Roh Moo-hyun et allait ouvrir une parenthèse dans leur « politique d’embellie ». Dorénavant, le cinéma allait en parallèle être moins porté à se faire le vecteur de messages idéologiques ou philosophiques en faveur de la réconciliation qu’à rechercher en priorité le succès commercial. Cette tendance n’était pas sans rappeler le slogan de campagne qui présentait l’ancien chef d'entreprise comme « le président économiste ». A Better Tomorrow, qui s’inspirera en 2010 du grand classique hongkongais éponyme de 1986 dû à John Woo, est un remake d’un film de gangsters coréen intitulé Mujeokja, c’està-dire « invincible » ou « apatride », et a pour propos l’idée reçue totalement fantaisiste que les réfugiés nord-coréens sont tous de froids tueurs. Quant au film commercial 71: Into the Fire, il évoque la bataille du Nakdong, qui figure parmi les plus sanglantes de la Guerre de Corée, sous un angle caractéristique des vieux films anticommunistes et, s’il ne revendique pas ouvertement ce point de vue, il n’exprime pas d’opposition de principe à la guerre, car celle-ci relève ici d’un genre purement commercial. À l’époque de ce même chef d’État, seul The Front Line se livrera à un traitement sérieux de la question de ce conflit en soulignant la futile témérité d’offensives au succès éphémère. Dans la production cinématographique consacrée à la Corée du Nord, les agents secrets auront la vedette au cours de l’année 2013, qui a marqué l’entrée en fonction à la présidence de la République de Park Geun-hye, elle-même également conservatrice et fille d’ancien président. Après avoir été élu au plus fort de la Guerre froide, son père Park Chung-hee allait, en 1968, être la cible d’un attentat commandité par Pyongyang qui allait entraîner la création de l’Unité 684 sur l’île de Silmi, nul ne l’imaginant donc animée d’un esprit de conciliation. C’est dans ce contexte que les films Berlin et Secretly, Greatly, en recourant à une formule éprouvée, allaient réaliser

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Silmido, de Kang Woo-suk (2003) © Cinema Service

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un succès commercial considérable et attirer respectivement 7,2 millions et 6,96 millions de spectateurs. Le premier narre la petite guerre que se mènent entre eux espions nord- et sud-coréens en poste à Berlin, tandis que le second, qui est une comédie, brosse le portrait d’un groupe hétéroclite de jeunes espions nord-coréens oubliés de leur pays, mais élevés au rang de héros en Corée du Sud. Adapté d’un webtoon, ce film allait remporter un succès retentissant et, pour la jeune génération, la figure de l’« espion nord-coréen » allait désormais se présenter sous les traits d’une sorte de séduisant pirate, alors que pour les plus âgés, elle évoque immédiatement des agents armés jusqu’aux dents tels que Kim Sin-jo, l’auteur de l’attentat de 1968. Les films se déroulant sur fond de relations intercoréennes ont toujours appartenu à un cinéma commercial où prédomine l’image de la « machine à tuer » que serait le soldat nord-coréen, mais qui se caractérise aussi par son conservatisme, sans pour autant donner complètement dans l’anticommunisme, à l’instar de Northern Limit Line et de Battle for Incheon: Operation Chromite respectivement produits en 2015 et 2016. Retraçant la bataille navale que se livrèrent les deux pays en juin 2002 au large de l’île de Yeonpyeong située dans la mer de l’Ouest, le premier allait être vu par six millions de personnes, mais, avant même sa production, il avait déclenché une polémique ayant trait à l’influence exercée par le pouvoir en place sur ce film jugé très conservateur de l’avis général, ses excellents résultats démontrant par la suite que l’idéologie aussi se vend bien, jusqu’auprès des soldats, qui allaient le voir en groupe. Autre film commercial, Battle for Incheon a aussi suscité une division entre progressistes et conservateurs dès sa production. L’intrigue se déroule pendant la Guerre de Corée et a pour point de départ l’audacieux pari du débarquement américain d’Incheon que font les coalisés avec pour objectif de réduire de


The Front Line, de Jang Hoon (2011) © TPS Company

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Northern Limit Line, de Kim Hak-soon (2015) © Rosetta Cinema

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moitié les forces de l’envahisseur nord-coréen. Dans l’une de ses scènes, un officier nord-coréen présenté comme l’incarnation du mal braque son arme sur une personne de sa famille qui ne partage pas ses opinions politiques, tandis que le général américain Douglas MacArthur fait figure de héros. Privilégiant la catharsis des vainqueurs au détriment de l’évocation des horreurs de la guerre, ce film allait séduire pas moins de sept millions de spectateurs par une exploitation commerciale des thèmes idéologiques et une représentation spectaculaire de la guerre.

1. Un groupe de marginaux subit un entraînement spécial dans le but de supprimer le dirigeant nord-coréen Kim Il-sung. Ce film inspiré d’événements réels est la première production coréenne à avoir franchi la barre des dix millions d’entrées.

Créations de l’imagination et réalité L’année dernière, le film The Fortress allait faire redécouvrir au public la deuxième invasion mandchoue de 1636 à un moment où les tensions intercoréennes étaient portées à leur paroxysme par les tirs de missiles nucléaires effectués à titre d’essai par Pyongyang. L’intrigue, qui se déroule dans la forteresse de montagne de Namhan où s’est réfugiée la cour de Joseon, évoque les vives dissensions qui opposent deux factions rivales en la personne de Kim Sang-heon, partisan de repousser les troupes des Qing, et de Choe Myeong-gil, qui souhaite un règlement pacifique du conflit. Le premier, qui est chargé des affaires de la culture et de l’éducation, argue de la nécessité d’une riposte de Joseon en ces termes : « Plutôt mourir que vivre dans le déshonneur », ce à quoi rétorque le ministre de l’Intérieur Choe Myeong-gil : « Nous nous devons de vivre pour faire triompher la justice et oeuvrer à de nobles causes ». Aujourd’hui, on retrouve les raisons qu’ils invoquent dans le clivage qui oppose conservateurs et progressistes sur la question des relations intercoréennes. Fin 2017, quelques mois à peine après que la présidente Park Geun-hye eut été mise en accusation pour corruption et que le progressiste Moon Jae-in lui eut succédé, le film

Steel Rain allait partir à l’assaut des salles obscures dans une atmosphère de confiance générale de la population dans l’avenir des relations intercoréennes et près de 4,5 millions d’entrées allaient être enregistrées au box-office. Il a pour personnages principaux deux agents secrets sud- et nord-coréens qui finissent par comprendre que le drame de la division résulte moins d’une réelle menace en provenance de l’ennemi que des ambitions de ceux qui exploitent cette situation pour se maintenir au pouvoir. Oubliant leurs divergences idéologiques, les deux hommes décident de s’allier pour mettre un terme à la guerre nucléaire et c’est cette dimension humaine du film qui a séduit le public, plus que ses scènes de combat spectaculaires. Au vu des évolutions intervenues dans la représentation des relations intercoréennes au septième art, il s’avère qu’elles ont toujours été le reflet des orientations de la politique nord-coréenne adoptée par les gouvernements successifs, l’alternance entre les périodes d’affrontement et de rapprochement qu’évoquent ses productions traduisant la prédominance de tendances conservatrices ou progressistes. Inversement, les points de vue et valeurs exposés dans ses œuvres exercent aussi une influence sur l’image que se font les Sud-Coréens de la Corée du Nord.

2. Réalisé sous la présidence de la République du conservateur Lee Myungbak, ce film courageux montre la guerre dans toute son absurdité en évoquant l’ultime bataille qui précéda l’armistice de la Guerre de Corée. 3. Ce film à l’idéologie conservatrice retrace les circonstances de la bataille navale qui a opposé les deux Corées en juin 2002 le long de la frontière maritime qu’elles avaient reconnue de facto.

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The Namesake, de Choi Jong-goo et Son Byeong-jo (2017)

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© Changpoong E&M

Films indépendants sur les réfugiés nord-coréens Le cinéma indépendant se distingue par une thématique originale et une sincérité de ton que n’ont pas les productions commerciales. En Corée, il a consacré quelques-uns de ses films à la vie des réfugiés nord-coréens et aux difficultés d’intégration qu’ils rencontrent dans leur pays d’accueil à l’économie capitaliste.

Sorti en salle fin 2017, The Namesake campe les personnages de deux femmes sud-coréenne et nord-coréenne dont le même prénom se prononce différemment dans leurs pays respectifs. Ryeon-hui, meurtrie par la perte de sa fille survenue lors de son départ de Corée du Nord pour fuir une existence trop dure, découvre à son arrivée en Corée du Sud que la vie n’y est guère plus facile. Dans la

inconnu. Comme l’annonce la phrase d’accroche de l’affiche, il s’agit donc d’une femme qui a fui sa famille et d’une autre qui a fui son pays, le film ayant pour propos de mettre en parallèle le sort des réfugiés avec la condition féminine dans une société patriarcale. Lorsque la première surprend la seconde en train de dérober un

supérette ouverte la nuit où elle travaille à mi-temps, elle est en butte au

gimbap dans son magasin, une amitié inattendue se noue immédiate-

mépris de la clientèle et de ses collègues, comme en font l’expérience

ment entre elles et, quand Yeon-hui accouchera par la suite, Ryeon-hui

nombre de réfugiés nord-coréens. Yeon-hui se heurte aussi aux aléas d’un

chassera peu à peu les démons qui la hantent depuis la mort de sa fille.

quotidien où règne l’indifférence, car, après avoir fait une fugue pour

La relation tissée par ces deux femmes, que leur situation vouait à l’isole-

échapper à un père violent, elle porte en elle un enfant qui naîtra de père

ment pour des raisons différentes, permet ainsi à chacune de surmonter

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ses problèmes. À travers leur rencontre, le film traite aussi de l’aspiration

Vivant au jour le jour d’un travail de colleur d’affiches, Seung-cheol

à la parité hommes-femmes qui se manifeste aujourd’hui de plus en plus

a peu d’espoir de connaître un avenir meilleur et les violences verbales

dans tous les pays, ainsi que dans la vie que mènent les réfugiés nord-co-

comme physiques qu’il doit subir font de son quotidien un test de survie

réens.

semé de périls. Ses seules consolations sont les moments passés à l’église,

Très remarqué il y a quatre ans, lors de sa présentation au festival Mise en scène de courts métrages, le film Myung-hee aborde leurs

où tous les hommes sont les fils de Dieu, et un chiot recueilli en qui il voit un compagnon de misère.

problèmes sous un autre angle en montrant le quotidien d'une jeune

Le véritable réfugié dont s’inspire ce personnage se nomme Kim

Nord-coréenne à la manière d’un documentaire. Alors que d’autres s’in-

Man-cheol et a fui la Corée du Nord avec les siens en 1987 à bord d’une

téressent surtout aux circonstances dans lesquelles se sont enfuis les

petite embarcation. Dans la conférence de presse qu’il accorda peu après

réfugiés au péril de leur vie, le cinéaste a fait ici le choix de présenter jour

son arrivée, il déclara avoir voulu partir pour « une contrée chaude du

après jour l’existence d’une femme qui a réussi son intégration. La première scène du film se déroule dans le décor banal d’une salle

sud ». Pour le Seung-cheol du film, en revanche, un tel pays n’existe pas et seule l’attend une dure réalité.

de sport où Myung-hee fait de l’exercice en compagnie d’une amie et engage la conversation avec Su-jin. S’étant liée d’amitié avec elle, Myunghee lui propose de l’aider à tenir sa boutique de mode sans exiger de rémunération, car elle n’accorde pas d’importance à l’argent. « Là-bas, il fallait casser des cailloux dehors en plein hiver », explique-t-elle, considérant que c’est en amie qu’elle donne un coup de main au magasin. Son entourage y voit plutôt de l’insouciance, car tout travail mérite salaire dans un pays capitaliste et Myung-hee commence à voir les choses différemment en s’entendant demander si elle veut être traitée en esclave. Elle finira par laisser éclater sa colère en déclarant à ses amis : « J'ai risqué ma vie pour venir ici, alors je mérite davantage de respect de votre part »,

1. Une Sud-Coréenne et une Nord-Coréenne réfugiée se rejoignent par le combat qu’elles ont à mener, l’une pour échapper au poids des traditions patriarcales de son pays et l’autre pour y réussir son intégration. 2. Une réfugiée nord-coréenne se heurte aux difficultés que posent les différences de mentalité et de système économique de son pays d’accueil. 3. Plusieurs fois primée à l’étranger, cette œuvre néoréaliste dépeint la condition des réfugiés nord-coréens. 2

cette scène ayant pour but de souligner le mépris et la condescendance que manifestent souvent les Sud-Coréens à l’encontre des réfugiés. Parmi les films indépendants les plus remarquables, figure aussi The Journals of Musan, qu’ont récompensé pas moins de seize prix dans le cadre de plusieurs festivals internationaux, dont le Tigre du Festival international du film de Rotterdam et le prix de la Fédération internationale des critiques de cinéma également décerné lors de cette manifestation, ainsi que les grands prix du Festival international Andreï Tarkovsky et du Reel Asian International Film Festival de Toronto. À l’issue de cette

Myung-hee, de Kim Tae-hun (2014)

dernière manifestation, les membres du jury ont justifié le choix qu’ils

© Central Park Films

ont fait à l’unanimité de saluer cette œuvre par le portrait qu’elle brosse

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d’un personnage animé d’une authentique volonté de s’en sortir et par la manière dont elle montre que son histoire à la fois dure et touchante révèle la bravoure dont il fait preuve dans son combat pour l’intégration. Le succès rencontré par ce film dans des compétitions internationales tient certainement à sa vision du monde d’inspiration néoréaliste, car il révèle les conditions d’existence auxquelles sont confrontées les populations marginalisées de Corée du Sud en montrant de façon très crue comment doit se battre pour vivre le réfugié Jeon Seung-Cheol, qui est originaire de la ville de Musan située dans la province de Hamgyong du Nord et dont le nom signifie aussi « démuni » en coréen.

The Journals of Musan, de Park Jung-bum (2010) © Secondwind Film

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 11


RUBRIQUE SPÉCIALE 2

La culture populaire et la détente intercoréenne en prélude à la paix

© The Hankyoreh

Le printemps de la musique populaire Dans le domaine musical, les échanges intercoréens qui se déroulent depuis déjà une trentaine d’années, et une vingtaine plus particulièrement pour le genre de la musique populaire, révèlent, de part et d’autre, une aspiration à retourner aux sources de l’identité nationale en dépassant les clivages politiques et idéologiques afin de travailler ensemble à la paix et à la réconciliation. O Gi-hyeon Producteur sur la chaîne de télévision SBS

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n ce 8 février 2018, veille des Jeux Olympiques d’hiver de PyeongChang, le vent glacial qui souffle d’ordinaire sur Gangnung avait cédé la place à des températures plus clémentes atteignant 6°C. L’Art Center accueillait à cette occasion, dans le cadre d’un concert, l’Ensemble Samjiyeon qui rassemblait 140 musiciens, chanteurs et danseurs d’exception issus des formations Samjiyeon et Moranbong, ainsi que de l’Orchestre symphonique national de Corée du Nord. Si une certaine douceur hivernale régnait à l’extérieur, la tension était palpable dans cette salle, puisque, à peine deux mois plus tôt, des rumeurs de guerre circulaient encore et que, dans la presse, certains, faisant allusion à l’opéra révolutionnaire nord-coréen La petite marchande de fleurs, n’hésitaient pas à traiter Hyun Song-wol, la directrice de l’ensemble, de « marchande de nucléaire » qui se ferait l’écho de la propagande de son pays. La chanson des Enchantés allait pourtant dissiper les inquiétudes dès ses premières notes et être suivi de morceaux appartenant à un répertoire d’une sensibilité universelle et sans la moindre coloration politique. Le public allait alors faire une véritable ovation à ces œuvres interprétées avec flamme. Le répertoire populaire sud-coréen À l’évidence, l’ensemble nord-coréen avait minutieusement préparé ce premier concert donné après seize années de silence, notamment sur le plan de la sonorisation, et l’équipe de production sud-coréenne chargée de la retransmission en différé allait être impressionnée par le délicat équilibre des voix et des instruments réalisé par les deux ingénieurs qui travaillaient sur des consoles de mixage nord-coréennes. Les éclairages, tout aussi soignés, mettaient en valeur les artistes avec une telle précision et une synchronisation si parfaite avec la musique qu’ils paraissaient par trop artificiels. Les costumes des artistes semblaient dater, de même que leurs coiffures très classiques, ces traits étant néanmoins révélateurs du conformisme et de l’uniformité qui sont le propre du collectivisme. Deux heures durant et sans s’aider de leurs partitions, chanteurs et musiciens allaient interpréter une grande sélection d’œuvres allant du répertoire classique à la musique populaire avec une virtuosité qui devait avoir exigé un travail acharné en un laps de temps aussi bref. Au nombre des treize titres représentant le répertoire sud-coréen, figuraient deux chansons à texte d’inspiration La chanteuse du groupe Girls’ Generation Seohyun (quatrième à partir de la gauche) s’était jointe à l’Ensemble Samjiyeon à l’occasion d’un concert donné le 11 février 2018 au Théâtre national de Corée, à Séoul. Cette formation, qui représentait la Corée du Nord aux côtés de ses sportifs lors des Jeux olympiques d’hiver de PyeongChang, s’était déjà produite le 8 février à Gangneung, l’une des villes hôtes de cette manifestation.

sociale qui sont également connus en Corée du Nord, tandis que les onze autres, d’un genre purement populaire, comportaient pas moins de quarante occurrences du mot « amour », dix de « larmes » et quatre d’« adieu » : autant de thèmes évocateurs de ce « vent du capitalisme » pourtant considéré si pernicieux dans ce pays. En s’interrogeant sur les raisons qui ont poussé cette formation à choisir des titres d’ordinaire bannis avec les risques que cela comportait, on peut supposer qu’elle aura voulu accorder une place aux préférences et sensibilités sud-coréennes, tout en s’efforçant, par le biais de la musique, de comprendre les manières de vivre et de penser de cet autre pays pour abattre les murs qui l’en séparent. La programmation retenue pour PyeongChang peut aussi avoir été influencée par les spectacles que des artistes sud-coréens ont donnés par intermittence en Corée du Nord à partir de 1999, dont Patty Kim, qui avait notamment chanté Adieu cette même année à Pyongyang, ainsi que Choi Jin-hee et Lee Sun-hee, qui avaient respectivement interprété Le labyrinthe de l’amour en 1999, puis en 2002, et À J. en 2003. Le dialogue par la musique populaire L’histoire des relations musicales entre les deux pays a débuté, en septembre 1985, par des concerts, dits « des échanges entre formations sud-coréennes et nord-coréennes », qui avaient lieu en marge de réunions de familles séparées et ont permis à cinquante artistes de chaque pays de se produire dans l’autre. L’accueil réservé à cette initiative n’allait guère s’avérer favorable, en Corée du Nord comme en Corée du Sud, puisque la première en a critiqué l’aspect « féodal et décadent », tandis que la seconde y voyait « une destruction des traditions et une trop grande uniformité ». Si un certain dialogue artistique s’est poursuivi tant à Pyongyang qu’à Séoul, il n’a véritablement commencé qu’en 1999 dans la musique populaire à l’occasion du « Concert de l’amitié et de la paix de l’an 2000 » qui s’est déroulé le 5 décembre au Théâtre d’art Bongwha, dans le cadre d’une production de la chaîne de télévision SBS et avec la participation de Roger Clinton, le frère de l’ancien président américain. Cette manifestation allait être suivie, le 22 de ce même mois, du « Concert de la réunification » dont la chaîne MBC allait assurer l’organisation à elle seule et pour la première fois en mettant à profit le climat propice créé par la « politique de l’embellie » adoptée par le président Kim Dae-jung. Autant le concert de SBS avait mis l’accent sur les particularités socio-culturelles de chaque pays, comme en témoignait la présence de représentants de la première génération de groupes à succès tels que Sechskies ou Fin.K.L, autant le spectacle proposé par MBC allait souligner l’homogénéité culturelle des deux pays en faisant figurer à son programme, outre les titres les

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plus écoutés de l’époque, des chansons issues du folklore ou en vogue sous l’occupation japonaise. Deux ans après, plus exactement le 27 septembre, cette chaîne allait proposer au Grand Théâtre Dongpyongyang le « Grand concert de Lee Mi-ja » suivi le lendemain même d’« Oh ! la réunification coréenne », où l’interprétation très libre d’Arirang par le rockeur Yun Do-hyun n’allait pas manquer de scandaliser le public nord-coréen et sa diffusion en direct, de provoquer une onde de choc dans tout le pays. Le 11 août 2003, la chaîne KBS entrait à son tour en scène en organisant le célèbre « Pyongyang, Concours de la chanson » au Parc Moranbong qui se trouve dans cette ville. Cette série d’émissions ancienne, puisque la première date de 1972, met en concurrence des chanteurs amateurs et s’intitulait à l’origine « Concours national de la chanson de Pyongyang », mais, la Corée du Nord n’admettant pas que le nom du « cœur de la révolution » qu’est sa capitale ne figure qu’à la fin de ce titre, il allait y être placé au début. Pas moins d’une vingtaine d’habitants âgés de douze à soixante-dix-sept ans ont alors participé aux compétitions. Au mois d’octobre de la même année, SBS s’illustrait à nouveau en mettant sur pied un « Concert de la réunification à l’occasion de l’inauguration du gymnase de Chung Ju-yung », une installation sportive réalisée par la Corée du Nord avec le concours du groupe Hyundai. Pas moins de 1100 personnes, dont des musiciens et observateurs sud-coréens, allaient alors franchir la ligne de démarcation pour se rendre dans la capitale nord-coréenne, qui accueillait pour la première fois un tel spectacle dans l’un de ses gymnases. Le chanteur sud-coréen Cho Yong-pil allait aussi s’y produire, en août 2005, dans le cadre d’une manifestation qu’avait organisée SBS à la demande du

gouvernement nord-coréen, après sept reports successifs intervenus au cours de la même année suite à la commotion provoquée par le refus sud-coréen d’assister aux cérémonies marquant le dixième anniversaire de la mort de Kim Il-sung. La musique populaire occupe une place de premier plan dans les relations culturelles que les deux pays entretiennent non sans mal depuis quelque temps et, dans ce genre particulier, les déplacements ont surtout concerné des artistes sud-coréens. Ces échanges portent plus précisément sur des spectacles organisés en Corée du Nord par les chaînes de télévision sud-coréennes, et ce, en raison des difficultés inhérentes à tout voyage en sens inverse, de la capacité qu’a la musique populaire de toucher la sensibilité du public et des facilités accordées aux chaînes de télévision dans l’organisation de concerts géants mobilisant d’importants budgets et effectifs. La Troupe Moranbong Les échanges artistiques auxquels se livrent deux nations aux régimes aussi différents ne peuvent que les marquer de leurs influences réciproques. Ainsi, les spectacles qu’ont donnés des formations nord-coréennes en Corée du Sud ont atténué l’image belliqueuse que l’opinion s’y fait de leur pays et y a renforcé l’aspiration à une réunification pacifique de la péninsule. Inversement, il est difficile d’évaluer l’impact qu’ont pu avoir les concerts sud-coréens sur la population en raison du peu d’informations qui filtrent dans la presse nord-coréenne à ce propos. Quant au public qui y assiste en salle, il se manifeste d’autant moins qu’il est par ailleurs interdit de montrer que l’on apprécie une œuvre musicale sud-coréenne quelle qu’elle soit. Les premiers effets positifs de ces échanges sont toutefois apparus lors d’une représentation de la Troupe Moranbong,

1. La Yoon Do-hyun Band au concert intercoréen Nous ne formons qu’un qui se déroulait le 3 avril 2018 au gymnase Chung Ju-yung de Pyongyang. En 2002, ce même groupe avait joué au Grand Théâtre Dongpyongyang pour le spectacle Oh ! La réunification coréenne de la chaîne MBC.

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2. Le public de Pyongyang accompagnant chaleureusement les chanteurs au « Concert sud-coréen pour la paix : le printemps va venir » qui avait lieu le 1er avril dernier au Grand Théâtre Dongpyongyang.


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cette formation créée au début de 2012 à la demande du dirigeant suprême Kim Jong-un et composée d’une vingtaine de chanteuses et musiciennes dont la beauté, mais aussi les costumes et les évolutions parfaitement chorégraphiées, traduisent une volonté d’évoquer l’idée d’un changement et d’améliorer l’image du pays. Leurs spectacles présentent aussi la particularité de se dérouler dans des gymnases, alors que la Corée du Nord a d’ordinaire pour principe de bien différencier ces installations des théâtres en réservant les premiers au sport et les seconds aux pièces et concerts. Dans un premier temps, elle a d’ailleurs opposé un refus à une proposition de concerts en gymnase émanant de la Corée du sud. Toutefois, ceux qu’allait organiser ce dernier pays en 2003 et en 2005 allaient la faire changer d’avis et suivre son exemple, notamment lors de représentations de la Troupe Moranbong, qui est l’équivalent d’une girl group sud-coréenne, en tirant parti de la capacité qu’offrent de telles installations moyennant leur mise en valeur en termes de décor. Une innovation est aussi intervenue dans les prises de vue grâce à la grue Jimmy-Jib. Ce dispositif autorise une grande souplesse d’évolution pour filmer spectacles et compétitions sportives en permettant à l'opérateur de contrôler en permanence le cadrage de sa caméra sur un moniteur vidéo fixé au bras ou déporté à partir d'une régie comportant les mêmes commandes qu’une caméra de tête de plateau de type classique. À

© Agence de presse Yonhap

l’occasion d’un concert de la réunification qui se déroulait en 2003, le diffuseur MBC allait présenter cet équipement à ses hôtes nord-coréens et leur en offrir un exemplaire dont ils se servent aujourd’hui encore pour filmer des représentations, tout comme des étincelles et pétales de fleurs destinés aux effets de scène. Suite à la venue de l’Ensemble nord-coréen Samjiyeon, la Corée du Sud allait organiser, au mois d’avril dernier, un spectacle musical qui restera dans l’histoire, aux côtés de celui qu’a donné Cho Yong-pil en 2005, sous le nom de « Concert sud-coréen pour la paix » et avec pour sous-titre thématique « Le printemps va venir ». Suite à la partition de la péninsule, les deux Corées se sont engagées dans une course aux armements qui visait à protéger leurs régimes respectifs, mais retardait toujours plus l’avènement de la paix et grevait de part et d’autre le budget de l’État. Aujourd’hui, des voix s’élèvent pour demander de cesser enfin les hostilités et d’œuvrer pour la prospérité commune en faisant preuve de compréhension mutuelle et en multipliant les actions de coopération. Les échanges culturels et artistiques s’avèrent particulièrement adaptés à la réalisation de tels objectifs et, si un concert ne suffira pas à lui seul à surmonter le climat de méfiance qui s’est instauré au fil du temps, la poursuite dans la voie de ces formes de dialogue ne pourra que favoriser l’arrivée du « printemps » tant attendu.

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La K-Pop fait son chemin en Corée du Nord Au mois de juin dernier, Love Yourself, le troisième album du groupe BTS, qui se fait aussi appeler Bangtan Boys, arrivait en tête du Billboard 200, alors que les artistes anglo-saxons occupaient systématiquement cette place depuis ces douze dernières années. Cet exploit révèle le succès international de la K-pop, dont les productions parviennent jusqu’en Corée du Nord, non sans susciter quelques réactions dans ce pays replié sur lui-même. Kang Dong-wan Professeur à l’Université Dong-A et directeur du Centre Hana de Busan

Quelle n’a pas été la surprise des Sud-Coréens, l’année dernière, en

Diffusion contre censure

apprenant que leur groupe Girls’ Generation comptait parmi ses admira-

Introduits clandestinement à partir de la Chine, de nombreux DVD et

teurs un certain Oh Chong-song, ce soldat qui a fui son pays par le village

clés USB comportant des enregistrements de musique pop sud-coréenne

de Panmunjom et a subi cinq blessures par balles ! À peine quelques mois

permettraient ainsi de découvrir les derniers tubes de la K-pop quasiment

plus tard, le New York Times consacrait un article intitulé La Corée du Nord

en temps réel. En 2012, tel a été le cas de Gangnam Style, qu’interprétait

pourra-t-elle résister à l’invasion de la K-Pop ? aux tournées effectuées

le chanteur Psy et qui a rapidement remporté un succès mondial, y com-

par des artistes sud-coréens à Pyongyang, notamment le groupe féminin

pris en Corée du Nord.

des Red Velvet.

Ces clés USB ou « bâtonnets mémoire », comme elles sont appelées

Si l’État nord-coréen s’évertue à contenir la diffusion de clips vidéo en

en Corée du Nord, constituent les supports de prédilection des films et

provenance de Corée du Sud dans le but affiché de protéger ses citoyens

morceaux de musique sud-coréens, aux côtés des cartes SD, en raison

de ce qu’il appelle des « habitudes capitalistes décadentes », nombre de

de leur taille qui les rend faciles à dissimuler et à transporter. Destinés à

ces productions circulent sous le manteau malgré les interdits. Les plus

la lecture de vidéos à haute résolution, les dispositifs multimédia de type

prisées d’entre elles sont, outre les clips vidéo musicaux, les séries télévi-

MP5 qui entrent aussi en fraude par la Chine offrent d’importantes ca-

sées et les bandes originales de films.

pacités de stockage grâce à leur microcarte SD plus petite, et donc plus © Agence de presse Yonhap

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1. En juin dernier, les BTS (Bangtan Boys) se sont classés en tête du Billboard 200 avec leur troisième album Love Yourself: Tear, très apprécié des jeunes Nord-Coréens. 2. Red Velvet a interprété Red Flavor et Bad Boy devant le public nord-coréen d’un concert donné à Pyongyang en avril dernier.

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discrète encore que celle d’une clé USB pour échapper à des sanctions.

refuser l’ordre établi chez ces jeunes qui, contrairement aux généra-

En accédant à cette technologie, les jeunes Nord-Coréens ont la

tions précédentes, soutiens indéfectibles du pouvoir, car élevées dans

possibilité de regarder plus facilement des clips vidéo de K-pop et, sans

« l'esprit des balles et des bombes », sont toujours moins animés par

se limiter à l’écoute, d’observer de près des visages, gestes, tenues vesti-

cet idéal solidaire. Bravant les interdictions et autres mesures toujours

mentaires et coiffures de chanteurs qui leur font découvrir une tout autre

plus répressives qui frappent les productions de la culture pop sud-co-

réalité.

réenne, ils continuent à chanter et danser sur la musique de ces clips

Un choc culturel

té, voire l’impression de constituer un public éclairé.

vidéos de K-pop qui leur donnent de surcroît un sentiment de supérioriLe régime nord-coréen s’est longtemps servi de la musique aux fins d’une guerre idéologique visant à consolider ses assises, comme en atteste le slogan selon lequel : « Une chanson remplace dix millions de

La génération du marché

soldats ». Bercée par cette propagande, la jeunesse nord-coréenne ne s’en

Face à cet esprit de résistance et à l’évolution des goûts, le régime

est pas moins sentie attirée par les sentiments universels que chante la

ne peut guère que lâcher du lest, tout au moins jusqu’à un certain point,

K-pop, dont le célèbre Friends d'Ahn Jae-wook, qui est dépourvu de toute

alors, plutôt que d’infliger interdictions et censure trop rigoureuses, il a

intention idéologique et serait actuellement le titre sud-coréen le plus en

entrepris de rénover l’art musical socialiste pour endiguer l’invasion de la

vogue. Nombre de réfugiés nord-coréens témoignent de l’exploitation

culture capitaliste.

politique de la musique à la gloire des dirigeants de leur pays d’origine,

La politique mise en œuvre par l’État en vue de satisfaire « une de-

alors que les créations sud-coréennes reposent sur l’expression sincère

mande de haut niveau dans la population » est révélatrice de l’existence

d’émotions que tout un chacun peut éprouver.

de nouveaux besoins auxquels doit répondre la production artistique,

L’audience dont bénéficie la K-pop en Corée du Nord s’explique en

comme le montre la création de la troupe Moranbong à l’initiative de Kim

partie par un fossé des générations et des disparités sociales toujours

Jong-un. Les chanteuses de cette formation se démarquent radicalement

plus marqués. La génération des jeunes gens nés dans les années 1990

de leurs concitoyennes par les tenues et coiffures qu’elles arborent, de

est dite « changmadang », c’est-à-dire « du marché », parce qu’elle ne bé-

même que par leurs chansons et gestuelles chorégraphiées qui rap-

néficie plus d’aucune protection sociale suite à la grave crise économique

pellent celles des « girls’ groups » coréens.

qui a considérablement dégradé l’ensemble des services publics, notam-

La mainmise du pouvoir sur la diffusion de la K-pop et d’autres

ment dans le domaine de la santé et de l’éducation. Par comparaison

formes d’expression culturelle en provenance de l’étranger ne pourra

avec ses aînés, cette jeunesse s’avère ainsi d’autant moins perméable à la

dissuader la jeunesse de s’y intéresser et, dans la mesure où l’avenir du

censure exercée par l’État.

régime dépend en grande partie du sens dans lequel évolue celle-ci, l’in-

À cet égard, la K-pop agit en outre comme un encouragement à

fluence qu’exerce sur elle la K-pop ne saurait être sous-estimée.

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RUBRIQUE SPÉCIALE 3

La culture populaire et la détente intercoréenne en prélude à la paix

Un tournant dans les échanges sportifs intercoréens Dans le cadre des relations intercoréennes, le sport a grandement contribué à l’établissement d’un climat propice à la réconciliation des deux nations péninsulaires, qui sont allées jusqu’à présenter et faire défiler sous un même drapeau des équipes communes lors de manifestations internationales. Les progrès accomplis dernièrement en vue de la consolidation de la paix permettent d’espérer que les échanges connaîtront aussi un nouvel élan dans le domaine du sport. Jeong Yoon-soo Critique sportif et professeur à l’École supérieure des études culturelles de l’Université Sungkonghoe

La Sud-Coréenne Hyun Jung-hwa (à droite) et la Nord-Coréenne Li Bun-hui avaient fait équipe au 41e Championnat du monde de tennis de table qui se déroulait en avril 1991 dans la ville japonaise de Chiba et lors duquel elles allaient remporter une victoire par 3 à 2 sur la Chine dans cette catégorie d’épreuves. Pour la première fois depuis la partition, des sportives des deux pays concouraient ensemble dans une manifestation internationale.

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uand Sohn Kee-Chung (1912-2002) a remporté sa médaille d’or à l’épreuve du marathon des 11èmes Jeux olympiques d'été qui se déroulaient en 1936 à Berlin, son maillot de sportif était aux couleurs du Japon. Cet athlète natif de Sinuiju, aujourd’hui situé en Corée du Nord, travaillait à l’âge de 16 ans dans une entreprise qui se trouvait à Dandong, côté chinois, alors il lui fallait parcourir tous les jours la vingtaine de kilomètres qui séparait les deux villes. Le grand footballeur Kim Yong-sik (1910-1985), qui fut aussi entraîneur et capitaine de l'équipe nationale sud-coréenne, naquit quant à lui à Sinchon, une ville de la province de Hwanghae également nord-coréenne. Or, il se trouve que tous deux séjournèrent à Séoul à peu près à la même époque pour y faire leurs études à l’École Bosung, qui est l’actuelle Université Koryeo. L’exemple de ces héros nationaux du sport montre que, voilà soixante-dix ans de cela, il était aussi simple de parcourir la péninsule de bout en bout qu’aujourd’hui, d’aller de Birmingham à Londres ou de Chicago à New York, mais la partition et le conflit qui éclata en 1950 allaient en décider autrement.

La déchirure et l’affrontement À l’aube du XXe siècle, le Japon, puissance coloniale, entreprit de moderniser la Corée, d’ores et déjà ouverte à l’influence occidentale, et il s’ensuivit alors une période d’industrialisation et d’urbanisation. Dès 1897, la ville portuaire et

industrielle de Wonsan disposait d’un terrain de golf de six trous et les usines y possédaient toutes leur équipe de football. Autre grand port, Incheon, où une industrie moderne allait prendre son essor, donna aussi naissance à de nombreux clubs sportifs, notamment dans les disciplines du football, du baseball, du basketball et du volley-ball. De toutes les grandes métropoles du pays, c’est Pyongyang et Gyeongseong, le Séoul d’aujourd’hui, qui se flattaient d’avoir les meilleures équipes et les supporteurs les plus dynamiques. La première, très tôt au contact de la culture occidentale par le biais de la Chine et donc marquée par son influence, allait trouver dans la seconde, riche de ses ressources humaines et matérielles qui en faisaient le centre du pays, un adversaire de taille en matière sportive, notamment de football, où leurs rencontres étaient appelées les « matches Gyeongpyong ». De passionnants derbies avaient aussi lieu dans ces agglomérations. Jusqu'en 1946, c’est-à-dire au lendemain de la Libération coréenne, les nombreux matches de Gyeongpyong étaient disputés aussi bien à domicile qu’à l’extérieur, ainsi que dans le cadre des compétitions régulières. Sans la partition et la guerre qui lui fit suite, les Coréens auraient assisté à des transferts de joueurs entre Séoul et Pyongyang, ainsi qu’à des voyages de supporteurs prenant le train d’une ville à l’autre pour aller soutenir leur équipe, mais le destin a voulu que rien de tel ne se produise au cours des soixante-dix années suivantes. Sur la péninsule coréenne, des tensions politiques et militaires surviennent encore depuis sa partition, mais à aucun

1 © KPPA

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moment elles n’ont totalement empêché la poursuite des échanges et de la coopération entre ses nations. Dès 1964, à la demande du CIO, le dialogue allait reprendre entre les deux pays dans le but de parvenir à un accord sur la création d’une équipe commune qui les représenterait aux Jeux olympiques d’été de Tokyo, mais les pourparlers n’allaient malheureusement pas aboutir à des résultats conséquents. Pas moins de treize séries de rencontres allaient ainsi se succéder jusqu'à la fin des années 1980 dans le but de mettre en place des échanges sportifs intercoréens, ces efforts n’étant toutefois pas couronnés de succès. Concurrence ou coopération ? Méfiance et rivalités allaient au contraire dominer entre les deux pays pendant plusieurs manifestations sportives où le dialogue s’est avéré tendu. En 1966, lors de la huitième Coupe du monde de football qui se déroulait en Grande-Bretagne, l’équipe nationale nord-coréenne, dite Chollima, allait créer la surprise en se qualifiant pour les quarts de finale après avoir battu de prestigieuses équipes. À une époque où les deux pays voyaient dans le sport un prolongement de leur antagonisme politique, cette prouesse inattendue allait inciter l’agence de renseignement coréenne à mettre sur pied le club de football Yangji en 1967, et ce, non dans le but de remporter la Coupe du monde ou celle d'Asie, mais bien d’infliger une défaite à la Corée du Nord. Les meilleurs joueurs se trouvant être pour la plupart des militaires, l’agence de renseignement n’eut aucun

1. Le 4 juillet 2018, les joueurs de basketball des deux Corées pénètrent en compagnie de leurs entraîneurs dans le gymnase Chung Ju-yung de Pyongyang en vue de l’un des quatre matches à disputer en deux jours. Il s’agissait de la première rencontre intercoréenne dans cette discipline depuis 2003.

2 © Newsbank

2. Footballeurs sud-coréens et nord-coréens brandissant le drapeau de la réunification sur le stade de la Coupe du monde de Séoul après avoir disputé le « match de football de la réunification » du 7 septembre 2002. Cette première rencontre amicale à avoir réuni les deux pays depuis 1990 s’est achevée sur un score nul.

mal à recruter des talents dans l’armée de terre, la marine ou l’armée de l’air. Une fois mise en place, cette formation sportive allait bénéficier d’un soutien sans précédent de la part des pouvoirs publics et, au cours de la seule année 1969, les séjours qu’elle effectua en Europe dans le cadre de l’entraînement hors-saison totalisèrent pas moins de 105 jours, un chiffre qui donne une bonne idée de la concurrence qui régnait. L’ironie du sort fit que Yangji eut alors pour entraîneur le joueur vedette Kim Yong-sik originaire de Corée du Nord. Quant à son plus jeune attaquant, il s’agissait de Lee Hoe-taik, celui-là même qui entraînerait l'équipe nationale à la quatorzième Coupe du monde organisée par l’Italie en 1990, mais c’est en qualité de conseiller de cette formation qu’il se rendit à Pyongyang le 11 octobre 1990. Au cours de ce voyage, soit quarante ans après la fuite de son père en Corée du Nord, alors que lui-même n’avait que quatre ans, Lee Hoe-taik allait retrouver ce dernier avec l’aide de Park Doo-ik, le prodige du football nord-coréen qui avait emmené son pays en quarts de finale en 1966. Le lendemain de leur rencontre, ils allaient fêter l’anniversaire du jeune homme lors d’un repas inoubliable que son père avait préparé pour la circonstance. Des faits analogues se sont multipliés dans d’autres grandes manifestations sportives qui semblaient pourtant prendre la dimension d’un enjeu politique décisif pour les deux nations rivales. Lors des JO de 1964 qui avaient lieu à Tokyo, Shin Keum-dan, une athlète nord-coréenne détentrice de records mondiaux au 400 mètres et au 800 mètres, allait retrouver son père, Shin Mun-jun, désormais citoyen sud-coréen, dans des circonstances particulièrement émouvantes après quatorze années de séparation et, bien que n'ayant duré que quelques minutes, leurs retrouvailles allaient leur attirer la sympathie du public et inspirer la chanson Shin Keum-dan en pleurs. Aux Jeux asiatiques de 1978, qui avaient lieu à Bangkok, les footballeurs des deux Corées s’affrontèrent en un match de finale grandiose qui, à l’issue de prolongations, allait se solder par un score nul et l’attribution conjointe de la médaille d’or. La scène qui se produisit lors de la cérémonie de remise de ces trophées allait malheureusement laisser un goût amer par son brutal rappel à la réalité de la tension larvée qui se manifeste parfois ouvertement entre les deux pays. Alors que le capitaine sud-coréen Kim Ho-kon venait de laisser son homologue nord-coréen Kim Jong-min monter avant lui sur le podium, lorsqu’il a voulu l’y rejoindre, ce dernier a cherché à l’en empêcher, et ce, de plus belle à chaque tentative. Dans les années 1960 et 1970, les gouvernements de l’un et l’autre pays ont tiré parti de ces rivalités sportives, comme des dissensions politiques, pour asseoir et pérenniser leur pouvoir. Au cours de la décennie suivante, allait s’engager une lutte sans merci qui tenait de la démonstration de force, la compétition

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Sur la péninsule coréenne, des tensions politiques et militaires surviennent encore depuis sa partition, mais à aucun moment elles n’ont totalement empêché la poursuite des échanges et de la coopération entre ses nations. sportive permettant aux régimes de se légitimer tout en améliorant leur image sur la scène internationale. Sport et politique En matière d’échanges intercoréens, le sport a permis d’obtenir de premiers résultats concrets dès 1990. En Corée du Sud, le gouvernement du président Roh Tae-woo a entrepris une « politique nord-coréenne » conforme à l’esprit qui régnait au niveau mondial dans l’après-guerre froide et axée sur les échanges, notamment dans le domaine sportif. En octobre 1990, pour manifester leur aspiration à la réunification, les deux Corées allaient organiser un match de football à Pyongyang et un autre à Séoul. Le milieu de terrain sud-coréen Kim Joosung, qui disputa le premier au stade de Rungrado, a évoqué cette manifestation dans un entretien : « À partir de l’aéroport et pendant un kilomètre, les Nord-Coréens nous ont portés sur leurs épaules. C'était à la fois inattendu et très touchant ». De telles manifestations se sont avérées bénéfiques pour les relations intercoréennes et, lors d’une cinquième réunion de haut niveau qui se tenait le 13 décembre 1991, les deux pays allaient signer l’Accord de base intercoréen, ce traité d’une portée historique qui allait par la suite considérablement favoriser le dialogue et les négociations entre les deux pays. Mettant à profit cet esprit de conciliation, les deux Corées allaient créer une équipe commune de pongistes en vue de sa participation au 41e Championnat du monde de tennis de table qui se déroulerait au Japon en avril 1991. La Sud-Coréenne Hyun Jung-hwa et la Nord-Coréenne Li Bun-hui du Nord ont uni leurs forces pour vaincre la Chinoise Deng Yaping par 3 à 2 et ravir la médaille d’or aux épreuves féminines par équipe, un exploit que retrace le film As One. En juin de la même année, les deux Corées allaient une fois encore se faire représenter par une équipe unique au Championnat du monde de football junior qu’organisait le Portugal. Ces échanges sportifs, qui semblaient connaître un certain essor, allaient s’interrompre suite au décès de Kim Il-sung survenu en 1994 et aux graves difficultés de l’économie nord-coréenne. Pour voir reprendre cette coopération sportive, il allait falloir attendre la visite effectuée par le président Kim Dae-jung à Pyongyang, en juin 2000, en vue de rencontrer son homologue nord-coréen Kim Jong-il, et la déclaration coréenne com-

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1. L'équipe féminine réunifiée de hockey remarquée dans le monde entier aux derniers Jeux olympiques d'hiver de PyeongChang. En dépit de sa défaite sportive, les agences de presse étrangères se sont accordées à considérer que cette formation « resterait dans l’histoire » par « sa victoire pour la paix ». 2. Les deux Corées défilant sous un même drapeau le 9 février dernier à la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques d'hiver de PyeongChang où la Corée du Sud, pays hôte de ces Olympiades, était représentée par 145 athlètes dans le cadre de 15 épreuves.

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mune par laquelle elle s’est conclue le 15 juin. Quelques mois plus tard, les athlètes des deux Corées allaient défiler ensemble pour la première fois à la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques d'été de Sydney, puis à nouveau aux Jeux asiatiques de Busan, en 2002, et d'Aomori en 2003, ainsi qu’aux Universiades d'été de Daegu, la même année, et aux Jeux olympiques d'Athènes de 2004. En septembre 2002, les équipes de football sud-coréenne et nord-coréenne avaient en outre participé, au stade de la Coupe du monde de Séoul, à une rencontre dédiée à l’espoir de réunification au terme de laquelle leurs joueurs respectifs Choi Tae-uk et Ri Gang-in avaient échangé leurs maillots et chaussures pour affirmer par ce geste symbolique leur appartenance à une même « nation », bien que la FIFA déconseille une telle pratique pour des raisons d’hygiène. Quand renaît l’espoir de paix Voilà sept ans que la Corée du Nord a entrepris de se hausser au niveau mondial dans le domaine sportif, notamment en football. Sport et culture vont de pair parmi les priorités qu’elle s’est fixé dans la construction d’un « État socialiste civilisé ». En 2015, Kim Jong-un en personne a accueilli à l'aéroport l’équipe nord-coréenne de retour du Champion-

nat de football de l’EAFF et l’a félicitée de sa victoire. En ce qui concerne les infrastructures sportives, il a lancé de grands chantiers portant sur les stades de Rungrado et Yanggakdo, ainsi que sur le parcours de golf de Pyongyang et les stations de ski de Masikryong et Samjiyon. Lors du Championnat d'Asie d’haltérophilie qui s’est déroulé dans la capitale en septembre 2013, le drapeau sud-coréen a, pour la première fois en Corée du Nord, été hissé aux accents de l’hymne national. L’évolution politique qui s’est produite en Corée du Nord depuis l’entrée en fonctions de Kim Jong-un s’est notamment traduite par la présence de représentants de l’élite nord-coréenne aux Jeux asiatiques d’Incheon de 2014 et par l’envoi, deux ans plus tard, d’une importante délégation d'athlètes aux Jeux olympiques d’hiver de Pyeongchang où une équipe intercoréenne a joué dans un match de hockey sur glace. En outre, les deux Corées ont disputé un match amical de basket à Pyongyang le 4 juillet dernier et on évoque déjà la possibilité de reprendre les matches de Gyeongpyong, ainsi que d’organiser des rencontres entre d’autres villes. Dans le contexte de l’actuel dégel diplomatique et au vu des efforts consentis pour consolider la paix sur la péninsule, les échanges sportifs intercoréens seront vraisemblablement amenés à se développer.

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« Nous ne formons qu’un ! » Les Jeux olympiques d’hiver de PyeongChang, qui se sont déroulés en février dernier, ont accueilli une délégation officielle nord-coréenne comportant 229 supportrices, soit dix fois plus que ses vingt-deux athlètes, et celles-ci allaient encourager aussi bien les Sud-Coréens que leurs compatriotes. Auparavant, un groupe de 140 grands musiciens, chanteurs et danseurs avaient aussi fait le déplacement pour donner deux concerts à Gangneung et Séoul. Kim Young-rok Journaliste au Sports Chosun

Lors des Jeux Olympiques d’hiver de PyeongChang, le public du

Une quatrième initiative

monde entier n’a pas manqué de remarquer la beauté des supportrices

Il ne s’agissait pas de la première fois, mais de la quatrième, que

nord-coréennes, qui ont aussi éveillé sa curiosité en raison du régime poli-

la Corée du Nord décidait de faire participer ces jeunes femmes à une

tique particulier de leur pays et de l’instabilité qui persiste sur la péninsule.

grande manifestation sportive sud-coréenne, puisque, après les Jeux asia-

Par leurs encouragements, ces intervenantes ont contribué à créer un cli-

tiques de Busan de 2002, elles se sont aussi rendues, l’année suivante,

mat de détente et à témoigner des efforts de réconciliation entrepris de

aux Universiades d'été de Daegu, puis, en 2005, au Championnat d’Asie

part et d’autre. Aux yeux du pays hôte, elles ont, à leur façon, rassuré les

d’athlétisme d’Incheon.

nations participantes quant au niveau de fiabilité et de sécurité de cette manifestation.

Aux yeux de citoyennes nord-coréennes, cette participation offrait en outre une occasion exceptionnelle de voyager à l'étranger, voire, dans

Des supportrices venues en aussi grand nombre ne pouvaient que

certains cas, une précieuse opportunité de promotion sociale, et il n’est

retenir l’attention des téléspectateurs du monde entier et, sur place, leur

donc pas surprenant qu’elle ait donné lieu à une farouche concurrence

présence allait attirer la foule des curieux lors des compétitions, mais aus-

entre les aspirantes à cette importante mission. Celles-ci se composaient

si à chacune de leurs visites touristiques, la presse rapportant quant à elle

pour la plupart d’étudiantes de l’École des beaux-arts de Pyongyang

leurs moindres faits et gestes.

choisies en fonction de critères rigoureux portant notamment sur l’ap-

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parence physique, les origines familiales et la loyauté au régime. D’après

territorial entre le Japon et la Corée du Sud. Devant les protestations du

la rumeur, en 2014, l’envoi de supportrices aux Jeux asiatiques d’Incheon

gouvernement japonais, le CIO allait demander la suppression des îlots

aurait été annulé en raison d’un trop grand nombre de candidatures.

en question de cet emblème et la Corée du Sud allait obtempérer afin

L’adage coréen « Namnam bugnyeo » veut que les hommes soient

que les athlètes des deux pays puissent défiler avec lui lors de la cérémo-

plus beaux au sud et les femmes au nord, ce qui explique peut-être le

nie d'ouverture. Quant à la Corée du Nord, elle allait officiellement adop-

charme exercé par certaines supportrices.

ter la position suivante : « Sur ce drapeau intercoréen, nous ne faisons

En 2003, la Première dame nord-coréenne Ri Sol-ju s’était parti-

que montrer un territoire qui nous a toujours appartenu » et ses suppor-

culièrement distinguée lors de sa première visite en Corée du Sud, à

trices allaient continuer de s’en servir dans sa version précédente tout au

l’occasion des journées intercoréennes de la jeunesse organisées par la

long des Jeux.

Croix-Rouge, et sa beauté lui avait attiré bien des éloges. Elle était aussi

La participation d’équipes nord-coréennes a toujours fait sensation,

présente au Congrès des enseignants des deux Corées qui se tenait au

notamment la première, qui eut lieu en 2002 et fit accourir les Sud-Co-

mont Geumgang en 2004, ainsi que, deux ans plus tard, lors du Cham-

réens par milliers sur le port où avait accosté le ferry-boat Mangyong-

pionnat d’Asie d’athlétisme d’Incheon. Dans un entretien, elle avait confié

bong qui en transportait une. Sur le stade, les spectateurs reprenaient

que son rêve était de faire partie d’une troupe artistique et l’avait plus

à l’unisson et avec ferveur les encouragements des supportrices, allant

tard réalisé en entrant dans celle de Moranbong jusqu’à son mariage

parfois jusqu’à reproduire leur gestuelle.

avec Kim Jong-un intervenu en 2011 ou 2012.

Aux derniers JO de PyeongChang, marqués par le retour d’une dé-

Un tel engouement ne fait pas oublier certaines anicroches, comme

légation nord-coréenne après une parenthèse de treize années, les sup-

cet incident qui a éclaté au sujet d’une banderole à l’effigie de Kim Jong-

portrices nord-coréennes allaient à nouveau se trouver sous les feux de la

il pendant les Universiades d’été de Daegu. Du car où elles se trouvaient,

rampe. Exécutant des mouvements parfaitement chorégraphiés aux cris

les supportrices, remarq uant la pluie qui mouillait le visage de leur « cher

de « Nous ne formons qu’un ! », « Bravo la Corée ! » ou « Unissons-nous ! »,

dirigeant », ont éclaté en sanglots et se sont écriées : « Notre grand géné-

elles allaient aussi entonner des chants folkloriques bien connus dans les

ral est sous la pluie ! Il faut faire quelque chose ! »

deux pays. En revanche, elles ont écouté dans la plus grande indifférence les morceaux de musique pop sud-coréenne qui retentissaient sur le

Succès et polémique Quand ont commencé les Jeux olympiques d’hiver de Pyeongchang, les jeunes femmes nord-coréennes qui encourageaient les sportifs en

stade, pas plus qu’elles ne se sont intéressées aux épreuves disputées par d’autres pays, quittant parfois les lieux dès que prenait fin un match de l'équipe intercoréenne.

chantant portaient des masques qui allaient donner lieu à de vives cri-

Dans ces circonstances, les spectateurs sud-coréens, par leurs réac-

tiques chez les Sud-Coréens parce qu’ils rappelaient, à leur dire, les traits

tions, allaient se départir de leur admiration habituelle. En lançant, il y a

du jeune Kim Il-sung, premier des chefs d’État nord-coréens, et qu’elles

encore peu, des défis d’ordre nucléaire, puis en acceptant, à la dernière

s’en servaient ici à des fins de propagande. Les gouvernements des deux

minute, de mettre sur pied une équipe intercoréenne de hockey, la Corée

pays allaient aussitôt démentir ces allégations en affirmant qu’il s’agissait

du Nord doit avoir quelque peu déconcerté l’opinion sud-coréenne.

d’un célèbre acteur et que jamais des citoyens de ce pays n'auraient osé percer des trous dans une représentation de leur dirigeant vénéré. Déjà, lors d’un match préparatoire que disputait l'équipe commune de hockey sur glace, des supporteurs avaient brandi le drapeau interco-

© Agence de presse Yonhap

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réen où figurait le petit archipel de Dokdo, qui est au centre d’un conflit

1. Le public sud-coréen a accueilli les supportrices nord-coréennes avec enthousiasme aux Jeux olympiques d'hiver de PyeongChang. Elles ont fait sensation aussi bien dans les enceintes sportives qu’à l’extérieur. 2. Supportrices nord-coréennes chantant et encourageant leur équipe dans une épreuve féminine. Leurs mouvements et vivats parfaitement synchronisés ont fait l’admiration de tous.

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RUBRIQUE SPÉCIALE 4

La culture populaire et la détente intercoréenne en prélude à la paix

Des horizons nouveaux pour les joyaux du Nord Si les Coréens chérissent depuis toujours leurs monts Paektu et Kumgang, c’est non seulement pour les beautés de leurs paysages exceptionnels, mais aussi pour le patrimoine artistique, culturel et historique qui s’y rattache, outre qu’ils suscitent désirs et nostalgie en Corée du Sud. Eun Hee-kyung Romancière

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C’

© Agence de presse Yonhap

Touristes sud-coréens photographiant le lac de Chonji situé dans le cratère du mont Paektu. Marquant la frontière des provinces nord-coréenne de Ryanggang et chinoise du Jilin, ce relief constitue le point culminant de la chaîne du Baekdu Daegan qui longe le littoral péninsulaire sur 1400 kilomètres et à laquelle les Sud-Coréens n’ont accès qu’à partir du territoire chinois.

est dans le sud d'un pays divisé que je suis née et que j’ai grandi en recevant une instruction aux fortes orientations anticommunistes présentant une Corée du Nord aux mains d’un régime fantoche qui enfermait son peuple dans des camps de rééducation et le maintenait dans une misère absolue. Nos examens comportaient souvent des questions sur le mouvement, dit Chollima, qu’elle avait entrepris et pour lequel les gens travaillaient sans répit, tel le cheval du même nom qui peut parcourir jusqu’à 1 000 li, soit environ 400 km, au galop et en une journée, ainsi que sur la fameuse « famille sur cinq », adhérente du Parti des travailleurs, qui surveille les quatre autres au quotidien. Dans la presse, on annonçait d’épisodiques incursions d’individus armés et les écoles emmenaient leurs élèves par groupes entiers visiter les musées où étaient exposés les grenades, poignards et autres armes qui avaient été saisis sur eux. Au cours d’éducation musicale, on nous faisait pourtant chanter en chœur : « Allons au mont Kumgang aux 12 000 sommets ! Comme ils sont beaux et mystérieux ! », tandis qu’à celui de lecture, nous découvrions un texte qui contait ce voyage et s’intitulait Sanjeong muhan, c’est-à-dire « les délices sans fin de la montagne ». Il transportait notre imagination dans un merveilleux paysage de forêts, cascades, nuages, rochers et brumes dont l’aspect se métamorphosait au rythme des saisons. Son plus beau joyau est connu sous le nom de mont Kumgang, aussi transcrit Geumgang, qui signifie « diamant », mais peut aussi désigner ce printemps où les 12 000 cimes de la chaîne se parent d’une couverture végétale verte et fleurie qui leur donne l’éclat de cette pierre précieuse. Le mont Paektu est tout aussi cher aux Coréens et l’hymne national en fait mention dès ses premières lignes : « Que Dieu protège et bénisse notre pays bien-aimé, Jusqu'au jour où s’u-seront les pierres du mont Paektu et où se tariront les eaux de la mer de l'Est ». Dans le contexte actuel de la partition, on pourrait y voir l’expression d’une ferme conviction que le pouvoir divin veillera à jamais sur le destin de la Corée. Protégée par le plateau de Kaema qui s’évase, telle une longue jupe, à partir de son point culminant, la montagne a conservé tout leur mystère à ses étendues de forêt vierge. Son nom, Paektu, qui peut également s’écrire Baekdu, a pour signification « tête blanche », car il fait référence à la couleur de la pierre ponce qui en recouvre le sommet. L’un de ses versants se situe en Chine, où il marque la frontière physique avec la Corée du Nord, ce mont y portant le nom de Changbai qui veut dire « blanc éternel ». À la vue de ses falaises qui se dressent avec majesté et du lac, le plus profond du monde, que recèle la caldeira de Chonji, on comprend qu’un tel paysage ait été propre à exalter l’amour de la patrie chez les Coréens. Pour l’heure, il n’a cependant que valeur de symbole d’un « sanctuaire spirituel de

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la nation », et ce, d’autant qu’il demeure inaccessible au visiteur sud-coréen. Les évolutions de l’histoire ayant permis d’entrouvrir les portes de ces lieux retirés, j'ai enfin pu, en 2002, découvrir le mont Kumgang et sa pittoresque vallée encaissée entre des escarpements rocheux, puis, des années plus tard, atteindre le sommet du mont Paektu et contempler en contrebas les eaux du lac de Chonji. Les charmes d’un paysage méconnu Le coup d’envoi de ces ouvertures avait été donné par une série de voyages lors desquels le fondateur du groupe Hyundai, Chung Ju-yung, avait apporté plusieurs troupeaux de bovins en Corée du Nord. Cet enfant du pays s’était enfui à l'âge de dix-sept ans avec l’argent qu’avait tiré son père de la vente de son unique vache et qui lui avait permis de créer l’entreprise à l’origine du célèbre conglomérat d’aujourd’hui. Au terme de négociations avec le gouvernement nord-coréen, le magnat de 83 ans se verra autoriser en 1998 à revenir sur les lieux de son enfance en un geste porteur de paix pour la péninsule divisée. Après avoir franchi la zone démilitarisée au niveau du village frontalier de Panmunjom, il allait conduire à destination un convoi de camions transportant un troupeau de bovins de pas moins de 500 têtes par lequel il entendait rembourser l’argent dérobé à son père. Dès le mois de novembre de la même année, le groupe Hyundai allait créer une agence de voyages exclusivement destinée à l’organisation d’excursions au mont Kumgang et, à peine deux ans plus tard, les chefs d’État Kim Daejung et Kim Jong-il, respectivement présidents de la République de Corée du Sud et de la Commission de défense nationale de la RPDC, allaient adopter la « déclaration conjointe du 15 juin » lors d’une réunion au sommet à Pyongyang. Entreprise par le premier de ces dirigeants, la politique dite « de l’embellie » allait également contribuer au dégel de relations qui semblaient ne pas devoir évoluer et l’un des premiers résultats concrets en fut la participation, inédite depuis la partition de la péninsule, d’un groupe d’athlètes nord-coréens accompagnés de leurs ferventes supportrices aux Jeux asiatiques de Busan de cette même année 2002 où se déroula la Coupe du monde de football en Corée du Sud. Dans cette perspective, des personnalités du monde de l’art, de la culture et du sport avaient pris part à une cérémonie, dite de « l’accueil du lever de soleil », au cours de laquelle elles avaient appelé de leurs vœux le succès de ces deux manifestations sportives. À l’école, nous autres enfants étions souvent mobilisés pour des cérémonies de ce genre et j’en ai gardé une profonde aversion pour toutes celles qu’organisent les pouvoirs publics. Pourtant, à l’idée de voir le mont Kumgang, quand j’y ai été officiellement invitée, je me suis dit que j’avais eu bien raison de me

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faire romancière ! Quel était ce doux frisson qui m’a parcourue quand j’ai foulé le sol nord-coréen ? Que dire de l’émotion avec laquelle j’ai adressé la parole à un habitant ? Quel souffle aussi léger que vivifiant m'a enveloppée lors d'une promenade solitaire au pied du mont Kumgang ? La passionnée de randonnée que je suis avait escaladé bien des sommets en Corée du Sud, mais ils ne soutenaient pas la comparaison avec celui du « diamant », dont j’aspirais depuis longtemps à découvrir les beautés. Une fois sur place, quelques membres de notre groupe déplorèrent la présence de slogans de propagande gravés çà et là sur les rochers, car ils défiguraient le paysage selon eux, d'autres trouvant déplaisant le comportement strict des Nord-Coréens à notre égard, mais tout fut oublié le soir même, quand nous prîmes un bain dans une station thermale d’où l’on apercevait des sommets à l’horizon et les lignes tout en douceur de la côte qui borde les reliefs spectaculaires du Haekumgang, ce « diamant de la mer ». Nous fûmes aussi enchantés par le rire chaleureux d’habitants qui aimaient à plaisanter, ainsi que par la délicieuse liqueur de myrtille et la bière Taedonggang. Trois ans plus tard, l’occasion d’un voyage en Corée du Nord allait à nouveau se présenter lors de la Convention des écrivains coréens qui se déroulait au mont Paektu en cette année 2005. Cette manifestation d’une portée historique rassemblait pour la première fois dans ce pays pas moins de deux cents écrivains, coréens comme étrangers, et, si l’entreprise sembla d’abord relever d’une gageure, la volonté de se réunir entre confrères d’une même origine fut tout aussi forte. Avant le départ, j’allai acheter des médicaments à offrir en cadeau, comme me l’avaient conseillé les organisateurs, et, quand je l’expliquai au pharmacien qui s’étonnait que je demande autant de produits, il m'en remit encore plus en refusant que je le paie. « Je souhaite une bonne santé à tous et espère que nous nous reverrons un jour », me déclara-t-il. Par-delà les limites Moins d’une heure après le départ de Séoul de notre vol sur Air Koryo, nous atterrissions à l'aéroport international de Sunan situé près de Pyongyang et le voyage me parut d’autant plus court au souvenir de la traversée en mer jusqu’au mont Kumgang, pendant laquelle j'avais souffert du mal de mer toute la nuit. Surmontant le bâtiment du terminal, le nom de la capitale s’étalait en lettres rouges, encadré de photographies de Kim Il-sung. À notre arrivée, nous avons été accueillis par les applaudissements des voyageurs nord-coréens. En règle générale, l’écrivain n’est guère accoutumé à participer à des activités de groupe, mais, dans le cas présent, il s’agissait en outre de côtoyer des personnes extrêmement différentes par leur histoire et le régime politique de leur pays.


© The Hankyoreh

Qui plus est, les témoignages que nous entendions s’accordaient mal avec la réalité que nous découvrions et les conflits de valeurs ne pouvaient être que source de tensions ou de malentendus. Ainsi, quand les Sud-Coréens ont pris de nombreuses photos de la campagne environnante par nostalgie de ce qu’étaient leurs paysages dans les années 1970, les Nord-Coréens s’en sont formalisés par amour-propre, car ils éprouvent une grande fierté pour leur pays. En revanche, nous allions maintes fois nous plaire à évoquer nos origines communes, comme lorsque cet écrivain nord-coréen a employé le mot « buru », pour parler de la laitue, et qu’un confrère sud-coréen venant de l'île de Jeju a été agréablement surpris de constater que ce terme faisait partie de la langue nationale, alors qu'il le croyait réservé au dialecte de Jeju. La conversation allait ensuite porter sur l'homogénéisation linguistique des deux Corées, dont nous n’avons eu aucun mal à débattre, si ce n’était dans le cas de vocables empruntés à des langues étrangères, malgré soixante-dix années de séparation ponctuées de trop rares échanges.

Magnifique relief aux paysages changeants selon les saisons, le mont Kumgang demeurait interdit au public sud-coréen depuis la partition péninsulaire de 1948. Un demi-siècle plus tard, des circuits touristiques spéciaux allaient lui permettre de s’y rendre par la mer jusqu’en 2004, tandis que des excursions routières allaient débuter en 2003, mais prendre fin cinq ans plus tard.

L’aube au mont Paektu Le début de la Convention ayant été fixé à une heure matinale qui devait nous permettre d’assister au lever du soleil sur le mont Paektu, un bus est venu nous prendre à notre logement pour nous emmener à mi-hauteur d’une colline encore plongée dans l’obscurité. Après une dernière nuit de beuverie passée à fêter notre amitié, mes compagnons s’étaient pour la plupart assoupis sur leur siège et je devais être la seule à rester éveillée, anxieuse que j’étais à l’idée d’avoir à présider la cérémonie de clôture. J’allais ainsi pouvoir admirer la scène inoubliable de forêts vierges aux premières lueurs du matin. Au détour d’un virage, je découvrais des bois de bouleaux au tronc blanc cédant

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la place à des bosquets de mélèzes et à toutes sortes de fleurs épanouies entre les fentes de leur écorce. Une rivière roulait ses flots limpides et des rochers sombres dessinaient leurs formes curieuses par endroits. Arrivés au sommet, nous avons fait une halte au Changgunbong, dont le nom signifie « pic du général », juste à temps pour voir le soleil se lever dans toute sa splendeur sur les eaux bleues du lac de Chonji. Un écrivain nord-coréen a alors fait cette remarque : « Ce sera une belle journée. Le temps est très changeant en altitude. J’étais déjà venu ici cinq fois, mais je n’avais jamais vu le soleil se lever ». Les participants des deux nationalités ont récité des poèmes, scandé des slogans et pris des photos où ils se tiennent bras dessus, bras dessous. Un article traitant de cette rencontre allait citer les paroles d’un écrivain sud-coréen : « Enlevez donc patiemment tous ces vilains barbelés », ainsi que la réplique que lui a faite un confrère nord-coréen : « En s’unissant, on ferait même céder le ciel ». En vivant ces moments, nous avions la certitude qu’une page de l’histoire allait être tournée envers et contre tout. Notre coopération s’est poursuivie dans cette atmosphère propice et l’année suivante allait voir naître l’Association commémorative du 15 juin, dont la création allait donner lieu à une cérémonie au mont Kumgang. Par la suite, ce sommet allait aussi accueillir une nuit littéraire du même nom qui allait à nouveau rassembler les écrivains de la péninsule. Les excursions par voie terrestre, qui venaient fort heureusement de commencer à l’époque, allaient nous éviter les désagréments d’une traversée en mer grâce au car qui nous a conduit d’un pays à l’autre en longeant la côte est. Une fois encore, nous avons savouré céréales, légumes, viande et boissons excellents de la production nationale, tout en faisant des paris sur ceux d’entre nous qui verraient leurs livres remporter le plus de succès parmi

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les Nord-Coréens lorsque surviendrait la réunification. Nous n’avons pas manqué de nous prodiguer des encouragements réciproques à la perspective que la réunification étende l’audience d’une langue que nous savions minoritaire. En 2008, un magazine littéraire consacré aux œuvres d’écrivains des deux Corées a vu le jour en se choisissant pour nom Tongil munhak, c’est-à-dire « littérature réunifiée », qui reprenait ainsi le sous-titre du bulletin de l’Association commémorative du 15 juin. J’allais être honorée de voir l’une de mes nouvelles figurer au nombre de celles qui y ont paru aux côtés des poèmes, essais et critiques composant ses trente-trois textes. L’exemplaire que j’ai pu me procurer quand ce premier numéro a été édité, après bien des péripéties, se trouve dans ma bibliothèque aux côtés d’un recueil des œuvres d’un poète nord-coréen qui m’a été offert à Pyongyang. Mes propres textes ayant fait l’objet de traductions en plusieurs langues, j’ai souvent eu la chance de rencontrer des lecteurs étrangers dans les salons du livre et autres manifestations littéraires de différents pays, mais les choses étaient tout autres quand j’imaginais des lecteurs Nord-Coréens découvrant mes livres. J'avais l'impression de leur tendre une main timide et de me libérer ce faisant du poids de toute une éducation anticommuniste. Dans le courant de cette même année, un certain nombre de faits allaient donner un coup d’arrêt au rapprochement inter1. En franchissant la ligne de démarcation en 1998, Chung Ju-yung, président d’honneur du groupe Hyundai, allait donner le coup d’envoi à une série d’échanges et d’actions de coopération économique entre les deux Corées. 2. Écrivains sud-coréens prenant une photo souvenir de groupe à la Convention des écrivains coréens de 2005, en Corée du Nord. Cette manifestation s’est déroulée à la faveur du climat de réconciliation qui régnait alors, suite à la Déclaration commune du 15 juin adoptée lors du premier sommet intercoréen de l’an 2000.

2 © Son Min-ho

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coréen, dont un incident concernant une touriste sud-coréenne en voyage au mont Kumgang. Lors d’une promenade matinale, elle allait pénétrer sur des terrains militaires et y être abattue par une sentinelle, ce qui allait avoir pour conséquence immédiate l’annulation des circuits de visite au mont Kumgang en dépit de leur succès croissant, puisqu’ils avaient attiré plus d’un million de personnes en 2005. Pour les Sud-Coréens, une porte se refermait sur ce lieu touristique que la revue américaine Foreign Policy avait pourtant estimé être le moins accessible de tous aux citoyens des États-Unis. Dix années allaient s’écouler sans que les moindres pourparlers n’aient lieu entre les deux pays, d’aucuns mettant à profit ces tensions pour dénoncer l’occasion donnée à une nation ennemie de prospérer grâce à cette activité. De nouvelles possibilités d’ouverture allaient pourtant se présenter. En avril dernier, une réunion au sommet réunissait à Panmunjom les chefs d’État des deux pays, qui ont franchi ensemble la passerelle marquant la frontière et se sont assis sur un banc où ils ont eu un entretien privé d’une demi-heure. Les téléspectateurs ont assisté en direct à cette promenade sans rien entendre que le chant des oiseaux et le lendemain, un organe de presse allait s’efforcer de deviner la teneur des propos échangés en lisant sur les lèvres. J’ai toutefois préféré un article qui présentait l’écosystème des lieux en identifiant ses différents oiseaux d’après leur chant et je pense ne pas avoir été la seule à me dire que leurs trilles étaient annonciateurs d’une ère de paix. Je me suis aussi souvenue de mes voyages aux monts Kumgang et Paektu, ainsi que des autres parcours que j’avais effectués par la suite, dont ceux au camp de base de l'Annapurna, sur le sentier des Incas qui mène à Machu Picchu, dans les Rocheuses où j’avais fait du camping, au parc national de Yellowstone et au Grand Canyon. Si ces paysages spectaculaires m’avaient fait forte impression, ils ne réjouissaient pas mon cœur comme ces deux montagnes nord-coréennes. L'après-partition Je conserve dans ma bibliothèque deux livres de photographies de ces grands sommets, l'une d’elle, intitulée Monts et rivières de Corée du Nord, étant due à un photographe de l’agence Magnum nommé Hiroji Kubota qui a réalisé ces vues en 1979 pour le magazine japonais Sekai. Dans son épilogue, il écrit ceci : « Le mont Paektu est l’archétype des hauts sommets continentaux, tandis que le mont Kumgang est emblématique de l’Asie entière. J’y ai été bouleversé par l’énergie et la grandeur qui émanent de la nature en ces lieux ». C’est le quotidien progressiste Hankyoreh, fondé en 1988 grâce aux dons des lecteurs, qui allait assurer la parution de cet ouvrage dans l’année, ce qui exigeait un certain courage en ces temps de guerre froide et de dictature militaire. Le public allait

lui faire un accueil enthousiaste, dont moi-même, puisque je n’ai pas hésité à me procurer l’un de ses exemplaires au prix de 30 000 wons, qui était alors celui de trois cents paquets de nouilles instantanées. Les photos, évidemment splendides, y portent des titres tels que « Chonji et ses eaux gelées dès le début de l’été » ou « Flamboiement des feuilles d’automne dans les vallées » ou encore « Arbres d’une forêt vierge recouverts de glace », mais ce sont celles des deux monts inaccessibles qui m’ont le plus exaltée. Quant au second livre intitulé Le mont Paektu, il a été édité à Pyongyang par DPRK Pictorial et je me le suis procuré à l’occasion de la Convention des écrivains coréens. Contrairement à Hiroji Kubota, qui avait dû travailler en peu temps et sur autorisation, le photographe a eu ici la possibilité de suivre les moindres changements de la nature au fil des saisons et a réalisé des vues beaucoup plus précises, personnelles et variées. Si leur qualité artistique est loin d’égaler celle des précédentes, elles révèlent des aspects de la vie des gens qui m’ont intéressée plus encore que le paysage lui-même. Ces deux ouvrages se distinguent avant tout par la perspective dans laquelle ils évoquent les célèbres sommets, que le second ne représente d’ailleurs pas sur sa première de couverture, préférant y faire figurer « Le Grand Leader Kim Il-sung », tandis qu’à la page suivante, il décrit avant tout le mont Paektu comme le centre de la résistance à l’occupant japonais, et ce n’est qu’après qu’il révèle les deux montagnes dans toute leur splendeur. Si le mont Paektu constitue un joyau de la nature aux yeux des Nord-Coréens, il possède une valeur historique tout aussi importante par les luttes pour l'indépendance qui s’y sont déroulées. Ses versants abritèrent le quartier général de l'armée révolutionnaire du peuple coréen et comportent de ce fait nombre de statues, stèles et monuments commémoratifs, ainsi que des vestiges bien conservés des camps et habitations des combattants. Pendant les décennies qui ont suivi la partition de la péninsule, cette montagne a pris la dimension d’un lieu sacré symbolisant l’histoire moderne du peuple nord-coréen, laquelle est bien différente de celle de la Corée du Sud. Sans avoir connaissance de ce contexte, serions-nous désireux de découvrir ces lieux ? Ces temps-ci, je voyage beaucoup en compagnie d’amis et, si la liaison ferroviaire entre les deux Corées était rétablie et se prolongeait même jusqu’en Russie et au reste de l’Europe, nous partirions pour ces lieux successifs, de Séoul à Pyongyang, puis à Vladivostok, Moscou et Paris. Pourquoi prendre l’avion quand circulent des trains ? J’ai aussi l’espoir d’en emprunter un pour revoir le mont Paektu, plutôt que de passer par la Chine, tout en n’ignorant pas qu’il faudra beaucoup de temps et de bonne volonté pour que cette ligne longtemps à l’abandon soit remise en service, mais qui dit que nous ne savons pas faire preuve de patience ?

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Le voyage comme vecteur de paix et de réconciliation La zone démilitarisée (DMZ), cette bande de terre d'environ 4 km de largeur qui s’étend sur 250 km de part et d'autre de la ligne de démarcation militaire, matérialise la partition de la péninsule coréenne depuis l’armistice qui a mis fin aux combats de la Guerre de Corée. Cet accord ayant été conclu à Panmunjom, il a fait de ce village une zone de sécurité commune qui demeure aujourd’hui le seul point de passage d’un pays à l’autre et attire chaque année près de trois millions de touristes coréens ou étrangers. Ham Kwang-bok Directeur de l’Institut DMZ Corée

Les quatre mots clés

Dans son livre intitulé This Kind of War, l’historien et chroniqueur américain Theodore R. Fehrenbach évoque en ces termes l'accord de

La zone démilitarisée représente, à quatre titres différents, un lieu

cessez-le-feu conclu à Panmunjom le 27 juillet 1953 et portant création

d’une grande valeur. Sur le plan écologique, elle a accumulé de véritables

de la ligne démilitarisée : « À 10h01 très précises, les parties en présence

trésors au cours des années de guerre froide, car les changements de la

commençaient à signer les dix-huit documents qu’elles avaient rédigés,

nature n’y sont pas soumis à la volonté de l’homme. Champs et rizières

ce qui allait prendre douze minutes pour l’ensemble, après quoi elles sont

à l’abandon ont cédé la place à des zones humides constituant l’habitat

reparties sans prononcer une parole. »

du très rare chevreuil des marais. Au fil du temps, la nature allait ainsi re-

Ultime vestige de la guerre froide, le lieu de ces événements, qui

prendre ses droits en ces lieux qui furent pourtant le théâtre d’incessantes

semblait appelé à rester celui de la division et des déchirures, voit au-

tensions et d’affrontements dévastateurs. Selon des statistiques rendues

jourd’hui s’amorcer une ouverture à l’idée de paix. En avril dernier, les

publiques en juin dernier par l’Institut national de la protection de l’en-

chefs d’État Moon Jae-in et Kim Jong-un y ont en effet signé la « Décla-

vironnement, la zone démilitarisée abrite une faune composée de 5929

ration de Panmunjom pour la paix, la prospérité et la réunification de la

espèces différentes, dont 101 sont aujourd’hui en voie d’extinction. Ce

péninsule coréenne » par laquelle ils s’engageaient à œuvrer de concert

milieu naturel ne doit pourtant en rien sa vitalité aux activités humaines,

pour la paix sur l’ensemble de ce territoire.

qui l’ont au contraire dégradé par la pose de clôtures et de mines, voire

Peu après, les deux dirigeants allaient même faire quelques pas en-

l’emploi de défoliants. Cette richesse intacte explique à elle seule le nom

semble sur la passerelle qui permet de franchir la frontière et dont le bleu

de « jardin sacré » que donnent les Coréens à la zone démilitarisée.

tranche sur le vert de la forêt voisine où ils se sont assis à une petite table

Il faut aussi y voir un véritable musée vivant de la guerre. Tel un film

en bois. Tout au long de cette étonnante scène diffusée en direct dans

documentaire, la zone démilitarisée évoque le souvenir de cette épopée

le monde entier, seuls les cris des grives et pics à tête grise ont résonné

guerrière où des soldats de 63 pays se sont battus et sont morts au

dans un silence que ne venaient troubler ni musique ni commentaires.

champ d’honneur. 1

2

© Office du Tourisme de Gyeonggi

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Depuis lors, il s’y est aussi développé une culture et un mode de vie spécifiques, car, dans les villages limitrophes du nord de la zone interdite aux civils, les habitants vivent en parfaite harmonie avec la nature envi-

LIGNE DE LIMITE DU NORD

2km

LIGNE DE DÉMARCATION MILITAIRE

2km

Observatoire de Goseong

DMZ

Mer de l’Est

LIGNE DE LIMITE DU SUD

ronnante en n’hésitant pas, par exemple, à nourrir ces oiseaux migrateurs

Observatoire de la paix de Cheorwon

Observatoire d’Eulji

qui leur apporteront la manne du tourisme en attirant les adeptes de leur observation. Des gens comme les autres vivent, s’aiment et meurent en

Observatoire de Yeolsoe

ces lieux qui ont été témoins de grands événements de l’histoire. On y PANMUNJOM

Gung Ye ( ?-918) dans les derniers temps du royaume de Silla et qui avait

Observatoire de Dora

pour capitale l'actuel Cheorwon. C’est là que naquit aussi le royaume de

Observatoire d’Odusan

Goryeo, qui allait plus tard se choisir pour capitale Kaesong, où celui de Joseon connaîtrait son avènement près de quatre siècles plus tard avant de prendre Séoul pour capitale.

Observatoire de Seungni

Observatoire de Taepung

trouve notamment les vestiges de l'État ancien de Taebong, que fonda

Observatoire de Hwacheon

Mer Jaune

Observatoire d’Aegibong

Observatoire de Ganghwa

planches », avant qu’il ne prenne celui de Panmunjom, dont la transcrip-

Les ponts de Panmunjom Le quatrième trait distinctif de Panmunjom réside dans ses ponts.

tion en idéogrammes chinois possède le même sens, à la demande des délégués chinois qui participaient aux pourparlers.

Composé de bois, le premier d’entre eux fut établi par la Commission de supervision des nations neutres, dès la signature de l’armistice, sur l’Imjin,

Des étapes sur la voie de la paix

qui longe la ligne démilitarisée, en un point situé à l’est de Panmunjom,

Par la suite, des ponts d’une autre nature allaient enjamber la ligne

et ce, dans le but de fournir un raccourci entre les salles de conférence.

de démarcation militaire sous forme d’actions telles que la demande d’asile

Cette petite passerelle née de la guerre froide fait aujourd’hui figure de

que présenta, en novembre 1984, Vasily Yakovlevich Matujok, ce guide

symbole de paix et la promenade qu’y ont esquissée les dirigeants des

touristique de l’ambassade soviétique à Pyongyang, après avoir franchi

deux pays, de première avancée dans la mise en œuvre de leur « Décla-

la ligne démilitarisée en passant entre les bâtiments où s’était tenue la

ration de Panmunjom du 27 avril » qui prévoit de faire de la zone démili-

conférence de la Commission militaire d’armistice. En novembre 2017, un

tarisée une ceinture de paix.

militaire nord-coréen allait faire de même, non sans essuyer les tirs de ses

D’autres faits se déroulèrent en ces mêmes lieux voilà quatre siècles,

compatriotes.

plus exactement en 1592, alors que Seonjo, monarque de l’État de Joseon,

Au mois de juin 1994, l’ancien président américain Jimmy Carter avait

fuyait en direction du nord l’envahisseur japonais qui avait accosté sur le

effectué une visite à Panmunjom, du côté nord-coréen de la frontière,

littoral sud et s’avançait toujours plus dans l'intérieur des terres. Parvenu

pour intercéder en vue d’un règlement de la première crise nucléaire

à un petit village, il se trouva devant le fleuve en crue qui le stoppait dans

nord-coréenne. Quatre ans plus tard, le fondateur du groupe Hyundai

sa course, alors les villageois arrachèrent leurs portes en neolmun pour

Chung Ju-yung se rendit en Corée du Nord à deux reprises en prenant à

jeter un pont sur ce cours d’eau. À partir de ce jour, le village allait être

chaque fois la tête d’un convoi de camions transportant cinq cents bœufs

connu sous le nom de Neolmun-ri, qui signifie « le village des portes en

pour en faire le don le plus emblématique de tous les gestes de paix. Il allait rencontrer à cette occasion le dirigeant nord-coréen Kim Jong-il et réaliser ainsi une première avancée vers la coopération économique, car,

1. Touristes nord-coréens visitant Panmunjom, seul point de passage à travers la zone démilitarisée qui sépare les deux Corées. Les Sud-Coréens qui souhaitent se rendre à ce « village de la trêve » ne peuvent le faire que dans le cadre d’une excursion thématique portant sur cette zone de sécurité, car seuls les voyages organisés y sont autorisés, et ils doivent à cet effet adresser une demande au Service national du renseignement au moins 60 jours à l'avance. 2. Abritant un milieu naturel intact depuis plusieurs dizaines d’années, les environs de la zone démilitarisée n’en conservent pas moins de la Guerre de Corée des marques visibles rappelant constamment la cruauté d’une déchirure bien réelle aux quelque trois millions de visiteurs qui s’y rendent chaque année.

dès le mois de novembre suivant, un ferry-boat quittait le port de Donghae à destination du mont Kumgang situé en Corée du Nord, avec à son bord des centaines de touristes sud-coréens. Une nouvelle forme de tourisme, dite de la sécurité, séduit aujourd’hui toujours plus de visiteurs coréens et étrangers désireux de découvrir à leur tour Panmunjom et la zone démilitarisée. L'accès en demeure cependant limité et subordonné à des contrôles permettant de parcourir un circuit bien déterminé, exclusivement de jour et en compagnie de guides, l’usage d’appareils photos exigeant une autorisation préalable.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 33


ESCAPADE

Histoire de trois habitants de

Seongbuk-dong

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Le quartier de Seongbuk-dong, dont le nom signifie « quartier au nord des murs de la ville » s’est développé à l’extérieur du tronçon nord-est de ces remparts sous le royaume de Joseon, plus précisément aux XVIIIe et XIXe siècles. Aujourd’hui, sa vie culturelle et ses rues jalonnées de magnifiques demeures comme de maisons plus modestes d’autrefois en font l’un des lieux touristiques les plus fréquentés de la capitale.

Blotti au pied du mont Bugak qui s’élève à la périphérie nord de la capitale coréenne, le quartier de Seongbuk-dong a attiré nombre d’écrivains ou artistes à l’époque coloniale (1910-1945), car il se trouvait alors encore intra-muros, et leurs anciennes demeures résonnent encore du tumulte de leurs vies mouvementées. Lee Chang-guy Poète et critique littéraire Ahn Hong-beom Photographe

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 35


L

a ville est toujours en mouvement. Pour s’adapter aux mode de vie et goûts changeants de sa population, il lui faut subir de constantes évolutions qui créent sans cesse la nouveauté. Aussitôt édités, les guides touristiques sont bien vite dépassés, tandis que les plans font apparaître tout un réseau de grandes artères aboutissant à des places et se prolongeant par des ruelles. Le citadin qui rentre après de longues heures de travail ou une manifestation où il a donné de la voix en brandissant une pancarte part certes sereinement, mais peut-être aussi un peu à regret, du quartier dans lequel il a passé la journée pour celui de son domicile. Au détour d’une rue, j’entre dans le jardinet d’une maison dont le propriétaire a quitté ce monde voilà longtemps et, tout en faisant quelques pas, je me remémore la vie et la pensée de celui qui bâtit et occupa ces lieux. Autrefois situé à l’intérieur des murs qui protégeaient la ville, le quartier de Seongbuk-dong se couvrait encore, au siècle dernier, d’autant d’arbres que n’en possède une vallée de montagne, mais ne comptait pas plus de soixante-dix habitations faisant se côtoyer résidences secondaires de la noblesse et chaumières des gens du peuple, tandis qu’il accueille

L’écrivain Yi Tae-jun fit démonter sa maison familiale de Cheorwon pour la reconstruire à Seongbuk-dong et il s’y consacra à l’écriture pendant près de dix ans. La bâtisse, à laquelle il donna pour nom Suyeon Sanbang, abrite maintenant un salon de thé traditionnel que tiennent des descendants de cet auteur.

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aujourd’hui quelque 20 000 habitants. À Seongbuk-dong, on appelle souvent « grand-rue » une voie longue de trois kilomètres qui s’étend entre la station Université Hansung de la ligne 4 du métro et le restaurant gastronomique Samcheonggak. Au fur et à mesure que je m’y avance en faisant du lèche-vitrines, cette artère se fait plus étroite et pentue en direction de la montagne qui se dresse au loin, ayant été construite sur le lit remblayé du Seongbuk, ce ruisseau qui prenait sa source au Mont Bugak. Je me prends alors à rêver de flots dévalant sous les pieds des passants, submergeant les rochers et s’engouffrant dans la vallée ! Cette rue pourrait se trouver dans n’importe quel autre quartier de Séoul, si ce n’était des banderoles qui la jalonnent pour annoncer des manifestations culturelles en tout genre. Je fais une halte pour lire les textes rendant hommage aux grands hommes sur des panneaux dressés à cet effet. Des groupes de touristes suivent le guide et son petit drapeau. Comme d’autres quartiers, Seongbuk-dong travaille à se mettre en valeur par des activités qui font découvrir son histoire et sa culture. Murailles et pêchers en fleurs Seongbuk-dong attire avant tout les visiteurs par ses vestiges des anciennes fortifications de Séoul. Quand le roi Taejo fonda le royaume de Joseon (1392-1910) et prit pour capitale Hanyang, qui est l’actuel Séoul, il fit édifier le palais de Gyeongbok et ses murailles qui suivaient la ligne de crête de quatre montagnes environnantes pour le protéger des invasions.


Ses remparts, qui se déroulaient sur pas moins de 18,6 km, présentent des caractéristiques qui les apparentent aux ouvrages défensifs construits aussi bien en montagne qu’en plaine. Dans leur enceinte, ils abritaient, outre la résidence royale, différents offices de l’État, des marchés et des habitations. Ils étaient accessibles à tous sur l’ensemble de leur pourtour, comme l’indique le passage suivant d’un récit : « À la belle saison, les habitants de Hanyang parcourent tout le chemin de ronde pour y admirer le paysage environnant. Cette promenade leur prendra une journée entière ». Les fondations de cet ouvrage qui serpente dans le paysage sont en grande partie intactes et son point culminant se situe à Seongbuk-dong, sur le tronçon de 4 km qui unit les monts Bugak et Nakta. En cheminant sur les murailles, le marcheur dispose d’une vue imprenable sur les constructions modernes adossées aux pierres antiques et sur tout le centre de Séoul. Selon les riverains, le plus beau panorama se trouve au niveau d’un rocher dit Malbawi, c’est-à-dire du cheval, qui se dresse dans le parc de Waryong. La partie des murs qui va de Sukjeongmun à Changuimun, c’est-à-dire les portes de la « règle solennelle » et de la « justice propagée » qui s’ouvrent respectivement au nord et au nord-ouest, a toutefois la préférence des

photographes professionnels. En se fondant sur des prévisions démographiques qui allaient s’avérer erronées, l’État a tenté d’endiguer l’explosion de la population intra-muros intervenue en à peine trente ans par l’aménagement de nouveaux quartiers résidentiels distants de moins de 10 km des anciennes fortifications, en commençant par une zone située près de Dongdaemun. Doté de vallées profondément encaissées et d’épaisses forêts, Seongbuk-dong constituait toutefois un cas particulier, car son peuplement ne datait que de 1766, année où y fut stationnée en permanence, dans un but défensif, la Bukdun, qui était la division nord du commandement de la garde royale dite Eoyeongcheong. Des habitations y furent construites sur les berges du Seongbuk et des civils, encouragés à y emménager en les embauchant pour le tissage. Afin d’augmenter leurs gains et de pourvoir euxmêmes à leurs besoins alimentaires, ils plantèrent les terrains attenants de pêchers et y pratiquèrent d’autres cultures, bien que les sols n’y soient pas propices à l’agriculture. Une vingtaine d’années plus tard, le premier conseiller d’État Chae Je-gong (1720-1799), c’est-à-dire le Premier ministre d’alors, allait formuler ces remarques en se promenant dans le quartier : « Chaque fois que je m’arrêtais pour m’ac-

Lieux où se rendre à Seongbuk-dong

Séoul

Temple de Gilsang

Restaurant Samcheonggak

Porte de Sukjeongmun Emplacement du Nosi Sanbang aujourd’hui disparu Tunnel de Samcheong

Maison de thé Suyeon Sanbang Musée d’art de Seongbuk

Village de Bukjeong Maison de Simujang

Musée d’art Kansong Musée Seonjam

Murailles de Séoul

Parc Waryong Station de métro Université Hansung (ligne 4) Porte de Hyehwamun

Temple de Gilsang

Village de Bukjeong

Musée d’art Kansong

Musée Seonjam

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 37


corder un peu de repos, j’apercevais en contrebas les maisons du village éparses autour de la montagne. Elles étaient pour la plupart entourées de pêchers entre les fleurs desquels apparaissait çà et là une fenêtre ou un avant-toit. Qu’ils soient fonctionnaires ou gens du peuple, les habitants ne devaient pas voir le temps passer devant un tel spectacle ». Comme l’emplacement où stationnait Bukdun se couvrait de ces fleurs, la famille royale, les lettrés et autres nantis commencèrent à y élire domicile, des constructions de style occidental faisant aussi leur apparition sous l’occupation coloniale japonaise. Aujourd’hui encore, le quartier abrite les luxueuses demeures des dirigeants de grands groupes industriels. Les abris de montagne En 1933, la revue Samcheolli, dont le titre signifiant « trois mille li » désignait la Corée, s’intéressa à la population en plein essor de Seongbuk-dong et souligna en particulier l’attrait qu’exerçait la beauté des lieux sur les artistes et écrivains. Au nombre de ces derniers, son article intitulé Le village des lettrés de Seongbuk-dong faisait mention du romancier Yi Tae-jun

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(1904-?), dont le nom est aussi transcrit Lee Tae-jun en alphabet latin, et, si ce novice en littérature n’avait alors que trente ans, il était déjà célèbre pour ses écrits d’une grande lucidité. Suite à son mariage célébré en 1930, l’écrivain avait quitté Cheorwon, une ville de la province de Gangwon, pour s’établir à Seongbuk-dong et, pour ce faire, il ne se contenta pas d’emporter ses effets personnels, puisqu’il fit démonter et remonter la maison de son oncle. Après avoir observé les hommes de métier qui s’affairaient à ces opérations, Yi Tae-jun coucha sur le papier la réflexion suivante : « Bien qu’il porte sur une sichejip, je me réjouis que le travail ait été fait avec soin. » Le terme « sichejip » qui se traduit littéralement par « maison à la mode », désigne une maison traditionnelle, dite hanok, que l’on a modernisée en supprimant la séparation entre pièces pour hommes et pour femmes, en substituant des carreaux de verre au papier des fenêtres et en plaçant salle de bain et toilettes dans le couloir plutôt qu’à l’extérieur, comme les cabinets d’autrefois. La maison n’en a pas moins conservé tout son cachet, avec ses toit et avant-toit de tuiles, ses chevrons et ses balustrades à l’ancienne, entre autres


caractères distinctifs. Ce « hanok moderne » avait la particularité de faire usage de la pièce surélevée, dite maru, pour y aménager la chambre du couple. Dans son roman intitulé Hwadu (le mot clef), Choi In-hoon (1936-2018) évoque en ces termes la maison de Yi Tae-jun : « C’était une maison orientée sud, en forme de « ㄱ » et dotée d’une pièce surélevée sur l’un de ses côtés. Au-dessus de l’entrée sud de celle-ci, était accroché un panonceau sur lequel était gravé le nom Munhyangnu [pavillon de l’ouïe]. Vue de la façade, cette pièce se situait du côté droit, tandis que, dans la partie correspondant à la barre horizontale de la construction en forme de « L », se trouvaient la daecheong [grande véranda] et les chambres. Un couloir aboutissait au toetmaru [étroite véranda en bois menant à l’intérieur] s’étendant devant des pièces fermées par des portes vitrées et grillagées qui devaient ainsi conserver leur chaleur l’hiver ». À son réveil, Yi Tae-jun, muni de son dentifrice et de sa brosse, allait se laver les dents dehors pour se délecter du spectacle des murailles ondulantes et des crêtes avoisinantes. Aujourd’hui, les grands pins et bâtiments qui masquent la vue

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ne permettent plus d’apercevoir le mur quand on se tient dans le jardin et un salon de thé a pris place dans cette maison nommée Suyeon Sanbang, qui signifie littéralement « l’abri de la montagne de pierre à encre durable ». En poursuivant l’ascension de la colline par-delà la maison de Yi Tae-jun, on découvre la maison dite Simujang, c’est-àdire « à la recherche du bœuf », où le moine et poète Han Yongun (1879-1944) vécut de sa sortie de prison en 1933 à sa mort. Au début de la ruelle où elle se trouve, habita aussi Park Taewon (1909-1986), un romancier à la coiffure extravagante, de 1948 à 1951. Avec l’aide de Yi Tae-jun, il parvint à faire publier dans un journal, sous forme de feuilleton, son roman intitulé Une journée dans la vie du romancier Kubo et cette œuvre originale empruntant au style des road movies allait être particulièrement remarquée à l’époque. Lorsqu’il avait fait bâtir sa maison précédente, Park Tae-won avait malheureusement péché par ambition et les tracas financiers qui en résultèrent le contraignirent à la mettre en vente. Il jeta donc son dévolu sur une humble chaumière de Seongbuk-dong et sa palissade bordée de trèfle qu’il avait reçues en guise d’honoraires.

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1. Le moine poète Han Yong-un vécut dans cette maison nommée Simujang que lui firent bâtir ses adeptes pour l’y loger, en 1933, après qu’il eut purgé une peine de prison suite à sa résistance à l’occupation coloniale et c’est délibérément qu’elle aurait été orientée au nord pour lui éviter de voir le bâtiment du gouvernement général japonais situé en vis-à-vis. Le poète allait s’y éteindre en 1944, un an à peine avant la Libération coréenne. 2. Le village de Bukjeong, où s’élève la Simujang, est aussi connu sous un nom qui signifie littéralement « dernier village de la lune sous le ciel » et désigne un quartier pauvre situé sur une hauteur. Au long de ses ruelles pentues, s’alignent de modestes maisonnettes d’autrefois.

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En vis-à-vis, se trouvent l’ermitage de Suworam et le complexe résidentiel Hyundai Villa entre lesquels est situé l’emplacement de l’ancienne maison du peintre et essayiste Kim Yongjun (1904-1967), qui porte le nom de Nosi Sanbang signifiant « l’abri de la montagne aux vieux plaqueminiers ». Ce dernier s’était lié d’amitié avec Yi Tae-jun, qu’il avait rencontré pendant ses études au Japon. C’est en 1934 qu’il vint s’installer à Seongbuk-dong, en devant presque traîner sa femme par la main pour qu’elle l’y accompagne, car celle-ci se refusait à vivre dans un lieu où « pas même un pousse-pousse ne peut entrer et où faisans et loups descendent de la montagne jusque derrière la maison ». Kim Yong-jun confia quant à lui vouloir y habiter parce qu’il « aimait énormément ses vieux plaqueminiers ». Yi Tae-jun en personne choisit le nom de Nosi Sanbang pour cette maison où son ami allait vivre une dizaine d’années avant de la vendre au jeune peintre Kim Whanki (19131974). Ainsi allait-il se séparer de ceux qu’il appelait ses

« seuls amis embellissant l’hiver dans la maison aux vieux plaqueminiers » : « les arbres clairsemés, les nids de pies, la haie de trèfle, les rochers aux formes insolites, la neige blanche et le soleil chaud ». Dans un essai intitulé Yukjang hugi, c’est-à-dire « pensées sur la vente de ma maison », Kim Yong-jun explique les raisons pour lesquelles il se résigna à vendre, ou plutôt à « refiler » sa maison à Kim Whanki. Évoquant leur amitié, il ajoute que le temps qu’il passa en ces lieux fut pareil à « un fragment d’illusion » et, de fait, plus rien ne subsiste aujourd’hui de son ancien logis. Un fragment d’illusion Dans son roman Avant et après la Libération nationale, Yi Tae-jun fait dire au personnage principal : « Hyeon voulait vraiment vivre. Ou plutôt, il voulait supporter. Croyons à la victoire des forces alliées ! Croyons en la justice et en l’histoire ! Si celles-ci trahissent l’humanité, il sera bien assez tôt pour désespérer. Hyeon n’a pas vendu sa maison. En Europe, le deuxième

Aujourd’hui, les grands pins et bâtiments qui masquent la vue ne permettent plus d’apercevoir le mur quand on se tient dans le jardin et un salon de thé a pris place dans cette maison nommée Suyeon Sanbang, ce qui signifie littéralement « l’abri de la montagne de pierre à encre durable ». © Musée Whanki, Fondation Whanki

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front n’avait pas encore été ouvert et, dans le Pacifique, l’armée japonaise était encore stationnée à Rabaul, alors il se disait que tout prendrait fin d’ici trois ans au plus. Il a donc hypothéqué sa maison et quitté Séoul ». L’auteur de ces phrases avait lui-même fait bâtir à Seongbuk-dong deux ans après l’incident de Mukden, ou Mandchourie, créé de toutes pièces par le Japon pour justifier une invasion qui serait la première étape de sa marche sur l’Asie. À l’époque des faits, la Corée était sous domination japonaise depuis plus de vingt ans et la résistance à l’occupant était à son paroxysme. Impatient de voir se moderniser la capitale, le gouvernement de Gyeongseong, comme l’avait appelée l’occupant, rendit public en 1928 un plan d’urbanisme prévoyant d’en déplacer le centre dans les quartiers de Gangbuk-gu et de Seongbuk-gu grâce à leur desserte par la ligne de chemin de fer, dite de Gyeongwon, l’abréviation de Séoul-Wonsan, qui traverserait le pays du nord au sud. Or, il se trouvait que cette liaison passait par la ville de Cheorwon dont était natif Yi Tae-jun. Quand Seongbuk-dong fut rattaché à Gyeongseong, la rumeur courut que de nouvelles rues seraient aménagées entre Hyehwamun, qui est la petite porte située au nord-est de la ville, et les quartiers de Seongbuk-dong et Donam-dong. Dans la perspective d’une hausse de la valeur foncière, des agences immobilières poussèrent dès lors comme des champignons à Seongbuk-dong et Yi Tae-jun, qui était à l’époque journaliste au service culturel du quotidien Joseon Jungang Ilbo, dut éprouver le besoin d’expliquer en quoi les nouvelles réalités heurtaient ses idéaux. En menant une existence paisible dans sa charmante maisonnette, il avait espéré réussir à incarner la justice et l’histoire. Par son travail d’écrivain, il devait s’être fait le serment de se préoccuper de la vie des plus humbles, témoins impuissants des changements qui transformaient inexorablement le pays, mais animés d’un amour sincère de l’humanité, tout en exprimant son admiration pour la beauté des villes de province et d’autres aspects de la vie d’autrefois. À ses yeux, il était plus courageux de surmonter l’indignité de l’occupation coloniale que d’aller faire la guerre à l’étranger, sinon « mieux aurait valu ne pas rester », comme l’écrivit Choi In-Hoon. Les départs À l’instar du héros de son roman, Yi Tae-jun ne vendit pas sa maison lorsqu’il s’en retourna dans sa ville natale, en 1943. Quand survint la Libération, en 1945, Séoul fut en proie à un véritable chaos où régnait une atmosphère de folie. Quelque décision que prenne alors l’écrivain ne pouvait lui être d’aucun secours pour apaiser ses blessures et lui permettre de réaliser ce dont il rêvait pour le pays. En 1946, accompagné de sa famille, il allait subitement abandonner son domicile de Seongbuk-dong

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1. Suhyang Sanbang, Kim Yong-jun, 1944, encre et couleur sur papier, 24 cm x 32 cm. Ce tableau fut réalisé par l’écrivain et artiste Kim Yong-jun pour le peintre Kim Whanki et son épouse. Le premier vendit au second sa maison appelée Nosi Sanbang, c’est-à-dire « l’abri de montagne aux vieux plaqueminiers », et ce dernier lui donna quant à lui le nom de Suhyang Sanbang, qui se composait d’une syllabe de son nom de plume Suhwa et d’une partie du prénom de sa femme Kim Hyang-an. Si cette construction n’est plus, il en est fait mention dans de nombreux récits. 2. Dans la Suyeon Sanbang, se trouve encore cette photo de Yi Tae-jun où sa famille se tient dans le jardin. Au lendemain de la Libération, le pays allait plonger dans une période de troubles sociaux et l’écrivain désemparé choisit alors de gagner la Corée du Nord en 1946.

et passer en Corée du Nord, imité en cela par Kim Yong-jun et Park Tae-won. Aujourd’hui, seuls demeurent quelques documents et témoignages fragmentaires révélant les contradictions que rencontrèrent ces écrivains entre leurs idéaux et la réalité de la vie en Corée du Nord. Leur œuvre n’a pas donné lieu à des recherches dignes de ce nom sur le plan littéraire. Dans un long essai intitulé Un moment poétique du bonheur, que lui inspira la contemplation d’une photo de Yi Taejun et de sa famille, le spécialiste de littérature allemande Moon Gwang-hun écrit à son propos : « Voici une vieille photo. C’est celle de l’écrivain Yi Taejun entouré de sa femme, de ses deux fils et de ses trois filles... Cette scène fournit une parfaite illustration du bonheur, de la manière dont il fait irruption dans nos vies et dont il en disparaît ». En observant le lieu où Yi Tae-jun et les siens ont posé pour le cliché, je constate que le jardin est toujours fleuri malgré l’absence de son ancien propriétaire.

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HISTOIRES DES DEUX CORÉES

Les nouilles froides de Pyongyang : comme un avant-goût de réunification Après avoir vu les chefs d’État des deux Corées dîner de nouilles froides appelées naengmyeon lors de leur rencontre au sommet d’avril dernier, les Sud-Coréens ont accouru plus nombreux dans les restaurants qui proposent cette fameuse spécialité à leur menu, et plus particulièrement au Dongmu Bapsang, dont le nom signifie « la table des camarades » et où officie un chef d’origine nord-coréenne, car il réalise la préparation authentique qui a été servie à ce dîner officiel. Kim Hak-soon Professeur invité à l’École des médias et de la communication de l’Université Koryeo

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algré le retentissement médiatique du sommet intercoréen du 27 avril dernier, il semble bien que celui-ci ait avant tout bénéficié à la consommation des naengmyeon de Pyongyang. En l’absence d’avancée importante vers la dénucléarisation de la Corée du Nord lors de cette réunion qui était pourtant la première en son genre depuis onze ans, les Sud-Coréens se sont davantage intéressés à ce qui s’y mangeait qu’à ce qui s’y disait. En apprenant la composition du repas qu’a partagé leur président Moon Jae-in avec son homologue nord-coréen Kim Jong-un, ils se sont précipités dans les meilleurs restaurants de naengmyeon de Pyongyang, sans se laisser décourager par d’interminables files d’attente. Comme en témoigne la facturation des cartes de crédit enregistrée pendant les trois jours qui ont suivi le sommet, les paiements effectués dans ces établissements ont bondi de plus de 80 % par rapport à ceux de la semaine précédente. Comme l’avait précisé le dirigeant nord-coréen en personne, la préparation présentée lors du repas officiel avait été réalisée par l’un des chefs cuisiniers de l’Okryu-gwan, le restaurant le plus prestigieux de Pyongyang, dont la renommée allait rejaillir sur le Dongmu Bapsang tenu par Yun Jong-Cheol, qui a effectué son apprentissage dans le premier et allait se réfugier en Corée du Sud en l’an 2000. Quant au second, s’il s’agit d’un petit établissement fami-

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lial sans prétention, il avait déjà été remarqué par la critique gastronomique et cité lors d’une émission de télévision. Toutefois, c’est indéniablement la révélation par la presse de l’origine authentique de sa recette qui lui vaut son succès actuel et a poussé les gourmets de Séoul à s’y presser sans hésiter à faire la queue pendant plus d’une heure. Quand je m’y suis rendu pour rencontrer le restaurateur Yun Jong-Cheol, non loin de la station de métro Hapjeong située dans l’arrondissement de Mapo, qui s’étend sur la rive droite du Han, une grande animation régnait encore dans la salle où on avait pourtant fini de servir le déjeuner. « J’ai toujours eu des clients, mais ils sont beaucoup plus nombreux depuis le sommet. Des journalistes des chaînes de télévision publiques veulent faire des reportages et il en vient même aussi du Japon ou des Philippines », m’apprend mon interlocuteur. Qu’y a-t-il au menu ? Si le patron de l’Okryu-gwan met un point d’honneur à suivre la véritable recette des spécialités nord-coréennes, il tient aussi compte des goûts de ses compatriotes en proposant un assaisonnement moins relevé. Parmi les plats du jour de son menu, figurent le bulgogi de canard, le lieu jaune fermenté, le sundae de riz gluant, qui est une sorte de boudin, les boulettes de pommes de terre ou les nouilles de maïs aux côtés de préparations inspirées de


la cuisine de cour et réalisées uniquement sur commande. Le tout s’accompagne de condiments aussi variés que savoureux de kimchi à la mode nord-coréenne, dont une variété blanche typique de Pyongyang, une autre aux germes de soja provenant de la province de Hamgyong et celle de la province de Ryanggang, qui se compose de chou. Toutefois, les naengmyeon de Pyongyang leur volent indiscutablement la vedette, étant la spécialité culinaire par excellence en Corée du Nord. Outre le restaurant Okryu-gwan, la capitale de ce pays en compte trois autres célèbres pour leurs naengmyeon, à savoir le Chongryu-gwan, celui du Koryo Hotel et le Minjok Sikdang, les meilleurs cuisiniers se trouvant dans le premier des quatre de l’avis de Yun Jong-Cheol. « En Corée du Nord, les plus talentueux partent tous à Pyongyang. L’Okryu-Gwan a ouvert ses portes en 1961, l’année de l’accession au pouvoir de Kim Il-sung et tous les grands chefs y travaillent ». Des nouilles et du bouillon Pour confectionner le bouillon de ses naengmyeon de Pyongyang, Yun Jong-Cheol fait cuire dans l’eau os et poitrine de bœuf, ainsi que des morceaux de faisan et de poulet. La préparation qui en résulte, et qui se distingue de celle des autres restaurants, tire sa particularité de la touche finale que ce cuisinier y apporte en clarifiant le liquide au moyen d’un filtre fait de pierre, de charbon de bois et de sable tel que ceux qu’utilise l’Okryu-gwan. Elle se différencie également par l’emploi d’oignon, de poireau, de pomme et de poire qui sont mis à mijoter avec la sauce de soja. Pour autant, l’homme ne se targue pas d’être en tout point fidèle à la recette mise en œuvre par le grand restaurant de Pyongyang. « Il m’est impossible de la reproduire à l’identique », se désole Yun Jong-Cheol, qui argue en premier lieu du goût différent de l’eau servant à faire le bouillon et la sauce de soja. « Le problème est le même dans les succursales qu’a ouvertes l’Okryu-gwan au mont Kumgang et en Chine », affirme-t-il. Au restaurant Dongmu Bapsang de Séoul, les naengmyeon de Pyongyang diffèrent en outre par leur composition de celles des autres établissements de la capitale. Tandis que la proportion de sarrasin varie de 60 à 70% dans ceux-ci, Yun JongCheol préfère la limiter à 40 % en l’additionnant de 40 % de Arrivé à Séoul en l’an 2000, Yun Jong-cheol avait fui la Corée du Nord deux ans plus tôt. Cet ancien apprenti du meilleur restaurant de Pyongyang, l’Okryu-Gwan, allait en 2015 ouvrir à son tour un restaurant de spécialités nord-coréennes, le Dongmu Bapsang, qui se situe dans un quartier de Séoul, Hapjeong-dong.

© Newstomato

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fécule de patate douce et de 20 % de farine de froment afin d’obtenir une texture moins visqueuse. D’après lui, les proportions de l’amidon de sarrasin et de la pomme de terre seraient de 40 pour 60 à l’Okryu-gwan, ce dont il s’est inspiré lorsqu’il a ouvert son établissement, fin 2015, pour réduire par la suite la part de l’amidon et augmenter celle de la farine, ce qui rend les nouilles plus gluantes et oblige à les couper. « Pour les Nord-Coréens, les nouilles apportent longévité et santé. Ils en servent donc pour les anniversaires et les mariages. La première fois que j’ai vu les gens les couper avec des 1. Parmi les nombreuses préparations qui figurent au menu du Dongmu Bapsang, les plus appréciées sont les naengmyeon, des nouilles froides de Pyongyang dont les saveurs sont bien différentes de celles des autres restaurants sud-coréens, car absolument fidèles à la recette que réalise l’Okryu-gwan. 2. Les nouilles froides constituent depuis toujours l’un des plats de prédilection des Sud-Coréens et c’est sous forme de la préparation traditionnelle à la mode de Pyongyang qu’elles ont pris place sur la table du dîner officiel qui a réuni les chefs d’État des deux Corées le 27 avril dernier. À l’entrée du Dongmu Bapsang, les clients s’arment de patience pour goûter à cette authentique spécialité nord-coréenne.

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ciseaux, ici, je n’en revenais pas. Au début, j’ai bien essayé de faire comprendre aux clients pourquoi mes nouilles collaient, mais, comme certains n’étaient toujours pas satisfaits, j’ai cessé de le faire et décidé de mettre plus de farine ». La présence de bicarbonate de soude dans la recette de l’Okryu-gwan en constitue aussi un trait distinctif, car, pour ses cuisiniers, il est censé favoriser une meilleure digestion. Soucieux de leur santé, les Sud-Coréens sont en revanche peu enclins à consommer cette substance responsable de la couleur brunâtre que présentent les naengmyeon de cet établissement, tout comme les nouilles à base d’amidon dites kudzu, tandis que les naengmyeon du Dongmu Bapsang sont gris clair. Outre l’aspect et la composition que peut prendre cette préparation, la façon dont on la mange change parfois d’un lieu à l’autre. Lorsqu’il a séjourné à Pyongyang, en avril dernier, pour s’y produire en concert, le chanteur pop Yoon Do-hyun a eu l’occasion de déguster la spécialité de l’Okryu-gwan et, à ce propos, il a déclaré : « Avec les baguettes, les serveuses saisissaient les nouilles dans le bol du client et les arrosaient de vinaigre, alors qu’ici, on verse plutôt le vinaigre dans le bouillon ».Yun Jong-Cheol ne s’offusque pas de voir ses clients


ajouter vinaigre et moutarde, car tout est question de goûts en matière culinaire, outre qu’il existe forcément des différences dans les habitudes alimentaires des deux pays. Pour certains palais accoutumés à la saveur des naeongmyeon de Pyongyang telles qu’elles sont cuisinées en Corée du Sud, celles du Dongmu Bapsang paraissent tout d’abord « fades », mais ils ne tardent pas à les apprécier et à se délecter du bouillon sans l’assaisonner davantage. Une odyssée culinaire Originaire d’Onsong, une ville de la province du Hamgyong du Nord, Yun Jong-Cheol a pu entrer à l’Okryu-gwan © Ahn Hong-beom comme apprenti avec l’appui de son père, alors cadre du Parti des travailleurs, bien que son grand-père, lui-même grand cuisinier, se soit consacré à la gastronomie japonaise dans les dernières années de l’occupation coloniale, ce qui aurait pu nuire par la suite à la réputation de la famille. Dans le cadre de son service militaire, Yun Jong-Cheol ne devait à l’origine faire qu’un apprentissage de quatre mois à l’Okryu-gwan en vue de son affectation au mess des officiers, mais il allait y rester plus de dix ans et apprendre ainsi à réaliser les nombreuses spécialités de la cuisine régionale destinée aux officiers supérieurs venant des quatre coins du pays. « Je connais par coeur des centaines de ces recettes », déclare-t-il fièrement. Par la suite, il allait compléter cette formation par des études à l’École de l’industrie légère de Hoeryong, où il s’initiera aux procédés de fermentation intervenant dans la fabrication du concentré de soja, de la sauce de soja et du cidre. Après avoir acquis ce savoir-faire, il donnera des conférences sur la cuisine et se verra nommer à l’ordre des cuisiniers des cérémonies de Pyongyang. Quand viendra, en 1998, l’époque dite de la « Marche des difficultés », il fuira le pays et, après un passage en Chine,

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gagnera en l’an 2000 la Corée du Sud, où il entreprendra de s’intégrer en faisant d’abord tout un tas de petits métiers manuels, notamment comme manœuvre sur des chantiers. C’est lors d’une manifestation culinaire qui se déroule en 2013 que se présentera l’occasion d’évoquer son expérience professionnelle à l’Okryu-Gwan. Séduit par ce parcours, le patron de Hoya Cooks, Lee Ho-kyung, lui apportera son aide pour monter et tenir un « magasin éphémère » l’espace de trois jours, mais, cinq ans plus tard, Yun Jong-Cheol sera en mesure d’en ouvrir un en bonne et due forme. Aujourd’hui, le Dongmu Bapsang ne désemplit pas, car ses clients apprécient l’honnêteté et la compétence de l’homme qui le tient. Nombre de cuisiniers viennent aussi y découvrir sa recette des naengmyeon et certains restaurateurs lui ont même proposé de créer une entreprise en franchise, Yun Jong-Cheol se gardant d’accepter ces propositions de crainte de faire perdre leur authenticité à ses spécialités nord-coréennes. « Si je ne cède pas à ces tentations, c’est pour montrer à mes futurs compatriotes, quand la réunification aura lieu, que les naengmyeon du Dongmu Bapsang sont tout aussi délicieuses que celles de l’Okryu-gwan », conclut-il.

Yun Jong-Cheol ne s’offusque pas de voir ses clients ajouter vinaigre et moutarde, car tout est question de goûts en matière culinaire, outre qu’il existe forcément des différences dans les habitudes alimentaires des deux pays. ARTS ET CULTURE DE CORÉE 45


LIVRES

et CD Charles La Shure

Professeur au Département de langue et littérature coréennes de l’Université nationale de Séoul

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L’art et la manière de comprendre les mystères d’un art How to Read Eastern Art (comment lire l’art oriental)

Chou Yongjin, traduit par Kim Ji-yung, 2018, Jimoondang, Séoul, 260 pages, 75,99 $

C’est lors de ses études à la faculté des beaux-arts que Chou Yongjin entreprend son voyage initiatique dans l’univers de la peinture traditionnelle de l’Orient, et plus particulièrement de l’Extrême-Orient. Très vite, il remarque le caractère parfois incohérent de ses représentations, comme celles de fleurs à différents stades d’éclosion dans un même paysage, de poussins entourant un coq au lieu d’une poule, de scènes répétitives ou d’événements dont les circonstances ne correspondent pas à la réalité, et il s’attachera dès lors à découvrir si une quelconque logique sous-tend ces aspects à première vue mystérieux. Ses recherches aboutiront à la conclusion que c’est bien le cas et qu’en Corée, bien peu se sont souciés jusqu’ici de découvrir les clés de lecture de cet art, alors l’auteur entreprendra de remédier à cet oubli dans le cadre de l’ouvrage en question. Il y rappelle, pour commencer, que dans la peinture orientale, le choix des thèmes ne repose pas sur un parti pris esthétique, mais sur le postulat du sens, la volonté d’exprimer une idée donnée présidant au choix des moyens à mettre en œuvre dans ce but. Cette démarche s’explique avant tout par la particularité que possède la langue chinoise, jadis employée à l’écrit en Corée, de représenter un même son par des signes différents. Ainsi, le mot homophone « gongmyeong » signifiant tantôt « chant du coq », tantôt « célébrité et réussite » permet de comprendre la substitution récurrente du coq à la poule en peinture, la chauve-souris y étant également très présente, de même que dans d’autres arts, en raison de l’homophonie des idéogrammes qui désignent cet animal, la fortune et la bénédiction. Allégorie et symbolisme ont aussi leur place dans la peinture orientale traditionnelle, tant il est universel chez l’homme de vouloir conférer un sens aux objets qui l’entourent. Dans les différentes œuvres, la grue est tour à tour emblématique de l’érudition, par la distinction qu’évoque son apparence, et de la longévité liée à la croyance qu’elle vivait un millénaire. Par ailleurs, la peinture traditionnelle coréenne fait souvent référence à des dictons ou à des anecdotes tirées de textes littéraires tels que les grands classiques confucianistes. La production appartenant à ce genre appelle donc plus une « lecture » qu’une contemplation purement visuelle et c’est à ce niveau de compréhension du sens que veut l’élever le livre de Chou Yongjin en fournissant systématiquement en regard des œuvres célèbres présentées sur chaque page de gauche les explications correspondantes sur celle de droite, et ce, afin de faciliter leur mise en parallèle par le lecteur. Dans trois de ses chapitres, il aborde les différentes approches de lecture possibles que sont l’homophonie, l’allégorie et les références classiques, non sans rappeler qu’elles peuvent souvent se superposer. En guise d’épilogue, l’auteur s’écarte du genre traditionnel pour évoquer l’art contemporain coréen et mettre en lumière ses spécificités par rapport à celui d’Occident, ainsi que son influence


actuelle sur l’art traditionnel. Quoique destiné à l’origine à des lecteurs coréens, lesquels l’auteur souhaitait remémorer des aspects trop longtemps oubliés de leur culture tout en ouvrant de nouvelles perspectives à la création actuelle, la présente livraison en langue anglaise permettra de rendre l’art oriental plus accessible à un public international. Fort des connaissances qu’il y glanera, celui-ci sera en mesure d’envisager sous un autre angle les œuvres peintes de l’Orient pour se familiariser avec leurs aspects à première vue irrationnels et savoir, par exemple, découvrir sous les élégantes décorations d’un paravent toutes les subtilités de sens qui s’y cachent.

Un autre aspect d’un merveilleux auteur Sunset: A Ch’ae Manshik Reader (crépuscule, textes choisis de Chae Manshik)

Traduit et adapté par Bruce et Ju-Chan Fulton, 2017, Columbia University Press, New York, 210 pages, 30 $

Si Ch’ae Manshik, dont le nom a pour autre transcription Chae Man-sik, tire sa notoriété du talent de satiriste que révéla sa nouvelle de 1934 A Ready-Made Life, ce nouveau recueil d’œuvres moins connues permet de découvrir un autre aspect de l’occupation coloniale japonaise vécue par l’auteur. Certaines des nouvelles qu’il fit paraître à cette époque ou au lendemain de la Libération coréenne traitent des bouleversements qui se produisirent alors dans le pays en évoquant les destins contrariés de familles et le conflit des valeurs traditionnelles avec la pensée moderne, notamment le christianisme dont l’introduction était encore récente. Le premier de ces thèmes est ainsi abordé dans le roman Crépuscule (1948), qui situe son action entre la Libération et la Guerre de Corée, une période des plus tumultueuses où une famille aura à subir les conséquences de ses actes passés de collaboration avec l’occupant japonais. Quant au second volet thématique de l’œuvre de l’auteur, il avait fait, en 1937, l’objet d’une pièce de théâtre intitulée Et s’il ne croyait pas en Jésus, qui portait un regard tout aussi lucide qu’humoristique sur une religion chrétienne en forte contradiction avec la morale traditionnelle coréenne. Dans le cadre de cette production romanesque et théâtrale, l’œuvre de Ch’ae Man-sik convoque certaines formes de littérature populaire telles que le pansori ou les fables en les actualisant à l’intention des jeunes générations. Parue en 1947, la pièce L’aveugle Shim, une remarquable adaptation du célèbre opéra de pansori Simcheong-ga, porte un regard sans complaisance sur les valeurs ancestrales constitutives de l’ordre établi.. Enfin, l’ouvrage comporte des écrits non fictionnels tels qu’essais ou entretiens, qui présentent sous un nouvel éclairage la vie et la pensée de cette illustre figure de la littérature. Il offrira ainsi aux amoureux de la littérature coréenne moderne qui ne connaissaient de lui que ses œuvres les plus célèbres la possibilité de le redécouvrir de manière plus exhaustive.

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UN JOUR COMME LES AUTRES

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La retraite d’un étudiant grisonnant Les Coréens appartenant à la génération du baby-boom, née entre 1955 et 1963, ont assisté aux bouleversements qu’a entraînés une croissance économique fulgurante. Après toute une vie de travail, nombre d’entre eux se refusent à lever le pied lorsqu’ils prennent leur retraite, ce qui est le cas de Lee Chan-woong.

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Kim Heung-sook Poète Ahn Hong-beom Photographe

a Corée figure, à n’en pas douter, parmi les pays qui permettent le moins de bien vivre sa retraite et le taux de pauvreté des personnes âgées y est plus élevé qu’ailleurs à l’OCDE, car le coût de la vie, les sommes considérables englouties dans les études, les fortes disparités salariales et l’obligation imposée par la tradition que les enfants restent à la charge de

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leurs parents jusqu’à leur mariage ne sont guère favorables à la constitution d’une épargne en vue de la retraite. La proportion moyenne du salaire versée au titre de la retraite ne dépasse guère 39,3%, alors qu’il atteint 73,1% aux États-Unis. Ce faible niveau de revenu s’accompagne du montant élevé des dépenses de santé, qui est 2,3 fois plus élevé chez les plus de 60 ans que celui

de la moyenne nationale. Pour ces différentes raisons, le taux de suicide des personnes âgées, qui est en Corée de 54,8 décès pour 100 000 personnes, s’avère presque trois fois supérieur au chiffre moyen portant sur l’ensemble de l’OCDE. Dès lors, on comprend qu’une majorité de Coréens n’envisage pas sereinement la fin de ses activités professionnelles.


Contrairement à eux, Lee Chanwoong a la chance d’échapper à cette précarité, ayant été prévoyant avant sa retraite, ne devant pas rembourser de crédit et étant propriétaire de son logement. En outre, la rémunération de son épargne a bénéficié de taux d’intérêt assez élevés, tandis que ses dépenses diminuaient au fur et à mesure qu’approchait la fin des études universitaires pour l’aîné de ses deux fils. C’est en février 2004 qu’a pris fin sa longue carrière à la Korea Exchange Bank et, s’il s’agissait d’un départ en retraite anticipée, l’homme a eu d’autant moins de regrets qu’il faisait partie du dernier carré de collègues embauchés comme lui trente-quatre ans auparavant. « Pour le jour de l’An, cette annéelà, j’étais allé voir le soleil se lever au mont Bukhan. Aussitôt après, j’ai écrit dans mon journal que je partirais de la banque dès que je le pourrais, car je ne voulais surtout pas me rabaisser pour rester, et c’est ce qui s’est produit à peine un mois plus tard, comme si une prophétie s’accomplissait », se souvient-il. Ce qu’il reste à faire avant de s’en aller Si Lee Chan-woong est relativement à l’abri des difficultés sur le plan économique, il n’en connaît pas moins des problèmes de santé qui l’ont amené à subir une ablation de la vésicule biliaire et à constater une baisse d’audition et de vision, ce qui l’a contraint à cesser d’as-

1. Après avoir travaillé trente-quatre ans dans une banque, Lee Chan-woong, aujourd’hui âgé de soixante-sept ans, a pris sa retraite en 2004 et s’est aussitôt inscrit à des cours de composition dispensés par le centre culturel d’un journal. 2. Dix années durant, Lee Chan-woong a rédigé des textes où il parlait de ce qu’il voyait et de ses sentiments, l’ensemble de ses écrits constituant l’ouvrage intitulé Je suis étudiant qu’il a fait paraître en 2013.

surer un enseignement bénévole qui était l’une des joies de sa vie, mais n’a en rien entamé sa soif de connaissance. Suite à son départ en retraite, il était passé par une période d’inactivité de six mois, puis avait retravaillé deux ans et demi durant dans la société d’import-export de son beau-frère, où il se chargeait de la comptabilité, avant de se lancer pour de bon dans sa nouvelle vie de retraité. Quand ce moment est venu, Lee Chan-woong a dressé une liste de tout ce qu’il avait envie de faire. « Un jour, un ami m’a fait remarquer que quand quelque chose m’intéressait, j’agissais toujours en conséquence, alors que la plupart des gens ne vont pas plus loin, et je crois bien que c’est vrai », confie-t-il. Comme il rêvait depuis toujours d’écrire un roman autobiographique, il a commencé par s’inscrire à des cours de composition qu’il allait suivre pendant presque dix ans, jusqu’à ce printemps 2013 où il a fait paraître un recueil d’essais dont le titre Je suis étudiant est inspiré de l’œuvre Wang Meng sur luimême : ma philosophie de la vie due à cet écrivain chinois souvent pressenti pour le prix Nobel de littérature. Avec le temps, Lee Chan-woong est parvenu à la conclusion qu’il n’avait pas de grandes dispositions pour l’écriture : « Je pense avoir dit tout ce que j’avais à dire dans ce livre, alors je n’ai plus de raison de continuer », estime-t-il. « Il faut être un peu patient pour que l’inspiration revienne, comme de l’eau que l’on tire au puits ». Ascension du mont Baekdu, croisières et grande randonnée : autant de rêves que le retraité a d’ores et déjà réalisés, mais auxquels s’ajoutent, entre autres, la découverte de l’Afrique qui l’attire depuis son enfance, la magie qu’il souhaite apprendre pour divertir les gens et une vie au rythme des saisons sur les pentes du mont Jiri ou de l’Himalaya.

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La vie d’hier et d’aujourd’hui Levé tous les matins à 7h30, Lee Chan-woong commence sa journée en prenant un petit déjeuner composé de jus de chou et de quelques fruits, tout en cherchant des articles à lire dans le journal, après quoi il part pour la salle de gukseondo la plus proche pour s’exercer pendant une heure et demie à ce sport taoïste traditionnel coréen fondé sur la respiration abdominale dite danjeon, dont il est aujourd’hui ceinture noire. Quand il rentre après l’entraînement, son épouse Ku Kyung-bin est déjà partie pour l’église, étant croyante et pratiquante. Le retraité met à profit ces moments pour lire les articles qu’il a préalablement sélectionnés, puis se connecter sur le salon de discussion qu’il partage avec environ soixante-dix amis et personnes de sa famille. Les nouvelles les plus réjouissantes sont celles qu’il reçoit de son unique petite-fille dont le père, son fils cadet, travaille actuellement en Espagne. « Il n’y a rien de tel que les enfants et petits-enfants. Je ne me lasse jamais de voir ma petite-fille, qui est jolie comme un cœur ». Lecture ou écriture de messages et téléchargement de photos font vite passer le temps et, déjà, voilà venue l’heure de déjeuner, ce que fera Lee Chanwoong tout seul à la maison ou dehors avec des amis, à moins que sa femme ne revienne plus tôt que prévu. C’est à la banque, où tous deux travaillaient, qu’il a fait sa connaissance et ils ont fêté cette

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année leur quarantième anniversaire de mariage. « Ma femme dit que je suis très patriarcal », avoue-t-il. « Ce doit être parce que c’est moi qui prends toutes les décisions chez nous ». Quand ils se sont mis en ménage, les jeunes mariés avaient besoin d’un logement comportant quatre chambres pour faire venir auprès d’eux la mère de Lee Chan-woong, qui est veuve, et pouvoir accueillir de temps à autre ses frères et sœurs, ainsi que des parents venus d’autres villes afin d’aller sur la tombe familiale. Comme le jeune homme ne disposait pas de moyens suffisants, il a bien fallu se contenter d’une maison située dans un quartier isolé et ce n’est que des années plus tard qu’il a été possible d’acheter un appartement à quatre chambres grâce à un important emprunt étalé sur dix ans. Lee Chan-woong luimême a trois sœurs aînées, une sœur et deux frères cadets, car les familles nom-

breuses sont l’un des traits distinctifs de la génération des baby-boomers. Sa place d’aîné de la famille explique certes le côté patriarcal de sa mentalité, mais celui-ci n’est pas la seule pomme de discorde l’opposant à sa femme. La question religieuse En effet, il arrive à Lee Chan-woong et à son épouse d’être en désaccord à propos de la religion, comme il l’explique lui-même : « Quand ma femme parle de ce qui se passe à l’église ou qu’elle fait des commérages sur les voisins, je n’ai pas envie d’écouter. Cela ne m’intéresse absolument pas. J’ai beau vivre avec elle depuis quarante ans, je ne pense pas la connaître vraiment. Quand je la vois prier à l’église ou à la maison, j’ai l’impression d’être en face d’une inconnue ». Si son épouse a toujours eu la foi, il n’en va pas de même de lui et c’est pour 1

1. Le matin venu, Lee Chanwoong ne faillit jamais à son habitude de s’exercer à la respiration dite danjeon dans la salle de gukseondo de son quartier, ce qui lui vaut d’être ceinture noire de ce sport depuis déjà quelques années. 2. Dans le cadre des activités bénévoles auxquelles il s’est consacré pas moins de neuf années durant, Lee Chanwoong a formé des étudiants à la gestion d’entreprises au sein de l’Institut des jeunes leaders (YLA) rattaché à l’ONG Beautiful Seodang, qui propose un enseignement gratuit destiné aux jeunes, et c’est en juin dernier qu’il y a donné son dernier cours.

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l’épouser qu’il s’est fait baptiser, leurs noms de baptême respectifs étant Juliana et Augustinus. « À mes yeux, la religion n’est pas le principal dans la vie », considère Lee Chan-woong. « Il ne faut pas faire passer les réalités quotidiennes après la religion. Le plus important est de vivre dans l’honnêteté, n’est-ce pas ? » L’homme semble avoir longuement réfléchi à ces sujets. Il a d’ailleurs effectué un séjour de trois semaines au temple de Woljeong qui se trouve sur un versant du mont Odae situé dans la province de Gangwon ; en outre, il a fréquenté une école bouddhiste où étudient ceux qui se destinent à entrer dans les ordres ; enfin, il a participé à une retraite de méditation silencieuse de dix jours organisée par Mary Ward à Okcheon, une ville de la province du Chungcheong du Nord. « À mes yeux, le bouddhisme ne représente pas tant une religion que là où va naturellement mon cœur », déclare Lee Chan-woong. « Je m’attendais à trouver une certaine liberté dans un temple bouddhiste, mais beaucoup de choses y sont en fait interdites. Cela m’a vraiment choqué ». Lors de son séjour chez les Jésuites, le silence était de rigueur toute la journée, hormis pendant l’entretien quotidien qu’il avait avec l’une des religieuses. Lee Chan-woong se rappelle encore ces moments : « La Sœur m’a demandé de renoncer à chercher la voie de Dieu et d’attendre que vienne le moment opportun, mais j’en étais incapable. En partant, je me suis dit que je reviendrais dès que j’en aurais la possibilité ». De même qu’il s’est forgé très tôt des convictions religieuses, Lee Chanwoong n’a pas tardé à planifier sa retraite. Il savait qu’il voulait « être utile aux autres, au-delà du cercle familial », à l’instar d’Ernest, ce personnage de la nouvelle de Nathaniel Hawthorne intitulée La grande figure de pierre qui fut pour lui un modèle dans sa jeunesse


Il me reste tant de choses à faire, comme découvrir l’Afrique, qui m’attire depuis mon enfance, apprendre à faire des tours de magie pour amuser les gens ou vivre au rythme des saisons sur les pentes du mont Jiri ou de l’Himalaya. Telle la grande figure de pierre Lee Chan-woong se rappelle ceci : « En 2009, je suis tombé sur ces phrases d’un livre : « Comment aimeriez-vous que l’on se souvienne de vous ? Si vous ne le savez toujours pas à l’âge de cinquante ans, c’est que vous aurez gâché votre vie. On ne compte pour rien si l’on n’a pas compté dans la vie de quelqu’un. » En réfléchissant à ce que disait Ernest, je me suis dit que j’aimerais être utile aux autres ». C’est alors qu’il allait faire la rencontre de Suh Jae-kyoung, qui dirige l’ONG Beautiful Seodang, dans un cours pour retraités que dispense une association civile. Sur la recommandation de son directeur, Lee Chan-woong allait à son tour enseigner à l’Institut des jeunes leaders (YLA) qui est rattaché à cette organisation et a vocation à former les jeunes gens prédisposés à travailler comme bénévoles par leur personnalité comme par leurs compétences. Le cursus qu’il propose porte sur l’étude des textes classiques, la gestion et les activités de bénévolat. Quant aux enseignants du YLA, il s’agit le plus souvent de retraités ayant exercé dans le domaine du journalisme ou des finances et, outre qu’ils ne sont évidemment pas rémunérés, ils prennent en charge une partie des frais de fonc-

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tionnement. Dernièrement, Lee Chanwoong a retrouvé dans un livre qu’il faisait étudier en cours ces mêmes interrogations que lui avait inspirées le personnage d’Ernest. « C’était un passage de The Essential Drucker, de Peter Drucker, qui m’a fait encore une fois me demander de quelle manière j’aimerais que les gens se souviennent de moi et trouver une réponse à cette question. Eh bien, je voudrais que ce soit comme de quelqu’un qui cherchait à ressembler à Ernest ». Et d’ajouter : « On dirait que les étudiants d’aujourd’hui ne savent plus rêver. Je trouve triste qu’ils ne pensent qu’à se faire embaucher par une entreprise, faute de quoi ils se contenteront d’un emploi à temps partiel ». En juin dernier, après neuf années passées à enseigner, Lee Chan-woong s’est résigné à quitter le YLA, ayant constaté des pertes d’audition qui l’empêchaient d’entendre ses étudiants, ainsi que de fréquents maux de gorge. Pour autant, ce départ ne mettra pas fin à son engagement de bénévole. « Je souhaite maintenant me consacrer, de manière plus ponctuelle, à des activités qui soient physiquement et mentalement moins prenantes, comme des ménages ou du bricolage pour les gens dans le besoin ». Ce natif de la ville de Mokpo située dans la province du Jeolla du Sud avait

été embauché dans une banque de Séoul après avoir fréquenté un lycée professionnel, mais il avait pu poursuivre ses études grâce aux cours du soir proposés par une université. Dans le magazine qu’édite cet établissement, il a alors fait paraître un texte où il explique pourquoi le personnage d’Ernest lui a servi d’exemple. « Ce que j’aime en lui, c’est qu’il a des rêves simples et qu’il ne cherche jamais à ruser, car il est honnête. J’aime son caractère doux et modeste », explique Lee Chan-woong. L’éternel étudiant Il suffit de lire Je suis étudiant ou de parler quelques instants avec Lee Chanwoong pour découvrir en lui un nouvel Ernest, et non quelqu’un qui s’est efforcé toute sa vie de lui ressembler, car lui aussi a des rêves simples, est honnête et a un caractère doux et modeste. « Je n’ai pas vraiment de regrets. Si je devais mourir demain, je m’en irais sans rien regretter », affirme-t-il. Se préparant à « bien mourir » depuis une dizaine d’années, Lee Chanwoong a rédigé son testament et signé un engagement de don d’organes, la sérénité enviable dont fait ainsi preuve ce baby-boomer ne lui étant pas venue d’elle-même, car il a su l’acquérir par ses constants efforts.

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REGARD EXTÉRIEUR

Lost in Hangeul... Elvin ABBASBEYLI

J’

Maître de Conférences Graduate School of Interpretation and Translation (GSIT) de Hankuk University of Foreign Studies (HUFS) Interprète de conférence - Traducteur

entretiens une relation très particulière avec la langue coréenne. C’est la toute première langue asiatique que j’ai « rencontrée », que j’ai aimée platoniquement mais que j’ai quittée avant de pouvoir lui déclarer ma flamme. Une autre langue, le français qui était très jalousement présent dans ma vie, a rapidement pris toute la place en écartant la langue coréenne qui lui était importune. Ce n’est pas par hasard que j’utilise ces verbes et expressions qui relèvent du registre de l’affect. En effet, j’ai développé avec des langues étrangères que j’apprends des histoires de cœur. Or il est impossible de vivre avec une personne si on ne ressent rien à son égard. C’est précisément ce que je pense des langues. Ainsi si nous aimons une langue et la culture qu’elle incarne, nous l’apprenons très rapidement. J’ai expérimenté cela tout au long de ma carrière d’interprète de conférence et de traducteur professionnel : quand il fallait ajouter des langues de travail à ma combinaison linguistique, c’est toujours l’amour qui m’a guidé. Mon histoire d’amour avec la langue coréenne remonte au XXe siècle. Elle a débuté alors que jeune étudiant au département d’interprétation et de traduction (français-azerbaïdjanais-russe), je flânais dans les rues de Bakou, capitale de la République d’Azerbaïdjan, dans le but d’acheter quelques dictionnaires chez des bouquinistes du centre-ville. En fouillant parmi de nombreux livres poussiéreux empilés les uns sur les autres, je suis tombé sur une petite brochure. Celle-ci a tellement attiré mon regard que j’ai cessé de chercher les livres pour lesquels j’étais venu. Elle était rédigée dans un alphabet que je voyais pour la première fois de ma vie. Malgré mon jeune âge, j’avais appris deux alphabets obligatoires à l’école : l’alphabet cyrillique pour le

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russe et l’alphabet latin pour le français, mais aussi les alphabets arabe et géorgien. Cependant celui qui était utilisé dans cette brochure ne ressemblait à aucun alphabet que je connaissais ou que j’avais ne serait-ce qu’aperçu jusqu’alors. J’ai feuilleté cette brochure dans l’espoir de trouver des indications concernant l’origine de ce mystérieux alphabet mais elle ne contenait ni images ni cartes. À vrai dire, je n’en avais pas vraiment besoin, car j’étais surtout impressionné par les ronds et les traits qui formaient les lettres. À l’époque j’ignorais qu’il s’agissait en fait de syllabes. Pour moi, ces lettres ressemblaient à des images ou plus précisément à des notes de musique couchées sur une partition et qu’il suffirait simplement de lire pour en extraire toute la mélodie. J’en étais malheureusement incapable. C’est une sensation de frustration qui ne m’a jamais quitté. Chaque fois que je contemple un texte écrit en Hangeul, je revois ces petites notes de musique qui ornaient les pages de cette brochure au contenu inconnu. Rentré bredouille de mon voyage d’investigation à travers les pages de cette petite brochure, j’ai demandé au vieux bouquiniste, maître de ces montagnes de livres, s’il savait de quelle écriture il s’agissait. « C’est du chinois » m’avait-t-il répondu sans même regarder ce que je lui montrais. Il n’avait pas totalement tort car pour moi cet alphabet était « du chinois ». Mais il est rapidement devenu « du coréen » et plus particulièrement « du Hangeul ». Après avoir fait l’acquisition de la brochure, j’ai revêtu ma casquette de Sherlock Holmes de la linguistique et je me suis donné pour mission de résoudre le mystère de ses origines sans tarder. Heureusement, cela n’a pas pris beaucoup de temps. Un jour, alors que j’étais à la bibliothèque universitaire, j’ai croisé un étudiant qui tenait dans sa


main un livre sur lesquels j’ai vu les mêmes lettres ! Quelle joie ! Je me suis précipité sur lui et l’ai assommé de questions. Il m’a révélé le grand secret. Il s’agissait de la langue coréenne et de son magnifique alphabet, le Hangeul ! Il a feuilleté la brochure que je lui ai montrée et m’a expliqué qu’elle contenait des informations économiques. C’est vrai qu’il y avait un certain nombre de chiffres. Mais ces indicateurs économiques n’ont aucunement entamé ma passion pour cette nouvelle langue. À l’époque où j’étais étudiant à l’Université des langues d’Azerbaïdjan, un petit nombre d’étudiants avait la possibilité d’apprendre cette langue dans la section coréenne qui n’ouvrait ses portes à de nouveaux étudiants que tous les quatre ans. Cela a bien changé depuis : la langue coréenne y est désormais enseignée tous les ans. J’ai immédiatement emprunté un manuel de coréen écrit en russe. Mais cela a été pour moi une grande déception. Le russe m’a induit en erreur car il ne possède pas tous les sons si suaves que la langue coréenne est capable de produire et les explications grammaticales ne m’ont guère convaincu. Quand j’y repense maintenant, je me dis que j’aurais dû passer par le turc qui possède presque les mêmes sons que le coréen grâce à la proximité linguistique et historique des deux langues. Mais à l’époque il était impossible de trouver un manuel en turc pour apprendre le coréen. Rattrapé par la réalité des examens qui s’annonçaient difficiles, ma flamme pour le coréen s’est progressivement éteinte pour ne refaire surface que le siècle suivant. Entre-temps, j’ai eu des aventures linguistiques avec d’autres langues asiatiques : le chinois et le japonais. Presque cinq ans de relations d’amour et de haine avec la langue japonaise à cause d’innombrables kanjis que je devais mémoriser afin d’accéder à la littérature classique japonaise. Puis j’ai « quitté » ces deux langues pour m’aventurer dans des contrées linguistiques occidentales avec entre autres l’allemand, l’italien, l’espagnol et le grec... Cette flamme coréenne, que je croyais éteinte, s’est doucement ravivée il y a deux ans tel le phénix qui renaît de ses cendres. Recruté par l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO) à Paris, j’évoluais au paradis des linguistes et dans un lieu magnifique pour les amou-

reux de langues et de cultures étrangères. Plus de cent langues y sont en effet enseignées dont le coréen. J’avais ainsi une chance inouïe de goûter à un nombre impressionnant de langues appartenant à des familles différentes. J’ai commencé à emprunter des romans coréens traduits en français qui, comparés aux romans chinois et japonais, ne sont malheureusement pas très nombreux. Je me suis dit qu’il fallait que j’apprenne le coréen pour lire ces romans sans passer par la traduction française. C’est de cette manière que je suis revenu à mes anciennes amours coréennes. En lisant le roman « Les lettres du secret » de BAE Yoo-an je me suis souvenu de ma première rencontre avec le Hangeul et je n’ai pas résisté à faire le parallèle. Dans ce roman, Jang-un, un petit garçon de douze ans, parti chercher de l’eau à une source dont lui seul connaissait l’endroit, croise le chemin du roi Sejong. Ce dernier, déguisé en noble, enseigne les lettres du Hangeul à ce jeune apprenti tailleur de pierres en guise de remerciement pour l’eau aux vertus guérissantes qu’il lui apportait. Le hasard faisant parfois bien les choses, l’année dernière j’ai eu la possibilité de candidater pour un poste d’enseignant en interprétation de conférence pour la langue française à la Graduate School of Interpretation and Translation (GSIT) de Hankuk University of Foreign Studies (HUFS) en Corée du Sud. La gestation d’un projet d’installation à Séoul m’évoquais un phénix en train de relever sa tête et d’essayer de se libérer des cendres qui l’emprisonnaient depuis des dizaines d’années. J’ai ainsi commencé à emprunter des manuels de coréen pour aider la renaissance de ce phénix et lui permettre de prendre son envol. Les lettres du Hangeul m’ont accompagné tout au long de mon voyage, de Strasbourg à Séoul en passant par Istanbul, la capitale d’un autre pays submergé par la vague coréenne « Hallyu ». Dans le taxi qui m’emmenait de l’Aéroport Incheon au Campus de HUFS, je découvrais partout ces lettres ornementales du Hangeul. Elles sont sur presque tous les immeubles et véhicules. Je commence maintenant à maîtriser ces lettres. Dorénavant, il ne me reste plus qu’à vivre pleinement ma passion coréenne en apprenant la langue de ce beau pays qui m’a accueilli les bras ouverts et qui m’a permis de renouer avec mes premières amours.

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INGRÉDIENTS CULINAIRES

Crabe bleu aux saveurs de l’automne Le crabe entre dans la composition de spécialités culinaires de nombreux pays du monde, notamment la Corée, qui consomme abondamment l’une de ses variétés, dite bleue, au printemps et en automne, car sa chair se fait si goûteuse à ces époques de l’année, en raison du mode de vie de ce crustacé, qu’elle n’exige pratiquement aucune préparation. Jeong Jae-hoon Pharmacien et rédacteur culinaire

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uand vient l’automne, saison des crabes bleus, ces crustacés s’emplissent d’une chair savoureuse qui met l’eau à la bouche aux gourmets, car les mâles, après s’être dépouillés de leur carapace, doivent s’étoffer et prendre des forces pour s’apprêter à l’accouplement. Si leur bouclier protecteur d’un bleu caractéristique vire au rouge lors de la cuisson, cette particularité n’explique pas l’expression populaire coréenne « kkotge » comportant le vocable « kkot » désignant une fleur, mais fait référence aux deux pinces en forme de brochettes, ou kkochaeng-i, dont est pourvu l’animal. Cette explication figure dans l’encyclopédie intitulée Jibong yuseol (discours d’actualité de Jibong) que rédigea, à la fin de la première moitié du royaume de Joseon, l’érudit Yi Su-gwang (1563-1628), un adepte de l’école de pensée dite de Silhak, c’est-à-dire des études pratiques. Il y est fait état des membres dont fait usage le crabe bleu afin de se déplacer dans l’eau : « Pour nager, il se sert de ses pattes arrière plates et minces comme de pagaies ». Deux siècles plus tard, Jeong Yakjeon (1758-1816) écrivait, quant à lui, dans la nomenclature des poissons intitulée Jasan eobo qu’il réalisa avec une grande précision pour répertorier les espèces présentes aux environs de l’île de Heuksan située au sud-ouest de la péninsule : « Alors que la plupart des autres crabes ne nagent pas, celui-ci en est capable grâce à ses pattes en éventail ». Ce trait distinctif lui vaut d’ailleurs d’être aussi connu sous le nom de « crabe nageur » en Corée, mais il suscite tout autant l’étonnement en Occident qu’en Orient. Le secret d’une douce saveur Si d’aucuns peuvent s’étonner de l’intérêt que l’on porte à ce détail, nul ne disconviendra en revanche que la chair du crabe bleu possède la douceur parti-

culière qu’évoque également Jeong Yakjeon. Celle du sucre ne lui est en rien comparable, car l’eau de mer lui confère de riches et délicates nuances que n’égalent que celles du crabe des neiges de la mer de l’Est, dit daege et doté de pattes en forme de cannes de bambou, ainsi que celles du crabe royal russe. Si la chair du crabe bleu doit évidemment sa saveur au milieu aquatique, elle la tient avant tout, à 70 %, d’un acide aminé, le glycocolle, qui s’y trouve en abondance et joue un rôle indispensable face à la forte concentration de sel présente dans l’eau de mer. Si cette substance était présente en moindre quantité que le sel, le crabe risquerait de se vider de tous ses fluides corporels sous l’effet de la pression osmotique, l’équilibre qui lui est nécessaire pour résister à celle-ci ne pouvant lui être apporté par ce dernier. En ralentissant l’activité des enzymes corporelles, l’excédent d’électrolytes qu’il produit est en effet susceptible d’inhiber les fonctions vitales de l’organisme. Chez les poissons d’eau de mer, c’ est l’oxyde de trim éthylam ine (OTMA) qui compense la forte concentration de sel et, quoique, au départ, aussi inodore qu’incolore dans la plupart des cas, il s’avérera être à l’origine de la forte odeur que dégage le poisson lors de son transport et de sa conservation. Également présent dans la chair du crabe, il peut y créer des relents désagréables si le produit n’est pas conservé dans de bonnes conditions, mais, comme chez les autres crustacés, le glycocolle assure le maintien de l’équilibre de la concentration de sel dans une plus large mesure que l’OTMA. Si les crabes bleus des bars à fruits de mer sont d’une saveur moins douce, c’est parce que la cuisson et la préparation qu’ils subissent en font disparaître le glycocolle. Outre cette substance, la chair du crabe bleu renferme de l’alanine, cet autre acide aminé qui lui apporte son goût tout à la fois

suave et intense, ainsi que le glutamate et l’acide nucléique qui la rendent encore plus savoureuse aux côtés de différentes substances volatiles. En conséquence, plus le crabe bleu évolue dans une eau de mer salée, plus il se gorge d’acides aminés libres tels que le glycocolle et l’alanine, gages de saveurs plus riches. De même que radis blanc et chou chinois se dotent d’une teneur plus élevée en sucre pour se protéger du gel lorsqu’ils sont cultivés en altitude, la quantité d’acides aminés présents dans la chair du crabe augmente au fur et à mesure que baisse la température de l’eau de mer, l’automne venu. En cuisine, on sera donc dispensé de préparations complexes pour accommoder les crustacés pêchés en cette saison et une simple cuisson à la vapeur suffira grâce à une réaction chimique, dite de Maillard, qui fait brunir sucre et acides aminés soumis à la chaleur tout en enrichissant leur saveur d’origine, ce phénomène se produisant le plus souvent à haute température, c’est-à-dire à plus de 120°C. Ce principe s’applique aussi à la cuisson du boeuf, qui est plus savoureux grillé que bouilli, mais la chair de crabe se singularise à cet égard, car sa teneur très élevée en sucre et acides aminés lui conserve toute sa saveur sans que l’on n’ait à le faire cuire à cette température, et ce, d’autant plus que sa carapace emprisonne alors les substances aromatiques. L’enzyme de l’autodigestion Il arrive souvent que la qualité des crabes bleus se dégrade après la pêche et, lorsqu’ils meurent pendant le transport, leur chair prend une consistance pâteuse et cesse d’être comestible du fait de l’enzyme digestive que produit dans ces circonstances l’hépatopancréas, qui fait partie du système digestif des crustacés. Cette enzyme dissout alors les chairs, qui peuvent aussi se ramollir, pour cette même raison, si la cuis-

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son n’intervient pas immédiatement, de même que lorsqu’elle est réalisée de manière incomplète ou à trop basse température. En revanche, aussitôt congelé, un crabe de la pêche du jour sera en mesure de conserver ses qualités gustatives tout au long de l’année. En Corée, la spécialité culinaire traditionnelle qui tire parti du mécanisme de l’autodigestion se nomme ganjang gejang et se compose d’une marinade à la sauce de soja. Sa préparation consiste, dans un premier temps, à porter à ébullition, puis à laisser refroidir cette sauce agrémentée d’ail, d’oignon et de gingembre, après quoi on en arrosera les crabes crus soigneusement nettoyés jusqu’à ce qu’ils en soient entièrement

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recouverts. L’enzyme digestive et les différents micro-organismes qui adhérent à la carapace, en rongeant peu à peu les chairs et les organes internes, feront augmenter la quantité d’acides aminés libres et exacerberont ainsi les saveurs. Sans commune mesure avec celle du crabe cuit à la vapeur, la saveur du ganjang gejang est telle que ce plat est affectueusement appelé « le voleur de riz » parce qu’il donne de l’appétit au mangeur et lui fait engloutir le contenu de son bol. Selon un document ancien datant du royaume de Joseon, les Coréens avaient alors coutume de donner du bœuf ou du poulet à manger aux crabes que l’on destinait à être ainsi marinés afin de les rendre encore plus goûteux, ce qui n’est

1. Le ganjang gejang, cette marinade de crabe à la sauce de soja qui fournit un délicieux condiment aux Coréens, s’obtient en arrosant des crabes crus d’une préparation composée de cette sauce où ont mijoté ail, piment et gingembre, puis en laissant fermenter le tout. Pour ce faire, on emploiera de préférence des crabes femelles pêchés entre mars et avril. 2. Sur les étals de fruits de mer, les marchands disposent des crabes des neiges de la pêche du jour. Ce crustacé caractérisé par sa saveur délicate, la minceur de sa carapace et la tendreté de sa chair vit principalement dans la mer de l’Est. Tout au long de la saison de la pêche, qui se déroule de l’hiver à la fin du printemps, les restaurants du littoral sont envahis par les amateurs de fruits de mer très frais.


Il en va de même des beautés de la nature comme de la bonne chère, car ceux qui en goûtent les plaisirs sont aussi capables d’attendre le moment le plus opportun de le faire. pas sans rappeler le gavage des oies et canards permettant de produire le foie gras français. Quant aux fameux œufs de crabe, il s’agit en réalité d’ovaires qui sont propres à la consommation. On s’abstiendra en revanche de les prélever et de les manger lorsqu’ils se présentent sous forme d’une masse brunâtre. Si le crabe bleu s’accouple au début de l’automne, la fécondation n’interviendra pas immédiatement, mais au printemps suivant, la femelle conservant jusque-là les spermatozoïdes dans ses vésicules séminales. Lorsqu’elle a eu lieu, les œufs apparaissent normalement comme ceux du poisson volant, c’est-àdire accrochés à une sorte de fil transparent, et, s’ils sont orangés au moment de la ponte, ils brunissent toujours plus

par la suite. Qu’elle soit celle du crabe bleu, des neiges ou royal, la femelle perd beaucoup de sa saveur lorsqu’elle est fécondée. Ayant épuisé ses forces au cours de la reproduction, elle s’avère peu charnue et d’autant moins appréciée, la protection des espèces exigeant en outre de l’épargner. Sachant que seul survit un œuf sur les quelque 750 000 à 3 000 000 qu’elle pond en moyenne, il importe de limiter la pêche aux périodes arrêtées à cet effet. Aux États-Unis, des études sont réalisées chaque année pour recenser la population de crabes bleus qu’abrite le littoral. Pareil à la feuille d’automne Lorsque la cuisson fait virer au rouge la carapace du crabe bleu sous l’action des protéines qui détruisent ses

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pigments, on ne peut s’empêcher de penser au feuillage des arbres, qui se parent de jaune, d’orange ou de rouge quand le froid de l’automne fait disparaître le vert de la chlorophylle. Dans les champs et montagnes coréens, ces nouvelles couleurs n’apparaissent au changement de saison que sur certaines essences ou autres plantes, et ce n’est que plus tard que tout le paysage flamboiera sous son tapis végétal. En mer, quand prend fin la saison morte et que reprend la pêche au crabe bleu, au mois d’août, nombre de carapaces s’avèrent être vides, car ces crustacés, comme d’autres tels que les homards, étant limités dans leur croissance par la taille de ce bouclier protecteur, doivent abandonner celui-ci ou muer pour se développer. Sur le plan biologique, ces animaux paieront un lourd tribut à de tels « déménagements » et « emménagements », car ils sacrifieront pour ce faire une grande partie de leur masse musculaire et de leur énergie, ce qui les réduira à des corps composés pour moitié de chair et d’eau. La reconstitution de la chair et sa substitution à l’eau prendront alors un temps considérable, tout comme le durcissement de la carapace. Les crabes qui viennent de subir la mue sont d’une consistance molle et il est préférable de s’abstenir de les pêcher, de même que ceux qui portent des œufs fécondés. L’automne arrivé, avec sa symphonie de couleurs éclatantes, le crabe bleu n’en révélera que mieux l’intégralité de ses saveurs. Il en va de même des beautés de la nature comme de la bonne chère, car ceux qui en goûtent les plaisirs sont aussi capables d’attendre le moment le plus opportun de le faire.

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MODE DE VIE

© Hanssem

La décoration d’intérieur, un loisir qui fait des heureux La pratique de la décoration d’intérieur attire actuellement toujours plus de Coréens, en majorité jeunes et célibataires, par la possibilité qu’elle offre d’améliorer leur habitat à leur goût, mais aussi de faire preuve de sens esthétique et pratique. Seong Jeong-a Directrice de Lifestyle Contents

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l y a encore peu, la décoration d’intérieur ne passionnait guère en Corée, car elle rebutait par les dépenses et le savoir-faire qu’elle exigeait, ce qui en faisait l’apanage d’artisans sollicités par les couples mariés qui en avaient les moyens. Ce point de vue est appelé à évoluer chez les ménages unipersonnels toujours plus nombreux. Quand on a une vingtaine d’années en Corée, il n’est pas chose facile de décrocher un emploi offrant sécurité et bon niveau de rémunération, alors nombre de jeunes gens remettent à plus tard le mariage et le choix de fonder un foyer, quand ils ne souhaitent pas tout simplement privilégier leur évolution de carrière. Ils se résignent alors à vivre seuls dans de petits studios qu’ils agrémentent, pour se faire plaisir, de plantes 1. Grâce à la décoration d’intérieur pratiquée en amateur, les 20 à 30 ans aménagent le peu de place dont ils disposent au moyen de petits meubles multifonctionnels. 2. Moyennant une faible dépense et quelques efforts, étagères, posters et petites plantes vertes suffisent à créer l’atmosphère d’un logement, d’autant que nombre de jeunes sont des adeptes du cybercommerce qui permet de comparer rapidement les produits.

en pot, bougies parfumées, literies de qualité, meubles en kit et autres éléments décoratifs. En y consacrant beaucoup de leur temps libre, ils sacrifient à la mode, dite du self-interior en anglais, qui consiste à réaliser soi-même la décoration de son intérieur. Cette tendance a été lancée par des blogs et guides de bricolage qui allaient devenir de véritables best-sellers, puis vulgarisée, à partir de 2016, par des émissions de télévision montrant des gens « comme les autres » qui préféraient faire à leur idée dans ce domaine que s’en remettre à des hommes de métier. Des lieux de vie personnalisés Dans l’un de ces divertissements intitulé Ma chambre a de la classe et diffusé par la chaîne tvN, une invitée répondant au nom de Choi Go-yo affirmait ainsi avoir transformé son studio de 50 mètres carrés situé dans un immeuble construit il y a vingt-cinq ans en un agréable espace de détente rappelant un café, et ce, pour la modique somme de 799 100 wons très exactement. Une telle

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prouesse n’allait pas manquer d’impressionner les téléspectateurs. Cette spécialiste de l’aménagement de l’espace, auteur du livre Aimezvous votre lieu de vie ? se dit heureuse de constater l’intérêt que manifeste le public pour son habitat. À ce propos, elle apporte les précisions suivantes : « Depuis que je vis seule, je fais constamment évoluer mon cadre de vie en fonction de mes goûts du moment. Qu’il se soit agi d’un trois pièces ou d’une chambre de 20 m², j’ai appris à les adapter à mes besoins et à m’entourer d’objets que j’aime. Il y a quelques années encore, les locataires ayant signé un bail avec dépôt de garantie étaient persuadés que toute amélioration de leur logement ne profitait qu’à leur propriétaire. Cette vision des choses a changé en même temps que les mentalités et les gens préfèrent être heureux sans attendre que d’investir à long terme ». C’est notamment le cas de Lee Ha-na, cette étudiante de 22 ans qui a su profiter des commodités du commerce en ligne pour réaliser son projet. Au printemps dernier, pour rendre plus agréable la chambre qu’elle loue en entresol, il lui a suffi d’une étagère murale flottante placée près de la fenêtre et de quelques plantes en pot posées dessus. « Je me suis fait ce cadeau qui ne m’a coûté que quelques dizaines de milliers de wons ! » se réjouit-elle. « Maintenant, j’aime imaginer comment créer une nouvelle ambiance chez moi, alors j’achète des meubles ou des accessoires pour la maison ». Et d’ajouter que tout cela est à portée de main en se passant de temps en temps de café ou en économisant un peu sur son argent de poche. Des loisirs d’un genre nouveau Kim Hoon travaille dans une entreprise et, après avoir acheté une maison en plein centre de Séoul, il a lui aussi contracté le virus de la décoration d’in-

© Choi Go-yo

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« Quand on a embelli son lieu de vie en travaillant de ses mains, on éprouve un plaisir très sain. Mais avant d’entreprendre quoi que ce soit, il faut savoir exactement ce que l’on veut, c’est-à-dire se connaître soi-même ». térieur. Pour s’y consacrer, il trouve sur Instagram toutes les informations qu’il lui faut quant aux marques et modèles de meubles. Lorsqu’il a mis en ligne des photos de sa chambre qu’il vient de peindre et décorer de photos, il a été agréablement surpris par l’avalanche de « J’aime » qu’il a déclenchée. Les Coréens âgés de 20 à 30 ans s’entretiennent souvent de leur passion commune sur ce réseau social au moyen du mot-dièse « #jipstagram », dans lequel le mot « jip » signifie « maison », et ils constituent d’ores déjà une communauté en ligne à part entière.

En saisissant le mot-dièse #jipstagram, ils font apparaître pas moins de deux millions de photos différentes et, s’ils affinent leur recherche en tapant #selfinterior, ce sont des centaines de milliers de vues d’intérieurs venant d’être décorés qui s’affichent. L’application « Maisons d’aujourd’hui » téléchargeable sur smartphone est très prisée des jeunes usagers, car, outre qu’elle fournit des exemples rapides et complets de la manière dont on peut repenser son intérieur, elle comporte une fonction de forum qui leur permet de dialoguer entre eux.

Selon Shin Jin-soo, journaliste à l’édition coréenne du magazine de décoration d’intérieur La maison de MarieClaire, le succès des réseaux sociaux est pour beaucoup dans cet engouement. Il déclare à ce propos : « Les gens s’intéressent à la décoration d’intérieur depuis quatre ou cinq ans. Mais la mode n’a vraiment pris qu’il y a environ deux ans. Les réseaux sociaux et les applications mobiles ont sans nul doute amplifié le phénomène. N’importe qui peut voir les belles photos d’Instagram ou de Pinterest. Pour la jeune génération, cela tient du jeu ou des loisirs ». « Je n’y vois pas une mode, mais une évolution positive du mode de vie. Quand on a embelli son lieu de vie en travaillant de ses mains, on éprouve un plaisir très sain. Mais avant d’entreprendre quoi que ce soit, il faut savoir exactement ce que l’on veut, c’est-àdire se connaître soi-même. En prenant en mains la décoration de son intérieur, on se donne peut-être l’occasion de faire aussi de l’introspection ». Le succès de cette pratique s’explique également par la facilité avec laquelle on peut se procurer les articles 1. Une jeune femme s’initie à la peinture en suivant les cours de Home & Tones, l’une des entreprises toujours plus nombreuses à proposer des formations à la décoration d’intérieur aux consommateurs désireux de s’épanouir par l’amélioration de leur lieu de vie.

© Home & Tones

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2. Duplex créé par la spécialiste de l’aménagement de l’espace Choi Go-yo qui, pour la modique somme de 800 000 wons, a réalisé ce confortable intérieur sur les 50 m2 dont elle disposait, au grand étonnement des téléspectateurs de l’émission d’une chaîne de télévision câblée où elle a fait part de son expérience.


qui permettront de recréer son lieu de vie sans maîtriser de savoir-faire technique ni posséder un sens aigu de l’esthétique, en combinant par exemple différents éléments du mobilier disponible en kit pour réaliser un décor personnalisé. « L’achat de carrelage et de peinture, mais aussi de meubles et d’accessoires pour la maison est beaucoup plus simple depuis que le marché du bricolage a pris de l’ampleur », estime Lee Eunkyung. « Pour autant, les différents corps de métier n’en continueront pas moins d’exister ». Et de renchérir : « Aujourd’hui, il y a des matériaux vraiment fantastiques, comme le papier peint facile à poser et les films plastique de différentes couleurs pour changer l’aspect de l’évier de sa cuisine ou de ses meubles. On peut même acheter le bois à la coupe. De plus, la livraison est rapide dans le commerce en ligne ». Un marché en plein essor En ouvrant son premier magasin coréen en 2014, le géant mondial IKEA allait jouer un rôle déterminant dans ces évolutions, car, en peu de temps, il a su séduire les consommateurs coréens par ses articles aux couleurs attrayantes, disponibles dans différents modèles et d’un prix abordable qui s’inscrivaient en rupture avec la lourdeur de l’ameublement habituel. D’autres marques, aussi bien coréennes qu’étrangères, allaient dès lors s’inspirer de sa politique des prix. Spécialisée dans la décoration d’intérieur, l’entreprise coréenne Hanssem a dernièrement recentré son activité sur la commercialisation de petits meubles

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multifonctionnels et de matériel de bricolage en ciblant plus particulièrement les foyers unipersonnels. Quant à Samhwa Paint, outre qu’il vient d’ouvrir les magasins Home & Tones, il envoie ses représentants dans les salons et expositions et propose un service de conseil aux acheteurs. Adaptée à la clientèle visée, sa large gamme de produits comporte des peintures lumineuses, fluorescentes ou spécialement conçues pour donner l’aspect d’un tableau à un simple mur. « Autrefois, c’étaient le plus souvent les artisans ou les architectes d’intérieur qui s’approvisionnaient en peinture, mais aujourd’hui, les particuliers peuvent aussi en acheter en petite quantité », explique Yang Soo-hyuk, du service marketing de Home & Tones. « Les consommateurs sont beaucoup

© Choi Go-yo

mieux informés et veulent décorer leur lieu de vie comme ils l’entendent. Ils ont aussi tendance à accorder plus d’importance au respect de l’environnement et à la facilité d’emploi qu’à la couleur ou au style », indique-t-il pour finir. Face à la hausse de la demande s’adressant aux détaillants, les grandes enseignes du secteur, qui avaient misé sur le commerce de gros, se tournent désormais vers la clientèle des particuliers. Le magasin de bricolage en ligne moongori.com en a récemment fourni l’illustration en ouvrant des points de vente à Séoul et Ilsan, une ville de la province de Gyeonggi, ainsi que le carreleur Younhyun Trading, en développant sa clientèle par une création de partenariats avec des artistes qui lui permet d’être plus présent sur le marché.

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APERÇU DE LA LITTÉRATURE CORÉENNE

CRITIQUE

Quel remède lui faut-il ? Aujourd’hui âgée de quarante-cinq ans, la romancière Oh Hyun-jong captive toujours les lecteurs par des œuvres pleines d’imagination et d’inventivité qui peuvent appartenir tout aussi bien au genre sentimental qu’à celui de l’espionnage ou des arts martiaux. Dans la littérature coréenne, elle représente donc une ouverture à de plus larges horizons, outre qu’elle se distingue par les analyses tout en finesse qu’elle livre de la psyché humaine.

C’

Choi Jae-bong Journaliste au Hankyoreh

est en 1999 qu’Oh Hyun-jong fait irruption sur la scène littéraire en se voyant décerner le Prix du nouvel écrivain par la revue mensuelle Munhak Sasang (littérature et pensée) pour sa nouvelle intitulée Dépendance. Au cours des dix-neuf années qui suivront, elle fera paraître pas moins de six romans et trois recueils de nouvelles. On aurait pu trouver légitime qu’une auteure aussi prolifique soit récompensée par au moins une ou deux autres distinctions, mais les réalités de l’époque allaient en décider autrement, son talent littéraire n’étant évidemment pas en cause. En effet, autant le succès attirait toujours plus le succès, autant ceux qui tombaient dans l’oubli étaient alors condamnés à y rester. Oh Hyun-jong n’allait pourtant pas diminuer le rythme de sa production et donnera ainsi la preuve éclatante de son talent. Caractérisée par la variété de sa thématique, son œuvre a été, dans les premiers temps, d’inspiration autobiographique, à l’instar de ce roman des débuts, Tu es une sorcière, qui narre les aventures amoureuses d’une écrivaine et étudiante de troisième cycle âgée d’une trentaine d’années. Intitulée Le temps passé à étudier les langues, sa livraison suivante se penchera sur les difficultés et déceptions qui sont le lot des lycéens effectuant ces études, tandis que Les snobs divins évoque les efforts qu’exige l’intégration au monde du travail pour les jeunes diplômées, mais aussi leurs aventures amoureuses, et ce, d’autant mieux que l’auteur puise pour ce faire dans sa propre expérience. Malgré les qualités qu’ils démontrent en faisant appel à

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leur vécu dans leurs œuvres, certains écrivains ont du mal à dépasser ce parcours strictement personnel, ce qui trahit le plus souvent les limites de leur imagination et de leur talent. Il en va autrement d’Oh Hyun-jong, car elle parvient à construire une brillante trame narrative tout en s’affranchissant de ses éléments purement autobiographiques. Intitulé Les Aventures de Bond Girl Mimi (2007), son deuxième roman propose une relecture inédite des films de James Bond dans une optique féministe. Alors que ce personnage est représenté au cinéma sous les traits d’un homme viril et séduisant et que les jeunes femmes n’y jouent qu’un rôle de faire-valoir, la Mimi d’Oh Hyun-jong qui lui fait pendant se montre tout aussi brillante que dynamique. Au début du récit, elle est attirée par l’agent secret, lequel repousse ses avances au nom de son sens du devoir et des exigences de sa mission. Alors qu’approche le dénouement et qu’elle ne désespère toujours pas de le conquérir, elle est à son tour recrutée par les services secrets sous le nom de code « 013 » et parvient à résoudre les problèmes qu’a créés James Bond par vanité ou par incompétence, tirant ainsi l’organisation d’un mauvais pas par l’efficacité dont elle fait preuve par rapport à son homologue masculin. Cinquième roman publié par Oh Hyun-jong, Doux et froid (2013) se démarque résolument du précédent par son thème, qui porte sur une sorte de rite de passage violent par lequel un jeune homme va jusqu’à commettre un crime pour la femme qu’il aime, et ce faisant, se trouvera confronté aux sombres réalités de la condition humaine. Dans cette œuvre qui s’éloigne


désormais de son vécu personnel sans pour autant faire appel aux tropes culturels relevant du lieu commun, l’auteur a su construire un univers entièrement fictionnel et dépeindre des personnages qui le sont tout autant. Enfin, son sixième roman, qui s’intitule La lame de l’assassin d’il y a longtemps (2015), s’avère bien différent, aussi bien par son thème et sa teneur que par une écriture qui donne toute la mesure du talent d’Oh Hyun-jong. Alors que Les aventures de Bond Girl Mimi réadaptaient à leur manière une série de films occidentaux à succès, l’auteure entreprend de revisiter, en l’actualisant, le genre des films d’arts martiaux traditionnels d’Extrême-Orient. Si les motifs classiques de la vengeance et de l’héroïsme y sont repris fidèlement, l’intrigue connaît un dénouement inattendu, car le personnage principal ne tue pas son adversaire. Les qualités littéraires de cette œuvre reposent avant tout sur l’élégance et la modernité de son style, ainsi que sur la profondeur d’esprit et la créativité que manifeste l’auteure en se gardant de s’enfermer dans les clichés et limites des récits traditionnels. Quant à la nouvelle L’histoire des médicaments qui figure dans ce numéro, elle s’insère dans un recueil intitulé J’étais le roi et le bouffon édité par Munhak Dongne (communauté littéraire) en 2017. Dans les huit œuvres qui le composent, il présente l’intérêt de se pencher sur la place et le rôle de l’écrivain dans le monde actuel en exposant les différents points de vue qui existent sur ce sujet. Ce personnage qui fait tour à tour figure de roi et de bouffon ne représenterait-il pas l’écrivaine elle-même ? Celui de la nouvelle autobiographique À Busan, qui semble évoquer l’auteure en personne, s’entend dire, dès sa rencontre avec une femme d’âge moyen travaillant dans une station de radio, que « l’époque des romans est révolue ». Oh Hyun-jong reprend cette idée sous une autre forme dans La lecture du registre de famille, où agents délivrant des visas et employés de banque se montrent méprisants envers un romancier à la situation précaire. La pensée que fait naître chez le personnage principal la lecture des noms, dates de naissance et date de décès de ses ancêtres inscrits au registre de l’état civil, à savoir que « Les rencontres, les séparations, la peur et la solitude ne figurent pas dans les documents de l’administration », sous-entendent a contrario la fierté et la foi profondes que suscite la fiction en faisant état de ces aspects. Dans la postface du livre, Oh Hyun-jong déclare ainsi : « Peu m’importe qu’une partie de dés jouée dans l’après-midi décide que mon destin sera celui d’un roi de tragédie ou d’un bouffon de comédie. Quel que soit le rôle qui m’est donné, je crois pouvoir le jouer. » Son monologue semble donc inspiré par son éveil à la littérature et par ses certitudes quant à son identité de romancière. La nouvelle L’histoire des médicaments ne se livre pas à une réflexion approfondie sur la fiction ou la littérature. L’in-

© Lee Cheon-hui

trigue de l’œuvre porte sur l’idylle que connaît une étudiante en littérature anglaise avec un jeune homme qui s’initie à la médecine orientale sur le tard. Leur relation, à mi-chemin entre amour et amitié, n’ira jamais au-delà, sans pour autant se solder par une rupture, ce qui n’est pas sans rappeler le roman Tu es une sorcière évoqué plus haut. Comme le laisse entendre son titre, l’œuvre passe en revue tous les médicaments qu’a pris le personnage principal dans sa vie. La jeune femme approche maintenant la trentaine et souffre d’une grippe persistante qui lui provoque des quintes de toux rappelant les aboiements d’un chien. Prénommé Seob, son ami étudiant en médecine orientale lui prescrit un traitement qui reste sans effet jusqu’à la fin du récit, le lecteur comprenant peu à peu qu’une erreur du jeune homme n’en est pas responsable. Alors qu’ils se fréquentent depuis déjà longtemps, les deux jeunes gens ne se sont jamais tenus par la main et la jeune femme en vient à se dire que cela symbolise cette « distance incommensurable qui nous séparait ». Se sentant déjà vieille, lorsque le jeune homme l’appelle subitement pour l’inviter à dîner dans un restaurant qu’il vient de découvrir et où l’on mange un bon ragoût de kimchi, elle se fait la réflexion suivante : « ce n’était pas tant cette grippe tenace qui me fatiguait que tout cela ». Quand prend fin la nouvelle, elle se résigne toutefois à l’appeler à l’aide et s’écrie en sanglotant : « J’ai besoin d’un médicament. D’un médicament ». Pour le lecteur, il apparaît alors clairement que le traitement en question ne peut se composer ni des médicaments traditionnels prescrits par Seob, ni de ceux de la pharmacopée occidentale disponible dans le commerce, puisque le jeune homme, tout en s’abstenant de raccrocher, se borne à écouter parler son amie sans prononcer une parole.

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