Koreana Winter 2018 (French)

Page 1

HIVER 2018

ARTS ET CULTURE DE CORÉE RUBRIQUE SPÉCIALE

-Beauty:

LA K-BEAUTY

Une esthétique et une liberté d’esprit affranchies de l’imagerie typique ; La beauté féminine dans la peinture ancienne ; La K-beauty déploie ses charmes à l’international ; Le vécu d’une consommatrice de K-beauty

ISSN 1225-9101

VOL. 19 N° 4

le créneau porteur de la beauté coréenne

K La


IMAGE DE CORÉE

Un joli souvenir d’hiver Kim Hwa-young

Critique littéraire et membre de l’Académie coréenne des arts


C © NewsBank

omme toujours, à cette époque de l’année, les étals de patates douces grillées devraient faire leur apparition devant les bouches de métro, annonçant l’arrivée de l’hiver comme ce vent qui, déjà, engourdit les visages et s’engouffre sous les cols, mais je n’en vois curieusement aucun. Où donc serait parti ce marchand, auquel je pense en particulier, telle une oie sauvage s’envolant dans le ciel lumineux de la saison froide ? Aurait-il renoncé à son petit commerce saisonnier face à trop de difficultés ? À moins que ses économies ne lui aient permis de s’acheter un magasin ? Dans les esprits coréens, ces éventaires étaient pourtant indissociables de l’hiver, car ils ne manquaient jamais de revenir quand s’en allait l’automne. Beaucoup gardent le souvenir de leurs gun goguma qui, en ces temps de vaches maigres de l’après-guerre, calmaient la faim du papa rentrant du travail de nuit, précieux sachet de patates douces bien au chaud sous son manteau, tandis que son enfant l’attendait en étouffant un bâillement. Devant la pénurie alimentaire qui frappait le pays, le gouvernement avait entrepris de développer les cultures de patate douce pour que celle-ci se substitue au riz et serve à la fabrication de boissons alcoolisées. Les excédents de production parfois dégagés, notamment en 1954, année de la fin de la Guerre de Corée, allaient être écoulés par ces premiers marchands qui se tenaient au coin des rues en se protégeant des rigueurs de l’hiver sous le bonnet militaire en fourrure et avaient pour tout matériel un bidon métallique normalement destiné à contenir du fuel domestique. C’est au XVIe siècle que les grands voyageurs espagnols et portugais rapportèrent d’Amérique centrale et du Sud ce tubercule introduit par la suite en Afrique et en Asie à partir de l’Europe. Sous le royaume de Joseon, plus précisément en 1764, l’émissaire Jo Eom fit présent de semences au roi Yeongjo à son retour de l'île de Tsushima où il avait séjourné au sein de la mission diplomatique, la culture de cette plante ne tardant pas dès lors à prendre son essor. De nos jours, alors que nul n’ignore les vertus diététiques de cette denrée, sa production semble régresser en Corée, et ce, non en raison des superficies qui lui sont consacrées, puisqu’elles demeurent inchangées, mais de la baisse du nombre d’exploitations situées près des villes, elle-même due aux restrictions pesant sur les importations. En outre, l’emploi d’autocuiseurs spéciaux dans la cuisine familiale et la disponibilité du produit dans certaines supérettes ont eu des répercussions sur la hausse des prix. À cela s’ajoute la présence d’aliments toujours plus variés sur les étals, en particulier gaufres et tteokbokki, ces bâtonnets de riz frits et relevés de sauce piquante qui ont détrôné les patates douces malgré leur faible prix, puisque qu’un sachet de six d’entre elles ne coûte que dix mille wons. En me remémorant leur marchand d’autrefois, je souhaite qu’il soit aujourd’hui propriétaire d’un beau et sympathique magasin.


ÉDITEUR

Lettre de la rédactrice en chef

Lee Sihyung

Des K-dramas à la K-beauty

DIRECTEUR DE

À l’heure où les grands dirigeants de ce monde prônent l’avènement du « soft power » dans les relations internationales, il serait bon de se souvenir que, voilà déjà plusieurs dizaines d’années, le militant indépendantiste Kim Koo, s’adressant à ses compatriotes, déclara espérer que son pays devienne « une puissance à la noble culture », car celle-ci est indispensable à l’épanouissement de l’homme. Avait-il la certitude que son souhait serait un jour exaucé, en cette fin des années 1940 marquée par des affrontements idéologiques qui plongèrent le pays dans la confusion après sa libération ? Dans ces circonstances, rares furent les esprits lucides à même de déceler la dimension visionnaire de ses célèbres paroles, ainsi que le cri de détresse qu’elles représentaient de la part d’un patriote qui avait voué sa vie à la lutte pour l’indépendance. Il en va tout autrement aujourd’hui, car les Coréens eux-mêmes semblent s’étonner du rayonnement de leur culture à l’étranger par le biais de cette vague déferlante qui s’est amorcée avec les K-dramas et n’a cessé de grossir grâce à la K-pop, puis à la K-beauty apparue voilà peu. C’est le dernier de ces phénomènes qu’a choisi d’aborder le présent numéro intitulé La K-beauty : le créneau porteur de la beauté coréenne, tout en s’attachant à définir les conceptions esthétiques propres au pays et à remonter aux origines des soins de beauté qui font sa renommée.

RÉDACTRICE EN CHEF Choi Jung-wha

LA RÉDACTION

Choi Jung-wha Rédactrice en chef

RÉVISEUR

Kim Seong-in Suzanne Salinas

COMITÉ DE RÉDACTION

Han Kyung-koo

Benjamin Joinau

Jung Duk-hyun

Kim Hwa-young

Kim Young-na

Koh Mi-seok

Charles La Shure

Song Hye-jin

Song Young-man

Yoon Se-young

TRADUCTION

Kim Jeong-yeon

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIQUE

Kim Sam

RÉDACTEURS EN CHEF ADJOINTS

Ji Geun-hwa

Park Do-geun, Noh Yoon-young

DIRECTEUR ARTISTIQUE

Kim Do-yoon

DESIGNERS

Kim Eun-hye, Kim Nam-hyung,

Yeob Lan-kyeong

CONCEPTION ET MISE EN PAGE

Kim’s Communication Associates

44 Yanghwa-ro 7-gil, Mapo-gu

Seoul 04035, Korea

www.gegd.co.kr

Tel: 82-2-335-4741

Fax: 82-2-335-4743

ABONNEMENTS ET CORRESPONDANCE Prix au numéro en Corée : 6 000 wons Autres pays : 9 $US AUTRES RÉGIONS, Y COMPRIS LA CORÉE Voir les tarifs d’abonnement spéciaux à la page 84 de ce numéro.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE Hiver 2018

IMPRIMÉ EN HIVER 2018 Samsung Moonwha Printing Co. 10 Achasan-ro 11-gil, Seongdong-gu, Seoul 04796, Korea Tel: 82-2-468-0361/5

Publication trimestrielle de la Fondation de Corée 55 Sinjung-ro, Seogwipo-si, Jeju-do 63565, Corée du Sud http://www.koreana.or.kr

© Fondation de Corée 2018 Tous droits réservés.Toute reproduction intégrale ou partielle, faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de la Fondation de Corée, est illicite. Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction de Koreana ou de la Fondation de Corée. Koreana, revue

Portrait de beauté (détail)

Shin Yun-bok Fin du royaume de Joseon Encre et couleur sur soie 114 cm × 45,5 cm.

trimestrielle enregistrée auprès du ministère de la Culture et du Tourisme (Autorisation n°Ba-1033 du 8 août 1987), est aussi publiée en chinois, anglais, espagnol, arabe, russe, japonais, allemand et indonésien.


© Sulwhasoo

RUBRIQUE SPÉCIALE

La K-beauty : le créneau porteur de la beauté coréenne

06

RUBRIQUE SPÉCIALE 1

La K-beauty déploie ses charmes à l’international

Kim Seon-woo

Lim Seung-hyuk

12

28

RUBRIQUE SPÉCIALE 2

Lee Tae-ho

ENTRETIEN

Une costumière qui a plaisir à créer Kang Yun-ju

40 ESCAPADE Jindo, alliage de richesses, de bravoure et de désespoir

Lee Hyo-won

Dust and Other Stories (poussière et autres nouvelles)

Le gingembre, plante aromatique et médicinale

Korean Gardens: Tradition, Symbolism and Resilience (les jardins coréens : tradition, symbolisme et résistance)

64

Les combats d’un écrivain en des temps mouvementés

48

Charles La Shure

HISTOIRES DES DEUX CORÉES

Kim Hak-soon

Le vécu d’une consommatrice de K-beauty

60

Un guide très complet des jardins coréens vus par un paysagiste australien

Le Pyongyang d’aujourd’hui

RUBRIQUE SPÉCIALE 4

52 LIVRES ET CD

Lee Chang-guy

RUBRIQUE SPÉCIALE 3

Une esthétique et une liberté d’esprit affranchies de l’imagerie typique

La beauté féminine dans la peinture ancienne

34

22

54 UN JOUR COMME LES AUTRES Une initiation aux joies du taekwondo Kim Heung-sook

58 DIVERTISSEMENT Un symbolisme de l’au-delà dans l’image spectaculaire Jung Duk-hyun

INGRÉDIENTS CULINAIRES

Jeong Jae-hoon

MODE DE VIE

Le second souffle des jeux de société Choi Byung-il

68

APERÇU DE LA LITTÉRATURE CORÉENNE

L’adieu aux tendres ténèbres de la solitude Choi Jae-bong

Porte 4 Ki Jun-young


RUBRIQUE SPÉCIALE

La

-beauty le créneau porteur de la beauté coréenne Rubrique spéciale 1

Une esthétique et une liberté d’esprit affranchies de l’imagerie typique Rubrique spéciale 2

La beauté féminine dans la peinture ancienne Rubrique spéciale 3

La K-beauty déploie ses charmes à l’international Rubrique spéciale 4

Le vécu d’une consommatrice de K-beauty



RUBRIQUE SPÉCIALE 1

La K-beauty : le créneau porteur de la beauté coréenne

Une esthétique et une liberté d’esprit affranchies de l’imagerie typique

6 KOREANA Hiver 2018


Scène du clip vidéo IDOL où le numéro un de la K-pop BTS s’est amusé à associer divers aspects de cultures du monde avec des éléments typiquement coréens comme le lapin de jade, le pin, le tigre ou le masque de danseur.

L’homme a toujours recouru au chant, à la danse ou à la satire pour écarter les dangers, tout en recherchant le contact et la coexistence pacifique avec ses congénères, une aspiration qui se retrouve largement dans ses conceptions esthétiques. Kim Seon-woo Poète et romancier

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 7


À

en croire un vieil adage, « la beauté se trouve dans l’œil de celui qui la voit », et, pour s’assurer de cette subjectivité, il suffira de demander à cent personnes ce qu’est la beauté pour obtenir autant de réponses différentes. De mon côté, s’il m’est tout aussi difficile de dire en quoi consiste la beauté coréenne, je constate que, dans ma recherche du beau par la poésie, j’exprime toujours avec plus d’aisance les aspects de mon pays que j’affectionne. Je ne peux, par exemple, m’empêcher de manifester mon enthousiasme en entendant le groupe musical le plus célèbre de la K-pop. Il s’agit des Bangtan Boys, cette formation composée de sept jeunes garçons et plus connue sous le nom de BTS. Depuis qu’ils ont effectué leurs débuts sur scène, en 2013, ils m’évoquent à chaque fois la même image du tigre de Sibérie, également dit en Corée tigre coréen ou tigre du mont Paektu. Dans un premier temps, ils me faisaient penser à de jeunes tigres jouant et folâtrant encore ensemble comme les bébés qu’ils étaient encore voilà peu. Le temps a passé et les beaux tigres adultes d’aujourd’hui savent faire oublier leurs peines à leurs admirateurs du monde entier. Différant par leur apparence physique et leurs talents particuliers, ils se réunissent en un seul et même grand tigre qui bondit au rythme de la musique. Leurs spectacles m’évoquent une « force de la nature » à la beauté épanouie qui puise dans les savoirs ancestraux coréens transmis par nos gènes.

La nature dans toute sa beauté

En Corée, la beauté de la nature fait partie du quotidien, dans la mesure, s’entend, où elle se manifeste par des formes d’expression artistique comme le chant et la danse auxquels les gens, étant d’un caractère jovial, s’adonnent partout à la moindre occasion. Les noraebang, qui sont l’équivalent national des karaokés, leur permettent, pour la

8 KOREANA Hiver 2018

modique somme de 500 wons par titre, d’enchaîner les chansons dans l’intimité d’une des cabines particulières de ces salles toujours situées à proximité d’une station de métro. Selon certains documents historiques, le penchant très marqué des Coréens pour le chant et la danse serait vieux de plus de trois millénaires. En outre, les gravures rupestres de Bangudae, qui se situent près de la ville d’Ulju et furent réalisées par les peuples qui y vivaient au Néolithique et à l'âge du Bronze, montrent des figures dansantes que l’on retrouve sur les peintures murales des tombes du royaume de Goguryeo (37 av. J.-C. - 668). Un rituel collectif antérieur voué à la divinité du ciel s’accompagnait également de comportements festifs, comme en témoigne ce passage d’un document ancien : « La foule se massait tous les jours pour manger et boire, chanter et danser. Comme les voyageurs aimaient aussi à se divertir de la sorte, l’air résonnait sans cesse de chansons ». En des temps où le pays se consacrait principalement à l’agriculture, ces chants et danses accompagnés de musique instrumentale offraient l’un des plus beaux spectacles qui soient. Nul besoin de monter sur une scène pour ces ancêtres qui trouvaient le moyen d’en improviser une où qu’ils se trouvent, qui dans l’avant-cour de sa maison, qui sur le marché ou aux champs. Cette propension explique l’apparition d’une importante tradition de chant folklorique variant d’une région à l’autre, d’autant que ce genre pratiqué lors des travaux des champs y échappait aux contraintes normatives pesant par ailleurs, dans cet art, sur les paroles et mélodies. À partir d’un chant donné, chaque région créait sa version spécifique de cet air, qui se transmettait dès lors de génération en génération, d’où l’existence de centaines de variantes du célèbre Arirang chanté dans tout le pays. D’un naturel foncièrement optimiste et respectueux de leur 1 divinité céleste, nos ancêtres se © Musée d’art Leeum de Samsung


conformaient toujours aux lois de la nature. Peu enclins à une mélancolie qui ne fait voir de la vie que malheurs et injustices, ils vivaient au présent en s’affranchissant de toute règle ou norme contraire à leur goût inné pour la liberté. Préférant exprimer leurs émotions par l’humour, la satire ou le rire que les réprimer par le refoulement, ils se livraient au chant et à la danse en toute circonstance et jusque dans la peine. Cette absence d’inhibition caractérise également leurs descendants actuels, qui savent eux aussi aménager une scène à l’improviste dès que l’ambiance y est propice. En franchissant le pas pour se divertir ensemble, ils créent entre eux des liens qui peuvent s’avérer puissants. En Corée, la contestation du pouvoir et de ses abus peut prendre à tout moment une dimension festive, l’histoire nationale n’étant pas le seul fait de ses héros, mais celui de tout un peuple, alors, chaque fois que la classe politique a déçu celuici, il est parvenu à changer le cours des choses en se prenant en mains. Un bref rappel de quelques événements du siècle dernier permet d’arriver à ce constat, notamment la résistance qu’opposèrent les partisans de l’indépendance à l’occupant japonais qui maintint le pays sous son joug de 1910 à 1945, ou les étudiants qui prirent la tête du soulèvement populaire du 19 avril 1960 contre la dictature, de même que les citoyens qui descendirent dans la rue en 1987 pour crier leur soif de démocratie. Les veillées aux chandelles qui ont eu lieu en 2016 et 2017 pour protester contre une présidente de la République discréditée procèdent aussi de ce dynamisme participant du caractère national. Le monde entier s’est émerveillé devant ces foules de gens comme les autres, qui se comptaient par centaines de milliers et inondaient rues et places publiques jour après jour, des mois durant. Toutefois, s’ils prenaient leur cause avec le plus grand sérieux, ces manifestants savaient aussi faire preuve de bonne humeur et, à l’annonce des charges de corruption et de malversations retenues par les juges, ils exprimaient leur joie par des chants et des danses. Cette capacité à transformer un

acte de résistance en fête représente pour les Coréens une force qu’ils s’attachent depuis toujours à cultiver.

Une authentique vitalité

La fascination que m’inspire ce puissant et agile animal qu’est le tigre coréen m’a incité à en collectionner des images. D’une plus grande taille que le tigre du Bengale, il est pourvu d’un bel et épais pelage marqué de zébrures. Son aspect à la fois imposant et gracieux a inspiré nombre d’œuvres d’art. La peinture populaire l’a notamment représenté en animal épris de liberté, mais aussi doué de sens de l’humour, et elle témoigne ainsi du solide optimisme qui animait ces Coréens de jadis à l’authentique vitalité. La plus remarquable de ces représentations est sans conteste un tableau intitulé Tigre sous un pin et dû à Kim Hong-do (1745–1806), qui fut peintre de cour sous le royaume de Joseon. À tous égards, elle constitue indéniablement un chef-d’oeuvre, que ce soit par l’harmonie qu’elle fait apparaître entre le tigre et le pin ou par l’emplacement des parties laissées en blanc. Ces espaces vides, dits yeobaek en coréen, en disent long sur la conception du monde et l’idée de la nature des Coréens, puisque, le vide n’étant la propriété de personne, il offre un « horizon aux sensibilités » où tout un chacun peut exprimer la sienne propre. Quand il m’arrive d’être d’humeur sombre, je contemple

1. Tigre sous un pin, Kim Hong-do (1745-1806) et Kang Se-hwang (17131791). Deuxième moitié de la période de Joseon. Encre et couleur sur papier. 90,4 cm x 43,8 cm. Membre de l’Office royal des arts, Kim Hong-do a peint ce spécimen coréen au corps puissant et à la belle livrée marquée de zébrures, le pin étant dû à son maître Kang Se-hwang. 2. Jarre de porcelaine blanche. Période de Joseon. Hauteur : 43,8 cm, diamètre du corps : 44 cm. Dites « de lune » en raison de leur porcelaine blanche, les jarres d’époque Joseon dépassent 40 cm de hauteur et sont particulièrement ventrues. Leurs parties supérieure et inférieure étaient réalisées séparément, puis réunies. Trésor national n°310.

2 © Musée national des palais coréens

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 9


Cloche divine du roi Seongdeok (détail). 771. Hauteur : 366 cm, diamètre à la base : 227 cm. Cette célèbre cloche appartenant à un temple coréen s’orne de gravures représentant divers anges ailes déployées, agenouillés parmi les fleurs de lotus ou faisant une offrande d’encens. © Ha Ji-kwon

cette image de tigre de Kim Hong-do. Tandis que je l’observe tel que l’artiste l’a figé en mouvement, puissante patte tendue et queue dressée vibrante d’énergie, mes idées noires disparaissent sans même que je m’en aperçoive. La bête féroce qu’est ce tigre coréen n’en dégage pas moins une impression de beauté et de dignité, et non de cruauté, ainsi que de fierté et de confiance, et non de danger. Dans la peinture ancienne, on ne trouve pas trace d’un tableau le montrant de façon effrayante, crocs découverts, et la vision qui en émane est curieusement celle d’une force sans

10 KOREANA Hiver 2018

sauvagerie et d’une coexistence pacifique avec l’homme. Je plonge mon regard dans les yeux luisants de l’animal et m’imagine caressant ses grosses pattes. Sa fourrure est représentée avec une telle minutie que chacun de ses poils est visible, ce qui me fait supposer que Kim Hong-do, qui s’illustra notamment par sa capacité à croquer tout sujet en quelques traits, dut redoubler de soin pour réaliser son tigre, appliquant avec ferveur des milliers de touches comme s’il accomplissait une cérémonie. Après avoir examiné les moindres touffes de cette fourrure, je sens que l’énergie me revient.


Une esthétique novatrice

S’il est une chose qui égale à mes yeux le tigre coréen, ce sont les temples bouddhiques, dont les principaux se trouvent aux endroits les pittoresques de la péninsule. Quand je projette de me rendre dans l’un d’eux, je me fais à chaque fois la promesse d’y assister aux cérémonies de l’aube, car les sons de cloche qui retentissent dans les montagnes aux premières lueurs du jour prennent une résonance évocatrice de la création du monde. Dans le temple où je me rends cette fois-ci, cet instrument n’est autre que la fameuse cloche divine du roi Seongdeok, dont le roi Gyeongdeok, son fils, ordonna la fabrication pour honorer la mémoire de son père, au VIIIe siècle, en cette époque du royaume de Silla unifié que Gyeongdeok lui-même avait fondé. Plus connue sous le nom de Cloche d’Émilé, elle a pris la dimension d’une légende en raison de sa mystérieuse sonorité grave restée intacte au fil des siècles, ce phénomène défiant tous les principes de la science et de la technique. Quand sonne l’heure du service de l’aube ou du crépuscule, le son se fait prière pour implorer d’épargner la souffrance à tous les êtres vivants et de leur permettre de vivre en paix. Sa puissante résonance est à la mesure de ses dimensions impressionnantes et, en fermant les yeux pour se laisser envahir par elle, on éprouve physiquement la certitude que tous les éléments de l’univers ne font qu’un, puis, en rouvrant les paupières, on voit apparaître devant soi la beauté idéale. Sur le plan de leur conception, les cloches des temples coréens présentent la particularité d’être pourvues à leur partie supérieure d’un crochet en forme de dragon dit yongnyu, c’està-dire la « danse du dragon », qui servait à les suspendre. Si les cloches des temples chinois sont munies de deux dragons identiques et symétriques, celles de Corée, qui sont d’une origine moins ancienne, en comportent. Tandis que les premières visaient à assurer une bonne fixation du crochet, les secondes allaient beauté et fonctionnalité. Peu attachés au respect de la symétrie, qui est évocatrice de sérénité, les Coréens recherchaient au contraire une esthétique dynamique et conçurent à cet effet leur crochet à dragon, qui semble une matérialisation de l’énergie du son. Outre la cloche divine du roi Seongdeok, il existe, au temple de Sangwon, une cloche de la même époque qui fournit aussi un bon exemple des spécimens de Silla parvenus jusqu’à nos jours en bon état de conservation. À l'instar de son homologue plus célèbre, cette cloche s’orne de délicats motifs d’anges volant dans le ciel, ces représentations rythmiques et atypiques s’avérant également être asymétriques. Comment ne pas s’émerveiller devant cet instrument au froid métal pourtant capable de faire ressentir la chaleur qu’exhale la terre et le doux souffle de la brise ? Ses ondes sonores font voyager feu, vent, nuages, brise et flammes qui me parviennent dans un agréable éveil des sens.

Une coexistence pacifique

S’agissant d’esthétique coréenne, nombreux sont ceux qui classent les « jarres de lune » en porcelaine blanche du royaume de Joseon (1392-1910) parmi les réalisations les plus admirables. Tout en les appréciant aussi, j’éprouve parfois le besoin d’une beauté plus expressive que celle de ces objets de porcelaine ordinaire à la grâce discrète. La splendeur de l’encensoir en bronze doré de Baekje répond pleinement à mes attentes à cet égard. Étant grand amateur d’encens, j’ai déjà pu admirer bien des objets de ce type aux quatre coins du monde, mais aucun d’eux ne m’a inspiré autant d’exaltation que ce chef-d’œuvre de Baekje. Il est à lui seul une danse exécutée à la perfection et la musique qui l’accompagne. Au sommet de la montagne qui figure sur le corps de la pièce, est posé un phénix sous le bec duquel est fixée une perle magique et dont la queue ondoie au vent. Quant à la forme de son couvercle, elle se compose d’une symphonie de courbes qui complètent la représentation de cette montagne où résident les immortels. Montagne et phénix reposent un lotus, lui-même étant soutenu par un dragon qui semble prendre son envol en emportant la fleur dans sa gueule. En examinant avec attention les détails de la montagne, où figurent les symboles du monde idéal, on découvre, au-dessous du phénix, cinq musiciens jouant de leurs instruments. Cascades et ruisseaux au lit sinueux se succèdent dans un enchaînement de versants gravés en relief qui abritent les figures de 38 animaux et de onze immortels, tandis que, sur les pétales du lotus formant le corps de la pièce, apparaissent les gravures de 24 animaux et de deux immortels. L’observateur imagine l’encens s’échappant des petits trous percés entre les cimes des montagnes et de la poitrine du phénix, puis hume les senteurs qui viennent envelopper le mont paradisiaque avant de s’élever dans l’air, telle une offrande vouée au ciel. De même qu’à d’autres époques où les Coréens rêvèrent d’un pays idéal dans lequel règneraient harmonie et coexistence pacifique, les sujets du royaume de Baekje (18 av. J.-C.660) aspiraient à habiter un lieu où hommes et bêtes puissent vivre côte à côte, l’humain et la nature ne faisant alors qu’un. L’encensoir en bronze doré de Baekje fait l’admiration de tous par la beauté exceptionnelle de ses différents éléments constitutifs. Outre la simple fonction de soutien qu’assure son support, comme au-delà de celle de suspension du crochet à dragon surmontant la cloche de temple citée plus haut, les Coréens anciens cherchèrent à créer des formes évoquant le rythme de leurs chansons. C’est pourquoi j’ai donné le nom de « dragon du vent qui chante » à ce dragon qui est tout à la fois dragon, vent, danse et musique.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 11


RUBRIQUE SPÉCIALE 2

La K-beauty : le créneau porteur de la beauté coréenne

12 KOREANA Hiver 2018


La beauté féminine dans la peinture ancienne Si l’esthétique de la K-beauty semble s’éloigner des canons de la beauté coréenne traditionnelle, les hanbok colorés qu’arborent les jeunes gens flânant autour des palais royaux perpétuent indéniablement les survivances du passé. Les peintures murales qui ornent les tombes datant du royaume de Goguryeo (37 av. J.-C. - 668), comme la peinture de mœurs réalisée sous celui de Joseon (1392-1910), fournissent de précieuses indications sur l’idéal de beauté auquel aspiraient les Coréennes anciennes. Lee Tae-ho Professeur invité d’histoire d’art à l’Université Myongji, Directeur de l’Institut de peinture paysagère de Séoul

Avec l’autorisation de Lee Tae-ho

Vue des peintures murales de la tombe de Muyongchong, qui fut édifiée au Ve siècle, sous le royaume de Goguryeo, dans la région de plaines de Tonggou située dans la province chinoise de Jilin. Petites et pourvues d’un menton arrondi, les deux servantes qui apportent thé et nourriture possèdent un charme sans affectation.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 13


S

ur les peintures murales des tombes édifiées sous le royaume de Goguryeo, c’est-à-dire entre les IVe et VIe siècles, sont représentées des femmes de tous horizons qui vont des reines aux domestiques, en passant par des danseuses et musiciennes. Ces figures féminines sont pour la plupart de petite taille et ont le menton arrondi, seules quelques-unes d’entre elles présentant une certaine corpulence, à l’instar de la reine ou des courtisanes qui figurent sur le site funéraire n°3 d’Anak situé dans la province nord-coréenne du Hwanghae du Sud. En outre, il est à noter que, malgré leur port altier et leurs beaux atours, les nobles dames du temps jadis ne dégagent guère de charme particulier, les peintres ayant porté leur choix sur des femmes et jeunes filles des classes populaires, qui ont aussi fourni les sujets des créatures éthérées incarnant l’idéal de beauté de l’époque, notamment de divinités ou de figures célestes représentées en vol.

Une « Miss Goguryeo »

Parmi ces personnages qui constituent en quelque sorte les « Miss Corée » de l’époque, se détachent plus particulièrement ceux qui figurent dans la tombe de Muyongchong, c’est-à-dire

des danseuses, édifiée dans une région de plaines du nord-est de la Chine, Tonggou, qui s’étend dans la province de Jilin. Ces deux sujets féminins y sont représentés apportant thé et plats de la cuisine dont ils sortent, le premier, sur la petite table basse du repas, et celui qui vient à sa suite, sur un plateau. Dans les deux cas, la robe blanche et rouge à pois noirs surmonte une jupe plissée blanche, un pantalon bouffant rouge et des chaussures à bouts recourbés. Petites, mais pourvues de jambes solides, ces deux femmes ont le visage plat et le menton arrondi, tandis que la chevelure, nouée en une tresse sur la nuque, pour l’une, et au sommet du crâne, pour l’autre, laisse penser qu’il s’agit d’adolescentes ou d’adultes d’une vingtaine d’années dans la fleur de l’âge, une impression d’élégance se dégageant de l’ensemble. Lorsque j’ai visité la tombe de Susan-ri située à Pyongyang dans le cadre d’une mission de recherche universitaire effectuée en commun par les deux pays en 2006, j’ai fait la rencontre de l’une de ces jeunes filles de Goguryeo pleines de fraîcheur par peintures interposées. Ce personnage est celui d’une servante qui tient un parapluie pour abriter la dame représentée au centre du groupe de défunts, lesquels admirent les évolutions d’acrobates en compagnie de leur famille. En dépit des dégradations qu’a subies cette image et qui l’ont rendue moins nette, © Musée d’art Kansong

1

14 KOREANA Hiver 2018


on distingue bien cet ovale du visage rappelant celui des critères actuels de la beauté. À la vue de cette jeune fille aussi jolie qu’une fleur de gourde d’un blanc éclatant au clair de lune, j’en ai conclu que cette jeunesse et cette douceur devaient constituer la quintessence de la beauté pour les gens de Goguryeo. En chacun des guerriers intrépides qui établirent ce grand royaume, devait sommeiller l’une de ces femmes au fort caractère de l’époque, telles Yuhwa, mère de Jumong, le fondateur du royaume, ou Soseono, l’épouse de ce souverain, mais peutêtre aussi la princesse Pyeonggang, qui s’unit au roturier Ondal, ou encore Yeon Gae- soyeong et Yeon Gaesojin, sœurs cadettes du général Yeon Gaesomun, qui repoussèrent l’envahisseur chinois. Contrairement à l’image de force et d’endurance qui se dégage de ces personnages historiques, ceux des peintures tombales sont représentés avec grâce par la délicatesse des lignes et des couleurs.

Des femmes portant costume

1. Jour du Dano, de Shin Yun-bok (1758-c.1814). Fin du XVIIIe siècle. Encre et couleur sur papier, 28,2 cm x 35,6 cm. Dans cette œuvre appartenant au genre de la peinture de mœurs, Shin Yun-bok, peintre de cour sous le royaume de Joseon, a représenté, à petits coups de pinceau rapides et légers, plusieurs femmes se divertissant lors de cette fête qui tombe le cinquième jour du cinquième mois lunaire. Trésor national n°135. 2. Vue d’une partie des peintures murales de la tombe de Susan-ri, dont l’origine se situerait à la fin du Ve siècle et qui se trouve aujourd’hui à Pyongyang. L’innocence se lit sur les traits délicats de cette servante portant le parapluie qui abritera sa maîtresse.

Avec l’autorisation de Lee Tae-ho

Cette douceur des formes se retrouve plus encore sur les peintures des tombes des « colonnes jumelles » de Ssangyeongchong et de Susan-ri, qui se trouvent respectivement dans la ville de Nampo et dans le canton de Gangseo, toutes deux ayant été construites entre la fin du Ve siècle et le début du VIe et se situant dans l’actuelle province du Pyongan du Sud. Peintes avec un trait plus délicat et précis qu’auparavant, les figures féminines y paraissent plus raffinées et parées que sur les œuvres antérieures de la région de Tonggou, leur habillement se faisant aussi le reflet de cette évolution par la forme simple et agréable en V inversé que créent manteau et jupe plissée évasés en se superposant à la ligne droite de la silhouette. Confort et simplicité caractérisaient la manière de se vêtir d’alors, et ce, jusque chez les femmes du peuple, dont les tenues ordinaires n’en étaient pas moins gracieuses. Cols, poignets de manches et ourlets de vestes ou manteaux s’ornaient de garnitures noires ou d’autres couleurs, tandis qu’une ceinture soulignait la taille. Hormis sur les jupes d’aristocrates, qu’agrémentaient de larges rayures de couleur, le blanc et un

2

fin plissé dominaient sur celles des gens du commun, une ganse colorée venant plus rarement s’ajouter à l’ourlet. Qu’elle soit masculine ou féminine, la tenue vestimentaire comportait toujours un pantalon et une veste, une jupe plissée venant dans le premier cas se superposer au pantalon et la longueur de la veste permettant de cacher les formes du postérieur. Nul doute que cet ensemble s’avérait des plus pratiques dans la vie de tous les jours, car il correspondait en quelque sorte à ce costume que les Coréens prirent l’habitude d’appeler yangbok, c’est-à-dire « vêtement occidental », en raison de son origine, et, en comparant l’habillement qui figure sur les tombes de Goguryeo aux tenues représentées ailleurs en peinture, on constate qu’il constitue la plus ancienne image d’un costume de ce type. Son usage se répandit vraisemblablement du fait que les sujets du royaume se déplaçaient à cheval. En matière de couleurs, l’habillement d’alors faisait contraster vêtements des parties supérieure et inférieure du

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 15


corps par une palette de tons aussi audacieux qu’élégants, une jupe blanche s’accompagnant, par exemple, d’une veste bordeaux, rose ou violet foncé, ce qui laisse penser que la confection des étoffes doit avoir fait appel à des procédés complexes de teinture et de tissage. Sur les peintures murales de la tombe n°4 du site d’Ohoebun, dont le nom signifie « tombe aux cinq casques » et qui se situe aussi dans la région de plaines de Tonggou, les divinités du soleil et de la lune sont représentées en veste à manches longues et jupe tout en fluidité, le mariage du rouge et du vert étant plus éclatant que celui du jaune et du marron clair qu’elles présentent respectivement. La juxtaposition de ces couleurs complémentaires, qui est une constante des peintures murales des quatre divinités gardiennes datant de la fin de l’époque de Goguryeo, a longtemps eu la faveur des Coréens dans leur costume traditionnel. Les vêtements qui figurent sur les peintures murales des tombes de ce royaume représentent autant de prototypes du hanbok apparu sous celui de Joseon. S’il est malaisé de retracer l’évolution qui s’est produite dans ce domaine entre ces deux périodes, puisque seules subsistent de rares reliques ou peintures relatives aux époques intermédiaires de Silla unifié (676– 935) et de Goryeo (918–1392), la formule associant veste et jupe de couleur différente est demeurée la règle jusqu’à l’avènement du royaume de Joseon, où la veste s’est considérablement rétrécie, tandis que le contraste audacieux du rouge et du vert était désormais réservé aux robes de cérémonie, et l’indigo, aux tenues du quotidien.

L’instinct de la beauté

La peinture de mœurs de la fin du royaume de Joseon a donné lieu à deux styles caractérisés par leur thématique, à savoir les travaux des champs des villages, au XVIIIe siècle, et les divertissements citadins, au XIXe. Aux œuvres qui, dans le premier cas, montraient des femmes vaquant aux tâches ménagères ou à des activités économiques, allaient succéder des représentations de soirées ou de loisirs. L’Album de peintures de mœurs de Kim Hong-do (1745-environ 1806) et le Portrait de beauté de Shin Yun-bok (1758-1814) fournissent un bon exemple de ces deux styles distincts qui, en représentant avec réalisme les tenues que portaient les femmes, témoignent tous deux visuellement des tendances et styles du vêtement d’alors, lui-même reflet des différentes catégories sociales. Les peintures de mœurs datant plus précisément des règnes de Sukjong (r.1674-1720) et de Sunjo (r.1800-1834) présentent l’intérêt de montrer que les femmes de Joseon s’employaient à redéfinir l’idéal de beauté en se démarquant des stéréotypes patriarcaux. En cette fin d’époque Joseon, leur sens esthétique y apparaît en rupture avec les règles et convenances de la société confucéenne d’alors, notamment par la jupe qu’elles por-

16 KOREANA Hiver 2018

taient en relevant un pan noué autour de la taille, ce qui semblait bien éloigné des vertus féminines qu’elles se devaient de cultiver. Certains sujets s’enhardirent à braver les codes vestimentaires correspondant à leur situation sociale, allant jusqu’à enfreindre un décret royal interdisant le port du postiche. Dans la gent féminine, il en était même qui osaient souligner les courbes de leur poitrine par des vestes ajustées, tout en superposant plusieurs jupes à amples godets, car elles aimaient à faire contraster la minceur de leur buste avec la largeur adoptée au-dessous de la taille pour évoquer les agréables rondeurs des jarres de porcelaine blanche parfois dites « de lune ». Il convient en outre de noter que les vêtements féminins coréens d’alors présentaient certaines analogies avec ceux de l’Europe. Dans la vie de tous les jours, ils étaient pour la plupart à dominante bleue, déclinant toutes les nuances de cette couleur du bleu outremer au bleu marine, tandis que la coupe présentait des variantes en fonction de l’appartenance sociale, comme en atteste l’Album des peintures de mœurs de Shin Yun-bok. Une étude du costume féminin réalisée sur pas moins de trente peintures a montré qu’il comportait une nuance d’indigo dans 52 cas sur 70, soit une proportion de 74%. La tenue de prédilection se composait d’une jupe de cette couleur et d’une veste blanche, le tout évoquant l’aspect du cheonghwa baekja, cette porcelaine blanche à motifs bleu cobalt très prisée à l’époque. Ces préférences de couleurs s’expliquent peut-être par un goût aux origines lointaines pour les ciels bleu clair de l’automne et leurs petits nuages blancs. Les autres couleurs juxtaposées sur les vêtements qu’a représentés la peinture sont plus rares et associent respectivement, pour la jupe et la veste, le rouge au jaune, le bleu marine au rose et le vert jaunâtre, ou un autre coloris, au violet.

L’originalité dans la simplicité

Les femmes des classes supérieures de Joseon embellissaient leur veste blanche de ganses colorées qui bordaient cols et coutures latérales ou du dessous des bras, les modèles de ce type portant le nom de samhoejang jeogori, qui signifie « veste à triple bordure », tandis que ceux dont le bas et les coutures des aisselles sont cousues étaient dits banhoejang jeogori, c’est-àdire « veste semi-ajustée », d’autres encore étant désignés par le terme minjeogori, qui se traduit par « veste unie ». En arborant ces impeccables vestes dont le blanc était rehaussé par le bleu, les femmes s’efforçaient ainsi de concilier leur désir d’originalité avec leur goût pour la simplicité. Pour ajouter à l’élégance de ces tenues, elles faisaient usage d’accessoires tels que le norigae, cet ornement en passementerie qui s’accrochait à l’avant de la veste, l’épingle à cheveux dite duikkoji qu’elles plaçaient à l’arrière du crâne ou celle à chignon, appelée binyeo, ainsi que de chaussures à décors.


© Musée d’art Kansong

La veste à triple ganse étant l’apanage des aristocrates, elle n’apparaît que rarement dans la peinture de mœurs, comme dans l’album de Shin Yun-bok, où seules trois femmes appartenant certainement à la noblesse en arborent une de ce style. Il existait par ailleurs des vestes à double ganse et des vestes simples qui devaient être réservées aux roturières et courtisanes dites gisaeng. Au vu de son élégance, le sujet féminin du Portrait de beauté, de Shin Yun-bok, doit avoir fait partie de la haute société des derniers temps de l’époque Joseon et incarné de ce fait l’idéal pré-moderne de la beauté. Si l’hypothèse a souvent été émise qu’il s’agissait d’une gisaeng, sa veste révèle à elle seule sa noble extraction. Visiblement âgée d’une vingtaine d’années, elle a soigneusement coiffé ses cheveux vers l’arrière et les a réunis en une natte qu’elle a fait remonter autour de son front en y ajoutant un postiche de taille moyenne. Accompagnant une jupe indigo, sa veste blanche bordée de violet bleuâtre, tout en restant simple, évoque une certaine opulence. Le ruban violet glissé dans ses cheveux et la cordelette rouge qui en retombe mettent en valeur la beauté de son visage baissé avec modestie et on remarque pour finir le charmant détail de ses pieds légèrement tournés vers l’intérieur sous la longue et ample jupe. Les sujets féminins des peintures de Shin Yun-bok sont un peu les ancêtres des jeunes créatrices de tendance actuelles. Les jupes bleu marine surmontées d’une veste blanche qu’elles mirent au goût du jour en ce début de XIXe siècle n’étaient pas sans rappeler les lignes et coloris raffinés de leurs contemporaines parisiennes. Le siècle qui s’annonçait allait dès ses débuts mettre les Coréens à rude épreuve en raison de la colonisation de leur pays par le Japon et les « jeunes filles modernes » d’alors, comme celles des générations suivantes, en adoptant la culture occidentale introduite par l’envahisseur, allaient perdre leurs particularités en s’évertuant à imiter les autres. Un siècle a passé et leurs descendantes s’illustrent à nouveau en mettant à l’honneur la K-beauty, ces femmes du XXIe siècle affirmant une féminité d’un tout autre genre que celle de leurs ancêtres et faisant ainsi évoluer considérablement l’histoire culturelle du pays.

Portrait de beauté, de Shin Yun-bok. Fin de la période de Joseon. Encre et couleur sur soie. 114 cm x 45,5 cm. Cette œuvre au réalisme caractéristique de l’artiste représente une charmante personne baissant la tête avec modestie. La robe qu’elle porte révèle qu’elle appartient à l’aristocratie et sa beauté incarne l’idéal féminin traditionnel qui dominait alors.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 17


Les beautés de la nature au cœur de la ville Situé à Séoul, plus précisément dans ce berceau de la K-pop que représente le quartier de Gangnam, le Musée des cosmétiques Coreana est le seul établissement coréen de ce type à se spécialiser dans les cosmétiques et la beauté pour faire découvrir l’histoire de ce secteur d’industrie, ainsi que l’évolution qui a mené au concept actuel de la K-beauty . Lee Ji-sun Conservateur du Musée des cosmétiques Coreana Ahn Hong-beom Photographe

Les conceptions esthétiques de la culture coréenne se caractérisent notamment par un recours à la nature sous sa forme originelle et ce principe est tout aussi présent dans l’architecture, l’habillement ou l’art culinaire que dans la façon de se maquiller. Dans ce dernier domaine, le pays semble avoir atteint un haut degré d’évolution dès le premier siècle avant notre ère, à en juger par des vestiges anciens tels que les peintures représentant des sujets humains sur les parois de tombes. C’est en effet au Xe siècle, sous le royaume de Goryeo (918-1392), que la pratique du maquillage s’est peu à peu répandue, comme en témoigne le raffinement des récipients à cosmétiques et miroirs en bronze de l’époque. Pendant la période de Joseon qui y succéda (1392-1910), allait prédominer l’idéal d’une beauté naturelle que les femmes s’efforçaient d’atteindre par l’emploi de produits leur permettant d’être jolie tout en restant discrètes. Par la suite, le maquillage allait se transformer grâce au progrès de technologies qui optimisent désormais l’efficacité des substances naturelles entrant dans la composition des préparations traditionnelles pour répondre au désir bien légitime qu’a tout un chacun de paraître à son avantage.

K-pop et K-beauty Le Musée des cosmétiques Coreana a ouvert ses portes en 2003 grâce aux dons d’objets de collection appartenant au fondateur et président de Coreana Cosmetics, Yu Sang-ok, qui déplorait depuis toujours que ses partenaires commerciaux étrangers semblent méconnaître la tradition du maquillage en Corée. En partant de ce constat, il allait se consacrer à des recherches dans

18 KOREANA Hiver 2018

À l’époque pré-moderne, les femmes se servaient de poudre de haricot mungo, de fève de soja et de haricot rouge pour nettoyer leur visage, une pratique dont fait mention l’ouvrage Principes et pratiques de la médecine orientale désormais inscrit au Registre Mémoire du Monde de l’UNESCO. Les ingrédients naturels les plus courants des poudres pour le visage et du maquillage comportaient alors le riz, la belle-de-nuit, l’argile rouge et les pétales de carthame.


© Musée des cosmétiques Coreana

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 19


ce domaine et s’employer à recueillir des objets pour enrichir sa collection. En vue de la création d’un musée, il allait confier la conception de ses futurs locaux au célèbre architecte Chung Gu-yon (1945-2011), dont le nom est également transcrit Jung Ki-yong. Ainsi allaient s’associer un fabricant de cosmétiques désireux de remonter aux sources naturelles de la beauté et un homme de l’art aspirant à réaliser des constructions respectueuses de l’environnement par la création d’espaces évocateurs d’un jardin au cœur de la ville. Ce partenariat allait déboucher sur la transformation du

1

quartier de Gangnam en un dynamique centre d’activité centré sur la K-pop et la K-beauty.

Des produits entièrement naturels Dès l’entrée du Musée des cosmétiques Coreana, les visiteurs découvrent l’infinie variété des produits auxquels recourait le maquillage féminin à l’époque pré-moderne. Ceux qui les imaginaient très différents de ceux d’aujourd’hui pourront constater qu’ils se composaient le plus souvent de matières naturelles, telles les graines, comme en atteste également Heo Jun (1539-1615) dans son traité intitulé Dongui Bogam , c’est-à-dire des principes et pratiques de la médecine orientale. Aujourd’hui inscrit au Registre Mémoire du Monde de l’UNESCO, cet ouvrage médical datant de la période de Joseon décrit avec précision les traitements de diverses maladies, mais il formule aussi des recommandations en ce qui concerne le maquillage, en particulier sur l’influence de l’alimentation ou sur l’éclaircissement du teint, et indique les remèdes à prendre notamment en cas d’intoxication par des cosmétiques ou d’éruption de boutons. Chez les femmes de jadis, les soins et problèmes de la peau semblent ainsi avoir été très analogues aux préoccupations de celles d’aujourd'hui. Parmi les produits exposés, figurent des préparations naturelles à base de haricot mungo, de soja ou de haricot rouge pour le nettoyage de la peau, ainsi que des poudres de riz, de graines de belle-de-nuit ou d’argile rouge finement moulues. Tout aussi exigeantes que la femme actuelle dans le choix d’une poudre, les dames du temps jadis recherchaient des substances qui correspondaient à la nature de leur peau et confectionnaient elles-mêmes la formule la mieux adaptée en les mélangeant à de la poudre blanche pour obtenir des tons allant du pêche pâle au blanc nacré. Elles faisaient aussi usage de certaines matières pour dessiner leurs sourcils, auxquels elles attachaient autant d’importance qu’à l’aspect de leur épiderme, et de rouge à joues ou à lèvres à base de pétales de carthame : autant de produits que le musée a reconstitués sous leur forme d’origine afin que les visiteurs se fassent une idée exacte de leur fabrication et de leur emploi traditionnels.

1. Coffret gigogne en céladon à incrustations de motifs de chrysanthèmes. Royaume de Goryeo. Diamètre : 11,4 cm (boîtier extérieur), 3,6 cm (boîtier intérieur). L’enveloppe extérieure du coffret est réalisée en céladon orné de motifs de chrysanthèmes. Les boîtes gigognes qui composent l’ensemble, dites mojahap, renfermaient divers produits de beauté dont la poudre pour le visage, le fard à joues et l’encre à sourcils. 2. Support de miroir laqué à incrustations de nacre. Royaume de Joseon. Largeur : 18,6 cm, profondeur : 25,5 cm, hauteur : 15,6 cm. Sur sa face avant, ce support de miroir présente un décor d’écailles de tortue, tandis que ses parties latérales s’ornent d’un motif paysager. Lors de son utilisation, le couvercle se rabattait pour permettre de placer le miroir en position verticale. À sa partie inférieure, celui-ci comporte un tiroir destiné au rangement des accessoires de maquillage. 3. Miroir à arabesques. Royaume de Goryeo. Diamètre : 18,9 cm. Trois arabesques ornent l’arrière de ce miroir de cuivre circulaire. Leurs motifs stylisés sont caractéristiques d’un genre en vogue à Goryeo, mais aussi rare en Chine qu’au Japon.

2

3

20 KOREANA Hiver 2018


C’est au Xe siècle, sous le royaume de Goryeo (918-1392) que la pratique du maquillage allait peu à peu se répandre, comme en témoignent le raffinement des récipients à cosmétiques et miroirs en bronze de l’époque. Des récipients de porcelaine Si les cosmétiques avaient une vocation avant tout féminine, le parfum était tout aussi apprécié et employé par les deux sexes pour éliminer les odeurs corporelles et repousser les insectes nuisibles, mais aussi en raison de ses effets relaxants tant sur le corps que sur l’esprit. Les Coréens d’alors en utilisaient sous forme de sachets fixés à leurs habits comme des accessoires vestimentaires ou accrochés dans leur garde-robe afin d’y conserver une bonne odeur aussi longtemps que possible. L’une des salles du musée est ainsi consacrée à ces parfums traditionnels très variés que le visiteur a même la possibilité d’essayer sur lui. Ces différents produits de beauté traditionnels provenant de fabrications domestiques, ils n’étaient réalisés qu’en petite quantité, d’autant que se posait aussi le problème de la difficile conservation de certaines substances naturelles. C’est ce qui explique leur conditionnement

1

dans de petits récipients constitués de porcelaine, un matériau dont la surface poreuse, en permettant la pénétration de l'air, empêchait la détérioration de leur contenu. Le Musée des cosmétiques Coreana expose tout un ensemble d’objets de ce type représentatifs de différentes époques, notamment des faïences datant du royaume de Silla unifié (676–935), des céladons qui remontent à celui de Goryeo, des buncheong de grès bleu grisâtre recouvert d’une fine pellicule de blanc, ainsi que des porcelaines bleues et blanches de Joseon. Variant non seulement par leurs couleurs et modèles, mais aussi par leurs formes, ces multiples récipients, qui comportent différents pots de petite taille, dont ceux à huile, des étuis et des soucoupes à poudre, témoignent de l’essor des fabrications de cosmétiques auquel ils contribuèrent grâce au progrès des techniques céramiques.

2

Des formules de découverte Ces cosmétiques anciens à la composition naturelle et au conditionnement en pots de porcelaine ont par la suite subi des transformations sous l’influence de pays occidentaux, comme ce produit moderne dénommé Parkabun , c’est-à-dire la poudre de Park, qu’expose le Musée aux côtés d’autres spécimens de différentes époques pour illustrer les changements intervenus dans le maquillage traditionnel. Cet établissement permet aussi d’admirer des articles de toilette tels que des peignes et miroirs ou des accessoires exclusivement féminins comme le binyeo , cette épingle à cheveux qui retient un chignon, et des norigae , ces ornements en passementerie que les femmes accrochaient à l’avant de leur veste. Il présente en outre des pratiques de maquillage propres à la Chine et au Japon, avec lesquels la Corée se livrait à de nombreux échanges culturels, et fournit ainsi un panorama des différentes traditions de l’Extrême-Orient dans le domaine de la beauté. Afin de faire mieux connaître les particularités du maquillage coréen, le Musée des cosmétiques Coreana a d’ores et déjà présenté ses collections dans nombre de pays lors d’expositions itinérantes. Enfin, à l’intention des Coréens comme des étrangers jeunes et moins jeunes, il propose différentes formules de découverte qui leur permettent de s’essayer à la confection de cosmétiques, de humer des parfums traditionnels et même de créer eux-mêmes des produits personnalisés.

1. Norigae à trois glands ornés de gemmes. Royaume de Joseon. Longueur : 38 cm. Très appréciée des aristocrates comme des roturières de la période de Joseon, la parure dite norigae était accrochée à leurs vêtements et ses modèles les plus raffinés pouvaient comporter, comme ici, trois glands sur chacun desquels était fixée une pierre précieuse.. 2. Épingles à cheveux ajourées en jade. Royaume de Joseon. Longueur (de haut en bas) 24 cm, 37,4 cm, 25,2 cm, 20 cm. Ce type d’épingle, dit binyeo, servait plus particulièrement à retenir le chignon des femmes. Ses matières et modèles variaient en fonction de la condition sociale, de l’occasion et de la saison particulières, celles en jade convenant plutôt à l’été.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 21


RUBRIQUE SPÉCIALE 3

La K-beauty : le créneau porteur de la beauté coréenne

La K-beauty déploie ses charmes à l’international Née du succès des séries télévisées, la vague des produits culturels coréens gagne désormais l’industrie de la beauté, où l’expression « K-beauty » d’ores et déjà en usage est révélatrice des nouvelles perspectives qui s’offrent à ce secteur grâce à l’enthousiasme que ses fabrications de maquillage et de soins de la peau suscitent chez les consommateurs étrangers et à leur présence grandissante sur le marché mondial. Lim Seung-hyuk Rédacteur en chef de Beauty In Heo Dong-wuk Photographe

22 KOREANA Hiver 2018


Des commerces allant de la minuscule boutique aux franchises des grandes marques de la beauté alignent leurs devantures dans les rues de Myeongdong, un quartier du centre de Séoul très fréquenté par les touristes souhaitant faire des achats.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 23


C

onnue sous le nom de hallyu, la vague de produits culturels coréens qui inonde aujourd’hui les marchés étrangers concernait surtout, à ses débuts dans les années 2000, des séries télévisées exportées en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est, avant de déferler sur d’autres pays du monde. Par la suite, le succès de la K-pop allait lui donner un nouvel élan que viennent aujourd’hui renforcer les produits de beauté coréens désormais désignés par le terme de « K-beauty ». En mai dernier, L’Oréal, géant mondial des cosmétiques, rachetait la marque de maquillage 3CE au spécialiste de la mode Stylenanda pour 400 milliards de wons, soit 351 millions de dollars, en vue de développer ses activités en Chine, où 3CE occupe une position de leader des cosmétiques de couleur. En 2017, la multinationale anglo-néerlandaise Unilever avait quant à elle fait l’acquisition d’une activité de soins de la peau, que réalisait sous le nom de marque AHC le fabricant de cosmétiques Carver Korea, pour la somme de 3 000 milliards de wons, c’est-à-dire 2,7 milliards de dollars. Dès 2014, un article du New York Times intitulé « South Korea Exports Its Glow » révélait que les fabricants coréens de produits de beauté détenaient une majorité de parts de marché dans ce domaine aux États-Unis, alors que les marques européennes et japonaises y étaient jusqu’alors en position de force.

depuis longtemps implantées sur leurs marchés en se faisant toujours plus présentes dans les grands magasins de New York, Paris, Londres et Milan. Également de cette origine, les produits SK-II avaient bénéficié, dans leur très large diffusion, de la politique commerciale dynamique de leur société mère américaine Procter & Gamble, qui figure parmi les concurrents d’Unilever. Pour ce qui était des cosmétiques coréens, en revanche, ils brillaient par leur absence dans la distribution étrangère de luxe, hormis quelques percées éphémères, jusqu’à l’apparition de cette BB Cream qui allait ouvrir la voie à la mondialisation de la K-beauty. L’accueil très favorable qu’allaient lui faire les consommateurs a été évoqué dans de nombreux articles de la presse spécialisée, notamment les magazines Vogue et Allure. Leurs auteurs y mettaient l’accent sur la vocation polyvalente de cette crème multi-usages venue de Corée qui assurait l’uniformité du teint et l’apparence naturelle d’un visage non maquillé, outre qu’elle protégeait du soleil. À ce premier succès allait venir s’ajouter celui de la crème CC Cream, puis des masques en feuilles, ces nouveaux icônes de la K-beauty si appréciés qu’il se disait que les femmes en appliquaient un par jour en Corée. Ces succès du secteur à l’international allaient conduire à une évolution structurelle du marché intérieur, le ministère de la Sécurité alimentaire et pharmaceutique indiquant que le nombre de fabricants et distributeurs concernés était passé de 3 884 à 8 175 entre 2013 et 2016, puis à 10 080 l’année suivante. Selon les donUne vague montante C’est en cette même année 2014 que la K-beauty allait nées chiffrées fournies par les douanes coréennes pour l’année prendre son envol grâce au lancement réussi de la BB Cream, 2017, les exportations des produits cosmétiques y ont progressé dont les industriels du secteur allaient aussitôt s’inspirer pour de 18,5% en 2017 par rapport à l’année précédente et s’élevaient mettre chacun au point leur version de cette crème conçue au au montant record de 4, 968 milliards de dollars équivalant à 5, départ pour accompagner des soins dermatologiques et four291 milliards de wons, la tendance étant appelée à se poursuivre nissant désormais une formule trois-en-un réunispendant l’année en cours. Cette croissance s’avère sant fond de teint, hydratant et écran solaire d’autant plus exceptionnelle que le mardestinés à une utilisation quotidienne. ché chinois connaît actuellement une Cette stratégie à succès allait perbaisse d’activité en raison des tenmettre au secteur des cosmésions politiques provoquées par Exportations coréennes dans tiques, dès lors en forte croisle déploiement du système le secteur de la beauté en 2017 sance, de se classer en tête anti-missile avancé THAAD des exportations en ligne en Corée du Sud. réalisées par la Corée. Une réussite aussi En Europe comme phénoménale est en Amérique, pourtant, l’aboutissement d’une qui disait « Asie » disait politique d’innovation jusque-là « Japon » permanente qui vise dans le domaine de la à améliorer les probeauté, car de prestiduits, notamment par gieuses marques telles la mise en œuvre de que Shiseido, Kanetechnologies avancées, Les exportations de cosmétiques coréens ont atteint en 2017 ce chiffre record qui est appelé à poursuivre sa progression d’ici à la fin de l’année. bo ou Kosé s’étaient dites convergentes,

4, 968 milliards de dollars Source Service des douanes coréennes

24 KOREANA Hiver 2018


Pour les spécialistes du secteur de la beauté, le point fort des fabricants coréens réside dans la mise en œuvre rapide des nouveaux concepts et dans le haut niveau des technologies employées. telles que la « cosméceutique » qui associe cosmétiques et produits pharmaceutiques, afin de redonner constamment une impulsion au secteur. Ainsi, les formules anti-âge ou éclaircissantes cèderont sous peu la place à des produits d’un tout nouveau genre.

site, car, aux yeux des importateurs étrangers, le principal atout de la K-beauty tient à l’exceptionnelle qualité de ses produits. Celle-ci résulte en partie des exigences des consommateurs coréens en la matière, ainsi que sur les prix, des attentes qui incitent d’autant plus les fabricants à rechercher l’excellence.

Idées et technologies

Les créateurs de tendances

Les vedettes du hallyu ont joué un rôle de premier plan Les YouTubers qui lancent les nouvelles tendances de la dans la promotion de la K-beauty, à l’instar de l’actrice Jun mode ont aussi favorisé la diffusion de la K-beauty par une Ji-hyun, aussi connue sous le nom de Gianna Jun, qui, en 2014, influence qui n’a fait qu’augmenter au fur et à mesure qu’évoluait a mis à la mode, en Corée comme dans d’autres pays, un rouge la stratégie commerciale des fabricants coréens de cosmétiques. à lèvres et une poudre pour le visage d’une certaine marque en Jugeant trop coûteux de diffuser leur publicité à la télévision, les les portant dans la série télévisée à succès My Love from the industriels ont préféré faire appel aux blogueurs spécialisés dans Star. Deux ans plus tard, c’était au tour de Song Hye-kyo de la beauté en raison de leur importante audience en ligne. Lorslancer les produits vus à l’étranger dans la mini-série à succès qu’ils sont désireux d’accroître celle-ci à l’international, ces créaintitulée Descendants du soleil. Des girls groups de la K-pop teurs de tendances adaptent le contenu de leurs blogues aux goûts tels que Twice ou Mamamoo font aussi des émules dans ce des internautes étrangers et y réalisent un sous-titrage en diffédomaine à l’international. rentes langues, dont l’anglais, le chinois et le thaï. Pour autant, on ne saurait attribuer ces succès qu’à des céléDans ce domaine particulier de la beauté, ils deviennent parbrités, car les industriels concernés y concourent aussi dans une fois aussi célèbres que des vedettes, telles Risabae, Ssin ou Pony, large mesure. De l’avis des spécialistes du secteur de la beauté, dont le potentiel commercial est tel qu’il leur permet de vendre le point fort des fabricants coréens réside dans la mise en œuvre jusqu’à 100 millions d’articles en moins de cinq minutes. Cerrapide des nouveaux concepts et dans le haut niveau des techtains d’entre eux figurent dans les publicités de grandes marques nologies employées. Les changements de composition des prode cosmétiques comme Amore Pacific ou LG Household & duits ont notamment beaucoup contribué à leur sucHealth Care et sont parfois associés à des campagnes cès mondial, les fabricants en renouvelant de promotion. Sous l’influence de créateurs les formules régulièrement, quoique de tendances célèbres, toujours plus de parfois de manière fantaisiste, YouTubers étrangers et de blogueurs comme avec ces masques au lait spécialisés en beauté réalisent Nombre de fabricants et distributeurs d’ânesse, lequel ne diffère pas aujourd’hui des tutoriels de de cosmétiques coréens radicalement du lait matermaquillage de style coréen. nel humain par ses éléCes différents intervenants ments constitutifs, ou particuliers étant appeces soins pour la peau lés à jouer un rôle croisà base de certaines sant dans l’essor de la plantes, voire des K-beauty, on ne saucrèmes hydratantes à rait trop recommander la mucine d’escargot. de s’intéresser à leurs 2013 2016 2017 To u t e f o i s , l à apports. 3 884 8 175 10 080 encore, les fabricants Naver, premier ne détiennent pas à eux portail coréen, met Dans l’industrie coréenne des cosmétiques, le boom de la K-beauty a favorisé une forte croissance de l’activité. seuls la clé de la réuségalement à la dispoSource Ministère de la Sécurité des aliments et des médicaments

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 25


sition des internautes des informations ayant trait à la beauté au moyen de ses plateformes pour blogues ou vidéos où sont actuellement présents quelque 7 000 créateurs de contenus et 900 créateurs de beauté professionnels, dont l’ancienne Miss Corée Lee Sarah. À l’heure où les créateurs de contenus liés à la beauté exercent une influence grandissante, nombre de jeunes rêvent de se lancer à leur tour sur ce marché. Alors que les professions de la beauté se limitaient autrefois à celles de maquilleuse, d’esthéticienne ou de créatrice d’ongles, la carrière de créateur de beauté attire toujours plus de vocations dans la jeunesse. En vue de répondre à cette demande, plusieurs universités ont créé unités d’enseignement et écoles spécialisées, tandis que les portails Web proposent toute une gamme de formations.

Chine, est apparu un marché que d’aucuns qualifient de « postchinois », à savoir celui du Vietnam, où la tranche d’âge des moins de 40 ans représente 70% de la population et où le chiffre d’affaires des cosmétiques s’est élevé à 250 milliards de wons pour la seule année 2017. Fabricants japonais, américains et européens sont donc en lice pour s’y implanter, mais les marques coréennes occupent une position dominante en accaparant 50 % des parts de marché. Ce raz de marée atteint aussi les pays occidentaux, dont les États-Unis, où la K-beauty s’est exportée l’année dernière pour un montant de 270 millions de dollars, soit 43,3% de plus qu’en 2016, ses produits étant présents dans tous les grands magasins et centres commerciaux du fait de la réceptivité des distributeurs à ces marques. Selon les statistiques réalisées en 2016 par l’Institut de l’industrie coréenne des cosmétiques, le marché mondial de Jusque sur d’autres continents La part des marques coréennes ne peut que progresser ce secteur se concentre à plus de 70% en Asie, à raison respecinexorablement sur le marché mondial, car, par le biais de tivement de 39,1%, 24,7%, 4,6% et 3,1% en Chine, à HongYouTube et de différents réseaux sociaux, les consommateurs kong, au Japon et à Taïwan, alors que les États-Unis, qui en découvrent peu à peu le bon rapport qualité-prix des produits détiennent 9,1%, se placent au premier rang des pays des autres coréens compensant leurs délais de livraison plus longs. continents. Quant aux consommateurs européens, ceux d’entre Sur ce troisième marché mondial des cosmétiques que eux qui sont végans semblent être sensibles à une nouvelle représente le Japon, après les États-Unis et la Chine, la tendance de la K-beauty qui s’attache à proposer des produits K-beauty fait actuellement fureur, comme en ont attesté les plus naturels à base de plantes telles que le ginseng, le thé vert douanes coréennes en révélant que les ventes directes en ligne ou l'aloès. Dans leur ensemble, les produits de beauté coréens de produits de beauté coréens y avaient atteint 47,8 milliards bénéficient également d’une meilleure implantation sur le marde wons au premier trimestre de 2018, soit une augmentation ché latino-américain, qu’elle doit notamment au succès du de 850% par rapport à l’année dernière ! En Chine, malgré une groupe BTS et d’autres vedettes du hallyu. forte baisse du nombre de touristes visitant la Corée suite au L’essor de la K-beauty s’avère aussi être d’ordre qualitadifférend portant sur le THAAD, les produits de beauté coréens tif et nombre de marques étrangères font du marché coréen un restent très appréciés des consommateurs. Selon les données banc d’essai qui leur permet de jauger avec précision l’accueil enregistrées par Tmall Global, premier site de comque réservent les consommateurs à leurs produits. merce électronique chinois où des fabriPar sa politique tournée vers l’innovation et cants étrangers vendent directement la recherche de nouvelles formules de leurs produits aux particuliers, les produits, mais aussi grâce à l’aparticles venus de Corée se clasparition de toujours plus de Parts de marché de l’industrie saient en 2017 au cinquième créateurs de contenus spéciamondiale des cosmétiques par pays (2016) rang de ceux d’importation. lisés dans la beauté et à ce La demande de masques hallyu dont le succès ne États-Unis 19,4% de beauté coréens s’est se dément pas, ce secChine 12,0% avérée particulièrement teur d’activité coréen Japon 9,0% forte, puisque près de semble appelé à pourBrésil 6,4% la moitié des produits suivre sa forte croisAllemagne 4,1% vendus provenaient sance sur le marché Royaume-Uni 3,9% de Corée et ont reprémondial, où il devrait France 3,4% senté un chiffre d’afs’élever à 532 milCorée du Sud 3,0% faires annuel de 700 liards de dollars pour milliards de wons. l’année en cours. La Corée se classe au huitième rang mondial pour À la suite de la la production de cosmétiques, après la France. Source Institut coréen de développement de l’industrie de la santé

26 KOREANA Hiver 2018


Ssin

Lee Hyo-won Correspondante en Asie du Hollywood Reporter

une grande figure de la K-beauty sur YouTube

Désormais célèbre dans le monde de la beauté,

choix des produits permettant de présenter avantageusement sur les photos de documents

la Coréenne de 28 ans prénommée Ssin, pourtant

d’identité. Toutefois, sa notoriété lui vient avant tout de l’incroyable mimétisme avec lequel elle

enfant terrible des influenceurs du domaine, m’a

incarne tour à tour vedettes masculines, personnages de dessins animés et autres figures bien

paru étonnamment sage lors de notre entretien à

connues.

Séoul, ce qui n’était dû qu’à la fatigue d’un déplace-

Cette ancienne étudiante des beaux-arts, qui s’appelle Park Su-hye de son vrai nom, a, un

ment professionnel. La veille au soir, elle venait en

beau jour, décidé de poster sur YouTube ces surprenantes métamorphoses motivées par son

effet de rentrer de Los Angeles où elle avait participé

goût pour le maquillage, dans lequel elle voit un moyen non seulement de mettre son charme

au tournage d’une émission de télévision consacrée

en valeur, mais aussi d’affirmer sa personnalité.

à Halloween. En Corée, cette fête est également très appréciée des jeunes, car elle leur donne l’occasion de por-

De simple passe-temps qu’elle était, cette pratique allait se transformer en un véritable métier qui l’a amenée à signer des contrats avec des marques coréennes comme Too Cool for

School , à passer à la télévision et à voyager aux quatre coins du monde.

ter des tenues originales et de faire des rencontres.

Plus tard, la vague montante de la K-pop allait lui donner l’occasion de mettre à profit ses

Pas plus tard que l’année dernière, Ssin proposait sur

talents pour entrer dans un boys’ band et de figurer parmi les influenceurs de beauté les plus

la Toile une série d’émissions assez exceptionnelles

demandés dans le cadre de manifestations annuelles d’envergure internationale telles que le

qui s’intitulait Les 13 Jours de Halloween et présentait

KCON, ce congrès de la K-pop qui constitue la vitrine de ses contenus. Selon Ssin, les influen-

à ses 1,6 million d'abonnés toute une succession de

ceuses sud-coréennes spécialisées dans la beauté font désormais partie intégrante des initia-

tableaux fantasmagoriques changeant jour après

tives de ce type, notamment en Asie du Sud-Est Pour la jeune femme, la K-beauty est une source d’émerveillement constant par ses

jour. Cette réalisation illustrait bien ce qui fait la

contenus comme par l’influence qu’elle exerce. « Parfois, on le reconnaît même à Paris, ce

particularité de Ssin par rapport à la foultitude d’in-

qui m’étonne toujours ! », raconte-t-elle. « Ces temps-ci, les produits coréens se vendent aus-

fluenceurs spécialisés dans la beauté, à savoir qu’elle

si chez Sephora. Je pense que le succès de la K-beauty a commencé par des marques à bas

fait preuve d’un talent remarquable dans les conseils

prix, car après tout, n’est-ce pas naturel d’apprécier un produit bien présenté, efficace et très

qu’elle apporte sur le maquillage quotidien et le

abordable ? »

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 27


RUBRIQUE SPÉCIALE 4

La K-beauty : le créneau porteur de la beauté coréenne

Le vécu d’une consommatrice de K-beauty Des luxueux salons et spas des quartiers cossus de Gangnam aux boutiques plus modestes d’artères touristiques, le secteur coréen de la beauté déborde d’activité pour répondre aux besoins d’une large clientèle aux goûts et moyens financiers très variés. Lee Hyo-won Correspondante en Asie du Hollywood Reporter Heo Dong-wuk Photographe

E

n cet après-midi comme les autres d’un jour de semaine à Daehangno, ce quartier très fréquenté du centre de Séoul où se concentrent universités, théâtres et autres salles de spectacles, la file des clients s’allonge devant un magasin franchisé d’Etude House, la marque de cosmétiques sud-coréenne au logo rose qui cible plus particulièrement les jeunes âgés de 20 à 29 ans. En y entrant, on découvre un décor de maison de poupée et, passé les présentoirs où s’alignent tubes de rouge à lèvre colorés et palettes d’ombres à paupières, on parvient au studio dit Color Factory, où des conseillères de beauté aident les clientes dans leur recherche de la couleur « particulière » qui mettra en valeur leur personnalité. Un même coloris ne convenant pas forcément à toutes les personnes, chacun se décline en plusieurs nuances qui, pour le rouge, par exemple, vont du magenta, d’un effet un peu froid, à des tons de rose plus chauds. L’enseigne Etude House n’est pas la seule, loin de là, à faire essayer gratuitement ses produits par les consommatrices, consciente de l’influence qu’elles exercent sur le lancement et la promotion des nouvelles tendances au moyen de réseaux sociaux comme Instagram, qui leur permet de partager leur vécu dans ce domaine. Sur place, après avoir, à titre gracieux, © Etude House

28 KOREANA Hiver 2018


Le magasin Etude House de la Dubai Mall des Émirats Arabes Unis, qui figure parmi les plus grands centres commerciaux au monde. Très prisés en Corée par les adolescents et les jeunes d’une vingtaine d’années, cette marque décline ses produits selon différentes formules adaptées à la peau des femmes de différentes régions du monde.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 29


invité la cliente potentielle à s’asseoir devant un miroir, sous un éclairage de précision, une conseillère lui demande si elle porte du fond de teint pour régler en conséquence les paramètres de l’appareil photo, pas plus grand qu’un smartphone, qui lui permettra d’analyser son teint.

Un ton pour chacune

Le succès de la K-pop a emporté dans son élan le nouveau secteur de la K-beauty, dont les ventes à l’exportation ont dépassé 317 millions de dollars dès 2016 suite à leur augmentation de 45,7 % par rapport à l'année précédente, selon les données de septembre 2017 fournies par la Korea Trade Promotion Corporation (KOTRA). La Corée allait alors se classer au cinquième rang mondial dans l’ensemble de cette activité et au huitième, pour celle des produits de beauté et soins personnels, que l’agence Statista a estimée à 15,5 milliards de dollars et qui devrait même atteindre près de 17 milliards d’ici la fin de l'année. Parmi les nouveaux produits que ne cessent de commercialiser les fabricants, 90 % sont des soins du visage garantissant l’obtention d’un teint frais et lumineux. « La K-beauty concerne avant tout la peau, pour laquelle elle exige l’application d’au moins cinq sortes différentes de lotions, laits et sérums », explique le célèbre maquilleur Kim Chung-kyung, qui travaille depuis trente ans avec de grandes vedettes du show-business comme l’actrice Song Hye-kyo ou la diva de la K-pop Lee Hyori.

Voilà peu, ce professionnel de la beauté a lui-même lancé une gamme de sérums à la vitamine C qui fait déjà fureur dans le pays en raison du pouvoir éclaircissant bien connu de son ingrédient principal. « Pour les Coréennes, l’important est de donner un aspect translucide à la peau », indique-t-il. C’est d’ailleurs dans ce but que les studios d’Etude House recherchent avec leurs clientes une couleur de rouge à lèvres qui embellisse le teint et la peau dans son ensemble. « En Asie, il existe deux types de peaux, c’est-à-dire plutôt jaunes ou tendant vers le rouge », explique Park Jung-ha, une conseillère de beauté d’Etude House. L’importance du teint remonte à des origines anciennes. « Sa clarté a toujours été appréciée en Extrême-Orient », rappelle Lee Ji-sun, qui est la conservatrice du Musée des cosmétiques Coreana situé à Séoul, « parce qu’elle était révélatrice de la condition sociale ». Dans un pays à forte tradition agricole, les populations défavorisées étaient les plus susceptibles d’effectuer des travaux pénibles au soleil, tandis que les plus privilégiés ne passaient que peu de temps dehors. Le critère de la beauté de la peau était donc un teint pâle. Selon Lee Ji-sun, les canons coréens de la beauté de l’épiderme se démarquent toutefois de ceux des autres pays d’Extrême-Orient par l’exigence d’un aspect naturel. « Les Japonaises préféraient donner à leur peau blancheur et épaisseur, comme dans le maquillage des geisha. Pour les Coréennes, en revanche, sa santé et son éclat naturel étaient fondamentaux », 1

30 KOREANA Hiver 2018


explique la spécialiste. Alors que les premières employaient, par exemple, des poudres de pierre pour blanchir et opacifier la peau, les secondes confectionnaient souvent un mélange de boue jaune et de poudre de riz qui correspondait un peu au fond de teint d’aujourd’hui. Elles se servaient aussi de noyaux de pêche ou d’abricot broyés comme pâtes nettoyantes en raison de leurs qualités éclaircissantes avérées. Aujourd’hui, les critères esthétiques de jadis restent de mise en Corée et la célèbre BB cream qui a longtemps servi à masquer les cicatrices d’opérations au laser, a rapidement été supplantée par une version plus légère et translucide dite CC, à laquelle s’ajoute depuis peu la formule encore plus légère des « crèmes toniques » qui inondent le marché. Si les femmes constituent le principal créneau ciblé par l’industrie de la beauté, Kim Chung-kyung, qui dirige une célèbre chaîne de salons de beauté et de coiffure, remarque ces derniers temps tout l’intérêt qu’y portent aussi les hommes, dont ces pères et beaux-pères de mariés qui passent de la BB cream sur leur visage avant de se prêter à la séance de photo précédant la cérémonie de mariage.

Un teint lumineux

Selon les résultats d’une étude rendue publique en juillet dernier par la mairie du fameux arrondissement de Gangnam, qu’a chanté Psy dans son titre de K-pop et où abondent boutiques de mode, cliniques de beauté et restaurants, le tourisme médical aurait attiré en 2016 et 2017 plus de gens que n’en compte la population locale, qui s’élève à 70 000 habitants. Dans ce secteur de l’économie, viennent en premier lieu les soins de la peau et la chirurgie esthétique, à raison respectivement de 59,2 % et de 9,4 %, suivis de la médecine orientale. Pour les amateurs de ces séjours à vocation esthétique, les spas de Sulhwasoo représentent bien évidemment une destination de prédilection, puisqu’ils réunissent ces deux activités dans un superbe décor de dorures et lustres en cristal. Cette enseigne a su séduire une très large clientèle par sa gamme de produits à base de plantes médicinales de provenance exclusivement coréenne, qui comporte notamment des lotions au ginseng, une crème pour le contour des yeux au pin rouge, des 1. Correspondante en Asie du Hollywood Reporter, Lee Hyo-won goûte au plaisir d’une séance de massage de haut de gamme proposée par le magasin phare de la marque Sullhwasoo qui se trouve à Cheongdam-dong, un quartier de Gangnam. Son procédé repose sur l’application de soins pour la peau à base de ginseng et d’extraits de jade destinés à stimuler la régénération de la peau. 2. Dans ce salon de beauté de la rue de Garosu-gil située à Gangnam, Lee Hyo-won s’est fait maquiller, comme toute cliente des franchises toujours plus nombreuses à proposer des prestations à bas prix, alors que seules les célébrités du monde du spectacle avaient jusque-là droit à de telles faveurs.

2

sérums antirides aux champignons de pin et une brillantine à l’huile de camélia. Situé à proximité du parc Dosan, dans le quartier de Cheongdam-dong qui fait partie de l’arrondissement de Gangnam, son magasin phare côtoie les boutiques de prestigieuses marques de l’industrie du luxe telles qu’Hermès. Les massages faciaux ou corporels de grande qualité qu’il réalise font appel aux meilleurs produits de la marque et, dans les cafés particuliers à l’éclairage raffiné qui sont mis à la disposition des clientes, celles-ci peuvent consommer boissons à base de plantes et encas traditionnels confectionnés avec art. Cet établissement leur propose, dans ses locaux, une formule de haut de gamme appelée « Voyage du ginseng », qu’il convient de réserver deux semaines à l’avance en moyenne malgré son prix assez prohibitif de 250 000 wons assorti d’un acompte de 50 000 wons. Ce temps d’attente semble relativement long eu égard à l’ampleur de la concurrence sur le marché national de la beauté et au fait que les cliniques de dermatologie et salons de massage les plus prestigieux de Gangnam n’exigent pas de réservation. Selon l’enseigne, sa clientèle se compose pour près de la moitié de touristes étrangers provenant en grande majorité de Chine. Si ces derniers ont représenté, l’année dernière, pas moins de 40 % des personnes étrangères de passage à Gangnam, force est de constater que les tensions géopolitiques qui se manifestent depuis quelque temps entre Séoul et Pékin au sujet du déploiement d’un système américain de défense antimissile ont ralenti cet afflux au cours des dernières années. À son entrée dans le spa, la cliente s’engage dans une galerie à l’éclairage doux décorée de coffrets de maquillage en bois vieux de plusieurs siècles et d’autres accessoires de beauté d’époque. Après l’avoir invitée à s’asseoir, une conseillère à

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 31


1

l’élégant uniforme lui propose de remplir un long questionnaire portant sur ses habitudes en matière de soins de la peau, sur des aspects connexes tels que l’hydratation, les pores dilatés ou les rides et sur tout problème de santé qu’il importe d’indiquer en vue d’un massage corporel. D’une durée totale de 90 minutes, ce « Voyage du ginseng » comporte un bref bain de pieds, une séance d’aromathérapie et un soin du visage appliqué à l’aide d’une pierre de massage en jade blanc et en forme de C, le tout complété par des soins du cou et du cuir chevelu. Hébergées en chambre particulière avec coin douche et dressing, les clientes disposent aussi d’un spa individuel équipé d’un lit et d’un bain de pieds, ainsi que d’une baignoire dans le cas d’un forfait incluant les bains de plantes aromatiques. Le principe actif le plus important du ginseng est la saponine, dont les propriétés ont fait l’objet de nombreuses études scientifiques, notamment pour la cicatrisation des plaies cutanées et le ralentissement du vieillissement. « C’est l’une des plantes les plus souvent citées par le Dongui Bogam [principes et pratiques de la médecine orientale], affirme la conservatrice Lee Lee Ji-sun en faisant référence à cet important ouvrage que rédigea un médecin royal au XVIIe siècle, mais qui fait toujours autorité dans la médecine orientale actuelle. « En ce temps-là, le ginseng était certes trop précieux servir au maquillage, mais étant donné les vertus sur la santé qui lui sont prêtées depuis toujours, il n’est pas surprenant qu’il soit souvent entré dans la composition de soins de la peau », poursuit-elle. Et de conclure : « L’image que se font les Coréens de la beauté est celle d’un visage au teint clair et lumineux, signe de bonne santé ».

32 KOREANA Hiver 2018

Une cure de beauté au ginseng

Parmi les grandes préoccupations des Coréens quant à leur apparence, la beauté des traits et de la peau tient presque de l’obsession et devance très souvent la mode, malgré la réputation dont jouit leur pays en Asie dans ce dernier domaine. « Les stars portent souvent des marques de haut de gamme qui restent inaccessibles à la plupart des femmes. En revanche, celles-ci peuvent réaliser à peu de frais des maquillages ou coiffures dignes de ce nom en s’aidant des tutoriels de YouTube, par exemple. Un rouge à lèvres Chanel est quand même moins cher qu’un sac à main », souligne la styliste Shin Hye-ryeon, qui a effectué des recherches en vue de travailler avec la star de Walking Dead, Steven Yeun, et l’acteur Park Hae-jin. Jusqu’ici réservées à certaines occasions ou aux besoins professionnels des artistes, les séances de maquillage proposées par des salons de beauté comme celui de Kim Chungkyung élargissent désormais leur clientèle par des prix plus abordables, tandis qu’existent aussi des salons en franchise plus accessibles tels que le Style Bar X. Cet établissement propose des formules consistant soit en une séance unique de trente minutes consacrée au maquillage, à la coiffure ou au dessin des 1. Le magasin phare des produits Sullhwasoo se situe dans de magnifiques locaux dus aux architectes chinois Neri & Hu, qui ont fait de cette lanterne l’emblème de la marque. Outre les formules de découverte de la thalassothérapie proposées à la clientèle, ils accueillent des expositions et autres manifestations culturelles. 2. Dans les séances de thalassothérapie de Sullhwasoo, chacun de ces applicateurs permet d’obtenir un effet spécifique sur une partie donnée du corps.


sourcils, soit en ces trois prestations successivement, auquel cas la durée de l’ensemble passe à une heure et demie à peine. Une formation au maquillage est également assurée. J’ai quant à moi opté pour un traitement complet qui m’a coûté 85 000 wons. Pour commencer, la maquilleuse qui m’a accueillie m’a posé quelques questions sur le style que je souhaitais, ma façon de me maquiller et mes éventuelles allergies. J’ai été stupéfaite d’apprendre que les produits dont elle se servait n’étaient pas de fabrication coréenne, mais de marques occidentales très connues comme Nars ou Mac. Les femmes n’en continuent pas moins de s’inscrire à la formation au maquillage que dispense le Style Bar X en une séance ou en cinq. « Toujours plus de touristes étrangers veulent s’y initier. Les modes lancées par les stars du hallyu les intéressent beaucoup », explique la maquilleuse Jin Min au sujet de célèbres acteurs et chanteurs coréens des séries télévisées, du cinéma et de la musique pop.

Un regard de star du hallyu

Les clientes coréennes du Style Bar X y viennent le plus souvent pour un dessin des sourcils, moyennant 12 000 wons, un maquillage ou une coiffure qu’elles souhaitent avoir pour assister à un mariage, prendre des photos d’identité, se présenter à un entretien d’embauche ou faire une rencontre. « Il y a onze ans, je me suis fait coiffer et maquiller par une professionnelle en vue d’un entretien d’embauche et je m’en souviens très bien », raconte cette hôtesse de l’air de 34 ans d’une grande compagnie aérienne coréenne, sous le couvert de l’anonymat. « Je me suis dit qu’il fallait avoir la meilleure présentation possible, ayant entendu dire que, dans ces circonstances, tout se décidait en un rien de temps, d’après la première impression ». Il y a encore peu, les entreprises exigeaient de joindre une photo à son CV, mais cette pratique a été interdite en 2015. En Corée, le désir de beauté a pris la dimension d’une liberté fondamentale, comme en attestent les chiffres recueillis à ce propos. Les parapharmacies croissent et se multiplient, telles Olive Young, Watsons ou même Boots, qui proposent toute une gamme de produits abordables et participent de la forte croissance du marché, laquelle évolue au rythme constant de 1 800 milliards de wons par an. Les enseignes qui s’adressent plus particulièrement à une clientèle jeune, à l’instar d’Etude House, rivalisent d’imagination pour l’inciter à essayer leurs produits sur place. Dans le magasin phare d’Innisfree situé à Myeong-dong, l’une des principales zones touristiques de Séoul, les jeunes femmes sont invitées à déposer leurs effets personnels au vestiaire, après quoi elles se voient prodiguer des conseils de beauté à la manière de ce que fait Etude House. On y emploie aussi les mêmes appareils de la taille d’un smartphone pour évaluer ce

2

fameux « âge de la peau » en fonction de la taille des pores et rides, de l’élasticité de la peau et des dommages causés par le soleil et le manque d’hydratation. Les clientes peuvent aussi assister à une séance immersive qui leur permettra découvrir, au moyen des techniques de la réalité virtuelle, comment les produits d’Innisfree tirent parti de substances naturelles recueillies sur l’île volcanique de Jeju. Ces enseignes, souvent appelées « road shops », proposent des prix particulièrement intéressants, puisqu’un coffret comportant une lotion, un sérum et une crème ne coûte qu’environ 50 000 wons, soit le dixième du prix de celui de Sulwhasoo, qui dépasse 500 000 wons. « Je trouve vraiment remarquable qu’elles proposent une telle gamme de produits et services à des prix abordables pour un public aux revenus très variés. Aux États-Unis, seules les personnes aisées peuvent se permettre de recourir à la chirurgie esthétique et se procurer les produits et procédés les plus évolués et de la meilleure qualité qui soit », déclarait Nadeera Dawlagala, une New-Yorkaise qui étudie la chirurgie générale et projette de se spécialiser en chirurgie esthétique, lors d’une conférence organisée l’année dernière à Séoul. Quant à Gwendolyn Rainer, cette Américaine de 35 ans qui a effectué un premier séjour en Corée du Sud il y a deux ans pour des raisons professionnelles, elle n’a pas manqué, à cette occasion, de faire le plein de cosmétiques coréens, notamment de masques en feuille. « Mes amis m’ont demandé de leur rapporter quelques produits, alors j’ai laissé un peu de place dans ma valise », confie-t-elle, et d’ajouter : « Mais bien sûr, je savais que j’en prendrais aussi pour moi ! ».

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 33


ENTRETIEN

Cho Sang-kyung, qui compte parmi les costumières les plus en vue du septième art coréen, s’emploie à atteindre la perfection dans ses fabrications en faisant précéder chaque projet sur lequel elle travaille de longues démarches et recherches documentaires qui lui permettront de s’informer en profondeur grâce à des documents historiques et des supports visuels.

34 KOREANA Hiver 2018


Une costumière qui a plaisir à créer La Coréenne Cho Sang-kyung, l’une des costumières les plus en vue de son pays, travaille avec une même rigueur sur les projets qui lui sont confiés au cinéma ou à la télévision, effectuant à cet effet toutes les recherches et études qui s’imposent. « Quand je m’attelle à un nouveau scénario, c’est comme si je me transformais en chamane », affirme celle qui a déjà œuvré pour des productions à succès telles que le film Oldboy, de Park Chan-wook, ou la série télévisée Mr Sunshine diffusée dernièrement. Kang Yun-ju Professeur et chef du Département de gestion culturelle et artistique de l’École supérieure de l’Université Kyunghee en ligne Ha Ji-kwon et Heo Dong-wuk Photographes

C

omme chacun le sait, il peut être gênant, même si l’on n’est pas timide, de regarder une personne inconnue dans les yeux et les guides de savoirvivre recommandent en ce cas de poser plutôt le regard entre les yeux de son interlocuteur. En revanche, dès notre premier entretien, Cho Sang-kyung m’a regardée d’une manière très directe et avec une intensité qui m’a un peu éblouie, alors je me suis dit plus tard qu’elle devait s’être lancée avec autant de détermination dans son travail pour Mr Sunshine, le feuilleton télévisé à succès de l’année. Voilà plusieurs années que ses costumes apparaissent aussi au cinéma, dans des productions primées lors de grands festivals internationaux telles qu’Oldboy (2003), Lady Vengeance (2005) ou The Host (2006), mais on a aussi pu les admirer dans des films plus récents comme Along With the Gods et A Taxi Driver. Cette professionnelle excelle plus particulièrement dans les œuvres à caractère historique et les séries télévisées du genre où elle est intervenue n’ont fait qu’établir plus solidement sa notoriété.

Des recherches documentaires approfondies

Aussi expérimentée soit-elle dans la création des costumes de scène destinés au théâtre ou au cinéma, Cho Sang-kyung n’a découvert que sur le tard ces feuilletons télévisés que les

Coréens appellent « dramas ». Toutefois, elle allait affronter avec d’autant plus de volonté le défi que représentait ce nouveau genre en acceptant de travailler pour Mr Sunshine, car elle y a aussitôt décelé un chef-d’œuvre. Le réalisateur Lee Eung-bok et la scénariste Kim Eun-sook ont travaillé dix années durant au remaniement du script de ce feuilleton historique rédigé en 2008 afin de rendre celui-ci plus artistique que commercial. Quant à leur costumière Cho Sang-kyung, connaissant sa réputation de méticulosité, je me suis demandé à l’époque comment elle parviendrait à s’acquitter de sa tâche avant le tournage, et ce, d’autant plus qu’elle ne disposait que d’un mois pour le faire, une fois la période de pré-production de onze mois écoulée. Alors qu’au septième art, le tournage peut commencer dès que le scénario est prêt, il n’en va pas toujours de même pour les feuilletons en raison de leur périodicité. Dans ce cas précis, Cho Sang-kyung n’a pu se baser que sur le synopsis et le script des deux premiers épisodes pour élaborer son projet. En outre, des seize qu’ils devaient être au départ, ceux-ci ont été portés à vingt, puis à vingt-quatre et, pour la costumière, le délai imparti s’est fortement réduit. En dépit des contretemps, cette professionnelle allait faire la démonstration brillante d’un savoir-faire dont témoigne notamment l’uniforme porté par Lee Byunghun dans le rôle de l’officier du Corps des marines américains Eugene Choi. « D’entrée de jeu, j’ai émis l’idée que ce personnage conve-

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 35


Dans le travail de costumier, la préparation sur le terrain est d’une importance capitale.

1. Cho Sang-kyung examine d’un œil critique le costume que porte le Roi de l’enfer dans le film Along With the Gods sorti dernièrement. Dans le genre particulier du fantastique, la création des costumes exige d’être encore plus inventif. 2. Le personnage principal de Sympathy for Lady Vengeance (2005) est une femme qui projette secrètement de se venger après avoir injustement purgé treize années de prison. Pour suggérer le conflit de ses sentiments, Cho Sang-kyung a conçu un habillement de style rétro évoquant le fort contraste qui oppose chez elle le passé au présent et la gentillesse dont elle fait montre, au farouche désir de vengeance qui l’habite.

1

36 KOREANA Hiver 2018

3. Scène du film Mademoiselle (2016), dont l’intrigue se déroule dans ces années 1930 où la Corée était une colonie japonaise. Cho Sangkyung a créé pas moins de 25 costumes tantôt excentriques, tantôt discrets, pour souligner le caractère froid et secret de la jeune aristocrate.


nait davantage à la Marine étant donné la beauté et le prestige de ses uniformes », se souvient Cho Sang-kyung. « Cependant, mon idée n’a pas été retenue. À dire vrai, le costume que j’ai réalisé ne me plaît toujours pas, mais je n’étais pas en mesure d’imposer mes préférences pour en changer le style. Je me suis donc efforcée de reconstituer au mieux l’uniforme que portaient les Marines américains entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, époque à laquelle se déroule le feuilleton. Pourtant, des critiques m’ont été adressées à cause d’un insigne placé au mauvais endroit de l’uniforme et j’ai présenté mes excuses à ce sujet, ne pouvant que reconnaître mon erreur. » Pour conférer plus d’authenticité à ce costume particulier, Cho Sang-kyung a pris soin de le faire confectionner aux États-Unis, où elle a même fait appel à des professionnels différents pour la fabrication des bottes et chapeaux. À l’étape de sa conception, elle avait exploité la documentation qu’elle s’était constituée dès 2010 pour créer les uniformes du film The Front Line, qui retrace les événements de la Guerre de Corée. Ce faisant, elle n’allait pas tarder à découvrir que les collectionneurs particuliers pouvaient lui en apprendre plus que bien des musées dans ce domaine et elle allait donc prendre contact avec l'un d’eux. Quelle n’a pas été sa surprise lorsqu’elle a rendu visite à cet administrateur d’une communauté en ligne spécialisée dans les armes ! À l’exception du matelas qu’il avait étalé au milieu de son salon, son logement était envahi par des accessoires militaires en tout genre allant des uniformes aux coiffures, en passant par les médailles et insignes. L’homme lui a alors conté ses souvenirs de l’armée avec tant d’exaltation qu’elle s’est fait accompagner pour aller le revoir par la suite. Il n’en reste pas moins que ces passionnés de la chose militaire lui ont été d’une précieuse aide pour donner une idée crédible de ce à quoi ressemblaient les soldats qui combattirent à la bataille d’Aerok-goji évoquée par le film. Dans le travail de costumier, la préparation sur le terrain est en effet d’une importance capitale.

2 3

Un drama de plus

Comme il ne suffit pas de parler avec les gens pour bien faire son métier, Cho Sang-kyung consulte régulièrement les archives littéraires ou audiovisuelles à des fins documentaires. Quand Eugene Choi, toujours dans Mr Sunshine, sauve son compagnon lors d’une bataille de la guerre hispano-américaine, cette seule scène d’à peine cinq minutes a exigé un travail d’étude considérable en vue d’une reconstitution fidèle des uniformes. La costumière a notamment visionné des films et documentaires espagnols anciens qui, dans un premier temps, ne lui ont pas permis d’en savoir davantage sur la couleur de ces tenues, puisqu’ils sont en noir et blanc, mais, en redoublant d’attention, elle a fini par y découvrir une scène en couleur dont

© CJ ENM

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 37


s’inspirer pour ses créations. Cho Sang-kyung a également eu l’occasion de travailler plusieurs fois à l’étranger, ce qui n’a pas été sans poser quelques problèmes, comme dans le cas du film Assassination (2015), pour lequel elle souhaitait se procurer un uniforme de l’armée impériale japonaise de l’époque. Les collectionneurs de ces tenues appartenant le plus souvent à la mouvance d’extrême droite, ils se refusaient invariablement à lui céder l’une d’elles et il a donc fallu passer par un courtier. Ainsi, la réalisation de ces costumes a tenu elle-même du feuilleton. Quoique le sérieux de la documentation constitue la règle d’or du métier de costumière pour Cho Sang-kyung, les critiques injustes ne lui ont pas été épargnées. De l’avis général, le film The Concubine (2012) a séduit le public tant par sa mise en scène et le jeu remarquable de ses acteurs que par la qualité de ses costumes. Les superbes hanbok qu’y arborent les concubines royales ont représenté l’aboutissement d’un considérable travail de mémoire et de recherche dans les collections restaurées des musées. Nombre de téléspectateurs ont pourtant considéré à tort que ces tenues ne semblaient pas d’époque, certains affirmant même y déceler une influence japonaise. Les couturiers spécialisés dans ce vêtement traditionnel ont au contraire su apprécier à sa juste valeur le travail réalisé par Cho Sangkyung en déclarant notamment : « Si vous voulez savoir à quoi ressemblait le costume traditionnel à la fin de la première moitié de la période de Joseon, allez voir The Concubine ». « Il est regrettable que nous connaissions moins bien notre histoire que celle du monde occidental dans ce domaine », estime pour sa part Cho Sang-kyung. « Nous n’en avons que de vagues notions. Le hanbok a beaucoup évolué au cours des siècles sur lesquels s’est étendu le royaume de Joseon ». La costumière espère vivement que les spécialistes du hanbok prendront plus souvent part à la confection des costumes destinés aux feuilletons historiques pour apporter leurs précieux conseils. Le grand public en apprend davantage sur le hanbok dans les films ou séries télévisées de grande diffusion qu’il ne le pourrait en lisant ou en assistant à des conférences, et Cho Sang-kyung d’en conclure que, pour mieux revaloriser ce costume et assurer sa fabrication selon les règles de l’art, les professionnels doivent aussi prendre en considération les productions des supports multimédias.

Lectures poétiques

1

38 KOREANA Hiver 2018

Au fil de la conversation, j’ai été frappée de constater que Cho Sang-kyung n’employait à aucun moment les anglicismes si fréquents chez les autres professionnels de la mode. Cette ancienne étudiante en peinture orientale et scénographie de l'Université nationale des arts de Corée dit être une passionnée de lecture.


« Dans mon enfance, j’aimais la solitude et n’avais pas beaucoup d’amis », m’a-t-elle expliqué. « Je lisais beaucoup. J’étais la troisième des cinq enfants de la famille, quatre filles et un garçon, alors ma mère me laissait presque toujours faire ce que je voulais. Je me suis inscrite à des cours de dessin, que j’aimais pratiquer à mes heures perdues. En réalité, je ne connais pas grand-chose à la mode. Je n’ai jamais appris à réaliser un patron en bonne et due forme ». Comme je m’étonnais qu’une costumière aussi renommée ne dispose d’aucune formation dans ce domaine, Cho Sangkyung a rétorqué qu’elle était quant à elle choquée par le fait suivant : « Je suis toujours abasourdie d’entendre mes étudiants, qui aspirent pourtant à exercer le métier de costumier, avouer qu’ils n'ont jamais lu de scénario intégralement. À 99 %, peutêtre, ils ne consultent jamais les scripts. Quand je leur demande de réfléchir à un sujet, ils s’empressent de faire une recherche sur Internet, alors je les encourage plutôt à lire des poèmes. Quant à moi, si j’ai tendance à lire vite, dès qu’il s’agit de poésie, je reviens souvent en arrière pour relire des vers. Il m’arrive souvent d’illustrer un poème par un dessin. Cela m’amuse de décortiquer le texte et de l’interpréter à ma façon. Cho Sang-kyung prodigue aussi ses conseils aux acteurs afin qu’ils soient mieux en adéquation avec les besoins d’une production. Lorsqu’elle crée pour eux des costumes d’époque, elle leur fait certaines recommandations sur la façon dont ils doivent se comporter en leur en donnant les raisons. Si un costume doit représenter l’esprit du temps, il importe avant tout que les acteurs s’y sentent bien et qu’il mette ceux-ci en valeur. Par-delà la fidélité d’une reconstitution historique et les exigences qui s’imposent aux acteurs, elle se doit avant tout de créer des costumes qui aident ceux-ci à s’imprégner du mieux possible de l’époque en question. Pour leur part, certains acteurs ne manquent pas d’écouter Cho Sang-kyung et de lui poser des questions tout à fait sérieuses. Tel est le cas de Han Suk-kyu, qui a incarné des personnages de rois à plusieurs reprises, mais continue d’interro-

2

3

ger la costumière sur les tenues royales comme au premier jour, ou de Lee Byung-hun, dont la bonne volonté manifeste invite à le conseiller au mieux. Pour les besoins du film Mademoiselle (2016), Cho Sang-kyung a réalisé une robe très près du corps afin que Kim Min-hee, à laquelle elle était destinée, puisse se mouvoir avec la grâce et la retenue qui conviennent au rôle principal de mademoiselle Hideko et, bien que ces articles ne soient pas visibles, les sous-vêtements qu’elle surmontait étaient conçus pour souligner la ligne et les formes de l’actrice.

Pour vivre pleinement sa vie 1. Costume de Kudo Hina, l’un des personnages principaux du feuilleton télévisé Mr Sunshine, qui vient de s’achever sur un grand succès. Dans les costumes qu’elle a créés, Cho Sang-kyung a voulu montrer les goûts raffinés de la riche veuve qui dirige un grand hôtel de Séoul en ce début du XXe siècle. 2. L’héroïne féminine de Mr Sunshine est l’aristocrate Go Ae-sin, qui apporte son aide aux milices populaires pour défendre Joseon contre les agressions de forces étrangères. 3. Le personnage d’Eugene Choi est un officier du Corps des Marines qui sert à la légation américaine de Séoul au début du siècle dernier. Pour qu’ils soient plus fidèles à l’histoire, ses uniformes ont été réalisés sur mesure aux États-Unis.

À la question de savoir à quel point il est amusant et intéressant de travailler avec des acteurs et des réalisateurs de premier plan, Cho Sang-kyung répond avec un sourire : « Tous les soirs, je me dis en me couchant que demain pourrait ne pas venir. Je revois en pensée le déroulement de ma journée pour voir si tout s’est bien passé. C'est l’habitude que j’ai prise ». Puis elle m’adresse un regard qui semble vouloir dire : « Vous devez me trouver bizarre », mais je lui réponds en mon for intérieur : « Absolument pas ! Vous vivez pleinement chaque jour. Vous n’aurez rien à regretter. Vous ne finirez pas tristement ».

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 39


ESCAPADE

Jindo,

alliage de richesses, de bravoure et de désespoir

Troisième île coréenne par sa superficie, à laquelle s’ajoutent les centaines d’îlots qui l’entourent, Jindo se situe au large de l’extrémité sud-ouest de la péninsule coréenne, sur la route maritime qui relie la Chine au Japon, et elle a été de ce fait le théâtre de nombreux événements historiques. Lee Chang-guy Poète et critique littéraire Ahn Hong-beom Photographe

40 KOREANA Hiver 2018


L’île de Jindo vue du mont Cheomchal. Ses montagnes de faible altitude abritent les champs dorés du vent qui vient de la mer, à l’horizon de laquelle est visible le canton de Haenam.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 41


L

e 9 septembre 1816, le capitaine du navire de guerre britannique Lyra, un certain Basil Hall (1788–1844), entreprit de gravir le Sangjo, qui est le point culminant de l’île de Jin, dite Jindo en coréen, et quand il parvint à son sommet, il ne put s’empêcher de s’extasier devant l’archipel de plus de 100 îlots qui s’offrait à sa vue. Le Parc Basil Hall rappelle aujourd’hui son passage près de l’observatoire du mont Dori et ceux qui s’y rendront en escaladant le mont Sebang Nakjo situé sur la côte sud-ouest de l’île comprendront tout le sens de ses exclamations en découvrant ce panorama au crépuscule. Réputé pour sa beauté, il permet d’embrasser du regard les nombreux îlots qui constellent la mer, comme autant d’oiseaux noirs sur l’eau, sous un ciel où de petits nuages se teintent de rose dans le couchant. L’ensemble qu’ils forment constitue cet archipel de Jodo qui émerveilla jadis Hall et son équipage. Ils y avaient accosté afin d’explorer le littoral occidental de Joseon, nom que portait alors la Corée, dans le cadre d’une mission visant à développer le commerce avec la Chine. En 1818, l’officier allait rendre compte de ce périple avec force détails dans une chronique intitulée Voyage d’exploration de la côte ouest coréenne et de la grande île de Loo-Choo et porter ainsi à la connaissance des États étrangers le fait que Jindo était accessible par la mer. Ces faits survinrent donc un demi-siècle avant l’ouverture officielle des ports coréens au Japon, puis aux puissances occidentales, et, par la suite, l’Empire britannique sollicita du royaume de Joseon qu’il lui accorde la location des archipels de Jodo et Jindo. Aujourd’hui encore, les insulaires se disent rétrospectivement que ce dernier serait devenu un centre de commerce aussi dynamique que Hongkong s’il avait fait l’objet d’un tel prêt. Quoiqu’elle n’ait pas connu ce destin, Jindo n’en a pas moins exercé un rayonnement et un pouvoir d’attraction sur des étrangers comme sur les autochtones, les effusions de sang et les situations de détresse n’ayant malheureusement pas épargné cette île.

Fertilité et musicalité

Pour se rendre à Jindo, dont la surface de 360 km2 représente 60% de celle de la capitale, il faut compter, à partir de celle-ci, à peu près quatre heures, dont deux et demie jusqu’à Mokpo, cette ville de la province du Jeolla du Sud desservie par une liaison à grande vitesse atteignant 300 km/h, puis une heure de route sur le pont à haubans long d’environ 500 mètres qui relie l’archipel à la péninsule. Au large de Jindo, les courants froids qui proviennent de la mer de l’Est et circulent en direction du sud se heurtent à des courants chauds se déplaçant vers le nord à partir des zones équatoriales. Ils se font plus puissants sous l’influence

42 KOREANA Hiver 2018

des marées à fort coefficient que connaît l’île et cette rapidité fut naguère propice au transport de cortèges d’émissaires entre la Chine et le Japon, ainsi qu’au commerce maritime à partir des côtes méridionales et occidentales coréennes, mais aussi de Gaegyeong, qui fut la capitale septentrionale de la dynastie Goryeo, et de celle de Hanyang, à savoir l’actuel Séoul. Cette convergence de courants chauds et froids favorise en outre la richesse du milieu marin, dont la manne fait la réputation de l’île sous forme de crabes nageurs, anchois, ormeaux et petits poulpes, ainsi que de variétés d’algues comme la moutarde de mer ou le varech. À Jindo, le promeneur découvre, entre les montagnes barrant l’horizon dans trois directions, un paysage de vastes étendues de cultures parsemées de points d’eau qui lui fait presque oublier qu’il se trouve sur une île. Cette particularité résulte d’un remembrement réalisé voilà plusieurs siècles en rasant des collines et en colmatant des vasières. Par le passé, l’île était aussi appelée à juste titre Okju, ce qui signifie « lieu fertile bien qu’étant une île », car Okju la bien nommée fournissait tout le royaume en semences, bien que se consacrant surtout à la riziculture, dont les récoltes permirent de nourrir la population de l’île de Jeju pourtant quatre fois plus grande, mais dépourvue de cette production. Un vieil adage de Jindo le rappelle d’ailleurs en ces termes : « Une bonne récolte suffit à faire manger trois années durant ». Sur ce riche terreau, apparut tout naturellement une tradition de la chanson et de la danse. Ses survivances sont présentes aujourd’hui encore sur toute l’île, dans les chants folkloriques lents et harmonieux qu’entonnent souvent les femmes pour égayer leur dur labeur de l’été de ces airs aux rythmes et mélodies différents selon qu’elles se trouvent dans une rizière ou un champ. Au huitième mois du calendrier lunaire, les soirs de pleine lune, femmes et enfants du village arborant leurs habits neufs dansent en se tenant par la main la ronde dite ganggangsullae ou chantent à n’en plus finir le Jindo Arirang, tandis que les hommes exécutent un nongak, un rituel paysan traditionnel alliant danse et musique que l’UNESCO a inscrit sur sa Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Comme on pouvait donc s’y attendre sur un territoire peuplé d’à peine 30 000 habitants, l’île s’est dotée d’une formation musicale traditionnelle composée de trois troupes d’artistes différentes se consacrant à la musique instrumentale ou vocale et à la danse. Outre qu’elle est équipée d’infrastructures éducatives,


Situé à l’extrémité la plus méridionale du territoire sud-coréen, le mont Sebang Nakjo qui se dresse à Jindo offre une vue spectaculaire des 154 îlots dont les silhouettes noires se dessinent sur la mer au couchant.

À Jindo, le promeneur découvre, entre les montagnes barrant l’horizon dans trois directions, un paysage de vastes étendues de cultures parsemées de points d’eau qui lui fait presque oublier qu’il se trouve sur une île.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 43


Jindo dispose également d’une salle de concert aussi moderne que spacieuse consacrée au genre musical traditionnel du gugak et rattachée au Centre national du gukak situé sur l’île.

Les apports de l’exil

Cette prospérité et ce goût pour la musique ne peuvent pour autant effacer les meurtrissures du passé. Très distante de la capitale, l’île fournissait un lieu idéal où reléguer les fonctionnaires érudits tombés en disgrâce pour des raisons politiques ou idéologiques. En permettant à l’État de s’assurer qu’ils croupiraient dans l’oubli, cette lointaine contrée allait d’une certaine manière bénéficier de ses sanctions. Ces fonctionnaires bannis, qui se mêlaient inévitablement à la population au cours d’un long exil de trois à vingt années, allaient lui faire découvrir d’autres cultures régionales, voire leur communiquer les précieux savoirs de l’époque pour élever l’esprit des plus talentueux, et ce faisant, apporter richesse et diversité à la culture locale. Aujourd’hui encore, Jindo conserve ainsi sa réputation de centre de l’École méridionale de la peinture érudite et, à ce titre, elle a accueilli cette année la première biennale internationale de peinture à l’encre de Chine de la région de Jeon-

nam. Cette manifestation aurait été créée à l’initiative de deux natifs de Jindo, Heo Ryeon (1809-1892) et Heo Baek-ryeon (1891-1977), qui comptent parmi les plus illustres artistes de ce groupe. C’est avec l’aide de lettrés en exil qu’ils s’initièrent à la peinture, en apprenant à apprécier et connaître de manière approfondie les arts pratiqués dans la capitale. Leur influence se retrouve même dans la production domestique de différents alcools, dont le hongju, cette « liqueur rouge » obtenue en faisant macérer du grémil pourpre ou jicho dans un alcool de riz lors de la distillation afin de le colorer, mais aussi d’un thé composé de jeunes pousses des théiers qui abondent dans les champs et montagnes de l’île.

Les tournants des guerres

Sous le royaume de Joseon (1392-1910), le moyen le plus rapide de se rendre à Jindo était évidemment le bateau, où les voyageurs devaient s’embarquer au siège du commandement de la base navale de Haenam située dans le port de Nokjin, mais, craignant les forts courants qui balayaient l’île, ils préféraient parcourir un kilomètre supplémentaire pour gagner le port de Byeokpa. Sur la colline qui le surplombe, se trouve l’emplacement de l’ancienne forteresse de montagne de Yongjang,

Lieux à visiter à Jindo 1

Parc de la plage de Nokjin

Séoul

Cimetière des victimes de la 2 deuxième invasion japonaise

3 Forteresse de montagne de Yongjang

408 km L’Ulim Sanbang (« abri de la montagne des nuages et forêts »)

Jindo

1

2

3

4

44 KOREANA Hiver 2018

45

Pavillon commémoratif de Sochi

Forteresse de la Garnison Sud

5


naguère quartier général des Sambyeolcho, ces trois unités d’élite qui refusèrent d’obéir à un décret royal de 1231 les enjoignant de se soumettre à l’envahisseur mongol. Suite à leur rébellion, elles se réfugièrent sur l’île de Jindo et projetèrent d’y fonder un nouveau royaume de Goryeo qui combattrait et repousserait les Mongols. Jindo possédant toutes les qualités requises sur le plan défensif, les Sambyeolcho qui y débarquèrent de 1270 à 1275 entreprirent de transformer en fort les murailles de la ville de Yongjang et, pour ce faire, d’édifier une véritable forteresse militaire autour du temple bouddhique de Yongjangsa, qui était le plus important de l’île. Donnant le nom de Goryeo à leur nouvel État, ils en couronnèrent le roi et reconstituèrent pratiquement à l’identique le palais royal de Manwoldae qui s’élevait dans la capitale de Gaegyeong, l’actuel Kaesong nord-coréen. Les insulaires ne pouvaient quant à eux que soutenir l’action des Sambyeolcho, tout aussi désireux qu’ils étaient de chasser enfin ces Mongols qui s’étaient emparés de plus de terres que tous les envahisseurs précédents. La rébellion n’allait cependant pas résister aux forces coalisées des Mongols et de Goryeo, puisque, moins d’un an plus tard, la forteresse de montagne de Yongjang allait tomber sous leurs assauts, sa prise met-

tant ainsi un terme à la guerre en 1271. Que doivent avoir ressenti les habitants de Jindo en voyant leur île soudain transformée en un champ de bataille aussi meurtier ? Il est un certain lieu qui peut fournir des éléments de réponse à cette question, à savoir le sanctuaire qui fut construit en l’honneur de Bae Jung-son, chef des Sambyeolcho, et où la population accomplit encore aujourd’hui des rites commémoratifs à la première pleine lune de l’année. À ce propos, les historiens rappellent que les Sambyeolcho prirent soin de brûler les papiers d’identité faisant état du rang social des personnes ayant décidé de les rejoindre à Jindo. Dans la société fortement hiérarchisée de Goryeo, les Sambyeolcho remirent en question l’ordre établi et rêvèrent d’instaurer la démocratie. Après les avoir vaincus, les Mongols firent prisonniers près de 10 000 habitants de Jindo et établirent un élevage de chevaux, ce qui semble étayer l’hypothèse selon laquelle le chien de race Jindo,

La forteresse de la Garnison Sud, dite Namdojinseong, fut édifiée au XIIIe siècle pour assurer la défense des côtes lorsque les Sambyeolcho, ces unités d’élites de la monarchie de Goryeo, entreprirent de chasser l’envahisseur mongol. Sous le royaume de Joseon qui lui succéda, cet ouvrage permit de repousser les incursions japonaises par la mer.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 45


si cher aux Coréens et désormais classé « trésor national », serait issu de l’accouplement d’un chien de berger rapporté par les Mongols avec une chienne d’origine autochtone. Trois siècles plus tard, le port de Byeokpa allait être le théâtre de nouveaux bouleversements provoqués par la deuxième invasion japonaise (1597-1598). Après avoir été dégradé en conséquence de luttes sans merci au sein du pouvoir, l’amiral Yi Sun-sin allait être réintégré au poste de commandant suprême de la marine pour repousser la flotte japonaise envoyée en renfort des troupes de Toyotomi Hideyoshi. Or, les forces navales coréennes ayant été anéanties lors d’une campagne japonaise qui se déroula alors qu’il était emprisonné suite à sa dégradation, il ne fut en mesure de rassembler en tout et pour tout que douze navires de guerre. Le 26 octobre 1597, Yi Sun-sin allait génialement tirer parti des marées et tourbillons qui agitaient le détroit de Myeongnyang s’étendant entre les ports de Byoekpa et Nokjin, sur une largeur de quelque 200 mètres en son point le plus étroit. L’extrême difficulté qu’il y avait à naviguer dans ses courants rapides neutralisa l’énorme supériorité numérique de la flotte japonaise, laquelle perdit des dizaines de navires et fut contrainte à une retraite qui mit fin à cette bataille dite de Myeongnyang. Beaucoup s’accordent à penser que la victoire éclatante de

Yi Sun-sin représente la démonstration magistrale de la suprématie de la stratégie militaire face à l’inégalité des forces en présence, omettant de rappeler le rôle de la population qui, en se conformant aux instructions de Yi Sun-sin, se rangea sur les deux bords du détroit pour faire pleuvoir rochers et flèches sur les soldats japonais. Dès que l’amiral quitta les lieux pour reconstituer sa flotte sur la côte ouest, les Japonais profitèrent de son départ pour châtier cruellement les habitants et, à son retour sur l’île à peine 23 jours plus tard, il découvrit un véritable spectacle de désolation. Dans sa chronique de guerre intitulée Nanjungilgi, il écrivit à ce propos : « Plus aucune maison n’est sur pied. Le silence règne dans la campagne où il n’y a pas trace de vie humaine ». Si Jindo eut à souffrir terriblement de la guerre, la défaite humiliante par laquelle elle se solda pour les Japonais dans le détroit de Myeongnyang marqua un tournant en mettant fin à sept années de conflits. Deux statues de Yi Sun-sin commémorent ces faits à Nokjin et sur l’esplanade de Gwanghwamun située en plein cœur de Séoul.

Les deux cimetières

Au pied d’une montagne que longe la route passant par le village de Dopyeong succédant au port de Byeokpa, le voyageur découvre un groupe de quelque 230 tombes connu sous 1

46 KOREANA Hiver 2018


l’appellation officielle de Cimetière des victimes de la deuxième invasion japonaise. C’est là que reposent les soldats de Joseon qui combattirent à la bataille de Myeongnyang, aux côtés de gens du peuple exécutés par les Japonais à titre de représailles et restés pour la plupart anonymes, à l’exception de dix d’entre eux, leurs tombes étant en revanche toutes orientées vers ce nord où se trouvait la capitale. En roulant environ neuf kilomètres en direction de la mer sur une route de montagne, on tombe sur la jolie colline de Waedeoksan où a d’ores et déjà été découverte une centaine de tombes abritant la dépouille mortelle des soldats japonais qui se battirent à cette même bataille, avec à leur tête le chef de guerre Kurushima Michifusa. Quand les navires ramenèrent leurs cadavres, les villageois s’empressèrent de leur donner une sépulture sur une colline orientée au sud, en direction du Japon. La construction de routes et le remembrement agraire ayant mis à mal nombre d’entre elles, il n’en reste aujourd’hui d’intactes qu’une cinquantaine. Quand la nouvelle de l’existence de ce cimetière a été révélée au Japon, en août 2006, les descendants des soldats tués se sont rendus à Jindo, accompagnés d’un groupe d’étudiants et encadrés par des villageois. Un article paru à ce sujet dans un journal de Hiroshima a qualifié ce cimetière de lieu sacré et a exprimé sa reconnaissance à la population de Jindo, pour laquelle cette expression de compassion allait en quelque sorte de soi, sachant que la réconciliation des morts et des vivants revêt une importance primordiale dans l’idée coréenne de la vie et de la mort. Cette conception se manifeste en outre à Jindo par le rite funéraire chamanique dit ssitgim-gut, qui vise à apaiser la rancœur des morts et à purifier leur âme afin qu’ils reposent en paix.

Vivants et morts

Le « rite de purification de l’âme » pratiqué à Jindo diffère en réalité par son nom et sa nature en fonction du lieu ou de la cause du décès, les modalités de son exécution variant selon les circonstances. Ainsi, lorsqu’il est destiné à sauver l’âme d’un noyé, il est appelé geonjigi (récupérer de l’eau) ssitgim-gut ou honmaji (rencontre de l’âme) ssitgim-gut, s’il vise à apporter la paix à l’âme d’une personne décédée loin de chez elle et donc 1. Sur le port de Seomang, les femmes se hâtent de débarrasser les filets de la pêche du jour, car il est indispensable de la retirer et de la congeler le plus rapidement possible pour qu’elle conserve toute sa fraîcheur. À la saison du lieu jaune, ces travaux qui rassemblent tout le village prennent une ampleur spectaculaire. 2. Au temple de Yongjang, la figure centrale de cette triade de Bouddhas en pierre un Bouddha de Médecine d’une hauteur de deux mètres. Assis sur un socle en forme de lotus, il présente une largeur et une hauteur importantes du corps à sa partie inférieure, ces proportions étant caractéristiques de l’imagerie bouddhiste de la période de Goreyo.

2

confinée dans la solitude. Il se distingue en outre des rites funéraires chamanistes d’autres régions par des éléments artistiques, comme dans cette « danse pour les Dieux », d’une charmante simplicité qu’accompagnent chants et instruments de musique divers du chamanisme faisant du sindigim-gut de Jindo plus qu’une simple cérémonie religieuse, ce qui a conduit l’État à le classer parmi les biens culturels immatériels importants du pays. Ce désir de réconcilier morts et vivants recouvre en fait de douloureux et impérissables souvenirs, car la population a eu à souffrir à plusieurs reprises d’événements historiques tels que les révoltes paysannes de Donghak, en 1894 et 1895, ou la Guerre de Corée, de 1950 à 1953, qui donnèrent lieu à des massacres aussi injustes que cruels. En 2014, le naufrage du ferry-boat Sewol au large de leur île, en entraînant la mort de 250 lycéens et 54 enseignants, membres de l’équipage et autres personnes, allait s’avérer plus affreux encore pour les insulaires d’aujourd’hui, car la mort est tout autant du domaine public que particulier. L’anthropologue et ethnologue français Claude LéviStrauss a écrit à ce sujet : « Ils ont eu beau épanouir leur système dans une prosopopée fallacieuse, pas plus que d’autres ils ne sont parvenus à démentir cette vérité ; la représentation qu’une société se fait du rapport entre les vivants et les morts se réduit à un effort pour cacher, embellir ou justifier, sur le plan de la pensée religieuse, les relations réelles qui prévalent entre les vivants. » (Extrait de Tristes Tropiques, de Claude LéviStrauss) Ceci explique-t-il tout simplement que Jindo ait su conserver la culture de guérison qui lui est propre ?

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 47


HISTOIRES DES DEUX CORÉES

Le Pyongyang d’aujourd’hui Dans son dernier livre intitulé Le temps passe à Pyongyang comme à Séoul, le journaliste indépendant américain Jin Chun-kyu livre une présentation inhabituelle de la Corée du Nord en s’appuyant sur des centaines d’entretiens avec des habitants du pays et nombre de photos particulièrement éloquentes, car celui qui se qualifie lui-même de « correspondant nomade à Pyongyang » n’a de cesse d’œuvrer au dialogue culturel des deux pays de la péninsule. Kim Hak-soon Journaliste et professeur invité à l’École des médias et de la communication de l’Université de Koryo Ha Ji-kwon Photographe

© Jin Chun-kyu

48 KOREANA Hiver 2018


S

i la Corée du Nord est souvent présentée par les médias occidentaux comme la nation la plus fermée au monde, c’est en grande partie en raison de leur méconnaissance d’un pays dont la visite est soumise à des contraintes très strictes. Ils en sont donc réduits à supposer que les sanctions internationales y paralysent l’économie et rendent la vie plus difficile. Paru en début d’année chez l’éditeur séoulien Takers, Le temps passe à Pyongyang comme à Séoul s’inscrit en faux contre cette idée reçue sous la plume de Jin Chun-kyu, un journaliste indépendant qui vit et exerce aux États-Unis, mais a entrepris de présenter la capitale nord-coréenne dans toute sa diversité et sa complexité. Les quarante jours qu’il y a passés, répartis sur quatre séjours effectués entre octobre 2017 et juillet 2018, lui ont permis de rencontrer pas moins de 250 personnes et de photographier des aspects significatifs de la vie. Le fruit de ce travail rend compte à ce point de l’évolution que connaît le pays depuis quelques années que le président sud-coréen Moon Jae-in lui-même l’aurait lu cet été pendant ses vacances. Les deux pays ayant rompu leurs relations en 2008 et jusqu’à cette année, leur frontière commune est restée fermée aux journalistes sud-coréens dans l’intervalle, mais Jin Chunkyu a su tirer parti du statut de résident permanent qui lui a été accordé aux États-Unis pour établir des relations de confiance avec les autorités nord-coréennes et pouvoir se déplacer aussi facilement que possible dans le pays. Il allait notamment se rendre à la station de ski de Masikryong, au mont Myohyang et dans les villes de Wonsan et Nampo, ainsi que dans la capitale, pour y rencontrer les gens et saisir des scènes du quotidien.

L’automobile et la téléphonie mobile

Quand Jin Chun-kyu parle de lui-même comme d’un « correspondant nomade à Pyongyang », il le fait pour une raison bien précise. En 1988, alors qu’il venait d’entrer au Hankyoreh, un quotidien de tendance progressiste, aux côtés d’autres journalistes écartés comme lui des grands médias du service public par le pouvoir dictatorial, il allait multiplier les contacts avec la Corée du Nord pendant le reportage qu’il effectuait à l’occasion de la réunion de la Commission d’armistice au village de Panmunjom. Quatre ans plus tard, il effectuait un nouveau voyage dans ce pays afin d’y assister aux pourparlers intercoréens qui se tenaient au plus haut niveau, puis, en l’an 2000, il allait y suivre le déroulement du premier sommet intercoréen et, quelques mois plus tard, témoigner de la rencontre entre le président Kim Dae-jung et le dirigeant nord-coréen Kim JongLa rue de Changjon qui s’étend dans l’ouest de Pyongyang, vue depuis la tour du Juche. Cette artère bordée d’immeubles d’habitation a été réalisée en 2012.

il en les photographiant, tout sourire et main tendue après la signature de la Déclaration commune Nord-Sud du 15 juin. Après seize années passées aux États-Unis, quelle n’a pas été sa surprise de constater, à son retour dans cette Corée du Nord qu’il avait quittée en 2001, que voitures et téléphones portables y étaient désormais d’un usage très courant ! Des taxis étaient partout disponibles, parcourant la ville ou stationnés les uns derrière les autres dans les lieux les plus fréquentés, comme le grand restaurant Okryugwan, devant lequel une dizaine d’entre eux attendaient toujours le client. Les passants pouvaient donc emprunter l’un d’eux à tout moment, contrairement à une idée reçue voulant qu’ils soient réservés aux hauts fonctionnaires ou à des ressortissants étrangers. Des feux de circulation jalonnaient les rues pour assurer la fluidité du trafic, alors qu’auparavant, la faible intensité de ce dernier n’exigeait à cet effet que les coups de sifflets ou signaux de la main des agents présents sur place. « Autrefois, c’était tout bonnement impensable ! Dans la seule capitale, on estime à plus de 6 000 le nombre de taxis en circulation, lesquels se répartissent sur cinq ou six entreprises », a précisé Jin Chun-kyu lors d’un entretien. D’après l’un de leurs chauffeurs, la clientèle se compose surtout de personnes qui souhaitent se rendre dans un quartier non desservi par le métro et le bus ou qui ne sont pas motorisées pour des raisons économiques. Le journaliste a également été témoin des embouteillages qui se forment aux heures de pointe. À son grand étonnement, il a aussi découvert que pas moins de cinq millions de Nord-Coréens possédaient un téléphone portable en dépit de la surveillance qu’exerce l’État sur les communications et les déplacements, les scènes de passants en train de parler ou de prendre des photos sur cet appareil faisant désormais partie du quotidien. En troisième lieu, Jin Chun-kyu a découvert avec stupéfaction à quel point l’accès à l’Internet est aujourd’hui répandu, ce qui lui a permis de s’y connecter sans trop de mal à son hôtel de Pyongyang, alors qu’il s’était imaginé que la fourniture de liaisons Wi-Fi n’était assurée qu’à l’aéroport international de Pyongyang en raison du transport à l’étranger. « J’ai pu lancer des recherches et envoyer des courriels aux États-Unis quand je le voulais et sans le moindre problème », se souvient le journaliste. Lorsqu’il lui arrivait d’en expédier un à Séoul, son destinataire semblait toujours sceptique quant à sa provenance, comme ce jour où il lui a fallu écrire en urgence, ce qu’il a fait sans obtenir de réponse. Par la suite, son interlocuteur allait lui avouer avoir douté de l’origine de ce message et craint qu’il ne fasse l’objet d’une surveillance. C’est pourtant à partir de la capitale nord-coréenne que Jin Chun-kyu a transmis de nom-

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 49


« Le monde entier, à commencer par les États-Unis, est persuadé que des sanctions économiques supplémentaires vont forcer sous peu la Corée du Nord à baisser les bras et à s’avouer vaincue, mais, quand on connaît mieux ce pays, on sait qu’il n’en est rien. » breux e-mails à sa maison d’édition de Séoul à l’époque où il rédigeait Le temps passe à Pyongyang comme à Séoul.

La confiance qui s’impose pour un reportage

Au gré de ses promenades dans la capitale, Jin Chunkyu n’a pas manqué de remarquer que les gratte-ciel y sont plus nombreux et luxueux qu’autrefois, en particulier dans la superbe rue de Changjon, que les étrangers surnomment tantôt « Little Dubai », tantôt « Pyonghattan », l’abréviation de Pyongyang et Manhattan. Dans une autre artère, dite des Scientifiques du futur parce qu’elle abrite les résidences de nombreux chercheurs, on croirait se trouver dans un pays capitaliste en voyant s’aligner grands magasins et immeubles de standing. À l’occasion de la visite du président sud-coréen Moon Jae-in à Pyongyang en septembre dernier, les Sud-Coréens ont pu voir par eux-mêmes la forêt de tours bordant la nouvelle avenue de Ryomyong créée à l’initiative du dirigeant Kim Jong-un.

Comme allait l’apprendre Jin Chun-kyu, la capitale compte actuellement six pizzerias que fréquentent non seulement les touristes étrangers, mais aussi la population. Le journaliste américain s’est notamment rendu dans la première à avoir ouvert ses portes voici vingt ans de cela dans le quartier de Chukjon-dong situé non loin du palais de Mangyongdae et, dans son local spacieux de 990 mètres carrés, il s’est restauré aux côtés des nombreux clients qui dégustaient pizzas ou spaghettis. Certaines de ses photos montrent aussi des intérieurs de particuliers comme les autres, ce qu’il est rarement donné de voir par ailleurs, le journaliste étant le premier étranger à y avoir été reçu, comme l’a souligné le guide qui l’accompagnait. Jin Chun-kyu a ensuite parcouru l’avenue de Ryomyong pour visiter ses immeubles construits il y a un an à l’intention des riverains qui habitaient là avant le réaménagement et travaillent pour la plupart à proximité. Les logements où il est entré et qui possédaient tous des lits,

1. Une longue file de taxis attend les spectateurs d’un spectacle donné au Grand Théâtre de Pyongyang. Selon Jin Chun-kyu, un journaliste indépendant qui réside aux États-Unis, plus de 6 000 de ces véhicules circulent actuellement dans le centre de Pyongyang.

1 © Jin Chun-kyu

50 KOREANA Hiver 2018

2. Jin Chun-kyu tenant son livre Le temps passe à Pyongyang comme à Séoul, où il a recueilli ses impressions lors de quatre séjours successifs effectués en Corée du Nord entre les mois d’octobre 2017 et de juillet 2018.


gazinières ou cuisinières électriques et réfrigérateurs, semblaient occupés par des familles à revenus moyens. Quoique celles-ci aient été informées par avance de sa visite, Jin Chun-kyu n’a pas eu l’impression qu’un certain aménagement ou des équipements qui ne leur appartenaient pas leur avaient été imposés. En Corée du Nord, la taille d’un logement ne se mesure pas en pyeong (3,3 m²) comme en Corée du Sud, mais en nombre de pièces, lequel varie le plus souvent de deux à quatre, et les appartements sont attribués non en fonction de la fortune ou de la situation, mais du nombre de personnes composant une famille. Pour un appartement de ce type situé sur l’avenue de Ryomyong, le loyer mensuel versé par un foyer s’élève à 240 wons nord-coréens, soit quelque 2 700 wons sud-coréens, ce qui représente une somme symbolique ne correspondant pas à la valeur du marché, comme l’explique Jin Chun-kyu. Quant à l’eau et à l’électricité, les Nord-Coréens ne paient pas la première, tandis que la seconde leur est facturée pour les encourager aux économies d’énergie. Lors du dernier séjour de Jin Chun-kyu, le guide qui l’escortait s’est montré très discret. « J’ai eu la possibilité de parler en toute liberté avec des habitants de Pyongyang. Aucune de mes photos et vidéos n’a été censurée par qui que ce soit », affirmet-il. Les autorités ont eu pour seule exigence qu’il réalise des vues en pied des statues de Kim Il-sung et de Kim Jong-il, qui sont respectivement le fondateur du pays et son successeur à la tête de celui-ci, tout en s’abstenant de photographier ouvriers du bâtiment ou personnes âgées pauvrement vêtues. 2

Une action en faveur de la réunification culturelle

Les ouvrages et photographies consacrés jusque-là à la Corée du Nord étaient dus pour la plupart à des journalistes étrangers dont le point de vue demeurait celui d’observateurs qui n’avaient pas pour langue maternelle celle de la population locale. N’étant pas, en revanche, confronté à la barrière de la langue, Jin Chun-kyu a voulu non seulement montrer ce à quoi ressemblent les Nord-Coréens, mais aussi transmettre leurs sentiments et façons de penser. « Le monde entier, à commencer par les États-Unis, est persuadé que des sanctions économiques supplémentaires vont forcer sous peu la Corée du Nord à baisser les bras et à s’avouer vaincue, mais, quand on connaît mieux ce pays, on sait qu’il n’en est rien », considère-t-il. Contrairement à l’idée que l’on se fait d’eux à l’étranger, il a pu constater par lui-même que, loin de se limiter à subvenir à leurs besoins essentiels, les habitants de Pyongyang ont accès à des produits de consommation variés et mènent « une vie tranquille, démentant ainsi la crainte souvent exprimée que la Corée du Nord ne se prépare actuellement à une guerre », ce qui était aussi vrai en octobre 2017, c’est-à-dire au plus fort des tensions

provoquées entre Pyongyang et Washington par des tirs de missiles et la poursuite du développement de l’arme nucléaire. Pour accomplir la mission qu’il s’était fixée, Jin Chunkyu avait pris le parti de « tout voir et tout comprendre sans le moindre préjugé », comme un simple « voyageur frontalier », et, à ceux qui le soupçonnent d’avoir déformé la réalité de la vie à Pyongyang pour brosser un tableau révisionniste de la Corée du Nord, il répond : « Mieux vaut accepter les choses telles qu’elles sont, comme pour les différences qui existent entre Séoul et la province ! » S’il nourrit l’espoir d’être nommé un jour correspondant permanent à Pyongyang, le journaliste se consacre aujourd’hui pleinement à la création d’Unification TV, une chaîne de télévision par câble dont le lancement est prévu en 2019 et qui diffusera des émissions historiques et des documentaires sur la nature ou la gastronomie aux côtés de productions coréennes dont il aura acheté les droits. « L’échange de contenus et l’homogénéisation seront déterminants pour réaliser la réunification culturelle », conclut Jin Chun-kyu, qui préside le comité préparatoire d’Unification TV.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 51


LIVRES

et CD Charles La Shure

Professeur au Département de langue et littérature coréennes de l’Université nationale de Séoul

Les combats d’un écrivain en des temps mouvementés Dust and Other Stories (poussière et autres nouvelles)

Yi T’aejun, traduit par Janet Poole, 2018, Columbia University Press, New York, 304 pages, 25 $

Yi T’aejun, dont le nom est aussi transcrit Lee Tae-jun, figure parmi les grands écrivains coréens du début de l’époque moderne, mais son œuvre est restée interdite jusqu’en 1988 étant donné ses origines nord-coréennes, puisqu’il a vécu à Pyongyang jusqu’en 1946 avant de partir pour Séoul. Alors qu’elle n’avait jamais été traduite en anglais pendant trente ans, voilà qui est chose faite grâce au recueil de nouvelles Dust and Other Stories, qui rassemble des textes composés pour la plupart dans les derniers temps de l’époque coloniale ou au lendemain de la libération coréenne survenue en 1945. L’ensemble de l’ouvrage suit un fil conducteur d’ordre très personnel qui a trait à la fidélité de l’écrivain envers son oeuvre et au véritable combat qu’il doit mener en temps de crise pour y parvenir. Un certain nombre de ses nouvelles ont pour personnage principal Hyon, dont la combativité révèle l’amour de la vie qu’éprouve l’auteur lui-même. Pour autant, on ne saurait imaginer que Yi T’aejun ait pu, à un quelconque moment de son existence, réaliser son souhait de vivre de sa plume, comme en témoigne Rainy Season (1936), où il livre un portrait sans concession de contemporains célèbres qui dilapidaient leur talent en rédigeant sur commande articles de journaux ou de magazine et autres textes, tandis que ceux restés fidèles au principe de « l’art pour l’art » devaient affronter les difficultés croissantes constatées par ce même Hyon dans The Frozen River Pae (1938). Il revient une fois encore dans Before and After Liberation (1946), où il se fait un devoir de conserver son honnêteté intellectuelle en toutes circonstances, que ce soit à l’époque coloniale ou après l’indépendance, comme l’indique le titre du livre. Quand le pouvoir colonial le somme de mettre son art au service de l’empire, il hurle en son for intérieur sa volonté de vivre, et ce, pour luimême, non pour servir d’instrument de propagande au service du pouvoir, car une vie de soumission à l’oppresseur ne serait pas digne d’être vécue, Hyon préférant encore renoncer à écrire que lui prêter sa voix. Quand sonnera l’heure tant attendue de la libération coréenne, ses tourments ne prendront pas fin pour autant, car il se trouvera à nouveau pris entre deux feux en ne s’engageant ni à gauche ni à droite sous la houlette soviétique ou américaine. Lorsque Yi T’aejun exprime son inquiétude en faisant dire à son personnage que « la nation s’enfoncerait dans un conflit destructeur » si le communisme régnait sur la péninsule, ces paroles possèdent rétrospectivement une portée prophétique, puisque, à peine deux ans plus tard, le territoire allait être divisé en deux pays différents qui s’affronteraient ultérieurement lors de la Guerre de Corée. Si Tiger Grandma, qui paraît en 1949, témoigne sans ambiguïté d’une tentative d’engagement de l’auteur à des fins de propagande en faveur du régime communiste nord-coréen, cette œuvre rend véritablement compte des efforts entrepris par celui-ci dans le domaine de l’éducation, des sciences et de la lutte contre les superstitions. Un an après, la nouvelle éponyme d’un recueil intitulé Dust (1950) présentera la situation d’une manière beaucoup plus complexe. Aux côtés de grossières caricatures d’Américains et de Sud-Coréens à leur solde, comme on pourrait s’y attendre, l’auteur dépeint un personnage, Han, qui s’évertue à conserver sa neutralité dans la lutte qui fait rage pour la suprématie idéologique. Il fait part de sa crainte de voir l’un


des deux pays prendre trop de retard sur l’autre, ce qui réduirait à néant tout espoir de réconciliation et de réunification, l’auteur faisant là encore preuve d’une pensée visionnaire. Quoique la quête intellectuelle de Han aboutisse à une prise de conscience du bien-fondé de la cause communiste, le tour que prend son destin dans le dénouement laisse plus de place au doute qu’aux certitudes dans l’esprit du lecteur. Dans les différents écrits de Yi T’aejun, il est manifeste que l’auteur n’a jamais réellement souscrit au marxisme, ce qui explique sûrement qu’il ait fini par disparaître dans les oubliettes de l’histoire sans que l’on sache à ce jour ce qu’il est devenu. Le combat qu’il mena pour élever son art au-dessus des conflits reste d’actualité à une époque comme la nôtre où points de vue et idées semblent souvent irréconciliables.

Un guide très complet des jardins coréens vus par un paysagiste australien Korean Gardens: Tradition, Symbolism and Resilience (les jardins coréens : tradition, symbolisme et résistance) Jill Matthews, 2018, Hollym, Séoul, 208 pages, 44,50 $

Cette récente livraison du paysagiste Jill Matthews entraîne le lecteur dans une redécouverte de ces coins de nature si paisibles et familiers que l’on en oublie presque de les regarder. L’ouvrage débute par l’évocation d’une histoire des jardins paysagers qui fut aussi longue que, parfois, tourmentée, puisque l’occupant japonais entreprit leur destruction systématique, après quoi l’auteur s’attache à décrire leurs particularités. S’il en est une qu’il faut plus particulièrement retenir, c’est peut-être l’harmonie qui y règne entre l’homme et la nature du fait que le premier n’a pas cherché à discipliner la seconde. L’aperçu que fournit cet ouvrage des différentes formes de vie spirituelle en Corée, dont le chamanisme, le bouddhisme et le confucianisme, mais aussi le pungsu, dit feng shui en chinois, ne suffit certes pas à en rendre compte de manière approfondie, mais tout au moins a-t-il le mérite de situer le jardin paysager coréen dans son contexte particulier afin de mieux l’appréhender. À cet effet, s’ensuit un chapitre des plus intéressants sur la signification symbolique du nombre et de l’emplacement des rochers, essences végétales et autres plantes, ainsi que de la forme des étangs et îles : autant de précisions qui permettront de mieux apprécier la conception spécifique du jardin paysager coréen. Dans une deuxième partie, qui constitue la plus longue de son ouvrage, Jill Matthews dresse une liste de vingt jardins, les plus beaux de Corée, dont s’agrémentent palais et tombes de rois, temples bouddhiques et demeures de lettrés confucianistes. Outre qu’il retrace leur histoire et les décrit avec force détails, l’auteur illustre les textes correspondants de superbes photographies en couleur figurant sur presque toutes les pages, tandis que tableaux et schémas très instructifs sont fournis dans la troisième et dernière partie aux côtés d’un glossaire du jardin paysager coréen.


UN JOUR COMME LES AUTRES

Une initiation aux joies du

taekwondo

L’acquisition de la force physique, mais aussi de la droiture et de la volonté, constitue le principal objectif du sport national coréen, dont Shim Jae-wan, membre de l’Association coréenne de taekwondo et fondateur de Yonsei Jeonghun Taekwondo, s’emploie depuis trente-deux ans à transmettre la pratique aux jeunes générations. Kim Heung-sook Poète Ahn Hong-beom Photographe

54 KOREANA Hiver 2018


L

En prélude à la formation proprement dite, le maître de taekwondo Shim Jae-wan initie ses jeunes élèves à la méditation, car l’art martial du taekwondo recherche, outre la force physique, cet équilibre de l’esprit indispensable à la maîtrise de soi.

e 30 mai dernier, sur la place Saint-Pierre de Rome, de jeunes sportifs sud-coréens ont réalisé une démonstration de taekwondo à laquelle assistait le pape François et qu’ils ont conclue en brandissant une banderole où on pouvait lire : « La pace è più preziosa del trionfo », c’est-à-dire la paix est plus précieuse que la victoire. Ils entendaient ainsi souligner que ce sport n’a pas pour but de s’affronter, mais bien de rechercher la paix par le perfectionnement du corps et de l’esprit. Issu de différents arts martiaux traditionnels coréens, le taekwondo a connu un important essor après la Guerre de Corée et dès les années 1970, il allait prendre l’ampleur d’un véritable sport national, mais il allait falloir attendre l’amendement législatif du 30 mars 2018 pour qu’il soit officiellement reconnu comme tel. Aujourd’hui, sa pratique se répand dans le monde entier et l’effectif de ses adeptes est en constante progression. La Fédération mondiale de taekwondo, dont le siège se trouve à Séoul, représente 209 pays différents et le Comité international olympique a fait figurer ce sport parmi les disciplines représentées aux Jeux olympiques de Sydney de l’an 2000. À l’étranger, l’apprentissage du taekwondo suit en revanche une démarche différente de celle mise en oeuvre en Corée. Dans les années 1970, la prospérité économique du pays a favorisé la multiplication des clubs de taekwondo dits dojang, lesquels n’ont pas tardé à entrer en concurrence pour attirer les jeunes sportifs, d’où la répartition progressive de ce sport entre des pratiques ludique et de spécialité. « Dans d’autres pays, les gens font du taekwondo pour se maintenir en forme, tandis qu’en Corée, on se centre plutôt sur la maîtrise technique. Il faut savoir que le nombre d’adeptes est multiplié par dix aux États-Unis et l’effectif

moyen des clubs peut atteindre 500 personnes, voire 2 000. On y va même en famille, quand le père rentre du travail, ce qui relève presque de l’impossible en Corée étant donné les longues heures passées dans l’entreprise », explique Shim Jae-wan, qui tient lui-même le club Yonsei Jeonghun Taekwondo situé dans un arrondissement de l’est séoulien, Gwangjin, et plus précisément au cœur du quartier de Guui. En dépit de la pratique en baisse de ce sport constatée dans le pays, contrairement à ce qui se produit à l’étranger, l’établissement de monsieur Shim déborde toujours d’activité depuis sa création en 1986.

L’esprit authentique

« Alors que la moyenne nationale des inscriptions en club va de 50 à 70 personnes, la nôtre peut varier entre 270 et 280. À l’école du quartier, 50 à 70% des enfants viennent chez nous », précise monsieur Shim. Sur les quelque 14 000 clubs que compte le pays, rares sont ceux qui réunissent un tel effectif. « Comme ce sport s’adresse maintenant aux enfants, nombre de clubs le proposent aux côtés de jeux tels que la lutte au genou ou le ballon prisonnier », explique le dirigeant de club. « Comme l’entraînement est dur pour les enfants qui débutent, les moniteurs s’efforcent de l’alléger par ce côté ludique. Cela n’empêche pas la moitié de ces élèves d’abandonner au bout d’un an, car ils se désintéressent vite de tout ». Shim Jae-wan s’est lui aussi trouvé confronté à ce dilemme, mais le maître qu’il est dans cette discipline sait qu’il se doit de perpétuer les fondements des arts martiaux et il s’en est donc tenu strictement à une formation pratique en assumant les risques d’échec que cela comportait. Ses efforts allaient s’avérer fructueux, puisque les inscrits le demeurent en grande majorité cinq années durant,

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 55


© Shim Jae-wan

voire six, ce qui leur permet d’apprendre à apprécier le taekwondo à sa juste valeur et d’y progresser peu à peu en s’entraînant. Où qu’il se pratique dans le monde, le taekwondo obéit à une même règle pour y évoluer, à savoir que les adeptes de ce sport doivent subir une série d’épreuves pour acquérir des grades classés par ordre décroissant, à savoir du dixième au premier, avant de parvenir aux neuf niveaux supérieurs dits dan. Ces derniers sont exclusivement destinés aux élèves âgés de 15 ans et plus, d’autres titres appelés poom étant décernés aux juniors de cette discipline. En revanche, il n’existe pas de règle concernant la couleur de la ceinture associée à la tenue en fonction du grade obtenu. Celle des débutants est presque toujours le blanc, tandis que le noir représente les dan supérieurs. Quant aux ceintures jaunes ou rouges que portent les enfants, elles ne correspondent pas à un grade réglementaire et leur attribution est laissée à la discrétion des clubs pour encourager la motivation.

56 KOREANA Hiver 2018

Des formules d’apprentissage originales

Aujourd’hui titulaire d’un 6ème dan, Shim Jae-wan a vu le jour en 1962 dans un petit village de la province du Chungcheong du Nord, au sein d’une famille où il était le benjamin d’une fratrie de sept enfants. Il venait d’avoir sept ans quand une salle de taekwondo a ouvert ses portes dans la localité voisine, ce qui a aussitôt éveillé sa curiosité, bien qu’il n’ait pas les moyens d’y suivre des cours. Informé de ces difficultés, le gérant des lieux l’a néanmoins inscrit à titre gracieux et c’est ce geste généreux qui allait lui permettre de découvrir le taekwondo. Après un premier cycle au collège, Shim Jae-wan est entré dans un lycée de Séoul, sans pour autant interrompre sa pratique du taekwondo, vers lequel il allait tout naturellement se tourner pour subvenir à ses besoins lorsqu’il a dû renoncer à effectuer des études supérieures pour des raisons économiques. Dans ces circonstances, il allait embrasser la profession de moniteur et, après s’être marié, rechercher un local à louer pour abriter son club. Ce n’est

Sur l’esplanade de Gwanghwamun située en plein centre de Séoul, les élèves de Shim Jae-wan lancent des coups de pied en l’air lors d’une démonstration de taekwondo. Le maître propose plus particulièrement cette formule de « vacances réussies » aux écolières afin qu’elles apprennent à se défendre tout en gardant un bon souvenir de leur formation.

qu’en 2016, au terme de trente années passées en location, qu’il allait enfin pouvoir faire l’acquisition d’une surface située à l’entresol du bâtiment qui venait de se construire pour agrandir celui d’origine. Désireux de parfaire ses acquis, Shim Jae-wan avait approfondi son savoir-faire à l’Institut de formation continue de l’Université Yonsei, puis, toujours habité par la soif d’apprendre, il avait suivi un cursus dispensé par le Département de taekwondo de l’École supérieure d’éducation physique de l’Université Kyunghee. Ces enseignements allaient non seulement lui apporter une meilleure connaissance théorique de cette discipline, mais aussi l’aider à développer ses compétences de gestionnaire. Ceux qui pratiquent le taekwondo en club sont à près de 90 % des hommes, mais Shim Jae-wan accueille dans le sien 40 % de femmes, car il a su répondre à leurs attentes en imaginant l’originale formule du « Voyage du coup de pied » destinée à sensibiliser les jeunes filles à leurs aptitudes spécifiques,


puisqu’elles s’avèrent être plus capables que les garçons de se tenir en équilibre sur une jambe pour lancer l’autre en avant. Les excursions proposées peuvent avoir pour destination l’étranger comme le centre de la capitale, mais, dans tous les cas, elles permettent à leurs participantes d’apprendre à décocher de redoutables coups de pied dans un cadre naturel ou un autre lieu exceptionnel. Shim Jae-wan réalise alors des clichés ou des films qu’il affichera plus tard sur son site Internet et, ce faisant, il s’est initié à la réalisation de clips vidéo en vue de leur diffusion sur le blog du club ou sur YouTube. « Je veux que les enfants puissent garder tous ces bons souvenirs. J’espère aussi qu’elles pourront plus tard les montrer à leurs enfants ». L’homme dirige également le Centre d’apprentissage du taekwondo par l’outil, au sein duquel il expérimente et met en œuvre avec enthousiasme cette méthodologie particulière. « C’est un autre maître qui a inventé ce type de formation, mais il n’a malheureusement pas séduit un large public », se souvient-il. « Je l’ai intégrée à l’un des niveaux de mon cursus. Alors que le moniteur prenait jusqu’ici en charge l’ensemble de la formation, les outils permettent aux élèves d’en réaliser une partie. Quand ils ne parviennent pas à écarter suffisamment les jambes, par exemple, alors que leur moniteur devait auparavant tirer l’une d’elles vers le bas jusqu’à ce qu’ils y arrivent, ils peuvent découvrir par eux-mêmes comment obtenir ce résultat en se servant d’objets comme des dominos, qu’ils commencent par renverser, avant de les ranger peu à peu du plus petit au plus grand jusqu’à ce qu’ils atteignent leur objectif. »

Un ultime rêve

Levé tous les jours à 8h30, Shim Jae-wan se rend vers 11h au club et commence par se changer avant de planifier la journée à l’aide des autres moniteurs.

Après un déjeuner pris en commun à 11h30, l’homme se penche à nouveau sur la formation, tandis que les autres moniteurs s’en vont faire le ramassage des petits apprenants dans les deux minibus à douze places du club. À leur retour, entre 12h30 et 14h, ils ramènent les enfants, qui revêtent leur tenue et s’entraînent sans plus attendre. Lorsqu’il s’en retourne chez lui, vers 22 ou 23 heures au plus tôt, car il lui faut d’abord remettre ses locaux en ordre, l’homme n’en a pas fini avec le travail : « Une fois à la maison, après m’être douché et avoir mangé un morceau, je mets les photos des cours sur le blog du club ou sur YouTube et ne me couche qu’entre 1h30 et 2h00 du matin. Je ne me sens pourtant pas très fatigué et, les rares fois où je le suis, je reste à la maison et regarde les photos des enfants donnant des coups de pied en l’air, ce qui me redonne aussitôt la forme ». Si le taekwondo semble l’occuper tout entier, Shim Jae-wan a toujours l’impression de vivre un jour nouveau propice aux découvertes. « Avant de tenir le club, je m’étais fixé pour triple objectif d’acheter une maison, une voiture et des locaux pour y exercer mon activité. J’ai finalement réalisé ces trois rêves ». À l’approche de la soixantaine, il nourrit aujourd’hui l’unique espoir de pouvoir, si possible jusqu’à 70 ans, continuer à aider les enfants à bien grandir grâce au taekwondo, même si, parfois, les résultats obtenus s’avèrent être en deçà de ses espérances. « De nos jours, bien des enfants sont très fragiles sur le plan émotionnel, car leurs mères les surprotègent souvent. Beaucoup d’entre eux n’ont ni frère ni sœur et sont incapables de faire des compromis, de prendre les autres en considération et de travailler en équipe. Ils se fâchent à la moindre contrariété. Quand ils n’ont pas faim, ils jettent les aliments

à la poubelle au lieu de les donner à d’autres. Comme ils obtiennent tout ce qu’ils désirent, ils ne savent pas partager. En grandissant, ils seront peu résistants, faute d’avoir une densité osseuse et une masse musculaire suffisantes ». Aussi regrettables ces faits soient-ils à ses yeux, il en tire la conclusion que « plus les choses vont dans ce sens, plus le taekwondo a un rôle important à jouer », et, dans ce domaine, l’apprentissage passe en premier lieu par un travail sur le langage et la méditation, qui ont une influence primordiale sur la formation du caractère. Si Shim Jae-wan a la bienveillance d’un grand-père pour ses jeunes élèves, il fait preuve de fermeté envers ceux qui recourent à l’intimidation face aux plus faibles et plus petits.

L’entraînement du corps et de l’esprit

« Un sport qui ne viserait qu’à rendre plus fort ne bénéficierait pas à ses adeptes. En taekwondo, il faut aussi développer sa capacité de concentration pour maîtriser sa force. Quand on apprend à se servir de son corps, il faut être d’autant plus attentif à sa propre conduite et, si l’on est plus fort que les autres, il faut les aider, et non leur faire du mal ». Lorsqu’un enfant s’est mal conduit, il le sanctionne aussitôt en confisquant sa ceinture noire et en lui redonnant la blanche des débutants, ce qui a systématiquement pour effet d’inciter le fautif à « corriger son cœur et son esprit pour prendre un nouveau départ ». Au cours de l’après-midi, les locaux jusque-là vides se remplissent d’élèves pleins d’énergie qui arborent leur tenue de taekwondo. En voyant le visage de Maître Shim comme illuminé par la vitalité qui émane de ces enfants et adolescents, j’adhère moi aussi tout à fait à l’idée que « la paix est plus précieuse que la victoire ».

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 57


DIVERTISSEMENT

1

Un symbolisme de l’au-delà dans l’image spectaculaire Une page de l’histoire du septième art coréen s’est tournée avec le premier film à suites réalisé sur le modèle des « franchises à succès » de Hollywood, Along with the Gods, de Kim Yong-hwa. Jung Duk-hyun Critique de culture populaire

E

mpruntant aux genres du film d’action et du fantastique pour plonger dans les ténèbres de l’au-delà, Along with the Gods : les deux mondes est toujours à l’affiche depuis décembre 2017, ce qui lui a d’ores et déjà permis d’amortir ses investissements et ceux de sa suite. La production a tenu ses objectifs ambitieux, puisque les entrées se sont élevées à 14 millions en Corée, un chiffre qui n’avait été atteint qu’une seule fois jusque-là, le film arrivant en outre, parmi tous ceux réalisés dans le pays, en première position à Taïwan par ses recettes et en deuxième, par sa diffusion, à Hongkong. Sa première suite intitulée Along with the Gods : les 49 derniers jours est sortie en salle en août dernier, passant aussi la barre des 10 millions de spectateurs et se plaçant au 14e rang du box-office coréen, outre qu’elle a battu un nouveau record à Taïwan par le nombre d’entrées vendues dès le premier jour. Ces prouesses font dire aux spécialistes du secteur que le cinéma coréen vit désormais à « l’ère des franchises » et, s’ils peuvent paraître trop s’avancer dans

58 KOREANA Hiver 2018

leurs affirmations, le recours à la formule à succès associant intrigue, flash-backs et épilogue s’avère séduisant. Du reste, les spéculations vont bon train sur une troisième suite qui s’annoncerait, cette hypothèse paraissant tout à fait crédible au vu des réactions favorables manifestées par le réalisateur et les acteurs. Inspiré du webtoon éponyme à succès, Along with the Gods s’en différencie par ses personnages comme par le déroulement de son intrigue, qui comporte quelques ajouts et suppressions. La mise en scène fait la part belle à de remarquables effets spéciaux qui témoignent du haut niveau des technologies coréennes sans toutefois parvenir à combler les carences du récit. Cette production n’en possède pas moins tous les ingrédients du film à succès que sont une distribution prestigieuse des rôles, une représentation spectaculaire de l’au-delà, des scènes tirant des larmes au spectateur et une vision de la vie et de la mort qui s’inspire fortement des philosophies de l’Asie.

La symbolique du bouddhisme

Along with the Gods abonde particulièrement en références au bouddhisme, certains y voyant presque une dimension mystique, notamment dans cette idée des 49 jours au bout desquels revivent les morts selon la croyance bouddhiste en la réincarnation. Au cours de ce laps de temps, les défunts doivent subir plusieurs épreuves pendant une semaine entière afin de pouvoir franchir les sept cercles de l’enfer et parvenir à la réincarnation en fonction du jugement dernier que prononce le Roi de l’enfer au 49ème jour. Aujourd’hui encore, nombre de Coréens pleurent leurs chers disparus 49 jours durant avant d’accomplir des rites propitiatoires d’une renaissance heureuse. Pour revenir au film lui-même, celui-ci a pour point de départ la mort d’un soldat du feu dans l’exercice de sa profession et la lutte qu’il doit mener pour affronter les sept fameuses épreuves, accompagné sur son parcours par trois messagers du Roi de l’enfer qui le guident vers l’autre monde en repoussant les assauts de truands qui tentent de l’en empêcher. Dans la représentation de cet univers infernal où se côtoient


1, 2. Along with the Gods, dans sa version d’origine comme dans la suite qui lui a été donnée, a attiré plus de 10 millions de spectateurs qui en ont admiré les remarquables effets spéciaux, tout en étant sensibles au message de la réincarnation bouddhiste qu’ils véhiculent.

© LOTTE ENTERTAINMENT

2

3 © Joo Ho-min

crime, paresse, mensonge, injustice, trahison, violence et ingratitude filiale, le film multiplie les effets spéciaux impressionnants qui agrémentent son intrigue. Avec un luxe de détails, Along with the Gods brosse un effrayant tableau du purgatoire où ceux qui ont péché sont condamnés à d’éternelles souffrances, tandis que les hommes pieux qui ont connu une mort injuste y trouvent la chance de revivre en affrontant avec succès les épreuves préalables à la réincarnation. Le film dépasse toutefois ces aspects purement spectaculaires en apportant un peu de réconfort à ceux qui affrontent les difficultés de la vie avec courage sans espoir de voir leur situation s’améliorer. S’il portait en français le sous-titre Les deux mondes dans la première version, il aurait presque pu s’appeler « Crime et châtiment » tant la justice et ses jugements y occupent une place importante.

Pardon et réconciliation

Quant à la suite qui lui a été donnée avec Along with the Gods : les 49 derniers jours, elle persévère dans cette thématique bouddhiste, tout en optant pour une intrigue assez différente, où le frère décédé du pompier se transforme en un esprit maléfique qui revient hanter les vivants pour se venger d’être mort trop tôt. Il subira lui aussi les sept épreuves de l’autre monde, mais l’intrigue ne s’y attarde pas afin de conter l’histoire des trois messagers du Roi de l’enfer et de décrire les liens qui les unissent, car une chance de revivre leur sera aussi offerte pour avoir aidé le pompier à se réincarner. La réalisation de cette suite répond sûrement à un objectif commercial précis, car, si les reprises aboutissent souvent à un résultat décevant, les flash-backs permettent ici de recommencer l’histoire à partir du début. Toutefois, le sous-titre de cette première suite, qui peut se traduire littéralement par « liens et destins », tendrait à prouver qu’elle ne vise pas un but exclusivement commercial. Il sous-entend l’idée que, bons ou mauvais, les gens que l’on rencontre au cours de son existence sont liés d’une manière ou d’une autre à une vie antérieure. Si les trois messagers du Roi de l’enfer unissent leurs efforts, l’intrigue révèle peu à peu que leurs relations s’étaient inexorablement détériorées de leur vivant. Le film interpelle ainsi le spectateur sur les thèmes de la colère et de la rancœur, en véhiculant le message qu’il faut savoir les réfréner dans les relations multiples et complexes entretenues avec autrui. Les problèmes qui se posent dans ce domaine résultent certainement d’un mauvais départ pris dans la vie, mais il demeure possible de les surmonter en sachant pardonner et enterrer la hache de guerre. Ainsi, l’une des idées force de ces deux films est que cha-

3. Along with the Gods s’inspire du webtoon éponyme créé par l’écrivain et illustrateur Joo Ho-min sur le portail coréen Naver.

cun est amené à faire des choix qui décideront du cours de sa vie.

Un refus de la réincarnation

Un revirement dramatique se produit dans Along with the Gods : les 49 derniers jours lorsque le personnage principal, au terme des sept épreuves qu’il a subies, refuse de revivre malgré la crainte que lui inspire l’enfer. Que peut donc signifier un tel dénouement ? Dans la religion bouddhiste, si la réincarnation représente un défi mystique que tout croyant se doit de relever, son but suprême n’en reste pas moins cette illumination qu’il faut atteindre en sachant renoncer à l’impératif de la réincarnation éternelle. À cet égard, le rituel du 49ème jour après la mort symbolise l’espoir que nourrit l’homme d’échapper à ce cycle, celui qui le refuse se montrant véritablement digne du salut s’il n’a plus le désir de vivre et a l’âme en paix. Face à ce dilemme, le film semble tour à tour inviter à renoncer à la réincarnation et à l’accepter comme une continuité des relations humaines complexes de ce monde. Si un tel message prend une dimension particulière pour les publics asiatiques de confession bouddhiste, l’espoir réconfortant d’une vie après la mort est un sentiment universel engageant l’homme à penser qu’il vit « avec les Dieux ».

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 59


INGRÉDIENTS CULINAIRES

Le gingembre,

plante aromatique et médicinale

En Corée, le gingembre entre dans la composition de plats, condiments tels que le kimchi et encas, mais il sert aussi de médicament sous forme d’infusion, en raison de ses vertus médicinales. Jadis, sa cherté en faisait un signe extérieur de richesse en Europe, où il était peu utilisé comme aromate. Jeong Jae-hoon Pharmacien et chroniqueur culinaire

60 KOREANA Hiver 2018


C

omme en matière vestimentaire, une mode succède à une autre dans la cuisine. Dès l’Antiquité romaine, les épices en provenance d’Inde et d’Extrême-Orient figuraient en bonne place dans les préparations, ce dont atteste un traité de cuisine que rédigea un dénommé Apicius entre les Ier et IVe siècles de notre ère. Dans cet ouvrage intitulé De Re Coquinaria (l’art culinaire) et considéré être l’ancêtre des livres de recettes occidentaux, le poivre compte ainsi parmi les ingrédients de 80 % des plats. Au Moyen Âge, ce condiment allait pourtant se voir supplanter par le gingembre. Chez les nobles de France, cette épice participait alors du faste de la table qui soulignait leur autorité, au point qu’elle arrivait en tête de celles répertoriées par le premier traité de cuisine du pays, Le Viandier, que Taillevent rédigea au XIVe siècle. Cent ans plus tard, le grand cuisinier et fin gastronome Amizco Chiquart, dans ses ouvrages, y vit même l’indispensable condiment de tout banquet royal.

Aussi précieux que rare

D’aucuns expliquent cette prédilection des Européens par un besoin d’atténuer le fort goût des salaisons ou d’aliments gâtés, ainsi que par un emploi à des fins de conservation. S’il est vrai que le gingembre possède cette première propriété, comme c’est également le cas pour l’odeur, en particulier celle du poisson, des liquides acides tels que le jus de citron ou le vinaigre permettent d’éliminer ces effluves désagréables de façon plus efficace en provoquant une réaction chimique qui transforme les substances volatiles en d’autres non volatiles. Dans certains cas, on incorpore aux préparations une substance malodorante, tel le charbon de bois ajouté à la sauce de soja. En 2016, des expériences réalisées par des scientifiques chinois quant à l’effet du gingembre sur l’odeur de la carpe de roseau, ce poisson d’eau douce, allaient montrer que cette épice, loin de supprimer la substance incriminée, n’en diminuait même pas la teneur, son action s’avérant ainsi nulle sur les plans chimique comme physique, puisque l’arôme du gingembre ne faisait que masquer ces effluves à la manière d’un déodorant. En outre, l’hypothèse selon laquelle l’usage de gingembre était très répandu dans l’Europe médiévale, pour ces raisons d’odeur, ne semble guère crédible. À cette époque, les plus fortunés se procuraient sans mal viande ou poisson frais, étant même en mesure de consommer les produits de l’abattage du jour pour le gibier comme pour le bétail. En outre, un ouvrage du XIVe siècle intitulé Le Ménagier de Paris recommandait de n’ajouter du gingembre ou d’autres épices qu’en fin de cuisson, ce qui ne corrobore guère l’idée qu’il servait à conserver leur fraîcheur aux aliments. Si les épices constituèrent de précieuses denrées en Europe, c’est en raison de leur provenance de cet « Orient mystérieux » évoquant des lieux paradisiaques, comme en témoigne une légende du Moyen Âge voulant que gingembre, cannelle et autres substances aromatiques se soient pris « dans les filets des pêcheurs du Nil au retour de ce paradis terrestre ». On comprend d’autant mieux que, plus encore que les aristocrates, la bourgeoisie naissante ait recherché ces épices pour afficher son opulence. À l’instar des truffes aux saveurs aujourd’hui si appréciées des clients des grands restaurants, le gingembre était alors très prisé en Europe de par sa rareté.

La plante médicinale

Le gingembre, dit saenggang en Corée, y fait partie de la cuisine familiale au même titre que l’ail, notamment pour l’assaisonnement du kimchi, et les origines paradisiaques qui lui sont prêtées ailleurs constituent toujours un sujet d’étonnement, malgré la valeur qui fut la sienne par le passé. Si nul ne connaît avec précision l’époque de son introduction à partir de l’Asie du Sud-Est, le plus ancien document qui en fit état remonte à l’an 1018

Épice très convoitée dans l’Europe médiévale, le gingembre fut en usage dans la médecine coréenne bien avant qu’il ne trouve sa place dans l’alimentation.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 61


et rapporte que le roi Hyeonjong, monarque de Goryeo, donna ordre de faire présent de thé, gingembre et toile de chanvre aux familles de soldats morts au combat contre les Khitans, afin d’alléger leurs peines, ce qui permet d’en déduire que cette épice était à peu près aussi coûteuse que les deux autres denrées extrêmement rares et précieuses en question. Sous le royaume de Joseon qui s’ensuivit, elle resta d’un prix très élevé, en dépit de quoi Confucius, qui la goûtait particulièrement, écrivit dans Les Analectes qu’il en mangeait pour sa part à tous les repas et l’on devine que l’influence de sa pensée sur la nation d’alors s’étendit à la consommation du gingembre. C’est cependant pour ses vertus médicinales, plus qu’en raison de ses qualités aromatiques, que son usage allait se répandre en de nombreux endroits du monde. Le gingembre présente en effet la particularité de faciliter la digestion par l’échauffement de l’estomac qu’il provoque. Outre qu’il offrait ainsi un remède efficace, il permettait de confectionner une délicieuse collation, dite saenggang jeonggwa, qui était confite dans du sirop, comme l’indique ce nom, conformément aux traités de cuisine Sanga yorok et Suun japbang datant respectivement des XVe et XVIe siècles. Dans l’Angleterre et l’Allemagne médiévales, il entrait dans la composition du pain d’épice pour fournir un encas tout aussi sain que délicieux. Aujourd’hui, confiseries, infusions et boissons gazeuses à base de gingembre permettent aussi de lutter contre les nausées et, si le processus par lequel celui-ci en atténue les symptômes reste méconnu, il est à supposer que le gingérol, un composé à l’origine de son goût piquant, joue un rôle important à cet égard. L’assèchement de la plante transforme cette substance en un shogaol au goût deux fois plus fort que le sien, ce qui explique la saveur particulièrement prononcée du gingembre séché. Par la stimulation des

62 KOREANA Hiver 2018

1. Les Coréens de jadis appréciaient les desserts au gingembre tels que le saenggang jeonggwa, qu’ils obtenaient tout simplement en mélangeant cet ingrédient à du miel ou à du sirop de céréales (ci-dessus), ou le pyeongang, ces tranches de gingembre bouillies dans l’eau sucrée et parsemées de pignons. 2. Quoique l’effet du gingembre sur l’élévation de la température corporelle ne soit pas étayé par des preuves scientifiques, les Coréens persistent à penser que l’absorption d’une infusion chaude au gingembre aide à supporter le froid.

© Institut de la cuisine royale coréenne

1


muqueuses gastriques, ces composants épicés font se dilater les vaisseaux sanguins, ce qui procure une sensation de chaleur, tout en activant le métabolisme digestif et en limitant ainsi les nausées. En d’autres temps, la consommation de gingembre était bannie pour les femmes enceintes, bien que son interdiction soit sans fondement scientifique, alors qu’il présente l’avantage d’éviter les nausées matinales. Contrairement à une idée reçue ancienne selon laquelle il favorise l’élévation de la température corporelle, les travaux de chercheurs japonais ont abouti en 2015 à la conclusion qu’il n’a qu’un effet insignifiant à cet égard, cette constatation s’appliquant à d’autres plantes comme le piment. Si le gingembre, l’ail et le piment présents dans la cuisine peuvent donner une sensation de chaleur, voire faire transpirer, ils ne provoquent pas une réelle augmentation de température. En revanche, la réaction du corps à l’ingestion d’aliments épicés s’avère très semblable au comportement observé en cas de hausse de la température, à savoir qu’il transpire comme sous l’effet de la fièvre. Si l’absorption de gingembre n’élève pas particulièrement la température corporelle par rapport à d’autres aliments, nombreux sont les Coréens qui apprécient d’en boire une infusion bien chaude par temps froid.

Une volonté de promotion sociale

Du fait des multiples substances aromatiques qu’il renferme et qui lui valent son arôme à la fois boisé, mentholé et citronné, le gingembre se prête bien à la confection d’infusions que l’on agrémentera de miel, notamment grâce au deuxième de ces parfums qui se marie bien avec le sien. Cette alliance de saveurs sucrées et piquantes relèvera tout aussi avantageusement les desserts. En Asie du Sud-Est, d’où proviennent la plupart des épices, le gingembre, comme le galanga, une plante voisine, font partie de l’alimentation de base pour son assaisonnement. Il en va autrement dans la cuisine occidentale moderne, où l’emploi du premier demeure limité aux desserts et boissons, car il est beaucoup moins recherché que par le passé dans les couches les plus aisées de la population en raison de sa plus large diffusion, de même que le poivre. Sous l’influence de la nouvelle cuisine qui fit son apparition au XVIIIe siècle, nobles et bourgeois, considérant que la préservation des saveurs naturelles leur conférait plus de distinction, les épices fortes furent moins présentes dans les plats de résistance salés, auxquels succédaient des desserts sucrés. Ce changement correspondit donc plus à une évolution socio-culturelle qu’à une nouvelle règle de l’art culinaire ; à preuve, l’emploi encore très important d’épices dans les pays d’Europe où celles-ci ont été tardivement introduites d’Asie. Certains avancent l’argument selon lequel le fort goût du gingembre, du piment ou de l’ail tue celui des autres ingrédients employés dans la cuisine asiatique, notamment coréenne et chinoise, ce point de vue révélant toutefois un certain manque d’ouverture d’esprit imposé par les conceptions de l’art culinaire occidental. De même que la forte consommation d’épices par les hommes du Moyen Âge révélait la recherche d’une certaine situation sociale, son recul ne résulte pas d’une évolution des goûts, mais d’une volonté de promotion sociale. Afin d’apprécier comme il se doit les saveurs des cuisines du monde, et notamment d’Asie, il convient donc de ne pas juger celles-ci selon les critères culinaires occidentaux, car, avec ou sans gingembre, tout véritable gourmet sait reconnaître ce qui est bon, la diversité constituant à tous égards le 2 piment de la vie.

Si l’absorption de gingembre n’élève pas particulièrement la température corporelle par rapport à d’autres aliments, nombreux sont les Coréens qui apprécient d’en boire une infusion bien chaude par temps froid.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 63


MODE DE VIE

Le second souffle des jeux de société En Corée, les amateurs de jeux de société voient se multiplier des cafés d’un genre nouveau où ils peuvent s’adonner à leur passe-temps préféré, ce qu’ils sont toujours plus nombreux à faire, notamment dans les quartiers universitaires. Ils y apprécient non seulement la variété des contenus mis à leur disposition, mais aussi le plaisir et l’émotion qu’ils partagent avec les autres joueurs. Choi Byung-il Journaliste spécialisé dans les voyages et loisirs au Korea Economic Daily Ahn Hong-beom Photographe

64 KOREANA Hiver 2018


À

© KOSMOS Verlag

Édité en Allemagne en 1995, le jeu de société Les colons de Catane, qui serait à l’origine de la relance du marché des jeux de société après s’être vendu à plus de 24 millions d’exemplaires, consiste pour les joueurs à créer un village, puis à en faire une ville.

l’occasion d’un séjour en Allemagne effectué voilà quelques années, Lee Sunwoo a découvert par hasard un jeu de société qui allait faire naître une véritable passion. « Un jour que j’étais au café, j’ai vu des personnes âgées tout occupées à jouer à la Lutte au Crépuscule, un jeu qui m’a à moi-même aussitôt plu », se souvient-il. Aujourd’hui âgé d’une trentaine d’années, cet employé de bureau n’était pas jusque-là vraiment attiré par les jeux vidéo, sur ordinateur comme sur smartphone, mais ces joueurs si absorbés allaient lui communiquer leur enthousiasme : « Je n’avais jamais rien vu de pareil, car je ne connaissais des jeux vidéo que ceux où l’on joue seul face à un écran. Cette fois-là, j’ai compris pourquoi ils pouvaient devenir un passetemps à vie ». À son retour en Corée, il s’est donc empressé de rechercher des cafés spécialisés qu’il fréquente aujourd’hui avec assiduité, comme le font beaucoup de ses compatriotes. Salles et cafés de jeu poussent donc ces tempsci comme des champignons, en particulier dans les centres ville et quartiers universitaires.

Le renouveau d’une passion

C’est en 1982 que commence l’histoire des jeux de société en Corée lorsqu’apparaît un premier divertissement à succès, le Blue Marble, qui succédait au célèbre Monopoly, lui-même inspiré du Landlord’s Game qu’avait fait breveter en 1904 la créatrice de jeux américaine Elizabeth Magie. Ce dernier, qui se joue sur un tableau marqué des noms et prix de vente de différents quartiers et rues

de la ville de New York, allait également donner naissance au ModooMarble très prisé des Coréens dans sa version téléchargeable sur smartphone. Si l’âge d’or des jeux de société semble donc se situer au début des années 2000, seuls les plus simples d’entre eux étaient alors très répandus, à l’instar de Halli Galli ou de Rummikub, et les joueurs ne tardant pas à se lasser de ce type de distractions, cellesci allaient presque faire disparaître avec elles les cafés qui les proposaient. C’était d’autant plus le cas que la compréhension des règles du jeu plus complexes des autres exigeait plus de temps, ce qui rebutait la clientèle et avait une incidence sur les recettes de ces établissements, dont beaucoup ont dû alors mettre la clé sous la porte. À l’heure actuelle, le secteur des jeux de société semble connaître une embellie et les spécialistes du domaine comptent paradoxalement sur la téléphonie mobile et l’Internet pour relancer leur pratique. De fait, il se crée aujourd’hui des communautés en ligne spécialisées dont les membres jouent en présentiel, y compris dans le cadre de tournois. L’image plus positive dont bénéficient les divertissements de ce type explique également le renouveau qu’ils connaissent, notamment grâce à la disparition d’une idée reçue voulant qu’ils soient réservés aux hommes, d’où les jeunes femmes toujours plus nombreuses qui s’y adonnent. La pratique en plein essor du financement participatif, qui consiste à réunir des fonds en recueillant de petites sommes d’argent auprès d’un grand nombre d’internautes, ouvre en outre de nouvelles perspectives aux déve-

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 65


loppeurs de jeux freinés par un manque de moyens. Par le biais de Kickstarter, une plateforme de financement de projets créatifs hébergée aux États-Unis, pas moins de 85 millions de dollars ont ainsi soutenu la création de jeux de société au cours de la seule année 2015, soit plus du double des 41 millions de dollars alloués par l’État en faveur des jeux vidéo, ce qui a permis l’arrivée sur le marché de 1 400 nouveaux produits.

Une industrie florissante

S’il est encore difficile de se faire une idée précise de la taille de ce nouveau marché du fait même de son apparition récente, selon les éléments dont dispose l’Agence coréenne des contenus créatifs, le chiffre d’affaires réalisé par les exportateurs et les fabricants permet de l’estimer globalement à 100 milliards de wons pour l’année 2015, soit environ

10 % de celle qu’a atteinte l’industrie du jouet au cours de cette même année. Korea Board Games, qui est le numéro un coréen du développement et de la distribution des jeux de société, a ainsi vu son chiffre d’affaires annuel progresser de 15 % en deux ans, ce qui l’a fait passer des 24,5 milliards de wons enregistrés en 2015 à 28,8 milliards en 2017. Les plus petits fabricants ne sont d’ailleurs pas en reste, tels Happy Baobab et Gemblo, dont les ventes ont fait un bond de plus de 20 %. Ce phénomène ne se limite pas au marché coréen, car ceux de l’étranger ont aussi connu une croissance à deux chiffres au cours des cinq dernières années, notamment aux États-Unis où, selon la US Toy Association, le chiffre d’affaires a atteint 1,6 milliard de dollars en 2015 à la faveur d’une hausse de 11 % amorcée l’année précédente, une

tendance analogue étant actuellement constatée en Allemagne et en France, ainsi que dans d’autres pays d’Europe.

Le partage des souvenirs

Les évolutions technologiques apportées aux jeux de société sont aussi à l’origine de leur succès croissant, notamment par le recours à la réalité augmentée qui permet au joueur de s’immerger intégralement dans son jeu de prédilection grâce à une application téléchargeable sur son smartphone. Les jeux de société d’aujourd’hui peuvent aussi présenter un intérêt sur les plans socio-éducatif et émotionnel, pour les enseignants, par certains de leurs aspects contribuant à la formation du caractère chez les enfants et adolescents. Le jeu EntryBot, qui rappelle un peu celui du Blue Marble, faciliterait ainsi l’apprentissage de la programmation

1

66 KOREANA Hiver 2018


Les jeux de société présentent un avantage sur le plan humain dans la mesure où ils permettent de rompre sa solitude. informatique en reposant sur le déplacement de pièces sur un plateau aux carrés codés. Par leur relative simplicité, les jeux de société séduisent aussi les familles, qui apprécient tout particulièrement Dynamite, où les joueurs doivent désamorcer des bombes en appuyant rapidement sur un bouton, ou Rapide, Tir !, dans lequel ils visent une cible avec une arme à feu en suivant les instructions d’une feuille de route, ou encore Mr Funny Face, qui consiste à résoudre des énigmes en un temps record pour faire apparaître un visage humain. « Le choix d’un jeu ou d’un autre

par les usagers et l’emploi qu’ils en font dépendent de la tranche d’âge concernée », estime un cadre du service commercial d’une entreprise de jeux de société. « Les gens se passionnent pour cette forme de loisirs qui leur permet d’exprimer leurs avis et émotions aux côtés d’autres personnes », avant de souligner : « Les situations où les entraîne chaque partie leur laissent aussi parfois autant de bons souvenirs ». En termes de rapports humains, les jeux de société jouent un rôle globalement positif en offrant un moyen d’échapper à la solitude, notamment en créant du lien entre les clients des cafés

spécialisés par les nombreux scénarios de jeu proposés ou tout simplement en permettant de s’amuser en famille pour passer plus de temps ensemble. Paradoxalement, il s’avère que les applications sur smartphone les plus appréciées dans ce domaine sont celles de jeux de société. 1. Jeunes participants à un concours de jeux de société organisé le 27 octobre dernier par la bibliothèque Gyoha de Paju, une ville de la province de Gyeonggi. 2. Le jeu Jenga, qui compte de nombreux adeptes, est une sorte de lego qui fait appel à cette réalité virtuelle désormais omniprésente dans les jeux de société aux côtés d’autres technologies nouvelles.

2 © Yonhap News

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 67


APERÇU DE LA LITTÉRATURE CORÉENNE

CRITIQUE

L’adieu aux tendres ténèbres de la solitude Les personnages de Ki Jun-young semblent souvent se demander : « Ce n’est donc que cela, la vie ? » et, de cette interrogation, naît en eux une volonté de renouveau qui leur ouvrira d’autres perspectives, le lecteur pouvant dès lors soupçonner qu’ils prêtent leur voix aux questionnements de l’auteur. Choi Jae-bong Journaliste au Hankyoreh

C’

est le prix des jeunes écrivains Munhak Dongne [Communauté littéraire] qui a lancé en 2009 la carrière de Ki Jun-young en récompensant sa nouvelle intitulée Jenny. Trois ans plus tard, l’auteure allait faire éditer un unique roman, Wild Punch, puis plusieurs autres nouvelles réunies dans les recueils Histoire d’amour (2013) et Passion étrange (2016), la fréquence de ces parutions témoignant d’une activité soutenue. Inaugurant cette production souvent qualifiée de « cinématique », en raison peutêtre des études qu’a effectuées l’écrivaine à l’Université nationale des arts de Corée, Jenny retrace les vies du personnage éponyme et de la narratrice, qui s’exprime par une énonciation directe à la première personne. Ki Jun-young y fait appel à des procédés inspirés du septième art pour évoquer la personnalité et l’histoire des deux femmes, mais aussi dans le traitement de sa thématique. L’écriture y adopte un style à la fois segmenté et continu qui donne l’impression de se plonger dans un film tout imprégné de sensualité. Lors de la remise de son prix, le jury l’avait justifiée en ces termes : « La vision du monde qui sous-tend l’œuvre est la force motrice de l’intrigue », sans manquer de souligner la symbiose réalisée entre fond et forme. Cette Jenny qui donne son titre à l’œuvre semble s’enfoncer dans une situation des plus précaires dont le texte rend pourtant compte sur un ton posé, voire joyeux. Si la personnalité même de la jeune femme participe de cette légèreté, le style original de l’écriture, en allégeant l’acuité des souffrances et de la pauvreté, semble rendre celles-ci tout à fait supportables. Dans l’évocation des crises auxquelles est sujette Jenny, l’auteure, par un procédé particulier de « distanciation » qui lui est cher, crée un puissant effet dramatique en faisant succéder à une sorte d’aura poétique l’accumulation de détails scabreux propres à marquer le lecteur. Ki Jun-young déclarait, à propos de cette nouvelle, comme de celle intitulée B-cam qui s’insère dans le recueil Histoire d’amour : « L’idée m’est venue, pendant

68 KOREANA Hiver 2018


le tournage d’un film, d’y appliquer le les personnages principaux des neuf genre du documentaire ». S’agissant de œuvres de ce recueil : la nouvelle Cinéma, elle a expliqué la « Ce sont des gens qui voient démarche suivie : « Après avoir réalisé leur situation changer, alors qu’ils la une ébauche des personnages, j’ai passé croyaient sans issue, ou qui s’engagent une journée entière à me promener dans sur une voie totalement inconnue ; des Myeong-dong avec un appareil photo ». gens en partance ou déjà partis. À des Voilà donc, en l’occurrence, deux créamoments de leur vie où se déforme tions qui relèvent bien d’un travail et l’axe des temps familier en faisant du d’un langage cinématographiques. quotidien une nouvelle expérience… » Seul roman livré jusqu’ici par l’auJae-ok, cette jeune fille de dix-sept teure, Wild Punch se rattache aussi ans qui est le personnage principal et incontestablement au septième art par la narratrice de Porte 4, est une parfaite certains aspects. Se refusant à expliciillustration des remarques ci-dessus, ter obligeamment les liens de cause à par sa situation comme par les choix effet, le récit fait ainsi l’impasse sur le qu’elle fait. Suite à la mort subite de contexte pour privilégier les dialogues son beau-père, elle est amenée à vivre pleins d’émotion des personnages et une aux côtés de sa mère et de son demiaccélération du passage d’une scène à frère respectivement âgés de trenteune autre qui ont rappelé à certains les neuf et vingt-huit ans, ces conditions films à l’esthétique particulière de Hong d’existence particulières poussant la « Finalement, j’ai décidé Sang-soo. Cette capacité qu’a l’auteure, mère à s’en aller en laissant une petite de m’engager aux côtés de piquer la curiosité du lecteur et de lettre à sa fille et à son beau-fils. Pour stimuler son imagination en accumulant sa part, Jae-ok se contente d’un froid du lecteur dans des zones les petits incidents et imprévus du quoticonstat : « Maman est partie […] ces d’ombre peu accessibles ». enfants qui n’étaient pas du même sang dien, sans jamais tomber dans le drame, atteste d’un savoir-faire rarement acquis et sont restés, tels deux jeunes mariés, dès un premier roman. dans cette vieille maison pareille à un Du fait de l’entrée en littérature entrepôt ». assez tardive de l’auteure, puisqu’elle Dans ces circonstances, il aurait s’est produite alors qu’elle atteignait été plus naturel qu’elle éprouve de presque la quarantaine, ses œuvres des débuts ne présentent ni la peur et communique celle-ci au lecteur, mais le charme la fraîcheur de ton ni les maladresses courantes chez les écride la nouvelle réside précisément dans la tournure imprévue vains en herbe, tout en affirmant déjà leur style propre et une que prennent les relations entre Jae-ok et son demi-frère. Une maturité qui doit être l’aboutissement d’une longue évolution. confiance et une tendresse inespérées naissent en effet entre Comme pour rattraper ce retard relatif, Ki Jun-young enchaîles deux jeunes gens et Jae-ok affirme à ce propos : « nous fornera l’obtention du prix Changbi [Création et critique] décerné mions en quelque sorte une fratrie en devenir », et, auparavant : par la célèbre maison d’édition Changbi Publishers avec celle « Dans cette vie obscure et précaire, il avait été des plus rassudu prix des Jeunes Écrivains de Munhak Dongne, deux imporrants pour moi ». tantes distinctions qui lui donneront de la notoriété sur la scène Après le départ de sa mère, la jeune fille, révoltée, s’écrie littéraire. un jour : « Tu m’as pris ma place. C’est moi qui devrais être Dans la préface de son deuxième recueil de nouvelles, Pasmalade comme un chien et m’en aller. Vous exagérez ! » Son sion étrange, paru chez Changbi, elle confiera toutefois avoir aventure d’un soir avec un quadragénaire rencontré sur un banc eu des doutes quant à la poursuite de cette carrière. La nouvelle public est aussi l’expression de la rébellion et des tourments de Porte 4 qui figure dans ce recueil traduit elle-même ces incertison âge. Un saut de cinq années nous la fait découvrir à l’aétudes. Et l’auteure d’expliquer : « Au fur et à mesure que j’écriroport, où elle s’apprête à partir pour la Chine, après avoir survais, je me demandais si je devais persévérer ou en rester là. monté cette époque sombre faite de solitude et de tendresse Finalement, j’ai décidé de m’engager aux côtés du lecteur dans dont l’image s’efface peu à peu en s’attardant un instant dans des zones d’ombre peu accessibles ». Elle présente à grands traits l’esprit du lecteur, comme l’image de fin d’un film.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 69


Abonnement à Koreana /Achat de numéros

Comment s’abonner Tarif d’abonnement, surtaxe aérienne comprise

Remplissez le formulaire d’abonnement en ligne (koreana@kf.or.kr>Abonnement) et cliquez sur la touche « Envoi ». Vous recevrez par e-mail une facture comportant des informations sur le paiement.

Adresse postale

Abonnement (surtaxe aérienne comprise)

Anciens numéros* (prix unitaire)

Corée

1 an

25 000 won

6 000 won

2 ans

50 000 won

3 ans

75 000 won

1 an

45$US

2 ans

81$US

3 ans

108$US

1 an

50$US

2 ans

90$US

Asie de l’Est

1

Asie du Sud-Est

2

3 ans

120$US

Europe et Amérique

1 an

55$US

du Nord

2 ans

99$US

3 ans

132$US

1 an

60$US

2 ans

108$US

3 ans

144$US

3

Afrique et Amérique du Sud 4

9$US

* Anciens numéros disponibles avec surtaxe aérienne 1 Asie de l’Est (Chine, Hongkong, Japon, Macao, Taïwan) 2 Asie du Sud-Est (Brunei, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Myanmar, Philippines, Thaïlande, Timor Oriental, Singapour et Vietnam) et Mongolie 3 Europe (dont Russie et CEI), Moyen-Orient, Amérique du Nord, Océanie et Asie du Sud (Afghanistan, Bangladesh, Bhoutan, Inde, Maldives, Népal, Pakistan et Sri Lanka) 4 Afrique, Amérique latine et du Sud (dont Antilles) et îles du Pacifique Sud

Figurez sur notre liste de diffusion

Soyez les premiers à savoir quand sortira notre prochain numéro. Inscrivez-vous pour recevoir les e-mails d’information du webzine Koreana en nous envoyant vos nom et adresse e-mail à koreana@kf.or.kr.

Réactions des lecteurs

Vos opinions nous aident à améliorer la qualité de Koreana. Faites-nous part de vos commentaires et suggestions par e-mail à koreana@kf.or.kr.

84 KOREANA Hiver 2018

* Outre la version webzine de Koreana, il existe aussi une version en livre électronique utilisable sur Apple iBooks, Google Books et Amazon.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.